Jeudi 16 mai 2019

- Présidence de M. Franck Montaugé, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de M. Pierre Bellanger, président-directeur général de Skyrock

M. Franck Montaugé, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Pierre Bellanger, président-directeur général de Skyrock.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Bellanger prête serment.

Je vais tout d'abord vous citer : « Notre pays a livré sa souveraineté numérique sans débat et sans combat ». Vous avez même parlé de renoncement. C'est un constat que vous avez renouvelé dans de nombreuses enceintes !

En janvier 2014, vous publiiez La Souveraineté numérique, prônant alors la création d'un Commissariat numérique qui devait développer un système d'exploitation souverain. Ni l'un ni l'autre n'ont finalement vu le jour. La situation s'est-elle aggravée ?

Sommes-nous devenus les vassaux inconscients d'un cyber-empire américain dont la monnaie illimitée serait le dollar et la monnaie réelle les données que la France braderait à tout va ? L'État a-t-il fait tout ce qu'il devait pour défendre la souveraineté numérique de notre pays ?

Vos constats sont sévères, nous souhaitons vous entendre les expliciter. Vos pistes de réflexions et recommandations d'action seront sans doute débattues.

M. Pierre Bellanger, PDG de Skyrock. - Je suis très honoré d'être devant vous, d'autant que j'espère ce moment depuis plus de 25 ans. En 1993, après avoir découvert les réseaux d'ordinateurs et leurs possibilités, je proposais à France Télécom de créer sa première société de services internet, France en ligne, sur le modèle d'un service existant aux États-Unis. J'ai choisi un opérateur public parce que le réseau est, à mes yeux, une affaire publique.

Je n'ai eu de cesse, depuis lors, de rencontrer les élites de ce pays, des associations pour leur exposer le concept de souveraineté numérique que j'ai développé. Vous imaginez l'émotion qui m'anime aujourd'hui, en prêtant serment devant cette commission dotée de pouvoirs d'enquête, créée par le Sénat dont l'indépendance est reconnue.

Lorsqu'internet est arrivé en France, c'était en passager clandestin, une sorte de liseron dans le grand chêne de la nation. Il a été toléré, décrié, puis il a fallu s'adapter et il est devenu plus gros que l'arbre ; mais une méfiance devant le réseau subsiste. Avec le réseau, la rationalité n'a pas prévalu : on continue à se raconter des histoires, comme celle de ces adolescents en T-shirt dans un garage californien. C'est que nous avons été surpris par internet : nous étions comme le hérisson dans les phares, qui n'a pas le temps de raisonner sur le moteur à explosion avant l'impact.

Au contraire du cinéma, de la télé, de la radio, le réseau ne vient pas s'additionner au monde réel, mais le remplacer. Nous y avons donc tout mis, à l'exception de la République. Les machines multiplient leur capacité par un million tous les vingt ans. La progression des logiciels va 43 fois plus vite que celle des matériels. Au total, donc, l'efficacité du système est multipliée par 43 000 milliards tous les vingt ans ! À cela s'ajoute l'effet réseau, selon lequel la valeur d'une machine est proportionnelle au carré du nombre de machines auquel elle se connecte. Dans un réseau de dix machines, chaque machine a une valeur de 10², soit 100. Si vous y ajoutez une machine, la valeur de chaque machine passe à 11², soit 121. En d'autres termes, la valeur de chaque machine augmente de 21 % alors que la taille du réseau a augmenté de 10 %. C'est une source de productivité sans précédent, un effet levier ahurissant. Des centaines de milliers de machines rejoignent le réseau chaque jour.

Associée à la croissance des logiciels, des machines, des réseaux, la puissance des données va nourrir les machines apprenantes. Imaginons une course de voitures où la puissance du moteur est proportionnelle à la taille du réservoir - les données - de chaque voiture. Cela crée un effet de puissance que nous sommes incapables de mesurer : c'est une progression exponentielle d'exponentiel. Tout migre sur le réseau, parce que c'est là que la productivité est la plus forte, tout y transite, tout s'y affiche.

