Travaux de la commission des affaires culturelles



Mardi 29 juin 2004

- Présidence de M. Jacques Valade, président. -

Culture - Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information

La commission a ensuite entendu MM. Bernard Miyet, président du directoire, et Jacques Blache, directeur des relations institutionnelles de la Société de gestion collective des droits d'auteurs pour la musique (SACEM).

Accueillant les représentants de la SACEM, M. Jacques Valade, président, a rappelé que le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information ne figurait pas dans le décret du Président de la République convoquant le Parlement en session extraordinaire, et que la discussion de ce texte ne commencerait donc pas avant la prochaine rentrée parlementaire.

M. Bernard Miyet, président du directoire de la SACEM, a estimé que le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information prenait place dans un ensemble législatif, constitué également du projet de loi relatif aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, du projet de loi pour la confiance dans l'économie numérique, du projet de loi relatif à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, ainsi que des dispositions législatives qui auront pour objet de transposer en droit français la directive européenne relative au respect des droits de propriété intellectuelle.

Il a plus particulièrement souligné que la loi pour la confiance dans l'économie numérique avait permis d'instituer une certaine responsabilité des fournisseurs d'accès, et s'est réjoui qu'elle ait affirmé que toute communication électronique n'était pas nécessairement assimilable à de la correspondance privée ; enfin, il a souhaité que ne soit pas remis en question l'amendement qui, dans le projet de loi relatif à la protection des personnes physiques, a autorisé les sociétés de gestion collective à engager des poursuites contre les contrevenants.

Evoquant ensuite le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins proprement dit, il a indiqué que celui-ci lui paraissait pleinement satisfaisant, et recueillait d'ailleurs l'assentiment de la plupart des ayants droit. Il a souhaité en conséquence que son dispositif, qui reflète le consensus obtenu au sein du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), et qui s'inscrit dans la tradition juridique française, fasse l'objet du minimum de modifications.

Abordant les dispositions relatives aux mesures techniques de protection, il a souligné que le projet de loi confiait à un collège de médiateurs le soin de trouver un équilibre entre, d'une part, les mesures techniques de protection, dont la légalité est validée par la directive européenne 2001/29 du 22 mai 2001, et confirmée par le projet de loi, et d'autre part le maintien de l'exception pour copie privée.

Il a jugé que la création de ce nouvel organisme constituait la solution la plus souple et la plus pratique, et a souhaité que, conformément au voeu formulé par le CSPLA, cette mission soit bien dévolue à un organe spécifique plutôt que d'être confiée à la commission compétente en matière de redevance pour copie privée, dont les fonctions sont et doivent rester distinctes.

Il a estimé que la mise en place des mesures techniques de protection ne remettait pas en cause la redevance pour copie privée, puisque le maintien de celle-ci était garanti par le projet de loi.

Après avoir rappelé que le produit de la redevance pour copie privée fluctuait en fonction des comportements des consommateurs, il a indiqué que celle-ci restait pour les auteurs un revenu appréciable, mais accessoire, bien inférieur aux revenus qu'ils pouvaient espérer de la vente d'un support enregistré.

M. Bernard Miyet a ensuite insisté pour qu'aucune nouvelle exception au droit des auteurs et des ayants droit ne soit ajoutée aux exceptions déjà prévues par le projet de loi, pour les copies techniques, ou en faveur des handicapés.

Il a rappelé que les exceptions en faveur de la recherche ou de l'éducation, parfois envisagées, n'avaient aucun précédent en droit français, et que les exceptions facultatives inscrites dans la directive européenne n'avaient pour objet que d'autoriser chacun des pays à conserver celles qui figuraient déjà dans son droit positif.

Il a indiqué que dans ces deux domaines, les ayants droit s'étaient engagés à trouver des solutions contractuelles. Il a rappelé que la SACEM avait signé en août 2001 un accord avec le ministère de l'éducation nationale pour permettre à celui-ci, moyennant une somme symbolique, de disposer de certaines oeuvres à des fins d'enseignement, et qu'un autre accord avait été signé en 1999 avec la Bibliothèque nationale de France pour lui permettre une utilisation des oeuvres à des fins de recherche et de consultation. Il a estimé que les retards pris par certaines discussions n'étaient pas le fait des ayants droit. Il a souhaité que ces retards ne servent pas de prétexte à la négociation de nouvelles exceptions qui remettraient en question la tradition française du droit d'auteur.

Il s'est ensuite élevé en faux contre la soi-disant opacité des sociétés de gestion collective. Evoquant le dernier rapport de la commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits, il a estimé que le peu d'écho rencontré dans la presse par ses critiques était le meilleur témoignage de leur faible portée, et s'est prévalu des rapports des commissaires aux comptes et des contrôles des services fiscaux qui n'ont jamais relevé de malversations.

