Mardi 9 avril 2013

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Sécurisation de l'emploi - Examen du rapport d'information

La délégation procède à l'examen du rapport d'information de Mme Catherine Génisson, rapporteure, sur les dispositions du projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi n° 489 (2012-2013), dont la délégation a été saisie par la commission des Affaires sociales.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous écoutons le rapport de Mme Catherine Génisson sur les dispositions du projet de loi n° 489 (2012-2013) relatif à la sécurisation de l'emploi.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La délégation aux droits des femmes a été saisie le 19 mars 2013 par la commission des Affaires sociales sur les dispositions du projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi. Dans un délai très court - quinze jours - nous avons procédé à de nombreuses auditions : chercheurs, juristes, organisations syndicales signataires et non-signataires de l'accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, représentants du patronat... L'Assemblée nationale a adopté hier des modifications sur ce texte, dont certaines rejoignent mes recommandations.

Ayant toujours donné la priorité à la négociation sociale, je salue la méthode - un accord entre partenaires sociaux - comme préalable au dépôt d'un projet de loi. L'ANI du 11 janvier 2013 a un objectif ambitieux : prendre à bras-le-corps, comme l'a dit le Premier ministre, les principaux enjeux de notre marché du travail, pour fonder un nouvel équilibre entre le besoin d'adaptation des entreprises et l'aspiration des salariés à la sécurité. Le projet de loi est donc le résultat de compromis fragiles. Nous avons le souci de ne pas en déséquilibrer la structure générale, mais souhaitons aussi que le législateur joue tout son rôle.

L'objectif des auditions était double : recueillir l'avis de l'ensemble des organisations syndicales et mesurer l'impact des nouvelles dispositions sur la situation des femmes. En effet, comme le disait Brigitte Grésy devant notre délégation, l'ordre sexué de la société a été reproduit sur le marché du travail. Certes, les femmes constituent à présent 47 % de la population active. Mais on peut parler d'une spécificité de l'emploi féminin, dont les caractéristiques ont été analysées dans notre récent rapport « Pour un nouvel âge de l'émancipation des femmes » : surreprésentation des femmes dans les emplois précaires (80 % des personnes employées à temps partiel sont des femmes) ; persistance des inégalités professionnelles, en particulier salariales ; concentration dans un nombre limité de métiers, puisque 45 % de l'emploi féminin est concentré dans dix métiers.

Si les articles 7 et 8 relatifs aux contrats courts et à l'encadrement du travail à temps partiel ont fait l'objet d'un examen spécial, en raison des spécificités de l'emploi féminin, toutes les dispositions pourraient avoir un impact sur la situation des femmes, notamment l'article 4 relatif à la base de données unique, l'article 5 relatif à la désignation d'administrateurs salariés, l'article 10 sur les accords de mobilité interne, et l'article 15 relatif aux critères à prendre en compte dans l'ordre des licenciements.

La bonne application du projet de loi dépendra d'une part du respect des textes relatifs à l'égalité professionnelle, d'autre part de la mobilisation syndicale. Il est temps, nous l'avons dit à maintes reprises, de passer d'une égalité formelle à une égalité réelle. Les textes sont nombreux et complets, mais les obligations peu respectées. Il faut se donner les moyens de les faire appliquer : plan interministériel créant un réseau territorial de veille et de soutien à la négociation collective relative à l'égalité professionnelle, implication des déléguées et chargées de mission aux droits des femmes dans cette négociation, renforcement des moyens logistiques et budgétaires pour concrétiser l'égalité professionnelle sur les lieux de travail...

Je me félicite que les négociations aient abouti à privilégier le niveau de la branche professionnelle pour l'adaptation des mesures qui touchent à l'organisation du travail. Encore faut-il que la parole des négociateurs, en particulier celle des représentants des salariés, soit suffisamment forte. Après la mobilisation syndicale sur l'ANI, et la confirmation de la représentativité des principales organisations syndicales aux élections de mars 2013, il faut appeler les salariés à adhérer à un syndicat. Ils ne sont que 7 à 8 % à le faire aujourd'hui.

Deux négociations sociales sont en cours, relatives à la qualité de vie au travail et aux instances représentatives du personnel (IRP). L'égalité professionnelle est intégrée à la première. J'appelle la délégation à la vigilance sur la question des limites géographiques de la mobilité interne : nous demandons un seuil acceptable pour la réorganisation des temps imposés aux salariés, et des garanties sur l'articulation des temps de vie personnelle et professionnelle.

L'article 1er précise le calendrier et les modalités selon lesquelles les branches, puis les entreprises, mettront en place un dispositif généralisé de couverture complémentaire santé. Le texte initial ne fournissait aucune indication sur la nature ou la qualité des prestations. Les députés ont apporté une garantie : aucune catégorie de salariés ne pourra être prise en charge à un niveau inférieur à la couverture minimale mentionnée à l'article L. 911-7 du code de la sécurité sociale. Restons toutefois vigilants sur le niveau de prise en charge des dépenses spécifiques aux femmes et à la maternité. Par ailleurs, en vertu d'une circulaire du 30 janvier 2009, il est admis que les salariés à temps très partiel devant acquitter une cotisation, forfaitaire ou proportionnelle au revenu, au moins égale à 10 % de leur rémunération, peuvent choisir de ne pas cotiser - l'employeur prenant alors en charge leur cotisation. Veillons à ce que les prestations incluent effectivement les dépenses liées à la maternité et à ce que le dispositif favorable aux très bas salaires soit reconduit.

L'article 4, relatif à l'amélioration de l'information et des procédures de consultation des IRP, crée une base de données unique permettant au comité d'entreprise et aux délégués syndicaux d'être informés de la stratégie de l'entreprise. Or dans le présent texte, le contenu de la base de données est très différent de ce qui avait été négocié ! Il serait bon d'inclure des informations relatives aux contrats précaires et aux contrats à temps partiel. Les députés ont précisé que devront figurer des chiffres relatifs à l'évolution et à la répartition des contrats précaires, des stages et des emplois à temps partiel. Mais pourquoi traiter la question du temps partiel au sein de l'investissement social ?

L'article 5 prévoit, dans les grandes entreprises, la participation aux conseils d'administration de représentants des salariés, avec voix délibérative. La délégation a toujours soutenu l'idée d'une représentation équilibrée des genres dans les instances stratégiques des entreprises. Je souhaite donc que, lorsque les candidatures seront nominales, le suppléant et le titulaire soient de sexe différent et que, lorsque les candidatures sont présentées par liste, celles-ci présentent une stricte alternance des sexes. Les députés ont modifié l'article 5 en ce sens. Je suggère de maintenir néanmoins notre recommandation afin de marquer notre position de principe.

De nombreux syndicalistes, juristes ou sociologues ont attiré notre attention sur l'impact, pour les femmes, des nouvelles dispositions de mobilité interne introduites à l'article 10. Car toute modification des conditions de travail a d'abord un impact sur les salariés dont le rendement est le plus fragile - les seniors par exemple - et sur ceux qui concilient le plus difficilement vie professionnelle et vie personnelle - les femmes. Derrière l'apparente neutralité de cette disposition se cachent des modifications majeures de l'organisation des journées de travail. Les femmes seront les premières touchées. Il me paraît donc essentiel, dans les modifications horaires et géographiques prévues par les accords de mobilité, de prendre en considération les contraintes spécifiques qu'elles subissent. C'est ainsi que l'Assemblée nationale a imposé, dans l'application de mesures de mobilité géographique, le respect de la vie personnelle et familiale du salarié ; des mesures d'accompagnement comprenant la participation de l'employeur à la compensation des frais de transport ; une concertation préalable. Nos préoccupations sont satisfaites.

La rédaction initiale de l'article 15 consolidait la jurisprudence de la Cour de cassation concernant les critères pour déterminer l'ordre de licenciement : il autorisait à privilégier le critère des qualités professionnelles, à condition que soient également pris en compte les autres critères. Selon la CG-PME, cette priorité pourrait être une façon de ne pas stigmatiser systématiquement les salariés les plus âgés dans l'ordre des licenciements, l'ancienneté étant le critère le plus souvent retenu dans la pratique. Cependant, la majorité des organisations syndicales redoutent un biais sexiste. Les députés ont certes supprimé la qualité professionnelle comme critère prioritaire d'appréciation des licenciements. Recommandons néanmoins, pour le cas où elle serait réintroduite dans le texte, que le juge ne puisse valablement la prendre en compte que si les qualités professionnelles ont été appréciées dans le cadre d'un entretien d'évaluation.

