Mercredi 18 décembre 2013

- Présidence de M. Raymond Vall, président, puis de M. Michel Teston, vice-président -

Déplacement d'une délégation en Allemagne - Examen du rapport d'information

La commission entend une communication sur le déplacement d'une délégation de la commission en Allemagne du 24 au 26 juillet 2013 sur la transition énergétique allemande « Energiewende ».

M. Raymond Vall, président. - Notre collègue Marcel Deneux va nous présenter le compte rendu du déplacement d'une délégation de notre commission qui s'est rendue en Allemagne du 24 au 26 juillet dernier pour y étudier la transition écologique et énergétique. Cette délégation était composée, outre lui-même, d'Esther Sittler et de Louis Nègre.

M. Marcel Deneux. - J'ai, en effet, eu l'honneur de conduire cette délégation. Nous nous sommes d'abord rendus à Berlin, pour y rencontrer le conseiller « énergie » de l'ambassade de France et avoir des entretiens avec des responsables des politiques de l'environnement et de l'énergie au ministère fédéral de l'Environnement, de la Protection de la nature et de la Sûreté nucléaire. Nous avons également visité la plus vaste usine d'incinération de déchets de Berlin. Nous nous sommes ensuite rendus à Dauertal, dans le Nord-Est du Brandebourg, presqu'à la frontière polonaise, pour y visiter le siège d'Enertrag, l'un des acteurs montants dans le secteur de la production d'électricité à partir d'énergie éolienne. Dans le même endroit, nous avons aussi visité une centrale hybride productrice d'hydrogène et d'électricité à partir de biogaz. Enfin, nous nous sommes rendus à Hambourg, pour y avoir des entretiens avec des responsables du tournant énergétique et de la gestion des déchets dans cette ville-Etat, qui est la deuxième d'Allemagne par sa population. Pour vous donner une idée de son importance, il suffit que je vous dise que l'effectif du ministère de l'environnement du Land compte 1400 personnes ! Nous avons également eu à Hambourg une présentation de l'urbanisme et de certaines réalisations architecturales.

Je vais axer ma communication principalement sur ce choix politique majeur que les Allemands appellent l'« EnergieWende », que l'on peut traduire par le « tournant énergétique ».

Dans un premier temps, pour mesurer combien ce tournant constitue en fait une décision radicale, il faut rapprocher le profil énergétique actuel de l'Allemagne des objectifs fixés à l'horizon 2050.

Actuellement, le mix énergétique allemand repose majoritairement sur les énergies fossiles. En 2011, le charbon - houille et lignite confondues - représentait 25 % de la consommation d'énergie primaire, le pétrole 34 %, le gaz 20 %, les énergies renouvelables 11 % et l'énergie nucléaire 9 %. Un Allemand émet davantage de CO2 qu'un Français : plus de 9 tonnes par an en moyenne, contre 5,8 tonnes. Néanmoins, l'Allemagne est parvenue à respecter son engagement pris dans le cadre du protocole de Kyoto, de réduire à l'horizon 2012 ses émissions de 21 % au-dessous de leur niveau de 1990. La mise aux normes et la réduction de l'appareil industriel des Lander de l'Est, après la réunification, a beaucoup contribué à ce résultat. Mais ce n'est pas la seule raison : la loi sur les énergies renouvelables du 29 mars 2000, dite « loi EEG », a créé un cadre favorable à la production d'électricité d'origine renouvelable, en sécurisant les investissements grâce un tarif d'achat garanti sur 15 à 20 ans, dont le surcoût est répercuté sur le consommateur final.

Par ailleurs, une politique de sortie du nucléaire a été engagée dès le début des années 2000 par le gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder, avec le vote de la loi du 22 avril 2002 qui prévoyait l'arrêt du dernier réacteur nucléaire en 2021. Revenu au pouvoir en 2005, mais dans le cadre d'une grande coalition avec le SPD, le parti chrétien démocrate d'Angela Merkel n'a pas remis immédiatement en cause cette décision, jusqu'au renversement d'alliance au profit du parti libéral intervenu après les élections de 2009. La Chancelière a alors proposé, par une loi du 29 octobre 2010, de fixer à l'horizon 2050 des objectifs très ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de développement des énergies renouvelables, tout en prolongeant la durée de vie des centrales nucléaires de 8 à 14 ans, au-delà de la date butoir de 2021.

