Mardi 25 février 2014

- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président -

La réunion est ouverte à 15h45.

Audition de M. Roberto Di Cosmo, professeur d'informatique à l'université Paris-VII, directeur de l'initiative pour la recherche et l'innovation sur le logiciel libre (Irill)

M. Gaëtan Gorce, président. - Nous recevons maintenant M. Roberto Di Cosmo, professeur d'informatique à l'université Paris-VII, à qui nous demanderons un éclairage y compris technique sur les questions qui nous préoccupent. La France se veut le défenseur de certains principes. Quelle est votre position sur le logiciel libre et la nécessité d'échapper à la mainmise de certains opérateurs sur les systèmes d'exploitation ? Que pensez-vous des diverses propositions, comme celle, par exemple, du Premier ministre de développer le cryptage ?

M. Roberto Di Cosmo, professeur d'informatique à l'université Paris-VII, directeur de l'Initiative pour la recherche et l'innovation sur le logiciel libre. - Installé en France depuis 1989, soit depuis plus de la moitié de ma vie, je me sens citoyen français plus qu'à moitié... J'ai d'abord une inquiétude sur les valeurs : que deviennent les données personnelles que nous sommes amenés à offrir à des opérateurs comme Facebook, considérant avant tout la commodité pour communiquer ? Les enfants, dont le besoin de communiquer prime, sont très peu conscients des enjeux. Quand ils les comprendront, il sera trop tard... Contrôler les échanges de données donne le pouvoir d'imposer des modèles culturels ; ainsi dans l'affaire Numerama, ce petit journal français à qui Google a brutalement coupé les vivres en octobre dernier parce qu'il avait diffusé une image de femme aux seins dénudés. En outre, la technique évolue tellement vite que la régulation légale peine à suivre.

J'ai ensuite une inquiétude économique. La France a une capacité industrielle impressionnante, avec des ingénieurs capables de construire le TGV, des Airbus ou le GSM. Pourquoi n'est-elle pas capable de l'équivalent dans la nouvelle économie ? Pourquoi ne peut-elle reproduire cette capacité à être leader plutôt que suiveur ? En attendant, elle laisse à d'autres le droit de prendre des décisions politiques, culturelles et sociétales. Dans les industries plus anciennes que j'ai citées, le besoin d'investissement initial et de temps sont très importants, ce qui convient à une stratégie jacobine où l'on décide de concentrer les moyens sur une technologie donnée. Dans le domaine d'Internet, la barrière à l'entrée est très faible, et cette stratégie ne peut plus fonctionner. Je constate une double malédiction : l'ouvrier spécialisé de l'informatique est concurrencé avec succès par ceux d'autres pays, et l'informaticien brillant capable d'innovation part en Californie, où il est très prisé : 60 000 Français travaillent là-bas aujourd'hui !

Voici maintenant quelques pistes de réflexion. Il faut d'abord garantir autant que possible la neutralité d'Internet : s'assurer que dans les tuyaux, toutes les informations sont traitées de la même façon, sans priorité. Internet est né ainsi. Cela permet une innovation très rapide et évite les monopoles. En effet, en ralentissant certains trafics, on peut faire disparaître un pan entier d'Internet, et favoriser certains aux dépens de leurs concurrents. Les grands opérateurs y sont favorables : Netflix vient ainsi de passer un accord avec Comcast aux États-Unis, pour bénéficier d'un accès garanti plus rapide, ce qui n'est pas tout à fait légal. Hier à Bruxelles, la commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie (ITRE) du Parlement européen a suspendu un vote sur un projet de règlement mettant en péril la neutralité de l'internet ; il reste deux semaines pour adopter des amendements garantissant cette neutralité...

Il faut ensuite préserver la capacité d'innovation, et pour cela, résister à l'entrée de la notion de brevet logiciel dans le droit européen. Sans mentionner les nombreuses raisons scientifiques et culturelles qui s'y opposent, je ne vous donnerai qu'une raison économique : l'immense majorité des brevets logiciels existants appartiennent à des entreprises américaines et japonaises. Ouvrir ainsi la place européenne à cette véritable arme va tout simplement à l'encontre de nos intérêts.

Il faut enfin protéger les données personnelles. La technique permet de capter les informations très facilement. Une personne qui se sent lésée n'a pas les moyens de se faire entendre ; pourquoi ne pas autoriser dans ce domaine l'action de groupe, qui donnerait des droits aux individus contre la mainmise de certains grands groupes ? Il serait temps de réviser la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le principe d'habeas corpus est né lorsqu'il était important de savoir à tout moment si quelqu'un avait subi des sévices sur son corps. On peut aujourd'hui en infliger de très sévères en passant par Internet.