L'article 7 autorise la modulation des taux de contribution d'assurance chômage en fonction de la nature du contrat de travail, du motif de recours à ce type de contrat, de l'âge du salarié ou de la taille de l'entreprise. Le but est de renchérir les cotisations des entreprises qui ont recours à des contrats courts. La délégation de l'Assemblée nationale a suggéré d'inclure les contrats à temps partiel dans cette disposition. Or l'emploi à temps partiel n'est pas, en soi, un contrat précaire, en particulier lorsqu'il est choisi.

Certes, il est parfois devenu une façon de gérer les flux pour certaines entreprises : c'est ce phénomène-là qu'il faut endiguer. Je vous proposerai donc de reprendre une proposition que j'avais déjà formulée lors de l'examen de la proposition de loi relative à l'égalité salariale, et de prévoir qu'à compter du 1er janvier 2013, les entreprises de plus de vingt salariés, dont le nombre de salariés à temps partiel est au moins égal à 20 % de l'effectif, soient soumises à une majoration de 10 % des cotisations employeur.

L'article 8 propose un nouvel encadrement du temps partiel : son application concernera au premier chef les femmes. Notre délégation a récemment appelé à une réforme du temps partiel, estimant que les horaires imposés étaient atypiques, instables et peu prévisibles. Nous avons donc favorablement accueilli cet article. Les deux principales modifications attendues sont, d'une part l'introduction d'une durée hebdomadaire minimale de vingt-quatre heures, d'autre part la modification de la rémunération des heures complémentaires. A défaut d'accord de branche fixant une durée minimale à partir du 1er janvier 2014, tout contrat à temps partiel devra être conclu pour vingt-quatre heures au moins. Je crois que l'on ne peut que se féliciter que l'ensemble des organisations représentatives ait abouti à ce seuil, dont les représentants des organisations patronales ont rappelé qu'il avait été fixé pour permettre l'accès des travailleurs à temps partiel à l'ensemble des droits sociaux. A l'heure actuelle, la plupart des conventions collectives prévoient des durées inférieures : la fixation d'une durée-plancher est une garantie minimale accordée aux salariés.

L'article 8 modifie la rémunération des heures complémentaires. Aujourd'hui, les heures travaillées, dites « complémentaires », ne donnent lieu à majoration - de 25 % par rapport au salaire initial - que lorsque le dépassement horaire dépasse le dixième de la durée inscrite dans le contrat de travail. A partir du 1er janvier 2014 la rémunération de ces heures complémentaires serait majorée de 10 % dès la première heure. Cependant le principe de la durée minimale de vingt-quatre heures hebdomadaires est fragilisé par la possible annualisation, en cas d'accord collectif conclu en ce sens sur le fondement de l'article L. 3122-2 du code du travail. L'annualisation est une solution pour certaines branches dont l'activité est saisonnière. Mais elle peut être aussi une façon de contourner la loi. Je vous propose donc de demander au Gouvernement un rapport sur l'application effective de l'annualisation.

L'employeur peut déroger à la durée des vingt-quatre heures à la demande du salarié, soit pour faire face à des contraintes personnelles, soit pour lui permettre de cumuler plusieurs activités. Quel est le sens d'une telle alternative ? Le premier motif exclurait-il le second ? L'ensemble des organisations syndicales et patronales interrogées reconnaissent une incohérence du texte. Il serait bon de rectifier la rédaction.

Conformément aux termes de l'ANI, l'article 8 permet aussi d'augmenter temporairement, par avenant, la durée du travail prévue au contrat : il s'agit des « compléments d'heures » prévus par un accord de branche étendu. Cet accord fixe à huit le nombre d'avenants autorisés annuellement, aucune limite n'étant fixée lorsqu'il s'agit de remplacer un salarié absent, nommément désigné. Pour l'ensemble des organisations syndicales, y compris celles qui ont signé l'ANI, cette disposition peut contredire le principe des vingt-quatre heures hebdomadaires - unanimement salué. Au fil des auditions, il est apparu que ces compléments d'heures par avenant pouvaient porter atteinte au principe de la fixation d'une durée minimale au travail à temps partiel. En particulier, le risque de requalification du contrat que pourrait engendrer le recours aux avenants est réel : l'article L. 3123-15 du code du travail prévoit que, lorsque pendant une période de douze semaines consécutives ou pendant douze semaines au cours d'une période de quinze semaines ou sur la période prévue par un accord collectif conclu sur le fondement de l'article L. 3122-2 du code du travail, l'horaire moyen réellement accompli par un salarié a dépassé de deux heures au moins par semaine l'horaire prévu dans son contrat, celui-ci est modifié. Une jurisprudence abondante confirme cette possibilité. Or, en l'absence d'indications sur le nombre d'heures et la durée sur laquelle peuvent être conclus les avenants, le risque de requalification sera réel !

Ces compléments d'heures ont été examinés à l'aune du principe d'égalité entre les salariés à temps partiel et les salariés à temps plein, ce qui suppose de mettre sur le même plan les heures complémentaires et les heures supplémentaires. Or la jurisprudence de la Cour de cassation interdit de déroger à la majoration des heures complémentaires en augmentant temporairement, par avenant, la durée contractuelle initiale du travail et en déterminant que ces heures effectuées ne feront l'objet d'aucune majoration. Cette discrimination ne saurait être justifiée par la situation économique des entreprises. Je vous propose d'en revenir au principe d'égalité, en prévoyant que toute heure effectuée en complément des heures prévues dans le contrat initial sera considérée comme une heure supplémentaire et qu'en conséquence, toute heure supplémentaire prévue par avenant sera systématiquement majorée. En première lecture, les députés ont adopté un amendement allant dans ce sens.

Dans le texte initial, les partenaires sociaux prévoyaient la possibilité d'une majoration des compléments d'heures prévus par avenant, sans aucune obligation. Les députés ont précisé qu'au-delà de quatre avenants par an et par salarié, quatre autres avenants pourraient être conclus, à la condition que les heures effectuées dans ce cadre soient majorées d'au moins 25 %. Nous regrettons que, par une seconde délibération, l'Assemblée nationale soit revenue sur cette avancée. Nous maintiendrons donc notre position, selon laquelle toute heure complémentaire est une heure supplémentaire. Cela modifie l'équilibre général de l'article 8, mais notre délégation doit être ferme sur ce point.

La fixation des modalités d'organisation du temps partiel - nombre et durée des périodes d'interruption d'activité, délai de prévenance préalable à la modification - est renvoyée à la négociation de branche. Il me semble que la loi doit fixer des seuils planchers auxquels les accords collectifs ne pourront déroger. Je vous propose de nous aligner sur le régime de l'aide à domicile : si les employeurs de ce secteur peuvent appliquer un délai de quatre jours, tous les autres y parviendront aussi. Ainsi modifié, l'article 8 conserverait les avancées contenues dans l'ANI et rétablirait l'égalité de l'ensemble des salariés dans l'entreprise, condition sine qua non d'un climat social apaisé.

Ce texte majeur va profondément marquer les relations de travail dans les entreprises. Nombre de dispositions sont des avancées. D'autres risquent de déstabiliser les salariés dont les conditions d'emploi sont les plus fragiles. C'est pourquoi je vous propose de demander un rapport sur l'impact réel des nouvelles mesures relatives au temps partiel, qui serait remis au Parlement avant le 31 décembre 2014.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Merci pour ce rapport, que vous avez dû préparer dans des délais très brefs.

M. Roland Courteau. - Je souhaiterais que nous revenions sur les articles 7 et 8, et notamment sur la durée minimale de vingt-quatre heures et la rémunération des heures complémentaires pour les emplois à temps partiel inscrits à l'article 8, ainsi que sur les sanctions prévues à l'article 7.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Faut-il considérer le contrat à temps partiel comme un contrat précaire ? Je ne crois pas, même si nous savons tous qu'il conduit souvent à la précarité.

M. Roland Courteau. - Il peut en effet être choisi.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Sur l'article 8, nous allons plus loin que les députés : toute heure complémentaire doit être considérée comme une heure supplémentaire, et si les heures complémentaires sont utilisées plus de douze fois en quinze semaines, le temps de travail effectué doit être réintégré dans le contrat de travail.

