L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

L'EXIL DU XXE SIECLE OU
LA TRAGIQUE EXPERIENCE D'UN DEPART SANS RETOUR

Vendredi 15 novembre 2002

Participent à cette table ronde :

Ioana POPA, Attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Poitiers

François FEJTÖ, Journaliste, historien et écrivain

La table ronde est animée par Bruno GROPPO, Sociologue .

Bruno GROPPO

Notre table ronde se fera dans un cercle plus restreint que la précédente puisqu'il manque la présence de l'un de nos interlocuteurs, Alexandre Adler. Permettez-moi de vous donner quelques considérations initiales afin de situer le problème de l'exil au XX e siècle.

Les exils européens au XX e siècle

Introduction

L'objectif de ce texte est de présenter un tableau général des exils européens au XX e siècle et de proposer quelques réflexions sur certains aspects de la problématique de l'exil. Par exils européens j'entends ceux qui ont leur origine en Europe, même s'ils se sont dirigés aussi vers d'autres continents. L'Europe nous intéresse donc surtout en tant que «productrice » d'exilés, même si dans les dernières décennies du XX e siècle elle est devenue, de plus en plus, un pôle d'attraction pour de nombreux exilés venus d'autres continents. On montrera comment le phénomène de l'exil a évolué historiquement et quelle a été sa spécificité au cours de ce siècle. Compte tenu de l'ampleur et de la complexité du sujet, le tableau présenté ici est inévitablement sommaire. L'accent est mis sur les tendances de fond et sur quelques points essentiels, notamment sur le problème des notions (« exilé », « réfugié », « émigré ») utilisées. L'exil politique est analysé en tant que composante d'un phénomène beaucoup plus large, celui des réfugiés, qui, après avoir été dans la première moitié du XX e siècle un problème essentiellement européen, est devenu ensuite, et reste aujourd'hui encore, un problème mondial. Dans ce cadre, je consacre une attention particulière à la construction historique d'un statut international du réfugié, codifié par la convention de Genève de 1951, toujours en vigueur. Je montrerai enfin comment le problème de l'exil, en tant que composante du phénomène migratoire, est étroitement lié à l'évolution des politiques d'immigration et des conjonctures économiques et politiques. Une réflexion sur les typologies possibles et sur l'évolution de l'historiographie clôt cette présentation. La France, en tant que pays d'accueil, fera l'objet d'une analyse spécifique.

L'exil - que l' Encyclopaedia Britannica de 1997 définit comme « absence prolongée de son propre pays, imposée comme mesure punitive par l'autorité constituée » 5 ( * )9 - est un phénomène ancien, présent déjà dans l'antiquité classique. À Rome, l' exilium - qui veut dire « bannissement » - signifia d'abord l'éloignement volontaire de la cité, possibilité offerte aux citoyens romains d'échapper à la peine de mort avant que la sentence fût prononcée, et ensuite toute forme d'expulsion, temporaire ou permanente. La Grèce antique l'utilisait comme peine, notamment dans les cas d'homicide, et Athènes en particulier pratiquait l'ostracisme, c'est-à-dire l'exclusion temporaire de la cité, pour des raisons politiques, à l'encontre de citoyens jugés dangereux pour l'ordre publique. La Bible est pour beaucoup d'aspects un récit sur l'exil, que ce soit celui du peuple juif, exilé à Babylone ou en Égypte, ou, de manière plus métaphorique, celui d'Adam et Ève, chassés du Paradis terrestre, ou de l'être humain qui, dans son exil terrestre, aspire à retrouver sa véritable patrie, la cité céleste. Ces récits mythiques laissent entendre que l'expérience de l'exil est constitutive de la nature humaine. Le Moyen Age connut également le phénomène de l'exil, qui a laissé sa marque, par exemple, dans la Divina Commedia de Dante Alighieri, exilé de sa Florence. Pour l'époque moderne, il suffit de mentionner l'exil des protestants français après la révocation de l'édit de Nantes ou les innombrables exils du XIX e siècle. Quant au XX e siècle, comme le souligne l'historien italien Maurizio Degl'Innocenti, l'exil - défini comme « éloignement de la patrie pour des raisons politiques, raciales, religieuses, civiles, de manière imposée légalement ou arbitrairement par le pouvoir dominant, ou de manière volontaire pour échapper à des persécutions ou à des violences physiques ou psychologiques » - « constitue, de par ses dimensions et son importance sociale, un élément caractérisant de l'histoire contemporaine » 6 ( * )0 . Il faut donc se demander quels ont été, dans l'Europe du XX e siècle, les traits spécifiques d'un phénomène si ancien.

L'exil est une forme de migration, qui se distingue des migrations dites économiques par son caractère forcé : l'exilé est un migrant involontaire, qui aurait souhaité rester dans son pays, mais qui en a été chassé ou qui a dû le quitter pour échapper à des persécutions ou à des menaces graves. L'objectif de cette migration forcée et de sauvegarder la vie et la liberté. Quand on étudie les parcours des exilés on constate que, de la même manière qu'il existe une géographie des migrations économiques, on peut dessiner aussi une géographie de l'exil et des migrations politiques et essayer d'établir une typologie des pays de départ et des pays d'accueil. En effet, comme le souligne Pierre Milza, « il existe des permanences qui font que - à l'épreuve du temps long - tel pays appartient plutôt à la constellation des pays-refuges, tel autre se range de manière continue dans la famille des pays de départ. Les Pays-Bas, la Belgique, les pays Scandinaves, la Suisse, la France également, appartiennent sans conteste à la première catégorie. L'empire des tsars devenu Union soviétique, (...) l'Espagne et la Grèce jusqu'à une date récente relèvent plutôt de la seconde. L'Allemagne et l'Italie se trouvant dans une situation intermédiaire» 6 ( * )1 . La France « fonde largement son identité sur sa réputation de terre d'accueil des exilés » 6 ( * )2 , même si elle a eu elle aussi, à différentes époques, ses propres émigrés politiques (royalistes, républicains, communards, collaborationnistes, pour citer quelques exemples). Dans cette géographie de l'exil il y a des pôles d'attraction, des centres où la présence d'exilés est particulièrement importante : ainsi, Paris, Londres, Bruxelles, Genève, Zurich, ont été au cours des deux derniers siècles les capitales de l'exil européen. Selon le type d'exil, il y a souvent une capitale et d'autres centres qui, par rapport à elle, font figure de provinces. Dans les années 20 et 30, par exemple, Paris a été la capitale mondiale de l'exil antifasciste italien, qui avait des ramifications dans toutes les colonies d'émigrés italiens dans le monde. Mais l'exil n'est pas resté limité à l'aire européen. Dès le XIX e siècle des exilés européens ont cherché refuge dans d'autres continents, en particulier dans les Amériques, et ce mouvement s'est poursuivi au siècle suivant, parallèlement à celui des migrations économiques. Avec les hommes ont voyagé aussi les idées. La géographie de l'exil est aussi une géographie de la diffusion des idées politiques et sociales, dont les exilés ont été des vecteurs particulièrement importants. Le rôle des exilés européens dans la diffusion des idées socialistes et anarchistes aux États-Unis et en Amérique latine (surtout en Argentine et au Brésil) au XIX e siècle est bien connu. Au XX e siècle l'exil allemand et l'exil espagnol ont été de fascinants exemples de transfert culturel d'Europe vers les Amériques.

Au cours du XX e siècle la notion d'exilé a eu tendance à se confondre avec celle, plus générale, de réfugié 6 ( * )3 . L'exil, considéré en tant que phénomène spécifiquement politique 6 ( * )4 , est devenu une composante d'un phénomène beaucoup plus large, celui des réfugiés, qui constitue un aspect fondamental de l'histoire européenne et mondiale du XX e siècle : en effet, 1' « âge des extrêmes » 6 ( * )5 a été aussi le siècle des réfugiés. Le nombre de ces derniers a atteint de telles proportions, surtout depuis la première guerre mondiale et davantage encore au lendemain de la seconde, que le phénomène est devenu un problème international et a obligé la communauté internationale (la Société des Nations d'abord, et ensuite l'ONU) à chercher des solutions et à élaborer un statut spécifique du réfugié, codifié dans la résolution de Genève de 1951 6 ( * )6 .

Mots et concepts

Toute réflexion sur les exils européens au XX e siècle implique une interrogation préliminaire sur les mots et les concepts utilisés. « Exilé », « émigré politique », « réfugié », sont employés souvent comme équivalents. Cet usage n'est pas entièrement satisfaisant, et il convient de faire quelques distinctions. On peut remarquer, tout d'abord, que les mots « réfugié » et « émigré » sont nés tous les deux dans le contexte linguistique français pour désigner, à l'origine, une réalité spécifiquement française. Le premier servit à indiquer les protestants chassés de France après la révocation de l'édit de Nantes en 1685 6 ( * )7 et qui s'installèrent dans d'autres pays européens, comme la Suisse, la Prusse, l'Angleterre ou les Pays-Bas. L' Encyclopaedia Britannica de 1796 notait que le terme « réfugié » avait été « étendu depuis à tout individu contraint de quitter son pays en période de troubles » 6 ( * )8 , mais selon l'historien Michael Marrus « rien n'indique que cet usage, relevé en 1796, soit très répandu » 6 ( * )9 . Pour lui, « l'absence jusqu'au XIX e siècle (...) d'un terme général pour désigner les réfugiés, est le signe que la conscience européenne ne les intègre pas comme une catégorie ». Jusqu'aux années 80, « le XIX e siècle se préoccupe essentiellement des exilés, individus expatriés pour raisons politiques » 7 ( * )0 . C'est l'exode de presque deux millions et demi de Juifs fuyant l'empire tsariste et d'autres pays d'Europe orientale entre les années 80 et 1914 qui, d'après cet historien, aurait contribué à familiariser les Européens avec le phénomène des réfugiés et amorcé ainsi une prise de conscience. Ce mouvement migratoire en direction de l'Europe occidentale et centrale et des Amériques présentait en effet la spécificité d'être à la fois une migration « économique », de personnes fuyant la misère à la recherche d'un travail et d'une vie meilleure, et un exode provoqué aussi par des raisons religieuses ou politiques, notamment par la volonté de fuir les pogromes et les discriminations dont les Juifs étaient victimes dans l'empire tsariste, surtout depuis le début des années 80. Cet exode de masse ne peut être assimilé que partiellement aux autres mouvements migratoires de la même époque, notamment en direction des États-Unis, qui étaient essentiellement de nature économique 7 ( * )1 . Les Juifs qui partent de l'empire tsariste « représentent un cas intermédiaire (...): ni complètement des réfugiés ni entièrement des émigrés volontaires, ils se rattachent partiellement à l'un et l'autre groupe » 7 ( * )2 .

Aux XIX e siècle le terme « réfugié », dans la mesure où il cessa de désigner exclusivement les protestants français, s'appliquait essentiellement aux réfugiés politiques, qui avaient dû abandonner leur pays à cause de leurs opinions ou activités politiques (qu'elles fussent d'orientation libérale, démocratique-républicaine ou socialiste). Chaque défaite des mouvements libéraux et révolutionnaires, chaque insurrection écrasée, obligèrent de nombreux militants de ces causes à prendre le chemin de l'exil. Paris, Londres, Genève et Bruxelles devinrent les capitales de cette émigration politique, qui comptait dans ses rangs des personnalités comme Giuseppe Mazzini, Karl Marx, Alexandre Herzen, Giuseppe Garibaldi, Adam Mickievitz, Michel Bakounine, Heinrich Heine, pour n'en citer que quelques unes 7 ( * )3 . Ces groupes d'exilés étaient formés surtout d'intellectuels, mais comprenaient également un certain nombre d'artisans et d'ouvriers devenus des militants politiques. Ils constituaient, en tout cas, une élite politique, de dimensions relativement modestes. Yves Lequin note par exemple qu'au total, dans la France de la seconde moitié du XIX e siècle, « les réfugiés politiques ne sont jamais plus de quelques milliers, qui repartent chez eux dès qu'ils le peuvent, les autres se perdant dans l'ensemble de la population française » 7 ( * )4 . La dimension quantitative limitée explique le fait qu'à aucun moment le problème des réfugiés politiques ne se posa alors comme problème international (sauf sous la forme d'une coopération entre les polices de différents pays), exigeant une action coordonnée de la communauté internationale : chaque État qui accueillait des exilés (par ex. la France qui donna asile aux vaincus de l'insurrection polonaise de 1831) était en mesure de faire face à ce problème par ses propres moyens.

C'est à partir de la première guerre mondiale que la notion de réfugié s'imposa définitivement pour désigner un phénomène qui était devenu, de par ses dimensions, un problème international, puisque désormais toute solution au niveau national, comme au XIX e siècle, apparaissait impossible 7 ( * )5 . Cette notion ne s'applique plus seulement aux réfugiés politiques proprement dits, mais aussi à différentes formes de migration forcée que le siècle précédent n'avait pas connues. En effet, si l'exilé est généralement un réfugié (et plus particulièrement un réfugié politique) - c'est d'ailleurs en tant que réfugié qu'il peut prétendre à l'attribution d'un statut juridiquement reconnu 7 ( * )6 -, tous les réfugiés ne sont pas des exilés politiques. C'est en tout cas la question des réfugiés, pas celle des exilés politiques en tant que tels, que la communauté internationale s'est efforcée de régler : il existe, ainsi, un statut juridiquement reconnu du réfugié, mais pas un statut de l'exilé politique.

Le mot « émigré » désignait, à l'origine, les Français, partisans de l'Ancien Régime, qui quittèrent le pays et cherchèrent asile à l'étranger pendant la Révolution française : 7 ( * )7 un exil politique composé surtout d'aristocrates et de membres du clergé, dont le dénominateur commun était l'hostilité à la Révolution. Le mot « réfugié » étant associé en France à l'exil protestant, les exilés contre- révolutionnaires, qui se situaient dans la tradition catholique, s'appelèrent, et furent appelés, « émigrés ». Ce mot fut ensuite utilisé au XIX e siècle par d'autres groupes d'exilés et acquit progressivement une signification plus large, finissant par perdre la connotation exclusivement politique qu'il avait eue initialement et par désigner, comme le précise le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse, toute « personne qui a quitté son pays pour des raisons économiques, politiques, etc., et qui est allée s'installer dans un autre ». Ainsi, par exemple, les Polonais appellent « Grande Émigration » celle du XIX e siècle, qui fut essentiellement politique, « Vieille Émigration » celle de l'entre-deux-guerres, qui fut de nature essentiellement économique, et « Nouvelle Émigration » celle qui va de 1939 aux années 1980 7 ( * )8 . La langue allemande désigne par les mots d'origine française Emigration et Emigranten l'émigration politique, et par Auswanderung et Auswanderer l'émigration économique 7 ( * )9 .

Le mot « immigré » - et il ne faut pas oublier que l'exilé, pour le pays qui l'accueille, est un immigré - est plus récent : comme l'écrit Patrick Weil, « c'est historiquement au moment où la révolution industrielle provoque une immigration de masse que les mots d' « immigration » et d' « immigré » apparaissent » 8 ( * )0 . Le XIX e siècle marqua le début des migrations internationales de masse, en particulier transocéaniques 8 ( * )1 . Dans plusieurs pays d'accueil, une émigration politique, de dimensions restreintes, commença alors à coexister avec une immigration « économique », qui prenait, elle, une dimension de masse. De ce point de vue, le dernier quart du XIX e siècle, qui voit se développer la migration de masse en même temps que la seconde révolution industrielle, la migration de masse, marque, selon Pierre Milza, « un tournant majeur » 8 ( * )2 . Le caractère de masse des mouvements migratoires s'est maintenu, à travers de multiples vicissitudes, tout au long du XX e siècle : la principale nouveauté, par rapport au siècle précédent, a été l'accroissement extraordinaire des migrations forcées, qu'il s'agisse de réfugiés politiques proprement dits ou de réfugiés en général. Le phénomène de l'exil au XX e siècle est donc indissociable du phénomène migratoire. Dans beaucoup de cas l'attitude à l'égard des exilés politiques a été étroitement dépendante de la politique d'immigration mise en oeuvre par tel ou tel pays. Nous reviendrons sur ce point.

Ces précisions à propos des termes employés ne relèvent pas d'un simple souci philologique. Les mots, comme les concepts auxquels ils renvoient, correspondent à des réalités différentes, qu'il faut toujours situer dans leur contexte historique. Ainsi par exemple, s'il est vrai que « émigration » et « immigration » ne sont, au fond, que deux manières différentes de définir le même phénomène - la migration -, vu dans la perspective du pays de départ ou dans celle du pays de réception, on doit toutefois reconnaître que le premier terme conserve une connotation particulière, qui implique non seulement une provenance géographique, mais aussi l'existence et le maintien de certains liens, plus ou moins forts, avec le pays d'origine. Ainsi, dans le cas des réfugiés politiques, on préfère généralement parler, même dans les pays d'accueil, d' « émigration » plutôt que d' «immigration », afin de prendre en compte la spécificité du phénomène. À un niveau plus subjectif, l'étranger vivant dans un pays qui n'est pas ou qui n'est pas encore devenu le sien se considère souvent un « émigré » plutôt qu'un « immigré » 8 ( * )3 . Dans le cas des exilés politiques, à plus forte raison, il est indispensable de prendre en compte cette dimension subjective. L'exil n'est pas seulement une situation objective, mais aussi une expérience que chaque exilé vit de manière individuelle, en fonction de sa subjectivité.

Les réfugiés au XX e siècle : un phénomène de masse et un problème international

Le phénomène des réfugiés acquit en Europe un caractère de masse surtout à partir de la première guerre mondiale, comme conséquence directe des bouleversements politiques et territoriaux qu'elle provoqua. La révolution bolchevique et la guerre civile en Russie, par exemple, causèrent l'exode d'environ deux millions de personnes 8 ( * )4 , auquel aucun pays ne pouvait faire face seul. Le problème des réfugiés changeait ainsi de nature : il ne concernait plus exclusivement ou principalement des groupes restreints d'exilés politiques, comme au siècle précédent, mais désormais des populations entières. Les guerres 8 ( * )5 (mondiales, locales, civiles) et l'instauration de régimes totalitaires ou d'autres types de dictature, ont été les causes principales du flux des réfugiés. Soulignons une fois de plus une évidence : ce sont les régimes autoritaires et dictatoriaux qui « produisent » des réfugiés et des exilés politiques, alors que le régimes démocratiques servent plutôt de lieux d'accueil. De ce point de vue, l'histoire des exils en Europe est étroitement liée à celle de la construction, des transformations et des crises de la démocratie depuis la Révolution française. Le problème de la démocratie est aussi étroitement associé à celui de l'espace politique dont peuvent bénéficier dans le pays d'accueil les exilés qui entendent poursuivre une activité militante. N'importe quel régime politique exerce un contrôle sur l'activité des exilés qu'il accueille sur son territoire, mais les marges de liberté dont ces derniers disposent peuvent varier considérablement ; d'une manière générale, c'est dans les régimes démocratiques qu'elles sont les plus larges. Mais il faut souligner avec force que le phénomène des réfugiés au XX e siècle est aussi et surtout la conséquence du triomphe et de la généralisation de l'État-nation comme modèle dominant de l'organisation politique 8 ( * )6 . La première guerre mondiale et ses conséquences, en particulier la désintégration des empires (austro-hongrois, ottoman, tsariste 8 ( * )7 ), donnèrent une forte impulsion à ce processus. Au lendemain du conflit les frontières 8 ( * )8 européennes furent largement redessinées et plusieurs États nouveaux (la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, les États baltes) apparurent. Ces États incluaient tous des minorités ethniques, qui furent souvent désignées comme ennemies ou considérées comme indésirables par les représentants de l'ethnie majoritaire. Les réfugiés sont donc, en large mesure, les « laissés-pour-compte » du nouvel ordre international issu de la guerre de 1914-1918 et de la fin des empires 8 ( * )9 . La dimension de masse du phénomène apparaît clairement dans les statistiques. Bien que les données puissent varier selon les sources et les critères utilisés, l'ordre de grandeur est de plusieurs millions de personnes. « On estime à au moins 9,5 millions, en 1926, le nombre des exilés européen, dont 1,5 millions échangés de force entre la Grèce et la Turquie, 280.000 échangés de la même manière entre la Grèce et la Bulgarie, 2 millions de Polonais rapatriés, plus deux millions de réfugiés russes et ukrainiens, 250.000 Hongrois et un million d'Allemands venus de divers points d'Europe » 9 ( * )0 . Il faut y ajouter environ 600.000 Arméniens, rescapés du génocide turc. Plus tard, l'Allemagne nazie «produit» à son tour, entre 1933 et 1939, plus d'un demi-million de réfugiés (environ 330.000 en provenance de l'Allemagne proprement dite, 150.000 en provenance d'Autriche, annexée en 1938, et 25.000 des Sudètes) 9 ( * )1 . En 1939 la victoire de Franco dans la guerre civile espagnole provoqua l'exode vers la France d'environ 450.000 républicains espagnols 9 ( * )2 . Au lendemain de la seconde guerre mondiale le phénomène des réfugiés atteint des dimensions encore plus élevées, de l'ordre de dizaines de millions de personnes 9 ( * )3 . Confiné jusque-là pour l'essentiel à l'Europe, il s'étendit ensuite à d'autres continents et devint ainsi un problème mondial.