Toutefois, cet allongement de la durée de production des centrales nucléaires s'est révélé impopulaire. L'accident de Fukushima survenu en mars 2011 a fourni l'occasion de faire marche arrière : Angela Merkel a annoncé aussitôt la fermeture immédiate des huit réacteurs les plus anciens, et la fermeture anticipée des neuf autres d'ici 2022. Néanmoins, les objectifs fixés en 2010 n'ont pas été modifiés par la loi du 6 août 2011. C'est cette conjonction d'un abandon accéléré de la production nucléaire et du maintien d'objectifs extrêmement ambitieux pour les émissions de CO2, comme pour les énergies renouvelables, qui constitue le « tournant énergétique ».

Ces objectifs de la politique énergétique allemande se déclinent selon les quatre axes suivants :

- une réduction de la consommation d'énergie primaire, par rapport à 2008, de 20 % en 2020 et de 50 % en 2050 ;

- une réduction de la consommation d'électricité par rapport à 2008 de 10 % en 2020 et de 25 % en 2050 ;

- une réduction des émissions de CO2 par rapport à 1990 de 40 % en 2020 et de 80 à 95 % en 2050 ;

- une part des énergies renouvelables dans la consommation d'énergie finale de 18 % en 2020 et de 60 % en 2050.

Quels sont les résultats et les limites de cette transition énergétique radicale ?

Les tous premiers résultats semblent plutôt encourageants. La sortie du nucléaire apparaît comme un fait acquis : huit tranches ont été arrêtées en 2011, représentant environ 70 TWh de production annuelle d'électricité, soit 12 % de la production totale ; les neuf tranches restantes, soit environ 80 TWh par an, le seront entre 2015 et 2022. Les objectifs du « tournant énergétique » semblent, dans l'ensemble, à portée de main pour 2020. La consommation d'énergie primaire devrait baisser de 2,2 % par an, alors que la tendance enregistrée entre 2006 et 2012 avoisine une diminution de seulement 1,5 % par an. La pente de la baisse de la consommation d'électricité, depuis le pic atteint en 2007, correspond à ce qu'il convient de respecter pour atteindre en 2020 une consommation inférieure de 10 % à celle de 2008. En revanche, l'objectif d'une réduction de 40 % des émissions de CO2 en 2020, par rapport à 1990, semble difficile à atteindre, car l'effet de la remise à niveau des installations de l'ex-RDA s'estompe avec le temps. En ce qui concerne la part des énergies renouvelables dans la consommation totale d'énergie, avec un niveau de 12,6 % à la fin de 2012, elle se situait sensiblement au-dessus du niveau requis pour demeurer dans la trajectoire idéale vers l'objectif de 18 % en 2020. Toutefois, les objectifs à l'horizon 2050 semblent beaucoup plus hypothétiques. Le facteur démographique jouera un rôle pour faciliter l'évolution souhaitée, mais relativement modeste : alors que la population diminuera de 0,4 % par an entre 2020 et 2050, les consommations d'énergie primaire devraient baisser de 1,6 % par an pour que l'objectif soit respecté. Dans le bâtiment, les normes applicables aux logements neufs sont sévères, mais le rythme de renouvellement du bâti est inférieur à 1 % par an : il faudrait qu'il passe à 2 % par an du stock des bâtiments existants d'ici 2050. Dans l'industrie, le bas prix des quotas carbone n'incite pas les chefs d'entreprises à faire davantage d'efforts d'efficacité énergétique. L'objectif d'une réduction des émissions de CO2 de 80 % en 2050 apparaît tout à fait irréaliste, alors même que celui d'une baisse de 40 % en 2020 ne sera vraisemblablement pas atteint.

Dans l'immédiat, les ajustements rendus nécessaires par l'abandon du nucléaire se traduisent par un recours accru aux énergies fossiles. Le charbon et le lignite sont des ressources nationales historiques : chaque année, l'Allemagne extrait 70 millions de tonnes du premier et 180 millions de tonnes du second. Les gisements apparaissent inépuisables, mais l'Allemagne les épargne partiellement en important du charbon des Etats-Unis, dont les cours sont bas actuellement. Bien sûr, ces deux filières sont polluantes, et l'exploitation à ciel ouvert des mines de lignite a un impact très fort sur les paysages. J'ai eu l'occasion, lors d'un précédent déplacement en Allemagne, de voir l'une de ces mines à ciel ouvert : pour les creuser, on déplace les populations, et on reconstruit ensuite les villages à l'identique. Ce genre de procédé suppose un degré d'acceptation sociale que l'on trouverait difficilement en France. Le rôle croissant du gaz, énergie également fossile mais moins polluante, a conduit l'Allemagne à sécuriser ses approvisionnements en investissant dans le gazoduc North Stream, qui la relie à la Russie à travers la mer Baltique. Au total, au printemps 2012, 17 centrales à charbon et lignite étaient en construction ou en projet, pour une puissance de 18 GW, et 29 centrales à cycle combiné gaz, pour une puissance de 12 GW. Néanmoins, la rentabilité de ces centrales thermiques se trouve maintenant dégradée par le développement parallèle des énergies renouvelables, qui vient les contraindre à fonctionner en semi-base ou en pointe seulement.