En France, l'internet est arrivé par effraction ; il y avait le Minitel, le réseau Cyclades imaginé par Louis Pouzin, qui n'a pas été mis en place en France mais dont se sont inspirés les Américains. C'est un système nerveux exogène qui s'est greffé sur l'existant.

Les données servent à se prémunir contre l'incertitude. Il y a deux moyens de le faire : par la mutualisation des risques ou le gaspillage. Pour couvrir le risque, on distribuera un journal dans tous les kiosques, avec 40 % d'invendus. Selon la même logique de précaution, la moitié de la nourriture se perd de la fourche à la fourchette, ou encore 20 % de l'eau dans les canalisations. Au total, 10 à 15 % de la valeur des administrations et entreprises part dans ce combat contre l'incertitude.

Mais au XXIe siècle le gaspillage n'a plus cours, et l'on remplace l'incertitude par la certitude des données. Celles-ci pèsent, en valeur, 10 à 15 % du PNB. Ce nouveau monde est notre plus grande chance car il offre de nouveaux outils qui changent la donne et nous aident à résoudre des problèmes que nous affrontions depuis des décennies.

C'est notre chance mais aussi notre principal risque de régression. Ce que la mondialisation a fait aux classes populaires, le réseau le fera aux classes moyennes à cause de la mutation, de l'automatisation complète du monde du travail. Moi-même fervent technophile, lorsque j'alertais sur ces risques, on m'opposait toujours la destruction créatrice conceptualisée par Schumpeter. Pourquoi pas, mais dans notre monde mondialisé, la destruction peut avoir lieu dans un endroit et la création dans un autre. J'ai coutume de dire que les réseaux sociaux sont en Californie et les plans sociaux en Picardie. Toute la création de valeur du réseau migre, comme nos données, nos savoir-faire, nos secrets. Notre grande nation, dotée d'une véritable puissance militaire, est incapable de garantir le secret de la correspondance. Nous sommes dans une situation de nudité, de vulnérabilité, d'appauvrissement généralisés. Machines, réseaux, programmes, services ne répondent pas de nos lois.

Un exemple : à l'été 2016, quelques dizaines de Français ont été mis à mort sur une messagerie chiffrée. L'État français a tenté de faire interdire ce service, de faire retirer la liste, mais les plateformes ont refusé de fermer l'application. L'État s'est trouvé démuni face à la mise en danger de ses citoyens.

Face à cette situation, nous cherchons des accommodements, dans une logique de réparation plutôt que d'affrontement. L'affrontement est pourtant réel : l'internet ne répond pas aux rêves que l'on nous a présentés. Il est né des travaux de l'armée américaine, dans une logique de guerre froide. Pour utiliser une image, ce fameux garage avec ses deux adolescents est sur le pont d'envol d'un porte-avion. Nous n'avons pas vu le complexe militaro-numérique derrière cette image. L'internet est un projet politique, une affaire d'État, et dans notre société un sujet majeur parce qu'aucun secteur n'est épargné. J'ai rencontré médecins, avocats, pharmaciens, architectes qui m'ont présenté à tour de rôle leur vision du problème. Le rôle des pouvoirs publics est de donner la vision de grand angle.

L'internet n'est pas un territoire, ce n'est pas un lieu mais un lien. Tout ce qui fait la puissance publique - la liberté, garantie par la loi, qui est garantie par l'ordre public, à son tour garanti par la souveraineté - nécessite trois choses : une population, un territoire avec des frontières, une règle commune. Rien de cela sur le réseau. Nous n'avons aucun moyen de maîtriser ce nouvel outil qui change tout.

Il a donc fallu réfléchir. J'ai reçu une bonne écoute de l'institution militaire, qui comprend ces difficultés. Tout le monde commence à se rende compte, aujourd'hui, que cette question est capitale, que face à de véritables empires cyber nous n'avons pas de moyen de réponse.

La prise de conscience a progressé. La constitution de votre commission est déjà un pas en avant considérable. La notion de souveraineté entre dans les éléments de langage, reprise par tous les partis politiques car, fort heureusement, elle n'est ni de gauche ni de droite.

