Jeudi 26 septembre 2019

- Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office -

La réunion est ouverte à 10 h 25.

Examen des conclusions de l'audition contradictoire sur le problème des soudures de l'EPR de Flamanville (Gérard Longuet, sénateur, et Cédric Villani, député, rapporteurs)

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Nous avons ce matin un ordre du jour assez riche, comprenant l'examen des conclusions de l'audition contradictoire du 17 juillet dernier, ainsi qu'une désignation, en remplacement de Mme Émilie Cariou, qui a formulé le voeu de ne plus siéger au conseil d'administration de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) ; elle devra être remplacée par un parlementaire issu de l'Assemblée nationale. Enfin, en troisième et dernier point, nous procèderons à l'audition de M. Bertrand Pailhès, le coordonnateur national de la stratégie en intelligence artificielle. Pour conduire cette partie, je céderai la présidence à notre premier vice-président Cédric Villani.

Ma première remarque, est que cette audition publique est une initiative de l'Office parlementaire, initiative commune de Cédric Villani et de moi-même. Je pense que nous avons eu raison de rappeler que l'Office existait, et qu'il avait compétence pour organiser des débats, afin d'éclairer les parlementaires, députés et sénateurs.

Cette audition, longue et fructueuse, a d'ailleurs suscité au Sénat - je ne sais pas s'il en est allé de même à l'Assemblée nationale - une sorte de jalousie. Il faut en effet reconnaître que des commissions comme celle des affaires économiques au Sénat auraient pu très légitimement organiser une telle audition. Nous aurions donc pu l'organiser en liaison avec cette commission, ou avec d'autres de l'Assemblée nationale, comme celle chargée de l'environnement. Mais l'Office est dans son rôle, et, avec nos dix-huit membres de chaque assemblée, pratiquement chaque commission y est ainsi représentée. Nous sommes donc une institution du Parlement à la fois bicamérale et pluri-commissions.

Ce qui apparaît avec force, c'est que l'EPR de Flamanville souffre manifestement de l'interruption de l'activité de l'industrie nucléaire. La construction du dernier réacteur s'est achevée à Civaux à la fin des années 1990, suivie de presque une quinzaine d'années sans véritable projet nucléaire. Cette interruption a sans doute abouti à une perte de compétences. Nos prédécesseurs, avec beaucoup de pertinence, avaient fait valoir dès 1990 qu'une interruption de la construction des réacteurs pourrait conduire à ce résultat.

À l'inverse, il faut reconnaître que nos anciens ont lancé le programme nucléaire à un rythme tel, avec jusqu'à quatre réacteurs en chantier en parallèle, que cela a conduit à construire le parc actuel sur une période très courte. L'aspect positif est que la France s'est libérée de la dépendance à l'égard des énergies fossiles pour la production d'électricité. Nous avons été précurseurs dans la production d'électricité décarbonée. En revanche, ce parc construit sur une période courte en mobilisant des moyens considérables, souffre aujourd'hui d'être globalement d'une même génération. Cela pose un certain nombre de problèmes pour son renouvellement. Il serait raisonnable de l'étaler dans le temps, ce que la pérennité garantie par les contrôles de l'ASN devrait permettre.

Nous n'avions pas encore procédé à un débat contradictoire de ce type. Je crois qu'il est très important que l'Office joue son rôle, car les autorités indépendantes, telles que l'ASN, doivent aussi rendre des comptes. Le Parlement est un lieu adéquat pour que les autorités indépendantes expliquent leur politique, leur comportement et leurs attitudes. Par ailleurs, l'exploitant EDF, pour lequel tout le monde a une grande admiration, car c'est une belle réussite française, montre parfois une certaine satisfaction de lui-même, et un certain repli sur soi. Comme souvent, les ingénieurs, qui ont le sentiment d'être incompris, décident de travailler entre eux et de ne pas toujours tout expliquer. Cette audition contradictoire a eu le mérite, d'une part, d'amener EDF à être plus ouverte et à s'interroger sur elle-même ainsi que sur son comportement, d'autre part, de permettre à l'ASN de se rendre compte qu'elle avait d'autres interlocuteurs que les journalistes, les associations et les ONG. Il est bon que les autorités indépendantes prennent l'habitude de parler avec les parlementaires, qui ont la responsabilité de représenter, à travers le suffrage universel, les citoyens.

Sur le fond, l'ASN évoque une « défaillance industrielle globale de la chaîne de conception, de fabrication et le contrôle ». C'est sévère. À cela, le constructeur répond qu'elle est imputable à une certaine perte d'expérience, due à l'arrêt de la construction nucléaire en France, difficulté que j'ai évoquée. Par ailleurs, nous avons constaté que les délais de traitement des problèmes avaient été assez longs, mais les choses évoluent dans le bon sens.

Je voudrais, au risque de paraître un peu provocant, positiver un peu les événements intervenus depuis l'audition du 17 juillet. En effet, le 9 septembre dernier, EDF a informé l'ASN d'autres écarts de fabrication constatés sur des soudures d'équipements nucléaires. En effet, les soudures, une fois réalisées, doivent être portées en température, afin de réhomogénéiser la structure du métal et de la soudure. Ce réchauffement doit se faire à une température comprise entre deux limites haute et basse, mais EDF a constaté que certaines soudures, dont celles des générateurs de vapeur de Gravelines et de Flamanville, avaient fait l'objet d'un recuit qui n'était pas conforme à celles-ci. Cet écart ne traduit pas nécessairement une fragilité des soudures, mais la forme n'est pas respectée. Par ailleurs, le 11 septembre, l'ASN a mis sous surveillance renforcée les réacteurs numéros 1 et 2 de la centrale de Flamanville, à la suite de difficultés rencontrées par EDF sur cette centrale depuis mi-2018.

Ce qui est important, c'est que nous avons constaté que l'ASN et EDF mettaient du temps à se mettre d'accord et à se parler. Ce n'est qu'en janvier 2017 qu'EDF a informé l'ASN des écarts qu'elle connaissait depuis août 2015. L'ASN considère que ces délais témoignent d'une stratégie d'attente de la part d'EDF qui aurait privilégié, selon une formule de l'ASN que je retiens, une posture de « justification technique a posteriori » plutôt que de réparation immédiate des écarts. EDF plaide, pour sa part, de mauvaises décisions techniques isolées.

En réalité, EDF a toujours parlé avec l'ASN, mais pas d'une façon officielle. C'est pour cela que nous avons pu déceler, du côté d'EDF, une certaine amertume à l'égard de l'ASN, EDF ayant le sentiment d'avoir parlé de ces écarts dès qu'elle en avait été informée. En réalité ces échanges n'avaient certainement pas le caractère formel d'un engagement réciproque, raison pour laquelle la décision finale de l'ASN en juin, déclarant les soudures invalides, a surpris EDF, qui avait le sentiment d'une coopération.

Je trouve que cette audition contradictoire met désormais chacun en face de ses responsabilités de transparence. J'ai presque envie de positiver l'incident de ce dernier mois pour montrer que, enfin, tout le monde prend l'habitude de se parler : l'ASN accepte de discuter et d'accompagner techniquement EDF, ce qu'elle n'avait pas nécessairement envie de faire. EDF accepte d'exposer ses problèmes à l'ASN, même ses problèmes formels, alors qu'elle avait tendance auparavant à se dire que l'ASN n'avait qu'à la laisser tranquille, tant que les choses allaient bien.