Par rapport au XIX e siècle, le saut quantitatif est impressionnant. Là où on comptait auparavant par milliers, ou par dizaines de milliers, on compte désormais par centaines de milliers et par millions (et dans certains cas, comme au lendemain de la deuxième guerre mondiale, par dizaines de millions). La notion même de réfugié doit être redéfinie. Avant la première guerre mondiale, « tant que l'Amérique accueill(ait) tout le monde, les Européens n'(eurent) que rarement à se soucier de trouver une nouvelle définition, à se poser la question de leurs responsabilités ou de savoir qui d(evait) être ou non secouru » 9 ( * )4 . Mais les restrictions apportées par les États-Unis à leur politique d'immigration après la guerre et en particulier l'introduction d'un système de quotas, modifièrent radicalement la situation et obligèrent à chercher d'abord en Europe des solutions à un problème qui à ce moment-là était encore un problème essentiellement européen. La question des réfugiés et des exilés politiques apparaît donc indissociable de celle des politiques d'immigration mises en oeuvre par différents pays. En 1944 deux chercheurs pouvaient écrire que « l'histoire des migrations internationales des trente dernières années correspond, pour une large part, à celle de réfugiés » 9 ( * )5 . Ce qui rendit dramatique le problème des réfugiés dans l'Europe de l'entre-deux-guerres fut la conjonction de trois éléments : l'arrivée au pouvoir du nazisme, dont la politique antisémite, imitée par plusieurs pays d'Europe centrale et orientale, avait pour objectif principal, jusqu'à 1939, de pousser les Juifs allemands à quitter le pays ; l'isolationnisme et la nouvelle politique restrictive des États-Unis en matière d'immigration 9 ( * )6 ; la crise économique mondiale des années 30, qui incita tous les pays à prendre des mesures de protection du marché du travail national et à fermer leurs frontières à l'immigration 9 ( * )7 .

Le problème des réfugiés présentait aussi des formes nouvelles, qui n'existaient pas ou qui n'avaient pas d'importance pratique au siècle précédent, par exemple l'apatridie. Au moment où l'État-nation s'imposait comme le modèle normal de l'organisation politique, bénéficier de la protection d'un État devenait presque une condition de survie. Avoir un passeport - autrement dit, être citoyen d'un État et pouvoir se réclamer de sa protection - devenait infiniment plus important qu'au siècle précédent. Un homme sans passeport, sans papiers d'identité, se trouvait ipso facto dans une situation dramatique 9 ( * )8 . Désormais indispensables pour passer d'un pays à l'autre, les passeports et les visas devinrent l'expression la plus évidente du renforcement des nationalismes. Dans une étude sur le problème des passeports publiée en 1930, Egidio Reale notait que « le régime des passeports et des visas, rétablis pendant la guerre, est devenu d'une sévérité qu'aucune époque n'a connue. Aucune possibilité de passer d'un pays à l'autre sans être pourvu d'un passeport valable délivré par les autorités de son pays, visé par celles du pays où l'on veut se rendre ou par où on est obligé de passer, après une série infinie d'enquêtes et de démarches » 9 ( * )9 . Or, le nombre des personnes ne pouvant se réclamer de la protection d'un État ne fit qu'augmenter, l'une des nouveautés du XX e siècle étant la pratique, appliquée d'abord par les États totalitaires et imitée par d'autres, de priver de la nationalité, pour des raisons politiques, une partie de leurs ressortissants. Inaugurée en octobre 1921 par la Russie soviétique comme mesure punitive à l'égard des émigrés qui refusaient de reconnaître le régime communiste, cette pratique fut reprise ensuite par l'Italie fasciste et, à beaucoup plus grande échelle, par l'Allemagne nazie. En termes quantitatifs, ce sont les mesures de « dénationalisation » prises par le régime bolchevique qui eurent les conséquences les plus graves, puisqu'elles laissèrent sans protection presque un million d'émigrés. C'est d'ailleurs le problème des réfugiés russes qui poussa la Société des Nations (SdN) à intervenir et à instituer à leur intention le fameux « passeport Nansen », un document ensuite attribué aussi à d'autres groupes (par exemple les Arméniens) auxquels la SdN avait décidé d'accorder sa protection. Aux « dénationalisations directes » pratiquées par la Russie communiste, l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie s'ajoutèrent les conséquences de la politique nazie d'expansion et d'annexion. En 1938, à la suite de l' Anschluss, l'Autriche cessa d'exister comme État indépendant, et l'année suivante la Tchécoslovaquie et la Pologne connurent le même sort. Des millions de personnes se trouvèrent ainsi, presque du jour au lendemain, dans la situation de ressortissants d'États qui n'existaient plus. Leurs documents d'identité n'avaient plus aucune valeur. Le problème des réfugiés atteint son point culminant en 1938-1939, au moment même où les « murs de papiers » - pour reprendre l'expression de l'historien américain David Wyman 1 ( * )00 - qui barraient l'entrée des États-Unis et d'autres pays aux réfugiés européens devenaient presque infranchissables.

Dans l'Europe du XX e siècle, le simple fait d'appartenir à un certain groupe ethnique, à une minorité, à une communauté discriminée et persécutée, pouvait désormais suffire pour transformer en réfugié même une personne parfaitement étrangère à la politique, alors qu'aux siècles précédents les réfugiés étaient généralement des personnes impliquées activement dans la politique. Par rapport à l'ensemble des réfugiés, les réfugiés politiques proprement dits constituent désormais une minorité, bien que leur nombre se soit aussi fortement accru. Sur le demi million de réfugiés du Troisième Reich, par exemple, seulement quelques dizaines de milliers étaient des opposants politiques déclarés ; la grande majorité, en revanche, était composée de Juifs, persécutés en tant que Juifs, c'est-à-dire pour ce qu'ils étaient, non pour ce qu'ils pensaient ou qu'ils avaient fait sur le plan politique. 1 ( * )01 Cet exemple oblige à s'interroger sur la notion de réfugié politique et sur son contenu exact. Faut-il considérer comme des réfugiés politiques les émigrés juifs qui ont quitté l'Allemagne hitlérienne ou l'Autriche annexée? La réponse dépend, de toute évidence, de ce qu'on considère comme relevant du politique. Au sens large, il s'agit incontestablement de réfugiés politiques, puisque ce sont des causes politiques - notamment la persécution organisée par le régime nazi - qui les ont poussés à partir. D'un autre côté, vu que la plupart d'entre eux n'avaient eu aucune activité politique antérieure et n'aspiraient pas à s'engager politiquement, on ne peut pas les assimiler à des réfugiés politiques au sens étroit, comme les militants sociaux-démocrates ou communistes, dont la politique avait été l'activité principale et qui durent s'exiler précisément pour cette raison. La notion de réfugié politique peut donc être définie de manière plus ou moins large ou plus ou moins étroite, en fonction de ce qu'on considère comme étant spécifiquement politique. La distinction entre les réfugiés politiques au sens étroit et les autres est importante parce que, le plus souvent, le comportement de ces deux groupes diffère considérablement. Les militants politiques exilés se caractérisent en général par un attachement très fort au pays d'origine, vers lequel leur regard reste tourné, et par la volonté de continuer à lutter contre le régime responsable de leur exil : émigrés involontaires, ils aspirent au retour, et, s'ils continuent la lutte dans le pays d'accueil, c'est précisément dans le but de changer la situation politique dans le pays d'origine afin de pouvoir y retourner. Cette attitude ne favorise pas une intégration définitive dans le pays d'accueil. Dans le cas de l'Allemagne, les émigrés politiques des années 30 retournèrent, en général, dans leur pays après la fin de la seconde guerre mondiale. Au contraire, la plupart des réfugiés juifs s'établirent définitivement dans les pays d'accueil : pour eux, « l'émigration devint un acte de séparation » 1 ( * )02 , une rupture définitive avec la patrie d'origine. De manière analogue, seule une minorité des artistes, écrivains et universitaires allemands émigrés pendant le Troisième Reich rentra au pays après 1945.

Déjà avant 1914 l'émigration de masse de Juifs de Russie et d'Europe orientale ne pouvait pas être considérée une simple migration économique, compte tenu de l'importance des facteurs politiques ou religieux comme cause de départ 1 ( * )03 . Dans l'entre-deux-guerres, le problème des réfugiés européens concerna surtout les Juifs, contraints ou incités à partir non seulement d'Allemagne et d'Autriche, mais aussi de Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Italie. Cette position centrale des Juifs dans les exils européens ne se maintint, après la seconde guerre mondiale, que dans le cas de l'URSS, où les personnes autorisées à quitter le pays à partir des années 70 furent essentiellement des Juifs (et dans une moindre mesure des citoyens soviétiques d'origine allemande).

L'élaboration d'un statut international du réfugié

La distinction, déjà évoquée, entre les réfugiés statutaires et les autres, qui s'imposa à partir des années 20, est importante, car elle avait des conséquences pratiques considérables. Seulement les premiers, en effet, c'est-à-dire les réfugiés qui étaient reconnus comme tels, avaient droit à une certaine protection de la part de la communauté internationale. L'élaboration d'un statut international du réfugié, dont l'aboutissement a été la convention de Genève de 1951, commença après la première guerre mondiale et se fit en différentes étapes. Lorsque la SdN, à peine créée, se trouva confrontée au problème des réfugiés, elle l'envisagea en un premier temps comme un problème conjoncturel pouvant être résolu assez rapidement par le rapatriement des personnes concernées, comme on l'avait déjà fait avec les prisonniers de guerre. C'est pourquoi elle en confia la responsabilité à l'explorateur norvégien Fridtiof Nansen, qui s'était occupé avec succès du rapatriement des prisonniers de guerre entre la Russie bolchevique (qui n'était alors reconnue par aucun autre État) et les autres pays concernés. Mais le retour des réfugiés, notamment russes et arméniens, s'avéra impossible, alors même que de nouveaux groupes venaient s'ajouter sans cesse aux premiers. Les dimensions prises par le phénomène incitaient à « rechercher une réglementation juridico-diplomatique et à créer en même temps des organismes internationaux de tutelle » 1 ( * )04 , mettant ainsi le problème du statut du réfugié au centre du droit international. Le chemin choisi par la SdN fut celui d'une politique au coup par coup : on élabora des conventions internationales et des mesures spécifiques destinées à tel ou tel groupe particulier de réfugiés, en provenance d'un certain pays (les Russes, les Arméniens, etc.), sans affronter le problème dans son ensemble. La protection fut donc accordée à certains groupes seulement, pas à tous ceux qui auraient pu y prétendre. Ainsi, par exemple, les exilés antifascistes italiens ne furent jamais reconnus comme réfugiés statutaires et ne bénéficièrent à aucun moment d'une protection particulière : ils étaient, et restèrent, des réfugiés de facto. Tout au long de l'entre-deux-guerres le critère essentiel et pratiquement unique pour être reconnu comme réfugié fut donc celui de l'appartenance à un certain groupe ethnique ou provenant d'une certaine aire géographique, auquel la SdN avait décidé de s'intéresser : Russes, Arméniens, Assyro-Chaldéens, Syriens, Kurdes, Turcs, réfugiés « en provenance d'Allemagne », Espagnols. Un premier pas vers une définition plus générale fut réalisé par la convention internationale approuvée en 1933, qui définissait le réfugié comme une personne « qui ne jouit pas ou ne jouit plus de la protection de son pays », mais cela n'entraîna aucune conséquence pratique, parce que le texte ne faisait qu'énumérer, ensuite, les groupes reconnus comme réfugiés. Celui qui ne faisait pas partie de l'un de ces groupes, même s'il ne bénéficiait pas ou plus de la protection de son pays, n'était pas reconnu comme réfugié.

Seule la Convention de Genève de 1951 mit fin à la pratique qui consistait à définir les réfugiés d'après une liste de pays de provenance, et aboutit à une définition générale et universelle du réfugié. D'après cette définition, doit être considérée comme réfugiée toute personne « qui par suite d'événements survenus avant le 1 er janvier 1951 et craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». L'universalité de la définition était en réalité réduite par la limite chronologique choisie, ainsi que par le fait qu'elle laissait aux États la faculté de la circonscrire géographiquement à la seule Europe. L'article précisait en effet que les mots « événements survenus avant le 1 er janvier 1951 » pouvaient être compris soit dans le sens de « survenus en Europe », soit dans le sens de « survenus en Europe ou ailleurs ». Bien que ces limites géographiques et temporelles aient été ensuite supprimées, la Convention de Genève avait été conçue dans une optique essentiellement européenne 1 ( * )05 et pour répondre à un problème qui était encore, pour l'essentiel, un problème européen. Malgré ces limites, elle marqua une étape décisive dans la définition d'un statut international du réfugié. Encore faut-il qu'elle se traduise dans les faits. Une convention internationale ne devient opérationnelle, en effet, que si elle est ratifiée par les États et que si ces derniers promulguent ensuite une réglementation appropriée. De ce point de vue, la question des réfugiés est étroitement liée à celle du droit d'asile, qu'on peut définir comme le « droit pour un État d'ouvrir ses frontières aux réfugiés politiques et de refuser leur extradition à l'État poursuivant » 1 ( * )06 . C'est un domaine où chaque État reste entièrement souverain, puisque la décision d'accorder ou de refuser l'asile dépend entièrement et exclusivement de lui. IL n'existe donc pas, en réalité, un droit d'asile, dans le sens d'un droit du réfugié à se voir accorder l'asile, mais simplement un droit à demander l'asile 1 ( * )07 .

La France comme pays refuge

La France occupe une place importante en tant que pays d'accueil, dans la géographie des exils européens du XX e siècle, pour différentes raisons : la continuité du régime démocratique - interrompue seulement de 1940 à 1944 -, alors même que ce dernier connaissait une éclipse prolongée dans beaucoup d'autres pays européens ; la proximité géographique avec certains pays de dictature ; l'existence de liens culturels ou politiques privilégiés avec certains pays (européens, comme la Pologne ou l'Italie, ou extra-européens, comme ses anciennes colonies) ; la nécessité de main- d'oeuvre (qui, dans certaines périodes comme les années 20 ou les années 60, permit à de nombreux réfugiés politiques de s'insérer sans trop de difficulté dans le marché du travail) ; l'attraction exercée par le mythe de la France comme patrie des droits de l'homme et de la Révolution de 1789. Des émigrations politiques très différentes, venant d'Europe et d'ailleurs, s'établirent sur le sol français au cours du siècle : Arméniens rescapés du génocide turc, Russes fuyant la guerre civile et le régime soviétique, antifascistes italiens et allemands, républicains espagnols, réfugiés chiliens et d'autres dictatures militaires latino-américaines 1 ( * )08 , réfugiés des dictatures communistes d'Europe et d'Asie, etc. Une partie de ces exilés y est restée définitivement. Pour d'autres, la France a été simplement une étape dans un itinéraire d'exil qui les a conduits vers d'autres pays 1 ( * )09 . Certains se sont réfugiés en France après avoir dû quitter un autre lieu d'exil, comme les mencheviks russes qui s'étaient d'abord établis en Allemagne 1 ( * )10 , ou les sociaux-démocrates allemands et autrichiens qui avaient été accueillis en Tchécoslovaquie jusqu'à 1938. Lorsque la seconde guerre mondiale éclata, la France était devenue le principal pays d'accueil des réfugiés politiques en Europe 1 ( * )11 : un accueil parfois contraint et forcé, qu'elle aurait préféré éviter et qui fut parfois absolument déplorable, comme dans le cas des républicains espagnols en 1939 1 ( * )12 ; mais accueil tout de même, au moment où les frontières se fermaient partout et où le nombre des pays démocratiques pouvant offrir asile aux persécutés politiques ne faisait que diminuer.

L'analyse du cas français suggère quelques observations de portée plus générale. On constate tout d'abord que le phénomène de l'exil politique est resté pendant la plupart du XX e siècle une question essentiellement intra-européenne, puisque la plupart des réfugiés établis en France venaient d'autres pays européens. À partir des années 70, par contre, le nombre des exilés et réfugiés extra-européens augmenta fortement et constamment, alors même que celui des exilés européens établis dans l'Hexagone diminuait grâce à la disparition des dernières dictatures fascistes et plus tard des régimes communistes d'Europe centrale et orientale.

Avant 1945, l'afflux de réfugiés politiques en France avait été provoqué surtout par l'instauration de régimes fascistes ou autoritaires dans plusieurs pays européens, tandis que celui provenant de la Russie communiste, très important pendant les premières années de la révolution, s'était arrêté avec le verrouillage des frontières par le régime bolchevique dans les années 20 1 ( * )13 . La plupart de ces réfugiés cherchèrent d'abord à rester en Europe, s'établissant de préférence dans un pays proche de celui qu'ils avaient dû quitter. Seulement en un deuxième temps une partie se décida à tenter d'émigrer plus loin, en particulier au-delà de l'Atlantique, quand la possibilité se présenta. La défaite de la France en 1940, l'occupation allemande (et italienne) et l'installation d'un régime collaborationniste à Vichy transformèrent l'Hexagone en un immense piège, d'où les réfugiés politiques antifascistes qui y avaient cherché asile avaient intérêt à s'échapper s'ils voulaient sauver leur vie. Une partie réussit à le faire et trouva refuge aux États-Unis, au Mexique ou ailleurs ; d'autres, au contraire, tombèrent aux mains de la Gestapo, de la police italienne ou de celle de Vichy et connurent souvent un destin tragique ; d'autres encore plongèrent dans la clandestinité et participèrent à la Résistance 1 ( * )14 .

Après 1945, les deux régimes de type fasciste qui avaient survécu, le franquisme et le salazarisme, continuèrent à pousser vers l'exil les opposants, dont beaucoup s'établirent en France, où il y avait déjà une forte présence d'exilés espagnols arrivés en 1939 1 ( * )15 . Des dictatures militaires, notamment en Grèce et en Turquie, provoquèrent également leur lot d'exilés, qui s'installèrent en partie en France. Mais la quantité la plus importante d'exilés politiques européens après 1945 fut produite par les régimes communistes d'Europe centrale et orientale. La prise du pouvoir par les communistes en Tchécoslovaquie en 1948, l'écrasement de la révolution hongroise de 1956 par les chars soviétiques, l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en 1968 1 ( * )16 , et les crises politiques à répétition ( 1956, 1970, 1976, 1981 ) en Pologne, donnèrent lieu à autant d'exodes, qui se dirigèrent en partie vers l'Europe occidentale et en partie vers l'Amérique du Nord ou d'autres continents. Entre temps, l'Allemagne communiste continua à se vider régulièrement d'une partie de sa population au bénéfice de la RFA jusqu'à la construction du Mur de Berlin en 1961 1 ( * )17 . Après 1989, la disparition des régimes communistes en Europe centrale et orientale et leur remplacement par des régimes démocratiques (quels que soient leurs limites ou insuffisances) a interrompu le flux de réfugiés politiques en provenance de ces pays. Le seul pays communiste européen à avoir produit des réfugiés après 1989 a été l'ex-Yougoslavie, où l'ultranationalisme serbe a été à l'origine de guerres meurtrières.