Le réseau est une rupture de continuité de la nation. Si pour une raison ou pour une autre, l'application que vous avez développée est retirée de la plateforme, c'est le tribunal de Sacramento, en Californie qui est compétent. Les conditions d'utilisation ont plus d'importance que les lois de la nation.

À l'affaire Snowden de 2013 ont succédé des attaques cyber en série, puis l'affaire Cambridge Analytica. C'est maintenant que le travail commence. Tout est à faire, mais je ne verse pas dans l'alarmisme : j'ai quelques solutions à proposer.

M. Gérard Longuet, rapporteur. - Monsieur Bellanger, vous êtes la première personne que nous entendons. La mondialisation au rythme des avions ou de la fibre optique n'entraînait pas, en elle-même, la dématérialisation des États. Mais nous sommes entrés dans un système où la puissance des réseaux et des logiciels - vous proposez d'ailleurs le néologisme « résogiciels » - est une réalité politique. Après la dernière élection présidentielle américaine, on s'est ainsi demandé si le résultat n'avait pas été biaisé par une manipulation des réseaux venue de Russie. Le plus grand pays du monde pouvait être déstabilisé par une puissance bien plus modeste. Deuxième exemple, l'impuissance des pays européens à mettre sur pied une fiscalité des Gafa. Dans la mesure où la matérialisation géographique - puisque l'État, ce sont avant tout des frontières - est menacée, ce sont nos impôts, c'est-à-dire notre gagne-pain, qui sont menacés. Nous avons choisi de donner ce nom à notre commission d'enquête parce que c'est bien la souveraineté des États et des systèmes politiques qui est en cause.

Il y a une contradiction, dans vos propos, entre l'idée d'un réseau mondial, où l'individu participe à une information qui le déconnecte du territoire, et la réalité du complexe militaro-numérique américain qui fournit l'infrastructure. Existe-t-il vraiment un lien structurel entre les Gafa et ce système que vous évoquez, ou les États-Unis eux-mêmes peuvent-ils être dépassés par la dimension mondiale de cette puissance économique ?

S'appuyant sur une culture originale et un système politique centralisé et autoritaire, les Chinois ont adopté la stratégie nationale de formation d'une bulle à l'intérieur du système internet. Vous opposez ce système à la stratégie, moins autoritaire mais tout aussi volontariste, de la Russie qui a pénétré à l'intérieur du système internet. Un État peut-il se tenir hors de ce système ? Sans doute, s'il compte 1,3 milliard d'habitants. Dans le cas contraire, l'absorption est inévitable.

M. Pierre Bellanger. - Il y a des États souverains sur le réseau, à commencer par les États-Unis. Ils ont trois systèmes d'exploitation utilisés partout, y compris dans cette salle, qui définissent les règles et répondent des tribunaux américains. Les Chinois font de même, mais avec l'effet de bulle qui induit une forte vulnérabilité : le réseau fermé perd toujours face au réseau ouvert. Certes, le réseau ouvert est vulnérable, mais il s'est constitué en premier et sous la forme d'un empire, agrégeant des vassalités par la vertu de sa puissance. L'Europe est l'une de ces vassalités. La Russie tente de le déstabiliser, et un empire chinois s'est également constitué de son côté.

Pour ce qui nous concerne, il est hors de question de constituer une bulle : c'est une mauvaise stratégie et elle ne correspond pas à notre nature démocratique. La Corée du Nord, après tout, est souveraine. Il faut donc inventer une souveraineté ouverte. La souveraineté n'est pas la liberté mais une condition. Renoncer à la souveraineté numérique, c'est renoncer à nous-mêmes. Ce pays qui a forgé son indépendance dans le sang, avec son génie, sa force, ses talents, doit-il devenir une province d'un autre ? Nous ne pouvons pas céder, pour les générations passées comme pour les futures. Nous sommes à une de ces époques, rares, de grands choix, et c'est à notre génération qu'ils incombent. Les données du débat sont proches de celles du débat sur la communauté européenne de défense, dans les années 1950.

Les grandes sociétés américaines ont été aidées. Un grand réseau social nominatif a brûlé un milliard d'euros avant d'avoir un plan d'affaires : essayez donc de faire cela avec votre banque... Ce réseau avait à sa libre disposition toutes les données recueillies.

