Mercredi 24 juillet 2019

- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Cédric O, secrétaire d'État au numérique

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Les secteurs de l'éducation, de la formation, de la culture, de la presse et des médias se trouvent profondément bouleversés par le numérique, comme l'illustrent trois textes que nous avons récemment examinés : la proposition de loi sur le Centre national de la musique (CNM), dont le rapporteur M. Jean-Raymond Hugonet rappelait que le secteur de la musique enregistrée avait failli disparaitre et que son modèle économique a été révolutionné par le streaming ; la proposition de loi de notre collègue M. David Assouline sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse, qui réalise la première transposition en droit national de dispositions de la directive sur les droits d'auteur en mettant fin à une captation de la valeur économique produite par les agences et les éditeurs de presse au profit des grandes plateformes ; enfin, la proposition de loi sur la manipulation de l'information. Le rejet unanime du Sénat de ce dernier texte ne constitue nullement une absence de reconnaissance des risques considérables que les fausses informations font peser sur nos démocraties, mais traduit davantage une approche différente, plus profonde et structurante, du sujet, liée à une analyse du modèle économique destructeur des plateformes.

Notre commission est désireuse de vous entendre sur votre feuille de route et sur les objectifs que vous poursuivez. Nos questions prolongeront celle de la commission d'enquête sénatoriale sur la souveraineté numérique qui vous a récemment entendu.

M. Cédric O, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances et du ministre de l'action et des comptes publics, chargé du numérique. - Je vous remercie de me donner l'occasion de vous présenter mon programme de travail. Vous avez évoqué la commission d'enquête sénatoriale ; je crois effectivement que le numérique interroge notre souveraineté. Ma feuille de route poursuit trois objectifs majeurs : la construction d'une industrie française et européenne du numérique capable de concurrencer les Chinois et les Américains, la réduction de la fracture numérique - treize millions de Français n'utilisent pas Internet quotidiennement - et la régulation.

Mes précédents postes, chez Safran comme auprès du Président de la République et du Premier ministre, m'ont donné une vision assez juste de la compétition numérique entre les Chinois et les Américains et m'ont fait prendre conscience du risque que l'Europe sorte technologiquement de l'histoire. À titre d'illustration, les GAFA américains, comme les Chinois actuellement, investissaient en 2016 40 milliards d'euros dans l'intelligence artificielle, tandis que l'Europe n'y consacrait pas plus de 5 milliards. Or, l'intelligence artificielle conditionnera la compétitivité des entreprises d'ici une quinzaine d'années. Le numérique a des conséquences sur la souveraineté économique, le niveau de chômage - entre un tiers et la moitié des créations nettes d'emplois aux États-Unis y sont liées, contre seulement 10 % en France - et le modèle social des pays. Se battre pour le numérique conduit à se battre pour l'emploi ! Nous devons atteindre un niveau d'investissement suffisant face aux Chinois et aux Américains. Pensez qu'à elle seule, la société Amazon investit chaque année 22 milliards d'euros en recherche et développement !

Le modèle économique du numérique favorise la première entreprise sur une activité, Facebook, Google, Netflix ou Uber par exemple. Si les principaux acteurs de l'écosystème sont américains, leurs compétiteurs, demain, seront chinois. Facebook, la plateforme aux 2,4 milliards d'utilisateurs, diffuse des valeurs américaines ; nous devons donc développer des champions européens pour défendre notre culture et nos valeurs. Parallèlement à une politique défensive qu'incarne la régulation, nous devons nous montrer offensifs ! Telle est ma première mission et j'observe, dans sa mise en oeuvre, quelques éléments d'optimisme. Ainsi, les investissements dans les start-up numériques françaises ne cessent de croître, passant de 2,5 milliards d'euros en 2017 à 3,5 milliards d'euros en 2018, pour dépasser les 5 milliards d'euros en 2019. La France représente le deuxième écosystème européen dans ce secteur, certes loin derrière les États-Unis, mais en nette progression. Notre ambition est de prendre la première place en Europe et de faire émerger des champions français et européens du numérique. Les entreprises du secteur ayant levé plus de 50 millions d'euros étaient au nombre de six en 2017, de douze en 2018 et de dix-huit pour le premier semestre de l'année 2019.

Nous nous heurtons toutefois à un double frein : l'investissement encore insuffisant dans le secteur - nous devons réussir à y attirer des financements privés - et les difficultés de recrutement des entreprises. Actuellement, 80 000 postes ne sont pas pourvus, notamment dans les métiers de techniciens ; ce pourrait être 200 000 en 2022. Encore une aberration française alors que nous comptons, hélas, 2,5 millions de chômeurs ! Pourtant, il ne s'agit pas de postes pénibles - lorsque je travaillais chez Safran, nous peinions à recruter des chaudronniers, mais leurs conditions de travail étaient bien différentes. Il faut donc former davantage aux métiers du numérique.

Ma deuxième mission concerne la réduction de la fracture numérique et la relation entre l'État et les citoyens dans le cadre de la transformation numérique. Les arguments économiques que je viens de développer sont inaudibles pour nos concitoyens si le numérique apparaît comme le syndrome de leurs difficultés, au travers de la fermeture des commerces de centre-ville et des services publics de proximité. Le Grand Débat en a fait état à de multiples reprises. Je l'indiquais précédemment : treize millions de Français n'utilisent pas régulièrement Internet ; si cela ne change pas, nous aurons d'autres crises des gilets jaunes.

À cet effet, il convient d'abord d'améliorer la connexion sur l'ensemble du territoire. Le sujet du haut débit et de la couverture mobile relève de mes collègues Julien Denormandie, Jacqueline Gourault et Agnès Pannier-Runacher. Un « bon » débit devrait être atteint partout en 2020 et le très haut débit en 2022. Parallèlement, les opérateurs investissent massivement pour relier plus de quatre millions de foyers à la fibre optique chaque année. Le Gouvernement se montre donc optimiste : les objectifs fixés devraient être atteints en 2022. Pour autant, il n'existe aucun déterminisme entre la connexion et l'usage d'Internet. Nous estimons que la moitié des treize millions de Français concernés par la fracture numérique ne pourront être formés, pour des raisons liées à l'âge, au handicap ou à la situation sociale. Il convient donc de leur apporter des solutions au plus près de chez eux, comme les maisons France Service, notamment pour les accompagner dans les démarches administratives en ligne. Lorsqu'une formation est possible, elle doit évidemment être prodiguée. Ainsi, quarante-huit territoires testent actuellement le Pass numérique, distribué par les Caisses d'allocations familiales (CAF) pour des formations au numérique pour un coût unitaire d'environ 70 euros. Les résultats semblent probants, mais un élargissement du dispositif nécessite une réflexion sur son financement et le développement d'un maillage d'offres de formation. Des annonces interviendront à la rentrée. Il convient enfin que la dématérialisation des services publics ne soit pas trop rapide et ne nuise pas à la qualité du service rendu à nos concitoyens : il faut réintroduire de l'humain en mettant à disposition un numéro de téléphone ou un guichet.

