Mardi 19 juin 2018

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2017 - Exécution des crédits de la mission « Travail et emploi » et du compte d'affectation spéciale « Financement national du développement et de la modernisation de l'apprentissage » - Audition de Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail

M. Vincent Éblé, président. - Après avoir entendu Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics, et Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, nous poursuivons notre cycle d'auditions sur le projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2017 en recevant Muriel Pénicaud, ministre du travail, que je remercie de sa présence parmi nous.

Nous souhaitions vous entendre, madame la ministre, pour que vous nous présentiez l'exécution du budget de votre ministère, qui représente un montant de près de 15,6 milliards d'euros. Celui-ci a en effet été marqué par d'importants événements : généralisation de la Garantie jeunes, prorogation du plan « 500 000 formations », suppression de l'aide à l'embauche dans les PME, etc. Nous souhaiterions en particulier que vous puissiez revenir sur la décision prise par le Gouvernement à l'été 2017 de ne pas augmenter le nombre de contrats aidés, comme cela était attendu, et qui a suscité de nombreux débats, y compris dans notre assemblée.

Après vous avoir entendue, je donnerai la parole aux rapporteurs spéciaux des crédits de la mission « Travail et emploi » et du compte d'affectation spéciale « Financement national du développement et de la modernisation de l'apprentissage », Sophie Taillé-Polian et Emmanuel Capus, puis à l'ensemble des collègues qui le souhaiteront.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site internet du Sénat.

Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. - Comme vous le savez, j'ai hérité l'année dernière d'une situation budgétaire difficile avec, notamment, une consommation au premier semestre de 80 % des volumes de contrats aidés inscrits en loi de finances initiale (LFI), ainsi qu'un plan exceptionnel sur les formations partiellement financé. Nous avons donc dû prendre très vite des décisions permettant à l'État d'assumer ses engagements passés en faveur de l'emploi et de la formation professionnelle, tout en limitant les dépassements budgétaires de la LFI. Une gestion rigoureuse au second semestre a permis de tenir les crédits disponibles sur l'exercice et d'engager de premières inflexions fortes en termes de politiques publiques, pour davantage d'efficacité : des changements de modèle sur le champ de l'inclusion pour l'emploi, des réformes structurelles, avec les ordonnances pour le renforcement du dialogue social et le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, que je présenterai demain devant vos collègues de la commission des affaires sociales, sous réserve du vote solennel de l'Assemblée nationale. Cette ambition d'une ampleur sans précédent pour ce qui concerne les compétences se traduit également dans le plan d'investissement dans les compétences (PIC). Doté d'un montant de 15 milliards d'euros sur cinq ans, il permettra de former et d'accompagner un million de demandeurs d'emploi peu qualifiés et un million de jeunes décrocheurs.

En 2017, la dépense totale de la mission « Travail et emploi » a été de 15,6 milliards d'euros en crédits de paiement, soit 99 % des crédits ouverts. L'année 2018 s'est inscrite dans la continuité de l'année 2017 avec un contrat budgétaire porteur de choix forts : sincérité des programmations ; recentrage des dispositifs d'insertion sur leur coeur de cible et réallocation de moyens au bénéfice d'un grand plan d'investissement dans les compétences.

Je concentrerai mon propos liminaire sur deux sujets qui, dès le second semestre 2017, touchent à la stratégie de transformation des dispositifs pour l'emploi vers davantage d'inclusion : les contrats aidés et la transformation des compétences.

Comme nous avons pu en parler lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2018, la surmobilisation des contrats aidés au premier semestre 2017 a engendré une situation budgétaire extrêmement tendue, qui a nécessité d'engager une transformation dès l'été 2017. J'ai ainsi obtenu, dans l'urgence, l'ouverture d'une enveloppe complémentaire au titre des contrats aidés pour répondre aux besoins d'accompagnement des élèves en situation de handicap identifiés pour la rentrée scolaire de 2017, mais également aux besoins du secteur de l'urgence sanitaire et sociale et des territoires ultra-marins. Ainsi, près de 227 000 contrats aidés ont été prescrits dans le secteur non-marchand en 2017, soit 30 000 contrats de plus que les 200 000 contrats aidés inscrits en LFI, auxquels s'ajoutent 14 400 contrats reportés en 2018 pour couvrir les besoins de l'éducation nationale, notamment l'accompagnement des élèves handicapés, jusqu'à la prochaine rentrée scolaire.

Nous assumons une nouvelle approche : moins de contrats, mais mieux ciblés, avec un meilleur taux de transformation.

Une démarche de transformation des contrats aidés a ainsi été engagée dès 2017 : la part des travailleurs handicapés a atteint 16 % en 2017 et celle des seniors 36 %. La part représentée par chaque type d'employeurs est également restée très stable malgré la diminution des volumes, à savoir 37 % des prescriptions pour les associations et 21 % pour les collectivités territoriales. J'ai ainsi respecté mes engagements et les crédits ouverts en 2017 par une gestion maîtrisée de ces contrats supplémentaires ainsi qu'une mobilisation majeure de mes services. Au total, ce sont 2,7 milliards d'euros qui ont été consacrés à ce dispositif en 2017, contre 2,4 milliards d'euros votés en loi de finances initiale. C'est le triptyque « mise en situation de travail, accompagnement personnalisé et formation » qui donne les meilleurs résultats. Les contrats aidés « ancienne formule », si je puis dire, aboutissaient à un taux de sortie durable de 24 %, avec soit une entrée en qualification, soit un contrat à durée déterminée (CDD) de six mois ou plus ou un contrat à durée indéterminée (CDI), alors que le taux est supérieur à 50 % pour la plupart des autres dispositifs d'insertion. La seule mise en situation de travail ne permet pas d'utiliser ces outils comme un tremplin pour avoir une qualification ou un emploi.

L'année 2018 marque une rupture, avec le choix clair du Gouvernement de budgéter sincèrement la dépense des contrats aidés, à rebours des exercices précédents, et ce dans le prolongement des acquis du second semestre de 2017, qui ont visé à sortir d'une logique purement quantitative pour recentrer ce dispositif sur ses attendus qualitatifs et le public. Ce changement de paradigme a nécessité un temps d'appropriation par l'ensemble des acteurs, mais le système amélioré tourne maintenant à plein régime. Nous avons également supprimé les contrats aidés dans le secteur marchand : il n'y a pas de raison de financer l'emploi marchand dans un contexte de reprise. Nous mobilisons néanmoins d'autres dispositifs en matière de formation, d'aide à l'emploi pour les publics les plus en difficulté.

Les crédits en faveur des contrats aidés et de l'insertion par l'activité économique ont par ailleurs été regroupés dans un fonds d'inclusion dans l'emploi. Cette mesure, qui figurait parmi les recommandations du rapport de M. Jean-Marc Borello sur l'inclusion, la formation et l'accompagnement remis en janvier 2018, a pour objet de décloisonner et de territorialiser la politique d'inclusion dans l'emploi, afin de réfléchir davantage en termes de besoins des territoires et des individus. Certains bassins d'emploi sont aujourd'hui en situation de plein emploi quand d'autres connaissent encore un taux de chômage extrêmement élevé. Il nous a semblé important de placer sous l'autorité des préfets les enveloppes déconcentrées et fongibles entre les contrats aidés, les aides à l'insertion par l'activité économique et les aides à l'inclusion de façon générale, pour que ceux-ci s'adaptent au mieux aux besoins du terrain, en lien avec les collectivités territoriales.

L'accompagnement des publics fragilisés est notamment renforcé par la mise en place de l'entretien tripartite à la signature du contrat, avec Pôle emploi ou la mission locale, la collectivité territoriale ou l'association employeur et le bénéficiaire, qui permet d'identifier les compétences à développer et de structurer le parcours du bénéficiaire pendant le contrat. De plus, la logique qualitative se poursuit avec la mise en place d'un entretien à l'issue du contrat. Aujourd'hui, 78 % des personnes visées ont déjà eu un entretien avec un conseiller de Pôle emploi.

Par ailleurs, j'ai dû accompagner au mois de juin dernier la fin des mesures prévues dans le plan d'urgence pour l'emploi engagé par mon prédécesseur, à savoir l'aide en faveur de l'embauche dans les TPE-PME, avec une fin programmée à la fin du mois de juin, et le plan « 500 000 formations ». En l'absence d'études démontrant l'effet de levier de l'aide à l'embauche pour les PME, malgré la mobilisation importante du dispositif - 1,8 million d'aides validées pour une dépense de 1,6 milliard d'euros -, j'ai pris acte de la décision prise par mon prédécesseur d'arrêter les entrées dans le dispositif au 30 juin 2017. Seul le financement en cours des aides validées en 2017 est inscrit dans le budget de 2018, soit 1,1 milliard d'euros en crédits de paiement.

En revanche, j'ai choisi de prolonger le plan « 500 000 formations » au second semestre 2017 afin de garantir la continuité de l'effort de formation en faveur des personnes en recherche d'emploi, dans l'attente du démarrage, en 2018, du plan d'investissement dans les compétences. Au total, 165 000 formations supplémentaires ont été financées par l'État en 2017. L'enjeu clé du PIC est d'intensifier l'effort de formation et d'en améliorer la qualité et l'efficacité, tout en évitant certains écueils du plan « 500 000 formations ». Lorsque les plans mis en oeuvre sont sitôt arrêtés, l'expérience prouve des effets d'aubaine sur le marché de l'appareil de formation, puis un effet de rupture pour les bénéficiaires. Il importe donc d'avoir une visibilité sur plusieurs années. Voilà pourquoi nous proposons un plan sur cinq ans.

En 2018, des conventions d'amorçage sont engagées dans 16 régions sur 18 entre l'État et les régions - une autre région a annoncé la signature de la convention l'an prochain -, à la condition que celles-ci s'engagent à ne pas diminuer ou à rattraper leur budget dévolu à la formation professionnelle des personnes ayant un faible niveau de qualification. En clair, l'État ne saurait se substituer aux régions qui auraient fait le choix de diminuer leur budget consacré à la formation professionnelle pour les plus éloignés de l'emploi. L'État apportera 6,8 milliards d'euros de plus durant cinq ans. Les régions pourront ainsi maintenir leur effort d'entrées en formation pour les personnes en recherche d'emploi sur la base de 2016 et disposer d'un volume assez considérable - plus de 160 000 places - à l'endroit de personnes peu ou pas qualifiées ou pour la formation de maîtrise des savoirs de base.

À la différence des exercices précédents, les entrées supplémentaires sont ventilées par région en fonction du public ciblé par le PIC, les jeunes décrocheurs et les demandeurs d'emploi de longue durée notamment, et non pas en fonction des entrées de l'année précédente, ce qui constituerait un système quelque peu pervers. Cette collaboration avec les régions permet une personnalisation très forte du plan selon les réalités du territoire. Pour la période 2019-2022, des pactes pluriannuels viendront structurer la démarche autour d'un flux annuel d'environ 200 000 parcours de formation. Conformément à une recommandation de la Cour des comptes, cette contribution financière supplémentaire de l'État sera conditionnée à un engagement pluriannuel réciproque et mesurable entre l'État et les régions, mais n'entrera pas dans le calcul des dotations de fonctionnement.

Le budget de l'emploi et de la formation professionnelle que je porte depuis mon arrivée est un budget de transition pour l'année 2017, avec les prémices de la transformation, et un budget de transformation des politiques de retour dans l'emploi, mais également de responsabilité budgétaire pour l'année 2018. Il n'est pas question de demander en permanence des rallonges, comme ce fut le cas auparavant ; ce n'est pas de bonne gestion et je ne m'inscris pas dans cette démarche.

Mme Sophie Taillé-Polian, rapporteure spéciale. - Quelques interrogations subsistent sur les contrats aidés : la diminution très forte du nombre de contrats aidés à la fin de l'année 2017 et en 2018 a provoqué parmi les employeurs, les associations, les collectivités territoriales et les bénéficiaires de ces contrats un choc brutal, même si l'on peut comprendre la volonté de les transformer pour les rendre plus efficaces, par le biais de l'accompagnement et de la formation. Le ministre Gérald Darmanin nous a dit que la diminution de 5 euros des aides personnalisées au logement n'était peut-être pas la décision la plus intelligente du Gouvernement. Dans le même ordre d'idées, la réduction du nombre de contrats aidés n'est-elle pas une erreur ? D'ailleurs, le rapport Borello a souligné l'importance de ces contrats et le rapport d'information de nos collègues de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication sur la réduction des contrats aidés a relevé les difficultés qui découlaient de cette mesure.

Je m'interroge en outre sur la façon dont vous envisagez l'accompagnement des personnes les plus éloignées de l'emploi au regard des effectifs de Pôle emploi : des suppressions de postes sont prévues en 2018 ; le plafond d'emplois n'a pas été atteint en 2017, on entend même parler de 4 000 suppressions de postes, étalées sur trois ans. On note certes une diminution du chômage, mais on constate aussi de très fortes attentes des demandeurs d'emploi en matière d'accompagnement.

Je me félicite en revanche de la prolongation du plan « 500 000 formations », qui a été amélioré dans le cadre du PIC.

Par ailleurs, je m'interroge sur la suppression des emplois dans votre ministère, qui a été plus importante que prévu - 263 suppressions d'emploi au lieu de 150. Quels services ont été concernés ? Quid des agents de contrôle de l'inspection du travail ?

Enfin, vous avez indiqué la fin des emplois aidés dans le secteur marchand, alors que ce dernier va bénéficier des emplois francs. Je partage votre philosophie de favoriser l'emploi pour les personnes discriminées par leur lieu d'habitation. Cela dit, le manque de critères précis nous fait redouter l'effet d'aubaine que vous avez évoqué.

M. Emmanuel Capus, rapporteur spécial. - Pour ma part, je ne partage pas l'analyse de ma collègue Sophie Taillé-Polian sur les contrats aidés ; je vous adresse plutôt un satisfecit : pour une fois, le Gouvernement a respecté l'enveloppée votée par le Parlement, avec 293 000 contrats aidés, contre 280 000 prévus.

Je poserai cinq questions très précises. Premièrement, disposez-vous d'une première évaluation des emplois francs dans les cinq territoires d'expérimentation ? Quel est le ratio entre les CDD et les CDI ? Deuxièmement, savez-vous pourquoi le nombre d'entrées de la Garantie jeunes est inférieur de 70 000 aux prévisions ? Étaient-elles trop optimistes ? Les missions locales ont-elles rencontré des difficultés spécifiques ? Troisièmement, quel est le coût de la prolongation du plan « 500 000 formations supplémentaires » ? Quel est le bilan de ce plan ? Comment s'est opérée la transition entre ce plan et le PIC ? Quatrièmement, pouvez-vous nous donner les raisons de la sous-exécution du plafond d'emplois de Pôle emploi à hauteur de 638 équivalents temps plein travaillé (ETPT) ? Cinquièmement enfin, pourriez-vous établir un bilan du changement de statut de l'Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), qui est devenue un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) au 1er janvier 2017, nous présenter la situation financière de cet opérateur ainsi que les solutions envisagées ?

M. Vincent Éblé, président. - Permettez-moi de compléter ces questions. Comme le disait Victor Hugo, « l'avenir est une porte, le passé en est la clé ». Aussi, je ferai un lien entre la loi de règlement et la loi de programmation des finances publiques.

La loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 prévoit une diminution importante des crédits de votre ministère, à hauteur de plus de 2 milliards d'euros en 2019 et de 300 millions d'euros en 2020. Avez-vous pu identifier, au regard de l'exécution 2017 et des premiers mois de l'exécution 2018, les dispositifs susceptibles de subir cette baisse ?

Mme Muriel Pénicaud, ministre. - Je reviendrai tout d'abord sur la question des contrats aidés. En 2016, on dénombrait 516 000 contrats aidés ; le précédent gouvernement en avait programmé et budgété 281 000 en 2017, dont 80 % avaient été consommés au premier semestre. La première conséquence pour les associations, les collectivités territoriales et les employeurs fut la diminution de plus de la moitié du nombre de contrats. La consommation ayant été excessive au premier semestre, l'effet fut plus durement ressenti encore au cours de l'été dernier. Comme je l'ai souligné, nous avons ajouté 30 000 contrats aidés. Quand on met en place un tel dispositif dans un délai aussi court, on aboutit forcément à des taux d'insertion qui ne sont pas satisfaisants. L'objectif est d'aider non pas les associations, les collectivités territoriales ou les employeurs, mais les demandeurs d'emploi, sinon cette question ne ressortirait pas de la politique d'inclusion dans l'emploi. Certaines associations et collectivités réalisaient un travail d'insertion remarquable selon le triptyque « mise en situation de travail-accompagnement et formation », mais c'était une minorité. Nous avons dû traiter deux difficultés : le second semestre n'était pas budgété, ce qui confine à l'insincérité budgétaire, pour parler franc,...

M. Vincent Delahaye. - Absolument.

Mme Muriel Pénicaud, ministre. - ... et l'appréciation sur les résultats du dispositif était mitigée : des enquêtes ont montré que le taux d'insertion était décevant. Sans vouloir être polémique, peut-on parler de politique d'inclusion de l'emploi quand des collectivités territoriales, y compris des grandes communes, embauchent la totalité de leur personnel des cantines scolaires sous contrat aidé, alors que le besoin est permanent, avec une rotation tous les huit mois ? En revanche, le soutien à la vie associative est une véritable question. La transformation du CICE en baisse de charges apportera plus de un milliard d'euros aux associations à partir du 1er janvier 2019.

Sans insincérité budgétaire, nous aurions pris plus de temps pour traiter le sujet. Mais à un moment donné, on ne peut pas continuer d'ajouter des contrats. Je me suis engagée à ne pas dépasser les 200 000 contrats aidés programmés cette année.

Lorsque vous offrez sur tout le territoire à tout employeur privé et public la possibilité d'avoir recours à des contrats aidés, rémunérés à hauteur de 50 % ou 75 % par l'État, des effets d'aubaine existent. À un niveau de qualification et d'expérience égal, un habitant d'un quartier prioritaire de la ville a deux ou trois fois moins de chances d'être recruté pour un même emploi - c'est un fait observé, analysé, documenté. Cette profonde injustice contribue à mettre à mal la promesse républicaine d'égalité des chances. Les emplois francs sont donc extrêmement ciblés sur les personnes discriminées en termes d'embauche. Une expérimentation concerne 25 % des habitants des quartiers prioritaires de la ville. Seront mobilisés le secteur associatif, les missions locales, Pôle emploi et les collectivités territoriales. À la grande différence des emplois francs créés il y a quelques années, l'employeur ne doit pas forcément se situer dans le quartier prioritaire de la ville. Nous avons décidé de mener l'expérimentation durant deux ans, avant de généraliser le dispositif, ce qui permettra, si besoin, de l'encadrer un peu plus. Le dispositif étant opérationnel depuis la fin du mois d'avril, je ne puis vous dresser un bilan précis. Je sais, en revanche, que 78 % des emplois francs conduisent à des CDI, ce qui est plutôt encourageant.

Je mentionnerai plusieurs différences entre le PIC et le plan « 500 000 formations ». La programmation dans la durée permet de faire un travail qualitatif. Des formations ont, par exemple, été mises en place dans les domaines du numérique, des métiers verts, dans les savoir-être professionnels, l'innovation en matière sociale. Le plan est personnalisé en fonction des priorités fixées par les régions en matière de développement économique. Nous avons aussi prévu des formations qualifiantes plus longues, avec, en moyenne 3 500 euros par formation. Il vaut mieux former une fois efficacement que multiplier les stages courts.

Le travail que nous faisons avec les branches professionnelles et les régions est très important. Comme vous le savez, la France recrute, mais Pôle emploi estime qu'il y a 300 000 postes non pourvus. Plusieurs études convergentes le montrent, la moitié d'entre eux ne sont pas pourvus faute de compétences.

La sous-exécution du plafond d'emplois de Pôle emploi est frictionnelle, avec une exécution de 46 742 emplois, contre quelque 50 000 emplois inscrits. La dématérialisation est l'explication principale de cette situation. Aujourd'hui, les demandeurs d'emploi sont invités à remplir toutes leurs formalités de façon dématérialisée ; seuls 10 % d'entre eux ne seraient pas en mesure de le faire de manière autonome. La seconde explication tient au fait que Pôle emploi travaille de manière de plus en plus personnalisée sur les territoires : vingt-sept agences sont aujourd'hui des pilotes d'innovation, une méthode que j'encourage, en vue d'adapter les outils en fonction des réalités économiques et sociales des territoires. Je l'ai dit et je le redis, rien n'est décidé concernant les effectifs à venir. Tout le monde peut le comprendre, une décrue durable du chômage entraîne une diminution des moyens que la collectivité consacre à ce sujet. Pour l'instant, les signaux sont positifs, avec la création l'an dernier de 288 000 emplois nets, dont 48 800 au premier trimestre. On en est au tout début du cycle de la décrue du chômage. Les mesures contenues dans le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et le PIC contribueront à accélérer et à amplifier ce phénomène. Nous demanderons un effort à Pôle emploi en fonction de la décrue constatée du chômage. À cet égard, j'ai confié une mission à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) pour que nous définissions une méthodologie robuste ; nous en discuterons dans le cadre de la convention tripartite avec les organisations patronales et syndicales.

Avec son nouveau statut, l'AFPA a clarifié ses missions : ses missions de service public et les activités concurrentielles, et ce, notamment, pour se mettre en conformité avec le droit européen. Mais cela n'est pas suffisant, le budget de l'AFPA s'aggrave année après année : depuis une quinzaine d'années, 600 millions d'euros ont été rajoutés pour combler le déficit structurel. En clair, si l'AFPA était autonome, elle aurait fait faillite depuis longtemps. On lui a trop demandé d'être dans le secteur concurrentiel, sans lui en donner les moyens. Nous en avons précisément besoin pour des publics ou des savoir-faire qui n'existent pas ou peu sur le marché. Une réflexion est engagée sur le plan stratégique, pour trouver une organisation et un équilibre budgétaire durables. Avec la décentralisation, cette agence a perdu des parts de marché. Dans le cadre du projet de budget pour 2019, l'État accompagnera l'agence pour lui permettre de se recentrer et de se redresser.

En ce qui concerne les effectifs, le ministère du travail contribue, comme tous les autres, à la maîtrise des dépenses de l'État. S'agissant de l'inspection du travail, la question tient moins aux effectifs - nous sommes au-dessus des normes de l'Organisation internationale du travail (OIT) - qu'aux priorités qui lui sont dévolues. Aujourd'hui, les effectifs se maintiennent, avec 2 000 agents inspecteurs au sens opérationnel du terme, soit un ratio de 1 agent pour 9 000 salariés, ce qui est là encore dans les normes.

En revanche, la question des priorités est importante. Avec la Direction générale du travail, nous avons précisé quatre priorités : la santé et les conditions de travail, la lutte contre le travail illégal - nous allons passer de 30 % à 50 % de contrôles conjoints avec l'URSSAF, les services fiscaux, la police et la gendarmerie -, la lutte contre la fraude au travail détaché, eu égard à la forte augmentation du nombre de travailleurs détachés - + 40 % de travailleurs détachés l'année dernière en France - et l'égalité salariale entre les hommes et les femmes. À cet égard, des mesures fortes sont prévues dans le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, en vue de parvenir enfin à l'égalité salariale à travail égal. Il importe de renforcer les contrôles : aujourd'hui il y a moins d'un contrôle par an et par inspecteur.

En ce qui concerne le schéma d'emplois du ministère, la loi de finances pour 2017 prévoyait une diminution de 150 équivalent temps plein (ETPT). Cette évolution englobe plusieurs mouvements de sens différents : par exemple, la limitation des cabinets ministériels à dix personnes augmente les responsabilités des administrations centrales, tandis que la fin du processus de décentralisation vers les régions du dispositif « Nouvel accompagnement pour la création ou la reprise d'entreprise » (Nacre) réduit les compétences du ministère.

Vous le savez, des réflexions sont en cours dans le cadre du programme « Action publique 2022 » pour établir la feuille de route des années qui viennent ; les décisions ne sont pas encore prises, mais je peux vous dire que notre objectif est de définir clairement les missions des uns et des autres pour éviter la confusion des rôles. L'efficacité de l'action publique passe notamment par la responsabilisation des agents et la clarté des missions qui leur sont assignées.