Cette audition publique a donc permis que l'ASN et EDF continuent à se parler, et qu'EDF accélère sa réflexion sur les soudures, ce qu'elle aurait pu faire voici dix-huit mois, mais n'a pas fait, parce qu'elle pensait que les choses se résoudraient naturellement. En trois mois, des propositions de réparation ont été approfondies dans différentes voies. Pour l'instant, EDF n'a pas encore officiellement choisi la solution, mais elle devrait le faire très bientôt, lors d'un conseil qui aura lieu, je crois, début octobre. Je pense qu'EDF ne présentera que des solutions qui ont déjà obtenu l'aval de l'ASN. La forme que prendra cet aval est évidemment un peu complexe, parce que l'ASN ne peut répondre qu'à une demande officielle et à sa réalisation. Mais on ne peut pas non plus demander à EDF d'avancer dans le noir, en tâtonnant, sans savoir ce que l'ASN acceptera ou pas, en termes de solutions. Nous sommes face à un dispositif qui est, en quelque sorte, celui du juge et du conseil. Je ne sais pas si les élus locaux présents le savent, mais quand on se tourne, cela m'est arrivé, vers la chambre régionale des comptes pour demander si une solution est bonne, celle-ci répond que son rôle est de contrôler, et qu'elle ne peut donc pas conseiller. L'ASN est pour sa part dans la situation d'un contrôleur qui juge mais conseille aussi. C'est assez normal, parce qu'elle en a les moyens et surtout dispose de ceux de l'IRSN.

En conclusion, nous vous proposons quatre recommandations que l'Office pourrait retenir, si vous en êtes d'accord.

Premièrement, assurer à l'ASN et à l'IRSN - c'est important - des moyens humains à la hauteur des enjeux de la sûreté nucléaire, sur le plan quantitatif et qualitatif. Je préfère d'ailleurs que l'ASN et l'IRSN aient leurs propres moyens humains, plutôt que de s'appuyer sur des moyens extérieurs.

Deuxièmement, inciter fermement EDF à prendre le recul nécessaire, pour analyser ses difficultés de surveillance et les résoudre de manière pérenne, afin de garantir la sûreté de la filière nucléaire.

Troisièmement, appuyer l'exigence permanente de transparence dans le domaine de la sûreté nucléaire. Il s'agit de la mise en oeuvre de l'esprit de la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, votée à l'unanimité.

Quatrièmement, organiser plus fréquemment des auditions contradictoires destinées à confronter les points de vue opposés, lorsqu'il s'agit de sujets majeurs pour nos concitoyens et notre pays. Cela peut d'ailleurs s'appliquer à des sujets complètement différents, comme le spatial, pour lequel les techniciens, les industriels, et les clients pourraient être utilement confrontés publiquement. Je prends cet exemple, mais il y en a évidemment beaucoup d'autres.

Même s'il est toujours gênant de montrer de l'autosatisfaction, je pense que nous avons eu raison de prendre cette initiative, utile à la nécessité absolue de transparence. Quelle que soit la passion ou l'hostilité que suscite l'activité nucléaire, nous avons un devoir absolu de transparence, à l'égard non seulement des citoyens français mais de l'Europe et du monde, les ennuis du nucléaire lorsqu'ils se produisent, ne s'arrêtant pas aux frontières politiques ou administratives. Même si la transparence est parfois irritante pour les uns ou pour les autres, selon leur statut, elle constitue la condition de l'acceptation du nucléaire par l'opinion. De mon point de vue, le nucléaire assure à la fois l'indépendance et la décarbonation de notre énergie.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Comme Gérard Longuet l'a bien rappelé, cette audition contradictoire était une excellente initiative, qui a permis de faire le point et de révéler au grand jour un certain nombre de faits et de tensions. Elle était importante pour l'information complète du public, et notre projet de conclusions sur le sujet vient d'être présenté avec brio. On se rappelle aussi que nous sommes dans un contexte de tensions sur le nucléaire, de façon générale. Dans le journal Le Monde daté d'aujourd'hui, un article insiste sur les surcoûts et la dérive dans le temps du chantier des deux réacteurs en construction à Hinkley Point, au Royaume-Uni : entre 9 et 15 mois de retard pour le démarrage et 5 milliards d'euros de surcoût. Il ne s'agit pas de problèmes de soudures, mais de complications de mise en oeuvre plus générale des chantiers.

Par ailleurs, une lettre de suite d'inspection sur le chantier de l'EPR de Flamanville, publiée avant-hier par l'ASN, confirme la nécessité pour EDF d'analyser ses difficultés de surveillance et de les résoudre d'une manière pérenne. Tous ceux qui étaient présents à l'audition ont en mémoire les échanges tendus entre le président de l'ASN et les représentants d'EDF. C'était théâtral, voire dramatique. Il y avait vraiment de l'électricité dans l'air, sans jeu de mots. On a bien senti, de la part d'EDF, une prise de conscience forte sur le fait qu'une réponse devait être apportée à l'ASN, mais aussi à la presse et à l'opinion, qui surveille ce dossier de très près et ne fera pas de cadeau. À juste titre, il y a lieu de prendre toutes les mesures nécessaires pour ramener la confiance.

M. Bernard Jomier, sénateur. - Tout d'abord, je voulais saluer l'initiative que vous avez prise d'organiser ce débat contradictoire que j'ai suivi de près, bien que malade. J'ai beaucoup apprécié le sérieux et la qualité des échanges. Cet exemple montre d'ailleurs que quand on met autour d'une table, face à face, des interlocuteurs dont on se dit qu'ils sont sans cesse dans l'affrontement dans le débat public, cela diminue un certain nombre de postures, et augmente la qualité des arguments échangés.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Pour nous, qui avons conscience de la tension entre EDF et l'ASN, il était important de constater que les échanges, qui se tenaient devant la presse et l'opinion publique, étaient de grande tenue, alors que certaines associations dénoncent régulièrement la collusion entre EDF et l'ASN. C'était aussi l'occasion de bien voir que, parfois, l'ASN sait se montrer exigeante, voire désagréable vis-à-vis d'EDF.

M. Bernard Jomier, sénateur. - Les personnes que vous avez écoutées étaient toutes de qualité, Yves Marignac n'étant par exemple pas du tout dans le type de confusion qui vient d'être évoqué. Je ne reviens pas sur ce qu'a expliqué Gérard Longuet au sujet de la perte de compétences de la filière.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Il s'agit d'ailleurs d'une perte de compétences de l'industrie en général.

M. Bernard Jomier, sénateur. - Elle existe dans d'autres industries, mais heureusement pas dans toutes. Cette perte de compétences a effectivement conduit l'ASN à qualifier le problème des soudures de « défaillance globale ». Mais cette audition contradictoire a bien mis en évidence que cette perte de compétences n'était pas le seul facteur. Une question de calendrier vient impacter cette lecture, qui ne peut pas être univoque. Un autre facteur est venu perturber le fonctionnement normal des procédures, que l'ASN a qualifié de « justification technique a posteriori », et que, dans le langage commun, on appelle une stratégie du fait accompli. Le problème, c'est donc la mise en oeuvre de cette stratégie du fait accompli.