L'essor des énergies renouvelables est un mouvement très dynamique en Allemagne, en dépit de certains freins. Les différentes filières sont inégalement mûres. Les capacités de production hydraulique sont déjà saturées, comme en France. L'éolien terrestre fait figure de grand gagnant de la transition énergétique, avec une capacité installée qui devrait atteindre 36 GW en 2020. L'Allemagne compte sur un déploiement massif de l'éolien en mer, avec un objectif de 10 GW en 2020, soit 2 000 turbines géantes de 5 MW chacune. Mais cette technologie doit encore prouver qu'elle peut tenir ses promesses : pour l'instant, la capacité installée se limite à 245 MW, les coûts restent élevés et les progrès technologiques pour en améliorer les performances ne sont pas totalement identifiés. Porté par des tarifs d'achat très élevés, d'environ 450 euros par MWh jusqu'en 2009, le solaire photovoltaïque a connu une très forte expansion, la capacité installée passant de 5 à 25 GW en moins de cinq ans. Mais les conditions d'ensoleillement peu favorables en Allemagne affectent la productivité des cellules, et le surcoût de cette énergie a poussé le gouvernement à baisser drastiquement son tarif en mars 2012. Le marché de production des panneaux a été capté par les fabricants chinois, provoquant depuis 2011 la faillite de nombreux pionniers allemands du secteur. Toutefois, l'Allemagne n'a pas voulu s'associer à l'action initiée par la Commission européenne contre le dumping des entreprises chinoises, car elle trouve son compte dans la situation actuelle dans la mesure où les panneaux provenant de Chine sont fabriqués sur des machines-outils allemandes. Enfin, l'Allemagne mise beaucoup sur le biogaz pour la production d'électricité en cogénération, mais cette technologie soulève la question des conflits d'usage des terres, dont 10 % de la surface sont déjà affectés aux biocarburants. Environ 6 000 fermes sont équipées d'installations pour la méthanisation. Le développement des énergies renouvelables nécessite l'extension et le renforcement du réseau électrique. En effet, schématiquement, la fermeture des centrales nucléaires au Sud du pays devra être compensée par les parcs éoliens de la mer du Nord via de nouvelles lignes à très haute tension, dont il est prévu de construire 4 500 kilomètres avant 2020. Par ailleurs, l'intermittence, caractéristique de l'éolien et du solaire, se révèle difficile à gérer. Le maintien d'une capacité importante de centrales à gaz apparaît donc nécessaire pour absorber des variations rapides de puissance. Mais cette stratégie se heurte à une baisse de la rentabilité de ce parc conventionnel, due au fait que la production d'énergies renouvelables, qui est prioritaire, vient réduire le nombre des heures de fonctionnement sur lesquelles il peut être amorti. Pour garantir la sécurité d'approvisionnement, le gouvernement a dû soumettre la fermeture des centrales thermiques à autorisation, et améliorer la rémunération de celles maintenues en service. L'une des clefs du succès de la transition énergétique allemande sera donc le développement de capacités de stockage de l'électricité à grande échelle. L'Allemagne a passé des accords avec la Suisse, l'Autriche et bientôt la Norvège pour l'exploitation conjointe de leurs stations de transfert d'énergie par pompage (STEP), la seule technologie de stockage aujourd'hui applicable à des excédents massifs d'électricité. A plus longue échéance, elle a lancé un programme de recherche pour explorer tous azimuts les technologies de stockage : air comprimé, volants d'inertie, super-condensateurs, batteries de tous types et hydrogène. L'hydrogène suscite beaucoup d'espoirs. Ce gaz peut servir de carburant dans un moteur thermique ordinaire, être retransformé en électricité par une pile à combustible, être injecté directement en faible proportion dans un réseau de gaz naturel, ou être combiné au CO2 pour produire du méthane. Nous avons rencontré à Berlin le président de Total France, qui nous a indiqué que son entreprise participait à l'équipement du territoire de l'Allemagne par 350 stations d'hydrogène pour les véhicules.

Quels sont les coûts et les bénéfices de ce tournant énergétique allemand ?