Enfin, nous avons entamé des travaux de dématérialisation afin d'affecter les effectifs là où l'humain apporte une réelle valeur ajoutée.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Je vous prie d'excuser mon retard, madame la ministre ; je participais à une réunion avec Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics, au sujet du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude. Nous avons notamment évoqué la question de la fraude sociale, car plusieurs dispositions du projet de loi concernent l'échange d'informations entre les administrations concernées. Selon vous, l'arsenal législatif est-il suffisant en la matière ?

En ce qui concerne les emplois aidés, je ne vais pas désapprouver la politique du Gouvernement, d'ailleurs j'ai eu des désaccords à ce sujet avec la partie gauche de notre commission... Mon interrogation porte sur la nature des emplois aidés : en effet, nous avions constaté que, dans le secteur public ou associatif, ces contrats débouchaient moins sur un emploi durable que dans le secteur marchand. La différence des publics constitue peut-être une réponse, partielle, à ce taux de retour à l'emploi plus faible.

Aujourd'hui, dans un contexte de baisse du chômage, certaines personnes restent très éloignées de l'emploi, mais les entreprises hésitent encore à les recruter, que ce soit pour des raisons de formation ou de coût, alors même que certains besoins ne sont pas couverts. Vous avez fait le choix de restreindre les emplois aidés dans le secteur marchand. Ce choix ne nous prive-t-il pas d'une solution adaptée pour les publics les plus éloignés de l'emploi ? Il est vrai que, dans le secteur non-marchand, il a pu y avoir un dévoiement du dispositif avec l'affectation de contrats aidés sur des emplois permanents.

M. Jérôme Bascher. - Il me semble que la loi organique relative aux lois de finances prévoit, contrairement à ce qui se faisait auparavant, que l'examen du projet de loi de règlement est l'occasion d'examiner l'ensemble de la mission budgétaire, pas seulement l'exécution des crédits votés.

Dans cette logique, quel impact ont, selon vous, les contrats aidés sur le chômage, en particulier pour les jeunes ? Quelle est, au fond, votre politique à ce sujet ? Vous nous dites qu'un instrument unique devra viser plusieurs objectifs et publics. Cela me semble peu rationnel.

Au sujet des cofinancements - Pôle emploi, AFPA, contrats aidés... -, on peut craindre que la multiplication des acteurs ne réduise la lisibilité et l'efficacité de la politique qui est menée. Qu'en pensez-vous ?

M. Philippe Dallier. - Une fois n'est pas coutume, j'aurai un point de vue légèrement différent de celui du rapporteur général... Madame la ministre, vous avez eu raison de rappeler la situation que vous avez trouvée à l'été 2017, où 80 % de l'enveloppe d'emplois aidés était consommée. Rappelez-vous, mes chers collègues, la pression que les préfets mettaient sur les élus locaux à la fin de l'année 2016 et au début de l'année 2017 pour signer des contrats aidés ! Cela étant, la décision du Gouvernement a été brutale et a posé de grandes difficultés à nombre de partenaires - collectivités territoriales ou associations. Il est vrai que, dans le secteur marchand, il pouvait exister un certain effet d'aubaine, en particulier pour de grandes entreprises que je ne citerai pas... Mettre un terme à cela était plutôt une sage décision. Madame la ministre, vous avez cependant été sévère en ce qui concerne le rôle des collectivités territoriales : certaines ont sûrement abusé du dispositif, mais pas toutes !

Sur le fond, je crois que nous devrions nous inspirer de certaines mesures qui existaient il y a une vingtaine d'années - je pense aux contrats emploi-solidarité (CES) et aux contrats emplois consolidés (CEC). Ces contrats étaient de longue durée, puisqu'ils allaient jusqu'à cinq ans, et permettaient de donner du temps à la fois à l'employeur et à l'employé pour développer pleinement une démarche de formation et d'insertion. À l'époque, l'État prenait en charge l'assurance chômage pour les personnes qui ne trouvaient pas un emploi à la fin du dispositif, mais cette mesure a cessé il y a une dizaine d'années, ce qui a obligé les collectivités à verser des allocations chômage, puisqu'elles sont souvent leur propre assureur. C'est à ce moment-là que les choses ont changé.

Beaucoup de collectivités ont utilisé les CES et les CEC pour intégrer à terme les personnes concernées, en utilisant la pyramide des âges. Dans ma commune, une quarantaine de personnes sont ainsi devenues fonctionnaires. Dans ce contexte, quel rôle voulez-vous que les collectivités locales jouent dans la démarche d'insertion et de retour à l'emploi ?

M. Roger Karoutchi. -Le Gouvernement précédent a connu quelques errances et nous sommes assez d'accord avec l'analyse que le Gouvernement fait en ce qui concerne les contrats aidés. Toutes les majorités ont mis en place des dispositifs pour trouver des solutions, qu'elles voulaient durables, au problème de l'emploi...

Ce qui doit nous inquiéter, c'est que le Gouvernement a pris un certain nombre de positions en s'appuyant sur des perspectives de croissance bien supérieures à celles que l'Insee ou l'OCDE évaluent aujourd'hui. Ainsi, certains dispositifs que vous pensiez pouvoir éviter grâce à la croissance et à la baisse du chômage pourraient, Madame la ministre, se trouver à nouveau utiles. Dans ce contexte de croissance moindre, la politique du Gouvernement va-t-elle dans le bon sens ?

M. Antoine Lefèvre. - Je reviens sur la question des effectifs de Pôle emploi : il semblerait que 4 000 emplois y seront supprimés d'ici à trois ans sur les 55 000 actuels, soit 7 % des effectifs.

Mme Muriel Pénicaud, ministre. - Ce n'est pas ce que j'ai dit !

M. Antoine Lefèvre. - On peut comprendre les inquiétudes. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?

Par ailleurs, je suis président d'une maison de l'emploi et de la formation et je peux vous dire que les acteurs locaux regrettent vivement le désengagement de l'État, notamment pour l'accompagnement des jeunes. Vous l'avez, dit, le rôle du tissu associatif est essentiel sur ces sujets.

Enfin, je confirme ce qui a été dit : les contrats aidés ont pu constituer un effet d'aubaine pour certains, mais ce dispositif a aussi donné de bons résultats quand il était bien utilisé.

M. Claude Raynal. - Je voudrais vous remercier, Madame la ministre, de vous plier à cet exercice d'examen des politiques que vous menez, et je ferai deux commentaires d'ordre général.

Je crois, en premier lieu, que nous pouvons tous nous rassembler sur l'idée qu'il est très difficile de connaître de manière précise et à l'avance quels seront les résultats des politiques de l'emploi. Trouver la bonne formule en la matière n'est pas évident ! Une certaine humilité est donc nécessaire. Parler constamment de « transformation » ne constitue pas un gage de réussite ou d'amélioration. Certaines politiques ont bien fonctionné, en particulier celles qui ont été destinées à conduire jusqu'à la retraite les personnes âgées de plus de cinquante-cinq ans - c'était notamment l'objectif des CEC qui ont déjà été mentionnés.

En second lieu, Madame la ministre, je vous enjoins de ne pas reprendre l'argument avancé par Gérald Darmanin sur une supposée insincérité budgétaire !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - C'est la Cour des comptes qui le dit.

M. Claude Raynal. -La Cour des comptes n'a absolument pas dit cela. Une telle formulation n'est pas utilisée par la Cour des comptes, puisqu'elle relève de la jurisprudence constitutionnelle. La Cour des comptes a parlé, il est vrai, « d'éléments » d'insincérité budgétaire.

M. Emmanuel Capus. - Et ce n'est pas pareil ?

M. Claude Raynal. - Les nuances sont importantes.

M. Philippe Dallier. - Tout allait bien, alors !

M. Claude Raynal. - Depuis fort longtemps, nous critiquons, tous, la sous-budgétisation de quelques lignes budgétaires, mais je vous rappelle que, selon un rapport que vous avez vous-mêmes commis, Monsieur le rapporteur général, les montants en question s'élèvent à 1,2 milliard d'euros, soit environ 0,3 % des 322 milliards de dépenses de l'État. Je vous souhaite, Madame la ministre, de vous en tenir à une si faible différence ! Vous le voyez, l'année 2017 n'avait rien d'exceptionnel.

Et comment expliquer cette sous-budgétisation ? Tout simplement par le niveau de la croissance. Durant les années au pouvoir du gouvernement que nous soutenions, la croissance a oscillé entre 0,2 % et 1,2 %. Établir un budget dans ces conditions est beaucoup plus compliqué qu'avec une estimation - peut-être exagérée d'ailleurs... - de 1,9 %. Les plans changent du tout au tout entre les deux situations.

Il y avait 517 000 emplois aidés en 2016 et, selon vous, seulement 280 000 prévus pour 2017. Ce n'est qu'optiquement vrai !

Mme Fabienne Keller. - C'est vrai ou c'est faux ?

M. Claude Raynal. - En réalité, c'est faux, parce que tous les ans, le budget était construit de la même façon.

M. Jérôme Bascher. - Cinq ans d'insincérité donc...

M. Claude Raynal. - Le Gouvernement qui précédait celui que je soutenais nous a laissé 0,2 % de croissance et 5,2 % de déficit. Souvenez-vous-en !

On peut toujours regretter que la croissance n'ait pas permis de prévoir, dès la loi de finances initiale, les crédits nécessaires. Évidemment, chacun aurait préféré qu'il n'y ait pas de collectif budgétaire, mais faire ainsi était indispensable pour s'adapter aux évolutions du contexte économique. Laisser penser que nous n'avions prévu que 280 000 emplois aidés n'est pas juste. Certes, nous pensions pouvoir passer de 500 000 à 400 000, mais pas en dessous. Quand la croissance est limitée, il faut pouvoir s'adapter en cours d'année. C'est ce que nous avons fait.

Surtout, je vous rappelle que le décret d'avance de 2017, qui comprenait aussi la réduction de 5 euros des APL, n'a porté que sur un montant de 774 millions d'euros, alors même que l'exécution budgétaire a finalement permis de dégager un excédent de plus de 6 milliards d'euros ! Certains députés du groupe La République En Marche ont même parlé d'une cagnotte...

Sincèrement, nous avons surtout été confrontés à la volonté de faire peser sur l'ancien gouvernement certaines turpitudes, alors qu'il était largement possible de faire différemment, en particulier sur la question des emplois aidés.

Mme Fabienne Keller. - Dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, qui bénéficient peu de la reprise de la croissance économique, les perspectives restent inquiétantes en termes de nombre d'emplois aidés. Comment le Gouvernement entend-il agir pour que les personnes concernées dans ces quartiers gardent espoir ?

Par ailleurs, on constate malheureusement que l'apprentissage régresse, en particulier dans certains secteurs économiques. Dans le bâtiment et les travaux publics, certains chefs d'entreprise parlent d'un effet d'éviction entre les apprentis et les travailleurs détachés, au détriment des premiers. La nouvelle directive sur le travail détaché prévoit d'améliorer les contrôles et de mieux encadrer ce dispositif : quand la France entend-elle la transposer ? J'espère que nous irons aussi vite que dans les pays nordiques : là-bas, la transposition se fait dans la foulée de l'adoption d'un texte...

M. Jean-Marc Gabouty. - L'émoi suscité par la baisse du nombre de contrats aidés a permis de mettre en lumière la manière, déviante, dont ces contrats étaient perçus : il s'agit bien d'aider certaines personnes qui rencontrent des difficultés à retrouver un emploi, pas les entreprises qui les recrutent. Il convenait, je le crois, de rectifier cette dérive dans la perception qu'avaient certains des contrats aidés.

J'ai connu la même expérience que Philippe Dallier dans ma collectivité : des contrats plus longs permettaient davantage de formation, et donc d'intégration. Comment le Gouvernement entend-il cibler ce dispositif, en particulier pour les services à la personne et l'éducation ?

Je relève aussi qu'il était difficile de comparer les secteurs marchand et non-marchand en termes de taux de retour à l'emploi, parce que le secteur privé sélectionnait plus fortement les personnes qu'il recrutait. On comprend que la pérennisation de l'emploi était plus facile dans ces conditions.

En ce qui concerne les charges sociales, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi permet une réduction pour les salaires allant jusqu'à 1,6 SMIC. Or, si l'aide aux emplois les moins qualifiés permet de résister aux importations, elle ne soutient pas les entreprises qui exportent, le niveau des salaires de leurs employés étant souvent plus élevé. Quelle est la stratégie du Gouvernement sur ce sujet ?

Enfin, je suis favorable à ce que des règles strictes s'appliquent sur le détachement des travailleurs. La loi « El Khomri » avait introduit à ce sujet des dispositions sur la sous-traitance. Pour autant, il faut le savoir, ceux qui emploient des travailleurs détachés sont parfois des entrepreneurs français qui ont une filiale à l'étranger et auto-alimentent le système... La meilleure réponse aux abus ne serait-elle pas de développer la formation professionnelle, plutôt que de mettre en place des contrôles excessifs ou de prévoir des clauses ubuesques comme la clause dite « Molière » sur la langue française ? Je rappelle que des chantiers emblématiques comme ceux de Flamanville ou de Saint-Nazaire emploient, sur des contrats longs, des travailleurs détachés parce que les entreprises ne réussissent pas à recruter en France.

M. Éric Bocquet. - Le chiffre, souvent avancé, de 300 000 emplois non pourvus est largement débattu. Pierre Gattaz a parlé un temps de 500 000 ; certes, chacun connaît l'enthousiasme et le tempérament du président du MEDEF... Au-delà du chiffre lui-même, il faudrait tout de même comprendre pourquoi ces emplois ne sont pas pourvus ; 77 % des entrepreneurs reconnaissent qu'il existe des raisons objectives : l'image de certains métiers, les horaires décalés, la faiblesse des rémunérations...

J'insiste sur ce point, parce que ce discours alimente la « petite musique » sur un chômage qui serait volontaire : il y a de l'emploi, mais les gens n'en voudraient pas. Cela n'est évidemment pas si simple ; il suffit de rapprocher ce chiffre de celui du chômage et de l'emploi : 3,2 millions d'offres d'emploi sont faites chaque année ! Il faut donc relativiser les choses.

Mme Muriel Pénicaud, ministre. - J'ai déjà évoqué les contrats aidés et, sans revenir sur l'insincérité budgétaire, je rappelle que le maintien en 2017 du niveau de contrats aidés consommés en 2016 aurait demandé un milliard d'euros supplémentaires. Certes, cette situation était récurrente, mais en ce qui nous concerne, nous ne ferons pas de même.

Les contrats aidés ne doivent pas servir à la gestion conjoncturelle du chômage ; ils constituent l'un des outils de la politique de l'emploi, sont destinés à certains publics très éloignés de l'emploi et permettent une mise en situation professionnelle, en particulier depuis que nous avons renforcé les aspects liés à la formation. Les dispositifs d'insertion par l'activité économique font aussi partie de la palette des instruments dont nous disposons pour cela, et j'ai décidé d'augmenter de 200 millions d'euros les crédits qui leur sont consacrés.

Certaines collectivités territoriales et associations ont fait un travail remarquable, et nous nous sommes appuyés sur ces expériences pour mettre en place le Parcours emploi compétences, qui repose sur un triptyque : mise en situation, accompagnement personnalisé et formation.

Une étude de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), le service statistique du ministère, a montré que la sélectivité des publics était plus grande dans le secteur marchand et que 65 % des personnes embauchées dans une entreprise après un contrat aidé l'auraient été dans les mêmes conditions sans ce contrat. L'effet d'aubaine était donc important. Pour autant, nous avons conservé le secteur marchand en outre-mer compte tenu de la faiblesse du tissu économique.

Beaucoup de départements cofinancent les contrats aidés pour les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), ce qui me paraît très positif et correspondre pleinement à la démarche d'insertion de ces personnes.

Pour le secteur marchand, nous avons renforcé le dispositif de Pôle emploi appelé POEC, préparation opérationnelle à l'emploi collective, qui est plus réactif et correspond mieux aux besoins.

Quant aux emplois francs, la durée de l'aide - trois ans pour les embauches en contrats à durée indéterminée - permettra d'éviter l'effet de rotation afin que les personnes concernées, qui résident dans un quartier prioritaire éligible de la politique de la ville, soient capables de faire leurs preuves et de monter en compétences au sein de l'entreprise.

En ce qui concerne la Garantie jeunes, la loi de finances initiale pour 2017 prévoyait 150 000 entrées et 81 265 se sont effectivement réalisées. C'est un bon dispositif, financé par l'Union européenne, et l'année 2017 était celle de la généralisation. Nous avons prévu 100 000 places en 2018 ; je pense que le dispositif va continuer de monter en puissance.

Les Parcours emploi compétences donnent une certaine priorité aux quartiers de la politique de la ville, puisque 15 % de l'enveloppe leur est réservée, alors qu'ils représentent 8 % de la population. Comme je vous le disais, ce dispositif vise prioritairement, en termes de publics, les demandeurs d'emploi de longue durée, les handicapés et les seniors et, en termes de territoires, les quartiers de la politique de la ville, les zones rurales enclavées et les Outre-mer.

L'an dernier, Pôle emploi a constaté que 300 000 emplois étaient non pourvus. Il est tout de même dommage que les PME ne puissent pas conquérir certains marchés faute de compétences, tandis que 2,7 millions de personnes ne trouvent pas d'emploi. Il est donc très important de réduire le décalage, qui touche de nombreux secteurs économiques. Or les études montrent que, dans la moitié des cas, l'absence de compétences est responsable de cette situation. Je vous donne un exemple : il y a quelques semaines, j'étais en déplacement en Alsace et on m'a expliqué que les employeurs ne réussissaient pas à recruter de soudeurs, même à 6 000 euros par mois !

En ce qui concerne le travail détaché, je vous rappelle que, dès son élection, le Président de la République s'est fortement mobilisé sur cette question, et l'action de la France a permis de faire bouger les lignes de manière très sensible. La directive vient d'être approuvée par l'Union européenne, elle doit être transposée dans les deux ans et la France a l'intention de faire au plus vite.

Le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel contient deux mesures complémentaires : la possibilité pour le préfet de faire arrêter un chantier et la numérisation de la carte professionnelle du secteur du BTP. Nous avons aussi l'intention d'interdire le travail détaché de Français en France - cela existe et ce n'est pas vraiment l'esprit du travail détaché...

Le sujet le plus important concerne la formation. C'est pourquoi le projet de loi autorisera davantage d'acteurs, notamment les filières industrielles, à créer des centres de formation des apprentis. Le travail détaché, qui continuera évidemment d'exister, constitue un marqueur de certains déficits accumulés par la France en termes de formation.

En ce qui concerne les effectifs de Pôle emploi, aucun chiffre n'est fixé a priori : une méthodologie doit être définie pour que leur décrue accompagne, et non précède, celle du chômage.

Je n'ai pas compétence sur la question générale des aides sociales, qui concerne ma collègue ministre des solidarités et de la santé, mais, dans mon champ ministériel, il est vrai qu'il existe une petite minorité de chômeurs qui ne recherchent pas d'emploi activement - je ne parle pas de ceux qui sont légitimement découragés et qu'il est nécessaire d'accompagner pour les remobiliser. Il faut renforcer les contrôles pour trouver un équilibre entre les droits et les devoirs. Le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel va dans ce sens et prévoit de rendre plus logique et progressive l'échelle des sanctions.

La stratégie du Gouvernement pour l'emploi repose, depuis le début, sur trois piliers : le renforcement du dialogue social, dont les ordonnances que nous avons prises l'été dernier sont l'exemple - les PME nous disent clairement que, dorénavant, elles n'ont plus peur d'embaucher - ; l'amélioration des compétences grâce à la formation professionnelle et à l'apprentissage ; l'inclusion, qui passe par des emplois aidés, l'insertion par l'activité économique, etc. Tous les leviers doivent être utilisés pour que la croissance soit riche en emplois, car, si la croissance ne permet pas d'inclure tout le monde, nous nous dirigeons vers de graves fractures sociales.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 35.

Mercredi 20 juin 2018

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 09 h 40.

Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude - Audition commune de Mme Manon Aubry, responsable de plaidoyer justice fiscale et inégalités à Oxfam France, de MM. Lionel Bretonnet, administrateur d'Anticor, et Jacques FABRE, membre du bureau de Transparency international France, et de Mme Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer financement du développement au Comité catholique contre la faim et pour le développement - Terre solidaire

M. Vincent Éblé, président. - Nous poursuivons aujourd'hui notre cycle d'auditions sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude.

La lutte contre la fraude fiscale n'est pas seulement une question de bonne administration et de recouvrement des recettes de l'État ; ce qui est en jeu, c'est aussi la justice, l'exemplarité, et donc l'un des fondements de notre démocratie.

C'est pour cela que nous avons jugé utile d'entendre ce matin des représentants de la société civile, que je remercie d'être venus. Nous avons plus particulièrement invité des organisations non gouvernementales (ONG) investies sur le sujet de la lutte contre la fraude et les corruptions. Sont donc présents aujourd'hui Mme Manon Aubry, responsable de plaidoyer « Justice fiscale et inégalités » à Oxfam France, M. Lionel Bretonnet, administrateur d'Anticor, M. Jacques Fabre, membre du bureau de Transparency International France, et Mme Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer « Financement du développement » au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) - Terre solidaire.

Notre commission est saisie de huit des onze articles de ce projet de loi, sur lesquels je vous serais reconnaissant de bien vouloir concentrer votre propos liminaire. Je veux notamment citer les articles 5 et 6 sur la publication des sanctions pour fraude fiscale, l'article 7 sur la sanction des tiers concourant à l'élaboration de montages frauduleux, et l'article 11 sur la liste des États et territoires non coopératifs (ETNC). Vos observations et propositions nous seront particulièrement utiles.

En outre, nous réfléchissons beaucoup à l'évolution du traitement pénal de la fraude fiscale, compte tenu du mécanisme désigné sous le terme de « verrou de Bercy », qui pourrait faire l'objet d'amendements au présent projet de loi. Nous serions également heureux de vous entendre sur ce point.

Après vos propos liminaires, Albéric de Montgolfier, rapporteur général, rapporteur au fond sur le projet de loi, et Nathalie Delattre, rapporteur pour avis de la commission des lois, et l'ensemble de nos collègues vous interrogeront.

Mme Manon Aubry, responsable de plaidoyer « Justice fiscale et inégalités » à Oxfam France. - Merci de votre invitation. Je me concentrerai sur le verrou de Bercy et sur l'article 11, relatif aux ETNC. Puisque je suis la première à m'exprimer au nom de la société civile, je veux signaler que je souhaite porter une voix citoyenne, une voix surprise de la multiplication des scandales d'évasion fiscale et ne comprenant pas le décalage entre la fermeté du discours contre la fraude fiscale et les condamnations qui aboutissent, ou n'aboutissent pas. Il y a une forte différence entre la gravité affichée de la fraude fiscale et le régime dérogatoire dont elle fait l'objet.

Le Sénat est familier du mécanisme du verrou de Bercy, il en discute depuis longtemps, et nous suivons attentivement ses travaux à ce sujet. Il est nécessaire, je le rappelle, de supprimer ce verrou. Tout d'abord, il s'agit d'une exception géographique et juridique - c'est la seule dérogation à l'article 40 du code de procédure pénale -, alors que cela peut s'apparenter à la fraude sociale et au travail dissimulé, délits qui ressortissent pourtant à cet article.

Surtout, c'est l'inefficacité de ce mécanisme qui pose problème. L'efficacité du système est un argument du Gouvernement pour en justifier le maintien, mais les plus gros poissons y échappent. Seuls les dossiers les plus simples, notamment la fraude à la TVA, arrivent sur le bureau du juge, alors qu'il y a une quasi-certitude d'absence de poursuite pour les plus gros dossiers. Cela sape la fonction dissuasive de la justice, et le dispositif prive la justice des moyens d'enquête nécessaires pour alimenter le dossier. En outre, le choix des services de Bercy de poursuivre ou non un contribuable est, sinon discrétionnaire, du moins non motivé et non susceptible de recours.

