Les quatrièmes et cinquièmes rencontres sénatoriales de la justice



Colloques organisés par M. Christian Poncelet, président du Sénat - Palais du Luxembourg - 20 juin 2006 et 5 juillet 2007

Indépendance de la justice et obligation de rendre des comptes - M Jean Arthuis, Président de la Commission des finances

M. Jean ARTUIS .- Cet élément fait partie de la Constitution et de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : la société peut demander à tout agent public de rendre compte de son administration.

Naturellement, le point de vue du Président de la Commission des finances du Sénat est un peu particulier, mais je voudrais vous convaincre que ce point de vue ne s'abstrait jamais de cette réalité humaine, qui fait aussi la richesse de l'institution judiciaire.

Je n'ai pas effectué de stage dans l'une ou l'autre de vos juridictions, mais je garde fidèlement en mémoire les travaux que j'avais menés en 1990 avec Hubert Haenel dans le cadre d'une commission d'enquête sur la justice. Nous étions allés à la rencontre d'un certain nombre de juridictions et nous avions été frappés de constater qu'avec des moyens identiques, leurs performances n'étaient pas forcément les mêmes.

Lors d'un récent séminaire de travail de la Commission des finances du Sénat que nous avons tenu au printemps dernier dans la Sarthe, j'ai pu à nouveau toucher du doigt, comme tous les commissaires des finances présents, l'ampleur de votre tâche et les difficultés de la vie quotidienne du tribunal de grande instance du Mans. J'avais alors été frappé, me rendant dans le greffe de la chaîne pénale et pénétrant dans un bureau, de voir le nombre des dossiers répandus par terre, tout autour de la pièce, et le relatif accablement des personnes du greffe, qui avaient à transcrire les procès-verbaux et les comptes rendus des officiers de police judiciaire. Il fallait au moins deux mois pour les transcrire et permettre l'instruction. Lorsque j'ai demandé, très simplement, s'il y avait compatibilité entre les logiciels des officiers de police judiciaire et ceux du greffe, on m'a répondu négativement.

On peut faire toutes les lois que l'on veut sur l'accélération du traitement ; pouvons-nous plus longtemps tolérer de telles discordances entre les différents intervenants dans la chaîne judiciaire ? Très franchement, je ne le crois pas. On me dit que c'est très compliqué parce qu'il y a l'Intérieur d'un côté et la Justice de l'autre, mais je souhaite que l'on en parle très simplement, car il s'agit ici de l'autorité de l'Etat.

Je vais faire un bref retour en arrière sur la LOLF qui, je le sais, vous a donné matière à réflexion et, quelquefois, à souci. Il faut se souvenir des premiers pas de la loi organique sur les lois de finances dans la justice : une entrée sur la pointe des pieds, oserai-je dire, avec des manifestations d'inquiétude de la part des acteurs de l'institution judiciaire. Les propos tenus par les chefs de juridiction, lors de la rentrée solennelle de l'année 2006, témoignaient d'une certaine inquiétude et prenaient parfois une tonalité de protestation. Je souhaite donc que l'on y revienne.

La LOLF n'allait-elle pas remettre en cause le principe d'indépendance de la magistrature ? Les nouvelles dispositions budgétaires ne visaient-elles pas à mettre en adéquation (logique comptable, en quelque sorte) ce qui, par essence, ne peut pas être encadré, à savoir la liberté de jugement et de prescription des magistrats ? Soyons francs : les appréhensions étaient fortes et les critiques n'ont pas manqué.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Le bilan d'ensemble, je le crois, mérite un vrai satisfecit. L'entrée en vigueur de la LOLF au 1er janvier 2006, n'a nullement remis en cause le principe d'indépendance de la magistrature auquel le Parlement est tout particulièrement attaché, comme vous le savez. Elle a, en revanche, permis une responsabilisation croissante des acteurs de l'institution, et une meilleure visibilité de la marche à suivre pour optimiser les moyens de la justice.

