M. Maurice VINCENT, rapporteur spécial

PREMIÈRE PARTIE :
LES GRANDS ENJEUX DE L'ÉTAT ACTIONNAIRE
EN 2015 ET 2016

I. UNE ÉVOLUTION IMPORTANTE : LA MISE EN PLACE DU DROIT DE VOTE DOUBLE CONFORMÉMENT À LA LOI « FLORANGE »

A. UNE MISE EN PLACE DES DROITS DE VOTE DOUBLES GÉNÉRALEMENT PEU CONFLICTUELLE

La loi n° 2014-384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle, dite loi « Florange », a prévu que, pour les sociétés cotées sur un marché réglementé, un droit de vote double est attribué de droit, sauf clause contraire des statuts, à toutes les actions entièrement libérées et inscrites au nominatif depuis au moins deux ans.

L'octroi d'un droit de vote double vise à récompenser l'investissement de long terme et ainsi favoriser l'émergence d'un bloc stable d'actionnaires de référence au sein des entreprises concernées, dont il accompagnera le développement.

Cette mesure correspond à une préconisation du « rapport Gallois » : « pour investir, les entreprises ont également besoin de visibilité sur l'avenir ; elles ne peuvent être exclusivement soumises aux impératifs - souvent de court terme - des marchés financiers ; en premier lieu, le poids des actionnaires dans les entreprises doit être équilibré, en privilégiant ceux qui jouent le long terme et en donnant la parole aux autres parties prenantes de l'entreprise . Ceci nous conduit à faire les propositions suivantes : - le droit de vote double serait automatiquement acquis après deux ans de détention des actions , l'Assemblée Générale ne pouvant le remettre en cause qu'à la majorité des deux tiers [...] ».

L'État, dont l'horizon d'investissement est rarement inférieur à deux ans, est susceptible de profiter à plein de cette disposition, pour autant que les assemblées générales des actionnaires ne se soient pas opposées pas à la mise en oeuvre de celle-ci.

Dans certains cas, l'application de la loi « Florange » n'a pas posé problème, soit parce que les statuts de l'entreprise prévoyaient déjà le droit de vote double pour les actions détenues au nominatif depuis plus de deux ans, comme c'était le cas pour Safran, soit parce que aucune résolution n'a été soumise à l'assemblée générale des actionnaires pour écarter ce dispositif. Cette dernière situation s'est rencontrée pour EDF ainsi que pour ADP, dont le conseil d'administration a indiqué dans son rapport à l'assemblée générale ordinaire du 18 mai 2015 : « Compte tenu des spécificités d'Aéroports de Paris et du rôle spécifique qu'est en conséquence celui de l'État pour Aéroport de Paris, il est estimé que le fait que les actions d'Aéroports de Paris puissent disposer d'un droit de vote double lorsqu'elles satisfont aux exigences de l'article L. 225-123 du Code de commerce est de nature à préserver et renforcer l'implication indispensable de l'État et à favoriser l'implication des actionnaires dans la vie de la société. Par conséquent, il a été décidé de ne pas proposer de modification des statuts visant à faire obstacle à l'application du droit de vote double prévu à l'article L. 225-123 du code de commerce. »

De même, le rapport du conseil d'administration d'Areva à l'assemblée générale mixte du 21 mai 2015 explique que « compte tenu de la particularité de l'actionnariat de la Société et dans la mesure où cette disposition permet de privilégier et de conforter un actionnariat stable avec une vision long terme, la décision a été prise par le Conseil d'Administration de ne pas écarter les dispositions de l'article L. 225-123 du Code de commerce et de ne pas modifier les statuts ».

Chez Orange, un actionnaire minoritaire - la société de gestion Phitrust - a choisi de présenter une résolution visant à empêcher l'instauration du droit de vote double, alors que la direction n'en avait pas pris l'initiative. La résolution n'a recueilli que 43,3 % des voix.

Dans d'autres sociétés, c'est la direction elle-même qui a soumis aux actionnaires une proposition de résolution.

Cette démarche a pu être motivée par le souhait de donner le choix aux actionnaires, des agences de conseil de vote ayant fait savoir qu'elles noteraient négativement les sociétés qui n'auraient pas au moins proposé à leurs actionnaires une résolution visant à maintenir les droits de vote simples. C'est ainsi que le conseil d'administration de GDF Suez a déposé une telle résolution « afin de permettre, en bonne gouvernance, aux actionnaires de se prononcer sur ce sujet ».