M. Gérard Longuet, rapporteur. - Aux États-Unis, la Standard Oil au début du XXe siècle, et plus récemment AT&T, la société quasi-monopolistique de télécom, ont été démantelées grâce à la législation anti-trust. Les Gafa pourraient-ils faire l'objet de mesures similaires ?

M. Pierre Bellanger. - Je ne le pense pas. On peut faire un parallèle avec la Compagnie des Indes. Le lien, le réseau, dans cet exemple, est la mer. Les Anglais prétendaient garantir la liberté des mers, parce qu'ils les contrôlaient. Les Américains font de même aujourd'hui. Les Compagnies des Indes étaient des sociétés hybrides possédant leurs propres forces militaires, des délégations de pouvoir, à l'occasion réajustées ou semoncées par le pouvoir. Les opérateurs numériques globaux ont un lien organique avec les États. Et bien sûr, l'Europe tient la place des Indes !

Comment réagir ? D'abord nous avons tout pour réussir. La taille n'entre pas en ligne de compte. La Corée du Sud est souveraine, Israël également, même en ayant passé des alliances. C'est donc une question de volonté politique. Comment la construire ? Ce n'est pas une question d'ingénieurs, d'argent, de ressources puisque nous avons tout cela en France, avec Bpifrance, l'Agence de l'innovation de défense, d'énormes capacités d'investissement. Pourquoi, dans ce cas, rien ne s'est passé ? Lorsque l'on construit une maison, il faut commencer par les fondations, c'est-à-dire ici, par le droit et la République.

Une République a besoin d'un territoire, avec une règle commune et des frontières. Sur l'internet, il faut partir des données. La donnée personnelle a été consacrée dans le droit par la loi de 1978. Dans cette définition, une donnée personnelle renseignait exclusivement sur sa source. Aujourd'hui, il n'y en a plus. En effet, un rendez-vous que vous prenez concerne nécessairement plusieurs personnes. Les données sont en réalité un réseau par lequel tous les citoyens d'une nation sont liés ou, si l'on veut, une pelote de laine. Mon carnet d'adresses contient les adresses de mes amis, de ma famille, etc. Qu'est-ce que cette donnée au point de vue juridique ? Son possesseur conserve les droits individuels d'oubli, de rétractation, de modification, mais elle est indissociable des droits d'autrui. C'est une sorte de bien commun souverain. Notre rôle est de la créer juridiquement.

Il s'ensuit que le territoire est constitué des données en réseau de tous les citoyens d'une nation. Il est indissociable de la nation qui est étymologiquement, à la fois un lieu et ceux qui y naissent. Nous retrouvons ce mélange intime avec les données.

Ce territoire a besoin d'une frontière qui, sur le réseau, est constituée par le chiffrement : en d'autres termes, une donnée captée sur le territoire doit répondre à des protocoles de chiffrement souverain. Ce chiffrement peut être partiel ou total, porter sur l'action et le profil. Tout cela est défini par le droit.

Il y a enfin la règle commune, notre Constitution, qu'en l'espèce est comparable à un système d'exploitation dont tout dérive. Dans ce système, nous ne nous priverions pas de téléphones américains ou chinois, mais demanderions aux opérateurs d'inclure nos règles dans leurs systèmes d'exploitation.

D'aucuns pourraient comparer ce système au village d'Astérix. Il n'en est rien, parce qu'il serait tout à fait possible de passer des accords de souveraineté avec nos amis allemands ou espagnols. La mondialisation résulte non d'une universalisation, mais d'accords entre souverainetés.

Dans ce monde mondialisé, le premier domino doit être la socialisation ou la nationalisation des données, c'est-à-dire la création d'un bien commun souverain protégé par une frontière et administré par une règle commune imposée aux acteurs entrants. Un jouet venant de Chine, vendu par un magasin américain et acheté ici porte un label Union européenne. Il est possible d'agir de même dans le monde numérique.