M. Roland Courteau. - A propos de l'article 7, vous n'avez pas évoqué les sanctions.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Quand le pourcentage de recours au temps partiel est trop important, je vous propose que l'entreprise voie ses cotisations sociales majorées.

Mme Bernadette Bourzai. - Il est bien que la réflexion de notre délégation sur les femmes et le travail ait précédé l'examen du projet de loi, car le sujet est technique. Or, il s'agit de la vie des femmes dans les entreprises : emplois mal payés, horaires contraignants, tâches non valorisantes... Nous devons leur apporter le maximum de sécurité.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous avons bien fait de travailler sur ce texte, car plusieurs de ses articles auront un impact sur la vie des femmes. Sur l'article 8, je soutiens la proposition de majorer, dès la première heure, les heures complémentaires selon le même régime que celui des heures supplémentaires. Un suivi de l'application de ce texte est hautement souhaitable : l'article 8 renvoie à une négociation par branche, laisse ouverte la possibilité d'annualiser, celle de recourir à des avenants... Seul un contrôle a posteriori pourra nous assurer de l'effectivité du seuil des vingt-quatre heures.

Mme Laurence Cohen. - Mon groupe n'est pas favorable à l'ANI : pour nous, par conséquent, la loi qui le transcrit est une mauvaise loi. Pour autant, je salue la qualité du rapport de Mme Génisson, qui prolonge ses travaux antérieurs sur l'égalité professionnelle. Vous demandez un rapport d'évaluation, c'est en effet extrêmement important, car nous sentons les risques, mais ne pouvons les prévenir tous. Je soutiens vos recommandations, même si cette loi, qui accentuera la précarité globale, et donc celle des femmes, m'inquiète.

Mme Danielle Michel. - Que se passe-t-il lorsqu'un salarié refuse des heures complémentaires au-delà des vingt-quatre heures ?

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - L'employeur ne peut pas les lui imposer. Mais, en pratique, il n'en proposera plus jamais par la suite. C'est souvent ainsi que cela se passe.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous passons à l'examen des recommandations.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La première concerne le rétablissement d'un réseau de veille, dans les territoires, constitué de chargées de mission départementales et de déléguées régionales à l'égalité professionnelle. Les statistiques fournies par les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) sont sexuées dans l'ensemble, mais pas dans le détail, ce qui nuit à la précision des diagnostics. Ne diabolisons pas le monde de l'entreprise : certaines aimeraient appliquer l'égalité, en particulier les petites entreprises, mais n'en ont pas toujours les moyens logistiques et financiers. Le Gouvernement doit les accompagner.

Mme Laurence Cohen. - J'approuve cette recommandation. Peut-être pourrions-nous en profiter pour renforcer le rôle du délégué du personnel, qui a le droit d'alerte sur la discrimination sexuelle, mais n'a pas accès à toutes les données et qui ne peut pas non plus comparer les salaires ?

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Oui, mais pas dans la première recommandation.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Peut-être dans votre recommandation sur l'amélioration de la base de données ?

La recommandation n° 1 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Avez-vous une idée du montant des plans d'aide publique pour l'égalité professionnelle ?

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Question pertinente : nous avons interrogé le ministère, mais n'avons encore reçu aucune réponse. C'est un point important.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Surtout en période de crise...

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Cette action peut être modulée : il peut s'agir de l'aménagement d'un poste de travail comme d'une aide à un plan d'égalité dans l'entreprise. L'important, c'est qu'elle existe. Nous poserons la question en séance publique.

La recommandation n° 2 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La troisième recommandation porte sur le sujet majeur qu'est la représentation des femmes dans les lieux de décision, et en particulier dans les organisations syndicales. Lorsque nous avons reçu des représentants du MEDEF, il y avait un homme et deux femmes : seul l'homme s'est exprimé !

M. Roland Courteau. - Je croyais que les organisations syndicales appliquaient depuis longtemps des règles de promotion des femmes ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Plus ou moins !

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Détrompez-vous : il est aussi difficile de les faire parvenir à un certain équilibre en ce domaine - sans même parler de parité - que ça l'est pour les partis politiques. Lorsque j'avais évoqué le sujet en 2001, l'ensemble des organisations syndicales m'avaient dit que ce n'était pas le rôle du législateur. Tout ce que nous avons pu faire a été d'imposer un tiers de femmes dans les conseils de prud'hommes.

M. Roland Courteau. - Je croyais que les syndicats avaient un rôle moteur...

La recommandation n° 3 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La qualité de la négociation sociale dépend du rapport de force établi, or notre taux de syndicalisation est faible. Si les pays du Nord ont un taux si élevé, c'est aussi parce qu'il est obligatoire de s'affilier ! Quoi qu'il en soit, une forte syndicalisation rend la négociation sociale plus vigoureuse.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Il y a un vrai intérêt, au MEDEF, pour la question de la représentation des femmes dans les conseils d'administration. J'ai animé une réunion sur ce thème dans une conférence internationale qu'il organisait. Je constate non seulement une prise de conscience, mais une volonté d'avancer dans ce domaine - même si Mme Parisot n'a pu être reconduite pour un troisième mandat.

La recommandation n° 4 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Il y a des négociations en cours sur l'égalité professionnelle, et notamment sur le thème de la qualité de vie au travail. Soyons vigilants sur les conditions de la mobilité interne, qui est un facteur discriminant pour les salariés les plus fragiles - souvent des femmes. L'articulation des temps de vie entre vie professionnelle et vie personnelle est un problème qui concerne avant tout les femmes, car l'organisation sexuée du travail, dénoncée par Brigitte Grésy, est bien réelle. Il faut attaquer le sujet très en amont : dès l'éducation, au moment de l'orientation scolaire des filles et des garçons, et lutter contre les stéréotypes. A l'entrée dans la vie professionnelle, les dégâts sont déjà faits : le petit nombre de métiers vers lesquels les femmes sont orientées contraste avec leur réussite brillante dans le système scolaire.

La recommandation n° 5 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Nous pourrions introduire dans la sixième recommandation la proposition qu'avait avancée Mme Cohen, en demandant que l'accès à la base de données soit étendu aux délégués du personnel.

Mme Laurence Cohen. - Il s'agit de renforcer les rôles des délégués du personnel pour qu'ils puissent accéder aux données salariales nominatives auxquelles seul l'employeur a accès aujourd'hui. L'article L-2313 du code du travail souligne déjà leur capacité d'alerte ; il faudrait la renforcer ainsi.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Je pense que votre demande est satisfaite, puisque les députés ont étendu l'accès à la base de données définie à l'article 4 aux délégués du personnel. Mais nous allons conforter cet accès dans nos recommandations.

Mme Laurence Cohen. - Nous devrions dire un mot aussi des conseils de prud'hommes : il faut leur attribuer davantage de moyens pour défendre l'égalité.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Je ne suis pas contre, mais cela sera sans doute traité dans la négociation sociale sur les instances représentatives du personnel. Nous pouvons en dire un mot, je propose de le faire en faisant référence à la loi de 2001. La situation n'a pas changé depuis : c'est terrible ! Il y a suffisamment de textes sur l'égalité professionnelle, et de sanctions prévues. Ce qu'il faut, c'est les faire appliquer ! Cela suppose d'évaluer les entreprises, mais aussi de leur donner les moyens nécessaires.

La recommandation n° 6 ainsi modifiée est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Les députés ont proposé des listes paritaires aux conseils d'administration, en cas de candidatures par listes.

La recommandation n° 7 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - L'Assemblée nationale a supprimé le critère prioritaire des qualités professionnelles pour établir l'ordre de licenciement. Pour le cas où il serait réintroduit, cependant, il me paraît utile de prévoir des garde-fous, afin d'éviter qu'on ne discrimine les femmes par ce biais.

La recommandation n° 8 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La neuvième recommandation est explicite : le fait que la maternité ne soit même pas évoquée me paraît préoccupant.

La recommandation n° 9 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - L'organisation du travail par le biais du temps partiel peut être nécessaire, mais la flexibilité de l'entreprise ne doit pas reposer sur les femmes, qui effectuent 80 % du travail à temps partiel.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Beaucoup de femmes ne peuvent pas travailler, même à temps partiel, faute de moyens de garde à leur disposition. Il faudrait réfléchir à des mesures pour faciliter le télétravail.