Le tableau n'est sans doute pas idyllique, et chacun doit convenir que les difficultés n'ont pas manqué, notamment au regard de l'outil informatique qui a parfois manqué au rendez-vous. C'est peu dire que le système d'information comptable et budgétaire au sein de l'Etat n'est pas adapté et que nous attendons la réforme, mais l'institution judiciaire a assumé cette LOLF et je voudrais vous en féliciter car les résultats sont déjà tangibles.

Le meilleur exemple est sans doute celui des frais de justice. Il y avait là à mener une vraie révolution, et les enjeux étaient lourds car la dynamique était préoccupante : une croissance de 22,8 % des frais de justice en 2004 et, la même année, une augmentation des crédits effectivement consommés pour le fonctionnement des juridictions, absorbée à 90 % par la seule majoration de ces frais de justice. Une prise de conscience était donc devenue nécessaire, et une action forte et résolue s'imposait car cela n'était pas tenable.

Dans ce contexte, l'année 2006 a marqué une étape importante dans la gestion des frais de justice et a donc constitué un moment clé pour l'institution judiciaire.

D'un point de vue budgétaire, tout d'abord, ces dépenses ont fait l'objet, dans le cadre de la mise en application de la LOLF, d'un encadrement plus contraignant. L'enveloppe de crédits était limitative alors que, jusque là, les crédits étaient évaluatifs, c'est-à-dire que l'on pouvait engager sans limitation.

D'un point de vue comptable ensuite, les chefs de cour d'appel se sont vu attribuer la qualité d'ordonnateurs secondaires, les préfets exerçant auparavant cette compétence.

Du point de vue de la dynamique de la dépense, enfin, la loi de finances initiale pour 2006 limitait les frais de justice dans une enveloppe de 370 millions d'euros (M€), soit une diminution de 24 % par rapport au montant des crédits consommés en 2005. C'est dire le défi que représentait cette inscription budgétaire. Je dois vous dire qu'au Sénat, lorsque les crédits de la justice sont venus en discussion, nous avons exprimé notre scepticisme au Garde des Sceaux, considérant que vous ne pourriez pas tenir dans cette enveloppe, tant la tendance ainsi imprimée à ces dépenses tranchait nettement avec leur augmentation massive des années précédentes.

Comme vient de nous l'apprendre le projet de loi de règlement pour 2006, vous savez que, désormais, nous passerons beaucoup plus de temps sur les lois de règlement que sur les lois de finances initiales. En effet, les lois de règlement sont les lois de vérité budgétaire, alors qu'il peut arriver que les lois de finances initiales, du fait de quelques effets d'annonce, aient un caractère particulièrement virtuel. Désormais, nous passerons donc beaucoup plus de temps à interroger les Ministres sur l'usage qu'ils ont fait des crédits votés dix-huit mois auparavant.

Cette loi de règlement nous apprend que la consommation des frais de justice a diminué de 22 % en 2006, pour atteindre un montant de 379 M€, contre 487 M€ en 2005. Le dépassement de 9,4 M€, au regard de l'autorisation accordée par la loi de finances initiale pour 2006, a été couvert par recours à la fongibilité asymétrique sur les crédits de fonctionnement. Le programme « Justice judiciaire » a même dégagé, hors dépenses de personnel, un solde de 8,8 M€ et a fait l'objet d'une demande de reports de crédits. Au-delà, il n'a donc pas été fait recours à la réserve prudente de 50 M€ qui avait été constituée. C'est dire la performance que vous avez accomplie.

L'année 2006 a ainsi permis au Ministère de la justice de reprendre la main sur les dépenses jusque là subies, en exerçant et en développant les compétences de gestionnaire qui lui avaient sans doute fait un peu défaut jusque là. J'évoquerai à ce titre quelques chiffres particulièrement parlants.

Si les frais de justice pénale demeurent la composante essentielle de ces frais, avec 262 M€, soit 70 % de l'enveloppe totale, ils enregistrent une baisse de 105 M€, soit 28,6 %. L'imputation de la dépense postale (15,4 M€) sur l'action de soutien du programme « Justice judiciaire » explique, certes, une part de cette diminution. Il reste toutefois, que cette baisse est bien aussi la conséquence de la politique volontariste engagée par la Chancellerie et d'une plus grande responsabilisation des magistrats prescripteurs de la dépense, soucieux, comme tous mes collègues sénateurs, de faire vivre cet article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen que je rappelais en préambule à mon propos.