Evoquant les dispositions du projet de loi relatives à ces sociétés, il a indiqué qu'était confié au ministère de la culture un pouvoir de contrôle a posteriori sur les statuts, le règlement général ou les actes essentiels de la société. Refusant toute forme d'étatisation rampante, il a souhaité que ce droit de regard reste bien placé sous le contrôle du juge civil, conformément à la nature de ces sociétés, qui sont des sociétés de droit privé, exclusivement constituées d'ayants droit.

Un débat a suivi l'exposé de M. Bernard Miyet.

M. Jacques Valade, président, a donné acte à M. Bernard Miyet de son souci de transparence qu'il a jugé indispensable. Il a demandé des précisions sur la façon dont était assurée la gestion collective des droits d'auteurs à l'échelle européenne.

M. Michel Thiollière, rapporteur pour avis, a souhaité connaître la position de la SACEM sur les dispositions du projet de loi relatives aux mesures de protection, sur l'équilibre à trouver entre répression et pédagogie dans la lutte contre la piraterie sur Internet, ainsi que sur les relations qu'elle entretient avec les fournisseurs d'accès pour développer une offre légale payante.

M. André Vallet a souhaité des informations complémentaires sur l'accord passé entre la SACEM et le ministère de l'éducation nationale. Il a demandé si la signature de cet accord ne risquait pas d'entraîner des demandes comparables pour d'autres organismes comme les maisons de retraite ou les clubs sportifs. Il a également demandé comment était défini le contingent d'oeuvres que l'éducation nationale pouvait utiliser. Enfin, il s'est interrogé sur le régime applicable aux nombreuses reprographies réalisées par les établissements éducatifs.

En réponse aux différents intervenants, M. Bernard Miyet a apporté les informations complémentaires suivantes :

- les mesures prévues par le projet de loi relatives aux mesures techniques de protection sont une transposition des dispositions de la directive européenne 2001/29. Elles constituent une solution équilibrée puisqu'elles permettent à la fois de lutter contre les excès de la copie et de maintenir l'exception pour copie privée ;

- il est prématuré aujourd'hui de s'engager dans une politique de répression du piratage, dans la mesure où les esprits ne sont pas encore prêts, et surtout, dans la mesure où l'ensemble du dispositif juridique nécessaire n'est pas en place ; c'est la raison pour laquelle la SACEM ne s'est pas associée à la campagne menée par le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) ;

- la SACEM est décidée à apporter son soutien à la mise en place de services de musique en ligne, qui, pour réussir, doivent être attrayants et offrir à un coût raisonnable un catalogue suffisamment large ; elle a signé récemment un accord avec « Apple I Tunes » par lequel elle s'est engagée à mettre à la disposition de ce dernier l'ensemble de son répertoire français pour une diffusion en Europe, et l'accès au répertoire mondial sur le territoire français ; elle va s'efforcer maintenant de continuer à élargir cette offre ;

- le droit d'auteur étant un droit territorial, la SACEM a passé avec les sociétés de gestion collective étrangères des accords de réciprocité qui permettent à chacune d'entre elles de gérer, sur son territoire, les droits de ses partenaires ; face à cette situation, la Commission européenne est partagée entre le souhait de promouvoir une société unique à l'échelle de l'Union européenne, et la crainte de favoriser ainsi une situation de monopole contraire au principe de libre concurrence ; la solution qui consisterait à permettre à chacun des ayants droit de choisir la société qu'il souhaite ne serait pas tenable car les partenaires les plus puissants pourraient ainsi exercer leur pression sur les sociétés de perception les plus faibles, sans compter les difficultés que ce système entraînerait pour la perception de la taxe sur la valeur ajoutée ;

- il faut éviter de multiplier les exceptions au droit d'auteur ; à ce titre, la directive européenne 2001/29 constitue une forme de protection, dans la mesure où la liste des exceptions facultatives qu'elle énumère revêt un caractère limitatif ; autrement dit, les Etats n'ont plus la possibilité de créer de nouvelles exceptions qu'elle n'aurait pas déjà autorisées ; il ne faut pas perdre de vue, en outre, que ces exceptions viennent amputer la rémunération que les auteurs tirent de l'exploitation de leur oeuvre, qui constitue leur unique source de revenus ; la profession d'auteur est la plus exposée à la précarité, dans la mesure où elle ne bénéficie pas d'indemnisation du chômage contrairement aux intermittents du spectacle ;

- la liste des oeuvres mises à la disposition de l'éducation nationale a été arrêtée en fonction des programmes scolaires ; la contrepartie financière s'élève à 230 000 euros pour l'ensemble des établissements secondaires, ce qui est une somme modique ;

- la gestion des droits afférents à la reprographie d'une oeuvre est assurée par le Centre français du droit de copie.