Le conseil d'administration d'Air France a quant à lui pris parti en indiquant dans son rapport à l'assemblée générale du 21 mai 2015 : « Afin de maintenir l'égalité de traitement entre les actionnaires détenant leurs actions au nominatif et ceux les détenant au porteur, il vous est proposé de décider d'utiliser la faculté conférée par l'article L. 225-123 alinéa 3 du Code de commerce de ne pas conférer de droit de vote double, de conserver les droits de vote simples et de modifier en conséquence les statuts ».

Dans ce contexte, l'État a souhaité se donner les moyens de soutenir l'adoption des droits de vote doubles. Entre le 8 et le 13 mai, 5,1 millions de titres Air France ont ainsi été acquis sur le marché pour 42 millions d'euros, portant la participation de l'État de 15,88 % à 17,58 %.

Toutefois la situation la plus conflictuelle s'est rencontrée chez Renault, dont le conseil d'administration a soumis à l'assemblée générale du 30 avril 2015 une résolution visant à l'« instauration statutaire du principe ?une action, une voix? ».

B. LA SITUATION PARTICULIÈRE DE RENAULT

1. Une montée au capital opportune

Face à l'opposition vivement manifestée par la direction de Renault à la mise en place de droits de vote doubles, l'État a fait, le 8 avril 2015, l'acquisition de 14 millions de titres Renault, pour un montant de 1,258 milliard d'euros, portant sa participation de 15,01 % à 19,73 % du capital de l'entreprise.

Par un communiqué de presse en date du 16 avril 2015, Renault a fait savoir que son conseil d'administration réaffirmait son soutien à cette résolution « motivée par la situation spécifique des droits de vote au sein de l'Alliance » entre Renault et Nissan.

Lors de l'assemblée générale, Philippe Lagayette, administrateur référent de Renault, a ainsi expliqué que « ce problème est apparu dès l'adoption de la loi Florange. L'État et Nissan détiennent 15 % chacun du capital de Renault. Or, les règles sur les participations croisées et l'autocontrôle privent de facto Nissan de ses droits de votes. Avant l'adoption de la loi, l'État détenait 17,5 % des droits de vote contre 0 pour Nissan.

Compte tenu des bonnes relations préexistantes au sein de l'Alliance, cette situation était acceptée depuis 10 ans. L'introduction des droits de vote double va accentuer considérablement ce déséquilibre, portant à 28 % la détention des droits de vote de l'État, les droits de vote de Nissan restant à 0 %. Le Conseil d'administration a perçu que cette situation aboutit à un déséquilibre, ressenti comme tel par Nissan. » 2 ( * )

Philippe Lagayette a précisé que « d'autres actionnaires trouvent cette situation préoccupante. C'est notamment le cas de Daimler, autre partenaire de l'Alliance, certes à un pourcentage moindre, ainsi que d'un certain nombre de fonds qui en font parfois une question de respect du principe ?une action, une voix?. »

Ainsi c'est bien « le Conseil d'administration dans sa majorité, à l'exception des représentants de l'État, [qui] partage ce point de vue et a jugé utile de soumettre cette résolution au vote des actionnaires. » Or « le rôle du Conseil d'administration est de déterminer un sentiment majoritaire sur l'intérêt de la Société, surtout en cas de désaccord entre les actionnaires ».

La résolution a finalement recueilli 60,53 % des voix, alors qu'une majorité qualifiée des deux tiers était nécessaire pour son adoption. Sans la montée au capital de Renault réalisée par l'État, cette résolution n'aurait sans doute été rejetée que de justesse.

Au cours de la même assemblée générale, Carlos Ghosn a affirmé que « Renault a traversé la crise sans mettre le genou à terre. Renault fut la seule entreprise à ne pas suspendre ses investissements, à ne remettre en cause aucun de ses projets durant la crise. Les résultats ne vont pas tarder à se faire ressentir. »

Et de conclure avec force : « Les grandes industries se construisent par la patience de leurs actionnaires. »

Votre rapporteur spécial ne peut que souscrire à cette dernière affirmation et considère que l'instauration des droits de vote doubles est justement de nature à encourager la patience des actionnaires en la récompensant.

Il rappelle par ailleurs, que si « « Renault a traversé la crise sans mettre le genou à terre », c'est également grâce à l'État. En effet, Renault, comme PSA, avait sollicité en 2009 l'aide de l'État qui avait répondu présent et mis en place un « Plan automobile » de soutien à la filière, confrontée au manque de liquidités après la crise financière. Dans ce cadre, l'État avait octroyé à Renault, en avril 2009, un prêt d'environ 3 milliards d'euros sur cinq ans, remboursé par anticipation en avril 2011.