En particulier, les frais de réquisition des opérateurs de télécommunication ont été réduits de 44 %, passant de 69 à 38 M€ grâce à une révision des tarifs correspondants et à une plus juste rémunération des opérateurs de téléphonie. De même, l'année 2006 aura marqué une rupture dans l'évolution des frais de scellés. Après une hausse de 32 % en 2004, et de 35 % en 2005, cette dépense connaît une baisse de 32 % en 2006 : elle est ramenée à un montant de 18 M€.

Une telle diminution de la dépense trouve son origine dans vos efforts pour limiter la mise sous scellés aux seuls objets indispensables à la procédure, pour assurer un véritable suivi des scellés, pour statuer sur le sort des scellés devenus inutiles et pour exiger de la part des gardiens des demandes de paiement régulières.

Ces résultats, convenons-en, sont plus qu'encourageants. Ils doivent être cependant confirmés dans le temps. Disons que, jusqu'à maintenant, on avait peu négocié avec les laboratoires chargés d'identifier les empreintes génétiques et avec les compagnies de téléphonie. La seule négociation a permis un reflux considérable des tarifs qui accumulaient jusque là vos frais de justice.

Je souhaite également souligner la nécessité de résorber le stock de mémoires pouvant se trouver encore dans les régies ou les services administratifs régionaux. Ce stock reste très difficile à appréhender et, dans la mesure où ces travaux n'ont pas fait l'objet d'un mandatement, il induit une sorte d'incertitude préjudiciable sur le niveau exact de la baisse des frais de justice. Il m'est arrivé de penser que les experts judiciaires devaient émettre parfois leurs notes d'honoraires en fonction de la régulation de leurs revenus. J'attacherai un certain prix à ce que, désormais, il y ait un rattachement des dépenses à l'année où elles sont engagées, et qu'il y ait une plus grande célérité dans la production de ces mémoires.

La bonne justice est aussi celle qui rend ses décisions dans des délais acceptables. En la matière, le projet de loi de règlement pour 2006 témoigne de progrès très notables, mais qu'il me soit permis ici de dire que le chemin est encore long et que vous disposez c'est finalement un message optimiste de marges de progression.

A l'exception de la situation devant les conseils de prud'hommes, les délais moyens de traitement des procédures devant les juridictions ont enregistré en 2006 une réduction sensible : 6,58 mois devant les tribunaux de grande instance, contre 6,7 en 2005 ; 13,28 mois devant les cours d'appel, contre 14,2 en 2005 et 18,71 mois devant la Cour de cassation, contre 20,48 mois en 2005.

Pour autant, doit-on se satisfaire de délais que l'on peut encore considérer comme longs ? Si la tâche des magistrats et l'encombrement des greffes ne peuvent être sous-estimés, il faut aussi convenir que le justiciable pâtit gravement de ces lenteurs. Le temps de la justice doit se rapprocher du temps de notre société afin que, tout deux, dans la mesure du possible, marchent du même pas. La compatibilité des logiciels pourrait peut-être y contribuer. Il faut savoir à cet égard que, bien souvent, on fait porter les régulations budgétaires sur les équipements informatiques, moyennant quoi on ne va jamais jusqu'au bout des projets et on n'obtient jamais la pleine efficacité des mesures qui sont prises, mais je ferme cette parenthèse.

Cette ombre au tableau n'est pas sans lien avec la difficile concrétisation des créations d'emplois prévues par la Loi de programmation et d'orientation pour la justice (LOPJ) du 9 septembre 2002. Sur l'initiative de son rapporteur spécial, notre collègue le Président Roland du Luart, la Commission des finances du Sénat a, à plusieurs reprises, tiré la sonnette d'alarme sur les retards pris dans l'application de ce texte. Le projet de loi de règlement pour 2006 vient malheureusement de confirmer ses craintes sur la période 2003-2006. En effet, le taux de créations d'emplois prévues par la LOPJ n'aura atteint que 51,3 %, avec une réalisation prévisible fin 2007 de 63,8 %, soit 2 839 emplois de magistrats et de greffiers créés pour un objectif de 4 450.