Je suis enfin en charge de la régulation. Je considère que l'émergence des grands acteurs de l'Internet, compte tenu de leur taille et de la complexité juridique de leur modèle économique, pose une question essentielle à la puissance publique, car seuls les régimes autoritaires apparaissent actuellement capables de les réguler. Les démocraties doivent se doter de capacités technologiques, par exemple pour être capables de garantir la loyauté et la légalité des algorithmes utilisés notamment pour les recrutements, qui ne doivent être ni racistes, ni genrés. Les services de l'État, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), l'Autorité de la concurrence, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) comme l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), doivent comprendre comment fonctionnent les grands acteurs de l'Internet et se doter des compétences techniques nécessaires.

La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur Internet, déposée par la députée Laetitia Avia et plusieurs de ses collègues, est issue du constat selon lequel il est possible d'insulter sur Internet en quasi-impunité, pour des raisons techniques et juridiques. Le texte pose trois principes. Le premier concerne la fin de l'impunité, ce qui nécessite que le système judiciaire se transforme pour être capable de gérer la temporalité et la masse des contentieux - il y a deux ans, seuls cent jugements ont été rendus en France pour insultes, sur Internet ou ailleurs. À cet effet, la plainte en ligne sera disponible en 2020, un parquet spécialisé dans le fonctionnement des entreprises du numérique sera créé et la formation des juges aux spécificités d'Internet sera renforcée.

Le deuxième principe porté par le texte concerne la responsabilisation des plateformes. Facebook, par exemple, représente une agora d'une taille sans précédent. Ainsi, dans les vingt-quatre heures suivant la tuerie de Christchurch, la plateforme a dû retirer la vidéo des événements plus de 1,5 million de fois. Il apparait évidemment nécessaire d'endiguer la diffusion de contenus illicites et dangereux. La proposition de loi oblige les plateformes à les retirer dans un délai de vingt-quatre heures. La loi allemande punit, pour sa part, d'une amende de 50 millions d'euros tout contenu illicite qui ne serait pas retiré. Or, les plateformes, pour diverses raisons, ne peuvent identifier tous les contenus concernés. Pour répondre à l'exigence allemande, elles abusent donc des blocages de contenus : des politiciens et des humoristes ont ainsi été censurés. Nous préférons un système de régulation fondé sur les travaux de la professeure de droit Marie-Anne Frison-Roche dit de compliance ou de conformité. À titre d'illustration, les banques ne sont pas tenues responsables de tous les virements frauduleux effectués sur leurs comptes, mais elles sont obligées de disposer d'un système de régulation interne efficace, sous peine de sévères sanctions. Le régulateur fixe les règles en la matière et en contrôle l'application. Il s'agit donc davantage d'une obligation de résultats que de moyens. Ainsi, les plateformes ne pourront pas bloquer tous les contenus, mais elles devront se doter de capacités techniques et humaines, définies par le régulateur, à la hauteur des enjeux.

Le troisième principe porté par la proposition de loi dite Avia concerne la sensibilisation des citoyens aux transformations de la société induites par le numérique, notamment en matière de diffusion de l'information. Nous estimons avoir trouvé la délicate ligne de crête entre protection de la liberté d'expression et protection des Français, même si une partie de l'écosystème numérique pointe le risque de surblocage des contenus. Nous avons, sur le cyber-harcèlement et les insultes en ligne, une obligation de résultat. Récemment, une jeune victime de onze ans a mis fin à ses jours.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - J'ai bien retenu les trois objectifs qui vous ont été fixés par le Président de la République. Au sujet de la fracture numérique, qui relève au Sénat de la compétence de la commission du développement durable, vous avez indiqué que les investissements des opérateurs n'avaient jamais été aussi élevés. Je rappelle que les collectivités territoriales en réalisent également de très importants.

Vous avez beaucoup insisté sur la sensibilisation et la formation des citoyens. À la suite du rapport Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation, que j'avais rédigé au nom de la commission, j'avais écrit au Président de la République et au Premier ministre pour leur faire valoir l'urgence en la matière, proposant qu'on décrète l'année 2020 ou 2021 grande cause nationale. À ce jour, je n'ai toujours pas de réponse, et je tiens donc à reformuler cette demande officiellement auprès de vous.

M. Michel Laugier, rapporteur du projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse et rapporteur pour avis des crédits « Presse », va vous poser la première question.

M. Michel Laugier. - Je voudrais revenir sur la presse. Il y a quelques jours, le Sénat a adopté en première lecture le projet de loi cité à l'instant, suivi hier par l'Assemblée nationale. Le principe de base demeure la loi Bichet, c'est-à-dire la liberté de la presse.

Monsieur le secrétaire d'État, vous avez récemment fait des déclarations sur la création d'un conseil de l'ordre des journalistes. Vous avez depuis lors précisé votre pensée, mais l'idée que l'État puisse se charger directement de la lutte contre les fausses informations a été jugée comme particulièrement dangereuse. En outre, la ministre de la justice avait de son côté fait état de son souhait d'ouvrir un débat sur la loi de 1881. Pouvez-vous préciser votre vision de la liberté de la presse ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Un mot sur le contexte. Je l'ai dit, ces termes, inappropriés, ont été utilisés lors d'une conversation que je pensais personnelle avec un journaliste. Dans mon esprit, je ne fais pas de différence entre conseil de l'ordre et conseil déontologique, mais j'aurais dû utiliser des termes plus précis.

Néanmoins, ce sujet demeure d'actualité. Je ne parle pas là des fausses informations, qui sont une partie du problème. Car, aujourd'hui, des acteurs financés par des puissances étrangères ont comme objectif avoué de déstabiliser la démocratie française et de parvenir à ce qu'un parti en particulier accède au pouvoir. Ces sites ne font rien d'illégal, mais ils juxtaposent deux informations entre lesquelles les lecteurs vont établir un lien. Exemple fictif : en écrivant que mon beau-frère travaille chez Bouygues et que cette entreprise vient de remporter un marché de 500 millions d'euros avec l'État français, je sème le doute. Allez consulter ces sites et vous verrez que c'est systématique. Je précise cependant que je n'ai pas de beau-frère...