Je suis sûre que vous êtes familiers de ces arguments, aussi j'en viens à nos propositions. Nous nous inscrivons dans le droit fil de la mission commune d'information sur les procédures de poursuite des infractions fiscales de l'Assemblée nationale, qui montre, dans son rapport, que le statu quo est intenable ; le maintien du verrou de Bercy est impossible. Cette mission a proposé de développer une coopération renforcée entre l'administration fiscale et la justice.

Elle propose aussi, comme nous l'avions fait, de définir des critères de nature légale permettant de constituer l'infraction pénale et donnant lieu à un examen conjoint entre Bercy et l'institution judiciaire. Il semble opportun d'inscrire ces critères dans la loi, car il n'est pas question d'ouvrir les vannes et que cela conduise à déposer 16 000 dossiers devant le parquet. Il s'agit de porter les dossiers les plus graves, notamment des montages complexes d'entreprises multinationales, qui échappent aux poursuites et font perdre des recettes à l'État, aux contribuables. La mission propose l'établissement d'un examen conjoint trimestriel des dossiers, à l'échelon régional, et souhaite que le parquet puisse procéder aux poursuites malgré l'avis défavorable de Bercy si le dossier remplit les critères fixés.

Le rapport de cette mission commune d'information omet toutefois un aspect : la capacité pour l'institution judiciaire de s'autosaisir. Il traite la question des dossiers transmis par l'administration fiscale à la justice, mais comment faire si le parquet veut ouvrir une information judiciaire ? Certes, le rapport ouvre la possibilité de déclencher des poursuites pour fraude fiscale, sans repasser par la commission des infractions fiscales, lorsqu'est examiné un cas connexe, comme le blanchiment de fraude fiscale par exemple, mais c'est insuffisant. Il faudrait donner à la justice la capacité d'ouvrir une information judiciaire en l'obligeant à consulter l'administration fiscale et en obligeant celle-ci à délivrer un avis motivé, afin de limiter les poursuites aux cas les plus pertinents.

Ainsi, on sortira de cette machine qui tourne à vide, et nous espérons que vos travaux redonneront à la justice sa fonction dissuasive.

Deuxième point que je veux aborder, les paradis fiscaux. Pour lutter contre la fraude fiscale, il faut, selon Oxfam, s'attaquer au premier maillon de la chaîne de l'évasion fiscale, les paradis fiscaux. Ceux-ci offrent aux grandes entreprises et aux plus fortunés la possibilité de payer une facture fiscale plus faible.

Il existe des listes de paradis fiscaux, mais celles-ci ne sont pas sans risque. Ainsi, la liste de l'OCDE ne compte qu'un seul pays. La liste de l'Union européenne représente certes un pas en avant, mais elle est imparfaite ; c'est son application qui pèche. Oxfam a tenté d'appliquer les critères de l'Union européenne, même s'ils sont imparfaits, et nous en avons déduit une liste de trente-cinq pays. Or il n'y en a aujourd'hui que sept, dont Guam ou la Namibie, qui ne sont pas des pays centraux pour l'évasion fiscale, alors que les paradis fiscaux principaux, comme les Bahamas ou les îles Caïmans, ou européens, qui sont pourtant au coeur des montages d'évasion, n'y figurent pas.

Pour être crédible, une liste de paradis fiscaux doit répondre à des critères objectifs et ne pas subir d'interférences politiques. Les critères que nous proposons d'inclure dans le projet de loi, au travers d'un amendement à l'article 11, seraient : l'octroi d'avantages fiscaux aux personnes physiques et morales non résidentes et n'ayant pas d'activité économique substantielle, des taux d'imposition très faibles voire nuls, des lois ou pratiques administratives entravant les échanges automatiques d'informations fiscales entre gouvernements, et le maintien de l'opacité sur la structure des entités légales. Ces critères doivent être appliqués de manière transparente, avec la publication des engagements pris par les États. Il faut aussi une liste grise des paradis fiscaux, afin que les pays prenant des engagements sachent qu'ils restent sous surveillance pendant plusieurs années.

Enfin, l'article 11 ne prévoit pas, me semble-t-il, contrairement à ce que le Gouvernement a annoncé, l'application à la liste transposée des paradis fiscaux de l'Union européenne des sanctions applicables à la liste française des paradis fiscaux ; les sept États qui seront ajoutés à la liste française ne feront donc pas l'objet des sanctions de la liste française. C'est pourtant ce que souhaitait le commissaire européen aux affaires économiques et financières, Pierre Moscovici.

De plus, pour être crédible dans la lutte contre la fraude fiscale, comme les Pays-Bas ou l'Irlande, il faut que ceux qui l'organisent soient listés. Nous espérons que vous choisirez les bons chevaux de bataille.

M. Lionel Bretonnet, administrateur d'Anticor. - Anticor a été créé en 2002 pour lutter contre la corruption, et nous avons développé une compétence sur la fraude fiscale en nous fondant sur l'article XIV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Pour ma part, je travaille sur la politique publique du contrôle fiscal en France.

Les propositions d'Anticor sont simples. Tout d'abord, nous souhaitons la suppression du verrou de Bercy. Nous demandons par la même occasion la suppression de la commission des infractions fiscales (CIF) ; cela ne semble déranger personne que la procédure devant la CIF ne fasse pas l'objet de débats oraux et que ses avis ne soient pas motivés. Ce fonctionnement est d'un autre âge...

Nous demandons également que toute transaction relative à une fraude fiscale soit subordonnée à l'accord du procureur de la République, et nous militons pour l'obligation, pour le procureur, de demander l'avis de Direction générale des finances publiques (DGFiP).

En outre, nous demandons la spécialisation des juridictions, avec la création de blocs de compétences, et nous souhaitons enfin que les associations agréées aient le droit de se constituer partie civile en cas de fraude fiscale.

M. Jacques Fabre, membre du bureau de Transparency International France. - Nous avons déjà témoigné devant la mission commune d'information de l'Assemblée nationale pour expliquer pourquoi le verrou de Bercy nous gêne. Le rapport de cette mission répond en grande partie à nos attentes ; il précise que les décisions doivent être claires, la décision de poursuivre ou non doit pouvoir être auditée. Cela pose sans doute un problème organisationnel entre Bercy et l'institution judiciaire, afin de conserver l'efficacité de la poursuite et des délais de sanction raisonnables, mais il ne nous appartient pas de le traiter.

Sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, l'article 3 n'appelle pas de remarque de notre part - si la Cnil est satisfaite, nous le sommes aussi. L'article 4 pose un problème lié à l'économie numérique ; je ne sais pas comment on impose à une plateforme californienne ou chinoise qui a des activités en France de faire une déclaration sur les transactions faites en France ; il faut en tout état de cause que la loi soit applicable.

Les articles 5 et 6, sur la publication des sanctions administratives, nous posent un problème si elle est applicable à tout citoyen.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Cette disposition était dans une ancienne version du texte, mais elle a été supprimée. Seules les personnes morales sont concernées.

M. Vincent Éblé, président. - Votre avis rejoint d'ailleurs celui du Conseil d'État...

M. Jacques Fabre. - En ce qui concerne les intermédiaires, sujet important, la loi risque de devoir être modifiée rapidement. En effet, une directive européenne récente traite le cas des transactions transfrontalières. Cette directive est assez proche de la loi britannique intitulée Disclosure of Tax Avoidance Schemes (DOTAS) de 2004 ; elle ratisse large. Elle donne des marqueurs et définit les types d'actions des intermédiaires destinées à faciliter les schémas agressifs de leurs clients et indique ce qui doit faire l'objet d'une déclaration. Or cette liste est très large et cela commence à faire du bruit dans la profession. Cela doit être effectivement mis en oeuvre à partir de juillet 2020.

Le texte dont on parle aujourd'hui devra être modifié pour mettre en oeuvre la directive européenne. Cela me paraît important car la loi DOTAS a conduit à des modifications importantes. Il est sans doute trop tôt pour inclure tout cela dans le présent projet de loi mais il faudra penser à compléter ce texte à l'avenir.

En outre, dans cette directive, on parle des schémas ayant pour objet « principal » l'évitement fiscal ; on en revient ainsi au débat entre objet « exclusif » et « principal » d'un montage. C'est le qualificatif « principal » qui doit être retenu, contrairement à la position du Conseil constitutionnel, car il est impossible de démontrer qu'un schéma a pour objet « exclusif » l'évitement fiscal. Il est extrêmement facile de construire un schéma panaché, qui échappe alors à toute sanction. Une évolution de la législation permettra de ratisser plus large.

Sur l'extension de la liste des paradis fiscaux, je suis d'accord avec Manon Aubry. La liste noire est de plus en plus courte, et on n'a jamais vu de pays remontant de la liste grise à la liste noire. On peut fusionner la liste française et la liste européenne, mais le problème est l'applicabilité des sanctions.

Mme Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer financement du développement au Comité catholique contre la faim et pour le développement - Terre solidaire. - Il est nécessaire de donner à la loi les moyens de lutter contre la fraude mais aussi contre l'évasion fiscale. Les réformes de transparence sont nécessaires pour avancer sur ces deux aspects.

Sur le verrou de Bercy, nous sommes d'accord entre ONG pour constater que cela ne permet pas à la justice de faire entièrement son travail de lutte contre la fraude fiscale. Ce sujet doit donc être introduit comme un élément fondamental de ce texte pour répondre aux attentes de la société. On peut d'ailleurs s'étonner que ce dispositif ait survécu à l'affaire Cahuzac ; cela nourrit le soupçon d'une justice à deux vitesses.

Nous sommes donc assez satisfaits du rapport de la mission commune d'information de l'Assemblée nationale sur les procédures de poursuite des infractions fiscales. Nous espérons que cela aboutira prochainement à des avancées réelles sur cette question. Parmi les propositions les plus importantes figure l'inscription dans la loi des critères de transmission automatique des cas de fraudes les plus graves, notamment les montages des grandes entreprises, qui arrivent rarement devant le juge. Nous souhaitons aussi une plus grande coopération entre services judiciaires et fiscaux ; la proposition relative à l'étude conjointe des dossiers nous paraît importante et devrait conduire à la suppression de la CIF. Nous nous réjouissons aussi de la possibilité donnée au juge de se saisir lui-même dans les cas connexes ; cela est gage d'efficacité.

Concernant la liste des paradis fiscaux, la loi transpose la liste de l'Union européenne dans le droit français. Nous sommes sceptiques quant à l'efficacité de cette mesure pour lutter contre la fraude. En effet, les listes ont montré leurs limites, car elles sont soumises à des contraintes politiques. Ainsi, l'Union européenne a proposé de mettre certains États sur une liste noire tout en refusant d'emblée d'y faire figurer des pays européens - Pays-Bas, Irlande, Luxembourg, Malte ou encore Belgique -, alors qu'elle cite des États qui ont les mêmes pratiques que ces pays...

Aussi, cette simple transposition de la liste européenne dans le droit français ne permettra pas de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales ; il faut que la France s'autorise à lister des pays européens ; il y a une forte incompréhension du grand public à ce sujet.

Je veux aborder pour finir deux autres points qui ne sont pas inclus dans le présent projet de loi. Tout d'abord, la cinquième directive anti-blanchiment crée des registres des bénéficiaires finals des trusts et des sociétés. Cette mesure de transparence nous paraît importante. Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude nous semble être le véhicule idéal de transposition de cette disposition pour supprimer l'écran des trusts bénéficiant à des particuliers ou des entreprises pour échapper à la fiscalité.

Enfin, si l'on veut lutter efficacement contre les grands groupes qui savent jouer avec les failles du système fiscal international, la notion d'abus de droit est centrale. Un amendement au projet de loi de finances pour 2014 allant dans ce sens a été censuré par le Conseil constitutionnel en raison de l'élargissement de l'objet « exclusivement » fiscal à l'objet « principalement » fiscal en matière d'abus de droit. On pourrait soumettre à nouveau un tel amendement, en modifiant le quantum de sanctions encourues, afin de poursuivre les grands groupes qui s'y prêtent.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Je me demande si vous n'êtes pas un peu naïfs quant à l'efficacité de la justice. Le verrou de Bercy ne restera pas en l'état, je vous rassure, mais les propositions du Sénat visant à le réformer devront être guidées tant par la volonté de réserver la voie pénale aux cas les plus graves que par l'efficacité. Il faut trouver les bons critères, légaux à mon sens, pour conserver cette efficacité.

J'exprime deux inquiétudes : d'abord, la justice est-elle finalement si efficace contre la délinquance en col blanc ? Il se trouve que nous avons entendu récemment le président de l'Autorité des marchés financiers (AMF). Dans l'annexe du rapport annuel de cette autorité, un tableau retrace de manière exhaustive les décisions de justice faisant suite à une transmission de rapport d'enquête par l'AMF. Les délais pour une décision juridictionnelle sont de l'ordre de la décennie, avec une relaxe quasi systématique. Donc, sur les affaires complexes, la justice est très lente et n'arrive pas forcément à condamner, y compris le procureur national financier. Je ne défends pas l'administration fiscale, mais il faut reconnaître que son action est plus simple que dans une procédure pénale où il faut prouver l'intentionnalité.

Ensuite, deuxième inquiétude, les statistiques de condamnation pour fraude fiscale. Environ un millier de dossiers de fraude fiscale sont examinés annuellement par la CIF, qui transmet la plupart des dossiers au parquet. Or, entre 2006 et 2016, le nombre annuel de condamnations définitives a chuté drastiquement, passant de 697 à 430. La quasi-totalité des peines de prison sont assorties d'un sursis et leur nombre a diminué de moitié. Les peines d'amende ont également baissé de manière importante, passant de 250 à 131. Ainsi, la lutte contre la fraude fiscale ne semble pas prioritaire pour la justice ; on peut comprendre qu'il y ait en effet d'autres priorités - terrorisme, violences. Or je pense que l'on ne créera pas de postes de magistrats en quantité. Il faut donc garder une voie d'efficacité, car la pire situation serait que l'on ouvre les vannes et que tous les dossiers s'enlisent ; nous tenons à ce que les peines soient appliquées.

Par conséquent, est-ce que les peines d'ordre pécuniaire, fixées à 40 %, 80 % ou 100 %, ainsi que la publication de la sanction, ne sont pas finalement plus efficaces que des peines prononcées au bout de dix ans et qui aboutissent à des non-lieux ou à des relaxes ? J'ai d'ailleurs appris hier que le nombre de peines de prison effectivement exécutées s'élève à quatre...

Bref, n'est-on pas un peu naïf de croire que la suppression du verrou de Bercy débouchera sur une plus grande justice ?

Mme Nathalie Delattre, rapporteur pour avis de la commission des lois. - Je ne reviens pas sur ce que vient de dire Albéric de Montgolfier, si ce n'est pour indiquer qu'il y a 205 affaires en cours devant la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF).

Vous n'avez pas évoqué les trois articles sur lesquels la commission des lois est saisie, les articles 1er, 8 et 9. L'article 1er vise à créer une « police de Bercy ». Qu'en pensez-vous ? Est-ce préférable au renforcement de la BNRDF ? Cette brigade fonctionne bien, mais, eu égard au nombre de dossiers pendants, il faut se donner des outils permettant de transiger de façon plus efficace.

L'article 8 prévoit l'alourdissement des peines. Indépendamment de la question de la proportionnalité des délits et des peines, le doublement des sanctions est-il suffisant pour dissuader les montages complexes ?

Pour l'article 9, relatif à l'introduction du « plaider coupable », quels éléments du rapport de l'Assemblée nationale pensez-vous nécessaires d'intégrer dans le projet de loi, notamment concernant la convention judiciaire d'intérêt public, qui nous paraît très intéressante ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Dernière question, nous sommes d'accord pour affirmer que le verrou de Bercy a vécu et qu'il faut trouver des critères fixés par la loi pour que la transmission au procureur ait lieu. Quels seraient, pour vous, ces critères ? Le montant des droits éludés ? Le caractère aggravant, comme la réitération de faits sanctionnés ? L'opacité volontaire ? En effet, le rapport de l'Assemblée nationale est vague à ce sujet et il ne faudrait pas ouvrir les vannes et noyer l'institution judiciaire.

M. Vincent Éblé, président. - Ce projet de loi se concentre sur la fraude fiscale est sur ses manifestations les plus visibles, mais le véritable enjeu, du point de vue des recettes fiscales et de l'atteinte au pacte démocratique, est l'optimisation fiscale ; comment lutter contre ce phénomène ?

Mme Manon Aubry. - En ce qui concerne le risque de naïveté, nous sommes conscients que la suppression du verrou de Bercy est nécessaire mais insuffisante pour mettre fin à la fraude fiscale. Nous savons que, en facilitant les poursuites judiciaires, on aura peut-être plus de non-lieux, mais cela montrera précisément les limites de la loi. D'ailleurs, l'annulation du redressement fiscal de Google par le tribunal administratif de Paris a suscité un débat sur l'établissement stable numérique, qui sera peut-être inclus dans la loi.

En outre, pour que la justice soit efficace, il lui faut plus de moyens, bien sûr. Il faut aussi changer la formation à l'École nationale de la magistrature pour former des juges spécialisés. Ainsi, les non-lieux liés à la suppression du verrou de Bercy permettront de faire évoluer la loi.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - C'est du très long terme...

Mme Manon Aubry. - En effet, quand on travaille pour l'intérêt général, on travaille pour le long terme ; il s'agit non de récupérer 500 000 euros supplémentaires d'ici à la fin de l'année, mais de mettre un terme à la fraude fiscale.

Ce qui est naïf, selon moi, c'est de croire que les sanctions financières dissuadent les entreprises multinationales de pratiquer l'évasion fiscale. Ces entreprises procèdent à un calcul coût-avantage, elles consultent les cabinets d'audit - les quatre gros - et leur demandent le risque d'être « prises ». On l'a vu lors d'une audition de ces cabinets d'audit au Royaume-Uni, si le client a moins de 25 % de risque d'être pris, il met la recommandation en oeuvre.

C'est pour cela qu'il faut travailler sur le long terme et les menacer de poursuites judiciaires. Il faut s'attaquer à leur image, et, pour cela, ce n'est pas la pénalité financière qui fonctionne, c'est le procès. Même si cela aboutit à un non-lieu, on attaque l'image, et cela peut conduire à modifier le droit.

Avec la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), on remplace le verrou de Bercy par une autre procédure dérogatoire. Il n'y a pas de reconnaissance de culpabilité en l'espèce ; or, pour attaquer l'image, nous pensons que la reconnaissance de culpabilité est importante. D'où notre méfiance quant à la CJIP, un système dérogatoire et non transparent.

M. Jacques Fabre- Je veux répondre à la question générale relative à la lutte contre l'optimisation et l'évitement. Malheureusement, le problème est international. La France doit donc pousser dans le sens d'une lutte en la matière. La nouvelle directive européenne sur la déclaration des schémas agressifs est un élément ; il est important de réduire le nombre de schémas agressifs en Europe. C'est le problème de l'épée et du bouclier ; l'épée est en avance, et le bouclier doit se muscler pour envisager les schémas à détruire. Le fait de contraindre les agents qui élaborent ces scénarios à les déclarer ex ante changera déjà le climat, ce ne sera plus le « Far West ».

Je partage les inquiétudes relatives à l'efficacité de la justice. Transparency est donc favorable à la CJIP et au plaider coupable, car les problèmes se traiteront plus vite. Il est en effet très triste que l'examen des affaires par la justice prenne dix ou douze ans. Cela donne l'impression que la justice n'existe que pour les petits. Il est intéressant que cela aille vite, à l'instar de ce qui s'est passé pour la Société générale.

Nous avons constaté que, en 2015, il n'y avait eu aucune condamnation effective pour corruption internationale en France, en 15 ans. Cet outil nous paraît donc utile.

M. Lionel Bretonnet. - Je veux revenir aux statistiques. En matière de contentieux fiscal sur l'assiette, on enregistre 25 000 recours par an devant la juridiction administrative ; dans 12 % de ces dossiers, la juridiction donne raison au contribuable, et dans 88 % des cas à l'administration fiscale. En revanche, pour le contentieux sur l'assiette des droits d'enregistrement - contentieux judiciaire -, 33 % des dossiers sont tranchés en faveur du contribuable. Il s'agirait donc d'attribuer à la justice judiciaire beaucoup d'affaires, alors qu'il existe déjà un décalage dans l'appréhension de ces affaires par rapport à la juridiction administrative.

Par ailleurs, pour ce qui concerne les 1 000 dossiers transmis annuellement au parquet, on se rend compte dans les tribunaux qu'il y a souvent une erreur d'aiguillage en correctionnelle : il manque toujours un traducteur, car ce ne sont que des dossiers concernant de petites entreprises, dont le propriétaire maîtrise mal le français et plus encore la comptabilité.

Sur les fraudes internationales, les amendes en cas de non-déclaration ne peuvent pas dépasser 100 000 euros au total ! Cela n'angoisse sans doute pas les grandes entreprises assujetties...

Enfin, les magistrats de la juridiction correctionnelle en matière fiscale sont complètement dépassés - il m'arrive de les entendre demander ce qu'est un report à nouveau...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Vous ne plaidez pas pour la suppression du verrou de Bercy, là...

M. Lionel Bretonnet. - Je vous fournis des statistiques pour que vous donniez les moyens à la justice de faire son travail.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Je crains malheureusement que le budget pour 2019 ne prévoie pas d'accorder à la justice les moyens de faire face au contentieux fiscal.

Mme Lison Rehbinder. - L'instauration de sanctions pénales risque d'être seulement cosmétique, eu égard à la faiblesse du nombre de poursuites ; cela n'aura de sens qu'avec la suppression du verrou de Bercy. Je ne crois pas que les sanctions administratives aboutissent à la fin de l'évasion fiscale des grands groupes internationaux. Il faut plutôt considérer l'intérêt du procès public, et l'effet sur le consentement à l'impôt. La fonction du procès public est importante à cet égard. Si l'on considère les statistiques des procès, on peut penser que les condamnations sont faibles, mais le verrou de Bercy limite justement le fait que ces agissements soient sanctionnés par un juge.

La France ne peut évidemment pas tout régler seule, d'autant que le Conseil constitutionnel censure beaucoup les mesures de lutte contre l'optimisation fiscale ; cela est d'ailleurs troublant parce que la lutte contre la fraude fiscale est un objectif de valeur constitutionnelle. Le législateur rencontre des limites fortes, d'où la nécessité de réformes de transparence et de lutte contre la fraude fiscale, à l'échelon international.

Nous voyons dans la CJIP le risque d'une justice à deux vitesses, car les entreprises ayant réussi à frauder le fisc s'en sortiraient sans être reconnues coupables par la justice, en ne payant qu'une amende.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - La convention est tout de même homologuée par la justice, sur proposition du procureur, après validation par le président du tribunal de grande instance.

Mme Lison Rehbinder. - Certes, mais l'absence de procès public, comme c'est le cas pour tout autre délit, pourrait susciter l'incompréhension de l'opinion publique.

Mme Nathalie Goulet. - En général, en matière de fraude fiscale, les scandales précèdent les annonces. Celles de ce projet de loi ne préparent toutefois pas le grand soir... Des progrès ont tout de même été faits ces quatre ou cinq dernières années : comment les analysez-vous ?

Sur le verrou de Bercy, il faut un équilibre entre la nécessité de la sanction et les capacités de la justice. Nous avons été nombreux ici à militer pour la suppression de la CIF et du verrou de Bercy, mais il faut tenir compte des réalités.

Comment analysez-vous les seize censures du Conseil constitutionnel ? La fraude et l'évasion fiscale relèvent tout de même du domaine de la loi... Le juge constitutionnel est-il trop invasif ou le législateur fait-il mal son travail - et dans cette seconde hypothèse, quelles préconisations feriez-vous, à l'approche de la révision constitutionnelle, pour mieux l'armer ?

M. Éric Bocquet. - Je me félicite de la présence parmi nous ce matin d'Oxfam, d'Anticor, de CCFD et de Transparency. Certes, c'est ici que se fait la loi, mais si les ONG et les citoyens s'emparent du sujet, nous serons plus efficaces.