L'accueil et l'insertion des réfugiés politiques provenant des pays communistes ne posèrent pas de gros problèmes, que ce soit en France ou dans d'autres pays d'Europe occidentale, d'un côté parce que la plupart d'entre eux arrivèrent pendant une période de croissance économique (les « trente années glorieuses » qui vont du lendemain de la guerre à la moitié des années 70), de l'autre parce que, dans la situation de la guerre froide, leur insertion constituait une priorité politique. Inversement, les pays communistes est-européens et l'URSS accueillirent un certain nombre d'exilés politiques communistes fuyant des dictatures de droite (d'Europe ou d'ailleurs).

L'Union soviétique constitue un cas à part dans la problématique de l'exil. En tant que pays d'accueil, elle a joué un rôle à la fois limité et important : limité, parce que, globalement, elle n'a admis sur son territoire qu'une quantité assez limitée de réfugiés politiques, généralement communistes ; 1 ( * )18 important, parce que, parmi les communistes étrangers exilés à Moscou, beaucoup occupèrent ensuite des fonctions importantes dans les gouvernements et l'appareil d'État des « démocraties populaires » ou dans les partis communistes occidentaux. En tant que pays de départ, la fermeture quasi hermétique des frontières soviétiques empêcha pendant des décennies toute émigration. À partir des années 70 une possibilité de départ s'ouvrit, avec beaucoup de difficultés, pour un secteur de la population, les Juifs. Depuis, l'émigration juive en direction d'Israël ne s'est plus interrompue. Les Juifs d'origine soviétique constituent désormais un pourcentage non négligeable de la population israélienne et sont devenus un enjeu politique important. Par ailleurs, beaucoup de Juifs soviétiques ont émigré aussi vers d'autres pays, en particulier vers les États- Unis. C'est une émigration à la fois politique, qui exprime un rejet du système politique soviétique ou post-soviétique, et économique, qui correspond, surtout depuis la perestroïka et la disparition de l'URSS, à la volonté d'échapper à des conditions de vie très difficiles. Parallèlement, depuis les années 70 l'URSS expulsa ou laissa partir un certain nombre de dissidents (Alexandre Soljénitsyne, Andreï Siniavski, Leonid Plioutch, Vladimir Boukovsky, Andreï Amalrik, Iouri Orlov, etc.). Bien que peu nombreux, ils ont exercé une influence considérable sur l'opinion publique occidentale et ont contribué largement à façonner l'image de l'URSS en Occident. À l'heure actuelle, le problème des réfugiés en Russie et dans la CEI (Communauté des États Indépendants) concerne essentiellement les minorités russes de 1' « étranger proche » (comme on appelle en Russie les pays limitrophes qui faisaient autrefois partie de l'URSS ou qui sont encore inclus dans l'actuelle CEI) et les populations de républiques (surtout du Caucase et d'Asie centrale) impliquées dans des heurts ethniques ou dans des guerres de type colonial. Il s'agit de réfugiés au sens large, plutôt que de réfugiés spécifiquement politiques.

Au cours des trente dernières années l'Europe, ou plus exactement l'Europe occidentale, est devenue un pôle d'attraction pour un nombre croissant de réfugiés et d'exilés extra-européens. Les demandeurs d'asile, autrefois en grande majorité européens, viennent de plus en plus d'autres continents. L'Amérique latine a été fort représentée, parmi les demandeurs d'asile, à l'époque des dictatures militaires, entre les années 60 et les années 80, et d'une manière générale les exilés latino-américains ont été accueillis assez libéralement. Les portes se sont ouvertes facilement aussi pour certains réfugiés asiatiques en provenance de pays communistes, comme par exemple les Vietnamiens dans les années 70. Toutefois, au fur et à mesure que le problème se mondialisait, les politiques d'accueil des États européens - qui ont cessé, eux, de produire des réfugiés - sont devenues progressivement plus restrictives. Obtenir l'asile dans l'Union européenne, par exemple, est devenu beaucoup plus difficile que dans le passé. Les dispositions de la convention de Genève de 1951, élaborées à partir de l'expérience européenne, n'apparaissent pas toujours adaptées aux nouvelles réalités des exils extra-européens qui se dirigent vers l'Europe 1 ( * )19 . D'autre part, dans un contexte de mondialisation économique il est devenu de plus en plus difficile de distinguer le réfugié politique de l'immigré économique. La mise en oeuvre par de nombreux pays européens de politiques restrictives en matière d'immigration depuis les années 70 a incité en effet de nombreux candidats à l'immigration à se présenter plutôt comme demandeurs d'asile, parce qu'ils estiment avoir ainsi de meilleures chances d'être acceptés. Plusieurs États, à commencer par la République fédérale allemande, ont répondu à cette arrivée d'immigrés/réfugiés en modifiant dans un sens restrictif leur législation et en adoptant des procédures administratives qui permettent d'exclure de l'asile la plupart des demandeurs.

L'exil comme composante du phénomène migratoire

L'exil, en tant que migration forcée pour des raisons politiques, est un aspect du phénomène migratoire plus en général. Les liens et les points de contact entre migrations politiques et migrations économiques sont nombreux 1 ( * )20 . Les unes et les autres s'effectuent par vagues, et empruntent souvent les mêmes chemins 1 ( * )21 . Parfois, les deux phénomènes sont étroitement parallèles et se développent en même temps. Ainsi, par exemple, la France des années 20, qui avait un fort besoin de main-d'oeuvre, a accueilli en même temps plusieurs centaines de milliers de travailleurs italiens et des dizaines de milliers d'exilés politiques antifascistes, qui étaient d'ailleurs, pour la plupart, des travailleurs manuels 122 . Les émigrés politiques ont cherché le plus souvent à s'établir dans des pays où étaient déjà installées des communautés de compatriotes, parce qu'ils y rencontraient des conditions plus favorables tant pour la recherche d'un travail que pour la poursuite d'une activité militante. L'émigration économique, d'autre part, a été dans beaucoup de cas un réservoir de militants et de futurs cadres pour les organisations politiques exilées. La géographie de l'exil politique se superpose en partie à celle des diasporas économiques. En partie seulement, toutefois, parce que les logiques qui président aux deux types de migration ne sont pas exactement les mêmes. Les émigrés politiques cherchent, en général, à ne pas trop s'éloigner géographiquement du pays d'origine, parce que la proximité permet de maintenir plus facilement les contacts avec ce dernier et peut rendre plus aisée l'action politique en direction de la patrie. Ainsi, les exilés antifascistes italiens se sont concentrés surtout en France et en partie en Suisse, et les exilés politiques allemands ont cherché à poursuivre la lutte contre le nazisme à partir des pays limitrophes, comme la Tchécoslovaquie, la France, la Belgique ou le Danemark. L'éloignement géographique devient souvent un éloignement politique. Mais surtout, les exilés cherchent à maintenir et à faire vivre un espace politique à l'étranger, et cela dépend de la politique (intérieure, extérieure, d'immigration) du pays d'accueil. C'est en effet le pays d'accueil qui fixe les limites de l'activité politique que peuvent développer les réfugiés. Ainsi, quand ils ont la possibilité de choisir, les exilés s'orientent vers certains pays plutôt que vers d'autres.

Très souvent les motivations qui poussent au départ sont à la fois économiques et politiques, sans qu'on puisse faire la distinction entre les deux. IL est impossible, en réalité, de tracer une ligne de séparation nette entre migration économique et migration politique, même si cette distinction est utile du point de vue analytique. De toute manière, pour les pouvoirs publics (et la population) du pays d'accueil l'exilé politique est d'abord un étranger et un immigré, et la manière dont il est traité dépend du traitement que le pays réserve à ces deux catégories. La législation de certains pays ne fait pas de différence entre les immigrés du travail et les réfugiés politiques, qui relèvent donc de la politique générale d'immigration 1 ( * )23 .

Les conditions de l'accueil des réfugiés politiques dépendent largement de la conjoncture économique et en particulier de la situation du marché du travail : elles sont plus favorables dans les périodes d'expansion économique et de pénurie de main-d'oeuvre, et plus difficiles, par contre, dans les périodes de crise économique et de chômage 1 ( * )24 . Cette règle générale connaît naturellement des exceptions, dans le sens que des considérations d'ordre politique peuvent l'emporter sur celles de nature exclusivement économique. Chaque État, en effet, tend à privilégier, pour des raisons politiques qui lui sont propres, certaines catégories de réfugiés. Avant la chute du Mur de Berlin, les réfugiés en provenance des pays communistes (d'Europe orientale ou d'ailleurs) obtenaient facilement l'asile politique en Europe occidentale. Il y avait sans doute parmi eux un certain pourcentage, impossible à déterminer avec exactitude, de personnes ayant choisi d'émigrer pour des raisons économiques plutôt que politiques, mais tous avaient intérêt à se présenter comme demandeurs d'asile, puisqu'ils étaient pratiquement sûrs qu'on leur accorderait le statut de réfugiés politique et donc le permis de travail. Dans la seconde moitié des années 70, alors même qu'elle venait de mettre fin officiellement à l'immigration, la France a accueilli, pour des raisons politiques, un grand nombre de réfugiés indochinois (les boat people).

L'Europe est restée un lieu d'émigration vers d'autres continents et en particulier vers les Amériques jusqu'au milieu du XX e siècle. Les courants migratoires ont commencé ensuite à s'inverser, et elle est devenue à son tour un pôle d'attraction tant pour des immigrés économiques que pour des réfugiés politiques d'autres continents. Ce renversement de situation est lié avant tout à l'expansion économique prolongée d'après-guerre, qui a transformé l'Europe occidentale en une zone globalement prospère et bénéficiant d'un niveau de vie élevé. Il est lié aussi à la stabilisation démocratique de cette région, où le modèle de la démocratie parlementaire, basée sur le pluralisme politique, s'est imposé comme la forme « normale » d'organisation de la vie publique. Les dernières dictatures de la région, que ce soit de type fasciste ou fascisant comme en Espagne et au Portugal ou militaire comme dans la Grèce des colonels, ont cédé la place dans les années 70 à des régimes démocratiques. L'Europe occidentale, qui n'a plus connu de guerres depuis 1945 1 ( * )25 , a cessé de produire et d'exporter des exilés. Quant à l'Europe de l'Est, la disparition des dictatures communistes, remplacées à leur tour par des démocraties parlementaires, a mis fin à l'émigration politique en provenance de cette région 1 ( * )26 , où certains pays, comme la Pologne ou la République tchèque, deviennent à leur tour un pôle d'attraction pour une immigration économique et aussi, en partie, de réfugiés politiques ou qui se présentent comme tels. La principale exception, dans ce tableau, est représentée Yougoslavie, avec son cortège de réfugiés à la suite des guerres et du « nettoyage ethnique » déclenchés par le dictateur serbe. Il faut toutefois noter que le régime national-communiste a été essentiellement un prolongement, en version ultra- nationaliste, du régime communiste antérieur, par rapport auquel il n'y a pas eu d'authentique rupture.

Au XX e siècle le phénomène de l'exil s'est amplifié et mondialisé, perdant ainsi le caractère principalement européen qu'il avait encore au siècle précédent 1 ( * )27 . Il s'est aussi « démocratisé » et « prolétarisé », dans le sens qu'il a concerné non seulement une élite politique et intellectuelle issue surtout des couches supérieures ou moyennes de la société, mais aussi, et massivement, les couches populaires 1 ( * )28 . Les exilés ont continué à être, comme déjà au siècle précédent 1 ( * )29 , des vecteurs privilégiés d'influences politiques et culturelles, que ce soit en direction des pays d'accueil ou bien des pays de départ. Il suffit de penser, par exemple, à l'influence exercée par l'émigration intellectuelle allemande pendant le Troisième Reich sur les sciences sociales américaines 1 ( * )30 , ou à la diffusion de la musique et de la culture chiliennes en Europe par les exilés chiliens dans les années 70 et 80, ou encore à l'influence de la culture espagnole en Amérique latine, et au Mexique en particulier 1 ( * )31 , grâce aux réfugiés républicains espagnols accueillis dans ce continent. Sur le plan politique, on peut rappeler également l'influence des exilés politiques au sein des Internationales ouvrières 1 ( * )32, et plus spécifiquement, pour l'entre-deux-guerres, de l'Internationale Ouvrière Socialiste (IOS) et du Komintern 1 ( * )33 . Grâce à l'exil se sont tissés des réseaux de contacts et de solidarité politique non seulement d'un pays européen à un autre, mais aussi d'un continent à l'autre 1 ( * )34 . C'est l'existence de ces réseaux, par exemple, qui en 1940-1941 a permis à des centaines de réfugiés politiques de différentes nationalités d'obtenir les visas et les moyens nécessaires pour quitter la France et échapper ainsi à la Gestapo grâce à l'intervention d'organisations américaines comme le Jewish Labor Committee ou l' Emergency Rescue Committee 1 ( * )35 .

Esquisse de typologies

Du point de vue politique, les exils européens du XXe siècle présentent un panorama très varié, qui inclut pratiquement toutes les familles politiques, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche. On peut tenter, avec beaucoup de précaution, de les regrouper sous quelques grandes catégories. L'une de ces catégories est celle de l'exil antifasciste, qui inclurait l'émigration politique italienne depuis le début des années 20, l'émigration allemande à partir de 1933, l'émigration sarroise de 1935, l'émigration autrichienne a partir de 1934, l'émigration espagnole à partir de 1939 (ou déjà de la guerre civile), l'émigration portugaise sous la dictature de Salazar. Le dénominateur commun de toutes ces émigrations, qui se situent pour l'essentiel avant 1945 (avec l'exception des émigrations ibériques), est d'avoir été provoquées par l'installation au pouvoir de régimes fascistes ou fascisants. Mais il ne faut pas oublier, naturellement, qu'il y a de grandes différences entre elles, en particulier d'orientation politique (puisqu'on y trouve des socialistes, des communistes, des anarchistes, des libéraux, des républicains, des catholiques). Après 1945, cette catégorie devient résiduelle et n'inclut plus que les émigrations politiques ibériques et, d'une certaine manière, l'émigration politique grecque 1 ( * )36 . Une autre catégorie est celle de l'émigration issue du mouvement ouvrier, qui coïncide en partie avec l'émigration antifasciste et dans laquelle on classerait notamment l'émigration communiste, socialiste/social-démocrate et anarchiste. Bien que le groupement soit plus homogène que dans le cas de l'exil antifasciste, il présente aussi des différences internes considérables. L'émigration juive est une catégorie générale, qui permet de regrouper le cas de pays aussi différents que l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, mais aussi la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, bref l'ensemble des pays qui ont adopté dans l'entre-deux-guerres des politiques antisémites et provoqué ainsi le départ d'une partie de la population juive. Après la seconde guerre mondiale cette catégorie concerne, en Europe, presque exclusivement les Juifs soviétiques/russes. Une autre catégorie, qui se superpose en partie à la précédente, est celle des émigrations politiques venant des pays communistes : elles présentent aussi, au-delà du dénominateur commun constitué par l'anticommunisme, une grande diversité. Une autre catégorie, qui a été peu étudiée jusqu'à présent, est celle de l'exil d'extrême-droite, en particulier fasciste et nazi. On ne connaît pas les dimensions exactes du phénomène, mais on sait qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale un nombre considérable de nazis et de fascistes, parmi lesquels beaucoup de criminels de guerre, a trouvé refuge en dehors de l'Europe, en particulier en Amérique latine, mais aussi, pour certains d'entre eux, en Espagne. Dans cette catégorie on inclurait également les terroristes de l'OAS qui se sont réfugiés en Espagne ou au Portugal après la fin de la guerre d'Algérie. Ce type d'exil est assez différent de tous ceux que nous avons passés en revue jusqu'ici dans la mesure où les personnes concernées fuyaient même des régimes démocratiques et où beaucoup d'entre elles étaient responsables de crimes atroces : il s'agit donc d'une émigration politique à forte connotation criminelle. Quant aux exilés provenant d'autres continents et qui se sont installés en Europe, on peut distinguer plusieurs groupes, ayant chacun un certain nombre de caractéristiques communes : le groupe latino- américain, celui en provenance des ex-colonies, celui issu des pays communistes extra-européens (principalement asiatiques).

Il existe donc toute une série de catégories possibles pour tenter de classifier les exils européens, mais ont voit immédiatement qu'elles n'ont qu'une valeur relative et qu'elles doivent être maniées avec infiniment de précautions, car un même exil peut figurer dans plusieurs catégories à la fois. Une distinction intéressante est celle qui concerne la durée des exils. La durée, en effet, modifie inévitablement la perspective de l'exilé 1 ( * )37 . Nous avons déjà noté que l'aspiration au retour, typique des exilés politiques, constitue un frein à l'intégration dans le pays d'accueil. Mais lorsque l'exil se prolonge indéfiniment, pendant des décennies, et que la perspective du retour devient de plus en plus incertaine et improbable, l'exilé se voit contraint d'organiser durablement sa vie dans le nouveau pays. Il se transforme ainsi, dans beaucoup de cas, en un immigré comme les autres, et peut pousser la volonté d'intégration jusqu'à prendre la nationalité du pays d'accueil. On doit donc se demander, quand on étudie les phénomènes d'exil, jusqu'à quand l'exilé continue de se considérer comme tel et à partir de quel moment il devient autre chose. Ce problème est lié, bien évidemment, au problème des générations, tant biologiques que politiques. L'âge compte : une chose est de s'exiler à vingt ou trente ans, quand on a encore toute la vie devant soi, et autre chose de le faire à l'âge mûr, quand il est beaucoup plus difficile de se reconstruire une autre existence. L'appartenance à telle ou telle génération politique joue aussi son rôle. Et influe sur la manière de vivre l'expérience de l'exil et d'en tirer des enseignements. Dans le cas de responsables politiques, l'exil, s'il est bref, peut représenter simplement une étape dans une carrière qui se poursuivra après le retour. Un exil prolongé, en revanche, signifie souvent l'impossibilité de retrouver un rôle politique dans le pays d'origine, avec lequel le contact a été interrompu pendant trop longtemps. On peut donc distinguer les exils de courte durée et ceux qui, comme l'exil des républicains espagnols ou les exils des années 40 et 50 en provenance des pays communistes, se sont éternisés pendant des générations. En tout cas, l'exil doit être considéré comme un itinéraire non seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps, qui peut aboutir à toute une série de transformations. Un exilé peut se transformer en un immigré, et inversement un immigré «économique» peut se politiser à l'étranger, au contact des exilés, et finir par devenir lui-même un exilé 1 ( * )38 .

Conclusions

Les exils politiques représentent un aspect important de l'histoire européenne au XX e siècle. Par rapport à ceux du siècle précédent, ils se distinguent quantitativement, parce qu'ils concernent un nombre de personnes beaucoup plus élevé, et socialement, par leur composition moins élitaire et beaucoup plus populaire et prolétarienne. Mais surtout, ils s'inscrivent dans un phénomène beaucoup plus vaste, caractéristique du XXe siècle, celui des réfugiés, qui a pris des proportions de masse, surtout depuis la première guerre mondiale. À l'origine de ce phénomène il y a plusieurs causes : la généralisation de l'État-nation comme modèle d'organisation politique, et donc la montées des nationalismes, intolérants vis-à-vis des minorités ethniques ; les guerres, en particulier les deux guerres mondiales, mais aussi les guerres civiles (Russie, Espagne, Grèce) et locales (Yougoslavie) ; l'instauration de dictatures, que ce soit de type fasciste/autoritaire (Italie, Allemagne, Espagne, Portugal, etc.) ou communiste (Russie/URSS et Europe orientale) ; les processus de décolonisation. Les dimensions du phénomène en ont fait un problème véritablement international, d'abord à l'échelle européenne et ensuite à l'échelle mondiale, et ont obligé la communauté internationale à chercher des solutions et à définir, en différentes étapes, un statut international du réfugié. Dans les années 30 la grande majorité des réfugiés est composée de Juifs, qu'aucun pays n'est prêt à accueillir.