Si les efforts réalisés ont permis d'accroître les effectifs de magistrats dans des proportions satisfaisantes, le déficit en créations d'emplois est alarmant concernant les greffiers. Le rapport était ainsi, fin 2006, de 2,73 greffiers pour un magistrat, soit un ratio encore trop faible, avec un rythme des départs à la retraite qui s'accélérera à partir de 2008, et une scolarité rallongée de six mois à l'Ecole nationale des greffes depuis 2003. Cette insuffisance de greffiers fait peser une hypothèque sérieuse sur le bon fonctionnement de l'ensemble du système judiciaire. Ne sous-estimons pas le rôle éminent des greffiers.

Si les moyens humains constituent une condition nécessaire à ce bon fonctionnement, ils n'épuisent pourtant pas la question car, souvent, en matière de réforme, le facteur essentiel de succès réside dans l'état d'esprit du « management » de la juridiction et la considération mutuelle entre les magistrats et les greffiers. La LOLF incite à la prise de responsabilité de la part des gestionnaires, et la révolution de l'institution judiciaire se joue bien au-delà, dans la capacité à produire, non seulement d'excellents techniciens du droit, mais aussi des « managers » performants. Déjà, l'expression choque moins que par le passé. J'oserai dire que c'est un signe de l'évolution des mentalités. Cette capacité à écouter, à mobiliser les équipes et à imaginer des projets de service, peut d'abord trouver à s'appliquer dans la surprenante triarchie qui préside à la destinée de vos juridictions.

Cette disposition de l'esprit doit aussi être mise à profit dans le cadre d'une réforme de la carte judiciaire attendue et désormais annoncée car, à n'en pas douter, les résistances au changement risquent de se manifester et semblent déjà se dessiner à l'horizon. Pourtant, la rationalisation de cette carte semble s'imposer comme une réalité. La France ne peut plus vivre avec des survivances d'une autre époque, et elle doit savoir réaliser les vraies réformes, trop longtemps retardées.

Sur cette question, le Parlement, notamment la Commission des finances du Sénat, a toute sa place. Dans un calendrier serré certains diront précipité , il aura à coeur de faire valoir son expertise, sa connaissance des territoires et ses liens étroits avec l'institution judiciaire, des liens que nous sommes ici même en train de conforter.

Pour conclure, je souhaite une fois encore saluer les efforts accomplis par l'institution judiciaire, et la véritable mue qu'elle entreprend sous nos yeux, et à laquelle peut contribuer la loi organique sur les lois de finances. Apprenez à la caresser, appropriez-vous la LOLF : ce n'est qu'un instrument.

Je tiens cependant à rappeler le législateur que nous sommes à ses propres responsabilités au regard du devenir de la justice. En matière judiciaire, l'inflation législative et, notamment, l'instabilité pénale sont un poison presque mortel, et je parle sous le contrôle du Président de la Commission des lois. Qui plus est, la multiplication effrénée des textes entrave une saine évolution et une saine évaluation préalable de leur impact budgétaire sur les finances publiques. C'est la faisabilité des textes qui est en cause.

Portalis avertissait qu'il ne faut toucher à la loi qu'avec une main tremblante. Assez paradoxalement, ce tremblement pourrait aujourd'hui être le meilleur gage de la justice sereine, humaine et modernisée, que nous appelons tous de nos voeux.

(Applaudissements.)

M. Emmanuel KESSLER .- Merci, Monsieur le Président. Je vois que nous avons quelques demandes d'intervention dans la salle.

Mme Dominique LOTTIN .- Je suis Adjointe du Secrétaire général du Ministère de la justice et responsable de la mission frais de justice.

Je vous remercie, Monsieur le Sénateur, d'avoir souligné les efforts importants réalisés par les juridictions et l'administration centrale dans le domaine des frais de justice. Comme vous le savez, nous avons eu à coeur de défendre le principe de l'indépendance des magistrats à la fois en matière de liberté de prescription et de choix de l'expert. Je crois que nous avons ainsi réussi à démontrer que nous étions capables, tout en préservant cette indépendance, d'avoir des gains en matière de gestion, comme vous l'avez souligné.

