Mme Nathalie GOULET, rapporteur spécial

DEUXIÈME PARTIE :
DES RISQUES RÉELS SUR LA CHARGE DE LA DETTE,
QUI APPELLENT DES MESURES DE DÉSENDETTEMENT NON CONVENTIONNELLES

Les dépenses d'intérêt présentent une spécificité : la charge de la dette fait l'objet de crédits évaluatifs et non pas limitatifs . Le Parlement ne vote donc pas des plafonds de crédits juridiquement contraignants mais de simples prévisions.

Pourquoi ces crédits sont évaluatifs ? Tout simplement car il s'agit de dépenses « obligatoires », qui ne sont pas pilotables à court terme par l'État. Le Gouvernement est tenu juridiquement de rembourser ses créanciers .

Cette caractéristique n'est pas seulement un détail technique. Pour le dire clairement, les parlementaires n'examinent que des prévisions et les marges de manoeuvre sur le niveau des crédits sont extrêmement réduites.

À première vue, l'on pourrait presque se demander quelle est la portée effective de l'examen et du vote de cette mission par le Parlement.

En réalité, sur ce type de dépenses, les parlementaires ont un rôle essentiel à jouer : identifier et surveiller les risques qui pèsent sur la crédibilité de la prévision de dépenses présentée au Parlement . Il ne s'agit donc pas seulement de prendre acte des estimations du Gouvernement, mais de comprendre les facteurs susceptibles de les faire évoluer.

Quatre principaux risques ont été identifiés par votre rapporteur spécial, d'autant plus élevés que l'encours de dette publique est important en France : les engagements hors bilan, la remontée des taux, le risque de notation et l'évolution du traitement prudentiel de la dette souveraine.

Face à une situation instable, il faut savoir saisir l'opportunité que représente aujourd'hui le contexte de taux bas et il est urgent de mettre en oeuvre, au niveau européen, des mesures de désendettement non conventionnelles.

I. QUATRE PRINCIPAUX RISQUES PÈSENT SUR LA CHARGE DE LA DETTE FRANÇAISE

A. LES ENGAGEMENTS HORS BILAN ET LES ENGAGEMENTS IMPLICITES DE L'ÉTAT

Les engagements hors bilan sont des obligations de l'État vis-à-vis de tiers, dépendantes de la survenue d'événements ou de besoins spécifiques . Ces dépenses potentielles ne réunissent pas les conditions nécessaires pour être inscrites au bilan, mais peuvent avoir un impact significatif sur l'équilibre budgétaire de l'État.

Ces engagements sont détaillés en annexe du compte général de l'État. Ainsi, ils ne peuvent être évalués que pour l'antépénultième exercice .

En 2013, votre commission des finances avait demandé un rapport à la Cour des Comptes sur le sujet des engagements hors bilan de l'État. Elle avait tout d'abord souligné la prévalence des engagements de retraite parmi les engagements hors bilan, ainsi que leur progression entre 2007 et 2012, de 588 milliards d'euros 10 ( * ) . La Cour des Comptes avait également souligné la croissance rapide des encours des engagements pris dans le cadre d'accords bien définis.

Les engagements hors bilan reflètent des niveaux de risque très divers et leur contrôle par le Parlement est variable .

Trois grands ensembles se dégagent : les engagements pris dans le cadre d'accords bien définis (par exemple les garanties accordées à certains acteurs économiques), qui s'élevaient à 1 000,6 milliards d'euros en 2015, les engagements découlant de la mission de régulateur économique et social de l'État (481,5 milliards d'euros) et les engagements de retraites de l'État qui représentent, avec 1 723 milliards d'euros, plus de la moitié du total des engagements hors bilan .

Ils ont globalement augmenté ces dernières années. Si tous les engagements hors bilan n'ont pas vocation à se traduire par des dépenses, il s'agit d'un risque qui pèse bel et bien sur le niveau de la dette.