Sur le verrou de Bercy, je ne partage pas le pessimisme du rapporteur général. Les choses ne sont pas écrites d'avance : la justice doit disposer des moyens humains et techniques permettant de faire de la lutte contre la fraude une vraie priorité ! C'est au politique de fixer le cap, en s'appuyant sur tous les citoyens impliqués.

Il n'y a en la matière aucune fatalité. Voyez le Royaume-Uni, qui n'est d'ordinaire pas un exemple : les responsables de Starbucks ont été convoqués il y a quatre ans par la commission des comptes publics du Parlement, qui les a secoués au point que le boycott a fait son chemin dans l'opinion publique ; les tabloïds, vous les connaissez, en ont rajouté pour ternir l'image de l'entreprise et son chiffre d'affaires en a souffert. Comme quoi, toucher à l'image et au portefeuille, c'est utile. Autre exemple britannique : une loi en vigueur depuis le 1er mai dernier a créé un registre des propriétaires d'entités non déclarées à Jersey et ailleurs. Et ce dispositif a fait consensus : c'est la preuve que les choses peuvent avancer !

Pendant ce temps-là, en France, HSBC, qui a soustrait 1,6 milliard d'euros d'impôt au fisc français, s'en sort en payant 300 millions d'euros d'amende. Comment est-ce audible par l'opinion publique lorsque le vol d'un paquet de pâtes est passible de deux mois de prison ferme ? Ce n'est pas de la démagogie que de dire cela, c'est la réalité. Elle est incompréhensible et inacceptable.

Une dimension européenne manque à ce texte. Internationale aussi, d'ailleurs - soyons ambitieux. Les questions fiscales exigent l'unanimité : ne peut-on dès lors imaginer une coopération renforcée pour avancer sur les questions de transparence, d'efficacité et d'harmonisation fiscale ? Quelles initiatives la France pourrait-elle prendre ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Dans l'affaire HSBC, c'est le parquet national financier qui a transigé : c'est donc une décision de la justice, pas du fisc...

M. Éric Bocquet. - Aux yeux de l'opinion, cela ne change rien !

M. Vincent Éblé, président. - Cela souligne la complexité du tracé de la frontière entre l'administratif et le judiciaire...

M. Jérôme Bascher. - J'invite les représentants des ONG à lire les excellents rapports que le Sénat a publiés avant la mission d'information de l'Assemblée nationale.

S'agissant du verrou de Bercy, peut-on faire une différence entre les particuliers, les PME et les grandes entreprises ? Pour les premiers, les peines de prison sont inexistantes ; les deuxièmes ne peuvent supporter un risque judiciaire sur plusieurs années ; l'optimisation fiscale des troisièmes reste un enjeu considérable.

Mme Sophie Taillé-Polian. - Merci aux représentants des ONG et de la société civile de leur présence et de leur engagement, qui nous aide à avancer. Comme le rapporteur général le disait, le statu quo n'est pas acceptable. Nous espérons qu'à l'issue des débats au Parlement, les décisions prises permettront de remettre en cause le verrou de Bercy.

Un mot sur les critères. Nous pourrions très bien avoir défini des critères précis et maintenu le tri opéré par la CIF sans avoir beaucoup avancé. Ce serait même néfaste. Car le texte confère par ailleurs à Bercy des pouvoirs qui appartenaient jusqu'alors à la justice. Méfions-nous d'une modification du verrou de Bercy qui ne serait que cosmétique, et qui affaiblirait en réalité le principe de séparation des pouvoirs - sur la publicité ou la police fiscale, par exemple.

Il faut faire le pari que la suppression du verrou conduira la justice à investir davantage la matière fiscale. Selon les préconisations de la mission d'information de l'Assemblée nationale, la justice aurait la possibilité de choisir les affaires susceptibles d'être portées devant les tribunaux ; le nombre de dossiers insignifiants en serait réduit.

Le texte augmente le quantum de peines encourues, qui ne sont déjà pas appliquées. Ne peut-on en envisager d'autres types, proportionnées à la gravité de la faute ?

Qu'est-ce qui justifie pour Transparency de se rallier au mécanisme du CJIP, qui semble pourtant inférieur au plaider coupable en termes de transparence et de dissuasion ?

Sur l'optimisation fiscale, nous sommes dans un débat d'arrière-garde. Avec le dumping fiscal, américain notamment, la question est plutôt de savoir comment imposer les entreprises dans le monde pour financer les systèmes de solidarité.

M. Philippe Dallier. - Comme Éric Bocquet, je me réjouis de la présence des ONG parmi nous, mais je serai plus taquin que lui : imagine-t-on seulement la fin de la fraude fiscale ? Hélas non, nous essayons simplement de faire avancer les choses, et entre la situation actuelle et le grand soir, il y a peut-être un juste milieu. Or à part M. Fabre de Transparency, les représentants des ONG sont dans le « tout ou rien ». Il faut certes tenir compte de l'opinion publique formée de nos concitoyens qui, dans leur immense majorité, paient leurs impôt, mais en laissant penser que le Parlement pourrait, s'il le voulait vraiment, éradiquer la fraude - je ne parle même pas de l'optimisation... -, je crains que l'on ne fasse rien de sérieux, voire que l'on alimente le ressentiment et le populisme. Il faut chercher à mieux faire, certes, mais le mieux est parfois l'ennemi du bien.

M. Bernard Lalande. - Je me réjouis également d'accueillir des ONG qui nous incitent à aller vite dans les réformes. Mais le droit fiscal existe en effet pour sanctionner les manquements à la vertu... Et il est écrit pour tout le monde, les grands voleurs comme les petits citoyens, qu'ils paient leurs impôts ou se livrent à des incivilités - parfois involontaires du reste, le système étant déclaratoire. Notre droit fiscal doit être suffisamment solide pour dissuader les entreprises qui s'installent chez nous de se livrer à l'évasion fiscale. Songeons aussi que le temps de l'évasion n'est pas le même que le temps de la justice. Si la justice était rendue de manière expéditive, on douterait du respect de l'État de droit, mais les évadés fiscaux n'attendent pas non plus sagement qu'elle soit rendue. Le verrou de Bercy doit être supprimé, je suis d'accord, mais il permet d'agir vite. Bref, au législateur d'adapter le droit aux différentes situations, car tout le monde ne joue pas dans la même cour !

Mme Fabienne Keller. - Merci à tous nos invités pour leur éclairage. J'insisterai sur la dimension européenne du problème. Madame Rehbinder, vous avez souligné la difficulté d'établir une liste commune des paradis fiscaux, sur laquelle certains États membres pourraient se trouver... Les comptes des entreprises sont parfois difficiles à consolider, car les administrations nationales peinent à contrôler les prix de transfert pratiqués par les entreprises transnationales. L'OCDE a fait un travail intéressant sur ces questions. À l'échelle européenne, nos collègues - luxembourgeois, irlandais, néerlandais - nous disent bien l'attente qu'exprime leur population à l'égard d'une justice fiscale européenne ; vous-mêmes, travaillez-vous avec vos homologues de ces pays ? C'est ensemble, chacun dans notre sphère, que nous arriverons à un système plus abouti. Exemplaire, l'Europe sera encore plus puissante dans son expression pour lutter contre les paradis fiscaux dans le monde.

M. Vincent Éblé, président. - J'insiste sur l'importance des critères : il ne faudrait pas que le procès, pour une fraude à 5 000 euros, soit plus lourd que le préjudice...

Mme Manon Aubry. - Non, nous ne sommes pas naïfs, nous sommes en prise avec la réalité et ne demandons pas « tout ou rien ». C'est d'ailleurs grâce aux ONG et à la société civile que les choses ont évolué ces dernières années. Je songe par exemple à l'échange automatique d'informations. Nous avons ainsi fait de réels progrès dans la lutte contre la fraude fiscale des particuliers, car le coût d'entrée dans un mécanisme frauduleux est plus élevé. Grâce aux Swissleaks et à la mobilisation de la société civile, il est désormais plus difficile pour un médecin d'aller cacher son argent en Suisse. L'écart s'est toutefois creusé entre les entreprises, qui courent loin devant, et les États qui marchent à petit pas voire, pour certains, reculent.

Oui, le législateur peut agir. Non, nous n'alimentons pas le populisme en lui proposant une liste de paradis fiscaux incluant l'Irlande, les Pays-Bas ou les îles Caïman. Il lui suffit pour cela de modifier le code général des impôts : c'est l'objet de l'article 11 du projet de loi et il n'y a aucune raison que cela soit inconstitutionnel ! Nous serons alors ravis de publier un communiqué de presse relatant les avancées permises par les ONG en la matière.

Le rapport de la mission d'information de l'Assemblée nationale - que nous avons abondamment cité car c'est le dernier en date, mais nous avons bien sûr lu les travaux antérieurs du Sénat - est relativement évasif sur les critères, c'est vrai. Le caractère aggravant, le montant et l'intention nous semblent incontournables, quoique difficiles à mettre en pratique. Dans l'hypothèse où la justice estime pertinent de poursuivre, elle doit pouvoir le faire ; cela ne multipliera pas pour autant les dossiers à 5 000 euros. Mme Taillé-Polian a raison, la justice s'investit peu dans ces affaires. C'est en l'associant en amont que l'on créera une culture commune. Le rapport propose une pénalité d'au moins 40 % : ce peut être une piste. Fixer un montant minimum d'impôt éludé en est une autre. Une clause de revoyure sur la suppression du verrou de Bercy serait bienvenue, car il n'y a pas de solution miracle.

Nous sommes aussi favorables à la diversification des peines. La prison n'est pas une fin en soi. Il aurait été intéressant de voir Jérôme Cahuzac effectuer des travaux d'intérêt général, par exemple.

Le plaider coupable nous paraît plus pertinent que la CJIP car il y a au moins une reconnaissance de culpabilité.

Beaucoup de choses se passent au niveau européen, les initiatives de réforme n'ont jamais été aussi nombreuses ces trois dernières années, et nous nous en félicitons. Le premier enjeu est la transparence et le reporting public pays par pays, voté puis censuré en France. Prochaine étape : le niveau européen. Des négociations très importantes se tiennent en ce moment pour aboutir à un accord du Conseil. La France, naguère motrice sur ce sujet, n'est plus aussi active... Je vous encourage à interroger le ministre des finances sur ce point, d'autant plus que, la transparence n'étant pas traitée comme un sujet fiscal au niveau européen, l'unanimité n'est pas requise.

La liste des paradis fiscaux, elle, peut être adoptée unilatéralement. C'est l'objet de l'article 11 du projet de loi. Y inclure l'Irlande est possible : le Brésil vient de le faire.

Se pose ensuite la question de la redéfinition de l'impôt sur les sociétés, pour lutter contre le dumping et la concurrence fiscale aggravée. La France n'est pas un paradis fiscal, mais elle vient d'adopter une des plus fortes baisses du taux d'impôt sur les sociétés de son histoire. Ce taux reste certes dans la moyenne européenne, mais nous sommes tirés vers le bas par les paradis fiscaux ! Promouvons plutôt une harmonisation fiscale par le haut. L'économiste Gabriel Zucman propose dans cette optique de redéfinir l'assiette de l'impôt sur les sociétés : le bénéfice généré par l'activité économique réelle serait reconstitué à partir des éléments de reporting dont dispose l'administration fiscale et de la taille de l'entreprise en France. Ce chantier et celui de l'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés en Europe peuvent être conduits simultanément. Deux points de vigilance toutefois : d'une part, veillons à ce que l'assiette commune n'intègre pas trop d'exemptions fiscales - je songe au crédit d'impôt recherche, dispositif d'incitation à la recherche le plus généreux en Europe mais dont l'efficacité n'est pas démontrée. Attention d'autre part à la phase de consolidation, la plus importante, qui consiste à répartir de nouveau les bénéfices en fonction de l'activité économique dans chaque pays, car c'est elle qui rend le dispositif opérant.

M. Jacques Fabre. - N'étant pas constitutionnaliste, je ne saurais répondre précisément aux questions relatives au rôle du Conseil constitutionnel. Mais des textes européens définissent clairement ce que sont des schémas à titre principalement fiscal et non exclusif : introduire ces dispositions en droit français clarifierait les choses à l'attention du juge.

S'agissant de la CJIP, distinguons les entreprises et les dirigeants des entreprises. Nous avons milité pour l'instauration de la CJIP mais, dans le cas de HSBC, les dirigeants devraient comme aux États-Unis être poursuivis pénalement à titre personnel car, intelligents et conseillés comme ils sont, ils savent très bien ce qu'ils font ! En l'espèce, les commissaires aux comptes ont en outre été complices ou corrompus.

Faut-il des dispositions différenciées selon la taille de l'entreprise ? La réponse me semble négative car, à leurs débuts, les startups ne font pas de bénéfices : elles n'ont donc pas de problème fiscal ; la question se pose lorsqu'elles deviennent des licornes, et qu'elles pensent de manière transnationale.

Les critères de Bercy sont assurément difficiles à mettre en musique, mais deux éléments me semblent déterminants : la proportionnalité à l'activité de l'entreprise et la technicité de la manoeuvre. Je conviens qu'ils sont difficiles à traduire juridiquement.

Je rejoins Mme Aubry sur le reporting, vieux cheval de bataille des ONG. Les arrangements fiscaux accordés par le Luxembourg à des entreprises comme McDonald's, qui dispose là d'une boîte aux lettres où toutes les royalties sont versées pour être imposées à un taux ridicule, tous les services fiscaux d'Europe les connaissent - mais entre gens bien élevés, on ne parle pas de ces choses-là... D'où l'importance de la pression exercée par les ONG et la société civile pour instituer le reporting pays par pays. La France doit se trouver en pointe de ce combat.

Mme Lison Rehbinder. - Si les avancées sont si nombreuses depuis des années, c'est parce les propositions des ONG, loin d'être hors-sol, sont nourries de l'expérience.

Je rejoins Mme Aubry : le montant, l'intention et le caractère aggravant sont en effet des critères importants. Le but est évidemment que ce soit les fraudes les plus graves qui fassent l'objet de poursuites pénales.

Un mot sur l'optimisation, ou plutôt l'évasion fiscale, qui est le coeur de métier de CCFD. Le système fiscal international ne fonctionne pas, car il n'est pas adapté aux pratiques des entreprises multinationales qui maquillent leurs bénéfices par des jeux comptables. L'échelon européen est important pour améliorer la transparence : j'insiste à mon tour sur l'importance du reporting public pays par pays, pour lever le voile sur l'opacité des impôts payés dans chaque territoire. Nous attendons que la France, qui a été motrice sur la transparence bancaire, le soit à nouveau dans ce dossier. L'échelon européen est également le plus pertinent pour lutter contre les pratiques fiscales dommageables des États eux-mêmes - la Commission vient d'ailleurs d'écrire à sept d'entre eux...

Il faudrait aller plus loin : les réformes fiscales devraient être discutées à l'ONU, ce que 130 pays du monde demandent. Les travaux de l'OCDE ont atteint leurs limites : les Pays-Bas ayant appliqué tous les points du programme BEPS, l'évasion fiscale sera bientôt estampillée BEPS !

La France doit retrouver un rôle de précurseur et, à cet égard, la jurisprudence du Conseil constitutionnel apparaît comme un frein sur lequel, à l'approche de la révision constitutionnelle, il conviendrait de s'interroger.

M. Lionel Bretonnet. - Monsieur Dallier, pour faire avancer les choses, il faut s'efforcer de faire un état des lieux exhaustif.

Actuellement, tous les petits dossiers - une ou deux opérations nationales - de redressement fondés sur l'article 256 du code général des impôts relatif à la TVA sur la marge des opérations immobilières se terminent par un contentieux et un recours - gagné ou non, la doctrine fluctue ; ceux des grands groupes de promotion immobilière aux noms à consonance américaine, qui font des opérations sur tout le territoire, sont eux aspirés par Bercy pour trouver un arrangement de coin de table...

Sur la taxe carbone, il n'est pas vrai que la DGFIP n'a rien fait : elle avait tous les éléments, mais on lui a demandé de mettre le pied sur le frein !

J'ai découvert il y a peu qu'Airbnb ne faisait pas transiter le moindre centime sur un compte bancaire français, alors que la taxe de séjour payée par Airbnb pour 2017 atteint 13,75 millions d'euros... Il y a donc là matière à récolter de l'impôt sur les sociétés ou de la TVA. Voilà une piste de réflexion.

Trois gros dossiers internationaux nous mobilisent en ce moment : le commerce d'armes avec les pays d'Europe de l'Est - 7 milliards d'euros en jeu -, la promotion immobilière sur la Côte d'Azur, en Suisse et en Italie - 4 milliards d'euros -, et le CICE dans la grande distribution, remarquable arnaque puisque l'argent récolté au moyen d'un calcul frauduleux du CICE est ensuite placé sur une filiale au Luxembourg : jackpot total !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude - Audition de Mme Solange Moracchini et M. Dominique Gaillardot, avocats généraux à la Cour de cassation

M. Vincent Éblé, président. - Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, ainsi que sur l'évolution du traitement pénal de la fraude fiscale, avec la procédure que l'on désigne parfois sous le terme de « verrou de Bercy ».

Nous avons déjà entendu l'administration, en la personne de M. Bruno Parent, directeur général des finances publiques, puis le « filtre » entre l'administration et l'autorité judiciaire, c'est-à-dire la commission des infractions fiscales (CIF), présidée par M. Marc El Nouchi. Plus tôt ce matin, nous avons recueilli l'avis de plusieurs organisations non gouvernementales. Nous ne pouvions manquer d'entendre l'autorité judiciaire, et c'est pourquoi nous recevons ce matin Mme Solange Moracchini et M. Dominique Gaillardot, avocats généraux à la Cour de cassation. Cette audition plénière complète celle de Mme Éliane Houlette, procureur national financier, réalisée par le rapporteur général, rapporteur du projet de loi, et ouverte à tous les membres de notre groupe de suivi sur la lutte contre la fraude fiscale.

De la visite que j'ai pu effectuer à Bercy la semaine dernière avec le rapporteur général, il m'est apparu clairement que la clé du problème était bien la répartition des dossiers entre l'administration d'une part, et l'autorité judiciaire d'autre part : quels en sont les critères ? Quels sont les moyens et les compétences pour traiter ces dossiers ? De quels pouvoirs de sanctions dispose chacun? Nous aimerions avoir vos observations sur ces points.

Nos interrogations ne se limitent toutefois pas à la seule question du « verrou de Bercy ». La commission des finances du Sénat est saisie de 8 des 11 articles du projet de loi, dont plusieurs intéressent directement l'autorité judiciaire - je pense notamment aux articles 5 et 6 sur la publication des sanctions pour fraude fiscale, à la fois côté judiciaire et côté administratif, et à l'article 7, qui institue une sanction administrative pour les tiers concourant à l'élaboration de montages frauduleux. À ce propos, je présidais en fin de semaine dernière un concours de l'Association fiscale internationale : demandant aux six étudiants de Master candidats, futurs professionnels du conseil en droit fiscal, leur avis sur la pénalisation de certains comportements, j'ai eu le plaisir d'entendre des réponses sortant du cadre technique pour faire appel à des valeurs et des principes philosophiques...

La question de la transaction pourra également être abordée.

À l'issue de votre propos liminaire, nos collègues ne manqueront pas de vous poser des questions.

M. Dominique Gaillardot. - Veuillez excuser le procureur général Jean-Claude Marin, qui n'a pu se rendre disponible. Mme Moracchini et moi-même sommes très honorés d'être ici. Ancienne chef du service national de douane judiciaire (SNDJ), Mme Moracchini vous apportera un éclairage sur des points plus précis.

L'article 1er, relatif à l'affectation des officiers fiscaux judiciaires au sein du ministère de l'action et des comptes publics, a d'abord attiré notre attention. La création des officiers fiscaux judiciaires en 2009 au sein du ministère de l'intérieur est une réelle avancée permettant d'associer directement des spécialistes de la matière fiscale aux enquêtes pénales. L'essentiel est pour nous que les magistrats, procureurs de la république et juges d'instruction, tiennent de la loi le pouvoir de décider seul du service d'enquête qu'ils saisissent, co-saisissent ou dé-saisissent, en fonction de la nature de l'enquête, de son contexte, de sa spécificité technique, du lien avec d'autres infractions ou du taux de charge des services. Pour nous, ce recours à ces officiers fiscaux judiciaires est d'une grande utilité, quelle que soit la structure dans laquelle ils sont affectés ; c'est un élargissement des moyens mis à notre disposition. Juridiquement, rien ne s'oppose à ce que des agents fiscaux judiciaire soient affectés au ministère chargé du budget, dès lors qu'ils oeuvrent dans le cadre du code de procédure pénale, sous contrôle de l'autorité judiciaire, sur réquisition des procureurs ou sur commission rogatoire des juges d'instruction.

L'article 3 du projet de loi élargit l'accès aux bases de données pour les assistants de justice et d'autres fonctionnaires. Nous y sommes favorables, voyant dans le partage d'informations une condition essentielle à l'efficacité de la lutte contre le travail illégal.

L'article 5 prévoit par défaut l'application de la peine complémentaire de publication et de diffusion des décisions de condamnation pénale pour fraude fiscale, sauf avis contraire motivé de la juridiction. Compte tenu du principe d'individualisation et de l'exigence de motivation de toute peine, rappelés par le Conseil constitutionnel et strictement contrôlés par la Chambre criminelle, les magistrats sont en général assez réservés sur le caractère automatique d'une peine complémentaire de publication. Les juges sont de toute façon amenés à s'interroger, selon les circonstances de l'espèce, sur l'opportunité d'appliquer ou non une telle sanction. La peine d'affichage et de publication est souvent plus difficile à mettre en oeuvre qu'il y paraît, et c'est une tâche lourde pour les services d'exécution des peines. Une étude d'impact précise serait bienvenue sur ce point.

L'article 7 crée une sanction administrative applicable aux personnes qui concourent par leurs prestations de service à l'élaboration de montages frauduleux ou abusifs. En l'état de la législation, les services fiscaux ne s'intéressent qu'aux redevables. En cas de poursuites, c'est souvent source de difficultés : schématiquement, les services fiscaux s'intéresseront au gérant de droit, le juge pénal au gérant de fait... L'article 7 permettra donc de s'intéresser à la fraude dans sa globalité et améliorera considérablement la qualité des dossiers transmis à l'autorité judiciaire.

L'article 8 aggrave la répression pénale des délits de fraude fiscale en augmentant les pénalités : nous y sommes favorables. Les juridictions devront toujours veiller à motiver leurs décisions. Rappelons qu'en la matière, cautionnement et saisies pénales servent à garantir le paiement des amendes fiscales. Cette augmentation des sanctions devra s'articuler avec les exigences posées par le juge constitutionnel au regard du principe non bis in idem ; le montant total des sanctions prononcées ne doit ainsi pas dépasser le montant maximal de la sanction la plus élevée encourue.

L'article 9 donne faculté au procureur de la République de recourir à la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) en matière fiscale. Nous y sommes très favorables : cela élargit pour le ministère public les modes de poursuite possibles. Les critiques habituelles du recours à la CRPC en la matière ne me convainquent pas : mieux vaut une sanction rapide, certaine, et qui peut être importante, compte tenu notamment de l'aggravation des sanctions proposée, plutôt qu'une sanction rendue toujours hypothétique par la multiplicité des recours de la part des acteurs qui en ont les moyens.

Un mot sur le « verrou de Bercy » en général. Nombre de comportements ayant un lien direct avec la fraude fiscale peuvent être poursuivis à l'initiative de l'autorité judiciaire sans être affectés par le « verrou » : ainsi des fraudes les plus préjudiciables au Trésor public, fraude à la TVA ou blanchiment de fraude fiscale, poursuivis sous la qualification d'escroquerie. Entendons-nous aussi sur le champ d'application du « verrou ». Il ne concerne que les procédures initiées par l'autorité judiciaire à la suite d'une plainte : c'est un contrôle de l'administration plus qu'un frein à l'action de la justice. Si le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel du 22 juillet 2016, qui a validé le principe du « verrou de Bercy », observe qu' « aucune disposition législative ne prévoit de manière expresse que la mise en mouvement de l'action publique en matière de fraude fiscale est subordonnée à une plainte de l'administration », la jurisprudence interprète le droit positif comme imposant une plainte préalable de l'administration.