Il m'apparaît maintenant nécessaire de parler d'avenir et des années qui vont suivre et de souligner que les juridictions ne pourront évidemment pas poursuivre des proportions de baisses identiques. Il convient désormais de maintenir les crédits à la hauteur des besoins des juridictions en matière de frais de justice et de permettre une revalorisation indispensable de certains tarifs, si nous voulons maintenir la qualité des prestations attendues de nos experts et de nos prestataires. Ces demandes sont en cours devant le Ministère des finances. Je veux parler notamment, du maintien et de l'amélioration de la médecine légale, de l'augmentation des tarifs des psychiatres ou de l'augmentation des tarifs des interprètes.

Il est donc essentiel que, pour les années à venir, les crédits pour frais de justice soient maintenus encore une fois à la hauteur des besoins des juridictions, et nous comptons sur vous aussi pour défendre les besoins des juridictions en ce sens.

Dans une deuxième partie de votre intervention, vous avez parlé de la nécessaire amélioration de l'informatique dans nos juridictions. Vous savez que notre Garde des Sceaux a annoncé un vaste projet de développement et d'accélération de la dématérialisation et de la numérisation. Elle a notamment sollicité auprès des Ministères de l'intérieur et de la défense la création d'une mission interministérielle pour parvenir enfin à ce que nos trois chaînes métiers, celles des enquêteurs et celle du Ministère de la justice, se rejoignent pour être complémentaires, afin que nous obtenions des procédures pénales entièrement dématérialisées. Ce travail est déjà en cours, mais il devrait s'accélérer grâce à la création de cette mission interministérielle qui est demandée par notre Garde des Sceaux.

Par ailleurs, dès le 1er janvier 2008, toutes les juridictions de grande instance seront dotées de matériel nécessaire à la numérisation des procédures pénales ainsi qu'à la communication électronique en matière civile avec les auxiliaires de justice.

Enfin, toujours en matière pénale, je tiens à souligner le début des expérimentations de dématérialisation des procédures en ce qui concerne les procédures contre X et les comparutions immédiates.

Nous avançons dans cette voie. Comme vous l'avez souligné, nous avons besoin de budget. La Ministre a décidé d'en faire l'une de ses priorités pour l'année, et il faut donc qu'au PLF 2008, les budgets soient à la hauteur des besoins des juridictions, qui sont très grands en la matière en ce qui concerne non seulement le matériel, mais l'accompagnement nécessaire dans les domaines notamment de la formation et de l'organisation au sein des juridictions.

M. Emmanuel KESSLER .- Merci de votre témoignage et de votre appel à la vigilance qui a été entendu évidemment par Jean Arthuis.

M. Jean ARTHUIS .- Pour vous rassurer, Madame, je tiens à répéter que nous sommes vraiment admiratifs et qu'il n'est pas question de dire que, puisqu'il a été démontré que l'on pouvait faire baisser les frais de justice de 30 %, on pouvait remettre encore 30 % l'année suivante. L'objectif n'est pas celui-là ; il est d'enrayer une tendance qui finissait par manger toutes vos marges de manoeuvre. C'est précisément parce que vous maîtrisez maintenant vos frais de justice, et parce que vous avez négocié avec les prestataires, que vous allez pouvoir disposer de moyens pour faire face notamment à la numérisation et à la modernisation des moyens de traitement. Il y a à cet égard des gains de compétitivité considérables à trouver.