Les données seraient stockées sur notre territoire et en sortiraient chiffrées. Pourquoi, dans une affaire qui concerne un algorithme, celui-ci ne pourrait-il être examiné par un juge d'instruction au prétexte qu'il n'est pas sur le territoire ? C'est inacceptable. L'impôt sera, lui, prélevé là où sont collectées les données. C'est la logique du fisc français. Ces données doivent être sous notre droit. Il y a par exemple des algorithmes racistes dont les auteurs doivent être présentés devant nos tribunaux.

M. Rachel Mazuir. - Vous avez dit que la souveraineté américaine pouvait être comparée à celle des Chinois et de la Corée. Donald Trump n'a pas la même analyse, puisqu'il estime que les grands groupes en font trop à leur guise. Est-elle réelle, cette souveraineté ?

L'Europe a tenté de mettre en place une approche européenne de cette souveraineté. La France également, avec, en 2013, un plan de création d'une filière « Big Data » sur cinq ans par le ministre du redressement productif d'alors, Arnaud Montebourg. Qu'en a-t-il été ?

Vous assurez enfin que nous n'avons pas de problème d'ingénieurs, or ces formations ne sont menées à terme qu'à 70 % et les agences qui ont besoin d'ingénieurs ont beaucoup de mal à recruter. En avons-nous vraiment assez ?

M. Patrick Chaize. - À vous écouter, la solution serait simple : définir un cloud sur le territoire national, un lieu de stockage des données. Nous avons déjà tenté de le faire, avec un investissement lourd, mais nous avons échoué. Pourquoi ? Comment éviter que l'échec ne se reproduise ?

Le chiffrement alourdit les communications et pose un problème environnemental, car sa généralisation engendrerait une énorme consommation d'énergie énormes. Le confirmez-vous ? N'y a-t-il pas une cible à rechercher dans le chiffrement ?

Mme Sylvie Robert. - Vous avez commencé par nous alarmer, mais vous avez aussi mis en évidence une prise de conscience collective et proposé des solutions. L'idée qu'il n'existe pas de données personnelles est très intéressante : nous participons d'un bien commun souverain, ce qui réclame une prise de conscience individuelle. En termes d'usage, de pratique, de valeurs et de principes, nous devrons respecter des règles. Sommes-nous à ce niveau, de prise de conscience individuelle, nous porteurs de données, et quelles sont les solutions pour y parvenir ?

M. Pierre Bellanger. - Y a-t-il une souveraineté réelle des États-Unis ? Oui. Cette souveraineté n'exclut pas les conflits avec ces entreprises, les rapports de force, les coups de force, les oppositions, les alliances. Globalement, le système ne cesse de se renforcer, de progresser et de se développer. L'une de ces sociétés a une trésorerie supérieure à l'État fédéral. Un transporteur vient d'entrer en bourse avec une valorisation de 100 milliards de dollars, équivalente à celle de l'ensemble du transport dans le monde. Cette valorisation est soutenue par tout un système. Il n'y a pas de chef d'orchestre, mais des musiciens qui s'entendent bien.

L'Europe, elle, a très peu à voir avec la souveraineté. Elle fait du droit, elle administre. On peut comparer cela à la construction d'un château de cartes en commençant par celles du haut, sans les fondations que sont le territoire, la frontière et la règle. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est le fruit d'une formidable prise de conscience, mais comment l'appliquer ? La captation des données est fondée sur le consentement individuel, or vous comme moi-même y consentons tous les jours à de nombreuses reprises, distraitement, pour accéder au contenu. C'est une parodie, une fantasmatique de droit, sans les bases solides de la souveraineté. C'est bien, mais insuffisant. Le RGPD donne certes la possibilité de taxer des entreprises sur leur chiffre d'affaires, mais sera-t-il reconnu à l'extérieur des frontières européennes ?

Je ne sais pas quel a été le résultat des initiatives d'Arnaud Montebourg, mais il a contribué, avec son panache, à la prise de conscience.

En affirmant que nous n'avons pas de problème d'ingénieurs, je voulais dire que nous n'avons pas besoin de confier nos protocoles de chiffrement à des acteurs étrangers. L'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information en est tout à fait capable, pour la défense de la nation.

Le cloud national m'inspire les mêmes réserves que le RGPD. Nous utilisons pour cela des serveurs de marque étrangère, qui relèvent du Patriot Act, du Cloud Act. Rien ne protège les données ni ne fonde leur statut : c'est incantatoire.