L'État ne doit pas intervenir pour réguler l'information dans le but d'éviter toute manipulation ; cela relève de la déontologie journalistique. Deux attitudes sont possibles : soit l'on considère que la question se pose - on ne peut pas nier que les élections américaines ont été significativement influencées par ces acteurs -, et c'est aux journalistes de s'y attaquer ; soit l'on considère qu'il n'y a pas problème et qu'il ne faut rien faire par respect pour la liberté de la presse.

Pour ma part, je considère que ce problème de l'ingérence étrangère dans le débat démocratique français ne se règle pas sur le plan judiciaire, parce qu'il n'y a rien d'illégal fondamentalement. Mais des gens utilisent la liberté de la presse à des fins de déstabilisation de notre pays. C'est aux journalistes de s'en saisir, et non pas à l'État.

Les propos que j'ai tenus n'étaient pas l'expression d'un souhait ; c'était une analyse des processus en cours. Si les journalistes ne se saisissent pas de ce problème, je crains que, en fin de compte, les États démocratiques ne finissent par s'en saisir dans l'urgence de la situation. En cas de déstabilisation à deux jours d'une élection, la question du rôle de l'État se posera. Or celui-ci ne sait pas faire la différence entre une fake news et de la propagande.

Si j'avais voulu poser intelligemment ce problème, je ne l'aurais pas fait de cette manière-là. D'ailleurs, la levée de boucliers a été immédiate. C'est d'abord un sujet relevant du ministre de la culture, et je ne m'exprimerai plus là-dessus. Des propositions très intéressantes ont été faites sur le conseil de déontologie ; on peut également s'inspirer de ce qui se fait au Royaume-Uni et Belgique.

Encore une fois, au-delà des fausses informations, il est difficilement contestable que certains médias ont un but politique. Je fais une différence entre les médias politisés et les médias manipulés par une puissance étrangère.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Les journalistes ont une déontologie. Le problème, c'est que ces nouveaux outils technologiques permettent de diffuser de manière extrêmement rapide et puissante les fausses nouvelles, lesquelles ont toujours existé. Il ne faut pas confondre la liberté de la presse avec la diffusion de fausses informations. La question, c'est celle de l'ingérence de puissances étrangères, qui est rendue possible par le modèle technique et économique des plateformes, comme l'a montré l'affaire Cambridge Analytica. Comment réguler Internet et son modèle économique ? Le clic étant rémunérateur, la diffusion de fausses nouvelles est rentable. Finalement, ces acteurs souhaitent peut-être in fine que nous autocensurions notre propre liberté d'expression.

M. Pierre Ouzoulias. - Membre de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, je précise que mes propos n'engagent que moi et je ne préjuge aucunement ses conclusions.

Je veux vous interroger sur le problème de la souveraineté numérique et surtout sur la protection des données et les garanties que nous pouvons offrir aux utilisateurs, publics ou privés. En écoutant les différents représentants du Gouvernement qui se sont exprimés devant cette commission d'enquête, j'ai eu le sentiment d'une absence de doctrine gouvernementale sur le sujet, si ce n'est celle qu'ont portée avec clarté le chef d'état-major des armées, le général Lecointre, et quelques représentants notamment du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Le général Lecointre nous a dit très justement que le logiciel libre, parce qu'il offre une transparence absolue sur les codes source, est un élément de la souveraineté. Quand je lui ai demandé pourquoi le gouvernement français achetait encore largement du Microsoft, son représentant m'a expliqué que ce qui comptait, c'était l'intérêt de l'utilisateur et sa capacité à utiliser des logiciels simplement.

La possible utilisation par cette industrie des données, problème fondamental, n'est pas abordée dans le cadre de la commande publique et de façon générale - c'est vrai en particulier pour le ministère de l'éducation nationale.

Le projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, que nous examinerons en septembre, traite de la relation entre l'usager et les produits qu'il achète. Or ce texte ne contient rien sur l'informatique, comme si les consommateurs n'avaient aucun souci dans leur relation avec les fabricants de matériel et de logiciels. Je vous demande donc d'ouvrir le champ de ce projet de loi afin que les problèmes liés à l'informatique, notamment à l'interopérabilité, puissent être traités.

Mme Françoise Laborde. - Vous nous avez fait en quelque sorte le service après-vente de la proposition de loi Avia, avant qu'elle ne soit examinée par le Sénat. Il est vrai que celui-ci n'avait pas accueilli comme vous l'auriez souhaité le texte sur les infox !

Nous avons récemment auditionné Mme Sharon White, directrice générale de l'Office of communication (Ofcom), et M. Roch-Olivier Maistre, président du CSA, ainsi que Mme Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL. Ces instances de régulation ont besoin de moyens. Vous dites que la régulation prendra du temps, mais celle-ci ne se fera pas de façon automatique. Il manque dans votre discours une volonté politique claire de régulation. Par ailleurs, je rejoins les propos de M. Pierre Ouzoulias sur la protection des données.

La perspective du Brexit présente des risques certains, mais elle recèle peut-être des opportunités pour notre écosystème numérique. La France pourrait peut-être attirer des entrepreneurs, des talents, mais également bénéficier d'investissements importants. Pensez-vous que des adaptations de notre système juridique soient nécessaires ? Je le pense, parce qu'on ne peut pas faire confiance à la régulation automatique des plateformes.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Mme Françoise Laborde a fait allusion à la baisse, prévue par la dernière loi de finances, des crédits attribués à l'Agence nationale de la sécurité informatique (ANSI) et à la CNIL. C'est grâce à un amendement que nous avons été plusieurs à défendre que ces crédits ont été rétablis.

M. André Gattolin. - Monsieur le secrétaire d'État, vous avez évoqué les logiques de régulation d'Internet. Tout ne se règle pas par la régulation, qui intervient toujours a posteriori. C'est quand les messages ont été émis et, éventuellement, reçus qu'on réagit.

Il faut mener un travail déontologique dans le système de production de l'information. En raison de ces phénomènes d'immédiateté, de massification, de globalisation, tous les processus traditionnels de vérification de l'information, qui remontent à la création du Syndicat national des journalistes en 1918, ont volé en éclats.

Récemment, le Centre européen de normalisation, associé notamment à l'Association française de normalisation (Afnor), à DIN (Deutsches Institut für Normung), son équivalent allemand, et à Reporters sans frontières, s'est engagé, en association avec de grands médias européens comme la BBC et plusieurs plateformes, dans une logique de normalisation de type ISO, afin d'inciter les producteurs d'information ou ceux qui la diffusent à procéder à leur propre régulation. On l'a vu par exemple en matière de sondages, ces processus de normalisation ont résolu énormément de problèmes.