Sur l'expertise, il m'est arrivé de penser que certains experts judiciaires avaient tendance à traiter vos souhaits sans précipitation, ce qui crée des irritations difficilement supportables par les justiciables. Les niveaux de rémunération doivent donc être convenables, mais il faut aussi que les experts puissent travailler en temps réel, comme ils le font pour les entreprises. Il n'y a pas de raison que les mêmes professionnels, lorsqu'ils sont au service des entreprises, agissent en temps réel alors que, lorsqu'il s'agit de la justice, ils mettent six mois ou même un an avant de rendre un rapport d'expertise, non parce qu'il leur faut plus de temps pour l'expertise mais parce qu'ils vont traiter cela seulement lorsqu'ils n'auront pas autre chose à faire, ce qui est absolument insupportable. Je souhaite donc que vous ayez beaucoup plus d'autorité à l'égard de vos experts en les payant sans doute un peu mieux et en exigeant qu'ayant rendu le service, ils vous le facturent instantanément, et ne jouent pas sur un décalage dans le temps, ce que je trouve assez dérisoire.

M. Denis KNOLL .- Je suis Conseiller à la Cour d'appel de Metz et je souhaite vous entretenir d'une expérience concrète.

Premièrement, tant que l'on en restera au système Word Perfect, on n'en sortira pas parce que le système général utilisé est Word. Par exemple, on ne peut pas scanner de documents : dans certaines cours d'appel, on est obligé d'acheter son petit scanner personnel pour scanner des rapports.

Deuxièmement, l'article 25 de la loi de décembre 2006, qui réforme l'article L 376-1 du Code de la Sécurité sociale sur la nouvelle indemnité des victimes, devait conduire à faire des déductions poste par poste, et il s'avère qu'alors qu'à la Chancellerie j'ai demandé de disposer d'un tableur, on m'a répondu qu'il fallait pour cela Open Office et Word. J'ajoute qu'à chaque fois que la question est posée dans le cadre des discussions syndicales, on répond qu'il faut faire attention au budget et que cela coûte trop cher.

J'ai assisté récemment à une réunion sur le réseau judiciaire européen. De même que nous avons été rejoints en matière d'économie par la mondialisation, nous allons tous être rejoints en matière de justice par l'Europe, où chaque magistrat ne traite pas 430 dossiers par an mais envoie des commissions rogatoires longues parce qu'il prend plus de temps par dossier.

Mme Bernadette DUPONT , Sénateur des Yvelines .- J'ai fait moi aussi un stage en juridiction et j'ajouterai quelques mots à ce qu'a dit mon cher collègue Président de la Commission des finances.

Il a parlé de l'incompatibilité des logiciels et je souhaite évoquer, moi, le manque de coordination entre les administrations. Je retire de mon expérience au Tribunal de grande instance de Nanterre et d'un procès de grand banditisme, que la gendarmerie n'avait pas programmé le transfert des prévenus, ce qui a entraîné plus d'une matinée d'attente de trois magistrats, du greffe et des avocats, sans parler du sénateur, bien sûr, qui était invité. C'était absolument surréaliste ! Tous ces gens ont passé la matinée à attendre les prévenus qui sont arrivés à 14 heures.

M. Michel GAGET , Président du Tribunal de grande instance de Saint-Etienne .- Je précise qu'avant d'être à Saint-Etienne, j'étais Président du Tribunal de grande instance de Meaux.

Je vous rejoins entièrement, Monsieur le Président, sur le fait qu'il faut absolument que nous ayons une informatique et des logiciels performants. Nous sommes équipés de logiciels trop lents et c'est épouvantable car c'est ce qui nous freine actuellement dans toutes les initiatives que nous pourrions prendre, pour améliorer le contrôle de la gestion. Nous avons donc besoin de ces outils performants au niveau des chaînes pénales et des chaînes ciblées.

Je vous donnerai un seul exemple : j'ai présidé une affaire impliquant 24 prévenus. Rien que pour faire l'en-tête du jugement, il a fallu quatre heures pour un fonctionnaire performant muni d'un logiciel qui reprenait les données ! Cela m'a épouvanté.

Voilà où nous en sommes. C'est cela qu'il faut absolument améliorer. Nous devons absolument avoir des logiciels compatibles avec toutes les autres administrations. En effet, la numérisation ne suffira pas puisqu'elle nécessite des fonctionnaires pour la saisie, alors que le transfert par e-mail et par l'électronique permet de gagner un temps considérable.