Audition de MM. Jean-François Dutertre, secrétaire général gérant, et Alain Charriras, administrateur de la société civile pour l'Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (ADAMI)

La commission a ensuite procédé à l'audition de MM. Jean-François Dutertre, secrétaire général gérant, et Alain Charriras, administrateur de la société civile pour l'Administration des droits des artistes et musiciens interprètes (ADAMI).

M. Jean-François Dutertre a indiqué que le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins, qui propose la plus importante révision du code de la propriété intellectuelle depuis la loi du 3 juillet 1985, devait être modifié et complété afin de répondre aux attentes des artistes-interprètes.

Concernant les dispositions relatives aux mesures techniques de protection, il a regretté que le projet de loi n'ait pas tenu compte de l'avis du CSPLA et n'ait pas prévu la mise en place d'un mécanisme de régulation contraignant permettant de s'assurer du bon fonctionnement de ces mesures avant leur diffusion dans le public.

Après avoir dénoncé la mise en place de mesures techniques rendant illisibles les supports « protégés » et l'absence d'information du public et des artistes-interprètes par les maisons de disque à l'origine de cette initiative, il a souhaité que ces dispositifs de protection respectent l'exception pour copie privée.

Abordant le sujet des réseaux « peer to peer », il a souligné que l'échange de fichiers musicaux sur Internet par leur intermédiaire n'était pas l'unique cause de l'effondrement des ventes de phonogrammes : si le préjudice subi par les ayants droit du fait du développement de ces réseaux ne doit pas être sous-estimé, la situation actuelle du marché du disque résulte avant tout de la conjonction de nombreux facteurs tels que l'insuffisance de l'offre, l'absence de politique éditoriale des maisons de disques ou l'évolution des modes de consommation.

Estimant que ces réseaux seraient difficiles à éradiquer et qu'ils représentaient par ailleurs une innovation technologique majeure constituant une véritable opportunité pour la diffusion des biens culturels, il a proposé que la rémunération des ayants droit s'effectue par l'application aux actes de téléchargement du régime juridique prévu pour la copie privée.

Il a également insisté sur la nécessité de transposer en droit français la totalité des dispositions des directives 92-100 et 2001-29 relatives aux droits exclusifs reconnus aux artistes-interprètes et leur garantissant un droit à rémunération équitable. Il a en effet rappelé que les droits de distribution, de location, de prêt et de mise à disposition du public à la demande, ainsi que les rémunérations équitables prévues en contrepartie du droit de communication au public des phonogrammes du commerce et du droit de location, n'avaient pas encore été incorporés dans le code de la propriété intellectuelle. A cet égard, l'existence de deux régimes juridiques distincts en fonction des modalités de transmission des phonogrammes du commerce constitue un frein à l'émergence des « web-radios » et rend nécessaire l'extension du champ d'application de la rémunération équitable prévue à l'article L. 214-1 du code de la propriété intellectuelle à l'ensemble des moyens de diffusion des phonogrammes, y compris la diffusion non simultanée par fil.

M. Alain Charriras a souligné que les préoccupations des artistes-interprètes étaient proches de celles du public, ce qui conduisait l'ADAMI à prendre des positions parfois éloignées de celles soutenues par les autres ayants droit.

Après avoir rappelé l'opposition de l'ADAMI à la mise en place de mesures techniques de protection inadaptées sur les disques compacts, il a indiqué que la sauvegarde et la diffusion de la culture ne passeraient pas par le recours systématique à la répression : la culture doit avant tout rester un échange et il convient, dans ce cadre, de ne pas donner des prérogatives exorbitantes aux ayants droit.

Concernant les réseaux « peer to peer », il a affirmé que leur développement pouvait représenter une chance pour la promotion de la francophonie dans le monde et que leur éventuelle interdiction sur le territoire national aurait pour conséquence de renforcer la domination anglo-saxonne en matière artistique.

A propos des services de radio diffusés sur Internet, il a regretté que les tentatives de mettre en place un régime juridique équilibré aient échoué et que les producteurs de phonogrammes aient imposé le maintien du régime de droits exclusifs. Cette décision a lourdement handicapé le développement de ces services qui, s'ils avaient bénéficié de la licence légale applicable aux services de radio diffusés par voie hertzienne, auraient assuré la promotion des fonds de catalogue et accordé une large place aux oeuvres produites par les labels indépendants dans leur programmation.