Je ne crois pas que le grand public ait pris conscience du problème. Le peuple français est habitué aux règles en tout genre : un décret fixe la hauteur des margelles dans les piscines municipales... Le citoyen se sent en confiance dans cet environnement. L'internet est perçu sous cet angle : il est légal, donc il est sans doute protégé. Il appartient à l'État de garantir la sécurité de tous dans cet espace, ce qui ressort du droit. Il devrait être interdit de donner accès à son carnet d'adresses à une application, sauf si celle-ci a été expressément autorisée à demander cet accès.

Le plus dur est la prise de conscience. De plus en plus d'événements nous obligeront pourtant à mettre en place cette souveraineté numérique : il faudra protéger nos centrales, nos infrastructures. Avoir recours à des systèmes d'exploitation étrangers pour les protéger revient à sous-traiter les douanes. Il deviendra inacceptable pour la population que des données aussi cruciales ne soient pas protégées.

D'après les études, ce sentiment est en train de monter. Un tiers des citoyens sont inquiets : cela constitue un socle d'opinion publique. Il y a également une prise de conscience des élites. Il y a enfin un moment politique, et ce moment est maintenant, pour créer le premier domino du bien commun souverain. À l'image du pâté d'alouette, il suffit d'un peu de souverain dans le réseau pour que tout le devienne. Rien ne nous empêche de nouer des alliances internationales : Thierry Breton a évoqué un Schengen des données.

Enfin, toutes ces données doivent être stockées dans nos serveurs. On crée ainsi un socle et une industrie. En Allemagne, pays le plus protecteur des données au monde, les sociétés américaines font appel à des prestataires allemands pour garantir que les données captées seront protégées.

Voyez les enceintes connectées : elles sont très utiles, mais en échange, nous acceptons des micros chez nous. Ne renonçons pas à ces services qui améliorent notre vie, mais ne les payons pas de notre vie privée, car un opérateur pourra s'en servir pour orienter nos choix.

M. Hugues Saury. -Vous avez dit que le réseau pouvait être notre plus grande chance et notre principale régression. C'est finalement le propre de l'homme, qui peut le meilleur et le pire à la fois.

L'histoire du réseau est celle d'une conquête. Aujourd'hui, c'est l'argent qui est au pouvoir. Recherche-t-on le passage du principe de l'argent roi à un système où les États reprennent leur souveraineté pour empêcher que tout soit libre d'accès ?

M. Pierre Bellanger. - C'est l'inaction des gouvernements successifs qui a abouti à cet abandon. Voyez L'Étrange défaite, de Marc Bloch. Pourquoi est-ce arrivé ? Pourquoi autant de gens intelligents, respectables sont-ils arrivés à ce consensus consistant à choisir ne rien faire ? Oui, l'État doit revenir en force. Là où il n'y a pas de secret, de sphère privée garantie par l'État, nous sommes dans une situation de transparence forcée. Il n'y a pas d'isoloir sur l'internet. Votre vision, monsieur Saury, est juste.

C'est le bitcoin qui a de fortes implications environnementales, car ce système consiste à créer d'énormes rouleaux de données virtuelles qui s'allongent à chaque transaction. C'est à mon sens intenable car seulement possible dans un environnement fermé. Certes, le chiffrement consomme de l'énergie, mais ce sont les données cryptées de type bitcoin qui alertent véritablement. Avec une puissance informatique qui double chaque année, le surcroît de consommation est absorbable.

M. Gérard Longuet, rapporteur. - Pour que la sphère privée soit garantie par l'État, il faut que les usagers le souhaitent. Or ils vont chercher une satisfaction sur le réseau, et ils choisiront l'offre qui leur paraît la plus généreuse, la plus diversifiée. Nous acceptons de bon coeur, en cliquant, de livrer nos données parce que le ratio entre un risque mal identifié et l'avantage de l'accès immédiat nous conduit à sacrifier la propriété de nos données.

Dans votre esprit, ce bien commun souverain revêt-il un caractère obligatoire ou est-il une option ?