J'en viens aux recommandations qui nous sont proposées. La quatrième, générale, non spécifique au dossier qui nous concerne aujourd'hui, est tout à fait juste. Les recommandations une et trois me paraissent répondre à des aspects différents de la question de façon satisfaisante. Je suis plus réservé sur la deuxième recommandation qui, me semble-t-il, n'est pas tout à fait de nature à rappeler à EDF l'étendue de ses responsabilités en la matière, et l'absence de pertinence de la stratégie mise en oeuvre dans ce dossier. Il me semble qu'en l'occurrence, EDF doit appliquer sans retard et systématiquement les procédures qui sont relatives à la sûreté nucléaire, dans le respect des prérogatives des institutions compétentes. Si cette procédure avait été appliquée, ces événements ne se seraient pas déroulés de la même façon. C'est bien ce dont il est question. J'aurais dit qu'EDF devrait appliquer sans retard, systématiquement, les procédures relatives à la sûreté nucléaire, dans le respect des prérogatives des institutions compétentes : l'ASN, l'IRSN, etc. Cela me paraît plus clair que de dire qu'on doit les inciter à prendre du recul pour analyser leurs difficultés.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je suis assez favorable à cette proposition, parce qu'elle montre bien que le système est dialectique. EDF produit l'électricité, Framatome produit des équipements - ils ont le même actionnaire, ce qui n'est pas simple - et les pouvoirs publics, le Parlement français, ont mis en place un système extérieur de contrôle de la sûreté. Ce système est commun à tous et s'impose à tous. On pourrait imaginer que d'autres, comme Engie, produisent de l'électricité d'origine nucléaire. La formule ne me dérange pas, car elle montre bien que les rôles sont séparés.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Effectivement, cette dialectique montre bien qu'il incombe à EDF d'appliquer les consignes de l'ASN. Mais la formulation avait le mérite de revenir sur une critique adressée par l'ASN, évoquant des problèmes systémiques, et qui sous-entendait qu'EDF allait au bout des recours possible, au lieu de se demander comment résoudre directement le problème dans la durée.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Dans ce cas, la deuxième recommandation pourrait peut-être être laissée inchangée, et la modification suggérée intégrée à la recommandation suivante.

M. Bernard Jomier, sénateur. - Nous ne sommes pas tenus de nous limiter à quatre recommandations. J'entends bien l'idée portée dans la deuxième recommandation, qui traduit l'attitude d'EDF, sans faire référence au fait que, EDF faisant partie d'un écosystème, avec des procédures et des autorités, le respect de celles-ci est nécessaire à une bonne application des règles de la sûreté. Il serait possible d'ajouter en troisième position une recommandation reprenant la formulation que je propose.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - En règle générale, moins il y a de recommandations, plus elles sont efficaces. Je crois que le point trois peut être élargi dans cet esprit.

J'ajoute qu'EDF est en train de s'interroger sur son organisation. Une évolution envisagée consisterait à scinder l'entreprise en une branche production et une branche distribution. Je trouve que cela permettrait justement de prendre un peu de recul. Pour revenir en arrière, les présidents successifs d'EDF ont toujours « profité » du nucléaire, sans jamais en rendre compte et sans en parler. Jean-Bernard Lévy est plus clair sur le sujet. Sa proposition de séparation, que je viens d'évoquer, permettrait justement que le producteur et le distributeur aient chacun leur métier, le distributeur rendant compte, en situation concurrentielle, à ses clients, et le producteur, compte tenu de la nature très particulière du nucléaire, rendant compte non seulement à ses clients mais aussi au système de sûreté, tel qu'il est organisé en France, avec l'ASN.

EDF doit changer. Le système était complètement endogamique : lorsqu'on a construit les centrales nucléaires, leur autorité de contrôle était le bureau du service des mines de la sous-préfecture locale. Aujourd'hui, le système est beaucoup plus transparent et institutionnalisé. Je crois qu'il faut un acteur dédié au nucléaire et peut-être aux barrages, ce qui constituera un système où chacun est vraiment dans son rôle et obligé de rendre des comptes. Avec un EDF unique, compte tenu de l'enjeu du service aux clients, la question du nucléaire est rarement évoquée, d'où cette fermeture de l'entreprise sur elle-même.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Comme cela a été évoqué, on constate bien aussi une perte d'expertise. Comment permettre à EDF de retrouver cette expertise ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - La deuxième recommandation incite fermement EDF à prendre le recul nécessaire pour analyser ses difficultés de surveillance et les résoudre de manière pérenne. Les résoudre de manière pérenne, c'est aussi reconstituer une filière industrielle de qualité. Le fait qu'EDF soit actionnaire de Framatome la place en situation de pleine responsabilité. Cet aspect pourrait être ajouté dans la deuxième recommandation.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. - Ce qui est écrit ne traduit pas exactement ce que vous dites à l'oral.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - La formulation peut être retravaillée.

M. Bernard Jomier, sénateur. - À ce stade, il me semble raisonnable de s'en tenir à la formulation de la deuxième recommandation.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Pour prendre en compte l'idée de Catherine Procaccia, je propose d'écrire : « prendre le recul nécessaire pour analyser les difficultés industrielles et de surveillance, et les résoudre de manière pérenne », puisqu'il existe à la fois des difficultés industrielles et de surveillance. En matière de surveillance, celles-ci résultent du caractère endogamique du contrôle. Celui qui réalise étant son propre contrôleur, cela porte à l'autosatisfaction.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - J'en profite pour vous informer que nous sommes saisis par des représentants des syndicats présents dans la recherche et développement d'EDF pour analyser l'impact, dans ce domaine, du projet de séparation en deux entités. Notre attention a déjà été attirée sur cette problématique dans d'autres cas. La séparation implique que les pôles de R&D correspondant aux deux entités n'auraient plus le droit de communiquer l'un avec l'autre, ce qui peut conduire à une efficacité moindre. Ce sujet s'inscrit pleinement dans notre mission concernant l'évaluation et l'organisation de la recherche. Pour des questions d'égalité de concurrence, on comprend tout à fait pourquoi il s'avère nécessaire de séparer certaines organisations. En revanche, dans le monde de la recherche, le cloisonnement de l'information peut constituer un frein réel.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. - Est-ce que cette nouvelle organisation empêcherait les équipes de recherche de continuer à travailler ensemble, comme cela se produit fréquemment par ailleurs ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Peut-être qu'il nous revient de proposer de retenir ce qui relève du bon sens, et non d'une mise en oeuvre trop procédurière.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Évaluer les conséquences d'une telle séparation, du point de vue scientifique, m'apparaît être une très bonne idée, au coeur de l'actualité, et correspond aux missions de notre Office.

M. Claude de Ganay, député. - La première recommandation, dont l'objet est un peu différent de celui des trois autres, résulte-t-elle d'une inquiétude de l'ASN et de l'IRSN sur la pérennité de leurs moyens financiers et humains ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Comme tous les organismes publics, l'ASN et l'IRSN souhaiteraient disposer de plus de moyens.

M. Claude de Ganay, député. - Ils ont des moyens quand même assez conséquents, en termes d'effectifs. Avaient-ils exprimé une inquiétude lors de l'audition ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - J'ai retenu qu'ils étaient toujours demandeur de « rester au niveau », comme tout organisme public. C'est aussi dans notre recommandation un hommage rendu à leur travail.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. - Oui, mais on laisse entendre avec la formulation proposée qu'il faudrait plus de moyens. Ne faut-il pas remplacer l'adverbe « durablement » par le terme « maintenir » ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - « Assurer durablement » me semble proche de « maintenir ».