Dans la première moitié du siècle les exils européens sont la conséquence surtout de la révolution bolchevique en Russie et des régimes fascistes et autoritaires, en particulier du régime nazi. Dans la seconde moitié, par contre, la majorité des exilés européens provient des pays communistes d'Europe centrale et orientale. Au cours de cette période l'Europe occidentale se transforme en une zone de prospérité économique et de stabilité politique, où les dernières dictatures (Espagne, Portugal, Grèce) laissent la place dans les années 70 à des régimes démocratiques. L'Europe occidentale cesse ainsi de produire des réfugiés et des exilés politiques et devient, au contraire, un pôle d'attraction pour des réfugiés et exilés non seulement de l'Europe communiste, mais aussi d'autres continents. Par ailleurs, dans les années 50 les courants migratoires « économiques » commencent à s'inverser. À l'émigration européenne vers les Amériques succèdent désormais une immigration de main- d'oeuvre provenant d'autres continents vers l'Europe ou des migrations intra- européennes. Avec la disparition des dictatures communistes est-européennes, remplacées par des régimes démocratiques, cesse également l'afflux de réfugiés et exilés politiques provenant de ces pays.

La géographie de l'exil tend souvent à recouper celle des migrations économiques, et il est d'ailleurs impossible de distinguer de manière nette les deux types de migration, politique et économique. La conjoncture économique, quant à elle, influe directement sur l'accueil réservé aux exilés, plus favorable en période de croissance économique qu'en période de crise et de chômage.

« Exilé », « réfugié », « émigré » restent des notions problématiques, difficiles à définir d'une manière entièrement satisfaisante. Celle de réfugié a beaucoup évolué depuis le XIX e siècle, lorsqu'elle désignait essentiellement les exilés politiques. Elle est devenue plus large mais aussi moins précise, à l'image du phénomène qu'elle désigne, dont les réfugiés et exilés politiques ne sont qu'une partie. L'exil s'est mondialisé. Il est possible de construire une typologie des exils européens, en les regroupant sous différentes catégories, mais cette opération n'a qu'une valeur limitée, compte tenu de l'extrême complexité du phénomène.

Dans cette esquisse, inévitablement sommaire, des exils européens au XX e siècle j'ai dû laisser de côté un certain nombre de problèmes importants. J'en cite simplement quelques uns. Celui du retour des exilés mériterait une attention toute particulière du point de vue de l'histoire politique européenne, compte tenu du rôle que beaucoup d'entre eux ont ensuite joué dans leur pays, en devenant présidents de la République, chefs de gouvernement, ministres. L'exil a été un laboratoire d'idées et d'expériences qui ont modifié l'univers intellectuel des exilés et orienté leur action politique après leur retour. Un autre problème intéressant est celui des rapports entre exil politique et émigration économique dans les cas où les deux coexistaient dans un même pays d'accueil : l'exemple des Italiens et des Espagnols en France mérite, à cet égard, d'être analysé de près. Les rapports entre exil et mouvement ouvrier constituent également un terrain de réflexion particulièrement stimulant et complexe, qui se prête particulièrement à une étude sur la longue durée et à une comparaison avec le XIX e siècle. Pour le XX e , il faudrait s'interroger sur la spécificité, par exemple, des exils communistes, d'un côté, et socialistes, de l'autre. Un thème central dans toute la problématique des exils et qui mériterai d'être approfondi est celui du droit d'asile et de son évolution au cours du XX e siècle 1 ( * )39 Dans les recherches sur l'exil, l'attention s'est focalisée généralement sur les grandes personnalités politiques ou littéraires et elle a souvent négligé ceux qui, moins connus, sont restés dans l'ombre même s'ils constituaient la grande majorité des exilés. Les recherches plus récentes se sont tournées vers cette autre réalité - les militants de base, les « petites gens », les femmes, les enfants 1 ( * )40 -, mais on peut estimer que dans ce domaine l'exploration ne fait que commencer. IL reste à construire des biographies collectives qui ne soient pas simplement celles des états- majors de l'exil 1 ( * )41 . Restent également à approfondir le thème de la vie quotidienne des exilés 1 ( * )42 et celui de l'exil vécu au féminin.

Nous allons aborder cette question dans un ordre chronologique en prenant comme point de départ la période qui précède la seconde guerre mondiale. Le phénomène d'exil est lié très directement aux phénomènes des migrations économiques. La situation difficile de l'Europe au cours des années 30 est due d'une part au fait que, sous l'impulsion de la crise économique et sous l'impulsion de l'arrivée au pouvoir du nazisme, le nombre des exilés et des réfugiés politiques se multiplie au moment même où la quasi totalité des pays ferment leurs portes aux étrangers pour des raisons tenant essentiellement à la crise économique. Les frontières se ferment à partir des années 20 et la possibilité d'accéder aux États-Unis est considérablement réduite. À cette époque, les exilés voient leurs possibilités d'être accueillis dans d'autres pays considérablement diminuées. Pendant l'entre-deux-guerres et en particulier pendant les années 30, l'exil juif devient de plus en plus important à l'intérieur du phénomène plus général de l'exil. Je le rappelais à propos de l'émigration allemande mais ce phénomène s'applique aussi à d'autres pays. L'exemple allemand d'une politique qui tend à expulser la population juive est suivi par de nombreux autres pays d'Europe qui essaient de cette manière de conduire les Juifs à quitter leur sol. À partir de 1938, c'est le cas de l'Italie lorsque le fascisme italien se lance à son tour dans une politique de discrimination et de persécution de la population juive.

Je vais passer la parole à François Fejtö qui, je crois, n'a pas besoin d'être présenté. C'est un exilé qui a été un pont entre la culture de son pays d'origine et plus largement la culture d'Europe centrale et orientale et la culture française et d'Europe occidentale.

Les exilés de l'Europe en ruine du Traité de Versailles

François FEJTÖ

Je ne suis pas venu en France en tant qu'exilé. Après une première visite en France en 1937, j'ai eu le projet de venir passer quelques années dans ce pays comme correspondant du journal social-démocrate budapestois. La réalisation de ce projet a été accélérée par l'évolution de la situation dans mon pays.

Je rappelle : nous sommes au début de 1938, un de mes meilleurs amis, le poète Attila Jozsef avec qui j'ai co-dirigé une revue littéraire et politique à la fois antifasciste et anticommuniste - ce qui, à cette époque, était une entreprise aléatoire - s'est suicidé à la suite d'une dépression profonde que les médecins déclaraient incurable. J'ai travaillé d'arrache-pied pour finir une monographie de l'empereur Joseph II, frère de Marie-Antoinette. Après une conférence organisée dans la vile de Mako, grande agglomération de la pusztà connue pour sa production d'oignons, à la mémoire de Jozsef qui y avait beaucoup d'admirateurs, et lors de laquelle j'ai eu l'occasion de discuter longuement avec les paysans de la situation internationale, j'ai écrit un compte rendu pour le journal que j'ai terminé par cette phrase : « Si je pouvais rencontrer dans notre classe dirigeante seulement le centième du bon sens, de la lucidité et du patriotisme des paysans de Mako, alors je n'aurais aucune raison de m'angoisser pour le destin de mon pays ». Cette petite phrase m'a valu de la part du tribunal de Budapest une condamnation à six mois d'emprisonnement pour « incitation à la haine de classe ».

En même temps, une campagne a été menée contre moi dans la presse nationaliste, suite à une série de conférences que j'ai faite en compagnie de quelques collaborateurs de ma revue, à l'invitation de l'Union des écrivains tchécoslovaques, sur la littérature hongroise contemporaine, à Komarom, Bratislava et Prague. C'est moins ce que j'ai dit de la littérature magyare que le fait d'être allé dans un pays « ennemi », parler de la nécessité d'une conférence danubienne, qui a irrité mes accusateurs.

L'atmosphère en Hongrie après l'Anschluss de l'Autriche devenait de plus en plus pesante. J'ai fait appel de la condamnation mais j'ai appris par un ami qui travaillait au ministère de l'Intérieur que je pourrais bien être interné après ma sortie de prison. C'est alors que j'ai pris la décision de profiter des jours de liberté dont je bénéficiais encore, et de la possession d'un passeport, pour précipiter mon départ pour Paris. Je ne savais pas combien de temps durerait mon séjour à l'étranger, j'espérais encore obtenir un jugement plus juste en appel. Je n'avais nullement imaginé que mon exil durerait. Ce n'était pas en exil que j'imaginais aller.

Je suis arrivé à Paris avec un passeport régulier, avec un visa pour un séjour indéterminé, comme correspondant accrédité par le Quai d'Orsay. Et je ne suis pas arrivé comme un inconnu. Au cours de mon premier voyage touristique, j'avais pris contact avec un certain nombre d'écrivains et journalistes, entre autres avec Emmanuel Mounier, qui avait commencé récemment la publication de sa revue Esprit dont j'ai été, sauf erreur, le premier à signaler l'importance hors de France. J'avais même eu l'honneur d'être invité à la table de Geneviève Tabouis, éditorialiste du journal L 'OEuvre, une des journalistes les plus connues et discutées de Paris, en compagnie de deux grands exilés, le comte Michel Kàrolyi, ancien président de la République hongroise de 1918, et le comte Sforza, antifasciste italien, mais aussi en présence de personnalités françaises comme Paul Reynaud et Georges Mandel. J'ai eu le privilège d'entendre parler la première fois à ce déjeuner par Paul Reynaud du récent livre paru de la plume d'un « officier supérieur de grand talent », le colonel Charles de Gaulle, livre dont il a chaleureusement recommandé la lecture à Mme Tabouis.

Donc, il faut dire que je ne suis pas un exilé typique. Aussi me suis-je senti gêné par l'invitation du Président du Sénat à prendre part à cette conférence. Je n'avais pas l'intention de m'exiler, je le suis devenu à la fois à la suite de l'attraction de Paris qui, pour moi comme pour une grande partie des intellectuels hongrois, représentait le symbole de la liberté et, d'autre part, en raison de la situation en Hongrie, de plus en plus menaçante pour des hommes de gauche dont j'étais. Je suis donc devenu exilé, et même deux fois - la deuxième fois après la guerre, quand j'avais d'abord pensé rentrer en Hongrie « pour y construire la démocratie », projet auquel j'ai renoncé après deux visites de reconnaissance faites en 1946 et 1947, persuadé qu'avec la présence prolongée de l'occupation soviétique, les chances d'une démocratie pour ce pays étaient bien problématiques.

Les années de guerre et d'occupation dont j'ai passé la plus grande partie dans la zone « pas encore occupée » - comme me le disait en août 1940 un officier allemand commandant de la gare de Nantes auprès duquel je me suis informé des modalités pour aller dans le Lot - pas encore mais bientôt occupée, ont confirmé dans mon esprit la vérité d'un mot de Proudhon : « Où il y a la justice, là est ma patrie ». Revenu de Cahors à Paris, fin octobre 1944, j'ai rencontré Albert Camus, à la rédaction de Combat où il travaillait alors, et je lui ai parlé de l'accueil plus qu'amical dont j'ai bénéficié durant ces années difficiles grâce à des amis français que j'avais eus ou que je m'étais fait. « C'est un conte de fées que vous me racontez, me dit Camus, vous avez eu vraiment beaucoup de chance, je n'imaginais pas que mes compatriotes fussent capables d'ouverture et de générosité ». Il m'a demandé de faire pour la revue dont il venait de prendre la direction, et dont le premier numéro a paru le 1 er janvier 1945 - elle s'appelait Variétés -, un papier sur mon « exil doré ». Il l'a publié sous le titre « Hommage à la France », en tête de revue, après un article de Paul Valéry. Ce qui lui a plu dans ce papier, c'était la phrase de fin : « J'aime la générosité française composée de 45 millions d'égocentrismes ». En 1958, j'ai retrouvé Camus pour publier aux éditions Pion un livre de documentation sur L'affaire Imre Nagy dont il a écrit la préface et moi la postface.

Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur mon sort d'exilé dont j'ai parlé plus en détail dans mes Mémoires, publiés en 1988 sous le titre De Budapest à Paris. Nous avons eu, ma femme et moi, beaucoup de chance car il faut bien dire que la France, à l'époque, n'a pas été très accueillante pour les émigrés venus des pays du centre de l'Europe occupés par les Allemands.

Ce qui nous a sauvés des désagréments de l'exil, c'est d'avoir eu la chance d'être accueillis par des milieux intellectuels qui savaient apprécier l'amour que nous portions à la France et notamment à sa littérature, à sa culture. Même pendant les années de guerre pendant lesquelles j'ai pu avoir encore des contacts avec ma famille et mon éditeur en Hongrie, j'ai traduit en hongrois des livres de Jules Romains, de Joseph Peyré, de Maxence Vandermeersch, qui ont pu paraître sous un pseudonyme à Budapest. J'ai écrit encore en langue hongroise des essais, espérant les publier en Hongrie après la guerre, puis, avec timidité au début, j'ai commencé à m'exercer dans la langue française. « La langue, c'est la patrie » a dit un linguiste, grand artisan de la modernisation du hongrois à la fin du XVIII e siècle, Jozsef Révai. Il fallait beaucoup d'efforts pour passer d'une langue à l'autre, pour faire de la langue française ma seconde patrie, la première restant le hongrois dont je n'ai cessé d'admirer la richesse. Mais je ne me suis jamais senti vraiment apatride en France.

Quoi qu'en disent de plus savants que moi, on peut avoir plusieurs identités qui cohabitent sans difficulté dans l'âme. Nous avons passé, ma femme et moi, nos premières vacances, en août 1939, en Bretagne. Un jour, alors que nous étions à la plage, des gendarmes sont venus interroger les pêcheurs chez lesquels nous logions, pour demander qui étaient ses étrangers. La femme du pêcheur leur a dit : « Ce ne sont pas des étrangers, ce sont des Français de Hongrie ! ». Cette phrase nous a donné le leitmotiv pour tout notre séjour en France. Il a été la démonstration qu'on peut être exilé heureux dans ce pays, peut-être plus que partout ailleurs dans le monde. N'a-t-on pas dit que l'exception confirme la règle ?

Bruno GROPPO

Nous pourrions vous écouter avec passion pendant des heures. Malheureusement, notre temps est compté. Voici un exil entre le politique et le littéraire.

Je souhaite rappeler que nous allons maintenant entendre une présentation sur l'exil essentiellement littéraire. L'une des nouveautés du XX e siècle est aussi l'importance de l'exil scientifique. Ce thème ne sera pas évoqué directement au cours de notre journée. Cependant, nous devons penser à la fuite de capital intellectuel et scientifique principalement vers les États-Unis à la suite de l'avènement du III e Reich. La France, à l'époque, n'a pas été très accueillante pour ces émigrés. Très peu ont trouvé la possibilité de s'établir en France. Ce sont peut-être les voies de la Providence qui l'ont voulu ainsi car ces derniers auraient alors passé de mauvais moments lors de la débâcle. Il était préférable qu'ils mettent l'océan entre eux et l'Allemagne nazie. Nous devons néanmoins ne pas oublier qu'il existe un important transfert de capital scientifique. Le Mexique, en accueillant l'exil républicain espagnol, a été exemplaire par rapport au malthusianisme étroit de la quasi-totalité des autres pays. Le Mexique a profité de l'apport de ces émigrés espagnols. Plus tard, ce pays a aussi profité de l'apport des exilés des dictatures militaires sud-américaines qu'il a accueillis sur son sol à partir des années 60 et 70. C'est un élément important que nous n'avons pas le temps d'évoquer aujourd'hui. Il serait cependant dommage d'oublier cette question.

Je donne maintenant la parole à Ioana Popa qui est attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Poitiers et qui prépare une thèse de sociologie sur les transferts culturels est-ouest.

À la recherche de la liberté politique : les exilés de la démocratie

Ioana POPA

L'instauration des régimes communistes et la mise en place des circuits de publication parallèles

La mise en place des régimes politiques totalitaires dans les pays de l'Est après la deuxième Guerre Mondiale marque le début d'une situation de politisation exceptionnelle des univers littéraires de ces pays. IL s'agit d'une transformation radicale des conditions de production et des mécanismes de consécration littéraires, qui procède de l'étatisation de l'ensemble des circuits de publication nationaux, de la stricte réglementation de la circulation interne et internationale des textes, de la refonte des institutions existantes et la création de nouvelles instances sur des bases politiques, du contrôle idéologique. Ces changements s'accompagnent de l'interdiction et de la répression des écrivains opposés aux nouveaux régimes, qui entraînent l'exil d'une partie d'entre eux. Dans un tel contexte, consentir à publier sous la contrainte ou refuser de le faire devient un vrai enjeu politique.

L'organisation des formes de résistance ou d'opposition internes s'avère, dans un premier temps, impossible ou illusoire. Un clivage principal - à la fois politique et géographique - traverse, au début des années 50, ces univers littéraires nationaux : d'une part, à l'intérieur du pays, est désormais pratiquée une littérature officielle et qui obéit strictement aux principes idéologiques de la méthode réaliste socialiste de création, adoptée par des écrivains qui consentent à servir le régime. D'autre part, à l'extérieur du pays, se met progressivement en place un espace de production et de diffusion culturelle non contrôlé et délocalisé par l'exil. Certains écrivains et intellectuels qui décident (ou qui peuvent) partir en exil tentent ainsi d'y poursuivre et promouvoir la littérature nationale dans des conditions de liberté politique, voire même de reconstituer symboliquement une partie des anciennes structures littéraires, désormais interdites dans leur pays d'origine : des associations, des fondations, des journaux et revues, des maisons d'édition voient ainsi le jour. Ces instances - plus ou moins rudimentaires et éphémères - sont parfois récrées sous leurs anciens noms, pour suggérer, justement, cette volonté de continuité. Pour les intellectuels exilés, un des premiers enjeux est donc de se poser, à travers ces activités, en gardiens uniques et en dépositaires légitimes de la tradition littéraire nationale, en opposition avec la littérature pratiquée dans le pays d'origine, désormais réduite à exprimer l'idéologie officielle. Ces activités et initiatives visent également à faire le lien entre les intellectuels exilés et à empêcher leur assimilation complète dans la société d'accueil. Si tous ces objectifs ont un sens, c'est surtout parce que l'exil est généralement vécu, à ses débuts, comme une expérience provisoire.

Progressivement, après la mort de Staline en 1953, des formes d'opposition deviendront possibles à l'intérieur même des régimes communistes : elles conduiront plus tard, notamment dans les années 70, à l'apparition des circuits de publication parallèles, clandestins, alternatifs aux circuits officiels (il s'agit de la littérature de samizdat). En disant cela, nous ne nous éloignons qu'apparemment de notre problématique, l'exil, puisque ces deux voies d'expression libre - à l'intérieur et à l'extérieur du pays - ne manquent pas de se rapprocher. Leur articulation se fait, par exemple, grâce à la circulation clandestine de revues et de documents entre l'exil et le pays d'origine, ou à des émissions radiophoniques faites en exil à destination des pays communistes, ou encore, à la publication des écrivains qui y sont interdits par les revues de l'exil ou, enfin, grâce aux reprises, fréquentes, d'un samizdat par une édition exilée, et réciproquement. La complémentarité de ces deux circuits parallèles de publication (interne et externe) contribue ainsi à la progression du discours politique et littéraire non-autorisé, en lui donnant à la fois un poids encore plus important dans les pays d'origine et une visibilité accrue en Occident.

L'objectif des instances culturelles de l'exil devient donc celui d'encourager et de maintenir le contact avec les oppositions naissantes à l'intérieur des pays communistes, puisqu'elles sont susceptibles de diffuser ou d'amplifier des idées démocratiques qui pourront, à terme, y entraîner des changements politiques. Ce déplacement de stratégie suppose, de la part des exilés, non seulement des moyens matériels nécessaires pour apporter ce soutien, mais aussi la compréhension du fait que rester dans le pays (y compris faute d'avoir les moyens de partir) ne signifie pas automatiquement soutenir sans réserve le nouveau régime. En effet, cette appréciation ne va pas de soi : pour une partie des instances culturelles et politiques de l'exil, tout contact avec ceux restés dans le pays (même avec les réformistes) est considéré comme une compromission avec le régime, puisque même passivement, ils acceptent de cautionner le pouvoir. Selon cette logique, le fait, par exemple, d'avoir accepté de publier officiellement dans le pays d'origine est un geste de "collaboration" : l'écrivain qui l'a commis, même s'il a pris ensuite des positions critiques à l'égard du pouvoir - devenant par exemple, lors de la déstalinisation du milieu des années 50, un réformiste ou un "révisionniste" - ne peut pas être accueilli dans les pages d'une revue exilée. Ce problème va d'ailleurs se poser - nous allons le voir plus loin - à l'égard de nouveaux exilés, qui ont décidé de rompre avec le régime après y avoir vécu. Car, évidemment, à cause de la répression qu'elles entraînent, les activités internes d'opposition et de dissidence vont contraindre souvent leurs auteurs à s'exiler à leur tour et donc à rejoindre ainsi l'exil constitué à la première heure.