Quelques réflexions plus techniques, maintenant. Il faut encourager les logiciels libres et les formats ouverts, qui sont la clé de la maîtrise de la technologie. Sans eux, un petit groupe d'ingénieurs peut modifier un moteur de recherche, faisant ainsi disparaître un pan d'Internet - lequel n'existe pas sans les moteurs de recherche. Il faut aussi avoir les compétences pour se servir des logiciels libres. Je l'observe en permanence : tous les étudiants en informatique trouvent un emploi presque immédiatement.

Sans que tout le monde devienne programmeur, pas plus que physicien ou mathématicien, il serait indispensable que chacun acquière des bases en informatique. L'Angleterre et les États-Unis l'ont compris il y a quelques années : ils ont introduit des formations à la programmation au collège. Il ne faut pas non plus voir dans l'informatique la voie de délestage pour les bras cassés des autres filières, alors que c'est le domaine sur lequel se fonde notre futur.

Les services qui font fonctionner Internet aujourd'hui - chez Google, Facebook, Tweeter ou Amazon - utilisent une quantité de logiciels libres impressionnante. Au lieu de préférer, comme trop souvent les Français, une trottinette entièrement conçue en interne, on peut utiliser toutes les technologies développées par d'autres pour construire de gros avions... L'important n'est pas d'avoir tout fait soi-même mais d'être aux commandes dans la cabine de pilotage !

Je ne suis pas favorable à l'idée de taxation spécifique des grands méchants, Google, Apple, Facebook et Amazon, les Gafa, comme on les appelle. Je me souviens avoir découvert à mon arrivée en France le film Mille milliards de dollars d'Henri Verneuil : les manoeuvres des multinationales ne sont pas propres aux géants d'Internet. Oracle a été mis en cause en 2010 car il a déclaré un chiffre d'affaires sans commune mesure avec ses réels revenus. Richard Murphy, fondateur de l'ONG Tax research, collecte des données sur les multinationales et fait des propositions très concrètes sur le sujet.

Je ne suis pas sûr qu'il soit si avantageux pour un pays d'avoir sur son sol le siège de multinationales comme Google ou Microsoft. Elles paient peu d'impôts et elles détruisent leur environnement : il y a quelques semaines à San Francisco, les habitants ont protesté contre les autobus de Google, estimant qu'ils mettent à mal les transports collectifs de la ville. Il est préférable d'avoir les compétences pour créer de nombreuses start up, en adoptant une vision de type cloud, et de disposer, non d'un grand opérateur centralisateur, mais de grands réseaux de distribution. L'industrie culturelle a malheureusement réussi à interdire la technique du peer to peer alors que celle-ci ouvrait la voie à une décentralisation de la décision. Qui décide de ce qui doit être archivé et ce qui ne doit pas l'être ? Si une institution centrale s'en était chargée au XIXè siècle, nous ne pourrions plus lire Baudelaire aujourd'hui ! Si l'on peut, sans procès, faire disparaître un site web, il y a de quoi s'inquiéter. La diffusion décentralisée est techniquement plus difficile, mais il y a un effort particulier à faire dans cette direction.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Comment atteindre l'objectif de neutralité d'Internet ? Faut-il sacraliser cette notion par le droit ? Par le droit européen ? Que pensez-vous des propositions de l'Arcep ? Et de celles de la Commission européenne ?

M. Roberto Di Cosmo. - La régulation ne met pas à l'abri d'accords commerciaux qui auraient des effets dévastateurs. La protection ne peut être que législative. Comme je vous l'ai dit, un amendement qui ajoute « équivalents » à l'interdiction de donner une priorité parmi « tous les trafics », changerait la notion de neutralité d'Internet. Ce n'est pas à des législateurs que j'apprendrai combien un qualificatif peut changer une phrase : aucune priorité ne serait possible entre deux appels téléphoniques, par exemple, mais une discrimination pourrait être opérée entre les appels téléphoniques et les vidéos... L'innovation est abondante parce que les barrières d'entrée à l'information sont très faibles : ceci doit être précieusement conservé. Changer ce principe bousculerait tout.

M. André Gattolin. - N'est-ce pas déjà le cas avec Google et le référencement ?

M. Roberto Di Cosmo. - Tout à fait : qui contrôle le moteur de recherche dispose d'un pouvoir considérable. Cependant je peux découvrir un site par une notification d'un ami sur Facebook, sur Twitter, même si Google le référence mal. Un mauvais trafic est beaucoup plus grave. Toute attaque contre la neutralité est à combattre absolument.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Il y a aussi les systèmes propriétaires comme Apple en a mis en place...