J'ajoute que cette recommandation aura pour effet de majorer les cotisations de certaines petites et moyennes entreprises qui parfois peinent à survivre. C'est pourquoi je voterai contre.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Je comprends votre point de vue. Mais ce sujet est important. Du reste, il ne concerne pas les seules femmes. La négociation sur la qualité de vie au travail en traitera.

Un salarié sur cinq à temps partiel, c'est beaucoup ! Les dispositions ne s'appliquent que lorsque le recours au temps partiel excède 20 % de l'effectif.

La recommandation n° 10 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Dans quelle recommandation traiter le nombre de coupures dans la journée de travail ?

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Nous pourrions peut-être renforcer la recommandation n° 16 en ce sens ?

La recommandation n° 11 porte sur le motif des dérogations demandées par le salarié. Pourquoi opposer contraintes personnelles et volonté de cumuler plusieurs activités ?

Mme Marie-Thérèse Bruguière. - Je suis réservée sur ce point que je connais peu. Je préfère donc m'abstenir.

Mme Christiane Kammermann. - Moi également.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je m'abstiens aussi, ou plutôt j'émets un vote négatif.

La recommandation n° 11 est adoptée.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Dans la recommandation n° 12, nous rappelons le risque de requalification du contrat de travail dès lors que des avenants interviennent pendant 12 semaines consécutives, ou 12 fois au cours de 15 semaines.

La recommandation n° 12 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La recommandation n° 13 vise à assurer un traitement égal des salariés à temps partiel et à temps plein. Une heure complémentaire doit être prise en compte comme une heure supplémentaire.

La recommandation n° 13 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La deuxième loi sur les 35 heures a fixé le délai de prévenance à 7 jours, la durée-plancher étant de 3 jours. Les associations d'aide à domicile, activité où l'organisation du temps de travail est complexe, appliquent un délai de 4 jours. C'est déjà un véritable casse-tête de réorganiser la vie de famille, surtout dans les familles monoparentales, lorsque l'on apprend seulement quatre jours à l'avance des changements intervenus dans l'emploi du temps professionnel. N'allons pas plus loin. Tel est l'objet de la recommandation n° 14.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Ne pourrait-on pas indiquer nous serons aussi particulièrement attentifs à la question des interruptions ?

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Cette mention a peut-être davantage sa place dans la recommandation n° 16.

Mme Marie-Thérèse Bruguière. - Je m'abstiens sur la recommandation n° 14.

La recommandation n° 14 est adoptée.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Comme le propose la recommandation n° 15, il me semble préférable de parler d'articulation entre vie professionnelle et vie privée plutôt que de conciliation.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Oui, le terme de conciliation implique une acceptation de la situation des femmes...

La recommandation n° 15 est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - La recommandation n° 16 concerne l'évaluation de l'application de loi. Ajout par rapport à l'Assemblée nationale, le rapport demandé devrait comporter également une analyse sur l'annualisation du temps de travail. Après les mots « contrats à temps partiel », je propose en outre d'insérer la formule « concernant notamment le nombre et la durée des interruptions de travail »,

La recommandation n° 16, ainsi modifiée, est adoptée à l'unanimité des présents et représentés.

M. Roland Courteau. - Est-il est vrai que les filles, qui font pourtant des études brillantes, s'orientent vers seulement 8 familles de métiers contre 82 pour les hommes ?

Mme Catherine Génisson, rapporteure. - Oui, cela est mentionné dans le rapport.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous l'évoquions aussi dans notre rapport « Femmes et travail : agir pour un nouvel âge de l'émancipation ».

Mme Christiane Kammermann. - Comment une telle différence est-elle possible ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Lorsque, dans les années soixante, les femmes sont entrées sur le marché du travail, elles y ont naturellement exercé les fonctions qu'elles remplissaient auparavant de façon non salariée.

Mme Catherine Génisson, rapporteur. - Les baccalauréats préparant aux professions intermédiaires concernent à 80 % les filles ; les proportions sont inversées dans les sections préparant à des métiers plus qualifiés. Il faudrait sans doute faire un rapport sur l'orientation en fonction du sexe dans l'enseignement secondaire et le supérieur, d'autant que ces questions sont déjà suivies dans chaque rectorat. Soit dit en passant, l'éducation nationale, très féminisée, est aussi porteuse de stéréotypes et ce qui a été dit ici sur l'entreprise se vérifie tout autant dans les fonctions publiques.

La délégation adopte ensuite le rapport d'information de Mme Catherine Génisson, les représentantes des groupes UMP et CRC ayant déclaré s'abstenir.

Jeudi 11 avril 2013

- Présidence de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente -

Femmes et culture - Audition de Mme Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, créatrice du Prix Artémisia de la bande dessinée, accompagnée de Mme Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée

La délégation auditionne tout d'abord Mme Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, créatrice du Prix Artémisia de la bande dessinée, accompagnée de Mme Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Dans le cadre de nos travaux sur « la place des femmes dans le secteur de la culture », nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Mme Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, qui est à l'origine du Prix Artémisia, prix de la bande dessinée féminine. Elle est accompagnée de Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée.

Le secteur de la bande dessinée est l'un des segments les plus dynamiques de l'édition. Muriel Beyer, vous vous en souvenez mes chers collègues, nous l'avait confirmé. C'est une forme d'expression extrêmement populaire. Elle rencontre un public varié, qui ne se limite pas aux jeunes lecteurs, même s'il rencontre auprès de ceux-ci un grand succès.

Or, et c'est un paradoxe, les femmes y sont extrêmement peu présentes, ou à tout le moins peu visibles. On peut s'en étonner car les filles sont, par ailleurs, majoritaires parmi les étudiants des écoles des Beaux-Arts. Mais il semble qu'elles s'orientent plus naturellement vers d'autres formes d'expression (par exemple l'illustration de livres pour enfants) que vers la bande dessinée proprement dite.

Je souhaiterais que vous puissiez nous exposer, à partir de votre expérience, les obstacles concrets que rencontrent les femmes pour s'imposer au sein de cet univers très masculin, dans le recrutement comme dans les valeurs et les représentations qu'il diffuse. Ces obstacles tiennent-ils au milieu professionnel stricto sensu, aux éditeurs ou aux réseaux de diffusion ?

Comment peut-on tenter de contrecarrer cette tendance ? Quelles pistes nous proposez-vous à la lumière de l'expérience que vous avez lancée en créant le Prix Artémisia ?

Élargissant notre sujet, peut-être pourrez-vous aussi évoquer le genre voisin du dessin de presse et de la caricature politique qui semble lui aussi très masculin, la trajectoire d'une Claire Bretecher paraissant, à tous points de vue, atypique ?

Mme Chantal Montellier, dessinatrice et scénariste, créatrice du Prix Artémisia de la bande dessinée. - Merci de cette invitation qui va nous permettre d'aborder la question de la bande dessinée féminine, dont on a peu l'occasion de parler dans les institutions politiques, ni même dans les médias dominants...

Mon parcours a débuté dans les années 1960, quand j'étudiais à l'école des Beaux-Arts de Saint-Etienne, qui était à l'époque la première école des Beaux-Arts de France. J'ai effectué le parcours habituel de six ans ; j'en suis sortie avec le diplôme national des Beaux-Arts qui m'a permis de devenir professeur d'arts plastiques pendant plusieurs années.

Il y avait déjà à cette époque une majorité de jeunes femmes à l'école des Beaux-Arts de Saint-Étienne, mais très peu avaient l'intention d'en faire leur profession. C'était un recrutement « bourgeois » et ces jeunes femmes considéraient leurs études artistiques plutôt comme un « supplément de culture » que comme une voie d'accès à un métier. Pourtant, ce cursus était sélectif : sur 300 postulants au concours, 30 étaient reçus et cinq ou six seulement sortaient de l'école avec leur diplôme de fin d'études.

Pendant ces années, la bande dessinée était - elle le reste encore un peu aujourd'hui - considérée comme une « sous-culture » pour « sous-lecteurs », et était entièrement destinée aux enfants, ceux des classes populaires en particulier. Elle était perçue comme un abaissement du niveau culturel à tous égards.