L'exil des écrivains

La décision de s'exiler - qui fait intervenir des mobiles politiques et moraux mais aussi affectifs et psychologiques, et qui dépend de facteurs très divers, dont la capacité matérielle de quitter son pays - est encore plus problématique pour les écrivains, dont l'activité est indissolublement liée à leur langue. Alors qu'ils ont le courage d'affronter le régime, certains d'entre eux ne peuvent pas franchir le pas de l'exil. Comptant sur le fait que cette expérience peut facilement devenir pour eux l'équivalent d'un suicide littéraire, le régime en fait souvent un moyen de pression et de chantage : lorsque la notoriété interne et internationale des écrivains protestataires devient trop gênante, il tente de s'en débarrasser en les bannissant.

Un des cas les plus dramatiques est, de ce point de vue, celui de Pasternak, le premier écrivain de l'Est qui ait osé envoyer clandestinement un de ses manuscrits ( Le Docteur Jivago) en Occident, pour y être publié. Couronné par le prix Nobel en 1958, Pasternak fait l'objet d'une immense affaire politico-littéraire internationale et subit les pressions du régime soviétique, dans un premier temps, pour empêcher la parution libre de son roman, ensuite, pour qu'il refuse la haute distinction. Éliminé de l'Union des Écrivains, ce n'est que la menace d'être déchu de sa nationalité et donc contraint à l'exil qui le fait infléchir : s'il estime qu'il peut continuer à rester écrivain en dépit de l'exclusion de la corporation officielle, Pasternak ne se sent pas, en revanche, à même de l'être ailleurs que dans son pays et dans sa langue d'origine. À la suite de cette escalade, il est ainsi amené à refuser son prix Nobel. "L'affaire" Pasternak met en place un modèle de gestion de ce type de crise qui aura désormais un usage récurrent : mieux vaut se débarrasser d'un opposant, en le contraignant à l'exil et en misant ainsi sur la "dévalorisation " de ses actions, de ses oeuvres, et de son nom à l'étranger, que de continuer à le persécuter à l'intérieur du pays, en alimentant une publicité négative du régime en Occident (faite entre autres, par des exilés). Appliquant ce principe, des écrivains comme Kundera, Kohout, Goma ou Soljenitsyne seront déchus de leur nationalité et contraints à l'exil.

La destination des écrivains mis ainsi devant la nécessité de s'exiler peut relever d'un choix réel ou, au contraire, du hasard; dans la mesure du possible, les proximités linguistiques et culturelles préalables jouent dans cette décision. Cependant, l'accueil dont les écrivains exilés bénéficient, en France ou ailleurs, est toujours plus complexe : il dépend non seulement de leur proximité ou de leur éloignement culturels, mais aussi de leur notoriété littéraire et / ou politique, des traductions préalables de leurs romans, des relations doit ils disposent déjà dans le pays de leur exil. On remarque ainsi aisément le contraste entre, d'une part, l'arrivée en exil de l'écrivain tchèque Milan Kundera (à ce moment-là, déjà lauréat d'un prix Médicis étranger et plusieurs fois traduit chez Gallimard) ou celle du dissident roumain Paul Goma (auteur de la même maison d'édition et en faveur de qui une campagne internationale a été préalablement orchestrée pour qu'il soit mis en liberté en Roumanie), et d'autre part, un départ "anonyme" et silencieux d'un écrivain que personne ne connaît, et qui connaît personne. L'accueil des écrivains exilés dépend enfin, et surtout, de la conjoncture politique de leur arrivée : là encore, le contraste est saisissant, entre, par exemple, l'arrivée controversée de l'écrivain polonais Czeslaw Milosz, au début des années 50, et une fois de plus, celle de Paul Goma, étiqueté d'emblée, cette fois à la fin des années 70, de "Soljénitsyne roumain". En effet, l'accueil des premières générations d'exilés des pays de l'Est est, souvent, problématique. Dans l'atmosphère qui règne à la Libération, compte tenu du "sentiment de dette" que l'Europe des Alliés éprouve à l'égard de l'Union soviétique et du peuple qui a héroïquement résisté à Stalingrad, le fait de fuir les nouveaux régimes de démocratie populaire, en train de s'installer à l'Est grâce à l'Armée rouge, semble non seulement incompréhensible, mais aussi disqualifiant, au même titre que la collaboration. De ce point de vue, le climat manichéen de la Guerre Froide ne facilite pas, au contraire, l'accueil des intellectuels exilés de l'Est, souvent pris pour cible des attaques venues de la part des représentants ou des sympathisants du Parti Communiste Français, qui occupe à ce moment-là une position dominante.

Un roman-témoignage comme Le Zéro et l'infini, signé par Arthur Koestler - écrivain d'origine hongroise qui a définitivement quitté son pays en 1926 et le Parti Communiste en 1938 - représente, de ce point de vue, une date-clé. Traduit en français en 1945, il est le premier roman de l'après-guerre sur les purges et les procès politiques qui ont eu lieu en Union Soviétique dans les années 30. À la fois par son impact (il est vendu à 500 000 exemplaires) et par les clivages politiques et intellectuels qu'il révèle, ce roman peut être considéré comme un des événements intellectuels qui marquent symboliquement, en France, le début de la Guerre Froide. Le devoir de témoigner éprouvé par certains des écrivains exilés se heurte donc, pendant cette première configuration de réception des littératures de l'Est, à des réticences et suscite des polémiques.

Le cas de Milosz, évoqué tout à l'heure, est encore plus complexe : d'une part, sa décision de s'exiler et son essai-témoignage sur les intellectuels des démocraties populaires, paru chez Gallimard en 1953 ( La Pensée captive), restent encore "en avance" par rapport aux revirements politiques et intellectuels des milieux de gauche et progressistes français, qui ne se produiront qu'à partir de 1956 (l'année du rapport Khrouchtchev et des révolutions hongroise et polonaise). D'autre part, et pour des raisons opposées, Milosz est reçu avec une méfiance extrême par une grande partie de l'exil polonais lui-même, qui le juge violemment pour sa "collaboration" avec le régime de Varsovie et le considère un "agent communiste". En effet, non seulement Milosz n'est pas un exilé de la toute première heure, mais, homme de gauche, il devient à la Libération attaché culturel de la nouvelle Pologne populaire aux États- Unis et en France : c'est en 1951, alors qu'il est en poste à Paris, qu'il demande l'exil politique. Milosz bénéficie cependant d'un soutien singulier à l'intérieur de l'exil polonais: celui de sa plus importante revue culturelle, Kultura, et de la maison d'édition l'Institut littéraire, fondées en Italie, et actives à Paris dès 1946. Jusqu'au début des années 80 - lorsque, à la faveur de son prix Nobel, Milosz commencera à être abondamment traduit - c'est Kultura qui assure à cet écrivain (comme à beaucoup d'autres) la survie littéraire en langue polonaise (évidemment, hors la Pologne), puisqu'elle publie pratiquement toutes les éditions originales de son oeuvre.

Écrire en exil

Le problème central de l'écrivain exilé reste, en effet, comment continuer à écrire et à publier en exil ? Différents cas de figure sont ainsi possibles, à commencer par le fait de s'arrêter tout simplement d'écrire et / ou de publier, à cause du déracinement, du dépaysement, du déclassement vécu en exil. L'interdiction des oeuvres dans le pays d'origine d'une part, l'incapacité à franchir la barrière linguistique du pays d'accueil d'autre part, privent l'écrivain d'un destinataire potentiel et peuvent, en effet, le conduire à cesser complètement d'écrire. Si la possibilité matérielle existe, l'écrivain peut toutefois publier, dans sa langue d'origine, dans le réseau des revues de l'exil, sachant que, dans la durée, un curieux combat s'installe avec sa propre langue maternelle. Après plus de quarante ans d'exil, l'écrivain polonais Pankowski avoue lire quotidiennement le dictionnaire pour exercer son polonais et pour ne pas perdre le contact avec l'évolution de la langue.

Avec ou sans le préalable de cette publication, l'écrivain exilé peut ensuite passer le cap de la traduction, bénéficiant ainsi d'une diffusion de ses oeuvres dans la société d'accueil. Une prépublication par des revues ou des maisons d'édition de l'exil peut, en effet, faciliter ce passage, si ces instances parviennent à être, notamment grâce d'une conjoncture de réception favorable, un chaînon actif dans le processus de transfert littéraire. C'est par exemple le cas de la revue des exilés tchèques Témoignage (éditée à Paris), après l'écrasement du Printemps de Prague de 1968. Témoignage est un lieu par où transite toute la littérature tchèque non-officielle (samizdats ou publications des maisons d'édition en exil). Grâce à l'intérêt et à la sympathie suscités en France par l'écrasement du Printemps de Prague, la revue devient une véritable rampe de lancement de textes dans la traduction, et c'est l'une de ses très proches collaboratrices, elle-même exilée, qui devient la traductrice en français de la plupart des romans tchèques interdits après 1968.

La traduction en français peut ainsi constituer l'aboutissement de la diffusion parallèle des oeuvres littéraires interdites dans leur pays et publiées d'abord par les instances de l'exil: elle acquiert ainsi, implicitement du moins, une signification, sinon une visée politiques. Enfin, la traduction reflète à son tour la progression du discours littéraire non-autorisé : le nombre d'écrivains exilés traduits en français s'accroît continûment entre le début des années 50 et la fin des années 80. Leur réception est corrélée aux grandes crises qui rythment l'évolution des pays d'origine : ainsi par exemple, après 1956, ce sont les écrivains exilés hongrois qui sont le plus traduits, tandis que les Tchèques le sont notamment, on vient de le voir, après 1968 et les Polonais, pendant la décennie 80.

Le défi auquel l'écrivain "exilé" traduit reste toutefois confronté est d'éviter que sa situation équivoque de "double présence" - symbolique, par la fidélité à sa langue d'écriture et réelle, par la circulation effective de l'oeuvre - ne se transforme dans une "double absence", à défaut d'une réception réelle à la fois dans les pays d'origine et d'accueil. Une solution possible est celle qu'ont adoptée les "transfuges" linguistiques, c'est-à-dire les écrivains qui changent de langue d'écriture en rédigeant leur oeuvre (soit entièrement, soit à partir d'un moment de l'exil), le plus souvent, dans la langue du pays d'adoption. Faire cela, suppose non seulement le fait d'avoir des ressources linguistiques conséquentes, mais reflète aussi l'aspiration de l'écrivain exilé à se construire une nouvelle position littéraire, en cessant de se référer à son univers littéraire d'origine. Dans des situations assez exceptionnelles, l'écrivain exilé, via le changement de la langue, arrive à se reconvertir véritablement dans l'espace littéraire d'accueil, comme l'illustre le cas de Cioran ou de Kundera, désormais reconnus non plus simplement comme des auteurs étrangers traduits, mais comme des écrivains français à part entière.

Enfin, l'écrivain exilé peut jouer un dernier rôle, plus rare, mais complémentaire aux précédents: il peut devenir lui-même un médiateur, c'est-à-dire un intermédiaire et un relais entre l'espace littéraire « de départ » et « d'arrivée ». En tant que traducteur (comme l'écrivain roumain Virgil Tanase ou tchèque Petr Kral), directeur d'une revue de littérature internationale et publiée cette fois en français (comme l'écrivain roumain Dumitru Tepeneag ou le journaliste-écrivain Antonin Liehm), directeur de collection dans une maison d'édition française (comme c'est temporairement le cas de Paul Goma), voire même en tant que membre de son comité de lecture (comme Milan Kundera, chez Gallimard), l'écrivain exilé peut faciliter ainsi, directement ou indirectement, la connaissance et la diffusion de la littérature de son pays d'origine dans le pays d'accueil.

Pendant plus de quarante ans, les écrivains exilés des pays de l'Est ont, naturellement, témoigné des conceptions variées à la fois de la littérature et de leur propre rôle. Cette diversité va de l'engagement direct de leurs écrits à la pratique de l'art pour l'art, en passant par la séparation complémentaire entre leurs oeuvres et leurs activités militantes. C'est cette diversité qui a rendu possible à la fois le combat politique et la création d'une véritable littérature.

Bruno GROPPO

Le fait de perdre sa nationalité est aussi l'une des grandes nouveautés de ce XX e siècle même si cette pratique rappelle aussi l'ostracisme d'Athènes. Cette pratique prend son sens dans un siècle où le fait de posséder un passeport devient fondamental. Tel n'était pas le cas auparavant. Le XX e siècle est en quelque sorte le siècle au cours duquel triomphent les nationalismes. L'État nation devient le cadre normal de l'organisation de la vie politique. Ce sont très souvent des nationalismes qui se posent de manière assez différente de ceux qui avaient été imaginés par Victor Hugo ou par Mazzini. Ce sont très souvent des nationalismes d'exclusion qui se concrétisent par des visas et des passeports. C'est l'histoire du XX e lue au travers de l'histoire des papiers d'identité, des visas et des passeports. Ici, nous verrons difficilement une humanité qui se dirige vers toujours plus de liberté. Le XX e siècle nous a aussi appris à renoncer à ce type d'illusion. Priver quelqu'un de sa nationalité est une pratique inaugurée par le régime bolchevique en Russie. Cette pratique est ensuite reprise par le fascisme italien et plus largement encore par le régime nazi. On crée ainsi la figure de l'apatride. Cette figure a son sens au XX e siècle alors que cette figure ne revêtait pas le même sens au siècle précédent. Le contexte général de l'exil change donc considérablement au XX e siècle.

Je ne résiste pas à la tentation de vous rappeler que très près de Paris, la bibliothèque universitaire de Nanterre possède des collections remarquables sur les exils européens du XX e siècle et lui consacre aussi dans la revue Matériaux pour l'histoire de notre temps une attention particulière. Victor Hugo nous a rappelé que la France a été une terre d'accueil. Cette caractéristique fait partie de son identité politique. Toutefois, la France a aussi été, tout au long de son histoire, une terre d'expulsion. Il suffit de citer le cas des Protestants. La France a donc un double visage. Pour ceux d'entre vous qui souhaiteraient approfondir ces questions, la BDIC du campus de Nanterre est un outil formidable. Il s'agit probablement d'une source unique d'informations en Europe. Je laisse maintenant la parole à la salle.

Débat

De la salle

M. Fejtö, parliez-vous français lorsque vous êtes arrivé en France ? Dans quelle langue, rédigiez-vous vos écrits publiés dans les revues ? Pouvez-vous préciser quel était le problème de la langue pour les exilés et en particulier pour les écrivains ?

François FEJTÖ

J'ai dit que mon cas était atypique, puisque j'ai déjà parlé le français, sinon l'argot parisien, dès mon arrivée. Je lisais sans difficulté Montaigne, Racine et Proust, sans pour autant réussir à comprendre les chauffeurs de taxi, dans les premiers temps. Ma femme savait aussi par coeur des poèmes de Baudelaire et de Verlaine. Mais j'ai mis dix ans à rédiger assez correctement dans cette langue sans avoir besoin de relecture par un Français. Je dois dire cependant que jamais ma maîtrise de cette dernière langue n'a atteint celle que j'avais de la langue maternelle. Si j'étais resté ou revenu en Hongrie, j'aurais été sans doute un écrivain beaucoup plus littéraire car mon vocabulaire était bien plus riche. En France, je me suis orienté - parce que c'était plus facile - vers l'histoire, l'essai et le journalisme. Quand, à partir de 1989, après une interruption de plus de quarante ans, on a recommencé à me publier en Hongrie, je me suis fait traduire par d'autres, surtout faute de temps. Et c'était cela la grande épreuve pour moi, car malgré la grande qualité de mes traducteurs, j'ai dû passer presque autant de temps réécrire que j'en aurais mis à écrire directement. Ce qui m'a appris que, pour traduire sans trahir, il faut un art spécial que je ne possédais pas. Lisez le livre de l'écrivain franco-chinois François Cheng Le dialogue. Il y analyse merveilleusement bien la difficulté à exprimer la même pensée dans une langue puis dans l'autre. « Ici... L'exilé se rend compte combien le langage confère la légitimité d'être » . La difficulté que j'ai rencontrée m'a ramené à la discipline qui a eu ma préférence à l'époque de mes études universitaires : l'étymologie comparée.

De salle

Vous avez affirmé qu'il n'existait pas de statut international du réfugié politique.

Bruno GROPPO

Non, j'ai affirmé qu'il n'existait pas de statut international de l'exilé politique. En revanche, il existe un statut international du réfugié lequel statut couvre aussi le cas des exilés. Cependant, ce statut porte essentiellement sur la figure du réfugié et pas sur la figure de l'exilé en tant que telle. L'exilé en tant que tel n'existe pas pour la convention de Genève.

De la salle

L'accord de Schengen restreint également le droit des réfugiés.

Bruno GROPPO

Oui.

De la salle

Quel est le titre du roman que Pasternak fait passer en Occident ?

Ioana POPA

Il s'agit du Docteur Jivago.

De la salle

J'ai l'impression que certains exilés partant pour des raisons politiques, une fois installés dans le pays d'accueil sont obligés, du fait de la position qu'ils occupent et du risque de se faire expulser, de renoncer à leur lutte politique. Êtes-vous d'accord avec cette affirmation ? J'affirme cela en pensant à Kundera. Peut-être également que Pasternak s'est rendu compte qu'il allait non seulement ne pas pouvoir écrire mais qu'il allait aussi perdre ce qui constituait sa personnalité.

Ioana POPA

En effet, la manière d'envisager l'engagement politique est variable suivant les personnes. Kundera peut être considéré comme un cas à part. Il devient non seulement un écrivain étranger traduit mais il réussit aussi à se convertir complètement dans l'espace littéraire d'accueil puisqu'il est désormais considéré comme un écrivain français à part entière. Son évolution est relativement complexe. Kundera est un écrivain qui peut publier normalement en Tchécoslovaquie. Son roman La plaisanterie peut être publié dans son pays. Cependant, suite à l'écrasement du Printemps de Prague et du mouvement réformiste tchécoslovaque et suite à ses prises de position très courageuses dans l'Union des écrivains tchécoslovaques, il est alors interdit. Au même moment, chez l'éditeur Gallimard, la traduction de son roman va paraître. Ce sera une traduction non autorisée sachant que le roman a été interdit dans le pays d'origine de Kundera. Il s'en suivra alors une période assez grise pour l'écrivain. Kundera restera en Tchécoslovaquie où il pourra continuer à publier clandestinement grâce aux initiatives de Claude Gallimard en France. C'est de cette manière qu'il va recevoir le prix Médicis Étranger. Ses ressources symboliques et matérielles proviennent donc de l'extérieur. Son départ en France est toujours atypique au sens où il s'agit d'un départ autorisé. Il est en effet invité à Rennes en tant que professeur. Or, c'est lors de son voyage en France qu'il est déchu de sa nationalité. Il est alors obligé de rester en France.

Bruno GROPPO

À propos des exilés intellectuels bulgares, l'écrivain Gorki Markov tué à Londres par le parapluie bulgare constitue-t-il un cas unique ? En France, compte-t-on aussi de tels cas d'intellectuels bulgares assassinés ?

Ioana POPA

Je connais très peu le cas des écrivains bulgares. Je sais néanmoins qu'il existe d'autres attentats au parapluie empoisonné visant d'autres écrivains. Ces événements ont eu lieu dans les années 70 et 80. D'autres dissidents exilés ont donc également été victimes de ce type d'attentats.