L'Etat est extrêmement centralisé pour la justice : c'est le ministère qui choisit les logiciels et les informaticiens qui les créent, et les responsables de juridiction n'y peuvent rien. J'ajoute que l'on va nous imposer un système de communication électronique avec les avocats qui est relativement lent, comme j'ai déjà pu le constater. Cela me fait peur en tant que gestionnaire, je le dis publiquement, alors que nous sommes à l'heure de l'Internet mondialisé et que, chez moi, sur un logiciel privé ou public, cela va beaucoup plus vite qu'au Palais. Je souhaiterais donc que le Sénat s'attaque à cette question fondamentale dans nos palais de justice, si nous voulons gagner la bataille de la gestion.

Mon deuxième point, qui sera très bref, concerne les experts. Il y a deux types d'expertises : l'expertise pénale et l'expertise civile. L'expertise pénale est en général assez bien maîtrisée, mais elle n'est pas toujours très bien payée. L'expertise civile est payée au coût réel, mais on constate que les plaideurs ralentissent les expertises. Pour les parties, c'est un jeu : l'expertise civile devient un vrai sport avec 24 participants, et une masse de papiers que nous n'arrivons pas à maîtriser. Là aussi, il y a quelque chose à faire.

M. Emmanuel KESSLER .- Un mot de conclusion, Monsieur Arthuis ?

M. Jean ARTHUIS .- Votre institution  vous me pardonnerez de vous le dire alors que je suis si distant du travail de la justice , au nom de l'indépendance, a voulu assumer elle-même toutes les fonctions. Il fut un temps où la mission informatique était conduite par des magistrats  il y avait certainement parmi vous des experts en informatique  ; de même, vous vouliez être architectes et vous occuper vous-mêmes des travaux.

Si vous pouviez vous concentrer sur la justice et confier toutes ces tâches de logistique à des spécialistes et à des professionnels, je pense que votre autorité n'en souffrirait pas et que vous en seriez infiniment plus heureux. Ce n'est pas parce que vous demanderez à des administrateurs d'administrer que vous perdrez votre autorité et votre indépendance, bien au contraire. Vous serez d'autant plus exigeants que vous donnerez des instructions, et que vous pourrez blâmer ceux qui ne sont pas à la hauteur de vos souhaits alors que, lorsque vous le faites vous-mêmes, vous vous exposez à une performance relative et c'est toute votre autorité qui se trouve altérée. Par conséquent, de grâce, prenez les meilleurs pour faire de l'informatique.

J'espère que la Chancellerie a bien entendu vos souhaits sur ce point. Il faut faire sur ce point un vrai investissement. Ne le faisons pas à moitié et osons ce que je vais dire est presque sacrilège et cela risque de vous étonner dégrader un peu plus le déficit budgétaire si c'est pour faire un investissement qui portera ses fruits dans le temps. Nos économies budgétaires de demain nous obligent aujourd'hui à quelques investissements. Ne soyons donc pas trop tremblants.

En revanche, quand nous faisons des lois, demandons-nous quelle est leur faisabilité et quelles seront leurs conséquences. Dans ce chaînage administratif, nous pouvons être des sources de complication et de dysfonctionnement extraordinaires. Le Premier Président de la Cour de cassation ne doit donc pas hésiter à faire usage de son droit de remontrance. Que peut dire la Cour de cassation à l'endroit du politique ? Elle peut exprimer de temps en temps des souhaits pour que le politique coordonne un peu mieux son action et ses manoeuvres.

M. Emmanuel KESSLER .- Merci. Il y aurait beaucoup à dire sur ce thème, mais nous devons malheureusement nous arrêter là. Vous savez en tout cas maintenant que, lorsque vous dépensez un euro dans vos juridictions, il est observé de près par Jean Arthuis et les sénateurs de la Commission des finances du Sénat. C'est ce qui vous donne aussi le droit d'exprimer un certain nombre de demandes pour un meilleur fonctionnement de la justice.

Monsieur Haenel, vous êtes Président de la Délégation du Sénat pour l'Union européenne et, à ce titre, vous vous penchez depuis longtemps sur la manière dont l'Europe judiciaire se construit tant bien que mal. Nous allons comprendre avec vous ce qu'il en est depuis qu'un traité simplifié vient de voir le jour.

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