J'ai été élevée par une grand-mère un peu laxiste qui m'offrait des bandes dessinées et j'ai appris à dessiner grâce à ces revues. Après les Beaux-Arts, j'ai été amenée à tourner le dos à la bande dessinée, jusqu'à ce que 1968 bouscule cette hiérarchie de représentation des valeurs, ce qui m'a permis de retourner vers la bande dessinée, alors en effervescence : les revues indépendantes, la contre-culture venant des États-Unis ou d'ailleurs, m'ont permis une reprise de contact avec ces médias.

J'ai enseigné en tout sept ans, dont quatre dans des lycées et collèges. Au cours de ces années, sauf des dernières que j'ai passées à enseigner à l'Université Paris VIII au sein d'un atelier pratique intitulé « L'illustration comme art », j'ai constaté que les élèves, quelle que soit leur classe, ne comprenaient pas à quoi servait le dessin ! Il m'arrivait de leur répondre que le dessin apprenait à savoir lire et comprendre une image, à décrypter les messages diffusés par les films ou la publicité : lire une image pour en être moins victime, avoir une attitude moins passive, contrôler davantage les messages envoyés par l'image. Mon discours avait du mal à passer, d'autant plus de mal que le système scolaire ne favorise absolument pas ce type d'apprentissage.

Puis j'ai quitté l'enseignement au profit du dessin de presse politique, pour illustrer une revue syndicale issue du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol, qui existe toujours, « Combat syndicaliste ». J'ai donc commencé à dessiner sur l'actualité politique espagnole, à titre gratuit évidemment, par exemple sur la fin du franquisme. J'y ai pris beaucoup plus de plaisir que lorsque j'enseignais l'art plastique à des élèves que ça n'intéressait pas ! J'ai commencé à envisager d'en faire mon métier. En 1973-1974, j'ai commencé le dessin de presse politique, sans me rendre compte que je brisais un tabou, puisqu'on n'avait jamais vu une femme faire des dessins de presse politique, ni en France ni à l'étranger. En plus, pour ne rien arranger, je travaillais pour une presse dont les orientations étaient marquées. J'ai commencé en collaborant à « L'Humanité-Dimanche », où j'ai été bien accueillie, sans aucune démonstration de machisme ni de sexisme de la part de mon rédacteur en chef. J'étais pionnière. J'ai eu rapidement des demandes pour d'autres journaux, y compris des journaux moins connotés politiquement comme « L'Unité », au moment du programme commun de la Gauche. Nicole Chaillot, qui le dirigeait, m'a soutenue en dépit des difficultés qu'elle rencontrait pour imposer ma signature. Son recueil de dessins de presse « Sous pression » s'en fait l'écho.

J'ai pu faire des bandes dessinées sur l'actualité politique qu'on ne voyait nulle part ailleurs, par exemple sur la non application de la loi Weil sur l'avortement, du fait du refus, par certains médecins, de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse (IVG) au nom de la clause de conscience. Cela montre l'intérêt d'avoir un regard de femme sur l'actualité dans ces médias qui sont encore très masculins... Puis les choses ont commencé à se dégrader quand j'ai occupé trop de place, et j'ai commencé à prendre quelques coups...

Au début des années 1970, j'ai eu ma première exposition, et la seule, dans le cadre de la Jeune Peinture, regroupant beaucoup de plasticiens et des peintres, dont plusieurs connus comme Ernest Pignon-Ernest, au Grand Palais. La centaine d'exposants ne comptait que deux femmes : Claire Bonnafé et moi... et Claire Bonnafé est devenue romancière par la suite !

J'ai poursuivi le dessin politique avec des difficultés croissantes, et en ayant de moins en moins de place, jusque dans les années 1990, pour plusieurs raisons. Une certaine régression générale s'est fait jour, les femmes ont reperdu le terrain qu'elles avaient conquis dans ce domaine. Et, par ailleurs, la presse pour laquelle j'ai travaillé a pris elle-même beaucoup de coups. De nombreux journaux ont disparu, alors que j'avais le choix des armes quand j'ai démarré ce métier. Je n'avais plus aucun support quand j'ai arrêté. Les journaux utilisaient toujours les mêmes dessinateurs alors que les dessinateurs engagés comme moi, disparaissaient.

La bande dessinée est alors venue me chercher. J'en avais fait, mais sans grande passion ; j'avais publié une bande mensuelle dans Charlie Hebdo, un journal exclusivement masculin qui m'a immédiatement proposé de poser pour la rubrique « le strip-tease des copines » ! J'ai expliqué que j'étais dessinatrice, pas strip-teaseuse... et je suis partie.

Puis j'ai travaillé pour le magazine « Ah ! Nana », le seul journal de bande dessinée féminine, créé au début des années 1970, publiant essentiellement des dessinatrices femmes. C'était un journal international, avec des dessinatrices anglo-saxonnes, américaines, australiennes, allemandes..., qui marchait assez bien. Mais les commandes étaient tenues par des hommes. Les rédactrices qui le souhaitaient pouvaient assister aux réunions de rédaction, mais jamais les dessinatrices : « dessine et tais-toi »... Puis le journal a été censuré pour pornographie au neuvième numéro, alors qu'il n'a jamais eu aucun contenu pornographique, contrairement à des titres masculins comme « L'Écho des Savanes » ; mais c'est « Ah ! Nana » qui a été frappé, et a donc cessé d'exister. La douzaine de femmes qui y travaillaient ont perdu à la fois une source de revenus et un espace de liberté, ce qui est à mon avis très regrettable. L'imaginaire féminin sous cette forme est très important.

J'ai alors été sollicitée par « Métal Hurlant », qui relève d'un tout autre imaginaire ! J'y étais la seule femme dessinatrice. Je travaillais également pour « À Suivre », un magazine mensuel de bande dessinée publié par les éditions Casterman, où des signatures féminines apparaissaient de temps-en-temps, brièvement. Elles étaient rares. Le rédacteur en chef de la revue « À Suivre », Jean-Paul Mougin, avait de gros moyens ; c'était un journal important, présent sur tout le territoire. Mais Jean-Paul Mougin considérait que la bande dessinée féminine ne se vendait pas ; c'était son argument pour en publier le moins possible.

À cette époque, les femmes étaient autorisées à faire un ou deux albums, mais rarement plus : elles disparaissaient ensuite assez vite. Je me suis battue pour mon premier album dans lequel je voulais mettre en scène ces questions liant les femmes, l'art et la société. J'ai ainsi créé un album sur Camille Claudel, qui s'est très bien vendu. Les dix mille premiers tirages sont partis très rapidement. J'ai même reçu les compliments du petit-neveu de Camille Claudel, au cours d'une exposition à la librairie-galerie « Des Femmes », à Paris. En tant qu'expression populaire et contre-culture, la bande dessinée n'est pas alignée sur des images officielles ; elle s'est maintenue jusqu'au milieu des années 1980, puis a été frappée par un recadrage quasi militaire. De nombreux journaux ont cessé d'exister ou ont été vendus à de grands groupes comme Hachette ou Lagardère, perdant originalité et liberté. La bande dessinée et même le dessin de presse politique ont subi cette restructuration.

J'ai donc perdu, petit-à-petit, beaucoup de supports et de moyens, dans l'indifférence générale. J'ai alors gagné ma vie comme écrivain dans des ateliers d'écriture grâce à des contrats que me fournissait la Maison des Écrivains. Début 2000, je suis revenue à la bande dessinée grâce aux éditions Denoël et à Jean-Luc Fromental, un survivant de l'équipe « Les Humanoïdes Associés » et de « Métal Hurlant ». J'ai continué à faire de la bande dessinée engagée, un peu politique et sociale, mais en ayant perdu ma liberté. Ce sont les éditeurs qui proposent les sujets. J'ai eu malgré tout la chance d'avoir des commandes sur des personnages forts, comme Marie Curie ; le dernier album, « L'Insoumise », a porté sur Christine Brisset qui a reconstruit des quartiers entiers d'Angers sans se soucier de la législation ; j'ai aussi réussi à faire un album plus personnel, « Inscriptions », publié par Actes Sud. En dehors d'Actes Sud, je n'ai aucun éditeur.