Bruno GROPPO

Je vais vous lire une question écrite qui s'adresse aux organisateurs de ce colloque. Quand la décision a-t-elle été prise d'organiser le présent colloque ? Qui se trouve à l'origine de cette initiative ? Je ne vais pas répondre à cette question. Les organisateurs de ce colloque vont certainement répondre à cette interrogation dans un instant.

De la salle

Je suis frappé par l'ampleur des mouvements de population qui ont eu lieu au XX e siècle, mouvements liés aux changements de frontières ou aux questions de nationalité. Je suis allé récemment en République Tchèque. J'ai donc eu des informations complémentaires sur le départ des 2,5 millions d'Allemands qui ont été chassés en 1945 essentiellement vers la Bavière. Je crois que Staline a ordonné des mouvements très importants quand les frontières de la Pologne et de l'URSS ont été fixées. Il aurait été intéressant de dire quelques mots de ces mouvements de masse.

Bruno GROPPO

M. Fejtö peut peut-être répondre à cette question. Vous vous êtes certes intéressé à la dissolution de l'Empire austro-hongrois et à la naissance d'une série de nouveaux États conduisant à un nouveau découpage des frontières au coeur de l'Europe.

François FEJTÖ

En effet, vous avez raison, la dissolution de l'Empire austro-hongrois, la naissance, les péripéties voire la mort des nouveaux États qui se retrouvent à présent au sein de l'Europe, c'était un des sujets qui m'ont le plus passionné dans toute ma vie. Ce qui fait que j'ai eu peut-être tort en parlant de mes deux identités hongroise et française. Je n'ai pas dit toute la vérité, car étant né d'une famille dispersée sur le territoire de toute la monarchie, j'ai eu une expérience existentielle des problèmes qui se sont posés aux habitants de ces pays qui étaient tous multinationaux. Ils ont essayé, sans y réussir, de se transformer en États nationaux. Le découpage, les démembrements de l'empire ont rendu plus aigus, plus difficiles à résoudre, les problèmes posés par cette multi-nationalité qu'ils ne l'avaient été sous la monarchie dont j'ai vécu, personnellement, familialement et bien douloureusement, la fin. Être minoritaires dans des pays où autrefois ils étaient maîtres constituait un changement de situation que des millions de Hongrois ont difficilement vécu en Roumanie, en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. J'espère qu'en entrant dans l'Union européenne, ces pays trouveront une solution satisfaisante pour le problème de la cohabitation sans frictions de gens parlant des langues et attachés à des traditions culturelles différentes les unes des autres. Beaucoup de Français font semblant de ne pas comprendre la difficulté de respecter le principe de l'égalité des citoyens qui veulent conserver leur langue et leur culture différentes dans un pays centralisé. Or l'Europe du Centre et de l'Est et les Balkans ne sont pas les seuls à connaître ces problèmes : ils existent et perturbent la stabilité des pays démocratiques de l'Ouest comme la Belgique, la Grande-Bretagne et l'Espagne, et pourquoi pas nommer aussi la France ? La Suisse est peut-être le seul pays qui n'en souffre pas, malgré la conservation de ses structures anciennes et de leur autonomie. Avoir gardé ma sensibilité à l'égard de ces problèmes fait que je continue à m'affirmer comme « centre-européen » et que je sois en même temps un partisan fervent de l'unité européenne, en tant qu'étape vers une citoyenneté du monde qui se dessine en perspective.

Bruno GROPPO

Telle sera la conclusion de notre table ronde. Cette dernière phrase exprime certainement l'espoir que nous partageons tous.

M. Alain DELCAMP, directeur général de la Communication et du Développement technologique

Pour répondre à la question portant sur l'organisation de cette journée, je souhaite préciser que c'est le Président du Sénat ainsi que le Bureau du Sénat qui ont pris la décision au mois de novembre 2001 d'organiser cet événement au moment où le Sénat a décidé de s'associer aux manifestations du Bicentenaire de la naissance de Victor Hugo. Vous savez tous que le poète a été par deux fois membre d'une deuxième chambre siégeant au Luxembourg, de 1845 à 1848 et de 1876 à 1885. L'idée du colloque néanmoins ne s'est affirmée qu'après les premiers contacts que cette initiative nous a permis d'avoir, notamment avec deux personnes qui se sont exprimées ou qui vont s'exprimer ce matin. Je veux parler de M. Jacques Seebacher et de M. Guy Rosa. Ces deux intervenants se répondent en tant que fondateur et animateur du groupe Hugo de l'Université de Paris VII qui se trouve au coeur de la recherche hugolienne. Ce sont eux aussi qui nous ont mis sur le chemin de l'exil. Ils nous ont permis de comprendre que si l'exil est un ébranlement de la personne, c'est aussi la première pierre sur laquelle cette personne peut se reconstruire. C'est la raison pour laquelle nos célébrations s'articulent autour de deux journées, la journée de vendredi étant consacrée à l'exil et à la souffrance et la journée de samedi étant consacrée à la tolérance puisque l'exil est une manière pour chacun de se trouver voire de se dépasser. Or c'est en se dépassant qu'il est possible de devenir une référence. C'est la raison pour laquelle vous entendrez cet après-midi des témoignages de personnalités qui ont vécu la même expérience que Victor Hugo et qui ont peut-être suivi le même itinéraire. Je vais laisser maintenant la parole à M. Rosa lequel va axer son intervention sur Victor Hugo. Nous avons certes abandonné quelque peu les références au grand homme au cours de notre matinée. Cependant, notre but n'était nullement de céder au vertige habituel de la commémoration. Notre but, au contraire, était de voir ce qui pouvait être utile dans le passé pour éclairer notre présent.

HUGO EN EXIL : TEMOIGNAGES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

GUY ROSA

Professeur à l'université Paris VII, animateur du Groupe Hugo

Pour beaucoup d'hommes, la défaite des révolutions de 1848 dans toute l'Europe ouvre le temps de l'exil comme la sanction d'un échec personnel et national : temps de souffrance et d'épreuves. Pour Hugo, l'exil fut un accroissement. On s'explique sans peine le contentement intérieur des premiers jours qui lui fait signer l'une de ses toutes premières lettres d'exilé « le proscrit satisfait » 1 ( * )43 : soulagement de qui, l'épreuve du feu passée, se sait courageux ; satisfaction du devoir accompli ; approbation de la conscience ; justification publique aussi pour un militant de fraîche date, souvent accusé d'opportunisme et dont on mettait le ralliement républicain au compte de l'ambition parce qu'il datait à peu près du moment, juin 1849, où la gauche ayant perdu ses chefs, emprisonnés ou proscrits 1 ( * )44 , elle aurait offert un avenir plus brillant que la droite encombrée de leaders. Ajoutons la fièvre de l'indignation, l'exaltation du combat à poursuivre par des armes qui sont maintenant les siennes - la parole et l'écriture -, l'empressement des Belges flattés d'accueillir le plus grand poète du temps et sincèrement choqués de l'infortune de la France dont la révolution avait donné naissance à leur propre nation, le mouvement vers lui des autres proscrits comme vers une protection et un guide.

La proscription de Victor Hugo

Au reste, l'exil serait de courte durée, tous en étaient persuadés tant la base politique du régime était étroite - même Thiers ! - et universelle une réprobation souvent teintée d'appréhension au souvenir de l'oncle 1 ( * )45 . En janvier 52, Hugo peut écrire : « Ce n'est pas moi, monsieur, qui suis proscrit, c'est la liberté; ce n'est pas moi qui suis exilé, c'est la France. 1 ( * )46 » À quoi fait écho, le disculpant de toute mégalomanie, tel journal belge : « ...la France n'est plus à Paris, elle est à Bruxelles avec V. Hugo [...] à qui Dieu et la France semblent avoir remis le soin de venger un grand peuple 1 ( * )47 ».

Moins d'un an après, il ne reste plus grand chose de cette effervescence pleine d'espoir. Il y eut encore banquets, toasts et discours lorsque Hugo dut quitter Bruxelles pour Jersey 1 ( * )48 , rien lorsqu'il en est expulsé trois ans après 1 ( * )49 et l'histoire de son exil fut celle d'un continuel assombrissement.

À la pauvreté près 1 ( * )50 , ses souffrances furent celles des autres exilés. Isolement d'abord. À Bruxelles, la proscription forme encore une société ; à Jersey, les Français sont une centaine 1 ( * )51 ; 75 à Guernesey toutes nationalités confondues ; après l'amnistie de 59, pas plus d'une dizaine et il y a quelque chose poignant dans la dignité courtoise avec laquelle Hugo quémande une visite à des amis parfois très proches. C'était tomber de très haut et devoir presque changer d'être. Car l'image du solitaire de Guernesey fait oublier que du Cénacle à l'Assemblée nationale et des généraux de l'Empire aux marchands de vin républicains du VIII e arrondissement, le cours de son existence avait si bien élargi et multiplié autour de Hugo les cercles de socialité qu'à la veille de l'exil, aucun homme de son temps sans doute n'avait une vie si mêlée à celle de ses concitoyens. Ce trait de caractère aura sa revanche dès le retour, en 70.

Sentiment aussi de la vacuité d'une existence sans utilité. À François-Victor, qui se plaint dès le printemps 1852 d'un « avenir muré », son père ne peut guère opposer que les certitudes froides d'un messianisme abstrait : « Ne parle pas d'avenir muré ; pour que l'avenir vous fût muré, mes enfants, il faudrait qu'il fût muré au progrès, à la démocratie, à la liberté 1 ( * )52 ». Mais lui-même avoue, trois ans après : « Je ne suis [...] pas pressé, je suis triste; je souffre d'attendre, mais j'attends et je trouve que l'attente est bonne » 1 ( * )53 .

Famille, surtout, asphyxiée et bientôt brisée par l'assèchement de son terreau mondain. Hugo avait vu dans l'exil l'occasion de la garder complète auprès de lui : « Quand nous serons réunis, écrit-il de Bruxelles, je ferai des vers, je publierai un gros volume de poésie, je m'y dilaterai le coeur, et il me semble que nous aurons des heures charmantes. Que ne suis-je à ce temps-là! » 1 ( * )54 . Hélas ! dès les premières années, l'aigreur ou l'agressivité animent les discussions familiales. Tous préféreraient Londres, n'importe quelle grande ville. L'épouse n'attend pas l'amnistie pour des escapades progressivement prolongées, bruxelloises ou parisiennes; les fils en profitent pour déserter à sa suite et l'on sait la fuite affolée d'Adèle H. Dans un agenda, à la date du 3 octobre 1858, Hugo note, sans commentaire mais entre guillemets : « ta maison est à toi, on t'y laissera seul » 1 ( * )55 .

La communauté des proscrits elle aussi, famille et société de substitution, s'effrite sous l'effet des autorisations de retour, s'aigrit sous celui de la misère, se décompose dans l'envie ou le soupçon - on y estime le nombre des mouchards au quart de l'effectif 1 ( * )56 -, se détruit dans les dissentiments politiques avivés en querelles suicidaires par l'irréalité de ces débats en l'absence de leur destinataire et de leur arbitre, le peuple. À Hugo qui s'étonne auprès d'un partant de son intention de s'installer à Bilbao plutôt qu'à Barcelone où il retrouverait beaucoup de français, ce dernier répond : « C'est justement pour cela que je vais à Bilbao » 1 ( * )57 .

Ne comptons pas pour rien la contrainte morale de cette société insulaire, accueillante mais intolérante et revêche 1 ( * )58 , ni non plus l'oppression d'une surveillance policière ouverte, constante, parfois agressive 1 ( * )59 . Elle pèse sur Hugo plus que sur d'autres et s'aggrave pour lui, assidûment censuré, dénigré et discrédité, du brouillage de la communication avec son public 1 ( * )60 .

Hugo se plaint peu, autant par caractère que par politique; sa mission le lui défend et ses succès lui auraient donné mauvaise grâce à le faire. Mais l'oeuvre alors, aussi optimiste soit-elle, multiplie les traces d'une disposition dépressive sans exemple auparavant, se troue d'« effondrements intérieurs ».

Qu'est-ce que l'exil ?

À la dernière année de l'exil - Hugo ne savait pas que c'était la dernière -, le portrait de l'exilé Lord Clancharlie et l'aventure de Gwynplaine ressassent l'histoire d'un désastre : « engloutissement », « écroulement », « ruine », « résidu ». On sous-estime aujourd'hui la profondeur de ces blessures et l'on met au compte de l'exagération romantique l'amertume de la plainte des exilés de 48. Bien à tort : aucun droit international n'affaiblissait le sérieux des frontières, aucune conscience mondiale leur bien fondé ; ceux qui étaient loin étaient très loin, sans que la séparation soit réparée par aucune des communications modernes; surtout, le sentiment d'appartenance à la communauté - aussi vif qu'aujourd'hui mais différent - désignait à chacun moins l'origine de son identité que le bénéficiaire dernier de son existence (cela se mesure, par exemple, à la passion de l'héritage, passion alors, moins d'hériter que de transmettre). Être exilé, c'était vivre une vie réduite à elle-même, autant dire n'être rien.

Il existe encore à Jersey une sorte de tombeau des proscrits inconnus 1 ( * )61 ; on y lit dix noms d'exilés, morts entre avril 1853 et janvier 1856, liste déplorable qui contraste avec une autre, glorieuse : Napoléon le Petit, Les Châtiments, Les Contemplations, La Légende des siècles, Les Misérables, William Shakespeare... Les souffrances partagées, là destructrices, se retournent ici en valeur et en sens. Le sacrifice consenti n'y suffisait pas - la preuve -, ni non plus la magie de je ne sais quelle transfiguration poétique - au nombre des exilés, Hugo n'était pas le seul écrivain. IL fallait pour que la proscription fît de lui ce qu'il y devint, que l'exil fût pour Hugo le lieu d'un ancrage personnel plus profond, d'une position politique plus juste, d'un accomplissement littéraire.

La première fois qu'il dut songer à quitter son île, Victor Hugo en fut « assez contrarié » : « [...] voici que les médecins veulent que je voyage. Comprenez-vous ce guignon? Ce serait une absence de six semaines ou deux mois. Mais où aller? Qui est banni trouve le monde fermé. Peu importe après tout; -alors j'aurai la tombe. Me serais-je prédit mon avenir dans cette scène-là ? 1 ( * )62 ». Voici la scène ; don Carlos, futur empereur d'Allemagne menace Hernani de le mettre au ban de l'empire :

HERNANI

À ton gré, J'ai le reste du monde où je te braverai. Il est plus d'un asile où ta puissance tombe.

DON CARLOS

Et quand j'aurais le monde ?

HERNANI

Alors j'aurai la tombe 1 ( * )63 .

Rien de surprenant à cette assimilation de l'exil et de la mort : l'exclusion de la société s'achève dans celle du cercle des vivants et la mort offre refuge à la liberté ; pour dire cela, Hugo avait à sa disposition cinquante autre citations de son oeuvre antérieure tant elle est imprégnée d'une méditation sur l'exil. Mais il s'empare, en isolant ces vers, de l'idée, différente, que celui qui « a » le monde n'a rien de plus que celui qui « a » la tombe et même beaucoup moins, que l'exil ouvre un autre univers, plus habitable, plus vrai, que celui des vivants, même tout-puissants. Idée neuve ou plutôt constatation résultant de l'expérience même de l'exil.

Elle s'exprime largement dans l'oeuvre, mais souvent aussi dans de simples lettres, au plus près du vécu. 1855, à sa cousine, Marie Hugo, qui entre au Carmel : « Chère enfant, tu vas bientôt faire ce grand acte de sortir du monde. Tu vas t'exiler, toi aussi; tu le feras pour la foi comme je l'ai fait pour le devoir 1 ( * )64 . » 1856, à Edmond About : « Un proscrit est une espèce de mort. Il peut donner presque des conseils d'outre- tombe 1 ( * )65 »; et, à Villemain : « L'exil ne m'a pas seulement détaché de la France, il m'a presque détaché de la terre et il y a des moments où je me sens comme mort et où il me semble que je vis déjà de la grande et sublime vie ultérieure 1 ( * )66 . » Le sentiment d'être mort ne donne donc pas son contenu à la méditation de l'exilé ; il n'est que l'accès à une évasion mystique quotidienne. Dieu est son objet dernier - « J'habite dans cet immense rêve de l'océan, je deviens quelque peu un somnambule de la mer... je finis par ne plus être qu'une espèce de témoin de Dieu 1 ( * )67 » -, mais sa substance et sa tonalité dépendent des conditions effectives de l'exil : transparence de la conscience garantie par le sacrifice, liberté d'une autonomie absolue - puisque le hors la loi ne trouve de loi qu'en lui 1 ( * )68 -, fusion dans la nature permise à qui est rejeté du monde des hommes, mais aussi communication immédiate avec l'humanité maintenant que sont dissoutes toutes les médiations sociales. Telle est l'extase de l'exil. Les oeuvres la disent souvent, mais telle note l'atteste avec la nudité du plaisir : « Je suis là, j'ai deux chaises dans ma chambre, un lit de bois, un tas de papiers sur ma table, l'éternel frisson du vent dans ma vitre, et quatre fleurs dans mon jardin que vient becqueter la poule de Catherine pendant que Chougna, ma chienne, fouille l'herbe et cherche des taupes. Je vis, je suis, je contemple. Dieu à un pôle, la nature à l'autre, l'humanité au milieu. Chaque jour m'apporte un nouveau firmament d'idées. L'infini du rêve se déroule devant mon esprit, et je passe en revue les constellations de ma pensée 1 ( * )69 . »

On comprend que Hugo puisse conclure : « Je trouve de plus en plus l'exil bon.[...] Depuis trois ans - en dehors de ce qui est l'art - je me sens sur le vrai sommet de la vie [...]. Ne fût-ce qu'à ce point de vue, j'aurais à remercier M. Bonaparte qui m'a proscrit, et Dieu qui m'a élu. Je mourrai peut-être dans l'exil, mais je mourrai accru 1 ( * )70 . »

Bien plus tard, Ce que c'est que l'exil, préface du second volume d'Actes et Paroles - Pendant l'exil, transpose en affirmation générale cette expérience personnelle. Première page : « Un homme [...] tellement dépouillé qu'il n'a plus que sa conscience, tellement isolé qu'il n'a plus près de lui que l'équité, tellement renié qu'il n'a plus avec lui que la vérité, tellement jeté aux ténèbres qu'il ne lui reste plus que le soleil, voilà ce que c'est qu'un proscrit 1 ( * )71 . » Antithèses éloquentes, mais rigoureuses : l'exclusion des liens sociaux, des propriétés et des droits - la mort symbolique du proscrit - le rejette du côté de l'impersonnel sous ses trois formes : impersonnalité du nombre - où il rejoint le peuple et, au-delà, l'humanité ; impersonnalité par essence - où il rentre dans la proximité de la nature et de l'idéal ; impersonnalité dans le temps : il est l'homme du progrès parce que, dans la forclusion du présent, il est celui de la mémoire et de l'avenir. Conclusion : « [...] lui, misérable, les misères sont venues le trouver ; les naufragés ont demandé secours à ce naufragé. Non seulement les individus, mais les peuples; non seulement les peuples, mais les consciences; non seulement les consciences, mais les vérités 1 ( * )72 . »

Ce ne fut pas en vain, on le sait. Car - corollaire de l'inversion hyperbolique des valeurs au passage à l'infini - la plus grande liberté résulte de la sujétion maximale et la toute puissance du comble de la faiblesse : « ... votre pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle : quand cela vous quitte, vous êtes débarrassé, et vous vous sentez libre et maître; rien ne vous gène désormais; en vous retirant tout, on vous a tout donné; tout est permis à qui tout est défendu; vous n'êtes plus contraint d'être académique et parlementaire; vous avez la redoutable aisance du vrai, sauvagement superbe. [...] La plus inexpugnable des positions résulte du plus profond des écroulements; il suffit que l'homme écroulé soit un homme juste; [...] il est bon qu'il soit accablé, ruiné, spolié, expatrié, bafoué, insulté, renié, calomnié, et qu'il résume en lui toutes les formes de la défaite et de la faiblesse, alors il est tout puissant. [...] Quelle force que ceci : n'être rien ! 1 ( * )73 »

Cette force, on s'explique que Hugo revient symboliquement la puiser dans l'exil, à Bruxelles et Vianden d'abord, puis Quatrevingt-Treize lorsque la Commune et sa répression rouvrent devant l'histoire en marche le trou profond où Louis-Napoléon Bonaparte l'avait déjà fait tomber.