Au demeurant, tous les engagements de l'État ne sont pas retracés au sein des engagements hors bilan . À titre d'exemple, la garantie implicite de l'État aux établissements publics n'est pas évaluée, ni le rôle de l'État de prêteur ou d'assureur en dernier ressort, notamment pour des administrations en difficulté financière, ou pour les banques systémiques - qui a d'ores et déjà donné lieu à des dépenses importantes, par exemple dans le cas des aides à la banque Dexia en 2008 et 2012.

Certes, le droit de l'Union européenne tend à diminuer les possibilités d'engagements implicites. Par exemple, le mécanisme de résolution unique interdit - en principe - que l'État se comporte en prêteur en dernier ressort en cas de faillite.

Il n'en reste pas moins que les engagements de l'État pourraient conduire, s'ils donnaient lieu à des dépenses dans les exercices à venir, à une hausse du besoin de financement de l'État qui augmenterait à moyen terme la charge d'intérêts de la dette.

À cet égard, comme le notait le rapporteur général de la commission des finances du Sénat dans son rapport relatif à la dette publique 11 ( * ) , la notion de dette implicite , qui prend en compte les engagements hors bilan de l'État, voire les dettes « quasi-publiques » qui pourraient, à terme, être intégrées au périmètre de la dette publique, « constitue une notion utile à l'analyse de l'endettement public en ce qu'elle permet de dépasser une approche strictement rétrospective sur l'encours de dette accumulé jusqu'à présent, pour s'intéresser à ses facteurs d'évolution dans le futur . Elle permet de faire apparaître que le choix d'un régime de retraite crédible, et plus largement d'un modèle d'intervention de l'État soutenable, est un préalable essentiel à la maîtrise de l'évolution de la dette ».

B. LA REMONTÉE DES TAUX

La rupture temporaire de la corrélation entre l'encours de la dette, en augmentation constante, et la charge de la dette, qui baisse légèrement, s'explique par le niveau des taux d'intérêt, historiquement faibles depuis plusieurs années .

La politique de rachat d'actifs de la BCE , lancée en 2015 puis accélérée en 2016, explique pour une large part la baisse des taux d'intérêt. Par ailleurs, la BCE a abaissé par deux fois son taux directeur depuis janvier 2015.

Le programme d'achat d'actifs de la Banque centrale européenne

Le programme d'achats d'actifs de la BCE ( Asset Purchase Programme ou APP) est composé de quatre volets :

- un programme d'achats d'obligations sécurisées ( Covered bond purchase programme 3 ou CBPP3), mis oeuvre depuis le 15 octobre 2014, tendant à faciliter le fonctionnement du marché monétaire européen ;

- un programme d'achats de titres adossés à des actifs ( Asset Backed Securities ou ABS) lancé le 21 novembre 2014 visant à aider les banques à diversifier leurs sources de financement et à stimuler le crédit privé ;

- un programme d'achats d'obligations privées ( Corporate Sector Purchase Programme ou CSPP) existant depuis le 8 juin 2016 afin d'apporter un soutien plus direct au financement des entreprises ;

- et un programme d'achats de titres publics ( Public Sector Purchase Programme ou PSPP) lancé le 9 mars 2015.

Le programme d'achats de titres publics recouvre à la fois des titres souverains, des titres publics émis par des administrations nationales locales et sociales (par exemple, en France, la Cades, l'Agence France Locale, ou encore la Sfil sont éligibles au PSPP) et des titres émis par des entités supranationales (par exemple la Banque européenne d'investissement). La BCE procède à environ 20 % des achats ; le reste est effectué par les banques centrales nationales.

La majeure partie des achats s'effectue sur le marché secondaire, de façon bilatérale .

Les titres publics doivent tous respecter plusieurs critères pour être éligibles au programme d'achats de l'Eurosystème (qui comprend la BCE et les banques centrales nationales) : leur maturité résiduelle doit être comprise entre 2 ans et 30 ans (pas de titres de court terme ni de très long terme) et l'Eurosystème ne peut pas détenir plus de 33 % d'une ligne obligataire émise par une autorité nationale (50 % dans le cas d'une autorité supranationale).

En ce qui concerne la dette souveraine , la répartition des achats entre les États membres de la zone euro est, en principe, proportionnelle à la participation de chaque État au capital de la BCE (soit environ 26 % pour l'Allemagne, 21 % pour la France, 18 % pour l'Italie...).