Comment entendez-vous appuyer cette initiative ? La jugez-vous complémentaire du travail de régulation que vous souhaitez mettre en place ?

Mme Colette Mélot. - Merci pour votre présentation. Je souhaite insister sur le volet économique et l'emploi. L'école prépare à la citoyenneté, à la formation, pour les emplois de demain. Il y a de fortes inégalités numériques dans les territoires. Les collectivités locales ont investi mais elles ne peuvent pas le faire dans les territoires où il n'y a pas d'accès au numérique. Selon vous, 80 000 offres emplois ne sont actuellement pas pourvues, 200 000 dans deux ans. Que pensez-vous de la recommandation de la Cour des comptes de doter les écoles, collèges, lycées d'un socle numérique de base ?

M. David Assouline. - Merci de cet exposé complet et stratégique. Vous dites ce que nous prêchons dans le désert depuis longtemps : la régulation ne peut pas être que défensive, elle doit être offensive. Quand il y a concurrence, il y a régulation, mais là il n'y a pas de concurrence pour ces acteurs.

L'Europe, malgré ses moyens gigantesques, n'est pas à la hauteur. C'est incroyable d'être à 10 % de chacun des grands acteurs, alors qu'en recherche, capital humain, scientifique et technologique, nous sommes compétitifs au niveau mondial.

Pour offrir une alternative, il n'y a pas qu'une question financière ; il faut concurrencer leur modèle. Les citoyens ne veulent pas autre chose. Pour eux, un moteur de recherche, c'est Google, il ne peut s'appeler autrement... Il faut se battre au niveau européen.

Le démantèlement des GAFA est un vrai sujet. Si nous les copions, nous ferons la même chose, or les GAFA ont fait exploser la façon dont les sociétés démocratiques fonctionnent. Ceux qui s'en sortent pour réguler sont les régimes autoritaires ; nos démocraties sont tentées de les copier pour régler leurs problèmes. Attention !

Nous venons d'adopter ma proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, qui apportera quelques centaines de millions d'euros pour ce secteur. La régulation doit fixer des limites. Mon compte personnel Facebook - et non ma page publique - a été arrêté pour des motifs que j'ignore - peut-être cette proposition de loi ? Je l'ai récupéré une semaine après avoir protesté... Nous ne connaissons pas les algorithmes de Facebook, les raisons pour lesquelles un compte peut disparaître ou réapparaitre. C'est dangereux !

M. Claude Kern. - Vous évoquiez les 5 % de citoyens exclus du numérique. Au-delà du Pass numérique, comment comptez-vous accompagner ces personnes pour une meilleure inclusion numérique, et avec quels moyens ?

Votre prédécesseur a fait de la transformation IT (Information Technology) un des axes identifiés qui devait pouvoir aboutir, en partenariat avec les DSI (directions des systèmes d'information), à une feuille de route sur la mutualisation et la création de la plateforme numérique de l'État, pour créer l'équivalent du X-Road estonien. Où en est cette initiative ? Pour payer les impôts, l'école, le centre de loisirs ou autre, nous avons besoin de différents identifiants. Or 50 % de nos concitoyens renoncent à utiliser les services publics en ligne et préfèrent le papier.

Mme Annick Billon. - Selon la Commission européenne, la France est en quinzième position pour l'économie numérique. Notre collègue Pascale Gruny a publié, le 4 juillet dernier, un rapport d'information au nom de la délégation aux entreprises du Sénat, faisant le constat alarmant que de nombreuses TPE et PME n'ont pas suffisamment d'accompagnement financier et que la fracture territoriale est forte. C'est un sujet crucial. Il n'y a pas de politique publique pour les PME et les TPE. Parmi quatorze propositions, le rapport recommande notamment la création d'un bac pro « services numériques », des rencontres régionales et nationales entre les acteurs des secteurs privé et public, l'inscription à l'actif des bilans des TPE et des PME des investissements matériels et immatériels, l'instauration d'un crédit d'impôt à la formation et à l'équipement du numérique pour les artisans et les commerçants de détail. Qu'en pensez-vous ?

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Cette dernière proposition figurait dans le rapport que je vous ai présenté.

Mme Laure Darcos. - C'est gravissime qu'il y ait si peu de femmes dans le secteur scientifique, et surtout dans le numérique. À Tel-Aviv, j'ai rencontré avec notre présidente une start-up extraordinaire composée de jeunes femmes engagées. Pourquoi si peu de femmes exercent-elles ces métiers ?

Connaissez-vous l'association Génération Numérique ? Je les ai rencontrés lors de la semaine de la presse à l'école ; ils initient les jeunes à avoir du recul sur les fake news et les réseaux sociaux. Il serait bon que leur initiative soit généralisée avec le soutien de Jean-Michel Blanquer. Cette association donne à ces jeunes des armes pour avoir du recul devant l'information qu'ils reçoivent et pour qu'ils fassent attention à celle qu'ils colportent. Cela rejoint le sujet du harcèlement moral sur les réseaux sociaux.

Vous connaissez mon cheval de bataille avec Nicolas Bouzou pour lutter contre l'anonymat sur les réseaux sociaux. Je sais que c'est impossible, mais que pensez-vous de son article à ce sujet ? Il faut une régulation éthique.

M. Stéphane Piednoir. - Merci pour vos propos très clairs. Nous sommes en retard sur l'intelligence artificielle, qui irrigue déjà notre vie quotidienne sans que nous ne nous en rendions compte. Elle consomme énormément de données - plusieurs milliards par jour pour un véhicule autonome. Actuellement, nous sommes centrés sur la protection des données. Certains utilisateurs saisissent des associations pour contester la mise en place de compteurs Linky, ne voulant pas qu'EDF sache quand ils prennent leur douche ou allument le four... Comment concilier la nécessaire alimentation de l'intelligence artificielle par la livraison de données numériques massives et la frilosité de nos concitoyens au partage de leurs données ?

Mme Claudine Lepage. - Je vous félicite, monsieur le ministre, pour votre nomination au Gouvernement et pour cette présentation. Je représente les Français établis hors de France. La dématérialisation des services numériques avance dans la métropole mais aussi dans les consulats, ce qui a abouti à supprimer des postes. Le fossé se creuse entre les populations françaises à l'étranger qui ont besoin d'accéder aux services publics français. Ce n'est pas la même chose de vivre en Allemagne ou au Mali ! Dans les postes consulaires, assurons-nous d'avoir accès à Internet et des personnes suffisamment formées avant de dématérialiser totalement et de supprimer des postes. Je sais que vous n'êtes pas responsable de nos infrastructures à l'étranger, mais il faudrait former le personnel des consulats au même titre que celui des mairies en France, et sinon, à tout le moins, maintenir ces postes.