Les critiques du « verrou » sont connues : il prive l'autorité judiciaire de l'initiative des poursuites, il la rend dépendante de la politique de poursuite pénale des fraudes fiscales définies par l'administration selon des critères qui lui sont propres, le processus est souvent lourd et trop tardif car l'engagement de la procédure se fait souvent à l'issue des procédures fiscales et il empêche l'autorité judiciaire d'agir et de tirer sur le plan pénal les conséquences des infractions de droit commun dont elle est saisie. C'est d'autant plus paradoxal que nombre de délits traités par la justice sont révélateurs d'une possibilité de fraude fiscale : un faux bilan, un abus de biens sociaux, des saisies massives d'espèces... De même, toute l'économie souterraine, liée au trafic de stupéfiants ou à tout autre trafic, a pour corollaire une fraude fiscale : il serait bon que l'autorité judiciaire puisse en tirer les conséquences !

Des efforts ont été faits ces dernières années : meilleure concertation entre les procureurs de la République et les directeurs régionaux des finances publiques, saisine plus rapide, souvent au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, possibilité de saisir la CIF de simples présomptions d'infraction... Toutefois, quelles que soient les possibilités d'évolution du « verrou », le recueil de l'avis de l'administration s'impose en tout état de cause. Qu'il y ait ou non avis obligatoire de la CIF, des poursuites pour fraude fiscale ne peuvent être utilement engagées sans que l'administration fiscale en soit informée et qu'à un moment ou à un autre il soit recueilli auprès d'elle des informations sur la situation fiscale des intéressés. En effet, seule l'administration fiscale est à même de calculer l'impôt dû, de préciser si l'intéressé est ou non en règle au regard de ses obligations fiscales et déterminer le montant des sommes dues ou éludées au titre de l'impôt. Il y va de la sécurité des procédures susceptibles d'être initiées en matière de fraude fiscale. Il serait utile qu'une telle consultation soit initiée dans les procédures de blanchiment de fraude fiscale.

Une suppression pure et simple de l'article L. 228 du livre des procédures fiscales (LPF) ne réglerait pas pour autant le problème du mode et du moment de la saisine de l'autorité judiciaire par la direction générale des finances publiques (DGFiP). Qu'il y ait ou non filtrage par la CIF ou un autre organisme, la question est de définir quels dossiers doivent être transmis au parquet. En l'état du droit, toute fraude fiscale est un délit. Les judiciariser toutes ou contraindre l'administration à les dénoncer toutes au parquet ne ferait rien gagner à la justice, qui ne serait pas capable de traiter efficacement tout ce contentieux. Là où l'administration, par les procédés qui sont les siens, peut prononcer des redressements et des sanctions dans des délais raisonnables, sous le contrôle du juge de l'impôt, l'institution judiciaire ne peut traiter un tel contentieux de masse ni même faire à elle seule un tri entre les fraudes les plus simples et celles qui exigent des poursuites.

En l'état, l'intervention de la CIF, bien qu'elle ne se prononce que sur les cas dont elle est saisie, a le mérite de garantir un certain lien entre les procédures administratives et pénales. Elle garantit au juge pénal qu'au moment où elle se prononce, il y a aux yeux de l'administration un impôt qui était bien dû, ou l'existence d'une telle présomption.

Il convient probablement de définir les critères selon lesquels l'autorité judiciaire, la CIF ou un autre organe pourraient être saisis. Le Conseil constitutionnel, en 2016, a précisé que l'article 1741 du code général des impôts ne s'applique qu'aux cas de dissimulation les plus graves, gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne morale poursuivie ou des circonstances de leur intervention. L'article 1741 lui-même définit certains critères pour les fraudes aggravées : existence de comptes à l'étranger, faux documents, interposition de structures... En tout état de cause, si des critères devaient être définis pour encadrer la transmission directe à l'autorité judiciaire ou à la CIF, ils devraient être assez souples pour couvrir un large champ de procédés et pour permettre une adaptation aux techniques de fraude, en perpétuelle évolution.

En substance, il faut autoriser l'institution judiciaire, conformément à la politique pénale poursuivie, à se saisir des fraudes fiscales graves connexes à des délits de droit commun dont elle a à connaître. Dans les autres cas, une concertation entre l'autorité judiciaire - le procureur, en l'espèce - et l'administration fiscale doit permettre de sélectionner les dossiers méritant une suite pénale, dialogue pouvant être complété par l'intervention de la CIF ou de tout autre organisme saisi selon des critères préalablement définis. Quel que soit le schéma retenu, il appartiendra à l'autorité judiciaire d'évaluer l'intérêt qu'elle aurait à se saisir d'office d'une infraction dont les éléments constitutifs sont directement liés à une analyse des services fiscaux. Toute fraude fiscale ne mérite évidemment pas des poursuites pénales. En revanche, lorsqu'une fraude apparaît directement liée à la grande criminalité ou à l'économie souterraine, il appartient au juge pénal de s'en saisir.

Mme Solange Moracchini. - Magistrat du parquet, j'ai dirigé le service national de douane judiciaire entre 2010 et 2016. Son histoire remonte à 1999, lorsqu'il apparut nécessaire de disposer, pour améliorer la lutte contre la criminalité, d'enquêteurs spécialisés dans le contentieux, peu connu, des douanes et des contributions indirectes où les éléments constitutifs d'infractions, pour les magistrats qui avaient à en juger, n'apparaissaient pas d'une évidence absolue. La douane française rencontrait alors une limite à son activité internationale en matière d'assistance administrative, alors qu'à l'étranger, déjà, des douanes disposaient d'un service aux compétences à la fois administratives et judiciaires. Une mission de police judiciaire fut donc confiée aux enquêteurs des douanes en 1999, avant la création, par un arrêté de 2002, d'un service national de douane judiciaire. Depuis, le législateur n'a cessé d'en étendre le champ de compétence exclusif, autant qu'en saisine conjointe avec un service de police et de gendarmerie comme c'est le cas en matière de stupéfiants et de terrorisme. Lorsque j'ai pris la direction du service - soit 200 enquêteurs répartis sur l'ensemble du territoire national -, j'ai été stupéfaite de découvrir la ténacité du lien entre infractions douanières, escroqueries à la TVA, et fraudes fiscales. Grâce à une lecture à la fois administrative et judiciaire des dossiers, les douaniers portent sur la délinquance un regard complémentaire de celui des forces de l'ordre. Pour renforcer parallèlement nos liens avec l'administration fiscale, essentiels en matière de lutte contre la fraude à la TVA notamment, plusieurs conventions ont été signées avec la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF). Je crois fermement à la nécessité de partager entre services de l'État un diagnostic sur la délinquance et de mener des actions concertées sur des typologies particulières d'infractions. Vous ne serez donc pas surpris que je défende le traitement de dossiers de fraude fiscale par les officiers fiscaux judiciaires et qu'il me semble logique qu'ils soient détachés dans des services de police comme le prévoit le projet de loi.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Le nombre de dossiers soumis à la CIF, soit un millier environ, est relativement stable depuis dix ans. Le nombre de condamnations, en revanche, ne cesse de diminuer, pour atteindre 430 en 2016, dont 131 peines d'amendes et 360 peines de prison. En 2006, ces chiffres s'établissaient respectivement à 697, 250 et 688. Comment expliquez-vous cette évolution ? Est-elle liée aux délais d'examen de la justice ? Au moindre intérêt des magistrats pour les dossiers de fraude fiscale ? A la technicité croissante des contentieux ?

Plutôt que de définir des critères complexes pour soumettre des dossiers à une instance de concertation au fonctionnement incertain, ne devrions-nous pas prévoir que les dossiers de fraude fiscale soient systématiquement, pour les plus graves, transmis à la justice, libre ensuite au parquet de poursuivre ou pas ? À titre d'illustration, un dossier à 80 % de pénalités avec manoeuvres frauduleuses, activité occulte ou abus de droit devrait être, à mon sens, transmis à l'autorité judiciaire sans qu'il y ait besoin de l'intervention d'une instance de concertation. J'oserais un parallèle : le président Vincent Éblé et moi-même avons dirigé un conseil départemental et avons chacun connu des expériences mitigées de concertation avec les procureurs sur des dossiers de fraude sociale, qui ne semblaient guère constituer une priorité... En ce sens, il me parait judicieux que la loi supprime le « verrou » et fixe des critères clairs de transmission à la justice des dossiers à enjeux, conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui indique que les fraudes les plus importantes doivent être traitées par la voie pénale. Enfin, quel regard portez-vous sur l'élargissement du « plaider-coupable » et sur la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) en matière fiscale ?

M. Vincent Éblé, président. - Quel parallèle pouvez-vous établir entre la fraude fiscale et la fraude sociale, pour laquelle il n'existe pas de « verrou » mais où les mécanismes judiciaires ne s'enclenchent que trop peu souvent ? Disposez-vous d'éléments de comparaison s'agissant du traitement pénal des deux types d'infractions ?

Le Conseil constitutionnel a souligné que le monopole du dépôt de plainte par l'administration fiscale n'était pas en tant que tel prévu par l'article L. 228 du livre des procédures fiscales, mais ressortait d'une interprétation de la Cour de cassation. Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour de cassation dite « Talmon » du 20 février 2008 autorise le parquet, dans un relatif flou des textes législatifs, à se saisir d'une infraction de blanchiment de fraude fiscale, hors plainte de l'administration. Ces deux mécanismes de devraient-ils pas être adossés à un corpus législatif solide ?

M. Dominique Gaillardot. - En tant qu'avocats généraux à la Cour de cassation, nous ne sommes pas en charge de l'action publique, qui relève des procureurs. La difficulté des critères que vous appelez de vos voeux, Monsieur le rapporteur général, réside dans leur définition. Il convient, en effet, d'éviter tout engorgement de la justice, dans l'incapacité matérielle de traiter l'ensemble des dossiers de fraude fiscale. Pourraient être envisagés le montant des droits fraudés et, surtout, les moyens utilisés en ce qu'ils apparaissent révélateurs d'une volonté d'organiser la fraude. L'article 1741 du code général des impôts les décrit parfaitement s'agissant de la fraude fiscale aggravée. Il convient également de veiller à un niveau optimal de précision des critères pour limiter le risque de contentieux tout en permettant leur adaptation aux évolutions constantes de la fraude.

S'agissant, Monsieur le président, de la fraude fiscale et de la fraude sociale, si les objectifs sont identiques, les moyens utilisés diffèrent et s'avèrent plus raffinés en matière fiscale, notamment avec de fréquentes ramifications internationales. Ce constat explique un traitement judiciaire différencié. S'agissant du blanchiment de fraude fiscale, si le parquet peut s'autosaisir depuis 2008, il n'en demeure pas moins nécessaire d'apporter la preuve de la fraude à l'origine du blanchiment, ce qui nécessite une coopération avec l'administration fiscale.

Mme Solange Moracchini. - Vous avez évoqué, Monsieur le rapporteur général, le recul du nombre de condamnations pour fraude fiscale. J'ai exercé au parquet à Digne, à Bobigny, à Marseille et à Créteil : partout, les délais d'audiencement ne cessent de croître, pour atteindre souvent deux ans, voire quelques jours avant la prescription des faits. Le contentieux fiscal donne, en effet, lieu à un dynamique contentieux d'annulation de procédure devant la chambre de l'instruction et la Cour de cassation pouvant durer quatre à cinq ans. Il convient à cet égard de reconnaitre que la frontière entre optimisation et fraude fiscale peut être débattue...

En outre, dans des dossiers de fraude complexe comme celui d'UBS, le traitement demande de nombreuses investigations à l'étranger, qui accroissent le délai de jugement. Ces dernières années, le temps d'enquête à l'international a été multiplié par deux ou trois. Dans une affaire de fraude à la taxe carbone, le tribunal de grande instance de Paris vient ainsi de condamner une trentaine d'accusés à l'issue d'une procédure de six ans menée dans de nombreux pays. Lorsque la fraude est enfin jugée, quel est le niveau opportun de répression dix ans après les faits ? Un mandat de dépôt a rarement du sens... Les faits frauduleux devraient, en réalité, être judiciarisés lorsque leur ampleur le nécessite, afin de déclencher rapidement des investigations. Il s'agit, après tout, d'une délinquance organisée. Peut également être utilisé le chef d'association de malfaiteurs en vue de commettre une escroquerie. Lors d'une judiciarisation, l'articulation avec l'administration fiscale s'avère essentielle pour agir efficacement et utiliser contre les fraudeurs l'ensemble des outils à disposition, notamment la saisie pénale et la confiscation des comptes.

M. Dominique Gaillardot. - Il est difficile d'obtenir le prononcé d'une amende lorsque le fraudeur s'est déjà acquitté des pénalités de 80 % en sus du paiement des droits. En ce sens, l'articulation des procédures administratives et judiciaires, en matière de sanction, se trouve malaisée.

Mme Solange Moracchini. - La Cour de cassation exige, je le rappelle, que l'amende prononcée soit motivée par rapport aux charges et aux revenus du condamné. Or, le paiement des pénalités a mécaniquement augmenté les charges, tandis que le fraudeur a pu faire faillite ou organiser son insolvabilité... Le temps et les sanctions administratives jouent ainsi en défaveur des condamnations pénales.

M. Thierry Carcenac. - Madame Moracchini, vous avez évoqué la brigade nationale placée auprès du ministère de l'intérieur et la douane judiciaire. Le Conseil d'État s'est interrogé sur la complexité du dispositif. Quelle est votre expérience de cette organisation ?

Quelle est votre opinion, Monsieur Gaillardot, sur le positionnement du « plaider-coupable » par rapport à la CJIP, qui ne prévoit pas la reconnaissance de la fraude ?

Mme Solange Moracchini. - Je n'ai pas vécu l'organisation que vous décrivez ayant quitté la douane judiciaire en 2016, mais peux néanmoins vous faire part de mon sentiment. Les officiers fiscaux judiciaires ont été créés en 2009 avec l'idée que certaines infractions devaient être traitées par des agents spécialisés, à condition de les former pour leur permettre de traduire leurs connaissances administratives dans le cadre des enquêtes de police judiciaire ou de commission rogatoire. Il a alors été décidé de les affecter à l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLIFF), qui traite notamment des fraudes fiscales complexes. Sans commenter plus avant l'avis du Conseil d'État, il me semble, au regard de mon expérience, qu'une unité composée d'agents spécialisés au sein d'un service représente un avantage pour l'action de l'État et ne pose nul problème de visibilité aux magistrats. En ce sens, l'organisation de la douane judiciaire ne me choque pas : il n'existe aucune difficulté à ce que des agents fiscaux soient saisis, à titre exceptionnel et par des magistrats, de fraudes fiscales complexes, sous le contrôle du juge comme chef de service, qui garantit le caractère étanche des procédures administrative et judiciaire. Je serais davantage choquée si des services de l'État se trouvaient en rivalité. Certains contentieux, comme les manquements à l'obligation déclarative, sont par nature fiscaux. Quand une interpellation est effectuée à la frontière avec saisie d'argent, l'infraction est à la fois douanière et fiscale. Disposer, au sein d'un même service, d'agents qui représentent le recouvrement de l'impôt indirect et travaillent dans le cadre judiciaire, structure et complète l'action de l'État. Les magistrats ne seront par ailleurs nullement gênés de recourir à un service supplémentaire.

M. Dominique Gaillardot. - Le recours à la CJIP ressort d'une question de philosophie judiciaire. Je ne vois, pour ma part, aucune raison pour que ce mécanisme ne s'applique pas en matière de fraude fiscale. L'absence de reconnaissance de culpabilité n'empêche pas l'efficacité. Ne nous privons pas d'un outil supplémentaire !

M. Philippe Dallier. - Je regrette que les quatre organisations non gouvernementales (ONG), qui vous ont précédés, ne soient pas restées pour vous entendre ! Elles souhaitaient, en effet, judiciariser la totalité des fraudes fiscales... J'aimerais vous interroger sur la spécialisation des magistrats en matière fiscale et sur la création éventuelle d'une juridiction ad hoc. Je suis sénateur de la Seine-Saint-Denis : le tribunal de Bobigny croule déjà sous les affaires de tous types et je doute qu'il se trouve un jour en capacité d'atteindre la moyenne nationale s'agissant des délais de jugement. Ne conviendrait-il pas de créer une juridiction spécialisée dans les affaires fiscales ?

Mme Solange Moracchini. - J'ai été affectée au tribunal de Bobigny pendant six ans et peux vous confirmer que certains dossiers étaient jugés à la limite du délai de prescription. Les affaires d'escroquerie et de fraudes fiscales couvrent souvent plusieurs départements, avec une plateforme logistique dans des zones dépendant de juridictions modestes. Quel parquet doit alors se saisir ? Dans les petites villes, le parquet craint souvent de ne pas disposer des moyens de traiter de tels dossiers... La loi pourrait prévoir qu'en cas de fraude importante, le dossier soit transféré à une juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) avec des magistrats formés à la délinquance organisée, dont le lien avec la fraude fiscale est avéré. La politique pénale des JIRS varie cependant, comme en matière de TVA et de stupéfiants. Il apparait néanmoins que les deux types d'infraction sont souvent liés.

M. Dominique Gaillardot. - Il existe déjà des magistrats spécialisés au sein des JIRS. Pour autant, toute fraude grave n'est pas forcément complexe et peut être efficacement traitée par citation directe.

M. Vincent Éblé, président. - Nous vous remercions pour vos éclairages.

La réunion est close à 12 h 30.

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Enjeux liés au financement des jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 - Audition commune de MM. Jean Castex, délégué interministériel aux jeux olympiques et paralympiques (DIJOP) Paris 2024, Tony Estanguet, président du Comité d'organisation des jeux olympiques et paralympiques (COJO) Paris 2024, et Nicolas Ferrand, directeur général de la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solidéo)

M. Vincent Éblé, président. - Neuf mois après l'attribution de l'édition 2024 des Jeux olympiques et paralympiques à la France, plusieurs étapes ont été franchies pour passer du statut de candidat à celui d'organisateur.

Tout d'abord, la gouvernance a été mise en place, avec deux structures : l'association chargée du volet organisation, le comité d'organisation des jeux Olympiques (COJO), et l'établissement public chargé des infrastructures pérennes, la société de livraison des ouvrages olympiques (Solidéo).

Ensuite, le Parlement a adopté une loi relative à l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, promulguée le 26 mars dernier. Notre commission ne s'en est pas saisie puisqu'elle concernait principalement les dispositions d'aménagement et d'urbanisme.

Pour autant, le dossier présente des enjeux financiers très importants, qui ne pouvaient échapper à notre commission des finances, soucieuse de garantir la soutenabilité de nos finances publiques et de prévenir les risques de surcoût budgétaire qui ont pu se manifester lors de précédentes éditions des jeux Olympiques. Sans remonter aux jeux de Montréal en 1976 qui ont conduit à un emprunt que les contribuables ont dû rembourser jusqu'en 2006, les exemples plus récents d'Athènes, mais aussi de Pékin, Rio voire même de Londres, témoignent d'une sous-estimation constante du coût de leur organisation pour les finances publiques : il s'agit donc, tout en mesurant l'importance et le retentissement international de cette organisation, de même que ses retombées économiques et donc fiscales, de bien en cerner les enjeux financiers.

À cet égard, notre commission a approuvé la création d'un programme budgétaire spécifique dans le projet de loi de finances pour 2018, ainsi que la garantie de l'État accordée au COJO. Le budget total est estimé à 6,8 milliards d'euros dont des financements publics, à hauteur de 1,4 milliard d'euros, concernant principalement le volet infrastructures, qui concentre l'essentiel des risques de surcoût.

Sur ce point, un rapport commandé par le Gouvernement et remis le 30 mars dernier soulignait les risques financiers liés à la construction de certaines infrastructures, dont le village olympique, le village des médias et le centre aquatique. À l'appui de ces travaux, le Premier ministre a annoncé jeudi dernier un recalibrage de certains projets qui reste encore à préciser.

Cependant, d'autres risques existent, pour lesquels aucune réponse n'est à ce jour apportée : le manque à gagner potentiel d'une participation moindre que prévue des acteurs privés, et le risque relatif au financement des infrastructures de transports.

C'est dans ce cadre que nous recevons aujourd'hui les trois principaux acteurs des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. J'ai le plaisir d'accueillir : Jean Castex, délégué interministériel aux jeux Olympiques et Paralympiques, Tony Estanguet, président du Comité d'organisation des jeux Olympiques et Nicolas Ferrand, directeur général de la Solidéo.

M. Tony Estanguet, président du Comité d'organisation des jeux Olympiques- L'actualité de Paris 2024 est chargée. Une séquence dense a eu lieu ces derniers jours, avec la signature d'un protocole d'accord des différents acteurs publics jeudi 14 juin dernier et la première visite de la commission de coordination du CIO ces deux derniers jours.

Neuf mois après l'attribution des jeux, le projet avance bien. Revenons d'abord sur la conception de ce projet : il y a quatre ans, lorsque nous avons lancé notre candidature, nous avons souhaité proposer un projet en rupture. Cette rupture était également voulue par les membres du CIO, qui avaient décidé en 2014 une grande réforme du mouvement olympique international, avec « l'agenda olympique 2020 » précisant les nouvelles normes d'organisation des jeux olympiques et paralympiques.

Nous avons donc proposé des jeux différents, d'abord du point de vue budgétaire. Les dernières éditions se sont en effet accompagnées de dérapages budgétaires. Aussi, dès la conception du dossier, nous avons tâché de les prévenir, ce qui s'est traduit par le fait que, dans notre dossier de candidature, 95 % des sites des jeux sont existants ou temporaires. Pour chaque site de compétition, nous nous sommes demandés si nous avions besoin d'infrastructures nouvelles ou si nous pouvions réutiliser des infrastructures existantes. Ensuite, si des infrastructures nouvelles étaient nécessaires, nous avons arbitré entre des infrastructures temporaires et des infrastructures pérennes, pour répondre à des besoins sur un territoire.

Seul un site de compétition du dossier de candidature doit être construit spécifiquement pour les jeux Olympiques et Paralympiques : le centre aquatique. Il s'agit là d'une rupture majeure avec toutes les éditions précédentes des jeux, puisqu'en moyenne, entre 10 et 15 sites sont construits spécialement pour la compétition. C'est un élément essentiel de maîtrise du budget.

Le budget des jeux recouvre en réalité deux facettes. La première facette concerne le budget dédié à l'organisation, évalué à 3,8 milliards d'euros et porté par le Comité d'organisation des jeux olympiques, structure privée financée par de l'argent privé. Le second budget est celui de la Solidéo, évalué à 3 milliards d'euros, dont la moitié financée par de l'argent public : il est fléché vers les infrastructures et l'héritage des jeux sur le territoire. La stratégie de financement de notre budget consiste à flécher l'argent public uniquement vers des équipements utiles pour la population après les jeux, principalement en Seine-Saint-Denis où se concentre l'essentiel des investissements.

Le budget du COJO repose sur trois sources essentielles de financement : un tiers provient de la dotation du CIO, une part est issue la billetterie, dont les recettes ont été estimées sur la base d'un taux de remplissage à 85 %, et le reste sera retiré du parrainage publicitaire et des licences de la marque « Paris 2024 ». « Paris 2024 » récupère les droits d'utilisation de la marque olympique sur le territoire français du 1er janvier 2019 au 31 décembre 2024 : nous allons donc pouvoir exploiter la marque pendant six années.

Nous sommes confiants dans notre capacité à atteindre le programme de partenariat, car nous avons fait preuve de prudence dans nos prévisions de recettes. Nous nous sommes appuyés sur des objectifs atteints par les jeux de Londres en 2012. Nous pouvons compter sur des partenaires privés qui nous ont déjà soutenus dans la phase de candidature et qui souhaitent prolonger l'aventure.