En réalité, les volumes d'achats sont adaptés selon le contexte financier et la France est surreprésentée par rapport à sa part dans le capital . Les autres pays faisant l'objet d'achats plus importants que prévu sont l'Italie (+ 2 points) et, de façon beaucoup moins marquée, l'Espagne (+ 0,6 point), la Belgique (+ 0,4 point), l'Autriche (+ 0,3 point) et les Pays-Bas (+ 0,2 point).

Source : commission des finances du Sénat

L'atonie de la croissance et de l'inflation de la zone euro ces dernières années a également contribué à maintenir de faibles taux d'intérêt.

Enfin, les incertitudes économiques et politiques, liées notamment à la décision prise par le Royaume-Uni de quitter l'Union européenne ( Brexit ), poussent les investisseurs à préférer des titres sûrs, comme les dettes souveraines. La théorie économique parle de « trappes à sûreté » 12 ( * ) pour désigner cet excès de demande pour les actifs sûrs qui caractérise l'Europe.

Or une remontée des taux est à prévoir pour les années à venir, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, si les annonces de la BCE restent très prudentes quant aux inflexions qui seront apportées au programme de rachats de titres, l'enveloppe en a cependant été réduite en avril dernier, passant de 80 milliards d'euros à 60 milliards d'euros . Par ailleurs, le maintien d'un contexte économique plus dynamique que par le passé pourrait plaider pour un resserrement graduel de la politique non conventionnelle de la BCE. En effet, l'inflation , qui est le principal (et légalement, le seul) objectif de la BCE semble redémarrer au sein de la zone euro.

Enfin, la décision de la Réserve fédérale américaine d'opérer une remontée de ses taux directeurs devrait exercer un effet d'entraînement sur le taux d'intérêt au niveau mondial. D'après les informations transmises au rapporteur, les modulations des taux souverains américains se répercutent en général dans une fourchette de 60 % à 70 % en Europe.

Les prévisions du Gouvernement sont d'ailleurs bien construites sur l'hypothèse d'une remontée progressive des taux, selon deux scénarios possibles : l'un fixant un taux apparent de la dette négociable à 3,1 % à horizon 2022, et l'un fixant un taux de 2,5 % à horizon 2022 13 ( * ) .

Une pression supplémentaire à la hausse sur les taux d'intérêt de la dette souveraine française provient du refinancement des dettes contractées durant la crise économique , qui contribue à augmenter le programme de refinancement de l'État et ainsi accentuer la remontée prévue .

Avec la hausse des taux , la charge de la dette progressera - d'autant plus vite la maturité moyenne de la dette française n'est pas extrêmement élevée par comparaison à d'autres pays . Elle s'élève à environ 7 ans et demi en France, contre 14 ans au Royaume-Uni, par exemple.

D'après les simulations de l'Agence France Trésor, une hausse d'un point de pourcentage aura un coût cumulé de 14,1 milliards d'euros après seulement trois ans et de 34,5 milliards d'euros après cinq ans .

C. LE RISQUE DE NOTATION

La France se trouve en permanence sous le regard scrutateur des agences de notation .

Elles ne s'intéressent pas seulement aux grands indicateurs macroéconomiques comme la croissance ou le déficit public mais observent dans le détail la solidité des institutions et les réformes sectorielles proposées par le Gouvernement . À titre d'exemple, l'agence Moody's évalue les émetteurs souverains sur quatre « piliers » : solidité de l'économie, solidité institutionnelle, solidité des finances publiques et susceptibilité au risque d'évènement (c'est-à-dire résilience en cas de choc). Les politiques sectorielles ont donc un impact sur la notation française : par exemple, la question de la formation apparaît cruciale dans la mesure où elle a une incidence forte sur le fonctionnement du marché du travail. La note de la dette française dépend donc pour partie des orientations des politiques publiques sectorielles, qui sont traduites dans chacune des missions du budget de l'État.

L'approche est également comparative : les pays sont mis au regard de leurs « pairs ». Pour la France, les « pairs » retenus par l'agence Moody's sont par exemple la Finlande, l'Autriche, le Royaume-Uni, la Belgique ou encore, hors de l'Europe, la Corée ou Taiwann.