M. Jean-Pierre Leleux. - L'univers du numérique voit disparaître l'humain. Lorsqu'un citoyen correspond aux critères médians et s'adresse à un service public ou commercial, il n'a aucun problème. Mais dès qu'il a quelque singularité, c'est le parcours du combattant, et il n'y a personne pour résoudre le problème. Au-delà des simples aspects fiscaux, il y a urgence, car c'est l'une des raisons pour lesquelles les gens se regroupent aux carrefours...

Le monde d'Internet restera-t-il éternellement le monde de l'anonymat, porteur des pires choses, notamment dans les réseaux sociaux ?

Il faut construire une industrie du numérique et faire émerger des champions français et européens. Depuis deux à trois ans, on observe une progression sensible. Au-delà, quelles mesures incitatives prévoit le Gouvernement ? Comment retenir des ingénieurs qui partent en masse à l'étranger pour servir nos concurrents ?

M. Laurent Lafon. - Avoir des leaders mondiaux est un objectif de la France et de l'Union européenne. Pouvez-vous préciser quels sont les secteurs du numérique qui ne sont pas déjà occupés par un grand leader mondial ?

Avoir des leaders français ou européens n'est pas la même chose. Pensez-vous à des entreprises françaises qui, en se développant, prennent une dimension européenne, ou à des entreprises nouant des alliances avec d'autres sociétés européennes - ce qui nécessite un soutien des États ?

Nous avons essayé de faire adopter, sans succès, des amendements pour recruter des postes à profil dans l'éducation nationale, afin que les formateurs aient toutes les compétences requises dans le numérique sans forcément avoir de parcours « classique ». Franchir ce cap est très difficile, mais c'est un enjeu important pour plus de formation.

M. Claude Malhuret. - Vous avez évoqué Russia Today et Sputnik, soi-disant médias, et leur ingérence dans les services d'information français. Ce sont plutôt des organes d'influence, comme le Président de la République les qualifiait il y a un an et demi. Leurs programmes sont élaborés par le directeur du FSB à Moscou et non par les journalistes...

La régulation de l'information est confiée au CSA qui n'a ni les moyens, ni la volonté, ni la puissance de s'attaquer au problème. Si ces soi-disant médias sont des agents d'influence russe, qu'attend-on pour agir, voire pour les interdire ? L'argument de la liberté de la presse n'est pas valable lorsqu'il s'agit d'une guerre des services de renseignement... En arrêtant ces agents d'influence, on contribuerait à la sécurité nationale.

Donald Trump se trompe souvent mais il peut parfois avoir raison - même les montres arrêtées donnent l'heure exacte deux fois par jour. Selon le président de Huawei, il n'y a pas de porte dérobée mais la loi chinoise dément ses dires : toutes les entreprises chinoises doivent collaborer avec l'État chinois, donc avec ses services de renseignement. M. Lemoyne, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, durant des questions au Gouvernement, m'avait répondu avec force langue de bois - M. Xi Xinping était en France... La France prendra-t-elle la mesure du danger et décidera-t-elle de ne pas travailler avec Huawei, comme les États-Unis et d'autres pays ? Cela favoriserait l'émergence d'entreprises européennes sur le même créneau...

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Ces nombreuses questions témoignent de l'intérêt que nous portons à votre domaine de compétences. Selon vous, le numérique a fait émerger un modèle hégémonique, Google. Mais c'est plutôt la carence, l'inaction politique de ces quarante dernières années qui a fait émerger ce modèle hégémonique. L'Europe était à l'initiative d'Internet mais n'a pas investi dans ce modèle. Nous sommes coincés entre les modèles chinois et américains avec chacun ses travers - respectivement système autoritaire inquiétant et capitalisme de surveillance. Quand aurons-nous des politiques publiques adéquates ? Nous voulons remettre de l'humain au service du progrès et des libertés fondamentales ; tel est le sens des travaux de notre commission.

Je suis heureuse de constater que vous souhaitez définir une politique industrielle. Êtes-vous prêt à faire un Small Business Act comme les États-Unis dans les années 1990 pour privilégier les entreprises françaises et européennes du numérique ? Êtes-vous prêt à demander à Bruxelles une modification des règles sur la concurrence ? Devant notre commission d'enquête sur la souveraineté numérique, le représentant d'Orange nous affirmait que ces règles sont si absurdes que nous ne pouvons faire émerger de champions européens.

Il faut aussi prévoir des mesures conservatoires et non a posteriori pour les abus de position dominante de certains moteurs de recherche. Êtes-vous prêt, comme le mentionnait le rapport qui vous a été remis sur la responsabilisation des réseaux sociaux, à faire reposer la régulation sur cinq piliers et à la confier à une autorité administrative indépendante ? Mais à aucun moment ce rapport ne s'intéresse au modèle économique des plateformes. Le Sénat a adopté, à mon initiative, une résolution européenne pour la réouverture de la directive e-commerce et une responsabilisation des plateformes. L'affaire Cambridge Analytica l'a démontré : les plateformes ont abusé à la fois pour leur fiscalité, de leur abus de position dominante, et présentent un risque pour la démocratie. Êtes-vous prêt à réfléchir à une solution comme celle adoptée par l'Allemagne, qui a interdit les agrégateurs de données travaillant avec Facebook ? Dans une de vos interviews, vous vous êtes opposé à l'interopérabilité, la jugeant excessivement agressive pour le modèle économique des plateformes. Le modèle économique des plateformes fondé sur le modèle de l'attention est-il viable et durable ?

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Monsieur Malhuret, je n'ai pas grand-chose à enlever à votre constat mais vous demandez à l'État de décider qui est un média. Pourquoi alors ne déciderait-il pas que d'autres structures ne sont pas des médias, et sur quelles bases ? Les membres de Russia Today et Sputnik ont des cartes de presse... C'est un sujet pour les journalistes, même si le problème est réel.

Monsieur Ouzoulias, le logiciel libre est très largement soutenu par mon administration, la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (DINSIC), qui a une influence limitée sur l'ensemble des DSI de l'État, sans relation hiérarchique. La DSI de Bercy doit se coordonner avec la DINSIC. Nous avons fait le choix des logiciels libres, mais ayons une approche pragmatique : il n'y a pas forcément de logiciel libre avec une communauté suffisante pour garantir une qualité de service sur tous les sujets.