Mme Lucie Servin, doctorante en histoire contemporaine et journaliste de bande dessinée. - Pour répondre à la question : comment devient-on journaliste ? Je suis historienne ; j'ai travaillé sur le label Vogue, un grand label des « Trente Glorieuses », qui m'a amenée à aborder la dématérialisation numérique dans la musique. La culture, c'est aussi une économie, des liens sociaux : c'est le sujet de ma thèse. Je suis d'abord journaliste culturelle et suis devenue journaliste de la bande dessinée. J'écris aussi des papiers sur d'autres formes de culture comme la musique. Aujourd'hui, la bande dessinée est un secteur florissant de l'édition. Elle compte 4 500 vraies nouveautés par an, dont 60 % de « mangas » et « comics », le reste étant la production franco-belge, qui fait aujourd'hui la grande richesse de la bande dessinée en Europe jusqu'à inspirer les États-Unis ; la bande dessinée indépendante américaine se réclame beaucoup de la bande dessinée franco-belge. Depuis les années 1990, et la reprise du marché de l'édition dans les années 2000, la bande dessinée offre une extraordinaire variété.

La place de la femme dans la bande dessinée profite de cette explosion, mais à proportion, elle reste inchangée. On compte moins de 10 % de femmes dans la bande dessinée. Les femmes sont en général des coloristes chargées de gérer le patrimoine des grands dessinateurs, même si les choses évoluent à la marge. Il demeure que deux dessinatrices seulement ont obtenu le grand prix du Festival d'Angoulême, Bretecher en 1983 et Florence Cestac en 2000. Cela signifie que depuis 2000 l'explosion éditoriale de la bande dessinée ne s'est pas traduite par une reconnaissance plus grande laissée aux femmes.

Mme Chantal Montellier. - C'est une réalité. Je suis une pionnière de la bande dessinée pour adultes et du dessin de presse politique. Je produis depuis 1974. Je n'ai jamais eu ni prix, ni exposition pendant le Festival d'Angoulême. Les politiques peuvent-ils agir pour remédier à cette situation ?

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - C'est le but de nos travaux...

Mme Lucie Servin. - Le grand prix du Festival d'Angoulême est coopté : ce sont les grands prix des années précédentes qui composent le jury - très masculin - qui élit chaque année un artiste. On a tenté, cette année, de réformer ce système, mais sans succès. Il y a eu une abstention record. Il y a aussi les sélections du Festival d'Angoulême...

Mme Chantal Montellier. - ... sur 51 auteurs sélectionnés, correspondant à trente albums, 48 sont des hommes et 3 sont des femmes, dont une dessinatrice ! Cette situation rend indispensable notre association Artémisia. Cette année, nous avons réussi à extraire une quinzaine de titres créés par des femmes, qui n'avaient pas moins de qualités que leurs homologues masculins !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Et pourtant, on nous dit : « C'est bien simple, il n'y a pas de femmes ».

Mme Lucie Servin. - Le marché de la bande dessinée est florissant, mais quatre gros éditeurs se partagent 90 % du marché. Ce dernier est encore plus concentré depuis le rachat de Flammarion par Gallimard. Les 10 % restant sont des passionnés qui résistent tant bien que mal sans parfois atteindre la rentabilité. Cette concentration a des répercussions sur les moyens et sur la presse : la presse va mal. Dans les années 1990, c'est l'album qui est devenu le support de la bande dessinée : c'est le corollaire d'une certaine crise de la presse. On voit aussi arriver sur le marché des titres de journaux racoleurs, comme « Bisou », qui reflètent ce qu'est devenue la bande dessinée féminine d'un point de vue éditorial, politique et commercial ! Castermann voulait créer « Fluide Point G », qui a été repris par Delcourt et est devenu « Bisou ». Ce phénomène éditorial est le fruit du succès de certaines dessinatrices qui jouent sur la « bd girly », c'est-à-dire la bande dessinée de femmes pour les femmes. La « bd girly » s'inspire de la presse féminine, de « Elle » à « Gala », dans ce qu'elle a de plus avilissant, en resserrant sa cible sur les adolescentes et les femmes trentenaires « mal dans leur peau ». Elle ne propose que des sujets réservés aux femmes : la mode, le sexe... En réponse à la parution de « Bisou », Delcourt a sorti un magazine exclusivement centré sur la « bd girly ».

Bien au contraire, Artémisia veut défendre une mixité. Organiser un prix féminin de la bande dessinée n'est pas, dans notre démarche, discriminatoire, puisque notre objectif est que les femmes puissent s'exprimer sur tous les sujets. Ce regard mixte passe par la valorisation de cette production : faire entendre la femme dans ce qu'elle a de plus universel. Mais la force de frappe des « bd girly » est très importante : 100 000 exemplaires en kiosque, c'est énorme ! Pour cette raison, il est absolument nécessaire d'avoir des associations de bénévoles comme Artémisia qui puissent faire entendre une voix indépendante qui valorise la femme non pas dans ce qu'elle a de plus sectaire, mais au contraire dans ce qu'elle a de plus universel. Le discours universel est mixte ! Notre regard est mixte. Notre vocation est de devenir un observatoire de la bande dessinée féminine. Mais nous n'avons pas de moyens...

Mme Chantal Montellier. - La liste des titres comme « Causette » est signifiante... surtout si on les rapproche d'une chaîne pour les femmes qui vient d'être créée et qui s'appelle « Chérie » !

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. -. Vous avez dit « dessine et tais-toi ». J'ai envie d'ajouter « Dessine si tu peux et tais-toi ! ». On perçoit des champs d'émancipation forts que l'on perd et qui ne sont pas explorés, à cause de la réduction à la portion congrue de la place des femmes à tous les échelons... Vous avez un projet dans le numérique. Le numérique va-t-il changer quelque chose ?

Mme Lucie Servin. - La bande dessinée numérique est très dynamique. Il existe 5 000 blogs de bandes dessinées. Internet a permis à de nombreux auteurs de s'exprimer et d'être repris par des éditeurs. Le blog est un terreau de la création de la bande dessinée et représente la bande dessinée dans toute sa variété.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. -. « Lire une image » est un enjeu d'émancipation ; l'Éducation nationale a un rôle à jouer. L'enjeu de la formation des enseignants est considérable ! Nous allons bientôt commencer l'examen du projet de loi présenté par le ministre de l'Éducation nationale, M. Vincent Peillon. Il faudrait l'interroger pour savoir s'il est attentif à la formation artistique dans les écoles. Il faut déconstruire les stéréotypes.

Mme Chantal Montellier. - Absolument. L'enjeu est énorme. A leur sortie du lycée, les jeunes sont livrés à l'idéologie dominante de l'image. On le voit avec « Bisou ».

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. -. Mme Chantal Jouanno nous a présenté un rapport sur l'hypersexualisation des petites filles, qui traite du même sujet. Un système effroyable se met en place... Vous nous donnez des arguments !

Mme Chantal Montellier. - C'est « prostitutionnel » : neuf fois sur dix, l'image fait le tapin ! Certaines « Unes » sont scandaleuses. Et ce sont ceux qui partagent le même regard que nous qui sont censurés.

Mme Lucie Servin. - Le poids des images est une clef très importante. Les discours diffusés par ces images sont très insidieux. Dans la « Une » de « Bisou », certaines jeunes filles peuvent ne percevoir que le côté « cool » et non le côté « pute » qu'il recouvre. C'est plus dangereux qu'un discours explicite et argumenté.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. -. Merci de cet apport réel qui viendra nourrir notre réflexion et les recommandations que nous avions déjà identifiées dans d'autres arts, comme le cinéma et la musique.

Femmes et culture - Audition de Mme Giovanna Zapperi, professeur d'histoire et de théorie de l'art à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges, chercheur associé au Centre d'histoire et de théorie des arts de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

La délégation auditionne ensuite Mme Giovanna Zapperi, professeur d'histoire et de théorie de l'art à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges, chercheur associé au Centre d'histoire et de théorie des arts de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - La délégation va maintenant entendre Giovanna Zapperi, à qui je souhaite la bienvenue.

Vous êtes professeur d'histoire et de théorie de l'art et nous souhaitons donc approfondir avec vous l'accès des femmes aux professions artistiques et à celles qui ont, d'une façon générale, trait aux Beaux-Arts.

Il semble en effet, qu'en ce domaine, nous retombions sur un paradoxe que nous avons déjà rencontré ailleurs : alors que les jeunes filles sont majoritaires parmi les étudiantes en histoire de l'art, elles n'accèdent pas, semble-t-il, dans les mêmes proportions, aux fonctions de conservateurs ou aux fonctions de direction des établissements d'enseignement ou des établissements muséaux.