Un premier facteur de coût est lié au retrait du nucléaire. L'abandon de cette énergie de manière prématurée peut être assimilé à une destruction de valeur. La question se pose d'ailleurs de l'indemnisation des exploitants de centrales nucléaires. EOn et RWE ont déposé une plainte devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ; Vattenfall a saisi un tribunal d'arbitrage à Washington. Les montants demandés en réparation pourraient dépasser 15 milliards d'euros. Par ailleurs, l'Allemagne doit faire face aux coûts du démantèlement des centrales nucléaires, l'option d'un démantèlement immédiat après leur arrêt étant généralement privilégiée. Elle dispose d'une grande expérience, après la fermeture des centrales de l'Allemagne de l'Est, mais son potentiel humain risque de se trouver saturé par la mise à l'arrêt en très peu de temps de l'ensemble du parc nucléaire. Financièrement, les fonds nécessaires se trouvent dans les comptes des exploitants, qui ont provisionné plus de 30 milliards d'euros pour le démantèlement des installations et la gestion des déchets. Mais la question se pose de la disponibilité effective de ces provisions.

Un autre poste de coûts est celui des nouveaux investissements nécessaires pour renforcer les réseaux électriques et développer les énergies renouvelables. L'Allemagne s'est dotée en 2012 d'un outil fédéral de planification pluriannuel des réseaux de transport et de distribution d'électricité. Dans le même temps, la loi du 29 mars 2000 sur les énergies renouvelables a été révisée au début de 2012 pour instaurer certains garde-fous : incitation à la vente directe de l'électricité produite sur les marchés, lorsque les prix y sont supérieurs au tarif garanti ; dégressivité des tarifs d'achat ; obligation de pilotage à distance pour les installations d'une puissance supérieure à 100 KW ; encouragement au stockage et à l'autoconsommation. Mais le dispositif public de soutien aux énergies renouvelables reste globalement très favorable. La banque d'Etat KfW a publié en septembre 2011, en compilant différentes sources, une estimation du coût des investissements nécessaires au tournant énergétique d'ici 2020 : 145 milliards d'euros pour le développement des énergies renouvelables électriques ; 62 milliards pour la chaleur renouvelable ; 130 à 170 milliards pour l'amélioration de l'efficacité énergétique ; 10 à 29 milliards pour le développement des réseaux ; 5 à 10 milliards pour les centrales thermiques à construire. Au total, ces investissements sont donc évalués entre 352 et 416 milliards d'euros.

Ces perspectives ont suscité en Allemagne un vif débat sur le prix de l'électricité. Jusqu'à présent, les industries avaient été relativement épargnées par la surcharge tarifaire destinée à financer le développement des énergies renouvelables, qui leur est appliquée de manière fortement dégressive. Certains secteurs industriels bénéficient en outre d'avantages complémentaires : taux réduit pour l'écotaxe sur l'électricité et pour le droit de concession ; réduction sur le tarif d'utilisation des réseaux ; compensation de la hausse du prix du courant. Au total, la réduction de la surcharge EEG et l'ensemble des avantages complémentaires représentent une économie pour l'industrie allemande estimée à plus de 10 milliards d'euros en 2012. Cette économie se répercute, mécaniquement, sur les consommateurs domestiques. Pour ceux-ci, le prix de l'électricité était déjà fin 2010 l'un des plus élevés d'Europe, avec un niveau de 244 euros par MWh en moyenne, soit près de deux fois le prix moyen français. Ce prix pourrait encore augmenter de 70 % d'ici 2025, au risque d'une diffusion de la précarité énergétique, qui existe déjà. Un sondage d'opinion réalisé fin 2012 montre que, si 83 % des Allemands estiment nécessaire la progression des énergies renouvelables, 53 % d'entre eux considèrent que le prix de l'électricité est devenu le sujet auquel la politique énergétique doit accorder la priorité. L'inquiétude grandit également dans les milieux industriels, notamment chez les petites entreprises, qui ne bénéficient pas de tarifs dégressifs et d'exonérations comme les grandes industries électro-intensives.

Toutefois, les coûts du tournant énergétique allemand doivent être mis en balance avec ses bénéfices économiques attendus. Le premier aspect est le développement de filières industrielles innovantes potentiellement exportatrices dans les secteurs des énergies renouvelables, de l'efficacité énergétique, du stockage de l'électricité, et des centrales thermiques évoluées. Le second aspect est la création d'emplois. Dans le seul secteur des énergies renouvelables, qui comptait 380 000 emplois en 2011, le nombre d'emplois directs pourrait passer à 600 000 en 2020 et 640 000 en 2030, selon le scénario le plus optimiste publié par le ministère de l'environnement.