Par ailleurs, nous sommes souvent dépassés par les usages : j'ai travaillé pour les précédents Gouvernements. Même si nous proposions un logiciel libre ou ultrasécurisé, les gens qui ont l'habitude d'utiliser autre chose, qu'ils jugent plus pratique, ne vont pas changer. Je suppose que vous avez tous un téléphone chinois, américain ou coréen ? Pourtant, il existe des téléphones français efficaces et fonctionnant sous Android. C'est l'histoire du numérique...

M. Claude Malhuret. - Il existe encore des Minitel...

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Il faut faire émerger des compétiteurs européens, c'est ainsi que nous gagnerons.

Des réflexions émergent, dans le cadre des discussions sur la proposition de loi Avia, sur les moyens du CSA, de l'Arcep et de la CNIL, pour les faire monter en puissance. Nous réfléchissons aussi sur la mutualisation des moyens techniques, comme par exemple avoir un expert pour les trois sur l'intelligence artificielle. Si le Sénat propose d'augmenter les moyens des régulateurs, le secrétaire d'État chargé du numérique regardera l'initiative avec bienveillance...

Mme Françoise Laborde. - Rendez-vous au moment de l'examen du budget...

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Vous connaissez la teneur de nos réunions interministérielles, mais je suis loyal et n'en dirai pas plus...

Le Brexit est une opportunité très importante. Nous avons gagné la bataille de la finance grâce à l'action de M. Christian Noyer, ancien gouverneur de la Banque de France. J'ai confié une mission à M. Christophe Gégout, ancien directeur financier du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), et à Albin Serviant, Français revenu de Londres, figure de la communauté technologique, sur la manière de « gagner » le Brexit. Avec le Brexit, il sera difficile, pour un chercheur polonais, de rester travailler à Cambridge. Nous voulons créer un processus spécifique de visas pour attirer les talents dans le secteur des technologies.

La régulation est l'un des trois piliers de ma feuille de route. Nous devons réussir cette régulation et réviser régulièrement le rôle du régulateur, même si je ne sais pas à quoi cela va ressembler. La proposition de loi Avia pose les premières bases. Le web a trente ans, mais l'accélération ces dix, et surtout cinq dernières années a été extrêmement forte.

La question du démantèlement se pose légitimement aux États-Unis et en Europe. Dans The Curse of Bigness, le professeur Tim Wu plaide pour le démantèlement, considérant les GAFA comme les nouvelles Standard Oil. L'enquête durera cinq à dix ans, et ne règlera pas tous les problèmes. Même si Facebook était divisé en dix entités, il resterait 240 millions d'utilisateurs dans chaque entité...

Le programme de la liste Renaissance a inspiré la Commission européenne. Les GAFA, acteurs systémiques, doivent se voir appliquer une régulation systémique. Il ne faut pas un même régulateur pour Facebook et Alstom ! Il doit exister une régulation et une législation systémiques et un régulateur spécifique.

Nous voulons des mesures conservatoires pour interdire les « killer acquisitions », comme celles d'Instagram et WhatsApp par Facebook.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Oui, mais elle a été autorisée par les Américains !

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Nous avons pêché par naïveté. Se posent des questions de règles anticoncurrentielles pour les acquisitions, de portabilité des données et d'interopérabilité. Certaines données peuvent être d'intérêt général. J'ai dit devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale que l'interopérabilité était très agressive pour le business model des grandes plateformes, et que la France ne pourrait donc pas porter ce sujet seule. Il relève du niveau européen. Soyons conscients, également, qu'il y aura des mesures de rétorsion américaines. Ainsi, après la taxe sur les GAFA, l'enquête américaine risque d'aboutir à des sanctions sur les importations de vin françaises... Soyons prêts à faire face.

Il y a un sujet tactique : l'Europe aura à déroger aux principes fondateurs de la directive e-commerce. La question du tiers-statut est très intéressante, mais elle est inacceptable pour les pays nordiques. Doit-on mener le combat pendant quelques années ou se concentrer sur certains secteurs - la culture, les atteintes à la vie privée... - et réussir à s'affranchir de la dichotomie « hébergeur-éditeur » pour gagner des batailles à plus court terme ?

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Permettez-moi de vous interrompre : tout est numérique aujourd'hui ! Et les vagues d'ubérisation concerneront toutes les entreprises du CAC 40. Actuellement, on ne peut plus agir secteur par secteur.

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Il faudra réviser la directive sur le e-commerce, j'en ai parlé avec mon homologue néerlandaise. Je m'interroge sur la tactique. La Commission européenne, dans son programme de travail, veut bien ouvrir certains sujets, dont celui-là.

Monsieur Gattolin, vous avez cité une tentative d'autorégulation du secteur. Nous devons aller en ce sens, mais ce n'est pas le signe d'un désintéressement de l'État. C'est poser des règles et des obligations, le secteur s'organisera. Il s'agit de compliance. C'est la même chose dans la proposition de loi Avia. Demander une obligation de résultat est plus malin qu'une obligation de moyens. Car dès qu'une norme est définie, elle est contournée.... Les équipes de modération de certaines plateformes devront augmenter ; actuellement, elles ne sont pas au niveau.

Madame Mélot, l'éducation au numérique est primordiale à deux niveaux : l'éducation au code et l'éducation à la culture générale numérique. À la rentrée prochaine, tous les lycéens auront 1h30 de cours hebdomadaires sur le numérique, avec sept thèmes : Internet, le web, les réseaux sociaux, les données structurées et leur traitement, la mobilité et la cartographie, l'informatique embarquée et les objets connectés, et la photographie numérique. Pour Internet et le web, il s'agit de culture générale sur la vie privée, la haine sur Internet et l'éducation à l'information.

J'ai rencontré la semaine dernière l'association Génération numérique, qui est exemplaire. Le sociologue Gérald Bronner a étudié la manipulation de l'information et la manière dont nous réagissons. L'utopie initiale d'Internet, c'était que l'accès de tous à toutes les informations renforcerait la connaissance. Or c'est faux : cela renforce les fake news. La mauvaise information chasse la bonne. Pour endiguer ce fléau, il faut former les enfants à une réflexion critique. Car démontrer par A plus B, faire de la désintox dans les journaux ne marche pas.

M. André Gattolin. - Cela fait dix ans que cela ne marche pas...

M. Cédric O, secrétaire d'État. - Si le Gouvernement affirme que le pacte de Marrakech est faux, certains croiront qu'il est vrai car ils pensent les médias « vendus » au Gouvernement.... Le seul remède, c'est de contribuer au développement de l'esprit critique, tant les enfants que les professeurs, pour que cela soit systémique.