M. Pierre Bellanger. - Nous sommes en permanence tentés par la facilité : ne pas mettre de ceinture, de casque, ne pas se vacciner. En démocratie, on a le droit de se faire du mal, mais pas d'en faire aux autres. La collecte de nos données de santé permet, par exemple, de constituer des échantillons avec des personnes présentant un profil similaire et, à partir de là, de concevoir une police d'assurance.

Mme Sylvie Robert. - Mais le RGPD offre une protection.

M. Pierre Bellanger. - Il est aujourd'hui possible de prédire une occurrence de cancer du côlon d'un individu à partir de ses tickets de caisse. Le cancer est purement personnel, mais les tickets de caisse ne le sont pas.

M. Gérard Longuet, rapporteur. - Ce que vous appelez de vos voeux serait une révolution culturelle.

M. Pierre Bellanger. - Nous avons changé d'heure, de monnaie, modifié nos régions... Avoir un statut des données qui protègera chacun est important.

M. Gérard Longuet, rapporteur. - Pour le fondateur d'une radio libre, vous êtes particulièrement confiant dans l'État !

M. Pierre Bellanger. - Je le suis parce que je mets mes enfants à l'école publique, que je me fais soigner à l'hôpital public. Il n'est pas d'internet hors sol, et je préfère être sous le contrôle d'un État où j'ai le droit de vote.

M. Gérard Longuet, rapporteur. - On va pourtant chercher de l'information dans le monde entier.

M. Pierre Bellanger. - Où sont les serveurs, quel est le protocole ? Il y a toujours une souveraineté en jeu, il est par conséquent préférable que ce soit la nôtre.

J'apprécie particulièrement votre travail, car nous arrivons au moment des fondations, après une période d'aveuglement. À chaque élection, nous nous demanderons qui nous manipule, entre un serveur américain, un terminal chinois et des informations russes. C'est votre commission d'enquête qui ouvre ce débat.

M. Franck Montaugé, président. - Faut-il comprendre de vos propos que tout échange ou utilisation d'une information produite sur le territoire allemand donne lieu à un contrat avec l'entreprise qui voulait commercialiser les données, tout lien avec l'extérieur se faisant par l'intermédiaire du contrat.

M. Pierre Bellanger. - Si notre Commission nationale de l'informatique et des libertés devenait une sorte d'agence des données, une entreprise allemande voulant faire des affaires en France devrait solliciter un accord entre notre agence et son homologue allemande, qui créerait une passerelle de règles communes. Ce n'est pas encore le cas en Allemagne, puisque nous sommes sous la logique globale du RGPD.

Pour le moment, chacun fait à sa guise et la plupart d'entre nous sont sous contrôle étranger. L'application numérique d'une grande banque a récemment vu sa mise à jour refusée par la plateforme : de Dublin est arrivé un message l'informant que son protocole de chiffrement n'était pas accessible... Il n'y a plus de secret bancaire !

Tout part de la donnée : c'est elle qui fait la taxe. Je l'ai d'ailleurs appelée la « dataxe » dans un document.

M. Franck Montaugé, président. - Qu'en est-il du volet de la culture et de l'éducation ?

M. Pierre Bellanger. - Si les données des élèves sont collectées pour être vendues, ils sont mis en danger car chacun de leurs actes le suivra tout au long de sa vie. Il faut une étanchéité absolue des parcours scolaires. Rien ne remplace le professeur, et l'utilisation des supports numériques de travail pourrait être dévoyée. Pour l'éviter, il revient à l'Éducation nationale de générer ses propres outils. La gendarmerie nationale a développé des outils à partir de logiciels libres : voilà un excellent modèle.

Nous sommes dans une culture de captation de données qui met en danger les acteurs nationaux. Ceux-ci n'ont pas les mêmes capacités de captation, parce que les données sont captées ailleurs. La situation de la France est celle d'une équipe de football qui joue sur un terrain qui penche vers son but. Il faut le remettre droit, et c'est la loi qui le fera. Ne surestimons pas la résistance des acteurs étrangers, car ceux-ci l'ont accepté dans tous les autres pays où cela leur a été demandé.

M. Franck Montaugé, président. - Merci de cet exposé très intéressant.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.