Il a indiqué que l'attentisme des producteurs de phonogrammes et les délais de renégociation des contrats relatifs aux modalités de diffusion en ligne des oeuvres avaient considérablement retardé la création d'offres légales de musique sur Internet et favorisé la multiplication des échanges illégaux.

Il a affirmé qu'en attendant le développement des offres légales payantes et la diminution du nombre de fichiers « pirates » en circulation qui en découlerait, la mise en place d'un régime de licence légale encadrant les actes de copie privée numérique par voie de téléchargement devait être envisagée, les rémunérations issues de ce régime étant réparties entre les différents ayants droit grâce à l'utilisation d'outils statistiques perfectionnés.

Revenant sur la transposition qu'il a jugé incomplète de la directive 92-100, il a insisté sur le préjudice subi par les acteurs : faute d'une disposition appropriée dans le code de la propriété intellectuelle, ceux-ci ne perçoivent aucune rémunération équitable au titre de la location des vidéogrammes et doivent se contenter de leur cachet tant que le film n'est pas amorti.

Un débat s'est ensuite engagé.

M. Jacques Valade, président, a souligné que l'existence d'un délai trop important entre le moment où les maisons de disque décidaient d'équiper certains supports de mesures techniques de protection et celui où le collège des médiateurs rendrait sa décision relative au bon fonctionnement de ces mesures pouvait être préjudiciable aux artistes et à l'exploitation commerciale de leurs oeuvres.

M. Michel Thiollière, rapporteur, a souhaité obtenir des informations complémentaires concernant les délais impartis au collège des médiateurs pour se prononcer sur un différend relatif à la mise en place de mesures techniques de protection. Il s'est demandé si l'existence de telles mesures n'était pas un frein à la vente des oeuvres musicales.

Après avoir relevé l'idée de l'ADAMI selon laquelle les offres légales en ligne payantes allaient réduire le nombre de fichiers échangés sur les réseaux « peer to peer », il s'est interrogé sur la véracité d'une telle hypothèse.

En réponse aux différents intervenants, MM. Jean-François Dutertre et Alain Charriras ont apporté les précisions suivantes :

- le texte proposé à l'origine par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique prévoyant l'existence d'un délai permettant la saisine du collège des médiateurs avant la mise en place de mesures techniques de protection, paraissait à même de prévenir la vente au public de supports inutilisables. L'ADAMI souhaitait même aller plus loin dans la protection du consommateur en imposant à toute mesure de protection un agrément préalable à sa mise sur le marché ;

- l'UFC-Que Choisir a commandé une étude permettant d'évaluer l'effet des mesures techniques de protection sur le comportement des consommateurs, dont les résultats ne sont pas encore connus. Ces mesures techniques ont été imposées aux ayants droit sans concertation préalable par les maisons de disques américaines qui ne bénéficient pas d'une rémunération pour copie privée ;

- les principales mesures techniques de protection existantes ont été développées par des firmes américaines telles que Microsoft ou Apple qui pourraient, à terme, contrôler l'accès à l'ensemble des contenus culturels français ;

- la diminution du nombre de fichiers échangés sur les réseaux « peer to peer » dépendra de la qualité des offres légales payantes proposées aux consommateurs. Ces offres devront être simples d'accès et proposer des catalogues exhaustifs, ce qui est loin d'être le cas à l'heure actuelle, afin de concurrencer les réseaux illégaux et de se substituer éventuellement aux boutiques de disques. Par ailleurs, le « peer to peer » sécurisé et légalisé peut constituer un mode de diffusion intéressant et permettre aux artistes d'assurer la promotion de leurs oeuvres en utilisant « l'effet de club » qui les caractérise.

Administration - Simplification du droit - Demande de saisine pour avis et nomination d'un rapporteur pour avis

Au cours de la même réunion, la commission a demandé à être saisie pour avis du projet de loi n° 343 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, de simplification du droit et elle a désigné Mme Monique Papon comme rapporteur pour avis.

Mercredi 30 juin 2004

- Présidence de M. Philippe Nachbar, secrétaire. -

Culture - Avenir du spectacle vivant - Audition de M. Bernard Latarjet

La commission a procédé à l'audition de M. Bernard Latarjet, sur son rapport, établi à la demande du ministre de la culture et de la communication, sur l'avenir du spectacle vivant.

M. Bernard Latarjet a présenté les conclusions de sa mission, qui ont fait l'objet d'un document de travail tendant à la fois à dresser un diagnostic et à éclairer les choix nécessaires.