M. Bernard Jomier, sénateur. - Cette recommandation ne fait-elle pas écho à la contrainte, évoquée par l'ASN lors de l'audition, et mentionnées dans la note, de hiérarchiser les priorités, compte tenu de l'impossibilité de contrôler l'ensemble d'un chantier ? Cela implique, en creux, que l'ASN ne peut assumer l'intégralité de ses missions de contrôle.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. - L'ASN ne peut pas non plus tout contrôler, c'est à EDF aussi de le faire.

M. Bernard Jomier, sénateur. - Il me semble qu'il s'agit d'un équilibre entre le respect des règles par l'opérateur et les moyens de l'autorité.

Mme Catherine Procaccia, sénateur. - Effectivement, l'ASN doit faire des contrôles ponctuels, mais elle n'a pas à se substituer à l'opérateur. Il ne faut pas non plus inverser les rôles.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - En inscrivant « maintenir durablement », on consolide l'ASN, et on considère que ce maintien durable doit tenir compte des enjeux. On ne dit pas qu'ils n'en ont pas assez, et on ne dit pas non plus qu'ils en auraient trop. Avec ces discussions, je pense que nous avons fait oeuvre utile.

L'Office autorise la publication de ses conclusions, ainsi amendées, de l'audition contradictoire sur les soudures de l'EPR de Flamanville.

Désignation d'un membre d'un organisme extraparlementaire (conseil d'administration de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA)

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je vous rappelle qu'Émilie Cariou avait été nommée par l'Office, lors de sa toute première réunion, en tant que députée, pour être membre du conseil d'administration de l'ANDRA - l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. Notre collègue a décidé de démissionner de celui-ci, compte tenu de sa désignation en tant que co-rapporteure de l'évaluation du Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR). Il s'agit maintenant de nommer un député pour la remplacer. La loi n'impose pas que ce soit un membre de l'Office. En effet, l'article L. 542-12-1 A du code de l'environnement précise que le conseil d'administration de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs comprend parmi ses membres un député et un sénateur désignés par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. C'est nous qui les désignons, mais l'article n'impose pas que nous les désignions parmi les membres de l'Office.

Compte tenu de cela, et de la candidature de notre collègue Bérangère Abba, députée de la première circonscription de la Haute-Marne, membre du groupe La République en marche, concernée comme Émilie Cariou et Bruno Sido par le laboratoire et le projet de Bure, je vous propose de la désigner. Pour mémoire, Bérangère Abba est membre de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire à l'Assemblée nationale, ce qui s'articule bien avec sa désignation au sein du conseil du conseil d'administration de l'ANDRA. Mes chers collègues, qu'en pensez-vous ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je n'y vois que des avantages. De surcroit, je laisse les députés choisir.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je constate qu'aucune voix contraire ne s'élève parmi nos collègues députés.

L'Office désigne Mme Bérangère Abba au conseil d'administration de l'ANDRA.

J'ajoute que le président Gérard Longuet, nos deux co-rapporteurs de l'évaluation du PNGMDR et moi-même, avons écrit fin juillet à la ministre compétente, Mme Élisabeth Borne, avec copie à Mme Emmanuelle Wargon, pour demander la publication du PNGMDR 2019-2021 dans un délai plus court qu'annoncé aujourd'hui. En effet, cette publication ne serait envisagée que pour fin 2020, ce qui apparaît inadapté. Si le plan est publié pratiquement à la fin de la période qu'il est censé couvrir, on peut considérer qu'il existe une sorte de vice de forme, puisque ce sujet sérieux serait traité sans assurer une continuité dans la planification. Nous avons demandé que le PNGMDR nous soit transmis après la conclusion du débat public, et avant la fin du premier trimestre 2020. À ce jour, nous attendons la réponse.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Évidemment, je suis plus concerné que d'autres par les déchets nucléaires. Je considère que le débat public s'est plutôt bien déroulé, pour autant que je le sache. Deux réunions seulement ont étés un peu chahutées, alors que le débat précédent sur CIGEO, en 2012-2013, avait connu une tension permanente, si bien que pratiquement aucun débat public n'avait pu avoir lieu. Y compris à Bar-le-Duc, les citoyens ont pu s'exprimer, malgré un peu de chahut. Il y a eu des incidents à Bagnols-sur-Cèze et à Troyes.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - De quelle nature étaient ces incidents ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - À Bagnols-sur-Cèze, des personnes sont intervenues dans la salle de réunion pour dire qu'il n'était pas question de parler de ces sujets, rendant le débat physiquement impossible. À Troyes, des personnes se sont saisies du maire de Soulaines pour l'exclure de la salle de réunion, alors qu'il est directement concerné, puisque sa commune héberge un centre de stockage de l'ANDRA. Mais pour le reste, le débat s'est plutôt bien passé.

En revanche, j'ai trouvé que la Commission nationale du débat public (CNDP) sortait un peu de sa neutralité en demandant, notamment à l'IRSN, des études scientifiques ne relevant pas de ses missions. Par exemple, la Commission particulière du débat public (CPDP) a demandé à l'IRSN quelles étaient les solutions techniques alternatives au stockage en couche géologique profonde. Dans le délai qui était celui de la saisine de l'IRSN par la CPDP, l'IRSN a dû préparer, faute de temps, un rapport très superficiel. Il aurait été plus intéressant, puisque la France a fait le choix du stockage en couche géologique profonde, de demander, peut-être plus tôt, à l'IRSN de réaliser une étude plus systématique et approfondie sur les différentes expériences ou échecs de stockage en couche géologique profonde. Avec ce rapport, l'IRSN a perdu du temps à expliquer que les déchets ne pouvaient être déposés au fond des océans ou expédiés dans la stratosphère, ce qui est une évidence, ou encore que la technologie du forage, un temps envisagée aux États-Unis, n'avait simplement aucun avenir, en tout cas en France. Il aurait été plus intelligent de se concentrer sur les raisons pour lesquelles les stockages en couches géologiques profondes fonctionnent, ou pas. De la même façon, sur la fermeture du cycle du combustible, la CPDP a demandé à l'IRSN de faire un point qu'il n'était pas à même de réaliser dans les délais fixés. Une ONG pourrait dire que ces études étaient bâclées. Finalement, ces demandes d'études complémentaires affaiblissent la démarche de la commission, plutôt que de la renforcer.

Par ailleurs, il apparaît en effet indispensable de demander la publication rapide du PNGMDR, afin qu'il soit connu avant la fin de la période couverte.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Mes chers collègues, je vous propose, en l'absence de nouvelle remarque sur ces questions nucléaires, de passer à l'autre grand point de notre ordre du jour ce matin : l'audition de M. Bertrand Pailhès, coordonnateur national de la stratégie en intelligence artificielle.

- Présidence de M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office -

Audition de M. Bertrand Pailhès, coordonnateur national de la stratégie d'intelligence artificielle

M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Je vous remercie, M. Pailhès, d'avoir répondu à notre invitation. Sans tarder, je laisser la parole à Cédric Villani, expert de l'intelligence artificielle et auteur du rapport « Donner du sens à l'Intelligence artificielle » présenté en mars 2018.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Cela fait longtemps que l'Office s'intéresse au sujet de l'intelligence artificielle. Je tiens à saluer en particulier la qualité du rapport publié sur ce thème par notre collègue Claude de Ganay, ici présent. Il est antérieur à la mission qui m'a été confiée en septembre 2017, visant à définir une stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, prélude à l'annonce de cette stratégie par le Président de la République à la toute fin de mars 2018.