Et l'on peut se demander si la prépondérance masculine dans les postes où se forme le goût et s'écrit l'histoire de l'art ne contribue pas, à son tour, à rendre moins visibles les créatrices féminines et à priver de modèles les jeunes femmes qui seraient tentées de se lancer, aujourd'hui, dans des carrières artistiques.

Je vous remercie de la contribution que vous pourrez apporter à notre information et à notre réflexion sur ce sujet, et nous serons très attentifs aux suggestions que vous pourrez nous proposer pour faire évoluer les choses et qui permettront à la délégation de formuler des recommandations dans son prochain rapport annuel qui portera sur la situation des femmes dans le milieu de la Culture.

Les auditions que nous avions menées dans le cadre de notre précédent rapport sur « les femmes et le travail », nous avaient déjà montré que le secteur de la Culture, que l'on aurait pu croire préservé, n'était pas exempt de fortes inégalités et de stéréotypes sexistes.

Mme Giovanna Zapperi, professeur d'histoire et de théorie de l'art à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges, chercheur associé au Centre d'histoire et de théorie des arts de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). - Je suis professeur en histoire et en théorie de l'art à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges (ENSAB) et également chercheure associé au Centre d'histoire et de théorie des arts de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) où j'ai conduit pendant 6 ans un séminaire de recherche, à l'attention de jeunes doctorantes chercheures, sur les questions portant sur le genre, la femme artiste, la différence des sexes dans le domaine de l'histoire de l'art.

J'examinerai la situation des femmes dans les arts plastiques en France en examinant deux questions connexes : celle de l'histoire de l'art et de l'enseignement artistique.

En effet, la situation des femmes dans les écoles d'art, qu'elles soient enseignantes ou étudiantes, demeure particulièrement alarmante tant sur le plan de la sous-représentation des femmes dans le corps enseignant que sur celui de la banalisation de comportements sexistes auxquels sont soumises les étudiantes.

L'éventail des comportements sexistes est large, allant de l'insulte sexiste ou homophobe jusqu'au harcèlement sexuel, véritable fléau qui sévit dans l'enseignement artistique.

J'aborderai ces questions par le prisme de mon expérience en tant que chercheuse féministe et enseignante en école d'art car, à ma connaissance, elles n'ont pas fait l'objet d'études quantitatives.

Seule la remise en cause d'un certain nombre d'idées reçues sur les arts plastiques, en les examinant à l'aune des interactions entre l'enseignement et l'histoire de l'art, permettrait de changer la situation alarmante existant à tous les niveaux des institutions artistiques.

Le domaine de l'histoire de l'art ne se limite pas à une simple discipline enseignée dans les universités mais s'étend aussi aux institutions artistiques, musées et centres d'art, ainsi qu'aux savoirs et pratiques des artistes, des critiques d'art, des commissaires d'exposition et des historiens.

Le récit de l'histoire de l'art se lit au masculin faisant la part belle à une succession de « grands maîtres », ne laissant aux femmes que la portion congrue, quand il ne les exclut pas purement et simplement.

Enseigner l'histoire de l'art selon une vision féministe passe tant par l'affirmation de la présence féminine dans l'art - quoiqu'elle ait pu être marginale à certaines époques - que par l'interrogation sur les rapports existant entre l'histoire de l'art et les structures du pouvoir masculin.

L'invisibilité de la production artistique féminine passée et présente conforte l'impression que peu d'artistes femmes existent.

Le canon qui structure l'histoire de l'art doit être révisé comme le précise une grande historienne de l'art, Griselda Pollock, qui préconise de « différencier le canon » en examinant comment la création artistique, ses mythes, ses imaginaires et les rapports de force qui la sous-tendent s'inscrivent dans une approche sexuée.

Poser de simples questions : « l'art n'a-t-il rien à voir avec le genre ? », « Qui fait l'art, qui le reçoit et qui en fait l'histoire ? », « Quelle place y occupent les femmes ? » permet de s'interroger sur le caractère implicitement universel et neutre de l'art mais aussi les pans exclus de l'histoire de l'art.

Dans un essai paru en 1971, l'historienne de l'art américaine Linda Nochlin demandait, non sans provocation, pourquoi l'histoire n'a pas retenu les noms de grandes artistes femmes.

Si cette question apparaît désormais datée dans d'autres pays, elle provoque encore des émois en France où la réflexion féministe appliquée à l'art demeure marginale.

Elle y montrait notamment comment les institutions de l'art entre le XVIIème et le XIXème siècle empêchaient l'accès des femmes à un statut d'artiste à égalité avec les hommes, l'artiste se définissant historiquement par son appartenance au genre masculin.

Ensuite d'autres chercheures ont pointé l'asymétrie structurelle entre les sexes dans le domaine de la création artistique, révélée de manière paradigmatique par les expressions de « vieux maître » ou « maître ancien » qui, une fois déclinés au féminin, se muent en une caricature misogyne ; ainsi, une femme artiste ne serait donc qu'une « vieille maîtresse ».

Ce jeu de mot révèle la manière selon laquelle l'autorité masculine s'oppose à un féminin sexualisé relégué au rôle d'objet érotique.

Les artistes femmes y sont confrontées inévitablement, notamment en France où le sexisme imprègne les institutions artistiques, et ce même dans le domaine de la création contemporaine où, pourtant, la présence des femmes n'est plus marginale.

L'affirmation selon laquelle l'art serait un domaine neutre et universel est battue en brèche si on analyse la structure de l'histoire de l'art à l'aune de la différence des sexes.

Cette apparente neutralité cache en réalité un sexisme manifeste qui considère que les femmes ne sont pas dignes de la position d'artiste, laquelle s'inscrit dans un schéma masculin à orientation hétérosexuelle.

Examiner quelques manifestations d'importance ayant eu lieu récemment en France suffit pour se rendre compte de la prégnance de ces idées dans le monde de l'art.

Ainsi, la manifestation biennale dénommée « Monumenta », organisée par le ministère de la Culture, propose chaque année à un artiste contemporain de renom de créer une oeuvre spécialement conçue pour l'espace monumental de la Nef du Grand-Palais. Un défi relevé par Anselm Kiefer en 2007, Richard Serra en 2008, Christian Boltanski en 2010 et Daniel Buren en 2012.

Par cette sélection d'artistes hommes, le ministère de la Culture confirme donc qu'un artiste contemporain de renom capable de créer une oeuvre monumentale financée par l'état français est forcément un homme.

Autre exemple, en 2009, « La Force de l'art », triennale d'art contemporain organisée par le ministère de la Culture, qui devait dresser un panorama exhaustif de la création contemporaine en France ne comptait que 7 femmes parmi les 42 artistes sélectionnées.

Ainsi que le mettait en évidence une lettre ouverte publiée dans le journal « Le Monde », cette situation consternante ne résultait pas seulement d'instances de décision composées exclusivement d'hommes mais renvoyait à l'existence d'un problème plus général au niveau national.

En effet, si l'on considère la proportion dans les collections publiques des oeuvres produites par les femmes (environ 15 %), l'édition 2009 de « La Force de l'Art » ne doit pas nous surprendre et ne reflète pas un sexisme ponctuel.

En revanche, l'édition de 2012 de la Triennale, dirigée par un commissaire américain entouré d'une équipe majoritairement féminine, faisait une part plus belle aux femmes. Ne s'agit-il que d'un hasard ?

Le 8 mars 2013, la section française de l'Association internationale des critiques d'Art a organisé, en collaboration avec le Palais de Tokyo, une compétition réservée à une dizaine d'artistes féminines dont les travaux devaient être présentés par autant de critiques d'art femmes devant un jury international, chacune disposant seulement de 6 minutes 40 secondes.

La lauréate de la compétition y gagnait le droit d'exposer dans un musée français et faisait l'objet d'un article présentant ses travaux dans un magazine d'art contemporain.

Cette initiative a soulevé un tollé d'indignation qui s'est cristallisé dans une pétition signée par des centaines de critique d'art et d'artistes. Elle illustre de manière assez caractéristique cette manière insultante de promouvoir les femmes tant artistes que critiques dans le monde de l'art en France, à la façon d'un « concours de beauté ».

Les comportements sexistes sont tolérés, voire banalisés, dans les établissements d'enseignement artistiques français où règne une situation alarmante.