Il a tout d'abord exposé les cinq déséquilibres qui lui semblent caractériser la situation du spectacle vivant en France et constituent autant de signes d'asphyxie d'un secteur connaissant une crise de croissance :

- le déséquilibre de l'emploi résulte d'un effet pervers : l'augmentation de l'activité artistique se traduit paradoxalement par une aggravation de la précarité (depuis dix ans, le travail a augmenté de 5 % par an, le nombre d'employés de 8 % et le nombre de contrats de travail de 15 %) ;

- le déséquilibre entre production et diffusion des oeuvres et spectacles explique qu'en dépit d'une relative croissance de la fréquentation, la vie de chaque oeuvre se révèle de plus en plus précaire, faisant de la France le pays d'Europe qui enregistre le plus grand nombre de créations, mais où le nombre de représentations par spectacle est le plus faible ;

- le déséquilibre entre les établissements subventionnés et les compagnies indépendantes, qui se multiplient, se traduit par des moyens globalement en hausse mais de plus en plus réduits pour chaque compagnie, et par une sorte de divorce entre les réseaux institutionnels et les nombreuses compagnies indépendantes ;

- le déséquilibre entre les disciplines artistiques elles-mêmes est lié au décalage entre la réalité de la fréquentation et les subventions allouées aux différentes disciplines (la totalité des aides publiques aux arts de la rue et au cirque ne représente qu'à peine le double du budget annuel d'un centre dramatique national) ; il fait l'objet des critiques des artistes et des professionnels, et il entraîne, parfois, une incapacité à adapter l'offre de spectacles aux attentes du public ;

- le dernier déséquilibre tient à l'écart entre la part essentielle des collectivités territoriales dans le financement du spectacle vivant (82 % des subventions, si l'on exclut les grands établissements nationaux) et la réalité de leur pouvoir et de leur capacité à conduire les politiques correspondantes.

M. Bernard Latarjet a estimé que ces déséquilibres étaient source de blocages et de difficultés, dont la crise de l'intermittence constituait le symptôme le plus grave et le plus voyant, mais qui dépassaient largement le régime spécifique d'assurance chômage des personnels concernés.

Il a ensuite tracé quatre grandes pistes d'action qui concernent respectivement l'amélioration de la connaissance du secteur, l'emploi, l'écart entre production et diffusion et le partage de responsabilités.

Faisant état de la difficulté à rassembler des informations incontestables, connues de tous et régulièrement mises à jour, M. Bernard Latarjet a jugé nécessaire la mise en place d'outils permettant de mieux connaître le secteur et de suivre son évolution, l'existence d'observatoires du spectacle vivant dans certaines régions ne suffisant pas à répondre aux besoins en la matière.

S'agissant de l'emploi, et outre le régime d'assurance chômage, M. Bernard Latarjet a évoqué plusieurs voies d'action, indispensables à ses yeux :

- la réforme du système de formation, le système actuel étant très mal maîtrisé par les pouvoirs publics, tant pour ce qui concerne l'habilitation des formations et la reconnaissance des établissements et des diplômes que la prise en compte de ces derniers au niveau du recrutement. Cette réforme concerne également la formation continue -avec la validation des acquis de l'expérience- et la régulation des formations (il existe 600 cours privés d'art dramatique dans la seule Ile-de-France) ;

- l'augmentation de la permanence de l'emploi et de l'activité, qui recouvre aussi la question de l'établissement de nouveaux types de contrats, mieux adaptés aux spécificités du secteur ;

- la mise en place d'un dispositif d'insertion, de déroulement de carrière et de reconversion ;

- la fixation des conditions de prise en compte de l'éducation artistique pour l'accès aux régimes sociaux spécifiques ;

- la meilleure structuration des organisations professionnelles représentatives de ce secteur, caractérisé par un grand émiettement des entreprises.

Evoquant ensuite le déséquilibre existant entre la production et la diffusion du spectacle vivant, M. Bernard Latarjet a suggéré plusieurs pistes d'action, telles que la redéfinition des missions des établissements ou la réforme des aides publiques en faveur de la diffusion artistique. Le rapport esquisse ainsi une redéfinition des labels des établissements et propose un redéploiement des aides publiques, à budget constant, en faveur des disciplines dites populaires et des formes artistiques nouvelles, comme le théâtre de rue, le cirque, les musiques actuelles ou la danse.