Ce rapport préconisait notamment la mise en place d'une coordination interministérielle. C'est à Bertrand Pailhès qu'est revenu ce rôle, consistant à coordonner les actions des différents ministères, mais aussi à assurer la mise en oeuvre effective de la stratégie, sur le terrain et dans les administrations, dans le cadre d'une coordination nationale.

Le rapport transformé en stratégie a lui-même pris la forme d'un tableau de suivi. Une bonne soixantaine de lignes sont soigneusement tenues à jour par Bertrand Pailhès dans un grand tableau Excel, avec les couleurs appropriées. Après dix-huit mois, nous allons aujourd'hui faire le point. Que peut-on dire sur la mise en oeuvre de la stratégie ?

À une époque où je suivais de très près les évolutions de ce sujet, j'ai pu voir la mise en oeuvre de la stratégie parfois partir en trombe, parfois marquer le pas, se trouver face à de bonnes surprises, ou à des difficultés dans les transmissions administratives, dans la façon dont les éléments financiers interviennent dans les arbitrages et contre-arbitrages à effectuer. J'ai pu continuer à avoir des discussions régulières avec certains des acteurs du pilotage, mais ce sera avec beaucoup de plaisir et de curiosité que j'entendrai la présentation de ce point d'étape par Bertrand Pailhès.

M. Bertrand Pailhès, coordonnateur national pour la stratégie d'intelligence artificielle. - Je vous remercie de me donner la possibilité de faire ce point d'étape devant l'Office, à l'origine des travaux de réflexion sur le sujet dès 2017, ce qui nous a permis de nous positionner rapidement au niveau international.

Je vais présenter la stratégie sous un angle interministériel - ce qui est son mode de mise en oeuvre au sein du gouvernement - tout en essayant de faire un point d'avancement sur un certain nombre d'actions lancées, et d'autres qui mériteraient probablement des efforts supplémentaires.

L'intelligence artificielle est un sujet actuel, pas pour dans vingt ou trente ans. La compétition se joue vraiment maintenant. Parfois, certains sujets procèdent d'un effet de mode. Ce sera certainement en partie le cas avec l'intelligence artificielle. Cependant la base scientifique très solide sur laquelle repose cette discipline implique qu'il existe une véritable compétition, notamment entre pays développés.

C'est en 1956, lors d'un séminaire d'été à l'université de Dartmouth, que l'on situe la naissance de la science de l'intelligence artificielle. Son développement a connu plusieurs avancées et reculs. Porteuse de promesses, l'intelligence artificielle a déçu, et les investissements ont été coupés. Les chercheurs ont cessé de dire qu'ils faisaient de l'intelligence artificielle. Ce n'était plus du tout la mode. Depuis les années 2000, notamment avec l'avènement du web, la mise à disposition de larges quantités de données a redonné de la vigueur à ce champ scientifique.

On distingue deux grandes branches dans l'intelligence artificielle : l'intelligence artificielle « symbolique », fondée sur des règles et des modèles, à l'origine de tous les systèmes experts, et l'intelligence artificielle « statistique », basée sur les données, qui est celle dont on parle aujourd'hui. Elle repose sur les progrès de l'apprentissage automatique (machine learning) et de l'apprentissage profond (deep learning).

L'intelligence artificielle est au croisement de différentes disciplines scientifiques, à la fois amont et aval, avec des aspects applicatifs très importants. C'est vrai dans tous les domaines de l'économie et de l'administration.

Pourquoi une stratégie française ? Je ne vais pas refaire le rapport de Cédric Villani, mais, comme je l'ai dit, nous sommes dans une compétition mondiale. J'ai l'habitude de souligner que le plan d'action gouvernemental est doté de deux principaux objectifs : le premier est de localiser la valeur de l'intelligence artificielle. C'est une nouvelle étape de la révolution numérique qui déplace la valeur économique, fait apparaître de nouveaux acteurs, et appauvrit la valeur ajoutée des acteurs traditionnels. Tout l'enjeu est de faire en sorte que cette valeur soit localisée en France, pas ailleurs.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Peut-on revenir sur les ordres de grandeur ?

M. Bertrand Pailhès. - Même si beaucoup de personnes peuvent les contester, certaines études indiquent que le marché potentiel de l'intelligence artificielle serait de l'ordre de 37 milliards de dollars en 2025.

D'après Venture Scanner, depuis 2017, le montant des levées de fonds des 1 550 start-up consacrées à l'intelligence artificielle dans le monde s'élèverait à 26,5 milliards de dollars. Aujourd'hui, rares sont les start-up qui disent qu'elles ne font pas d'intelligence artificielle, d'autant que la définition en reste imprécise. Le cabinet Accenture estime envisageable une augmentation de la productivité mondiale de 40 % d'ici 2035.

Selon La Tribune, au niveau international, l'investissement sur trois ans du gouvernement chinois dans l'intelligence artificielle serait de l'ordre de 13,5 milliards de dollars. Il faut le comparer au 1,5 milliard d'euros que la France investit sur ce sujet, qui correspond à l'effort supplémentaire lié à cette stratégie. En réalité, il faudrait même prendre en compte tout l'écosystème de recherche qui porte des actions.

Enfin, d'après une étude de Jean-François Gagné, président de l'entreprise canadienne Element AI, le nombre de titulaires d'un PhD pouvant travailler sur l'intelligence artificielle dans le monde en 2017 s'élèverait à 22 000. Extrêmement mobiles, ces personnes sont aujourd'hui surtout basées en Californie, en Chine, à New-York et à Londres. L'un des objectifs prioritaires de notre stratégie est de renforcer notre capacité à les attirer en France.

Cette stratégie française, présentée fin mars 2018, s'intitulait AI for Humanity. J'ai pris le parti, notamment en application des dispositions légales sur l'usage de la langue française, de la nommer « IA pour l'Humanité ».

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Avec un code couleur rouge sur Humanité... Fin mars 2018, cette stratégie s'intitulait effectivement AI for Humanity, avec un site web nommé aiforhumanity.fr. Mais je constate que les textes relatifs à l'emploi de la langue française ont fait leur oeuvre, y compris sur les documents de présentation officiels de la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (DINSIC).

M. Bertrand Pailhès. - Cette évolution a été mise en oeuvre voici quelques mois. Mais dans la communication des ministères qui mettent en oeuvre les actions, le logo AI for Humanity demeure.

Pour revenir sur les deux principaux objectifs de cette stratégie, le premier est de localiser en France la valeur créée par l'intelligence artificielle, et le deuxième concerne la question du modèle éthique, avec la conviction que la France et l'Europe portent une vision particulière du développement du numérique. Le sujet de l'intelligence artificielle et de ses applications est aujourd'hui soumis à des influences très politiques, venues notamment d'Asie, et très commerciales, venues plutôt d'Amérique du Nord. Il faut que l'Europe affirme son modèle. C'est l'autre raison de l'intervention publique sur ce sujet.

Deux autres objectifs, sans doute moins centraux dans la stratégie, sont également importants. Tout d'abord, il s'agit d'éviter la mise en péril de notre souveraineté par l'utilisation de solutions venues d'ailleurs. Vladimir Poutine a déclaré que ceux qui maîtrisent l'intelligence artificielle contrôleront le monde à l'avenir. Nous voulons évidemment absolument maîtriser ces technologies dans certains usages stratégiques. Un second objectif concerne l'amélioration des conditions de vie et des conditions de travail, sujet sur lequel il reste des efforts à faire. L'intelligence artificielle doit vraiment servir à améliorer les conditions de vie de nos concitoyens.