Je finirai en évoquant l'impact du tournant énergétique allemand sur le marché européen de l'électricité.

Ses effets se font sentir au-delà des frontières de l'Allemagne. Pendant les périodes ventées ou ensoleillées, de l'électricité « fatale » surabondante est exportée, tandis que les centrales des pays limitrophes prennent le relais quand les conditions climatiques sont défavorables, les centrales de semi-base allemandes n'étant pas suffisantes pour assurer le suivi de charge. Ces flux peuvent s'inverser plusieurs fois par jour et engendrent des congestions sur les lignes de grand transport européen, y compris sur les réseaux nationaux des pays voisins. Souvenons-nous que le 4 novembre 2006, un incident sur une ligne du Nord de l'Allemagne, alors que les éoliennes fonctionnaient à plein régime, avait entraîné un black-out général en Europe, heureusement rapidement maîtrisé. J'ai été co-rapporteur de la mission commune d'information du Sénat qui a étudié les causes et les implications de cet incident. Nous avions mis en évidence que, du fait des interconnexions à travers tout le continent européen, une panne survenant au niveau de Brême peut avoir des répercussions jusque sur l'alimentation électrique des hôpitaux au Maroc ! Par ailleurs, le développement d'énergies renouvelables rémunérées via des tarifs d'achat fait baisser le prix moyen du MWh sur le marché allemand, et par répercussion sur le marché européen de l'électricité. L'intermittence de ces formes d'énergie peut même générer des prix négatifs, dus au fait que leur production est prioritaire sur le réseau : il peut alors être plus rentable pour un producteur d'électricité de payer ses clients pour qu'ils consomment, plutôt que de supporter les coûts d'arrêt et de redémarrage de ses centrales thermiques, ainsi que de leur usure prématurée. Nous ne sommes pas habitués en France à ces prix paradoxaux de l'électricité, dont les Allemands savent tirer parti en fabricant de l'hydrogène pendant les périodes où celle-ci ne coûte rien.

Les conséquences de ces évolutions font courir un risque systémique au marché européen de l'électricité. Les centrales de semi-base et de pointe fonctionnant au gaz principalement, mais aussi au charbon, perdent en rentabilité en raison de la conjonction de prix de marché plus bas, de plus faibles durées d'appel et de la hausse des prix du gaz. De ce fait, un problème de sous-investissement dans ces moyens de production servant de recours pour assurer l'équilibre entre l'offre et la demande en toutes circonstances est apparu en Allemagne, qui s'étend aux autres pays européens, dont la France.

Il apparaît donc nécessaire que les pays européens coordonnent leurs transitions énergétiques nationales. Pour cela, la Commission européenne a sans doute un rôle à jouer. Celle-ci s'est jusqu'à présent attachée surtout à l'ouverture à la concurrence des marchés de l'électricité. Elle admet aujourd'hui la nécessité d'harmoniser les régimes d'aides au développement des énergies renouvelables, mais demeure réticente à la mise en place de mécanismes de réserves de capacités rémunérées pour faire face aux pointes de consommation, qu'elle assimile à une forme d'aides d'Etat. Enfin, la Commission européenne plaide pour le développement des interconnexions entre pays européens qui permettront, par un effet de « foisonnement », d'écouler en toutes circonstances la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables.

En conclusion, je dois reconnaître que le tournant énergétique allemand frappe par l'ampleur de ses ambitions. En cas de succès, il placera l'Allemagne en situation d'indépendance énergétique, de neutralité climatique et en position de force pour vendre les technologies qu'elle aura mises au point.

A court terme, la fermeture accélérée des centrales nucléaires et l'augmentation de la production intermittente éolienne et photovoltaïque contraint les Allemands à s'appuyer fortement sur les systèmes électriques de leurs voisins européens pour assurer leur équilibre production-consommation. Une transition énergétique aussi rapide n'est donc pas généralisable à tout le continent. L'Allemagne a clairement choisi une stratégie non-coopérative, sans concertation avec ses partenaires européens.

A moyen terme, soit 2020, les technologies actuelles ne permettent pas de stocker de manière économiquement rentable des quantités très importantes d'électricité, ce qui limite le potentiel de développement des énergies renouvelables. L'Allemagne encourage donc la construction de centrales thermiques, pour utiliser ses ressources nationales de charbon et de lignite, et a négocié directement avec la Russie son approvisionnement en gaz, là aussi de manière peu coopérative. La question des émissions de gaz à effet de serre apparaît nettement comme l'un des points faibles de sa transition énergétique. Une autre zone d'ombre est l'évolution des prix de l'électricité, la protection de la compétitivité de la grande industrie s'effectuant au détriment de celle des petites entreprises et du pouvoir d'achat des particuliers.