Le budget du COJO n'a pas fait l'objet de critiques de la part des inspections générales, ni de la part du CIO. Nous serons soumis au contrôle de la Cour des comptes.

Nous pourrons toujours adapter le niveau des services en fonction des revenus qui seront générés avant 2024, pour éventuellement réduire le coût des jeux si c'était nécessaire.

M. Nicolas Ferrand, directeur général de la Société de livraison des ouvrages olympiques. - La Solidéo a été créée par la loi du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l'aménagement métropolitain. Le décret du 27 décembre 2017 en précise les missions.

La Solidéo doit construire trente-neuf objets pérennes, de taille diverse, pour les jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. La maîtrise d'ouvrage a été confiée à vingt-neuf maîtres d'ouvrage, publics et privés. La Solidéo garantit au CIO et au COJO que l'ensemble de ces objets seront livrés dans les délais et, qu'après les jeux, les travaux nécessaires pour les transformer dans leur configuration définitive seront effectués.

Notre mission se décline en quatre axes : la stabilisation du programme des jeux, la supervision des vingt-neuf maîtres d'ouvrage, la centralisation des cofinancements publics, et la maîtrise d'ouvrage de certaines infrastructures particulièrement complexes, comme le village olympique ou le village des médias.

À la suite des remarques et recommandations du rapport des inspections générales, le Gouvernement nous a demandé d'optimiser le dossier de candidature, afin de le rendre pleinement opérationnel. Trois axes ont été définis : ne pas augmenter la part des financements publics prévue dans le dossier de candidature, fixée à 1,374 milliard d'euros, préserver l'héritage, et garantir les délais. C'est un élément capital : nous devons livrer les trente-neuf objets le 30 septembre 2023 au COJO, afin qu'il les teste et les prépare pour l'organisation des jeux. Puis, à l'automne 2024, le COJO remettra ces ouvrages à la Solidéo pour les transformer dans leur version définitive à horizon 2025.

Nous avons travaillé au quotidien avec l'ensemble des collectivités territoriales concernées, ce qui a conduit à la signature du protocole d'accord le 14 juin dernier. Ce protocole définit ce que vont être les objets que la Solidéo doit construire.

Trois grands dossiers ont fait l'objet d'un examen spécifique : le village olympique, le village des médias, et l'ensemble des infrastructures liées aux épreuves aquatiques. Le village olympique et paralympique est inchangé. Pour le village des médias, nous nous sommes appuyés sur le rapport des inspections générales et sur le COJO pour le reconfigurer. Les sujets aquatiques ont, quant à eux, été complètement repensés.

À l'issue de ce travail, le montant d'argent public reste bien de 1,374 milliard d'euros, mais la maquette financière se trouve fiabilisée par trois éléments.

La fiabilisation résulte d'abord de l'expertise de la mission des inspections générales et du travail du bureau d'étude d'économistes de la construction sur chacun des trente-neuf objets.

De plus, nous avons prévu près de 350 millions d'euros de provisions diverses pour faire face aux risques identifiés, comme la pollution et l'amiante, aux imprévus et aux évolutions de programmes qui pourraient advenir d'ici 2024, par exemple pour des préoccupations liées à la sécurité.

Enfin, nous mettons en place une démarche de management des risques avec le cabinet EY, comme Londres en 2012, au niveau de la Solidéo et de chacun des vingt-neuf maîtres d'ouvrage.

M. Jean Castex, délégué interministériel aux jeux Olympiques et Paralympiques- Ces jeux seront le plus grand événement que la France ait porté ; ils auront des retombées considérables. Nous ne pourrons pas utiliser le temps comme variable d'ajustement : nous nous mobilisons pour être prêts en 2024. Tony Estanguet s'est exprimé en premier car c'est d'abord le mouvement sportif qui a porté la candidature et qui reste en tête de pont pour mettre en oeuvre les jeux. Les valeurs de l'olympisme doivent fédérer notre pays.

On a ainsi vu la nécessité de rester unis lorsque les inspections générales ont souligné le risque de dérapage, avec la crainte que des ajustements ne fassent perdre à certains acteurs les retombées qu'ils espéraient : l'intérêt général a prévalu et le programme, modifié, est désormais rationalisé et même amélioré. Sur les territoires concernés, c'est-à-dire surtout en Île-de-France et dans la Seine-Saint-Denis, les acteurs publics de toutes tendances politiques ont fait passer l'objectif de réussite des jeux au-delà de toute autre considération.

Depuis la décision d'attribution à Lima, la gouvernance du projet est montée en puissance, le cadre juridique et institutionnel a été mis en place et les inspections générales ont conduit un audit que le Gouvernement a décidé de rendre public. Le CIO a visité le site les 18 et 19 juin. À présent trois grands enjeux se présentent à nous.

En premier lieu, le CIO insiste pour que nous formalisions l'héritage partagé qui sera laissé par les jeux. L'héritage matériel est bien défini, mais qu'en est-il de l'héritage immatériel ? Nous devons définir l'impact des jeux sur les pratiques sportives, préciser leur caractère fédérateur et approfondir les problématiques d'inclusion pour ce qui concerne les jeux paralympiques.

Le second enjeu porte sur l'emploi : nous devons mettre en place des dispositifs de formation. En application de la loi, la Solidéo doit mettre en place une charte d'insertion.

Enfin il faut faire en sorte que les jeux de Paris 2024 soient les jeux de la France, en faisant bénéficier l'ensemble des territoires de leurs retombées. C'est ce qui va désormais nous occuper, puisque le cadre d'ensemble est stabilisé.

M. Éric Jeansannetas, rapporteur spécial. - Les jeux Olympiques et Paralympiques constituent un événement exceptionnel et une vitrine pour la France, avec une obligation de réussite. À la suite de l'analyse des conditions de financement, vous avez revisité et optimisé le projet avec une réactivité qu'il faut saluer. Les ressources du comité d'organisation sont principalement privées, avec le financement du CIO, de la billetterie, des produits dérivés. Cependant son budget est établi avec un apport de 1 milliard d'euros des partenaires privés : ce montant ambitieux est-il difficile à réunir ? Est-il réaliste et comment un éventuel manque à gagner pourrait-il être comblé ? Dans un tel cas, le budget serait-il revu à la baisse ou la contribution du CIO pourrait-elle être augmentée ?

Les risques pour les finances publiques se concentrent sur les infrastructures, mais aussi sur les délais qui ne peuvent pas toujours être maîtrisés. On évoque l'ajout d'un nouveau site au pied de la tour Eiffel. Du point de vue budgétaire, la loi de finances pour 2018 a créé un nouveau programme doté de 58 millions d'euros en autorisations d'engagement et de 48 millions d'euros en crédits de paiement : quelle est sa trajectoire prévisionnelle sur les prochains exercices ?

M. Vincent Éblé, président. - Avez-vous connaissance d'engagements contractés auprès du CIO en matière fiscale et de leurs conséquences en matière financière ? S'agissant des transports et de la mobilité, l'inspection générale des finances a demandé la mise en place de solutions pertinentes et budgétées pour les voies olympiques dédiées : que comptez-vous faire ? S'agissant du Grand Paris Express, dont le calendrier et le financement ne sont pas forcément liés à l'organisation des jeux, pensez-vous que les sites olympiques seront desservis par des lignes de transports efficaces, comme la France s'y est engagée ?

M. Tony Estanguet. - En ce qui concerne les financements qui seront apportés par les partenaires privés, nous nous basons sur des hypothèses prudentes.

Les jeux Olympiques de Londres en 2012 ont été financés par les partenaires privés à hauteur de 1 milliard d'euros, ceux de Tokyo en 2020 devraient l'être à hauteur de plus de 3 milliards d'euros grâce à la commercialisation et au partenariat. Le marché intérieur japonais est indiscutablement plus important que le nôtre mais notre objectif d'un apport de 1 milliard d'euros par des financements privés nous paraît vraiment raisonnable.

Nous aurons trois types de partenaires privés pour les jeux de 2024. Des partenaires de rang 1, qui auront la totalité des droits d'utilisation de la marque « Paris 2024 » pendant six ans, mais également des partenaires de rang 2 et de rang 3 qui joueront un rôle de fournisseur, notamment les entreprises qui offriront des prestations de services. Il s'agit là d'un programme ambitieux mais tout à fait réalisable. Tous les experts en commercialisation nous confortent dans notre capacité à atteindre cet objectif. Nous continuons de donner de l'ambition au projet « Paris 2024 » pour donner envie aux partenaires privés de le rejoindre le plus tôt possible.

Dans notre budget prévisionnel, nous avons également de la marge sur notre programme de billetterie avec, là aussi, plus de 1 milliard d'euros de financements qui sont attendus.

En outre, nous n'avons pas encore budgétisé de ressources qui proviendraient du programme d'hospitalité des jeux : nous sommes en train de réfléchir à la façon dont nous pourrions prélever des recettes sur les millions de personnes qui viendront assister aux jeux.

Plus de 13 millions de personnes qui se déplacent pour assister à un évènement sportif génèrent forcément une importante activité économique ! Les études ont montré que les jeux de Londres avaient provoqué une augmentation du nombre de touristes de 8 % et une hausse des dépenses globales de ces touristes. Des retombés économiques importantes sont donc à attendre pour la France. C'est pour cela que nous voulons travailler avec vous pour voir comment nous pouvons décliner ces jeux dans les territoires et y faire participer des millions de personnes.

Sur le site à proximité de la tour Eiffel, le Grand Palais éphémère, je vous confirme que notre projet sera présenté au Conseil de Paris les 2 et 3 juillet prochain. Ce site n'est pas conçu pour les jeux : c'est une opportunité qui se présente à « Paris 2024 ». Le Grand Palais va être en travaux pour trois ans et la ville de Paris avait besoin d'un site temporaire pour maintenir l'activité du musée jusqu'en 2023. Quand nous en avons été informés, nous avons sollicité la ville de Paris et l'État pour voir s'il serait possible de conserver cet équipement éphémère pendant quelques mois supplémentaires pour y accueillir des compétitions. Cela nous permettra de réduire notre budget opérationnel, puisqu'une grande salle temporaire était prévue au Bourget. Celle-ci n'aura plus lieu d'être si nous pouvons effectivement bénéficier du Grand Palais éphémère.

Nous conservons donc des marges de manoeuvre pour faire évoluer les dépenses du budget du comité d'organisation. Un exemple : nous avons l'obligation de transporter les athlètes, les médias et toute la famille olympique et paralympique avec un système de navettes. Un bus tous les dix minutes coûte beaucoup plus cher que s'il ne passe que toutes les vingt minutes ou tous les quarts d'heure. Pour cinq minutes de différence, il est possible de réaliser des économies substantielles. Nous apporterons donc des ajustements à notre budget jusqu'en 2023 en fonction des recettes qui seront générées par l'évènement.

M. Nicolas Ferrand. - Sur la question du centre aquatique olympique, permettez-moi de présenter l'ensemble du sujet des installations aquatiques en Seine-Saint-Denis, telles qu'elles étaient prévues dans le dossier de candidature et telles qu'elles sont désormais programmées dans le dossier optimisé.

Dans le dossier de candidature, il était prévu de laisser en héritage à la Seine-Saint-Denis cinq piscines construites en dur. Parmi elles figurait le centre aquatique olympique, qui accueillait les épreuves de natation et de plongeon dans un bâtiment pouvant rassembler 17 000 spectateurs pendant les jeux. Après les jeux, il était prévu de démonter une partie des gradins et ne restait en héritage que le bassin de 50 mètres, le bassin de plongeon et 2 500 places de spectateurs extensibles à 5 000 places, ce qui permettait d'accueillir des compétitions internationales. Une deuxième piscine était prévue pour l'échauffement des épreuves de water-polo à la Courneuve. Enfin, trois autres piscines d'entraînement étaient prévues en héritage à Noisy-le-Sec, à Aulnay-sous-Bois et à Aubervilliers.

Dans le dossier optimisé, nous avons repensé l'organisation de l'ensemble des épreuves aquatiques. Les épreuves de water-polo sont rapatriées en face du Stade de France, sur le site de la Plaine Saulnier Sud, qui abrite actuellement la direction de recherche et développement du groupe Engie. Nous construirons de façon pérenne en héritage un centre aquatique olympique qui accueillera pendant les jeux les épreuves de water-polo et de plongeon. La jauge en termes de spectateurs pour ces compétitions est de 5 000 places. Nous construirons donc un bâtiment plus ramassé que celui qui était prévu à l'origine, directement dimensionné pour 5 000 places. Après les Jeux, ce bâtiment restera avec ses lignes d'eau de 50 mètres et son bassin de plongeon et nous maintiendrons 2 500 places extensibles à 5 000. L'héritage pour ce centre aquatique sera donc in fine le même entre le dossier de candidature et le dossier optimisé.

Le COJO va également construire un centre aquatique olympique provisoire pour les épreuves de natation, avec 17 000 places de spectateurs. Nous maintiendrons à la Courneuve la construction d'une piscine en dur pour l'entraînement. Le COJO construira également deux piscines d'échauffement provisoires pour les athlètes à côté du Stade de France.

En héritage, on aura donc le centre aquatique du water-polo, la piscine de la Courneuve, les trois piscines de Noisy-le-Sec, d'Aulnay-sous-Bois et d'Aubervilliers et le COJO est prêt à surinvestir dans les piscines d'échauffement de manière à ce qu'on puisse les démonter et les remonter ailleurs en Seine-Saint-Denis.

De cinq piscines initialement, on passera donc à huit piscines en héritage en Seine-Saint-Denis. De surcroît, pour accompagner le plan « Savoir nager » dans le département - 45 % des élèves de Seine-Saint-Denis ne savent pas nager à l'entrée en sixième - une enveloppe de 15 millions d'euros est prévu. L'héritage aquatique global pour la Seine-Saint-Denis est donc notablement amélioré par rapport au dossier de candidature.

S'agissant du respect des délais, il nous reste très exactement 63 mois et 10 jours avant la livraison des ouvrages au COJO. La question de l'archéologie a été mise en avant. Elle a en effet constitué un très gros sujet pour nous au début de l'année 2018, parce que le village olympique est situé à cheval entre Saint-Denis et Saint-Ouen, à la fois à proximité de la cité du cinéma et sur une petite colline qui domine la Seine. C'est sur cette colline qu'avait été édifié au XVIIIème siècle le château de la famille de Rohan-Chabot, détruit en 1910, lui-même construit à l'emplacement d'un château médiéval. La direction régionale des affaires culturelles (DRAC) nous a tout de suite indiqué qu'elle désirait fouiller ce site très intéressant. Nous leur avons fait valoir qu'il ne serait pas possible de retarder notre projet plusieurs années. Du coup, nous avons travaillé avec eux à partir d'études historiques précises, de photographies, pour repérer très exactement les zones susceptibles de présenter un intérêt archéologique et nous avons circonscrit trois parcelles sur la quinzaine d'hectares qui initialement pouvaient accueillir ce château médiéval. La question archéologique est donc aujourd'hui derrière nous en principe.

Nos préoccupations aujourd'hui portent plutôt sur les questions de pollution, qu'il est de mieux en mieux possible de circonscrire, mais des aléas subsistent sur ce qu'on peut trouver sous les bâtiments construits dans les années 1980.

Sur la mise en place des crédits, nous devons livrer à l'automne 2023 l'ensemble des objets. Nous allons donc avoir trois années de construction avec de nombreux chantiers en parallèle en Île-de-France. Nos chantiers vont commencer au 1er janvier 2021 et se dérouleront sur les années 2021, 2022 et 2023. Ce sont les trois années où les consommations budgétaires seront les plus importantes.

Les années 2018, 2019 et 2020 sont, pour leur part, des années d'acquisitions foncières, de démolition et de dépollution. Ce sont également des années d'études, d'autorisations administratives et de choix de nos partenaires privés. Ce ne sont donc pas les années sur lesquelles nous aurons le plus de consommation budgétaire.

En 2018, sur les 48 millions d'euros qui ont été ouverts en faveur de Solidéo, nous devrions consommer 42 millions d'euros. En 2019, ce sera 80 millions d'euros environ. Nous sommes en train d'en parler avec les collectivités territoriales, qui représentent un tiers de notre budget, les deux autres tiers provenant de l'État.

Nous travaillons avec elles pour définir le rythme de mise en place de leurs crédits, afin d'éviter un recours excessif aux financements de l'État. Nous ne sommes pas complément fixés aujourd'hui sur les besoins 2019, 2020 et 2021 et nous devons les mettre en rapport avec les programmes d'investissement des collectivités. Nous devrions y voir plus clair à la fin de l'été.

M. Jean Castex. - Nous avons bien évidemment connaissance des engagements contractés par le CIO en matière fiscale. Ces éléments ont été souscrits le 3 août 2016 par Manuel Valls, alors Premier ministre, auprès du CIO, et ils prévoient notamment que « les versements et autres contributions de la part du CIO, d'entités gérées par ce dernier et du chronométreur officiel au COJO seront totalement affectés à la planification, à l'organisation, au financement et à la mise sur pied des jeux et les revenus de ces parties en lien avec les jeux seront pleinement alloués au développement du mouvement olympique et à la promotion du sport, conformément à la charte olympique. Pour cela, le CIO, toute entité gérée par le CIO, et le chronométreur officiel, ne supportera pas la charge d'impôts directs ou, conformément au droit de l'Union européenne, indirects sur les revenus générés en relation avec les jeux, ni sur les versements effectués par ses parties au COJO ». C'est une disposition classique que vous aurez de toute façon à approuver puisque des engagements de cette nature figureront dans une loi de finances et ne pouvaient pas, compte tenu de l'exclusivité réservée à cette dernière, figurer dans la loi olympique. L'estimation de l'incidence financière de ces exonérations sera produite par la direction de la législation fiscale. Je précise que du point de vue des rentrées fiscales globales, compte tenu de la somme des deux budgets gérés, ce sera une bonne affaire pour l'État, y compris en tenant compte des exonérations prévues.

Sur les questions de transport, je commence par répondre sur le sujet des voies olympiques, qui relève particulièrement de nos compétences. Le rapport des inspections générales mentionnait que les montants indiqués dans le dossier de candidature lui paraissaient sous-évalués. Le dossier prévoyait 15 millions d'euros et les inspections générales ont indiqué que ce montant pourrait s'élever en réalité à 105 millions d'euros. Nous avons donc repris ce sujet presque au début.

Le chiffrage de l'inspection générale part du principe que l'essentiel des voies olympiques auraient le caractère de voie olympique dynamique, c'est-à-dire qu'elles seraient ouvertes à la circulation normale, par opposition aux voies olympiques classiques qui sont fermées à la circulation normale. Les voies olympiques dynamiques coûtent environ 1 million d'euros par kilomètre, soit 120 millions d'euros et il reste 40 kilomètres de voies permanentes, à 100 000 euros du kilomètre, soit 4 millions d'euros, d'où l'estimation de 124 millions d'euros présentée dans le rapport des inspections générales. Ce n'est pas tout à fait ainsi que les choses vont se produire, puisque nous avons décidé de remettre à plat ce sujet en regardant ce qui serait strictement nécessaire pour les jeux Olympiques et Paralympiques. Certaines voies, comme celles passant le long de la Seine, pourraient perdre ce statut si nous recourrions au boulevard périphérique. On est en train de revoir le périmètre de ces voies olympiques et elles n'auront pas toutes le statut de voie olympique dynamique. Il n'est pas non plus question que les jeux paient pour le compte des propriétaires de ces voies des équipements qui auraient été réalisés de toute façon. Deux groupes de travail techniques sont actuellement en train d'étudier ce sujet. Dans ces conditions, nous avons tenu compte des rapports des inspections générales en constituant une provision de 50 millions d'euros dans la maquette révisée, mais notre intention est de ne pas atteindre ce montant.

S'agissant des transports en commun et du dossier du Grand Paris Express, je précise que les organisateurs des jeux ne sont pas chargés de ce sujet.

Je voudrais vous en rappeler la genèse ; lorsque le dossier olympique a été bâti, pour localiser les épreuves, en tout cas celles appelées à générer le plus de flux, « Paris 2024 » s'est rapprochée de la Société du grand Paris. Ce sont donc les jeux qui se sont adaptés à la planification alors prévue, ce qui était assez logique. Le CIO souhaite que la plupart des sites olympiques soient desservis par les transports en commun. Les épreuves ont été localisées sur des lignes et des gares prévues dans le cadre du Grand Paris. Il y a eu depuis de nouveaux arbitrages, postérieurs au dossier de candidature, et même à la décision de retenir Paris comme ville candidate aux jeux. Je pense à l'A14 Nord, qui arrive à la grande gare de Saint-Denis Pleyel, le tronçon commun des lignes 16 et 17 et la section entre le Bourget RER et le triangle de Gonesse. Les arbitrages rendus au début de l'année ont pour objectif d'assurer la desserte des sites olympiques. J'ajoute dans cette énumération la ligne 14 sud, qui ne comprend pas de site olympique mais dessert notamment l'aéroport d'Orly. J'y ajoute aussi le CDG Express pour la liaison avec l'aéroport Charles-de-Gaulle. Pour ces deux axes, tout sera mis en oeuvre pour que la réalisation puisse intervenir avant l'ouverture des jeux.

Nous avons parfaitement conscience que ces délais sont extrêmement tendus, c'est la raison pour laquelle la délégation que je dirige est en lien permanent avec les autorités qui en sont chargées, notamment la Société du Grand Paris, pour que nous ayons accès aux outils de reporting pour nous assurer que le planning sera être respecté. Cependant, du point de vue budgétaire, ce domaine ne relève pas de notre compétence.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Vous avez identifié le risque archéologique. Je voudrais évoquer avec vous les risques liés au montage juridique. Le rapport de la mission pointe le risque lié à la complexité de la gouvernance d'ensemble des opérations. Vous avez mentionné vingt-neuf maîtres d'ouvrage, le rapport des inspections générales en relève vingt-sept différents, à la différence de Londres, où une seule institution était responsable de la livraison de l'ensemble des infrastructures. Cette organisation n'est-elle pas trop complexe et de nature à introduire des retards ? Je voudrais notamment souligner les risques de retards liés aux appels d'offres. Il y a énormément de demandes en termes de travaux publics et les entreprises n'ont pas des capacités infinies. N'y a-t-il pas lieu d'avoir des validations législatives sur des procédures, comme en matière de déclaration d'utilité publique ou d'enquêtes publiques, au vu des délais très contraints et des éventuels retards susceptibles de survenir ?

M. Antoine Lefèvre. - J'ai quelques interrogations à la suite du rapport de l'inspection générale des finances, qui comportait un certain nombre de recommandations. Le diagnostic était plutôt inquiétant, mais vous nous avez expliqué comment vous aviez pu remédier aux risques de dérapage évoqués, à la fois sur le plan financier et s'agissant du calendrier de réalisation. Parmi les recommandations du rapport figurait un point concernant la réforme de la gouvernance : quelles améliorations avez-vous apporté sur ce point ? J'ai également une question concernant les délais administratifs, que vous avez évoqués avec le sujet de la DRAC et de l'archéologie : pensez-vous réellement pouvoir tenir les délais ? Enfin, pouvez-vous nous indiquer les grandes masses du dernier protocole financier qui a été évoqué ?

M. Didier Rambaud. - Merci tout d'abord aux trois intervenants, qui m'ont convaincu. Sur la question de l'héritage des installations sportives, l'histoire des jeux nous enseigne que cela a été chaque fois un échec. Je suis élu de l'Isère, j'ai grandi à Grenoble et je peux vous dire que tous les sites olympiques sont devenus des friches. Vous avez bien fait de mettre le doigt sur ce nouveau défi. Vous avez dit que les Jeux de Paris devaient être ceux de toute la France ; qu'est-ce que cela veut dire concrètement ? Peut-on, par exemple, envisager des entraînements délocalisés sur différents territoires du pays ? De quelle manière les territoires ultramarins vont-ils être associés aux jeux de Paris ?