La France a des atouts qui sont relevés dans plusieurs rapports. Tout d'abord, l'excellence de nos laboratoires de recherche : en termes de capacités de recherche préexistante à la stratégie, la France est vraiment très bien placée en Europe. Avec le Royaume-Uni, elle est en tête. Nous disposons de nombreux laboratoires, de beaucoup d'infrastructures, à la fois dans les universités, à l'INRIA ou au CNRS. Certains champs de l'intelligence artificielle sont très bien couverts.

Les grands groupes leaders représentent un deuxième atout. Aujourd'hui, nous n'avons pas de grands groupes leaders des technologies dans le monde, mais nous avons de grands groupes leaders mondiaux dans la distribution, l'énergie, la banque, l'assurance, etc. De mon point de vue, ces groupes vont vraiment faire exploser la valeur créée par l'intelligence artificielle en l'utilisant dans leurs processus métier.

Notre troisième atout, c'est un grand écosystème dynamique d'entreprises innovantes. La cartographie de la Banque publique d'investissement (BPI) recense plus de 500 start-up en intelligence artificielle en France.

De plus, nous avons une spécificité : nous disposons de bases de données de qualité dans certains domaines, notamment la santé, l'énergie et les transports. Avec le vote de la loi d'orientation des mobilités, nous espérons disposer d'une capacité accrue à utiliser de grandes bases de données pour innover en intelligence artificielle.

Historiquement, nous avons connu en 2016 une prise de conscience mondiale des potentialités de l'intelligence artificielle, au moment de la victoire d'AlphaGo sur les meilleurs joueurs de go coréens. La mobilisation a été très forte et très rapide en Corée du Sud. À la fin de son mandat, Barack Obama a également pris une orientation stratégique assez importante. Ce n'était pas décisionnel, mais selon lui, l'effort national en intelligence artificielle - public et privé - devait être porté à 80 milliards de dollars. Cet effort s'est poursuivi sous la mandature de Donald Trump.

En France, nous avons fait un premier travail avec le rapport France IA, puis, en mars 2017, Claude de Ganay, député, et Dominique Gillot, sénatrice, ont présenté pour l'OPECST un rapport sur l'intelligence artificielle, avant le lancement de la mission de Cédric Villani, qui a remis son rapport en mars 2018. Enfin, le Président de la République en a tiré les axes stratégiques et les a présentés publiquement.

Il est important de noter qu'au même moment, en avril 2018, la Commission européenne a présenté sa stratégie pour l'intelligence artificielle, avec ainsi un axe très fort d'alignement des stratégies européenne et française.

C'est un sujet nouveau de politique publique, transverse, et assez compliqué à embrasser. C'est tout le sens de la nomination d'une coordination nationale. Les cinq champs principaux de l'action gouvernementale dans ce domaine sont les suivants : la recherche, l'économie, la santé, les armées et l'action publique. Dans chacun de ces ministères, des équipes de 5 à 10 personnes ont été mises en place pour exécuter l'ensemble des actions du Plan IA, mon rôle étant d'animer l'ensemble de cette communauté, de m'assurer que les ministères réalisent bien les actions annoncées, de les aider éventuellement sur certains sujets qui demanderaient un travail préparatoire plus long, de les suivre, et enfin de porter certains sujets « orphelins » d'un point de vue ministériel, notamment en matière d'éthique. Il n'y a pas un ministère de l'éthique en France. C'est un sujet très transverse. C'est également le cas du suivi global de la stratégie.

L'autre point important est que la France a été parmi les premiers pays à élaborer une stratégie. L'Europe demande maintenant à tous les pays de le faire. Par exemple, j'en parlais récemment avec les Estoniens, dont la stratégie est très différente de la nôtre. Assez peu de pays en Europe et dans le monde peuvent avoir une stratégie similaire à celle de la France, notamment en termes de capacités de recherche. Il faut une taille critique, une école informatique ou une école mathématique qui permette de le faire. Les pays plus petits vont être beaucoup plus axés sur les usages de l'intelligence artificielle, dans l'économie ou l'administration. Les pays les plus avancés se situent vraiment dans une compétition sur la partie recherche et l'invention de nouvelles technologies de l'intelligence artificielle.

Penser l'évaluation est un autre point important. Comme l'a dit Cédric Villani, nous assurons un suivi administratif. Au regard des autres fonctions que j'ai pu avoir dans le passé, je constate que dans cet exercice le Parlement a une longue tradition et le Gouvernement a sa propre façon de fonctionner. Il y a plusieurs façons d'imaginer l'évaluation. Regarder si les actions sont lancées, portées et définies constitue un premier niveau d'évaluation. Le deuxième niveau concerne l'impact. L'objectif n'est pas de lancer un appel à projets de recherche sur tel ou tel champ de l'intelligence artificielle, mais de constituer l'un des meilleurs écosystèmes de recherche et de faire venir des talents. Ces indicateurs d'impact reposent en partie sur les actions du Gouvernement, et sur beaucoup d'autres paramètres.

Nous sommes en train d'essayer de les construire. Nous l'avons réalisé pour la recherche, car il est relativement facile de suivre l'activité des chercheurs. Mais la position de la France est plus difficile à évaluer. Par exemple, est-elle cinquième, sixième, septième ou huitième en termes de publications, de conférences, ou d'impacts sur l'intelligence artificielle ? Nous sommes en train de concevoir ces indicateurs, notamment avec l'INRIA. Pour un certain nombre d'entre eux, nous nous appuierons notamment sur le dispositif de suivi de la Commission européenne AI Watch, qui évalue tous les pays. Il nous semble pertinent de ne pas créer un suivi complètement distinct de ceux de l'Union européenne ou de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Parfois, il faut clarifier les objectifs. Je ne sais pas si vous êtes familiers des mécanismes de décision administrative, mais ceux-ci s'appuient parfois sur des objectifs, que l'on transforme ensuite en actions au travers d'un appel à projets, amenant parfois à cette occasion à repenser les objectifs.

Par exemple, des instituts interdisciplinaires d'intelligence artificielle (3IA) ont été constitués, avec la création de nouvelles chaires, afin que les chercheurs français et internationaux puissent consolider les écosystèmes de l'innovation en intelligence artificielle en France. Le montant de ces chaires est compris entre 250 000 et 1 million d'euros par chercheur. C'est à la fois très bien pour consolider la recherche française, mais ce n'est ni le montant d'une bourse de type European Research Council (ERC), plus conséquente, ni celui des chaires auxquelles peuvent prétendre les très grandes « stars » de l'intelligence artificielle, aux États-Unis ou même au Canada, d'un montant plutôt situé entre 5 et 20 millions d'euros.

Le dernier point porte sur l'effet de mode. Un risque pour l'intelligence artificielle serait de se rendre compte qu'elle ne marche pas et de passer rapidement à une autre technologie. Il y a toujours un moment où l'on voit si une technologie va tenir toutes ses promesses. L'un de mes premiers objectifs lorsque je suis arrivé, voici un peu plus d'un an, était de construire une politique publique robuste d'un point de vue administratif, par rapport aux changements tant de mode que de priorités politiques. Cette stratégie est fortement portée par le Président de la République. Je devais m'assurer que l'ensemble du réseau administratif et ministériel exécuterait toutes les actions, indépendamment des cabinets et de l'agenda politique.