A plus long terme, c'est-à-dire après 2030, le succès du tournant énergétique allemand repose sur la mise au point de technologies aujourd'hui encore naissantes, qui nécessiteront de véritables ruptures pour devenir économiquement viables. Mais il ne faut pas sous-estimer l'ampleur de l'effort de recherche et d'innovation de l'Allemagne, qui s'inscrit d'emblée dans une perspective industrielle. Le secteur manufacturier allemand s'appuiera sur les acquis de ces programmes pour conquérir des marchés importants à l'échelle mondiale. Car la véritable préoccupation des Allemands, pour engager si vigoureusement leur transition énergétique, demeure le développement de nouvelles technologies industrielles, qu'ils veulent être les premiers à commercialiser.

Mme Hélène Masson-Maret. - Quelle est la position de la population allemande face aux éoliennes. Est-ce que les câbles sont enterrés ou aériens ? Constituent-ils ainsi une nuisance visuelle supplémentaire ?

Concernant les gaz de schiste, quelle est l'approche de l'Allemagne, dans la mesure où ils ont choisi de se passer du nucléaire ?

M. Marcel Deneux. - D'un point de vue technique, les Allemands ont fait le choix d'enterrer une partie des câbles, mais le reste est en aérien. Cela coûte beaucoup plus cher d'enterrer les câbles. Ils ont désormais de gros problèmes d'acceptation sociale, en ce qui concerne l'impact des éoliennes sur les paysages. On parle maintenant de l'installation d'éoliennes dans des massifs forestiers, de manière à éviter de gâcher les paysages. Cela suppose, d'un point de vue technologique, de construire des mâts plus élevés. La question du transport de l'électricité et des câbles est centrale. La perspective à moyen et long termes est de supprimer les grands réseaux électriques actuels pour en venir à des productions et des utilisations plus réduites au niveau de la zone géographique couverte, à l'échelle d'un immeuble ou d'un quartier. Il s'agit de l'évolution de demain.

Sur les gaz de schiste, je vous renvoie au rapport de l'office dès sa publication. Sa publication est pour l'heure retardée dans l'attente de la contribution du groupe écologiste. Ce rapport comportera dix propositions.

M. Jean-Jacques Filleul. - Cette communication est très intéressante. Elle fait partie des lectures nécessaires. On sent bien toute la force industrielle de l'Allemagne. La dimension géopolitique n'échappe à personne surtout au niveau européen. Quelle est la part du pétrole et du gaz russes dans l'énergie allemande ? On sait ce qui se passe en Ukraine actuellement. Quel est le rôle de l'Allemagne dans cette problématique ?

On entend beaucoup parler d'hydrogène. Je sais que des grandes villes en France sont en train de réfléchir pour devenir productrices d'électricité. Où en est-on aujourd'hui en matière de recherche ? Qu'en est-il du stockage d'électricité ? Il me semble que des progrès importants ont été faits.

M. Francis Grignon. - Je suis entièrement d'accord avec les conclusions de ce rapport. Je suis maire d'un petit village qui jouxte le Rhin, à proximité de la centrale de Fessenheim. En face, une usine métallurgique allemande est fournie en électricité par le nucléaire français. Sait-on quelle part d'énergie nucléaire importée est utilisée par l'Allemagne ?

Concernant l'éolien, pour ceux qui connaissent la plaine du Rhin, on voit directement la Forêt noire en face. Il y a des éoliennes gigantesques, qui sont, pour eux, masquées par le paysage, mais qui sont visibles de notre côté.

Les voitures allemandes sont également un sujet. Le développement économique est la priorité de l'Allemagne. Ils font des efforts sur cette question. J'ai acheté une Zoe qui a une autonomie de 150 kilomètres. Ce ne sont en réalité que 100 kilomètres l'hiver dans la mesure où le chauffage est électrique. Les Allemands construisent de leur côté une BMW qui a 300 kilomètres d'autonomie. Ils sont plus rapides que nous sur le développement des voitures électriques.

Ma dernière question porte sur les réseaux européens. Il paraît que la Suisse achète beaucoup d'énergie éolienne électrique aux Allemands à bas prix, et la revend à un bon prix aux pays de l'Est. Est-ce que cela est vrai ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Les objectifs qui ont été présentés dans le rapport sont ambitieux. Les termes de « transition radicale » ont été employés, avec des objectifs chiffrés élevés pour 2020 et 2050. Les objectifs d'indépendance énergétique et de neutralité climatique sont à retenir. Le développement de filières technologiques est crucial. Il y a des limites à cette transition, concernant l'effet sur les gaz à effet de serre, l'effet sur les prix. La logique retenue n'est pas coopérative.