M. Jean-François Husson- Je m'associe aux remerciements de mes collègues. J'ai apprécié la présentation de Tony Estanguet, qui parle de projet en rupture, marqué de l'empreinte du développement durable. Les Français sont très attentifs au fait que nous devons éviter les dépenses somptuaires. Nous devons démontrer que ces dépenses permettront une consolidation et une modernisation des équipements dans les territoires. Je pense aussi qu'il pourrait être intéressant, dans une démarche nouvelle, de faire appel au bénévolat, qui compte énormément dans ce type d'événement fédérateur exceptionnel et permet d'obtenir des résultats qui ne soient pas uniquement la somme arithmétique des talents. Il faut faire appel à tout le monde : associations, entreprises, élus locaux, etc. C'est important, parce que le mouvement des jeux doit toucher le pays dans son ensemble, dans toutes ses composantes et toute sa force humaine.

Jusqu'à présent, toutes les prévisions budgétaires des dernières olympiades d'été - que ce soit Rio, Londres ou Pékin - se sont avérées largement inférieures à la réalité. Néanmoins, dans l'hypothèse où l'équation financière actuelle tiendrait la route, que deviendrait l'éventuel excédent ?

M. Claude Raynal- Merci pour cette présentation. En simplifiant, il y a deux façons de voir les jeux Olympiques et Paralympiques On peut d'abord voir cela comme un événement majeur pour la France, qui permet de donner l'image d'un pays capable de mener une manifestation de ce type, avec toutes les retombées positives que l'on peut en attendre. Il y a aussi une vision plus sportive des jeux, qui permettent de favoriser le sport pour tous, dans les territoires, et de relancer certains secteurs sportifs et plus généralement l'ensemble du sport. Je vous ai écouté défendre cette idée de mise en mouvement du pays. La question est de savoir comment parvenir à cette mise en mouvement : demander aux territoires de se mobiliser, comme vous l'avez évoqué, conduit aussi à une réflexion sur les moyens de travailler avec les régions sur le long terme, et pas seulement le temps des jeux. Je crois que vous y êtes attentifs.

Pour en revenir aux sujets strictement budgétaires, pouvez-vous nous indiquer si les budgets dont vous nous avez parlé sont calculés en euros courants ou en euros constants et, le cas échéant, selon quelle hypothèse d'inflation ? S'agissant de la méthode de suivi budgétaire, pouvez-vous nous indiquer la manière dont est fait le reporting et dont sont pris en compte d'éventuels dérapages ? Chaque opération doit être suivie de très près si l'on veut éviter des dérapages massifs. J'ai également une question sur les délais liés à la passation des marchés. Comment gérez-vous la contrainte temps, de sorte qu'elle ne prenne pas le dessus sur la contrainte prix ? Si l'on perd du temps sur la passation des marchés, on se retrouve ensuite pris au piège et l'on n'a plus le temps de passer par la méthode des lotissements, qui permet une meilleure mise en concurrence et des tarifs corrects. Quel type de marché envisagez-vous ? Êtes-vous plutôt sur la méthode des lotissements ou sur celle des marchés globaux ? Envisagez-vous de recourir à des partenariats public-privé ?

M. Philippe Dallier. - Malgré le caractère fédérateur et attractif des Jeux, notamment pour les jeunes, je me suis longtemps demandé si ce serait une bonne chose pour la France de les décrocher, au vu de la situation budgétaire du pays mais aussi des collectivités territoriales qui vont accueillir les sites olympiques, en particulier le département de la Seine-Saint-Denis, dont je suis sénateur. Maintenant que nous avons décroché les jeux, nous devons les réussir, mais il y a tout de même un certain nombre de questions, notamment budgétaires, qui se posent. Nous avons été surpris de découvrir, juste après l'annonce de l'obtention des jeux, que les coûts avaient été sous-estimés.

S'agissant spécifiquement de la problématique des transports, le surcoût du Grand Paris Express, qui est passé de 26 milliards à 35 milliards d'euros, va avoir des conséquences très directes pour la Seine-Saint-Denis. Les lignes desservant les sites olympiques, c'est-à-dire la partie nord du département, vont être réalisées en priorité, tandis que celles traversant la Seine-Saint-Denis du nord au sud ne seront pas achevées. Les lignes 15 et 16, qui vont desservir par exemple Clichy-sous-Bois et Montfermeil, vont être livrées en 2030 au lieu de 2024. On est un peu fatigués de l'arbre qui cache la forêt...

La Seine-Saint-Denis est le département le plus jeune de France, mais celui où il y a le moins d'équipements sportifs ! On nous dit qu'il va y avoir des équipements en héritage des jeux, mais il faut relativiser. Par exemple, la piscine d'Aulnay-sous-Bois va simplement remplacer un équipement existant, qui devait être rénové et a finalement fermé. Les jeux sont une bonne chose pour la rénovation des équipements, mais cela ne changera pas fondamentalement la situation des jeunes et du sport en Seine-Saint-Denis, où près de la moitié des élèves de sixième ne savent pas nager.

Concernant les risques financiers liés aux jeux, j'aimerais que l'on nous fournisse un tableau qui détaille, collectivité par collectivité, les engagements pris et les risques supportés. Je rappelle que la Seine-Saint-Denis est le département le plus endetté de la région Île-de-France, sans compter les partenariats public-privé souscrits pour construire les derniers collèges. La dette doit avoisiner les deux milliards d'euros. Ce département ne peut pas se permettre une autre tempête financière ! Pas plus que certaines communes du nord du département. Je souhaiterais donc avoir ce tableau qui nous permettrait de suivre ces risques et savoir à quoi se sont engagées chacune de ces collectivités.

Mme Fabienne Keller. - Je tiens tout d'abord à dire que nous sommes très fiers d'organiser les jeux Olympiques et Paralympiques en 2024.

Je suis rapporteur spécial de la mission « Écologie, développement et mobilités durables », plus précisément pour les sujets de transports, pour la commission des finances. Dans mon rapport spécial sur le projet de loi de finances pour 2018, je pointais les tensions qui existent en matière de ressources humaines au sein de la Société du Grand Paris. Les ratios ne sont pas raisonnables, ils sont pires que ceux des lignes TGV les moins bien dotées ! C'est un sujet qu'il faut traiter maintenant. Certains chiffres sont inquiétants et notamment le fait qu'un quart des tunneliers d'Europe soient utilisés sur ce chantier. Ces chantiers souterrains sont particulièrement difficiles, j'en veux pour preuve l'incident survenu il y a quelques mois qui a bloqué le trafic du RER A. Il faudrait donc probablement revoir le plafond d'emplois de la Société du Grand Paris.

Par ailleurs, ces jeux dépassent Paris, c'est la France qui accueille le monde : quelle sera l'association des autres territoires ?

Enfin, plusieurs épreuves auront lieu sur un territoire dont nous connaissons tous la vulnérabilité : comment s'assurer qu'il va pouvoir profiter de la dynamique des jeux ? Nous savons bien qu'il faut accompagner les gens en compétence et que les clauses d'insertion qui figurent habituellement dans les marchés publics ne suffisent pas.

M. Nicolas Ferrand. - Le rapporteur général et Antoine Lefèvre m'ont interrogé sur la présence de nombreux maîtres d'ouvrages, qui pourrait faire courir des risques à ce chantier, risque pointé par le rapport des inspections générales. Je ne vais pas vous répondre que le fait d'avoir autant de maîtres d'ouvrages facilite les choses ; un seul maître d'ouvrage aurait été plus simple. Mais ceci reflète l'organisation décentralisée de notre République : chacun a sa compétence de par la loi et l'exerce.

De façon concrète, je peux dire que cela fonctionne. Il y a une véritable mobilisation des maîtres d'ouvrage pour atteindre l'objectif. En tout état de cause, la loi que vous avez votée prévoit qu'en cas de défaillance, la Solidéo peut se substituer au maître d'ouvrage concerné. Cette disposition législative devrait d'ailleurs être précisée dans le cadre du projet de loi sur l'évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Elan).

M. Jean Castex. - Je précise que la loi va devoir être modifiée sur plusieurs points, alors même que l'encre est encore fraiche, afin de tenir compte des observations des inspections générales.

M. Nicolas Ferrand. - L'ensemble des montants inscrits dans le protocole financier sont hors taxes et en euros de 2016 ; sauf pour l'État, dans ce cas les taxes sont comprises. Mais l'ensemble des cofinanceurs ont accepté, dans le cadre du protocole signé la semaine dernière, que ces tableaux financiers soient actualisés fin 2020 ou début 2021. Nous disposerons alors des prix de l'essentiel des marchés publics et nous connaîtrons le niveau des recettes privées, issues des ventes de terrains par exemple. Le financement public correspond à l'écart entre ces recettes privées et les montants des marchés. Début 2021, nous adapterons le financement de chacun en fonction de la réalité et en proportion des apports prévus aujourd'hui. Je ne peux néanmoins pas vous garantir que nous atteindrons exactement un coût de 1,374 milliard d'euros, comme prévu aujourd'hui en euros constants.

M. Jean Castex. - Je crois qu'il faut relativiser le nombre important de maîtres d'ouvrage en les pondérant par le nombre projets portés, car chacun n'a pas le même poids : les principaux projets sont portés par la Solidéo. L'enveloppe n'est pas divisée en 29 parts égales !

J'insiste aussi sur le fait que nous parlons des investissements de la Solidéo, c'est-à-dire des investissements publics, mais qu'ils ne concernent pas uniquement les jeux ! Dès l'origine, nous avons souhaité que ces investissements bénéficient aussi aux territoires où ils sont implantés. Le village olympique sera converti en logements et en commerces à Saint-Denis par exemple. Dès lors qu'il s'agissait d'investissements pour les territoires, il était indispensable d'associer les collectivités territoriales et notamment l'échelon communal. Le paysage institutionnel est dès lors plus complexe, mais c'est justement pour éviter les « éléphants blancs », les équipements laissés à l'abandon. Tous les équipements seront reconvertis en équipements de proximité. Au-delà du nombre de maîtres d'ouvrage, il faut aussi prendre en compte le risque qu'aurait constitué le fait de ne pas associer les territoires et de se retrouver avec des équipements déconnectés de la réalité des territoires.

M. Tony Estanguet. - Je précise que pour la Solidéo les prix sont bien en euros 2016 ; tandis que pour le COJO, les prix sont en euros 2024, sur la base d'une hypothèse d'inflation annuelle de 1,24 %.

M. Nicolas Ferrand. - Nos chantiers concernent principalement des bâtiments : les risques liés aux travaux souterrains ne nous concernent donc pas vraiment. Nous constatons de façon cyclique qu'autour des élections municipales, il y a une baisse de la production de logements et donc en menant nos chantiers entre 2021 et 2023, nous espérons avoir des coûts de construction moins élevés. La ville de Paris, qui construit beaucoup, est plus pessimiste, du fait de la hausse importante observée en 2017, qui atteint 7 %.

M. Philippe Dallier- Tous les coûts explosent et ça ne va pas s'améliorer !

M. Nicolas Ferrand. - Nous verrons ce qu'il adviendra en 2020 et en 2021. S'agissant des délais administratifs, nous avons bien cette question en tête. Nous travaillons sous l'égide de la délégation interministérielle aux jeux Olympiques et Paralympiques (DIJOP) et du préfet de la région d'Île-de-France sur plusieurs sujets. Tout d'abord, le décret déclarant opération d'intérêt national (OIN) le village olympique et le village des médias a été publié. Dès lors, la délivrance des actes est de la compétence du préfet. Dans ce cadre, nous travaillons avec les pompiers pour essayer de réduire la durée de délivrance des autorisations d'établissements pouvant recevoir du public (ERP), qui peuvent aller jusqu'à cinq mois voire huit mois. Dès lors que l'autorisation est délivrée par le préfet et qu'il y a déjà une instruction de l'État, les pompiers sont d'accord pour ramener ce délai à trois mois. Nous travaillons ainsi à réduire tous les délais administratifs.

Nous essayons également d'unifier le contentieux et plus précisément de faire basculer l'ensemble du contentieux administratif directement au niveau de la Cour administrative d'appel de Paris. Je ne vous cacherai pas que le calendrier est serré : s'il devait y avoir de nombreux contentieux, ce sera compliqué... Le calendrier actuel pour l'ensemble des maîtres d'ouvrage aboutit au 30 septembre 2023, soit neuf mois avant le début effectif des jeux. Si on devait déborder de trois mois, cela irait encore, le COJO pourra accélérer ses propres travaux. Nous avons donc trois mois de marge sur trois ans de travaux. Ce délai est au demeurant assez large : en matière de logements et de grands équipements, on est souvent plutôt autour de deux ans. Nous avons essayé de nous donner le plus de marge temporelle possible.

S'agissant des marchés, pour les deux plus gros équipements, le centre aquatique olympique et la deuxième Arena de Paris, compte tenu des délais et de la complexité des objets à construire, nous recourons à des marchés globaux. Pour le centre aquatique, le marché sera initié soit fin juillet, soit début septembre prochains. Pour le reste on sera sur des investissements classiques car il s'agit de projets plus classiques, pour lesquels nous avons le savoir-faire. La maitrise d'ouvrage est plus au point.

Sur le suivi budgétaire et le reporting, la Solidéo et les différents maîtres d'ouvrage contractualisent les crédits en trois étapes : à la fin des études préliminaires, au stade de l'avant-projet définitif, puis, une troisième fois lors de la dévolution effective du projet. Nous procédons ainsi parce qu'à ces trois étapes, on peut encore arrêter l'histoire, à mesure du processus d'apprentissage des problèmes. Si le conseil d'administration de la Solidéo qui regroupe l'ensemble des cofinanceurs considère qu'on sort de l'épure, on peut s'adapter.

M. Philippe Dallier. - Aurez-vous encore le temps ?

M. Nicolas Ferrand. -Oui je le pense. Ce sont trois moments où le collectif que représente le conseil d'administration peut piloter le processus. Par ailleurs, on met en place un reporting sur une base mensuelle consolidée avec un point systématique sur les écarts aux prévisions apporté par chaque maître d'ouvrage. Nous avons mis en place un comité d'audit extérieur qui viendra fiabiliser les remontées d'information vers le conseil d'administration.

Le développement durable constitue un enjeu majeur. Nous arriverons après les jeux de Tokyo et nous savons que le Japon aura une volonté très ferme de montrer ses capacités en ce domaine. Nous serons comparés. À l'horizon de 2024, que proposerons-nous ? Il nous faut un projet entre les écoquartiers qu'on saura inventer en 2020 et la ville post-carbone de l'échéance 2050. C'est un défi que nous devons relever de proposer une étape intermédiaire d'autant que nous sommes une grande nation de constructeurs avec des champions internationaux, comme Bouygues ou Vinci par exemple, mais aussi de fournisseurs de services urbains, tels Veolia et Suez, ou encore d'exploitants de services de transports. Nous travaillons à définir ce que la France montrera en 2024, avec l'ensemble des partenaires, le cabinet du ministre de la transition énergétique Nicolas Hulot, les collectivités territoriales et les entreprises.

Il n'y aura pas de partenariats public-privé.

Sur le centre aquatique, c'est la métropole du Grand Paris qui porte la responsabilité en tant que maître d'ouvrage.

M. Tony Estanguet. -Je vais apporter quelques compléments. D'abord je dois préciser que nous avons dégagé une réserve de précaution de 10 % du budget prévisionnel. C'est dire notre prudence. J'insiste également sur le fait que notre stratégie n'est pas de choisir entre la célébration des jeux et l'héritage. Ces deux dimensions doivent avancer de concert. Il existe une enveloppe de 100 millions d'euros pour la rénovation d'équipements, notamment d'équipements sportifs de proximité. Sans les jeux, cette enveloppe n'aurait certainement pas été dégagée.

Pour l'héritage immatériel, la question est de remettre le sport et ses valeurs au centre de la société. Je me suis construit grâce au sport et je suis convaincu qu'il peut jouer un grand rôle positif pour les quartiers et les territoires. C'est pour cela que nous avons d'ores-et-déjà lancé un certain nombre de projets : la semaine olympique et paralympique à l'école en place depuis 2017, l'instauration d'une journée olympique le 23 juin de chaque année. Quand nous aurons récupéré les droits sur les labels olympique et paralympique, à partir du 1er janvier 2019, nous initierons un certain nombre de nouveaux projets autour de l'idée d'héritage. Le COJO, aujourd'hui une petite équipe de trente personnes, y travaille. Cela pourra concerner la santé, le handicap, l'inclusion. Nous reviendrons vers vous avec ces priorités. Il y a une impatience sur ce point, mais nous ne manquerons pas ce rendez-vous.

Sur la dévolution d'éventuels bénéfices, je sens bien qu'il y a une certaine défiance. Mais je voudrais déjà rappeler que lors de l'exécution du budget de candidature qui était entourée de la même perplexité, nous avons rendu 5 millions d'euros. Si les jeux se soldent par des bénéfices, 80 % des bénéfices resteront dans le pays pour des projets de développement du sport. Le CIO dispose théoriquement, ce sont les statuts, de 20 % des droits sur d'éventuels bénéfices. Dans l'histoire, il ne les a jamais réclamés. Nous sommes sereins sur notre capacité à dégager des excédents.

M. Jean Castex. - Nous tenons à votre disposition le protocole accompagné d'un tableau comparant les recommandations des inspections avec les suites données. Après les travaux des inspections générales, la commande était assez claire. En phase de candidature, s'agissant des engagements des collectivités territoriales, je rappelle qu'il y a 1,5 milliard d'euros d'argent public sur un budget total de 7,7 milliards d'euros, dont 500 millions d'euros venant des collectivités territoriales. Chaque collectivité a été conduite à délibérer sur ces engagements. Nous devions veiller à ce que ces engagements ne soient pas minorés, ni non plus dépassés. Nous avons respecté ces orientations. Nous vous adresserons le détail des engagements de chaque collectivité. Vous verrez que ces engagements n'ont pas varié depuis le début du processus.

Sur les bénévoles, on en attend 50 000 sur les jeux Olympiques et 20 000 pour les jeux Paralympiques. Nous devons sécuriser ce bénévolat. Nous devons aussi assurer leur formation et leur représentativité. Ils doivent venir de tous les territoires.

En ce qui concerne encore les effets territoriaux vous savez que les délégations nationales réclament des centres de préparation des jeux dès 2020. À Londres, il y en a eu 300. Je ne doute pas que ces centres seront répartis sur l'ensemble du territoire.

L'État se mobilise fortement, en particulier le ministère de l'éducation nationale, qui est le plus réparti sur l'ensemble du territoire. Un recteur a été désigné pour inspirer la contribution du ministère. Ce sera un métier à temps plein. Nous prenons également des contacts prometteurs avec les grandes organisations représentatives d'élus territoriaux. Je suis certain qu'elles prendront des initiatives. Les jeux concerneront tout le territoire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 05.

Jeudi 21 juin 2018

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 13 h 50.

Projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2017 - Exécution des crédits de la mission « Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales » et du compte d'affectation spéciale « Développement agricole et rural » - Audition de M. Stéphane Travert, ministre de l'agriculture et de l'alimentation

M. Vincent Éblé, président. - Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur le projet de loi de règlement du budget pour 2017 en recevant le ministre de l'agriculture et de l'alimentation, M. Stéphane Travert.

Nos rapporteurs spéciaux Alain Houpert et Yannick Botrel nous avaient annoncé que la programmation du budget agricole pour 2017 serait certainement dépassée. De fait, les dépenses ont excédé les crédits initiaux de 1,3 milliard d'euros, soit 39 % des dotations de début d'année. Lors de son audition, M. Gérald Darmanin nous a indiqué que vous vous attachiez à « professionnaliser le ministère de l'agriculture ». Vous nous indiquerez ce que recouvre cette action.

Vous avez eu du pain sur la planche au cours de votre première année d'exercice des responsabilités ministérielles. Les États généraux de l'alimentation ont été l'occasion pour le Président de la République de prendre une série d'engagements que le projet de loi sur l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole s'efforce de traduire. Vous nous indiquerez ce que vous en attendez pour le revenu des agriculteurs.

Vous êtes également engagé dans les délicates négociations préalables à la nouvelle politique agricole commune. Elle se déroule sous des auspices peu favorables avec la perspective du Brexit. Vous connaissez l'attachement unanime du Sénat à la PAC. Vous nous indiquerez les positions que vous défendez lors de ces négociations. Lors de son audition, le ministre du budget et des comptes publics, tout en affirmant sa volonté de se battre pour que le budget de la PAC ne soit pas diminué, a estimé qu'elle constituait « un système assez technocratisé où le ministère de l'agriculture alloue parfois des aides à des personnes qui n'en ont pas forcément besoin ». Cette déclaration appelle sans doute des éclaircissements.

M. Stéphane Travert, ministre de l'agriculture et de l'alimentation. - Cet exercice nouveau est utile pour mettre en lumière notre travail au cours de l'année passée et vous donner des indications sur l'exécution budgétaire 2017 du ministère de l'agriculture et de l'alimentation et sur le début de l'exécution 2018.

En 2017, le budget de mon ministère a été exécuté à hauteur de 6,4 milliards d'euros, en augmentation de 23 % par rapport aux crédits votés en loi de finances initiale pour 2017 - 5,2 milliards d'euros. Cette surexécution exceptionnelle s'explique à la fois par les dépenses liées aux crises sanitaires, notamment l'influenza aviaire hautement pathogène - 62 millions d'euros au titre des mesures sanitaires et 170 millions d'euros au titre de l'indemnisation des filières amont et aval -, par le financement des campagnes « indemnités compensatoires de handicaps naturels » 2016 et 2017 - dépense supplémentaire de 256 millions d'euros -, par des besoins supplémentaires liés aux dispositifs sociaux - 81,5 millions d'euros, en particulier le dispositif « travailleurs occasionnels demandeurs d'emploi » TO/DE, insuffisamment budgétisé dans la loi de finances initiale pour 2017 et qui a nécessité l'ouverture de 65 millions d'euros de crédits supplémentaires -, et enfin par un montant élevé de refus d'apurement communautaire - 721,1 millions d'euros.

Pour couvrir ces besoins en partie non prévus, le ministère a notamment bénéficié en loi de finances rectificative d'une ouverture de crédits de 828 millions d'euros en autorisations d'engagement et de 1 milliard d'euros en crédits de paiement, et d'un décret d'avance de 100 millions d'euros en juillet 2017 dédié au financement des effets des crises sanitaires.

Le budget présenté et voté pour 2018 a intégré un très substantiel effort de sincérisation à travers la budgétisation des dispositifs sociaux à hauteur des besoins - 50 millions d'euros de plus par rapport à 2017 -, un renforcement de plus de 12 % des crédits du programme 206 « Sécurité et qualité sanitaires de l'alimentation » - 26 millions d'euros de plus par rapport à 2017 -, la mise en place pour la première fois d'une provision pour aléas d'un montant de 300 millions d'euros destinée à financer les refus d'apurement et les besoins exceptionnels liés aux crises sanitaires climatiques ou économiques.

Compte tenu de cet effort et en l'absence, à ce stade, de risque sanitaire identifié, je respecterai la trajectoire budgétaire 2018.

Enfin, le soutien au secteur agricole est complété par 9 milliards d'euros de crédits communautaires, par 1,7 milliard d'euros de dépenses fiscales et par différentes exonérations de cotisations sociales.

Le soutien au développement de l'agriculture biologique se répartit entre les aides à l'hectare pour la conversion et le maintien de l'agriculture biologique, financées par le fonds européen agricole pour le développement rural, le Feader, et les crédits d'État, des agences de l'eau et d'un certain nombre de collectivités locales. Au titre de 2015, le soutien à l'agriculture bio à travers les mesures pour la conversion et le maintien a représenté une enveloppe de 132 millions d'euros pour 21 000 bénéficiaires, dont 84 millions d'euros de Feader et 48 millions d'euros de contreparties nationales. L'État représente 99 % des financements nationaux.

Il existe d'autres mesures de soutien : le Fonds Avenir Bio, qui permet de soutenir des projets de structuration des filières, ou le crédit d'impôt bio.

Les précédents plans Ambition bio ont permis un développement de l'agriculture biologique ces dernières années. La surface agricole utile (SAU) en bio atteint aujourd'hui 1,77 million d'hectares, soit 6,5 % du total, tandis que la part des exploitations françaises certifiées en agriculture biologique s'élève à 8,3 % du total.