Le budget du Plan IA est de 1,5 milliard d'euros de financement public sur la période 2018-2022. Une petite moitié, environ 700 millions d'euros, est consacrée à la recherche, un gros quart, soit environ 400 millions d'euros, aux armées et à la défense, avec des effets sur l'industrie, et environ 290 millions d'euros à l'économie, notamment aux Grands défis. Quant au volet transformation publique, incluant la santé, il ne représentait initialement que 10 % des montants, mais la planification du Gouvernement a été dépassée par la réalité des projets dans l'administration. Beaucoup de projets de transformation assez importants sont en cours, ils utilisent l'intelligence artificielle dans certains processus administratifs.

Le budget de l'armée se situe autour de 400 millions d'euros sur la période 2018-2022, 100 millions d'euros par an ayant été annoncés dans la loi de programmation militaire pour la période 2019-2025. Cette enveloppe de 400 millions d'euros se constitue de manière progressive, avec une montée en charge. Il s'agit d'un montant minimal qui porte sur la partie investissement. Par ailleurs, les équipes se renforcent. À ce sujet, la Task Force IA du ministère des Armées a publié sa feuille de route ce mois-ci. Ce rapport très éclairant, d'une trentaine de pages, intitulé « L'intelligence artificielle au service de la Défense » fait suite au rapport de Cédric Villani.

Mon rôle n'est pas de créer une énorme machine administrative à fabriquer du reporting. Certaines administrations prennent des initiatives sur l'intelligence artificielle sans forcément m'en référer, ou même sans que cela s'inscrive directement dans le cadre de la mission Villani, parce que cela apparaît comme un objectif intéressant. Par exemple, je ne suis pas directement les sujets de l'exploitation des données par les douanes. Les montants que j'ai annoncés pourront donc être dépassés au total.

Dans le cadre de cette stratégie annoncée en mars 2018, plusieurs grands volets d'actions ont été mis en oeuvre : sur l'innovation, dès juillet 2018, deux Grands défis « Diagnostic médical » et « Certification des IA » ; en octobre, la plateforme des données de santé Health Data Hub ; en novembre 2018, le programme national de recherche en intelligence artificielle ; en avril dernier la feuille de route des Armées et en septembre le document complet que je viens d'évoquer ; en juillet 2019 le volet économique de la stratégie IA, présenté par Bruno Lemaire et Cédric O. Ces différents volets couvrent une large partie du plan.

D'autres aspects n'ont pas été formalisés à ce stade, pour différentes raisons, soit parce qu'ils ne dépendent pas uniquement de l'action gouvernementale, soit parce qu'ils correspondent à une action très décentralisée. Par exemple, l'ensemble des actions du secteur public en matière d'intelligence artificielle n'ont pas été rassemblées dans un document unique. Il se peut aussi que certains aspects reposent sur un écosystème assez diversifié, allant bien au-delà de l'État. Je pense à la formation initiale et continue, pour laquelle des travaux préparatoires existent à ce stade, mais sans qu'un plan d'actions ait été complètement établi.

Le Gouvernement a fixé trois axes stratégiques correspondant aux quatre priorités annoncées par le Président de la République dans son discours, les deux priorités relatives aux données et à la stratégie du projet étant rassemblées dans le deuxième axe. Il s'agit vraiment de mettre en oeuvre le discours du Président et la stratégie définie par celui-ci.

Le premier axe vise à doter la France de l'un des meilleurs écosystèmes de talents au monde, afin d'attirer les plus grands talents et d'être bien dans la compétition mondiale pour la recherche en intelligence artificielle et les nouvelles technologies de l'intelligence artificielle, comme les réseaux adverses génératifs (en anglais, Generative adversarial networks ou GANs). En mars 2018, nous nous étions focalisés sur l'attractivité des grands laboratoires étrangers, notamment DeepMind, Google et Facebook.

La principale action gouvernementale porte sur la stratégie nationale de recherche coordonnée par l'INRIA, qui a déployé un certain nombre d'actions. Quatre instituts 3IA ont été sélectionnés à Grenoble, Nice, Paris et Toulouse. Ces instituts commencent à se mettre en place. L'Institut 3IA de Toulouse a fait des annonces et l'institut 3IA de Paris PRAIRIE - pour Paris Artificial Intelligence Research Institute - en fera début octobre.

Ces instituts ne représentent pas l'intégralité de la stratégie nationale, puisque nous disposons d'un réseau national de recherche en intelligence artificielle qui associe d'autres projets, comme le SCAI (Sorbonne Center for Artificial Intelligence) ou les centres d'intelligence artificielle de Saclay et de Nancy. Ceux-ci ne sont pas des instituts 3IA mais ont décidé de constituer des capacités en intelligence artificielle sur des financements propres, parce qu'ils disposent d'un écosystème adapté. De fait, une partie de la politique de recherche en intelligence artificielle repose sur la programmation de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

De plus, nous avons lancé un programme d'attractivité et de soutien aux talents, avec des chaires internationales et des PhD en intelligence artificielle. L'objectif est de doubler, de 250 à 500, le nombre annuel de PhD en France.

Les moyens de calcul ont également été renforcés. D'un point de vue stratégique, nous achetons un supercalculateur à l'Institut du développement et des ressources en informatique scientifique (IDRIS) du CNRS : la machine « Jean Zay ». La phase de test étant achevée, cette machine va pouvoir être mise en service. Par ailleurs, la France participe à un projet d'infrastructures soumis au régime européen des IPCEI (Important Projects of Common European Interest), de façon à acheter dans quelques années un supercalculateur européen de génération suivante, dite exaflopique.

Enfin, nous avons développé la recherche partenariale. Actuellement, l'ANR (Agence nationale de la recherche) a lancé un appel à projets sur les laboratoires communs.

M. Cédric Villani, premier vice-président de l'Office. - Je précise que le calculateur exaflopique (1018, soit un milliard de milliards d'opérations en virgule flottante par seconde) correspond à la génération en cours d'élaboration. Nous sommes encore dans la classe du pétaflop (1015 soit un million de milliards), nous nous dirigeons, avec difficultés, vers l'exaflop.

M. Bertrand Pailhès. - Nous travaillons à l'élaboration d'un écosystème alliant recherche publique et recherche privée, dans lequel les chercheurs peuvent aller de l'un à l'autre. Un exemple d'actions ne relevant pas directement de la stratégie d'intelligence artificielle, mais mises en oeuvre suite au rapport Villani, porte sur une disposition de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) qui permet aux chercheurs publics de travailler partiellement pour le secteur privé. L'idée est de construire un écosystème comprenant à la fois des entreprises privées de très haut niveau et une recherche publique de très haut niveau, afin que les étudiants de master brillants du monde entier aient envie de faire leur PhD en France pour bénéficier d'un encadrement de classe mondiale.

Je sais que l'attitude vis-à-vis de Google, Facebook ou DeepMind est source de débats, notamment en matière de politique de recherche. Ces entreprises ont débauché beaucoup de nos chercheurs. Stratégiquement, plutôt que de les voir quitter l'écosystème en partant en Californie, à New York ou à Londres, nous préférons qu'elles installent leurs capacités chez nous et que les chercheurs qu'elles embauchent restent à Paris. Dans cinq ans, il se peut que ceux-ci créent une start-up, repartent dans la recherche publique, et peut-être participent à des programmes d'enseignement à Paris. Le French Tech Visa qui facilite la venue des talents étrangers, s'inscrit dans cette logique.