Quels enseignements peut-on tirer de cette transition ? Peut-on transposer un certain de nombre de choses dans notre pays ? Des erreurs sont-elles à éviter ? Qu'est-ce qui peut nous différencier de la transition allemande ? Tout cela ne mériterait-il pas une approche européenne ?

Mme Marie-Françoise Gaouyer. - J'ai eu l'occasion de visiter un parc éolien en Westphalie. Ce parc a douze ans. Un huitième des éoliennes est en panne et ne sera pas réparé. Ces éoliennes restent sur pied et ne tournent pas. Sont-elles vouées, à terme, à tomber pour disparaître ?

L'hydrogène pose la question de l'alternative au fioul. En France, les marins pêcheurs réclament de pouvoir utiliser des moteurs à hydrogène. La Marine nationale a déjà fait beaucoup d'essais mais ne veut pas faire cette autorisation. Beaucoup de gens attendent

- Présidence de M. Michel Teston, vice-président -

M. Michel Teston. - Dans votre rapport, vous avez essayé d'évaluer l'impact de la transition énergétique allemande sur le marché de l'électricité allemand mais également sur le marché européen. Cette double évaluation me paraît essentielle. La véritable motivation du choix stratégique de l'Allemagne semble être, pour partie, de diminuer la pollution mais en priorité de préparer l'industrie allemande aux enjeux de demain.

Ce rapport soulève deux questions. N'y a-t-il pas un paradoxe allemand ? L'Allemagne disposera en effet de la part d'énergies renouvelables dans le mix énergétique la plus élevée au monde. Mais, pour assurer cette production en énergies renouvelables, il a fallu développer des centrales au lignite et au gaz, ce qui a conduit à une augmentation considérable des émissions de CO2. Je m'interroge également sur le développement de petites unités de production d'énergies renouvelables à l'échelle d'un quartier, couplé à une politique d'aide aux économies d'énergie. Il est souvent dit que cette stratégie est fortement porteuse d'emplois. En Allemagne, cette stratégie a-t-elle été retenue comme orientation majeure ? Est-ce que cette piste ne pourrait pas être suivie en France si nous voulons prendre en compte l'emploi dans la production d'énergie ? Le Premier Ministre a évoqué fin novembre la question des circuits courts et la mise en place des contrats de bourg qui semblent tournés vers le développement de petites unités locales de production d'énergies renouvelables.

M. Marcel Deneux. - En Allemagne, l'industrialisation et la capacité exportatrice de l'industrie sont une préoccupation de l'ensemble des milieux de la société. Christian Bataille et moi-même avions effectué, pour l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, un déplacement en Allemagne. À cette occasion, nous avions visité six Länder dont le Bade-Wurtemberg. La ville de Stuttgart est dirigée par un écologiste. Or, la banque régionale du Bade-Wurtemberg, à laquelle le Land participe, soutient le développement de Mercedes. La politique des Verts allemands n'est donc pas opposée au développement des voitures que Francis Grignon a évoquées. Elles font partie du prestige industriel du pays et de sa capacité d'exportation de produits à forte valeur ajoutée. La dominante économique surpasse les dominantes écologiques quand cela est estimé nécessaire.

Concernant la relation à la Russie, un pipeline traverse la Baltique. La compagnie qui le gère est dirigée par un ancien chancelier allemand... Pour le gaz, l'Allemagne est totalement approvisionnée par Gazprom.

Sur la question de l'hydrogène, sera présenté cet après-midi à l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques le rapport de Laurent Kalinowski et Jean-Marc Pastor. Beaucoup de pays envisagent d'utiliser cette source d'énergie.

Je me suis entretenu hier avec Bernard Decomps, docteur en physique qui a dirigé l'école normale supérieure de Cachan. Selon lui, nous pouvons aujourd'hui réduire la consommation électrique grâce à des techniques de fractionnement de l'approvisionnement. En coupant le courant deux dixièmes de seconde par seconde, la consommation électrique est réduite de 20 % sans nuire aux appareils concernés. Cette technique est bien maîtrisée en laboratoire et sera diffusée. Sur l'hydrogène, nous sommes loin de déboucher. Nous ne faisons pas de gaz naturel en France car nous appliquons le principe de précaution.