S'agissant du partage de responsabilités entre l'Etat et les collectivités territoriales, M. Bernard Latarjet a présenté les trois scénarii figurant dans le rapport :

- le premier consiste, dans le prolongement de la logique qui prévaut actuellement au niveau de l'Etat, en une remise en ordre concertée, à savoir une rationalisation de la carte nationale des établissements et des aides publiques, dans le sens d'une plus grande équité et d'un aménagement équilibré du territoire, ainsi qu'une meilleure définition des missions des établissements et une clarification du partage des financements entre l'Etat et les collectivités ;

- le deuxième scénario, sur le modèle de ce qui existe en matière de politique de la ville ou de politique des transports, est basé sur la définition concertée, par l'Etat et les collectivités territoriales, de politiques globales et d'objectifs d'ensemble, dans le cadre de contrats de gestion commune, auxquels s'ajouteraient des contrats d'établissement, inspirés des contrats d'objectifs et de moyens, issus d'un examen au cas par cas des modes de fonctionnement et du financement de chaque établissement, et qui s'imposeraient au directeur d'établissement ;

- le troisième, enfin, répond à une logique plus radicale de décentralisation, dont la mise en oeuvre se ferait en trois étapes, la première visant les équipements et les activités de proximité, puis l'élargissement à certaines catégories d'établissements, pour aboutir à la décentralisation de certaines aides à la création et à la production, s'accompagnant de la mise en place de fonds régionaux. A cet égard, il a cité l'exemple des bibliothèques, domaine dans lequel la décentralisation a suscité la création de nombreux partenariats entre les communes et l'Etat ou les autres collectivités.

En conclusion de son propos, M. Bernard Latarjet a insisté sur deux impératifs : la révision des conditions d'évaluation des artistes et des établissements, notamment par la conjugaison des initiatives de l'Etat et des collectivités, aujourd'hui trop dissociées, et la généralisation des conférences régionales du spectacle vivant.

A l'issue de l'intervention de M. Bernard Latarjet, un large débat s'est engagé.

M. Michel Thiollière a souhaité savoir si la demande du public pour le spectacle vivant s'était accrue ces dernières années, et s'est interrogé sur l'existence d'éventuelles différences entre les interventions des divers niveaux de collectivités, observant que les communes étaient particulièrement impliquées.

Perplexe face aux solutions proposées par M. Bernard Latarjet, M. Ivan Renar a tenu à souligner les nombreuses initiatives engagées par la région Nord-Pas-de-Calais afin de rapprocher le public des oeuvres, y compris en dehors des salles de spectacle. Il a insisté, ensuite, sur la forte attente de professionnalisation des métiers du spectacle vivant, notamment pour susciter des vocations chez les plus jeunes, tout en mettant en garde contre le risque de sédimentation des politiques culturelles que cela pourrait générer. Soucieux de favoriser l'émergence de nouveaux talents, il a plaidé en faveur d'une amélioration des passerelles entre les disciplines, évoquant à ce titre des expériences réussies d'intégration des jeunes dans les quartiers.

En outre, partageant les observations de M. Bernard Latarjet sur le problème de la formation, il a souligné les carences des conservatoires nationaux en matière de formation à l'art dramatique, ainsi que les lacunes dans la formation générale, à défaut de passerelles avec les universités, avant de se féliciter du travail de coopération transfrontalière engagé entre la région Nord, la Belgique et le Kent, en vue de mettre en place un réseau des métiers de la culture.

Soulignant, ensuite, les dysfonctionnements dans la mise en oeuvre des contrats de plan, il a estimé fondamental que l'Etat conserve ses missions essentielles et assume une responsabilité publique nationale, afin d'offrir aux oeuvres une garantie sur le long terme.

Mme Marie-Christine Blandin a souhaité revenir sur la question des « musiques actuelles », qui ont beaucoup pâti d'avoir été souvent exclusivement soutenues par des financements issus des politiques de la ville, soumis à fluctuation d'une municipalité et d'une année à l'autre.

Elle a jugé utile, par conséquent, de revoir le mode de financement public de ces disciplines artistiques, mais également d'engager une réflexion sur les modalités de financement privé, qui n'offrent le plus souvent aucune garantie pour les compagnies.

Elle a ensuite regretté que les municipalités profitent des dispositions de la loi relative à la lutte contre la pollution sonore pour interdire ou réglementer ces spectacles.

Elle a, en outre, relevé que les artistes exerçant dans ces disciplines de musiques actuelles s'étaient totalement émancipés des filières de formation publique.

Elle s'est enfin interrogée sur la brièveté des représentations publiques des spectacles, pour déplorer le gâchis humain et financier d'oeuvres entièrement finalisées, mais qui, faute de programmation, sont purement et simplement abandonnées, et a demandé à M. Bernard Latarjet s'il pouvait éclairer la commission sur les ressorts politiques et économiques de cette faiblesse de la diffusion.

M. Jean-Léonce Dupont s'est interrogé sur la spécificité de la région Ile-de-France concernant l'inflation des centres de formation à l'art dramatique, et a souhaité savoir si une des pistes de réforme de la formation ne se trouvait pas dans une possible territorialisation. Concernant la formation continue, il a demandé s'il existait des exemples de parcours professionnel ou de reconversion réussis.