Dans le cadre du Pacte productif pour le plein-emploi en 2025, un groupe de travail associe collectivités, représentants des entreprises et des salariés. Comment mettre en face une offre de formation pour recruter les 200 000 personnes nécessaires d'ici 2022 ? Les structures existent, mais c'est une question de gouvernance territoriale. Dans chaque bassin d'emploi doivent se réunir syndicats, entreprises, organismes de formation, collectivités... L'État, depuis Paris, ne peut pas régler des problèmes à Béziers.

Les règles concurrentielles actuelles ne sont pas à la hauteur et ne suffisent pas. Il faut aller au-delà pour la portabilité des données et les données d'intérêt général.

Une réflexion est en cours pour mettre à jour nos règles de concurrence, à la fois au niveau européen sous l'égide de Margrethe Verstager, et au sein de l'OCDE. Je suis totalement d'accord avec vous : nous devons remettre de la concurrence.

Il y a des alternatives comme Qwant, qui ne sera jamais un compétiteur direct de Google mais qui pourrait prendre 10 % du marché des moteurs de recherche. L'État le soutient comme il le peut ; il l'a fait installer comme moteur de recherche par défaut sur l'ensemble des postes des fonctionnaires.

Le changement par rapport à l'offre de grands acteurs ne viendra que de l'émergence d'entrepreneurs privés. C'est un changement de toute notre politique économique.

Le temps des Airbus est dépassé. Nous allons créer un environnement macroéconomique dans lequel les entrepreneurs réussiront. Cela concernera la fiscalité, la normalisation, les relations avec l'administration, les talents. Il faut créer des entreprises qui grossissent.

Monsieur Assouline, Facebook a des règles de régulation qui lui sont propres, car il relève du domaine privé. Nous voulons le mettre sous la coupe du régulateur.

Madame Darcos, le manque de femmes dans le secteur du numérique est un problème d'égalité. Il y a 15 % de femmes dans ce secteur. Si nous montions à 50 % de femmes, nous réglerions une partie du problème de main d'oeuvre. Ce problème doit se traiter très tôt. Lorsque j'étais à VivaTech, il y a quelques mois, l'association Start-up for Kids, qui apprend le code aux enfants de 6 à 8 ans, m'alertait sur le fait que les enfants étaient déjà genrés, et qu'elle recevait beaucoup plus de garçons. C'est un problème d'éducation et de role model. Lors de ma sortie d'école de commerce en 2006, tous les étudiants voulaient être embauchés dans une grande entreprise de conseil. Désormais, ils veulent créer leur entreprise comme Mark Zuckerberg... On connaît Xavier Niel ou Marc Simoncini, mais il faut davantage mettre en avant les femmes entrepreneures qui ont réussi, comme Roxanne Varza, Céline Lazorthes ou Tatiana Jama. Elles doivent aussi se faire violence en recrutant des femmes, alors que la tendance est à la baisse...

Actuellement, il n'y a pas d'anonymat sur Internet mais un pseudonymat. Si la justice veut sanctionner un abus, elle peut trouver l'auteur. Malgré un accord d'entraide entre les justices française et américaine, Facebook refusait de donner les adresses IP de ses clients, sauf en cas de terrorisme ou de pédopornographie. Désormais, l'entreprise collabore, y compris pour des cas de haine en ligne. Le Gouvernement estime que nous devons être capables de trouver le coupable si besoin. Mais il n'est pas mauvais qu'un jeune puisse jouer en ligne aux jeux vidéo sous un pseudonyme et non sous son vrai nom.

Monsieur Piednoir et monsieur Lafon, l'intelligence artificielle a besoin de nombreuses données, gratuites. Ce n'est pas le modèle européen. Nous avons des entreprises meilleures que de nombreux concurrents chinois ou américains dans les secteurs de la santé, de l'énergie, de la mobilité, de la cybersécurité, des systèmes critiques - ce n'est pas la même chose de faire un algorithme de recommandation de votre prochain achat et de faire un avion autonome...

Deux des cinq plus grandes bases de données au monde dans le secteur de la santé sont françaises : celle de l'Assurance maladie et celle de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Si nous ne développons pas des entreprises dans ces secteurs, nos compétiteurs, actuellement avec des systèmes plus fragmentés, réussiront à avoir des champions. Les utilisateurs feront rapidement leur choix. Comment faire pour connecter les données ? Orange, Thalès, Atos, Cap Gémini travaillent ensemble sur la cybersécurité. Nous avons des données mondiales, une école d'intelligence artificielle très importante en France. Nous pouvons faire émerger des acteurs s'il y a un environnement réglementaire favorable et un public. Nous devons trouver la ligne de crête entre l'innovation et la protection. La France a mis un poids exagéré, ces dernières années, dans le principe de précaution, ce qui a tué l'innovation. Comme les usages gagnent, nous devons alors utiliser les moyens d'autres pays. Sans Linky, il n'y a pas de transition environnementale, car pour adapter la production à la consommation, il faut connaître la somme des consommations individuelles.

Sur l'inclusion numérique, nous avions des guichets permettant de gérer les exceptions. 20 % des personnes se retrouvent dans ce cas. Avec Internet, l'exception peut devenir un enfer, comme d'avoir un nom de famille à une lettre : 30 % des formulaires sont conçus pour des noms d'au moins deux lettres. Lorsque je voyage, je suis souvent Cédric « OO ». C'est sympathique, mais il ne faut pas qu'il y ait d'interconnexion de données. Et si j'étais une personne âgée au fin fond de la Lozère, ce serait un enfer... C'est la même chose pour une personne en situation de handicap. Avec la dématérialisation, il n'y a plus de numéro de téléphone, plus de contact. Cela découle d'une approche insuffisamment tournée vers l'utilisateur. Les entreprises dématérialisent leurs processus plutôt que de penser à l'utilisateur. Il est nécessaire de remettre des personnes et des numéros de téléphones. Mais je ne peux pas, madame Lepage, me prononcer sur le cas d'espèce des consulats. Lorsque nous avons dématérialisé les services en préfecture, ce fut une catastrophe. Nous avons dû multiplier par trois les centres d'appel et remettre des centres d'accueil. Nous devons réorganiser différemment.

Monsieur Kern, madame Lepage et monsieur Leleux, pour l'inclusion numérique, il faut des tuyaux financiers, des formations et une organisation. Cela suppose que dans un endroit donné, vous puissiez avoir accès à quelqu'un qui fait les démarches pour vous : dans une mairie, une bibliothèque numérique, un centre d'action sociale, demain dans une maison France services... Encore faut-il un maillage cohérent et visible. Nous avons créé le label Comptoir numérique ; il en faudrait entre 1 500 et 2 500 sur tout le territoire, avec une qualité de service minimale. C'est une question de maillage, par bassin territorial, et nous y travaillons avec le Conseil national des tiers-lieux et les Maisons France Services.