Mme Laurence Rossignol. - Le principe de précaution a dix ans. L'opposition au gaz naturel est bien plus ancienne. Il ne faut pas incriminer le principe de précaution pour ce qui date de Mathusalem !

M. Marcel Deneux. - J'en profite pour rappeler que le principe de précaution ne figure pas dans la Constitution mais dans son Préambule.

Concernant le stockage de l'électricité, la France n'est pas plus en retard que d'autres. De grandes surfaces de stockage au sol se développent. Deux enjeux importants sont d'apprendre à stocker l'électricité et d'apprendre à stocker le CO2. À l'heure actuelle, nous savons piéger le CO2 mais pas le stocker. Le stockage du CO2 dans des conditions économiques permettra aux entreprises polluantes de continuer avec les mêmes techniques tout en ne polluant pas. Je crois au progrès de la science, et il est nécessaire pour avancer de mettre davantage de crédits sur la recherche.

Concernant les importations allemandes en matière d'énergie, nous savons que ce pays a acheté plus de courant d'origine nucléaire française en 2012 qu'en 2011. Cela se voit dans nos statistiques d'exportation.

Sur les voitures électriques, le constructeur français a fait le choix de l'électrique pur qui patine un peu. Je fais partie avec Philippe Darniche d'un syndicat de voitures propres, que nous avons créé il y a sept ou huit ans. Tous les grands constructeurs européens ont développé des voitures plus ou moins hybridées. La première technique utilisée était l'Ampera d'Opel qui a une autonomie beaucoup plus forte.

Le PDG de Total Allemagne nous dit que tous les constructeurs développeront des voitures à hydrogène dans les années qui viennent. En fonction de leur peur de l'explosion, les gens achèteront ou non des voitures à hydrogène. Les industriels nous disent qu'il n'y a aucun risque d'explosion mais il suffit de faire un radiotrottoir en France pour constater que la population voit les choses différemment.

Concernant les conclusions à tirer pour la politique française, nous devons déployer beaucoup de prudence. Il faut observer mais également mettre en valeur nos atouts. Nous avons une compétence nucléaire unique au monde. Des évolutions peuvent être apportées sur la part du nucléaire dans le mix énergétique. En revanche, abandonner la filière serait une erreur fondamentale.

Sur les éoliennes en panne, les Allemands ne sont pas très regardants sur les friches industrielles, ils n'ont pas la même conception que nous des paysages et de la propreté. Le fait de laisser ces éoliennes répond à une rationalité économique, elles ne coûtent rien, elles dérangent juste les gens qui les regardent.

Concernant l'Europe, le militant européen voit clairement les répercussions des choix allemands sur la construction de l'Europe. Si les Allemands font cavalier seul, cela ne va pas dans le sens de la construction européenne.

Sur les questionnements liés à la décentralisation, il y a une tendance lourde à être au plus près des consommateurs. Le Premier ministre a évoqué la question des contrats de bourgs et des circuits courts, ils ne seront pas mis en oeuvre tout de suite. Il faudra intégrer l'approvisionnement et la consommation énergétique dans les unités qui commandent l'aménagement du territoire. En France, le secteur énergétique est très centralisé, seuls deux opérateurs et demi existent. L'Allemagne compte quatre opérateurs électriques. Dans certains Länder, les opérateurs sont en concurrence ; dans d'autres, un opérateur détient le monopole.

Nous n'avançons pas vite sur le stockage de l'électricité. Nous voyons ce soir le Commissariat à l'énergie atomique avec le bureau de l'office parlementaire. Il a reçu une mission spéciale sur les énergies renouvelables il y a deux ans. Nous attendons qu'il avance sur ces questions. Le CEA est doté de moyens financiers et scientifiques tels que s'il investit cette question, il y aura des avancées notables. Les opérateurs y réfléchissent également à leur niveau.

Il est nécessaire de mettre beaucoup plus de crédits sur la recherche. Si nous ne cherchons pas, nous ne pourrons pas trouver. Des choix budgétaires doivent être faits, les sommes requises ne sont pas considérables.

M. Michel Teston. - Nous devons nous prononcer sur la publication du rapport. Y a-t-il des oppositions ? La publication du rapport est autorisée à l'unanimité.

Désignation de rapporteurs

Mme Evelyne Didier est nommée rapporteure de la proposition de loi n° 59 (2011-2012), présentée par Mme Mireille Schurch et plusieurs de ses collègues, relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes et à l'affectation des dividendes à l'agence de financement des infrastructures de transports.

La commission demande à se saisir pour avis du projet de loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (sous réserve de sa transmission) et désigne M. Pierre Camani, rapporteur pour avis.