L'accroissement constaté « en dehors de ce qui est l'art » rejoint donc l'oeuvre, la relance et en récupère l'énergie en une spectaculaire surenchère. Car tout se passe comme si l'oeuvre antérieure de Hugo avait eu le pressentiment et le souhait d'un exil dont la réalité vint remplir l'attente, et la dépasser. Beaucoup de ses personnages, hommes sans racines ou déplacés, étaient des exilés, mais d'un exil fortuit et inintelligible, vécu comme une fatalité. Entre Hernani ou Ruy Blas et Gwynplaine la différence ne tient pas à la sévérité de la catastrophe - elle est plus complète dans L'Homme qui rit - mais à sa nature : les drames montraient dans l'entreprise du héros, usurpation légitime ou légitimation usurpée, une contradiction sans issue; Gwynplaine va au devant d'un échec nécessaire et salutaire : « Il faut passer par les abîmes ». Jean Valjean et Gilliatt sont « hors de tout » comme Quasimodo, mais pourvoyeurs d'avenir. En 1851, Léopoldine était morte depuis longtemps, beaucoup des pièces des Contemplations étaient écrites et le titre du recueil trouvé; mais il fallut l'exil pour que la superposition des dates de la mort de Léopoldine et de la mort civile de son père, divisant ensemble ces « Mémoires d'une âme », donne au recueil son architecture et son sens. Bref, la proscription ratifie l'oeuvre et la dépasse avant que l'oeuvre, enregistrant à son tour ce dépassement, figure en ce progrès la vie de son auteur comme un trajet porteur de sens - non pas comme un destin mais comme une Histoire. Dans cette étonnante circularité progressive, l'exil fait de Hugo son plus éclatant personnage.

Troisième table ronde sur

* 59 Le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse (édition de 1983), pour sa part, le définit ainsi : « Situation de quelqu'un qui est expulsé ou obligé de vivre hors de sa patrie ; lieu où cette personne réside à l'étranger ». IL est intéressant de noter que l'Encyclopaedia Universalis n'inclut pas un article sur l'exil.

* 60 EGL'INNOCENTI Maurizio, « L'esilio nella storia contemporanea », in L'esilio nella storia del movimento operaio e l'emigrazione economica, a cura di M. Degl'Innocenti, Bari/Rome, Lacaita, 1992, p. 8.

* 61 MILZA Pierre, « Introduction et problématique générale », L'émigration politique en Europe aux XIX e et XX e siècles, Rome, École Française de Rome, 1991, p. 7.

* 62 Ibid., p. 7.

* 63 Pour le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse, le réfugié est une « Personne ayant quitté son pays d'origine pour des raisons politiques, religieuses ou raciales et ne bénéficiant pas, dans le pays où elle réside, du même statut que les populations autochtones, dont elle n'a pas acquis la nationalité » . Un autre dictionnaire encyclopédique, le Robert, définit le réfugié comme « une personne qui a dû fuir le lieu, le pays qu'elle habitait afin d'échapper à un danger (guerre, persécutions politiques ou religieuses, etc.) ». L' Encyclopaedia Britannica définit le réfugié comme « any uprooted, homeless, involuntary migrant who has crossed a frontier and no longer possesses the protection of his former government ».

* 64 Le facteur religieux a souvent joué un rôle important dans le phénomène de l'exil, mais son importance a diminué dans les exils européens du XX e siècle par rapport à celle de facteurs plus spécifiquement ou explicitement politiques.

* 65 HOBSBAWM Eric, The Age of Extremes. A History of the World. 1914-1991. New York, Vintage Books, 1995.

* 66 Cf. Michael R. MARRUS, Les exclus. Les réfugiés européens au XX e siècle, Paris, Calmann- Lévy, 1986 (en anglais The Unwanted. European Refugees in the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 1985).. Marrus écrit : «Chassés par les guerres et les persécutions, et contraints de chercher asile à l'étranger, les réfugiés hantent le continent européen depuis des temps immémoriaux, mais il faut attendre le XX e siècle pour qu'il constitue un véritable problème de politique internationale, susceptible d'affecter gravement les relations entre États. (...) L'émigration forcée prend en effet, à l'époque moderne, une ampleur jamais vue » (MARRUS M., op. cit., p. 11).

* 67 « Le mot réfugié a été forgé pour désigner les protestants chassés de France au XVII e siècle, mais jusqu'à la fin du XIX e siècle les mots émigré et exilé ont plus volontiers été utilisés et ce n'est qu'ensuite que le mot réfugié l'a emporté sur les autres, pour décrire des phénomènes de plus en plus massifs » ( MATHIEU Jean-Luc, Migrants et réfugiés, Paris, PUF, 1991, p. 11).

* 68 Cité par MARRUS M., op. cit.,, p. 16.

* 69 Ibid.

* 70 Ibid.

* 71 Une partie de ces émigrés juifs, surtout après la révolution russe de 1905 et sa répression, était composée de militants politiques socialistes, en particulier de membres du Bund (le parti social- démocrate juif de Lituanie, Pologne et Russie), et il est intéressant de noter que beaucoup d'ex- bundistes jouèrent ensuite un rôle important dans le mouvement ouvrier juif et dans le mouvement syndical aux États-Unis.

* 72 MARRUS M., op. cit., p. 38.

* 73 Les mémoires d'Alexandre Herzen. Passé et méditations (Lausanne, L'Age d'Homme, 1981, 4 vol.) offrent un portrait saisissant de ce monde des exilés révolutionnaires du XIX e siècle.

* 74 LEQUIN Yves, « Métissages imprudents ? », in : LEQUIN Y. (dir.). Histoire des étrangers et de l'immigration en France, Paris, Larousse, 1992, p. 393.

* 75 Dans la langue allemande, le terme Fliichtling, s'impose, pour désigner les réfugiés, au lendemain de la Première guerre mondiale.

* 76 Comme par exemple celui que délivre en France l'OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) aux demandeurs d'asile qu'il reconnaît, après examen, comme de « vrais » réfugiés.

* 77 Voir « Émigrés », par Massimo Boffa, dans FURET François, OZOUF Mona, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, pp. 346-359. On estime à plus de 150 000 le nombre de ces émigrés.

* 78 Cf. PONTY Janine, « Réfugiés, exilés, des catégories problématiques », Matériaux pour l'histoire de notre temps, n.° 44, octobre-décembre 1996, p. II.

* 79 Elle utilise également, pour indiquer les émigrés politiques, les mots Verbannte (bannis) et Vertriebene (chassés, expulsés). Dans l'un des Svendborger Gedichte (Londres, Malik Verlag, 1939) intitulé « Über die Bezeichnung Emigranten » (« Sur l'appellation d' « émigré » »), écrit pendant son exil au Danemark, Bertold Brecht refuse l'appellation Emigranten, qui lui semble trop proche d'Auswanderer, c'est-à-dire d'émigré volontaire, et préfère se dire Verbannte et Vertriebene : « Immer fand ich den Namen falsch, den man uns gab : Emigranten. Das heisst doch Auswanderer. Aber wir wanderten doch nicht aus, nach freiem Entschluss wählend ein anderes Land. Wanderten doch auch nicht ein in ein Land, dort zu bleiben, womöglich für immer. Sondern wir flohen. Vertriebene sind wir, Verbannte. Und kein Heim, ein Exil soll das Land sein, das uns da aufnahm ». (BRECHT Bertold, « Über die Bezeichnung Emigranten », in : Literarische und politische Texte aus dem deutschen Exil 1933-1945, hrsg. v. Ernst LOEWY, Stuttgart, 1979, pp. 484-485).

* 80 WEIL Patrick, La France et ses étrangers, Paris, Gallimard, 1995, p. 500, note 14. Gérard Noiriel note que « le mot « immigration » (et ses dérivés, « immigre », « immigrant ») fait partie du lexique qui se constitue en même temps que la IIIe République » (NOIRIEL Gérard, Le creuset français. Histoire de l'immigration XIX e -XX e siècle, Paris, Seuil (Coll. Points), 1988, pp. 78 sq.)

* 81 La première grande vague de migrants européens en direction des États-Unis, qui commença dans les années 40, fut suivie par une deuxième, encore plus massive, à partir des années 80, en provenance surtout d'Europe orientale et méridionale. L'Amérique latine devint elle aussi la destination de puissantes vagues migratoires. La diffusion des bateaux à vapeur, ainsi que des chemins de fer, rendit possibles ces déplacements massifs de population.

* 82 MILZA P., art. cit., p. 6.

* 83 Janine Ponty note que « nombre d'étrangers en France au XX e siècle affirment être des « émigrés » parce qu'ils portent en eux le souvenir du pays d'origine » (art. cit., p. 10).

* 84 Cf. SIMPSON John II., The Refugee ProbleM. Report of a Survey, Oxford, 1939.

* 85 Comparé au XX e siècle, avec ses deux guerres mondiales, le XIX e apparaît comme une époque relativement pacifique, en dépit des guerres (guerres napoléoniennes, guerre de Crimée, guerre austro-prussienne, guerre franco-prussienne, guerres du Risorgimento italien, guerre d'indépendance grecque) qui le ponctuèrent jusqu'aux années 70. Aucune de ces guerres ne créa des masses de réfugiés comparables à celles des guerres du XX e siècle.

* 86 Cf. l'article « Réfugiés » (par Pierre Bringuier) de l'Encyclopaedia Universalis, Paris, 1996, p. 684. Cf. aussi ZOLBERG Aristide, « The Formation of New States as a Refugee Generation Process », Anna/s of the American Academy of Political and Social science, mai 1983 ; Id. « Contemporary Transnational Migrations in Historical Perspective : Patterns and Dilemmas », in KRITZ Mary M., éd., U.S. Immigration and Refugee Policy. Global and Domestic Issues, Lexington, 1983, pp. 18-19.

* 87 Ce dernier toutefois se reconstitua rapidement sous l'autorité des bolcheviks.

* 88 Le concept même de frontière d'État fixe, fermée et contrôlée, est lié à l'affirmation définitive des États nationaux entre la fin du XIX e siècle et le début du XX e . Avant le XIX e siècle on passait d'un pays à l'autre sans besoin de passeports ou de visas, et même au XIX e on circulait beaucoup plus facilement qu'au XX e . Les frontières étaient infiniment plus perméables qu'aujourd'hui.

* 89 « Somme toute, les réfugiés représentent les laissés-pour-compte des arrangements de 1919, ceux dont les traités ne savent que faire et que les grandes puissances considèrent, si tant est qu'elles s'en préoccupent, comme un phénomène de second ordre » (MARRUS M., op. cit., p. 58). Avant la première guerre mondiale, écrit Pierre Bringuier, « les réfugiés, pris en tant qu'individus ou en masse, étaient accueillis dans tel ou tel pays à partir de la très ancienne tradition de l'asile, qui s'appuyait sur des considérations religieuses ou philosophiques et non pas sur le droit. L'absence quasi totale du droit est facilement explicable : la relation entre l'individu et la puissance publique (le prince ou la cité) était finalement plus personnelle que juridique, de sorte que l'essentiel était à cette époque de renouer un lien personnel de même type avec un autre prince ou une autre cité.

Tout change à partir du moment où l'État-nation devient le modèle normal de l'organisation politique. Les relations personnelles s'effacent devant les liens juridiques. L'individu qui ne peut plus se réclamer d'un État est, à l'époque moderne, dans une situation dramatique de ce seul fait. Or le réfugié est non seulement une personne déracinée, dans des conditions matérielles souvent extrêmement pénibles, mais c'est encore une personne privée de ce lien de rattachement essentiel à un État dont, cependant, elle garde la nationalité » (Pierre BRINGUIER, « Réfugiés », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1996, vol. 19, p. 684).

* 90 MARRUS M., op. cit., pp. 57-58.

* 91 RÖDER Werner, STRAUSS Herbert A. (éd.), Biographisches Handbuch der deutschsprachigen Emigration nach 1933, vol. I. München-New York-London-Paris, Saur, 1980, p. XIII et XXXV ; RÖDER Werner, « Emigration nach 1933 ». in M. BROSZAT u. H. MÖLLER (Hg.), Das Dritte Reich. Herrschaftsstruktur und Geschichle, Munich, Beck, 1983, p. 232. On estime le nombre des émigrés politiques proprement dits entre 25.000 et 30.000. Cf. MEHRINGER Hartmut, « L'esilio socialista tedesco 1933-1945. La strada dal socialismo rivoluzionario alla democrazia sociale », in L'esilio nella storia del movimento operaio e l'emigrazione economica, cit., p. 209.

* 92 Cf. DREYFUS-ARMAND Geneviève, L'exil des républicains espagnols en France. De la guerre civile à la mort de Franco, Paris, Albin Michel. 1999. La majorité de ces réfugiés rentra en Espagne, mais plus de 150.000 restèrent en France (Cf. ibid., p. 80). Sur l'exil espagnol en Amérique latine et en particulier au Mexique voir LIDA Clara, Inmigracion y exilio. Reflexiones sobre el caso español, Madrid, Siglo XXI Editores, 1997.

* 93 Cf. MARRUS M., op. cit., chap. V

* 94 MARRUS M., op. cit., p. 46.

* 95 TARTAKOWER Arieh, GROSSMANN Kurt R., The Jewish Refugee, New York, 1944, p. 1.

* 96 Avant 1945 la législation américaine ne distinguait pas les réfugiés des immigrés. Le problème des réfugiés ne se posait donc pas en tant que tel, mais exclusivement dans le cadre des lois sur l'immigration. Dans les années 30 le système des quotas par pays, introduit par l'Immigration Act de 1924, fut appliqué de manière particulièrement restrictive et dans beaucoup de cas les quotas par pays ne furent pas remplis. Par ailleurs, les États-Unis ne faisaient pas partie de la SdN et ne reconnaissaient pas les « passeports Nansen » créés par la SdN pour protéger certaines catégories de réfugiés, comme les Russes ou les Arméniens. Cf. DAVIE Maurice R., Refugees in America. Report of the Commission for the Study of Recent Immigration from Europe, New York, Harpcr and Brothers, 1947 (Reprint 1974, Grenwood Press, Westport.

* 97 En ce qui concerne l'Amérique latine, Clara Lida note que « en las decadas de 1930 y 1940 la legislacion fue cerrando una a una las puertas de los demás paises receptores de America » (LIDA C., Inmigración y exilio, cit., p. 140), comme le Mexique l'avait déjà fait à partir de la Constitution de 1917. La généreuse politique d'accueil du Mexique à l'égard des exilés républicains espagnols fut une exception, motivée par des raisons de solidarité politique, et ne remit pas en cause l'attitude restrictive en matière d'immigration.

* 98 Sur cette problématique voir NOIR1EL Gérard, Réfugiés et sans papiers. La République face au droit d'asile XIXe-XXe siècle, Paris, Hachette, 1998. Dans ses souvenirs l'écrivain autrichien Stefan Zweig décrit le choc que représenta pour lui le fait d'être privé, à la suite de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie en 1938, de sa nationalité et de son passeport, et conclut : « Et j'étais forcé de me souvenir sans cesse de ce que m'avait dit des années plus tôt un exilé russe : « Autrefois, l'homme n'avait qu'un corps et une âme. Aujourd'hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n'est pas traité comme un homme » » (ZWEIG Stefan, Le monde d'hier. Souvenirs d'un européen, Paris, Belfond, 1993, p. 500. Dans le roman de Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite, le Maître répond ainsi à Koroviev, qui s'était exclamé « Plus de papiers, plus d'homme » : « Vous avez très bien dit, commenta le Maître, frappé par la perfection du travail de Koroviev. Plus de papiers, plus d'homme. Et justement, je n'existe plus, puisque je n'ai plus de papiers » BOULGAKOV Mikhaïl, Le Maître et Marguerite, in Id., Romans, Paris, R. Laffont (Coll. Bouquins), 1993, p. 886.

* 99 REALE Egidio, Le régime des passeports et la SDN, Paris, Arthur Rousseau, 1930 (Cité dans NOIRIEL Gérard, La tyrannie du national, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 101).

* 100 WYMAN David, Paper Walls. America and The Refugee Crisis, 1938-1941, Amherst, Univcrsity of Massachussetts Press, 1968.

* 101 La philosophe Hannah Arendt, qui faisait partie elle aussi de ces réfugiés juifs allemands, analysait ainsi, dans un article publié en 1940 aux États-Unis, la transformation qu'avait subie la notion de réfugié :

« Jusqu'à présent le terme de réfugié évoquait l'idée d'un individu qui avait été contraint à chercher refuge en raison d'un acte ou d'une opinion politique. Or, s'il est vrai que nous avons dû chercher refuge, nous n'avons cependant commis aucun acte répréhensible, et la plupart d'entre nous n'ont même jamais songé à professer une opinion politique extrémiste. Avec nous, ce mot « réfugié » a changé de sens. On appelle de nos jours « réfugiés » ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis et qui ont dû recourir à l'aide de comités de réfugiés » (ARENDT Hannah, « Nous autres réfugiés ». in ARENDT H., La tradition cachée, Paris, Christian Bourgois, 1987, pp. 57 sg.).

* 102 RÖDER Werner, « German Politics in Exile, 1933-1945. A Survey », in L'émigration politique en Europe aux XIX e et XX e siècles, Rome, École Française de Rome, 1991, p. 396.

* 103 Cf. SEGRE Dan V., « L'émigrazione ebraica sarà stata un'emigrazione politica ? », in L'émigration politique en Europe aux XIX e et XX e siècles, cit., pp. 95-103 ; DONNO Antonio, « L'emigrazione politica degli ebrei dell'Europa orientale negli Stati Uniti (1880-1920) », in L 'esilio nella storia ciel movimento operaio e l'emigrazione economica, cit., pp. 121-135

* 104 DEGL'INNOCENTI M., art. cit., p. 8.

* 105 Sur cet aspect cf. ANGOUSTURES Aline, « Les réfugiés européens au coeur du statut de

réfugiés », Matériaux pour l'histoire de notre temps, n.° 44, octobre-décembre 1996, pp. 66-71.

* 106 C'est la définition qu'en donne l'Encyclopaedia Universalis.

* 107 Il faut ajouter que chaque État est libre non seulement de ratifier ou de ne pas ratifier une convention internationale, mais aussi d'y introduire des limitations en cas de ratification. Il est donc indispensable d'étudier, cas par cas, la politique de chaque État vis-à-vis des demandeurs d'asile : étudier les règles juridiques, d'une part, et les pratiques administratives, de l'autre. Dans le cas des pays d'immigration, il est essentiel de savoir si leur législation fait la distinction entre les réfugiés politiques et les autres immigrés et si elle prévoit un traitement particulier pour les premiers.

* 108 Cf. ROLLAND Denis, TOUZALIN Marie Hélène, « Un miroir déformant ? Les Latino- Américains à Paris depuis 1945 », in MARES Antoine, MILZA Pierre (dir.), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 263-289.

* 109 Ce fut le cas notamment de nombreux émigrés politiques allemands et autrichiens. Cf. SAINT- SAUVEUR-HENN Anne (dir.), Zweimal verjagt. Die deutschsprachige Emigration und der Fluchtweg Frankreich-Lateinamerika 1933-1945, Berlin, Metropol Verlag, 1998.

* 110 Et qui émigrèrent ensuite aux États-Unis. On distingue donc, pour ce groupe, plusieurs émigrations. Cf. LIEBICH André, « At home abroad. The Mensheviks in the second Emigration », Canadian Slavonic Papers, 37, 1995, n.° 1-2, pp. 1-13.

* 111 Sur la situation des réfugiés en France et l'attitude de l'opinion et des pouvoirs publiques à l'égard des étrangers dans l'entre-deux-guerres voir SCHOR Ralph, L'opinion française et les étrangers en France 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985; Id., Histoire de l'immigration en France de la fin du XIX e siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 1996, pp. 120-165 ; BARTOSEK Karel, GALLISSOT René, PESCHANSKI Denis (dir.), De l'exil à la résistance. Réfugiés et immigrés d'Europe centrale en France 1933-1945, Paris, Presses Universitaires de Vincennes / Arcantère, 1989.