M. Louis de Broissia a souhaité aborder la question du brassage des disciplines, pour déplorer la « compartimentation » du spectacle vivant. Citant l'exemple de la Bourgogne, région au sein de laquelle coexistent diverses formes d'expression -allant de la musique folklorique, en passant par le lyrique, le baroque, la musique « techno » ou les spectacles « hip hop »-, il a demandé si une réflexion avait été engagée sur les possibilités de décloisonner ces différentes disciplines.

Reprenant l'idée d'une contractualisation possible entre l'État et les établissements culturels, il s'est interrogé sur la possibilité de mettre en place des expérimentations région par région ou pays par pays, au sens de la loi d'orientation sur l'aménagement et le développement du territoire du 4 février 1995, échelon territorial qu'il a considéré comme étant le plus adapté à l'épanouissement de l'expression de l'identité culturelle.

M. Jack Ralite a souhaité remettre le public au centre des préoccupations du spectacle vivant. Citant Tennessee Williams, il a comparé un spectacle dont on aurait oublié le public à un « boxeur manchot » et a invité la commission à réfléchir à l'impact, sur la création artistique, de la précarisation croissante de notre société. Voulant battre en brèche l'idée selon laquelle il y aurait « trop d'artistes » -qui découle, selon lui, du trop grand nombre d'oeuvres qui ne trouvent pas de spectateurs-, il a insisté sur le fait que le public était une conquête permanente, qui commençait au moment de la création jusqu'à la recherche des subventions, ces dernières devant servir, non pas à financer des hommes, mais à « permettre au public d'avoir le meilleur théâtre », selon la définition donnée par Matthias Langhoff, comédien et metteur en scène.

Il a ensuite souhaité attirer l'attention de la commission sur la pression exercée par le secteur audiovisuel sur la création artistique, pour déplorer l'émergence d'un certain théâtre « populacier », calqué sur la médiocrité de certaines émissions télévisées.

Évoquant, enfin, la mise en place de procédures d'évaluation, auxquelles il adhère, il a regretté que, trop souvent, les normes de références utilisées soient totalement détachées de la réalité de la matière humaine qui fait l'objet de l'évaluation.

Selon lui, le domaine culturel exige de la société un perpétuel renouveau, certes générateur d'inquiétudes et de désarroi, voire d'anarchie, mais essentiel pour la réanimation des oeuvres et indispensable à l'acte de création.

Citant, enfin, le traité « Du luxe et de l'impuissance » de Jean-Luc Lagarce, il a espéré qu'au nom de la lâcheté et de l'autosatisfaction béate devant les valeurs qu'elle s'est forgées, la société française n'en vienne pas à renoncer à son art. C'est en balayant le passé et en prenant des risques que la société peut s'approcher de sa vérité et se construire un avenir, a-t-il affirmé en conclusion de son intervention.

En réponse à ces intervenants, M. Bernard Latarjet a apporté les précisions suivantes :

- on observe, de façon générale, une fréquentation et une demande croissantes du public en faveur des formes de spectacles dits populaires, tels que le cirque, le théâtre de rue ou les musiques actuelles ; en revanche, le secteur de la danse marque une stagnation, voire une légère régression, tandis que le théâtre dit classique est confronté à une baisse plus sensible de la fréquentation ;

- la mission a constaté avec surprise, au cours de ses auditions, le vif intérêt des élus locaux pour le spectacle vivant, ce qui se traduit par une hausse très rapide de la part des budgets des collectivités consacrée à toutes les formes de spectacles, qui se répartit, de façon équilibrée, entre les différentes disciplines ; de surcroît, dans la mesure où les collectivités ont su démontrer, davantage que l'Etat, leur capacité à prendre des risques artistiques et leur souci de répondre aux exigences du public -comme le théâtre d'Aubervilliers, qui, grâce à une programmation de qualité, a vu sa fréquentation augmenter de 30 % ces dernières années- celles-ci peuvent jouer un rôle positif d'entraînement de l'Etat, afin de remettre le public au centre des préoccupations des responsables d'établissements ;

- la situation du spectacle vivant français en matière de diffusion est inquiétante et en voie de dégradation rapide, ce qui s'explique notamment par la faiblesse des échanges entre les établissements, lesquels forment davantage une constellation qu'un véritable réseau ; ainsi, en moyenne, une oeuvre donne lieu à 30 représentations, sachant que la moitié d'entre elles se font dans le cadre de festivals off ou d'établissements associatifs ou scolaires, et ne sont donc pas achetées à leur due valeur ;