M. Roberto Di Cosmo. - Apple verrouille totalement le système d'exploitation, qui n'est pas modifiable, et dont on ne sait pas ce qu'il fait, et notamment s'il filtre des données. Cependant il existe des systèmes libres et ouverts, et personne ne peut m'obliger à utiliser Apple : c'est ce qui rend Internet intéressant. La liberté mérite d'être protégée contre les intérêts économiques. L'interopérabilité est fondamentale, il faut favoriser les logiciels libres et les formats ouverts. Il y a peu, une circulaire du gouvernement italien a imposé à toutes les administrations des règles draconiennes en faveur des logiciels libres : la responsabilité des fonctionnaires peut être invoquée s'ils recourent à un logiciel propriétaire alors qu'il existe un logiciel libre équivalent ; mais on connaît l'applicabilité des lois et règlements dans mon pays...

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Que pensez-vous de ces racines libres qui feraient concurrence à l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) ?

M. Roberto Di Cosmo. - Cette affaire n'est pas au coeur du problème que vous explorez : l'Icann attribue le numéro de téléphone, mais l'important, c'est d'être dans l'annuaire, quel que soit le numéro. Il y a certes des défauts à ce système. J'ai acheté il y longtemps mon nom de domaine : mais qu'est-ce qui justifie mon droit par rapport à tous les autres Di Cosmo ? Le droit du premier arrivant a-t-il un sens ? Quoi qu'il en soit, il y a déjà des racines différentes, avec une gestion décentralisée, par pays, avec les « .fr », les « .net », les « .org » et les « .com »... On peut imaginer plus tard de résoudre cette querelle, mais il ne faudrait pas risquer de couper Internet en morceaux.

M. Gaëtan Gorce, président. - Angela Merkel, en prônant un Internet européen, veut-elle encourager l'innovation et l'industrie du net ?

M. Roberto Di Cosmo. - Je ne suis pas à sa place, mais j'imagine son choc lorsqu'elle a appris qu'elle était écoutée lorsqu'elle utilisait son téléphone portable. Elle doit réfléchir à la protection des données. Pour ma part je pense plutôt à un espace législatif qui prône des valeurs européennes assez différentes des valeurs américaines.

M. Gaëtan Gorce, président. - C'est l'objet du projet de règlement européen.

M. Roberto Di Cosmo. - Je ne l'ai pas lu en détail mais il semble intéressant. C'est le droit qui doit protéger les données personnelles, car techniquement, il est trop facile de les intercepter. La cryptographie ? Une maison n'est sûre qu'à la mesure de sa porte la moins sûre. Internet ne pourrait être efficacement crypté qu'au prix de régressions en termes de confort que personne n'accepterait. Avec des collègues italiens, j'avais présenté un projet européen en 1994, visant à empêcher une réutilisation non souhaitée de données déposées sur Internet ; le jury l'avait rejeté au motif qu'il n'y avait pas d'intérêt économique dans ce type de recherches... C'était vrai, du reste.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - A l'époque du moins.

M. Roberto Di Cosmo. - À présent il est un peu tard. Depuis trois ans, j'anime un groupe thématique dans un pôle de compétitivité autour du logiciel libre, qui a atteint 2,5 milliards de chiffre d'affaire. Cela est essentiel pour maintenir une marque de fabrique française de qualité.

M. Gaëtan Gorce, président. - Le rapport de forces est établi, avec les quatre grands que vous avez cités. Des évolutions techniques pourraient-elles rebattre les cartes ?

M. Roberto Di Cosmo. - J'aimerais avoir une boule de cristal pour vous répondre... Il y a, dans les succès des quatre grands, des aspects techniques et d'autres non techniques. Notez qu'aucun d'entre eux n'a été le premier à faire ce qu'il fait. Cela m'étonnerait que Google soit toujours relevant dans quinze ans : Micrsoft, déjà, n'est plus le plus couramment utilisé. Android n'a pas été développé par Google mais acheté par lui. Il faut être prêt en termes techniques pour que la nouvelle génération puisse affronter les défis de demain, comme les objets connectés, par exemple. Les jeunes doivent être éduqués à la prudence. Les choses n'ont de valeur que celle qu'on leur donne. Si nous méprisons la valeur de nos données personnelles, elles ne valent plus rien.

M. Gaëtan Gorce, président. - Nous vous remercions.

M. Roberto Di Cosmo. - Merci du temps que vous consacrez à ces questions.

La réunion est levée à 16h45.