La France est considérée comme étant très robuste d'un point économique et institutionnel et présente, selon l'agence, une forte résilience au risque de choc, mais - comparativement à ses pairs - c'est la solidité des finances publiques qui pèche. La faiblesse des efforts de consolidation budgétaire constituerait donc le principal facteur expliquant que la note de la France soit, depuis plusieurs années AA et non plus triple AAA ou AA+. Ainsi, la deuxième dégradation de la note de la France par l'agence Standard & Poor's en 2013, de AA+ à AA, était justifiée pour partie par le fait que « la marge de manoeuvre budgétaire de la France s'est réduite ».

Une dégradation de la note de la France, si elle était suivie par les acteurs financiers, pourrait évidemment avoir des conséquences sur nos conditions de financement et conduire à une augmentation de la charge de la dette.

D. LE TRAITEMENT PRUDENTIEL DE LA DETTE SOUVERAINE

Le risque souverain bénéficie pour l'heure d'un traitement prudentiel particulièrement favorable , dont la principale justification réside dans l'affirmation que le risque souverain est, dans le cas général, très faible, à la fois dans l'absolu (peu de difficultés de paiement) et en termes relatifs, par rapport aux autres classes d'actifs.

Le traitement prudentiel des titres souverains depuis 1998

Pour le ratio de solvabilité (qui mesure les fonds propres par rapport aux risques pondérés), dans les accords de Bâle (ratio Cooke - ou Bâle 1, en 1988), les créances sur les administrations centrales étaient pondérées à 0 % au dénominateur du ratio de solvabilité dès lors que ces administrations étaient membres de pays de l'OCDE.

Les règles de Bâle 2 ont ouvert la possibilité pour les banques d'estimer elles-mêmes leurs risques à partir de modèles internes et, pour la méthode dite standard (fixée par la réglementation), seules les administrations centrales bénéficiant d'une notation de crédit de très haute qualité (AAA à AA-) pouvaient toujours bénéficier de la pondération à 0 %.

Les règles de Bâle 3 n'ont pas modifié ce traitement favorable à ce stade. Il a même été appliqué aux règles de liquidité introduites par Bâle 3, puisque pour le ratio de liquidité à court terme (qui mesure la capacité d'une banque à faire face à une crise de liquidité dans une période de 30 jours), le risque souverain bénéficie d'un cadre avantageux puisque la dette souveraine, incluse dans les actifs bénéficient du traitement le plus favorable au sein du portefeuille d'actifs liquides de haute qualité (portefeuille HQLA ou coussin de liquidité) avec une décote nulle.

Source : réponse de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution au rapporteur spécial

Cependant, la crise récente a été, en partie, une crise de la dette souveraine et le dispositif prudentiel doit être sensible aux risques. Or le risque souverain, s'il est très faible, n'est pas inexistant et peut être renforcé par la concentration de titres souverains d'un même pays au sein d'un établissement bancaire. Comme l'a souligné l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution dans ses réponses au rapporteur spécial, « dans certains cas, les risques auxquels ont été exposées certaines banques ont été amplifiés par une détention excessive de titres souverains à leur bilan ».

Des évolutions quant au traitement prudentiel de la dette souveraine peuvent donc être attendues - et leur impact sur le coût de financement de l'État ne doit pas être négligé .


* 10 « Le recensement et la comptabilisation des engagements hors bilan de l'État », 2013, rapport de la Cour des Comptes commandé par la commission des finances du Sénat en application de l'article L. 58-2 de la loi organique sur les lois de finances du 1 er août 2001.

* 11 Rapport d'information n° 566 (2016-2017) sur la dette publique de M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général, fait au nom de la commission des finances, déposé le 31 mai 2017.

* 12 «Model of the Safe Asset Mechanism (SAM): Safety Traps and Economic Policy», Ricardo J. Caballero and Emmanuel Farhi, 2013

* 13 Projets annuels de performance portant sur la mission Engagements financiers de l'État, annexés au projet de loi de finances pour 2018