* 112 DREYFUS-ARMAND Geneviève, TEMIME Émile, Les camps sur la plage: un exil espagnol, Paris, Éditions Autrement, 1995 ; GRANDO René, QUERALT Jacques, FEBRES Xaxier, Camps du mépris ; des chemins de l'exil à ceux de la Résistance (1939-1945). 500 000 républicains d'Espagne « indésirables » en France, Perpignan, Llibres des Trabucaire, 1991. Une thèse d'État sur les camps d'internement en France de 1938 à 1946 sera soutenue en novembre 2000 à l'Université de Paris I.

* 113 L'URSS accueillit même un certain nombre de réfugiés politiques d'Europe et d'ailleurs, communistes pour la plupart. Dans les années 30, au moment de la grande terreur, la protection dont bénéficiaient théoriquement ces exilés s'avéra des plus précaires : nombreux furent les communistes étrangers qui tombèrent victimes, en URSS, de la répression stalinienne. Plusieurs études ont été publiées en Allemagne et en Autriche sur ce sujet, surtout après l'ouverture des archives est-allemandes et russes. Cf. par ex. TISCHLER Carola, Die UdSSR und die Politemigration. Das deutsche Exil in der Sowjetunion zwischen KPD, Komintern und sowjetischer Staatsmacht (1933-1945), Phil. Diss., Kassel, 1995 ; WEBER Hermann, « Weisse Flecken » in der Geschichte. Die KPD-Opfer der Stalinschen Säuberungen und ihre Rehabilitierung, Berlin, Links, 1990 ; SCHAFRANEK Hans, Zwischen NKWD und Gestapo. Die Auslieferung deutscher und österreichischer Antifaschisten ans der Sowjetunion an Nazideutschland 1937-1941, Francfort, ISP-Verlag, 1990. Sur le sort des communistes autrichiens réfugiés en URSS voir McLOUGHLIN Barry, SCHAFRANEK Hans, SZEVERA Walter, Aujbruch Hoffnung Endstation. Österreicherinnen und Österreicher in der Sowjetunion 1925-1945, Vienne, Verlag fur Gesellschaftskritik, 1997.

* 114 Sur la participation des étrangers à la Résistance en France voir SCHOR R., Histoire de l'immigration ....cit., pp. 181-191.

* 115 L'émigration politique espagnole coexistait en France avec une importante colonie d'immigrés économiques, qui augmenta fortement dans les années 50 et 60 lorsque le régime franquiste permit l'émigration économique. Dans les années 60 on vit arriver également de nombreux immigrés portugais.

* 116 D'après des estimations, plus de 200.000 Hongrois en 1956 et environ 500.000 Tchécoslovaques en 1968 quittèrent leurs pays respectifs. Plus de la moitié des réfugiés hongrois quitta ensuite l'Europe pour s'installer dans d'autres pays, principalement en Amérique du Nord (DEGL'lNNOCENTI M., art. cit., p, 14).

* 117 De 1945 a 1961 plus de 3.700.000 Allemands de l'Est se réfugièrent en Allemagne occidentale. Cf. l'article « Refugee » dans l' Encyclopaedia Britannica.

* 118 La force d'attraction de l'URSS comme terre d'asile fut toujours faible en dehors des milieux communistes ; mais même dans le cas des communistes, seule une petite partie de ceux qui auraient souhaité s'y réfugier y fut admise. Compte tenu du sort tragique que connurent dans les années 30 de nombreux communistes étrangers, en particulier allemands, réfugiés dans ce pays, cette politique restrictive en matière d'asile contribua, paradoxalement, à sauver la vie de beaucoup de militants, obligés de chercher refuge ailleurs.

* 119 Cf. ANGOUSTURES A., art. cit. Pour un bilan général de l'application de la convention voir Les Réfugiés en France et en Europe. Quarante ans d'application de la convention de Genève, 1952-1992, Paris, OFPRA, 1994.

* 120 TEMIME Émile, « Émigration 'politique' et émigration 'économique' », in L'émigration politique en Europe aux XIX e et XX e siècles, cit., pp. 57-71.

* 121 HOERDER Dick, « Labor Migration and Workers Consciousness in the Atlantic Economies, 1830s to 1930s », in L'esilio nella storia del movimento operaio e l'emigrazione economica, cit., pp. 33-37 ; DEGL '1NNOCENTI M., art. cit., pp. 16-17.

122 GROPPO Bruno, « Entre immigration et exil : les réfugiés politiques italiens dans la France de l'entre-deux-guerres », Matériaux pour l'histoire de notre temps, n.° 44 (Numéro spécial « Exilés et réfugiés politiques dans la France du XX e siècle »), octobre-décembre 1996, pp. 27-35.

* 123 Ainsi, par exemple, aux États-Unis jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale Cf. Maurice R. DAVIE, Refugees in America. Report of the Commission for the Study of Recent Immigration from Europe, New York, Harper and Bothers, 1947, p. 397.

* 124 Comme le montre, dans le cas de la France, la comparaison entre les réfugiés politiques italiens des années 20, qui purent s'insérer rapidement dans le marché du travail, et les réfugiés allemands des années 30, qui connurent les pires difficultés.

* 125 Avec l'exception, bien entendu, de la guerre civile grecque et de la guerre d'Algérie, qui s'est déroulée, sous la forme d'actes de terrorisme, même sur le territoire métropolitain. Au niveau de l'Europe dans son ensemble, ce sont les guerres de Yougoslavie qui ont interrompu presque un demi-siècle de paix.

* 126 De nombreux tsiganes (Roms), provenant surtout de Roumanie, ont demandé l'asile en Europe occidentale après 1989, mais il n'est pas sûr qu'on puisse les considérer comme des réfugiés proprement dits, en dépit des doutes qu'on peut avoir sur la nature démocratique du système politique post-communiste en Roumanie. IL en va de même pour les nombreux Albanais qui cherchent à s'installer en Italie et dans d'autres pays européens et qui sont des migrants économiques plutôt que des réfugiés politiques.

* 127 Même s'il ne faut oublier que l'exil est une constante de l'histoire latino-américaine au XIX e siècle.

* 128 DEGL'INNOCENTI M., « L'esilio nella storia contemporanea », art. cit., pp. 10 et 18.

* 129 « Au XIX e siècle, les exilés politiques sont les vecteurs classiques des idées révolutionnaires à travers l'Europe et l'Outremer. La dynamique et la circulation des idées politiques rentre dans un schéma connu d'un mouvement à double sens : d'un côté les exilés politiques diffusent leurs idées dans les pays qui les accueillent, de l'autre, ceux qui rentrent d'exil importent les idées et les expériences assimilées dans les pays où ils ont trouvé refuge » (C1UFFOLETTI Zeffiro, « L'esilio nel Risorgimento » , in L'esilio nella storia del movimento operaio e l'emigrazione economica, cit., p. 54.). Cf. aussi HAUPT Georges, « IL ruolo degli emigrati e dei rifugiati nella diffusione delle idee socialiste all'epoca della Seconda Internazionale », in Anna Kuliscioff e l'età del riformismo, pp. 59-68 ; DEGL'INNOCENTI M., art. cit., pp. 23-26.

* 130 Cf. PALMIER Jean-Michel, Weimar en exil. Le destin de l'émigration intellectuelle allemande antinazie en Europe et aux États-Unis, Paris, Payot, 1988.

* 131 L'exemple le plus éloquent est sans doute la Casa de España, devenue le Colegio de Mexico. Cf. L1DA Clara, La Casa de España en Mexico, Mexico. El Colegio de Mexico, I 988.

* 132 WOODFORD M , Revolutionary Exiles : The Russians in the First International and the Paris Commune, Londres, F.Cass, 1979. Voir aussi HAUPT G., art. cit.

* 133 Cf. GROPPO Bruno, « La figure de l'émigré politique », in DREYFUS Michel, GROPPO Bruno et al. (dir.), Le siècle des communismes, Paris, Éditions de l'Atelier, 2000, pp. 425-439.

* 134 L'exemple des mencheviks russes en exil est, de ce point de vue, particulièrement intéressant. Voir à ce sujet L1EBICH André, From the Other Shore. Russian Social Democracy a/ter 1921, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1997.

* 135 Cf. COLLOMP Catherine, GROPPO Bruno, « Le Jewish Labor Committee et les réfugiés en France 1940-1941 », communication présentée au colloque international «La France du repli : les réfugiés dans le Midi, 1940 » (Montauban, 10-14 mai 2000).

* 136 Il est opportun de ne pas confondre les régimes fascistes ou fascisants d'avant 1945 (et même d'après 1945, pour la péninsule ibérique) et les dictatures militaires, bien que ces dernières empruntent en général certains traits du fascisme (comme le nationalisme exaspéré et le recours à la violence).

* 137 Cf. à ce propos le poème de Bertold Brecht « Pensées sur la durée de l'exil », dans les Svendborger Gedichte, déjà cités.

* 138 Cf., pour une étude de cette problématique appliquée à l'émigration communiste italienne en France, GROPPO Bruno, « Los militantes comunistas italianos en Francia y el movimiento obrero francès en la entreguerras », Cuadernos del CISH (Centro de Investigaciones Socio Historicas, Universidad Nacional de La Plata), n.° 4, 1998, pp. 141-173.

* 139 BETTATI M., L'asile politique en question: un statut pour les réfugiés, Paris, PUF, 1985 ; NOIRIEL Gérard, La tyrannie du national. Le droit d'asile en Europe, 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991 (réédité sous le titre Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d'asile XIXe- XXe siècle, cit.) ; NOREK Claude, DOUMIC-DOUBLET Frédérique, Le droit d'asile en France, Paris, PUF (Coll. Que sais-je ?), 1989 ; « Réfugiés et demandeurs d'asile », numéro spécial élaboré en commun par Hommes et Migrations, n. 1198-1199, et Hommes et Libertés, n. 89-90, mai-juin 1996; « Réfugiés et exilés », numéro spécial de la revue Relations Internationales, n. 74, été 1993.

* 140 Cf. MARQUES Pierre, Les enfants espagnols réfugiés en France (1936-1939), Paris, 1993 ; SCHAFRANEK Hans, Kinderheim Nr. 6. Österreichische und deutsche Kinder im sowjetischen Exil, Vienne, Döcker, 1998 ; PLA Dolores, Los niños de Morelia, Mexico, 1999.

* 141 Un exemple intéressant est le volume qui réunit quatre mille biographies de volontaires italiens qui combattirent en Espagne pour la République. Cf. AICVAS (Associazione Italiana Combattenti Volontari Antifascisti di Spagna), La Spagna nel nostro cuore 1936-1939. Tre anni di storia da non dimenticare, Milan, AICVAS, 1996.

* 142 Pour l'émigration juive allemande voir par ex. BENZ Wolfgang (éd.), Das Exil der kleinen Leute. Alltagserfahrungen deutscher Juden in der Emigration, Munich, Beck, 1991.

* 143 Voir lettre à Mme Hugo du 19 janvier 1852.

* 144 Hugo le dit lui-même, à propos d'un co-proscrit de Jersey, M. de Treveneuc : "IL était encore au nombre de ces hommes qui doutaient de moi [...] croyant que je servais un peu tous les gouvernements, et avec une apparence de raison; me croyant ingrat à l'égard des Orléans [...] et croyant également avec une apparence de raison que je m'étais jeté dans la démocratie par esprit d'ambition et dans le but de devenir président de la République [aux élections de 1852]. Depuis, mon exil a changé tout. Alors cela lui a ouvert les yeux, comme à tous les hommes honnêtes qui [...] se rendent à l'évidence." (Le Journal d'Adèle Hugo, procuré par F.V. Guille, Minard, 1984, t. II, p. 210; les références seront données dans cette édition. Ajoutons que cette source est fiable : elle est souvent confirmée et jamais démentie par la correspondance, où, plus d'une fois, Hugo reprend, dans les mêmes termes, des propos tenus à son entourage -à moins que ce ne soit l'inverse.).

* 145 Cette confiance fut brève. Dès avril Hugo écrit à Adèle : "Je me défie un peu de notre coup d'oeil d'exilés et le tâche de ne pas me flatter. Après tout, que la Providence fasse ce qu'elle voudra. J'ai dix ans d'exil au service de la République." (lettre du 14 avril 1852) Dès ce moment Hugo prépare son installation, avec toute la famille, à Jersey, et la vente de son mobilier parisien.

* 146 Lettre à André van Hasselt du 6 janvier 1852.

* 147 Cité par Hugo dans une lettre à Adèle, sa femme, du 8 mars 1852.

* 148 On sait qu'elle résulte de la pression diplomatique française lorsqu'est connue la publication prochaine de Napoléon le Petit qui paraît en juillet 1852. Mais dès avril les bruits d'une invasion française puis les menaces de rétorsion ont beaucoup tempéré la solidarité belge envers les exilés et Hugo note "L'hospitalité belge devient de plus en plus maussade pour nos co-proscrits." Puis, en mai, "Il y a une sorte de persécution contre les proscrits français, persécution à laquelle j'échappe, je ne sais trop pourquoi ni comment." (Lettres à Adèle du 25 avril 1852 et à A. Vacquerie du 8 mai 1852) C'est le moment où, renonçant à Bruxelles, Hugo se tourne vers Londres pour son projet de librairie révolutionnaire internationale et pour le Moniteur universel des peuples; le mandataire de l'entreprise, Trouvé-Chauvel, s'y heurte aux mêmes réticences.

* 149 À Guernesey, l'accueil fut froid mais respectueux : on se découvre au passage de Hugo; mais il y eut des meetings en Angleterre pour protester contre l'expulsion.

* 150 Il est vrai que Hugo n'est pas dans le besoin. Le 25 décembre 1851, il annonce à sa femme qu'il a converti ses rentes françaises en titres anglais et belges, pour les mettre à l'abri d'une éventuelle spoliation, et qu'il compte en tirer 8000 F de rente annuelle. Après avoir craint de le perdre, il conserve aussi son traitement de l'Institut (1000 F par an). Mais ses ressources les plus importantes, celles du théâtre, sont perdues et les autres deviennent incertaines. Or il a une maisonnée nombreuse et volontiers dépensière à entretenir et il sait depuis longtemps que l'indépendance financière d'un écrivain engage la qualité même de son oeuvre. De là -avec un certain goût de l'austérité- les termes d'une de ses toutes premières lettres d'exil à sa femme : "...il faut vivre ici stoïque et pauvre et leur dire à tous : je n'ai pas besoin d'argent [...] Qui a besoin d'argent est livré aux faiseurs d'affaires, et perdu. Voir Dumas. Moi, j'ai un grabat, une table, deux chaises..." (11 janvier 1852). La vente aux enchères de son mobilier parisien fut tout à la fois une manifestation militante, une ressource et une précaution contre la confiscation. En revanche tous les documents indiquent que la proscription est largement indigente en raison de l'impossibilité où se trouvent la plupart des proscrits d'exercer leur métier. De là quantité d'initiatives auxquelles Hugo participe très régulièrement et avec générosité : collectes dès Bruxelles, "bazar" (vente de charité) organisé au profit des proscrits à Jersey en février 53, appel public à la solidarité des républicains "de l'intérieur" (Actes et Paroles, II, 4, "Appel aux concitoyens - 14 juin 1854, OEuvres complètes, "Politique", p. 467; les références aux oeuvres seront désormais données dans cette édition) qui a rapporté, au bout de trois mois, 1300 F, selon le Journal d'Adèle Hugo (t. 3, p. s310). Vers 1860, Hugo décide, en règle générale, d'exiger désormais et de faire verser à la caisse de secours des proscrits les droits annexes de son oeuvre (chansons par exemple, voir la lettre du 15 avril 1861 à A. Vacquerie). Ensuite, c'est au bénéfice des enfants pauvres de Guernesey qu'il verse ces revenus -ceux, par exemple, du livre de gravures tirées de ses dessins publié par l'éditeur Castel (voir lettre du 5 octobre 1862).

* 151 Mais la fille de Hugo note dans son journal, le jour même de son arrivée : "Il ne se trouve en fait de personnages connus à Jersey que le général Le Flô."

* 152 Lettre de V. Hugo à son fils François-Victor du 14 avril 1852.

* 153 Lettre à Mme de Girardin du 4 janvier 1855.

* 154 Lettre à Adèle du 17 mai 1 852.

* 155 Phrase notée par Hugo dans son agenda, entre guillemets et sans commentaire, à la date du 3 octobre 1858. (Agendas de Guernesey, V. Hugo, OEuvres complètes, édition J. Massin citée, 1.10, p. 1456) Dix ans après, c'est chose faite : "Je voudrais que tous vous reprissiez en gré ce pauvre Hauteville-House, si désert sans vous. Mon coeur se remplit d'ombre quand j'entre dans vos chambres vides." (lettre à Mme Hugo, 22 novembre 1867)

* 156 Les affaires les plus connues, mais ce ne sont pas les seules, concernent Heurtebise en 1 854 et, en 1853, Hubert. Hugo a lui-même écrit le récit de cette dernière, voir Choses vues. Le Temps présent V, Affaire Hubert dans OEuvres complètes, vol. "Histoire", Laffont-Bouquins, 1987, p. 1261 et suiv. Voir aussi note suivante et cette définition de Hugo : "La Proscription est un composé de mouchards et de héros; c'est un excellent consommé dans lequel M. Bonaparte a fait ses ordures." (Le Journal d'Adèle Hugo, t. III, p. 160)

* 157 Le Journal d'Adèle Hugo, édition citée, t. III, p. 304.

* 158 Hugo s'en amuse souvent, mais les autres proscrits s'exaspéraient dans des querelles absurdes, s'abstenant par exemple d'aller au théâtre pour ne pas devoir se lever au God save the Queen...

* 159 On ne peut pas faire mieux sur ce point que de renvoyer à l'étude très précise de Pierre Angrand, Victor Hugo raconté par les papiers d'État, Gallimard, 1961.

* 160 Hugo en a une conscience très exacte, à preuve cette analyse subtile des différentes sortes d'exil "littéraire" : "...j'ai l'exil, l'exil sombre, exil abandonné. Je n'ai même pas cet exil consolant qu'on avait sous la Restauration, ou cet exil à Coppet de Mme de Staël, cet exil paré et consolé par les correspondances de toute la presse. C'est à peine si aujourd'hui la presse française ose prononcer mon nom. Le Siècle a été averti pour un article fait sur moi et si demain je me cassais la jambe, Émile de Girardin oserait à peine mettre dans La Presse : Un accident fâcheux est arrivé à M. Victor Hugo. Hier en tombant de cheval, il s'est cassé la jambe." (Le Journal d'Adèle Hugo, t. III, p. 207) Il est vrai que ce commentaire date de 1854; quelques années plus tard, il ne serait plus adéquat.

* 161 La mémoire et le savoir, relayant en quelque sorte l'exil par l'oubli, se sont longtemps détournés de ces malheureux. Il faut saluer le travail de pionnier que Sylvie Aprile a entrepris de leur consacrer et regretter que nos pages, trop générales et trop rapides, ne puissent en retenir qu'une impression diffuse.

* 162 Lettre à Paul Meurice du 9 décembre 1858.

* 163 Hernani, II, 4; édition citée, "Théâtre 1", p. 580.

* 164 Lettre du 22 juillet 1855.

* 165 Lettre du 23 décembre 1855.

* 166 Lettre à Villemain du 9 mai 1856.

* 167 Lettre à Frantz Slevens du 10 avril 1856.

* 168 Le thème alimente tout Châtiments, mais aussi l'échange personnel. Voir, par exemple, ceci, dans une lettre à Louise Colet (17 mars 1857): "IL me semble qu'on est bien heureux en France en ce moment. Bonheur de cloaque, mais bonheur [...]. Je ne l'envie pas ce bonheur, j'aime l'exil. Il est âpre, mais libre."

* 169 Carnets, albums, journaux, dans V. Hugo, OEuvres complètes -édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, C.F.L., t. 9, p. 1 148.

* 170 Ibid.

* 171 Ce que c'est que l'exil. II, édition citée, vol. "Politique", p. 398.

* 172 Ibid. XIII, p. 414.

* 173 Ibid.

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