Plus généralement, la constance de la présence de l'État au capital de Renault depuis soixante-dix ans, aujourd'hui à un niveau bien moindre que par le passé, a sans doute contribué à la réussite de l'entreprise et n'a pas empêché l'alliance avec Nissan.

Votre rapporteur spécial rappelle également que le fait que Nissan n'a pas de droit de vote au sein de Renault n'a rien à voir avec le niveau de de la participation de l'État.

En effet, depuis la loi n° 89-531 du 2 août 1989 relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, l'autocontrôle est interdit, l'article L. 233-31 du code du commerce disposant que « lorsque des actions ou des droits de vote d'une société sont possédés par une ou plusieurs sociétés dont elle détient directement ou indirectement le contrôle, les droits de vote attachés à ces actions ou ces droits de vote ne peuvent être exercés à l'assemblée générale de la société ».

Renault détient 43,4 % de Nissan, qui détient à son tour 15 % du constructeur français. Or l'article L. 233-3 du code de commerce fixe à 40 % le seuil de détention de capital au-delà duquel une société est présumée en contrôler une autre. Nissan n'a pas donc de droit de vote au titre de sa participation au capital de Renault qui serait sinon en situation d'autocontrôle.

L'idée d'une descente de la participation de Renault sous la barre des 40 % au-delà laquelle son contrôle de Nissan est présumé, afin de permettre à Nissan de récupérer ses droits de vote a été évoquée, avec comme arguments l'évolution du poids respectif des deux constructeurs dans l'alliance et le renforcement de l'État au capital de Renault.

En 2014, 62 % des véhicules vendus par l'alliance sont produits par Nissan, quand la part de Renault est de 32 %. En 2005, Renault réalisait 41,3 % des ventes de l'ensemble. Sur le plan financier, le poids de Nissan est encore plus important : en 2014, le résultat consolidé du groupe s'est établi à 1,998 milliard d'euros, la contribution de Nissan s'élevant à 1,559 milliard d'euros.

Pour autant, Renault n'a aucune obligation juridique de modifier le niveau des participations réciproques qui le lient à Nissan.

Quant au bouleversement qui résulterait de l'instauration des droits de vote doubles, votre rapporteur spécial rappelle qu'en 2012, au moment où Nissan avait pris 15 % de Renault sans droits de vote, la participation de l'État dans Renault atteignait 25,9 %.

Par ailleurs, l'État s'est engagé à ramener rapidement sa participation à son niveau d'origine soit 15,01 %.

Votre rapporteur spécial considère donc que l'État n'a fait que veiller au respect de ses droits, grâce à quoi il s'est mis en position de mieux garantir l'ancrage national de Renault et la pérennité de la filière automobile française.

2. Une descente plus difficile que prévu

Le 8 avril 2015, l'État a annoncé l'acquisition, auprès de Deutsche Bank, de 14 millions de titres Renault. D'après les réponses au questionnaire budgétaire de votre rapporteur spécial, cette opération, qui s'est achevée le 20 avril 2015, a coûté, avec tous les frais associés, 1,258 milliard d'euros, soit 89,86 euros par action.

Dès le départ, l'État a expliqué que cette montée au capital ne serait que temporaire, l'achat de titres ne préfigurant « en aucun cas un mouvement durable à la hausse ou à la baisse sur sa participation au capital de l'entreprise » 3 ( * ) .

L'objectif initial étant de revendre ces titres avant la fin de l'année, l'État a souhaité se prémunir contre une éventuelle baisse de leur valeur.

Pour cela, il a souscrit auprès de Deutsche Bank des options de vente portant sur 14 millions d'actions Renault « exerçables au prix par action de 90 % du cours de référence de l'action Renault au 7 avril 2015 » 4 ( * ) . Le cours de référence s'élevant à cette date à 85,26 euros, l'État est ainsi garanti contre une baisse de cours en-deçà de 76,73 euros par action. Sa perte serait donc en théorie limitée à 183,8 millions d'euros, les moins-values étant assumées au-delà de ce montant par Deutsche Bank.