Pour renforcer cette dynamique, le Premier ministre a annoncé l'élaboration d'un nouveau plan Ambition bio, qui prévoit le passage à 15 % de la SAU en bio d'ici à 2022. Ce programme mobilisera 1,1 milliard d'euros de crédits sur la période 2018-2022, contre 700 millions d'euros sur la période précédente, soit une augmentation de 62 %.

Trois leviers financiers sont mobilisés à cette fin : un renforcement des moyens consacrés aux aides à la conversion, avec 630 millions d'euros de fonds Feader et 200 millions d'euros de crédits d'État, auxquels s'ajouteront les autres financements publics ; un doublement du fonds Avenir Bio, géré par l'Agence bio, porté de 4 à 8 millions d'euros par an ; une prolongation du crédit d'impôt bio, revalorisé de 2 500 à 3 500 euros. Ces moyens financiers supplémentaires nous permettront de conforter la dynamique pour atteindre les objectifs fixés.

Concernant le financement de l'agriculture biologique par un complément des ressources supplémentaires issues de la redevance pour pollutions diffuses, la RPD, la rénovation de cette imposition a été annoncée par le Gouvernement dans le cadre du plan d'action pour réduire la dépendance de l'agriculture aux produits phytopharmaceutiques. Les recettes de la RPD contribueront à financer l'accompagnement des agriculteurs, dans le cadre du plan Écophyto et de la conversion à l'agriculture biologique - environ 50 millions d'euros.

S'agissant de la mise en oeuvre de la PAC et des refus d'apurement communautaire, voici où nous en sommes par rapport au calendrier de versement des aides.

Le coût financier de ces refus d'apurement est important, et l'année 2017 est même assez exceptionnelle. La maîtrise des risques d'apurement est une de mes priorités. Elle passe en premier lieu par la bonne transcription des règles européennes dans les dispositions nationales. Les apurements d'aujourd'hui portent sur des périodes passées ; a contrario, ce n'est que dans quelques années que l'on pourra évaluer l'efficacité de la politique actuelle.

Dans le même temps, je cherche à diminuer autant que possible le coût financier de ces apurements. Ainsi, concernant l'évolution du montant de la correction sur les soutiens couplés, d'un refus d'apurement initialement annoncé de 1 milliard d'euros par campagne, soit l'intégralité des aides versées au titre des campagnes 2015 et 2016, la Commission européenne a réduit sa proposition de correction à 34,7 millions d'euros pour ces deux campagnes.

Pour 2018, les refus d'apurement seront financés dans le cadre de la dotation pour aléas, que nous avons calibrée le plus justement possible. De même, une provision pour aléas figurera bien de nouveau dans le projet de loi de finances 2019. Il reste à en calibrer le montant.

S'agissant du versement des aides PAC, le calendrier de retour à la normale des paiements sur lequel s'est engagé le Gouvernement est respecté. Pour le premier pilier, le retard est désormais presque complètement résorbé. Pour le second pilier surfacique, les paiements des mesures agroenvironnementales et climatiques et des aides à l'agriculture biologique de la campagne 2015 ont été réalisés dans leur quasi-totalité. Ceux de la campagne 2016 viennent de débuter et vont se poursuivre par vagues successives. Le versement des aides de la campagne 2017 commencera dès cet automne.

Par ailleurs, il faut souligner le très bon déroulement de la campagne de télédéclaration 2018, qui a été ouverte le 1er avril et a pris fin le 15 mai. Sa clôture dans de bonnes conditions, à la date habituelle, constitue ainsi une autre preuve tangible du retour à la normale dans la gestion de la campagne 2018.

S'agissant des crises sanitaires, l'année budgétaire 2017 a été impactée par l'épizootie d'influenza aviaire hautement pathogène. La détection de la bactérie xylella fastiodosa, en Corse et en Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), a aussi été un élément d'importance. La fin de l'année 2017 a été également marquée par la détection de foyers de fièvre catarrhale ovine de sérotype 4 en Auvergne-Rhône-Alpes et par la découverte de nouveaux foyers de xylella fastidiosa en PACA. C'est pourquoi le budget initial du programme 206 pour 2017 a connu une augmentation de 50 %, avec un décret d'avance d'environ 100 millions d'euros.

Les aléas liés aux crises sanitaires rendent difficiles les prévisions budgétaires de ce programme. Mais il est essentiel d'investir dans la prévention et la surveillance pour limiter la survenue et les impacts potentiels des éventuels dangers sanitaires sur nos filières, conformément à l'adage « mieux vaut prévenir que guérir ».

C'est pourquoi j'ai tenu à renforcer les moyens du programme 206, dont l'enveloppe budgétaire au titre du projet de loi de finances pour 2018 a été augmentée de 12 %, hors dépenses de personnel. J'ai également veillé à ce que les effectifs du programme soient maintenus en 2018 au niveau de 2017.

Pour revenir sur la PAC et le cadre financier pluriannuel, comme l'a dit ce matin le Président de la République à Quimper, le budget qui a été proposé par la Commission européenne est inacceptable et risque de porter un coup à la viabilité des exploitations. Certes, il faut rénover la PAC, la rendre plus efficace, de sorte qu'elle demeure un véritable filet de sécurité pour nos agriculteurs. Mais la Commission propose une baisse de plus de 15 %, ce qui serait dramatique pour les agriculteurs non seulement français, mais également européens.

Dès le 2 mai, dès que nous avons eu connaissance de la proposition de la Commission, nous avons créé le groupe dit « de Madrid », qui réunit la France, la Finlande, l'Irlande, le Portugal, l'Espagne et la Grèce, et présenté lundi dernier lors du Conseil Agriculture et pêche un mémorandum qu'ont soutenu plus de vingt États membres. Nous avons donc le poids nécessaire pour défendre un budget ambitieux et réaffirmer que la PAC ne doit pas être la variable d'ajustement à la fois du Brexit, qui inquiète de nombreuses filières professionnelles, en particulier les pêcheurs, et des nouvelles politiques à financer - défense, immigration.

La négociation va être âpre, mais l'ensemble du Gouvernement est mobilisé. Nous allons essayer de faire fléchir la Commission pour en revenir à une proposition de budget qui fasse de l'agriculture une véritable priorité, de manière à garantir la viabilité et la compétitivité de nos exploitations, pour que nos agriculteurs vivent dignement de leur travail, mais aussi pour que nos concitoyens bénéficient d'une alimentation plus saine, projet que nous avons porté à travers les états généraux de l'alimentation.

M. Alain Houpert, rapporteur spécial. - Monsieur le ministre, vous avez du pain sur la planche, mais j'ai bien peur que nous soyons... dans le pétrin !

« Vérité en deçà de 2020, erreur au-delà ». Je m'explique. Vous avez réagi très vivement à la baisse des crédits du projet de nouvelle PAC. Cependant, comment conciliez-vous cette réaction avec le programme financier du Gouvernement ? Dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022, votre majorité a voté une réduction en euros constants des crédits de la mission de plus de 10 % à l'échéance de 2020.

C'est un mauvais signal pour l'agriculture, mais c'est également un signal difficilement compréhensible d'un point de vue simplement technique. Les engagements budgétaires restant à couvrir, à la fin de 2017, s'élevaient à près de 2 milliards d'euros. Encore n'intègrent-ils pas un certain nombre d'engagements latents non négligeables : je pense en particulier au risque de refus d'apurement européen, mais il faudra également envisager l'hypothèse que toutes les indemnisations liées aux calamités sanitaires ne soient pas encore traitées. Bref, monsieur le ministre, comment allez- vous résoudre cette quadrature du cercle sous cette contrainte que vous avez décidé d'infliger aux agriculteurs ? Quelles enveloppes restent disponibles au Feader pour financer les priorités de notre stratégie de développement rural ?

Ma deuxième question porte sur le projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire. Partir des coûts pour construire les prix, c'est sans doute très louable, mais je m'interroge sur ce retour à la régulation des premières années de la PAC. Nos concurrents, européens et extraeuropéens, ne mobilisent pas cet instrument : le risque n'est-il pas que tout cela reste vain dans un contexte international où la concurrence par les prix ne cessera certainement pas ?

S'agissant de la sécurité sanitaire des aliments, avec Yannick Botrel, nous avons présenté un rapport dans lequel nous préconisons de muscler nos infrastructures. L'exécution du budget 2017 traduit des résultats opérationnels peu satisfaisants. L'affaire Lactalis montre qu'on ne peut se contenter des autocontrôles des professionnels. Quelles mesures comptez-vous prendre pour améliorer la maîtrise des risques ? Enfin, à combien chiffrez-vous pour les finances publiques la fixation d'un objectif de conversion de 15 % des terres agricoles à l'agriculture biologique ?

M. Vincent Éblé, président. - J'ajoute deux questions à celles du rapporteur spécial.

Pouvez-vous nous donner des éléments sur les difficultés rencontrées dans le transfert aux régions des responsabilités de gestion de la plupart des interventions du Feader, en faisant en particulier ressortir les dispositions prises pour accompagner les régions, et nous faire part de la position de l'État sur la répartition des responsabilités financières dans l'hypothèse où des sanctions seraient prononcées par la Commission européenne ?

Nos commissions, et la commission des finances en particulier, sont attentives à l'application des lois. Or nous avons relevé qu'un certain nombre de textes parfois anciens, relatifs à des redevances à vocation sanitaire, n'ont pas été suivis des mesures nécessaires à leur application. Il s'agit en général de la fixation du tarif de ces redevances. Ces difficultés paraissent venir des négociations avec les professionnels, mais on évoque aussi désormais la perspective d'une refonte plus globale du dispositif des taxes sanitaires. Qu'en est-il ?

M. Marc Laménie. - Ma première question porte sur les moyens humains de votre administration. Les directions départementales de l'agriculture et de la forêt, les DDAF, ont été rattachées aux directions départementales des territoires, les DDT. Quels moyens humains pour le monde agricole ? Mon département, les Ardennes, compte deux lycées agricoles. Les jeunes qui y étudient sont passionnés. De quels moyens disposeront-ils les années à venir ? Enfin, les aléas climatiques provoquent de nombreux dégâts, notamment sur les exploitations viticoles. Quels moyens pour y faire face ?

M. Claude Raynal. - Je note que les ajustements budgétaires ont été assez limités en 2017. En revanche, les refus d'apurement communautaire sont loin d'être marginaux - 721 millions d'euros. Certes, une provision de 300 millions d'euros est désormais prévue pour l'ensemble des aléas, mais cette situation peut-elle se reproduire ? Nous aimerions en savoir un peu plus. Avons-nous une façon différente de la Commission d'interpréter le Règlement ?

Nous avons récemment auditionné le commissaire Günther Oettinger sur la préparation budgétaire. Pour faire simple, il nous a reproché de ne vouloir toucher ni à la politique de cohésion ni à la PAC, tout en refusant une augmentation du budget global. Alors que le Gouvernement explique vouloir révolutionner les choses, dans le cas d'espèce, on a l'impression d'être dans le vieux monde : pas d'augmentation de la contribution française au budget européen, mais maintien de l'ensemble de budgets, voire demandes de nouveaux budgets - innovation, investissements, etc. Tout cela manque de clarté. On peut toujours mettre l'Europe devant ses responsabilités, mais il faudra bien que le Gouvernement indique quelles dépenses communautaires il accepte de voir baisser, sachant que la PAC, à laquelle aucun d'entre nous ne souhaite toucher, représente la plus grosse part du budget européen - vous remarquerez que je n'ai pas fait dire aux dirigeants communautaires que la PAC coûtait « un pognon de dingue »...

On ne peut pas à la fois reprendre le leadership en Europe, ce qu'a fait très clairement le président Macron, profitant de l'absence du Royaume-Uni, de la position difficile de l'Espagne, de la période agitée que connaît Mme Merkel - je ne parle même pas de l'Italie -, sans être au clair sur les questions budgétaires.

M. Henri Cabanel, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques, mission « Agriculture, forêt et affaires rurales » et du compte d'affectation spéciale « Développement agricole et rural ». - Je suis heureux d'apprendre, qu'avec quelques collègues, vous avez produit un mémorandum sur la PAC. J'aimerais néanmoins disposer d'informations quant à son contenu... Nous sommes, en effet, inquiets de l'avenir de cette politique, qui pourrait être affectée d'une diminution de 15 % de ses crédits sur la période. Sans me montrer pessimiste, ce pourrait être un coup fatal pour certains territoires ! Nous pouvons d'ailleurs nous interroger en constatant que les pays asiatiques, les États-Unis ou le Brésil accordent davantage de moyens à la politique agricole dans un souci d'assurer leur souveraineté alimentaire. Pour autant, la PAC mérite d'être améliorée pour une efficience supérieure. A la faveur du Brexit, l'Union européenne souhaite orienter son action en faveur d'autres politiques, certes légitimes, laissant à craindre que la PAC sera, à budget constant, la variable d'ajustement de cette volonté. L'Europe se propose également de confier davantage de responsabilités aux États membres en matière de politique agricole, quitte à abandonner quelque peu le « C » de la PAC. J'imagine que vous ne pouvez guère dévoiler le contenu des négociations en cours mais, vous l'aurez compris, nous aimerions être rassurés.

S'agissant des refus d'apurement, il me semble certes logique que soient remboursées les subventions indument perçues. Mais je m'inquiète pour les agriculteurs concernés, auxquels il est réclamé un remboursement portant sur des sommes versées depuis parfois dix ans, avec des intérêts dont le montant équivaut à celui des subventions initiales. Or, l'agriculteur, qui a transmis une demande de subvention à l'administration française, n'est pas directement fautif. Quelles solutions pourriez-vous envisager, notamment s'agissant du paiement des intérêts ?

M. Philippe Dallier. -Quel diagnostic portez-vous sur le décrochage de compétitivité que matérialise le déficit extérieur sur les produits bruts ? Disposez-vous d'éléments de comparaison sur les prélèvements obligatoires appliqués à l'agriculture française et sur la situation qui prévaut dans l'Union européenne ? Avez-vous, par ailleurs, ouvert des dossiers sur la concurrence éventuellement déloyale de certains de nos partenaires. Ont été, à cet égard, évoquées une suspicion de fraude à la TVA sur les porcs en Allemagne et l'existence de « vaches fantômes » aux Pays-Bas. Pouvez-vous nous indiquer également ce que pourraient être les effets du Brexit et de l'accord avec le Canada sur les revenus agricoles en France ? S'agissant enfin de la fiscalité agricole, que le Gouvernement s'est engagé à modifier, quelles sont les pistes retenues ?

M. Stéphane Travert, ministre. - Pour reprendre l'expression du sénateur Houpert et son allégorie boulangère, à mon sens, le pétrin représente également un appareil destiné à mélanger la farine et l'eau, de manière à rendre une pâte onctueuse et homogène. Nous souhaitons rendre la politique agricole homogène et plus simple pour nos agriculteurs, afin de renforcer la compétitivité des entreprises agricoles et de mieux servir les enjeux économiques, sociaux et environnementaux.

Le commissaire Oettinger peut bien souffler le chaud et le froid sur l'avenir de la PAC, mais je constate que la France a pris, le 19 décembre dernier, une position claire. Nous appelons de nos voeux un dispositif simplifié et plus lisible, l'absence de cofinancement sur le premier pilier et une meilleure adéquation du deuxième pilier aux spécificités des territoires. Notre objectif ne réside donc pas dans un maintien intangible de la PAC dans son fonctionnement actuel : une réforme est évidemment nécessaire, à condition à la fois d'en connaître les moyens financiers et de définir le niveau de priorité de la politique agricole pour l'Union européenne. En ce sens, le neuvième rang qui lui a été attribué par la Commission européenne à l'occasion de la présentation budgétaire ne m'apparaît pas acceptable. Nous allons vous faire parvenir le mémorandum afin que vous puissiez connaître le cadre des propositions que nous portons, notamment en matière de rémunération des services environnementaux, point sur lequel la France se trouve parfois isolée. Nous devons oeuvrer, avec les vingt pays signataires de ce document, à la définition de dispositifs concrets et adaptés aux besoins des différents territoires. Nous devons être au rendez-vous des attentes des agriculteurs !

La réduction de 10 % des crédits de la mission dans la loi de programmation des finances publiques 2018-2022 correspond au retrait de la compensation de l'allègement des cotisations sociales des exploitants, lié à l'alignement sur le régime des travailleurs indépendants, objet du travail mené par la ministre Agnès Buzyn. Ce n'est pas une baisse de soutien, mais une mesure de périmètre. Les crédits nationaux PAC ont été confortés voire augmentés.

Les refus d'apurement sont traditionnellement payés en fin de gestion, sur la base de corrections qui interviennent avant le 31 août 2018. Le besoin prévisionnel est estimé à plus de 180 millions d'euros ; il correspond aux corrections prévues par la Commission européenne à travers les décisions déjà publiées ou sur le point de l'être.

À l'été, nous disposerons d'une vision totalement stabilisée des refus d'apurement qui nous seront imputés au titre de l'année 2018. Les éléments actuels sont encourageants : les services ont beaucoup travaillé pour limiter ces refus d'apurement - même si leur montant est important en 2017, du fait des campagnes précédentes. Il reste des efforts à faire.

Compte tenu des incertitudes, il est impossible d'avoir une visibilité sur le besoin financier lié aux apurements communautaires. La correction financière est aussi portée par l'État, qui peut prendre la place de l'agriculteur pour rembourser les aides si celui-ci est parti en retraite ou si l'entreprise n'existe plus. Lorsque la Commission avait retoqué l'ensemble des aides sur le gasoil des bateaux de pêche - qui était en forte hausse - il avait fallu récupérer ces aides indument perçues. Ce fut difficile, car certains pêcheurs étaient dans l'impossibilité totale de payer. L'État s'est donc substitué, et il a fait de même pour le remboursement des plans de campagnes.

M. Claude Raynal. - L'État peut-il intervenir pour payer les intérêts ?

M. Stéphane Travert, ministre. - Les intérêts sont dus. Souvent, l'agriculteur qui ne peut pas rembourser l'aide ne peut pas non plus rembourser les intérêts. Un suivi est réalisé mais l'État ne peut pas prendre en charge les intérêts.

Nous allons mettre en place une redevance pour renforcer les moyens de la direction générale de l'alimentation (DGAL), qui avaient déjà été abondés de 12 millions d'euros lors du dernier budget. La sécurité sanitaire est une priorité que nous devons à tous nos concitoyens. Le contrôle sanitaire est une garantie apportée au consommateur et le dispositif est déjà mis en place dans certains États membres. Cette question sera évoquée lors des prochains conseils « Agriculture et pêche ». Les autocontrôles sont nécessaires mais ils doivent rester sous la responsabilité des professionnels : à eux de démontrer que le produit répond aux règlements sanitaires - voyez l'affaire Lactalis. L'Assemblée nationale a adopté des amendements au projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, afin que soient transmis l'ensemble des autocontrôles défavorables. Nous avons mis en place un plan d'action pour traiter la sécurité sanitaire du produit mais aussi de son environnement. Ainsi, nous renforçons notre capacité de contrôle et de prévention sur les industries agroalimentaires. La commission d'enquête sur Lactalis, qui nous a entendus, rendra prochainement son rapport.

La loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam) prévoit que les régions sont autorités de gestion du Feader et sont donc responsables pour honorer les factures de refus d'apurement imposées par la Commission européenne sur le deuxième pilier. L'État reste très présent sur la définition des mesures du second pilier à travers le cadre national du développement rural. Des réflexions sont en cours avec les régions pour définir un modus operandi qui reflète les responsabilités des uns et des autres, tout en restant conformes à la loi. Un décret reviendra très précisément sur ces responsabilités. Nous devons avoir ce dialogue avec l'ensemble des régions.

L'enseignement agricole a été une priorité du dernier budget. C'est un élément de maillage territorial, d'emploi, et de formation d'excellence, avec un taux d'inclusion dans l'emploi remarquable : 97 % des lycéens agricoles ont un emploi dès leur sortie. La plupart des lycéens en mécanique agricole que j'ai rencontrés dans les Landes la semaine dernière sont déjà assurés d'avoir un travail. Les moyens financiers de l'enseignement agricole public et privé seront confortés, voire augmentés entre 2018 et 2022. Ils ont été stabilisés en 2018. Les moyens humains représentent 60 % des effectifs du ministère de l'agriculture et de l'alimentation, avec 18 000 agents.

Les effectifs affectés à l'agriculture dans les directions départementales des territoires et de la mer (DDTM) ont été préservés grâce aux gains de productivité réalisés sur d'autres missions. L'organisation départementale sera débattue dans le cadre du plan Action publique 2022, je vous en reparlerai.

De nombreux projets hydrauliques, essentiels au maintien voire au développement de l'agriculture sur nos territoires, dans un contexte de changement climatique, sont bloqués dans certaines régions par des associations. Avec le ministre Nicolas Hulot, nous réalisons un travail de fond pour identifier l'ensemble des projets sur le territoire, et les freins. Nous ferons prochainement des propositions. Le préfet Pierre-Étienne Bisch a été chargé d'une mission et a été entendu par le Sénat.

Je ne peux répondre, à ce stade, sur la fiscalité agricole. Avec Bruno Le Maire, nous avons créé un groupe de travail de onze députés et sénateurs - dont fait partie M. Cabanel - qui fonctionne bien. Ils débattront de l'épargne de précaution et d'autres outils fiscaux, et vous feront part de propositions dans les prochains jours. Nous vous les présenterons à l'occasion du débat sur le projet de loi de finances. Ces outils sont attendus par la profession pour regagner de la compétitivité.

J'entends votre argument sur les distorsions de concurrence. À l'échelle européenne, on doit avoir des politiques agricole, commerciale et de concurrence communes fortes. On ne peut demander aux agriculteurs de réduire l'utilisation de pesticides, de monter en gamme, sans avoir les mêmes exigences pour les importations. Nous défendons des lignes rouges en matière de politique commerciale internationale : les contingents accordés à des pays tiers ne doivent pas mettre en danger nos propres filières, et respecter les mêmes conditions que nos propres productions. L'axe 3 du plan d'action sur le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement, accord économique et commercial global avec le Canada) sur des objectifs de développement durable prévoit des contrôles pour que les produits entrant sur le territoire correspondent bien à nos standards sanitaires réglementaires. Nous devons également travailler avec nos filières, car il y a des débouchés commerciaux à prendre : 70 % de la viande bovine dans la restauration collective vient de l'étranger. Il faut mieux segmenter et travailler. Les plans de filière le prévoient, je suis en train de les examiner. Nous devons avancer concrètement.

Cette semaine, j'ai rappelé à mes homologues du Conseil des ministres européens de l'Agriculture et de la Pêche les positions françaises sur la politique commerciale.

Les producteurs de porc dénoncent une concurrence déloyale liée à la TVA. En Allemagne, la mise en oeuvre de la directive augmente l'avantage compétitif des élevages et des abattoirs. La Commission européenne a ouvert le 8 mars dernier une procédure d'infraction contre l'Allemagne, et l'a mise en demeure de modifier les conditions d'application de la TVA dans le secteur agricole. Une enquête est en cours.

Les « vaches fantômes » aux Pays-Bas ont fait les choux gras de la presse. Les autorités sanitaires des Pays-Bas suspectent une fraude massive sur plusieurs centaines d'exploitations. C'est inacceptable, et cela remet en cause tout notre système de traçabilité.

Mon prédécesseur a fait un bon travail sur l'étiquetage de l'origine du lait et de la viande, pour limiter les distorsions de concurrence. L'expérimentation autorisée par la Commission européenne s'achèvera à la fin de l'année. Nous attendons le retour d'expérience mais je souhaite que le dispositif soit prolongé et même étendu à d'autres produits. Je m'y suis engagé auprès des syndicats agricoles. J'attache une grande importance aux questions sanitaires pour que nos concitoyens gardent confiance dans le système sanitaire européen.

Je répondrai par écrit aux autres questions que vous pourriez avoir.

M. Vincent Éblé, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat .

La réunion est close à 14 h 50