- il y a unanimité en faveur d'une réaffirmation et d'une clarification du rôle de l'Etat, lequel doit conserver des missions fondamentales, énumérées dans l'ébauche de loi d'orientation sur le spectacle vivant figurant à la fin du rapport ;

- dans la mesure où il existe de moins en moins de festivals axés, de façon explicite et prioritaire, sur la découverte de nouveaux talents, il est essentiel de réintroduire cette fonction comme mission spécifique ou dominante de certains établissements, mais aussi d'étendre les quelques expériences déjà timidement mises en place ;

- si les difficultés rencontrées par les compagnies de « musiques actuelles », évoquées par MmeMarie-Christine Blandin, sont bien réelles, la complaisance des professionnels à l'égard des modalités, souvent douteuses, qu'utilisent les gérants des cafés et autres lieux ouverts au public dans lesquels ils se produisent, pour les rémunérer, rend difficile une clarification, pourtant nécessaire, du financement privé ;

- concernant la sous-représentation des spectacles, il faut avoir le courage de parler de surproduction : surproduction d'oeuvres produites par rapport au public disponible et également inflation du nombre des compagnies. Toutefois, il n'y a pas de fatalité à la surproduction, et une révision des modalités d'attribution des subventions pourrait constituer une première piste : en introduisant plus de sélectivité dans le choix des compagnies subventionnées, et surtout, en mettant en place un système de gammes de modulation des aides, inexistant aujourd'hui. Cette absence de modulation, qui réduit à l'asphyxie les compagnies en recherche de notoriété, pourtant au coeur de la recherche artistique et de la découverte de nouveaux talents, est responsable, en partie, du désavantage comparatif en termes de coût des créations françaises par rapport aux oeuvres produites par l'étranger, alors même que les premières, utilisant les dispositifs de l'intermittence, devraient coûter moins cher que les secondes ;

- la France est le seul pays où des compagnies arrivent à survivre avec 30 représentations, grâce au soutien des différents organismes publics et privés existants, ce qui est générateur d'effets pervers ;

- la mise en place de plates-formes de production, à l'instar du « Victoria Gand » en Belgique, véritable « fabrique de moyens de production » offerts aux artistes porteurs de projets, constituerait à la fois une mutualisation des moyens de montage des spectacles et un encouragement au brassage des disciplines artistiques ;

- concernant la formation et l'inflation des diplômes offerts aux jeunes talents, il faut que l'Etat soit plus sélectif dans ses agréments, plus diversifié dans la reconnaissance des diplômes, plus dirigiste dans la sélection des formateurs et plus incitatif pour encourager les entreprises de spectacles à utiliser les contrats de qualification et d'alternance. Une véritable réflexion doit être engagée entre les partenaires sociaux sur la formation continue, notamment les engagements de développements des formations (EDDF) existants, qui doivent être révisés. Enfin, un véritable système de validation des acquis de l'expérience doit être mis en place. En tout état de cause, des schémas directeurs de la formation devraient permettre un recensement des besoins et de l'offre, discipline par discipline, tant au niveau national que régional ;

- en ce qui concerne l'insertion, les cahiers des charges négociés par l'Etat avec les établissements doivent être revus, afin d'imposer à ces derniers plus d'obligations en termes d'accompagnement dans le déroulement des carrières des artistes ; la politique de résidence doit être réformée, de façon à engager de véritables associations sur le long terme ; les dispositifs JTN (Jeunes talents nationaux), JTC (Jeunes talents du cirque) et CNIPAL (Centre nationaux d'insertion professionnels d'artistes lyriques) doivent être étendus, notamment à l'échelon régional ;

- comme le recommande aujourd'hui l'Etat, il faut engager une réflexion sur une meilleure adaptation au spectacle vivant du CIVIS (Contrat d'insertion dans la vie sociale) ;

- tant la demande des artistes que l'appétence du public pour le décloisonnement des disciplines artistiques achoppent sur une trop grande « compartimentation » des institutions. C'est la raison pour laquelle il est préconisé dans le rapport de substituer aux centres dramatiques et chorégraphiques nationaux des centres nationaux de promotion artistique, soit par discipline (danse, théâtre, vidéo...), soit interdisciplinaires, et de revoir entièrement le label « scène nationale », au sein duquel pourraient être intégrées des SMAC (scènes de musiques actuelles), des scènes contemporaines, etc., afin de le rendre beaucoup plus ouvert à l'ensemble des disciplines ;

- la réhabilitation du théâtre « populaire », cherchant à renouveler les formes artistiques et les publics, doit être soutenue par les programmateurs des entreprises culturelles, à l'image du centre de La Villette, qui tente d'offrir au public des spectacles d'art vivant les plus larges possibles.