Nous avons commencé à financer des Pass numériques dans 48 territoires. Ils sont souvent cofinancés par les collectivités territoriales, mais nous pourrions aussi demander au secteur privé ; cela nécessiterait quelques dizaines ou centaines de millions d'euros dans les prochaines années.

Madame Billon, nous avons très souvent essayé la solution du crédit d'impôt pour les TPE et les PME, mais nous n'arrivons pas à accélérer la numérisation des TPE et des PME. Nous avons mis en place un emprunt spécifique, mais le taux de recours est extrêmement faible. Nous échangeons avec les chambres de commerce et d'industrie (CCI) et les organisations professionnelles - Medef, CPME... - qui trouveront la solution. Comment un patron de TPE ou de PME peut-il prendre conscience de l'impératif vital de digitaliser ? L'État ne sait pas aller dans une granularité très fine, jusqu'au patron de TPE. Le crédit d'impôt suramortissement dans l'industrie est un sujet pour le directeur financier et non pour le directeur industriel. Le sous-traitant ignore ce dispositif....Il est important que ce soit le voisin ou le concurrent qui lui dise que s'il n'investit pas, il est mort.

Sur Huawei, je m'en tiendrai à une certaine économie de termes... Le Sénat et l'Assemblée nationale ont trouvé un accord sur la proposition de loi visant à préserver les intérêts de la défense et de la sécurité nationale de la France dans le cadre de l'exploitation des réseaux radioélectriques mobiles (5G). Les investissements chinois sont bienvenus en France, mais dans certains secteurs, ils peuvent toucher à la sûreté nationale. Un téléphone Huawei ne pose pas de problème, par contre, les stations de base 5G touchent à la sécurité nationale. Nous observons la situation extrêmement attentivement.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - J'espère que votre venue ce matin est la première étape d'un long et fructueux dialogue. Vous avez évoqué les possibles rétorsions si nous sommes trop volontaristes pour réguler, comme par exemple après la taxe GAFA. Quoi que nous fassions, il y aura un lobbying outre-Atlantique pour nous bloquer, comme en témoigne le long chemin du règlement général pour la protection des données (RGPD), la taxe sur les GAFA, celle sur les droits d'auteur, ou la réouverture de la directive e-commerce.

L'État américain peut lui-même se sentir menacé, même si les sénateurs démocrates ont posé le principe du démantèlement des plateformes pour amoindrir leur pouvoir. Ils sont conscients que l'État nation est menacé dans son modèle de société. Le cofondateur de Facebook lui-même prône un démantèlement de la plateforme. N'ayons pas peur des rétorsions.

En novembre dernier, le New York Times révélait que ces entreprises utilisaient à la fois la séduction et la menace, s'implantant en Irlande ou au Luxembourg, menaçant de ne pas s'implanter dans certains territoires qui voudraient leur imposer des règles, et captant les talents, les hauts fonctionnaires, voire les retraités de la politique... Nous sommes très préoccupés de la pression sociale de nos concitoyens. Internet est un monde d'hyper surveillance. Nous devons garantir la confiance dans Internet. Nous sommes constamment interrogés sur la protection des données sensibles de nos concitoyens, notamment pour l'éducation nationale. Jean-Michel Blanquer a accepté, dans la loi sur l'école de la confiance, de réécrire le code de l'éducation pour décrire la formation des formateurs numérique. Lors du projet de loi relatif à la fonction publique, nous avions aussi interrogé Olivier Dussopt sur la formation de l'administration. Il avait balayé nos amendements sur l'éducation à l'écosystème, le recours à des solutions neutres et sûres, le pantouflage et du retour - on parle beaucoup des liens de Palantir - très lié à Cambridge Analytica - avec la DGSI. Le Land de Hesse a interdit l'usage de Microsoft Office dans tous les établissements scolaires.

Revoyons-nous pour que vous nous expliquiez comment fonctionne la stratégie numérique du Gouvernement que vous coordonnez, et comment vous garantissez la formation de l'administration, la souveraineté nationale...

Nous avons été assez inquiets de l'audition du directeur interministériel au numérique. Il nous a indiqué faire venir des talents de l'extérieur, mais il n'a pas parlé de la formation des fonctionnaires, hormis pour promouvoir les allers-retours entre public et privé... Vous avez une grande responsabilité sur ce dernier sujet afin de poursuivre le dialogue. Recréons de la confiance sur ces sujets.

Je vous remercie du temps que vous nous avez consacré.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de loi relative à la création d'un Centre national de la musique - Nomination des membres de l'éventuelle commission mixte paritaire

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Mes chers collègues, je vous propose de procéder à la désignation des membres des commissions mixtes paritaires réunies sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative à la création du Centre national de la musique et du projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse.

La CMP chargée d'examiner les dispositions de la proposition de loi relative à la création du CNM est programmée le mardi 17 septembre à 13 heures à l'Assemblée nationale. Je vous suggère, après consultation de l'ensemble des groupes, de soumettre au Sénat la nomination comme titulaires de Mme Catherine Morin-Desailly, de MM. Jean-Raymond Hugonet et Jean-Pierre Leleux, de Mmes Nicole Duranton, Sylvie Robert et Maryvonne Blondin, et de M. André Gattolin. Comme membres suppléants, je propose Mme Céline Boulay-Espéronnier, M. Max Brisson, Mmes Françoise Laborde et Claudine Lepage, MM. Pierre Ouzoulias et Olivier Paccaud, et Mme Sonia de la Provôté.

Projet de loi de modernisation de la distribution de la presse - Nomination des membres de l'éventuelle commission mixte paritaire

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente. - Concernant les membres de la CMP chargée d'examiner les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse, qui pourrait avoir lieu le mardi 24 septembre à 18 heures dans nos murs, je vous propose de soumettre au Sénat la nomination comme titulaires de Mme Catherine Morin-Desailly, de MM. Michel Laugier, Jean-Pierre Leleux, Jean-Raymond Hugonet et David Assouline, de Mme Sylvie Robert et de M. André Gattolin. Comme membres suppléants, je propose Mmes Maryvonne Blondin, Céline Brulin et Laure Darcos, M. Jacques Grosperrin, Mme Mireille Jouve et MM. Guy-Dominique Kennel et Stéphane Piednoir.

Il en est ainsi décidé.

La réunion est close à 11 h 45.