Afin de compenser le coût d'acquisition de ces options, l'État a cédé à Deutsche Bank des options d'achat portant sur le même nombre de titres, « exerçables au prix par action de 110 % par action du cours de de l'action Renault au 7 avril 2015 ». Autrement dit, si le cours de l'action Renault dépasse 93,79 euros, la plus-value par rapport à ce prix reviendra à Deutsche Bank.

Le dénouement de ces deux séries d'options est échelonné linéairement entre le 7 octobre 2015 et le 28 décembre 2015. Ses modalités, en titres ou en numéraire, sont à la main de l'État.

Le cours de l'action Renault, après être monté jusqu'à 98,81 euros le 22 mai 2015, est descendu jusqu'à 62,18 euros le 29 septembre dernier, à la suite de la révélation de l'affaire Volkswagen.

Le 7 octobre dernier, le cours de l'action Renault s'est établi à 74,19 euros, soit un montant inférieur au prix d'exercice des options d'achats détenues par l'État. Celui-ci a donc exercé les options d'achat arrivant à échéance ce jour-là et a choisi un dénouement en numéraire 5 ( * ) .

En conséquence, Deutsche Bank a versé à l'État, pour le nombre d'actions convenu, la différence entre le prix d'exercice et le cours du jour, soit 2,54 euros par action. Cette opération s'est répétée chaque jour suivant, en fonction du cours du jour.

Compte tenu des conditions de marché, l'État conserve pour l'instant les 14 millions d'actions acquises en avril dernier.

C. LA POSSIBILITÉ DE DÉGAGER DES RESSOURCES SANS PERTE D'INFLUENCE

Si l'État souhaite désormais conduire une politique de gestion active de son portefeuille de valeurs cotées, il reste contraint par les seuils minimum de détention publique fixés par la loi pour certaines entreprises.

Le législateur a ainsi fixé un seuil de détention publique de 50 % pour ADP et de 100 % pour RTE. De même, la loi prévoit un seuil minimum de 70 % pour EDF et d'un tiers pour GDF Suez.

Dans ce dernier cas, la contrainte a été allégée par la loi « Florange » dont le VI de l'article 7 dispose que « dans les sociétés anonymes dans lesquelles la loi prévoit que l'État doit atteindre un seuil minimal de participation en capital, inférieur à 50 %, cette obligation est remplie si ce seuil de participation est atteint en capital ou en droits de vote. La participation de l'État peut être temporairement inférieure à ce seuil à condition qu'elle atteigne le seuil de détention du capital ou des droits de vote requis dans un délai de deux ans. »

Cette disposition, qui ne s'applique en pratique qu'à GDF Suez, permet de tirer profit de la mise en place de droits de vote doubles pour réaliser des cessions d'actions sans perte d'influence et dans le respect des seuils de participation publique fixés par la loi.

Le 5 juin 2014, l'État avait cédé 75 millions d'actions GDF Suez (soit 3,1 % du capital). Cette opération avait rapporté environ 1,5 milliard d'euros. Au terme de ce placement, l'État détenait 33,6 % du capital de GDF Suez. Sans la disposition introduite par la loi « Florange », les possibilités de cessions supplémentaires auraient été très réduites.

Conformément à l'arrêté en date du 12 juin 2015 fixant le prix et les modalités de cession d'actions de la société GDF Suez (Engie), l'État a engagé le 16 juin 2015 une cession au fil de l'eau de titres GDF Suez (Engie).

Au total, 11 632 897 actions GDF Suez (Engie), soit 0,48 % du capital de la société, ont été cédées, la recette pour l'État s'élevant à 206 millions d'euros. Au terme de cette opération, l'État détient 32,76 % du capital de GDF Suez.

La participation de l'État est donc passée légèrement en dessous du minimum légal, que cela soit en capital ou en droits de vote. Toutefois, l'instauration de droits de vote doubles, à laquelle l'assemblée générale des actionnaires de GDF Suez ne s'est pas opposée, permettra à l'État de revenir dès le 2 avril 2016, c'est-à-dire dans le délai légal, à un niveau de détention des droits de vote supérieur au tiers.

L'instauration des droits de vote doubles a ainsi permis à l'État de poursuivre la gestion active de son portefeuille tout en restant l'actionnaire de référence de la société GDF Suez.


* 2 Procès-verbal de l'assemblée générale mixte du 30 avril 2015.

* 3 Communiqué de presse de l'APE du 8 avril 2015.

* 4 Document AMF n° 215C0462 du 16 avril 2015.

* 5 Communiqué de presse de l'APE du 7 octobre 2015.