Les enseignantes, soumises à une entreprise de délégitimation systématique de la part des collègues masculins et du personnel technique, en souffrent. Mais les étudiantes sont encore plus exposées aux effets dévastateurs de la banalisation de comportements sexistes.

Les étudiants inscrits dans les écoles d'art sont majoritairement des jeunes femmes. Elles sont confrontées à un corps enseignant majoritairement masculin, surtout en haut de la hiérarchie, et à un enseignement faisant fi des femmes et de toute question liée au genre et à la sexualité.

Aussi, le désir d'une jeune femme de devenir artiste se trouve-t-il d'emblée délégitimé par l'omniprésence des modèles masculins.

Si on y ajoute le peu, voire l'absence, de réflexion sur la pédagogie, cela concourt à altérer une relation entre l'enseignant et l'étudiant(e) qui peut confiner au non-droit dans les cas les plus graves.

On peut certes arguer qu'un certain flou est propice à la liberté dont se nourrit la créativité et qu'une école d'art a vocation à encourager l'expression de soi et des autres. Néanmoins, cette absence de réflexion finit par déboucher sur de véritables formes d'arbitraire.

Selon une conception communément acceptée, l'enseignement artistique reflète l'autoritarisme qui caractérise les institutions françaises et se nourrit de stéréotypes sexistes sur l'art exaltant la figure du créateur masculin hétérosexuel.

Aussi, les étudiantes sont-elles invitées à rechercher une légitimation auprès des enseignants hommes et hétérosexuels qui incarnent au mieux l'autorité masculine.

La proximité entre l'enseignant et l'étudiant peut déboucher sur une relation asymétrique dans laquelle l'étudiant est confronté à l'arbitraire de la part de l'enseignant.

En témoignent les fréquents récits d'étudiantes devant constamment se battre contre des propos déplacés, des sous-entendus sexuels ou des comportements ambigus : une étudiante m'a rapporté qu'au cours d'un entretien l'un de ses enseignants avait fermé la porte à clef.

Quant aux relations sexuelles entre professeurs et étudiantes, elles sont banalisées et tolérées par l'institution quelle que soit la nature de cette relation : recours au sexe comme monnaie d'échange, relation occasionnelle consentante ou relations d'ordre sentimental, celles-ci existant aussi...

Cependant, dans tous les cas, l'omerta règne dans l'institution rendant impossible toute discussion sereine sur ces comportements. Cette situation révèle une incapacité à prendre en charge de manière responsable et ouverte les inégalités et le sexisme ordinaire au sein des écoles d'art. Elle résulte de la conjonction de plusieurs facteurs : la sous-représentation des femmes dans le corps enseignant et aux postes de direction des établissements d'enseignement artistique ainsi que l'absence d'une réflexion approfondie sur la pédagogie.

Un épisode survenu l'année dernière à l'École nationale supérieure d'Art de Bourges en fournit une illustration parlante. Une matinée, j'ai découvert que les couloirs étaient recouverts de confettis roses comportant des insultes à caractère sexuel. Il s'agissait, évidemment, d'une intervention artistique de la part d'étudiants, mais le ton et la violence des propos ainsi que leur caractère sexiste et homophobe étaient frappants.

Au cours de l'après-midi, l'alarme anti-incendie a retenti, obligeant l'ensemble des personnes présentes dans l'établissement à rejoindre la cour ; elles y ont alors entendu une voix ambivalente proférer, par le truchement d'un haut-parleur, les mêmes insultes que celles qui étaient inscrites sur les confettis.

Par ces actions, des étudiants, restés anonymes pour ne pas s'exposer à des sanctions, voulaient dénoncer des comportements réitérés de harcèlement sexuel au sein de l'établissement.

Par la suite, ils ont expliqué dans une lettre ouverte qu'ils voulaient réagir à une série de propos sexistes tenus par des enseignants à l'encontre de certains élèves, et rendre public un malaise jusqu'alors caché. Ils ajoutaient qu'un problème latent existe dans les écoles d'art en France : la normalisation d'attitudes, remarques et propos sexistes et homophobes de la part de personnes auxquelles leur statut d'enseignant confère le pouvoir de briser ou de promouvoir la carrière de leurs étudiants.

En « sonnant l'alarme » - la symbolique du geste était frappante -, ils entendaient provoquer un dévoilement. Celui-ci a permis un choc salutaire pour l'établissement et la prise de conscience de l'existence de ces comportements sexistes. Nous devons être reconnaissants à ces étudiantes qui ont eu le courage de dénoncer et de s'opposer à une atmosphère intolérable.

Les enseignants et la direction de l'établissement ont dû débattre de ces comportements sexistes ce qui a permis d'y faire évoluer les comportements.

La situation des femmes dans le domaine des arts plastiques en France est désastreuse et impose d'engager des actions urgentes pour transformer ces institutions.

Il est aussi urgent d'établir la parité dans le corps enseignant et lors de la nomination des directeurs d'établissements d'enseignement artistiques.

Une réflexion approfondie sur la situation des femmes dans ces milieux doit aussi être menée en impliquant l'ensemble des acteurs et des institutions artistiques : écoles d'art, musées.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous vous remercions de vos propos très construits qui recoupent des préoccupations que nous avions déjà mises à jour lors de précédentes auditions.

L'absence d'alternative au modèle masculin hétérosexuel proposé aux jeunes filles pose effectivement problème ainsi que l'incapacité institutionnelle de prendre en charge des comportements inacceptables.

L'instauration de la parité au sein de ces établissements d'enseignement artistiques rejoint des préoccupations de la délégation. Quant aux comportements que vous nous avez rapportés, il me semble que ceux-ci pourraient tout à fait tomber sous le coup d'une incrimination pour harcèlement sexuel.

M. Roland Courteau. - Vous avez évoqué l'existence du sexisme au sein des établissements artistiques français, le fait que le corps de leurs enseignants est majoritairement masculin et les stéréotypes sexistes qui prévalent en art.

Je suis surpris que de telles pratiques aient encore cours dans la France du XXIème siècle et pensais que le milieu culturel était particulièrement avancé sur ces questions de genre et d'égalité entre les hommes et les femmes.

D'autres pays européens sont-ils confrontés aux mêmes problèmes ?

Mme Giovanna Zapperi. - Des dispositifs de prévention existent dans les pays anglo-saxons et en Allemagne. Dans ce pays, il y a toujours, au sein des commissions chargées du recrutement, un membre délégué par un organisme chargé de la parité qui assiste aux débats comme observateur et rend son rapport.

En France, une telle pratique délégitimerait l'établissement qui y procéderait.

En Allemagne, il existe une disposition qui précise que lorsque deux candidatures sont de même valeur au regard de leurs curriculum vitae respectifs, c'est la candidature du sexe sous-représenté qui doit l'emporter.

Dans le monde anglo-saxon, ces questions sont débattues depuis les années 1970. Elles ont acquis une légitimité qui a fait évoluer les choses.

En Italie, la situation est comparable à celle de la France si ce n'est pire.

Des avancées ponctuelles ont lieu en Espagne où, pendant une dizaine d'années, le directeur d'un centre d'art contemporain au Pays Basque a veillé à ce que celui-ci respecte la parité, tant dans l'organisation de manifestations que pour le recrutement du personnel.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente. - Nous vous remercions pour vos propos qui jettent un éclairage sur les rapports existant entre l'organisation, l'histoire et l'enseignement de l'art, d'une part, et le sexisme ordinaire, voire l'homophobie, de l'autre.

Nomination de rapporteurs

La délégation procède à la nomination de rapporteurs sur les dispositions du projet de loi n° 377 (2012-2013) relatif à l'élection des sénateurs, puis sur les dispositions du projet de loi n° 736 rectifié (XIVème législature) (procédure accélérée) portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France (sous réserve de son adoption par l'Assemblée nationale et de sa transmission au Sénat).

La délégation a désigné Mme Laurence Cohen rapporteure sur les dispositions du projet de loi n° 377 (2012-2013) relatif à l'élection des sénateurs.

Elle a ensuite désigné Mme Maryvonne Blondin rapporteure sur les dispositions du projet de loi n° 736 rectifié (XIVème législature) (procédure accélérée) portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France (sous réserve de son adoption par l'Assemblée nationale et de sa transmission au Sénat).