Pour ce premier axe relatif aux talents, 665 millions d'euros sont inscrits sur le budget de l'État, pour un total d'un peu plus d'un milliard d'euros en prenant en compte les partenaires privés des instituts 3IA. Nous espérons pouvoir lever ces fonds puis les accroître progressivement. Certains financements, comme la programmation ANR classique, au sein de laquelle le champ de l'intelligence artificielle prend une part de plus en plus importante, ne figurent par ailleurs pas directement dans ce calcul.

Le deuxième axe stratégique porte sur la diffusion de l'intelligence artificielle. Le Président de la République a demandé une approche par projets et par financement. Il ne veut pas d'un grand plan top-down, descendant vers l'ensemble des entreprises et administrations, mais souhaite de véritables projets emblématiques.

La question de la diffusion de l'intelligence artificielle concerne tous les secteurs. Parmi les projets les plus importants, citons dans le domaine de la santé le hub des données de santé, que j'ai évoqué tout à l'heure. Aujourd'hui, ce projet est bien avancé. Un groupement d'intérêt public (GIP) sera constitué dans les prochaines semaines. Le financement est sécurisé à hauteur d'environ 80 millions d'euros. Par ailleurs, une stratégie pour les véhicules autonomes est portée par Mme Anne-Marie Idrac.

Les Grands défis visent le déploiement de projets à fort impact sociétal, afin de faciliter l'émergence de nouveaux secteurs industriels d'avenir. Le Gouvernement a décidé de centrer cette politique d'innovation sur les défis sociétaux. Cette démarche était d'ailleurs mentionnée dans le rapport de l'Office de mars 2017. L'enveloppe budgétaire prévue pour relever ces défis est d'environ 30 millions d'euros.

Je rappelle que les deux premiers Grands défis, initiés en 2018, portent sur le diagnostic médical et la certification des intelligences artificielles. Le troisième, lancé en 2019, concerne l'automatisation de la cybersécurité, qui va beaucoup faire appel à l'intelligence artificielle. D'autres défis correspondent à des sujets scientifiques très différents : le stockage, les batteries, les protéines, etc. L'intelligence artificielle occupe une part importante de ce nouveau dispositif d'innovation, permis par le Fonds pour l'innovation et l'industrie (FII).

S'agissant de la mutualisation des données, qui constitue un sujet assez compliqué pour la partie santé, le hub des véhicules autonomes, pour la partie transport, est plutôt traité dans la LOM, mais dans d'autres domaines, nous avons essayé de susciter des initiatives. Un appel à projets est en cours, notamment pour soutenir des plateformes d'autres filières qui voudraient mutualiser des données.

Dans le secteur public, le Lab IA vise à expérimenter l'intelligence artificielle dans l'administration, en collaboration avec la recherche, notamment avec l'INRIA.

Je ne détaille pas l'ensemble des actions. Certaines sont spécifiques à la stratégie pour l'intelligence artificielle, d'autres ne le sont pas. Par exemple, la plateforme des données de santé, annoncée par le Président de la République dans le cadre de la stratégie pour l'intelligence artificielle, et recommandé par différents rapports, ne se limite pas à l'intelligence artificielle. Ainsi, pour l'appariement de données, certains chercheurs ou entreprises innovantes souhaitent faire appel à l'intelligence artificielle, d'autres utiliser des méthodes statistiques classiques, distinctes de l'intelligence artificielle. De même, pour les véhicules autonomes, l'intelligence artificielle est présente partout, mais n'est pas traitée à part dans la stratégie correspondante. Par ailleurs, les appels à manifestation d'intérêt (AMI) sur l'intelligence artificielle dans l'administration sont vraiment ciblés sur le sujet IA.

Le troisième axe stratégique, relatif à l'éthique, est important, puisque l'ensemble de notre stratégie s'intitule « AI for Humanity ». C'est un axe de forte différenciation pour l'Europe, même si la Chine a aussi récemment adopté des principes éthiques, ce qui doit nous amener à nous interroger sur cette question.

Cet axe se décline sur trois niveaux. Celui qui nous occupe le plus est le Partenariat mondial pour l'intelligence artificielle (en anglais, Global Partnership on Artificial Intelligence ou GPAI), une initiative franco-canadienne sur laquelle nous avons travaillé en 2018. À Biarritz, nous sommes parvenus à un accord, notamment avec le soutien des membres du G7, et entre le Canada et l'OCDE, pour créer ce « GIEC de l'intelligence artificielle ». Il vise à fournir une expertise mondiale indépendante qui va nourrir à la fois le débat démocratique et les orientations technologiques sur l'intelligence artificielle.

Le Président de la République devrait en reparler plus spécifiquement lors d'un événement qui va constituer pour nous un relais important. Après la présentation de la stratégie « AI for Humanity » en mars 2018, le Global Forum on AI for Humanity, du 28 au 30 octobre 2019, représentera un nouveau temps fort. Il va réunir, à l'Institut de France, 300 scientifiques de très haut niveau sur l'intelligence artificielle, pour réfléchir à la direction dans laquelle l'intelligence artificielle doit s'orienter, que ce soit sur les questions techniques au coeur de cette discipline, ou sur les questions d'impacts, en matière d'emploi, d'acceptabilité, de robustesse, ou de mobilisation de la communauté internationale. Nous souhaitons vraiment que Paris et la France jouent un rôle de leader dans ce domaine, et que cet événement permette une convergence. Il s'agit tout à la fois d'une initiative de nature diplomatique, dans le cadre du partenariat mondial pour l'intelligence artificielle, et d'une réunion de scientifiques qui doit permettre de nourrir un programme de travail, notamment pour 2020, en lien étroit avec le Canada, qui souhaite aussi positionner la ville de Montréal sur ce sujet.

Au niveau national, nous sommes en train de préparer une démarche pilote qui sera incubée au sein du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), afin d'essayer d'imaginer les conditions de mise en oeuvre des recommandations issues de différents rapports, pour la création d'un comité d'éthique des technologies et de l'intelligence artificielle.

Le sujet est un peu plus complexe pour le comité d'éthique pour lequel il s'agit vraiment d'un dialogue entre recherche et santé. Pour l'intelligence artificielle, nous envisageons de le faire travailler, dans un premier temps, sur les sujets des véhicules autonomes, du diagnostic médical et des agents conversationnels. Ces sujets très distincts concernent des parties prenantes très différentes. Lundi dernier, j'ai participé à un séminaire sur l'acceptabilité du véhicule autonome avec tous les constructeurs, et l'après-midi à un séminaire de la Haute autorité de santé (HAS) sur les dispositifs médicaux. De toute évidence, ce ne sont pas du tout les mêmes interlocuteurs qui sont impliqués, bien que les scientifiques de l'intelligence artificielle soient au coeur de ces questions. Mais ces derniers ne peuvent être les prescripteurs de la démarche éthique. Nous allons donc poursuivre cette démarche pilote durant dix-huit mois pour évaluer la forme que pourrait prendre une structure plus pérenne destinée à l'intelligence artificielle.

Enfin, l'Europe a beaucoup avancé sur ces questions éthiques. Le groupe d'experts High-Level Expert Group on Artificial Intelligence a produit deux types de recommandations : des lignes directrices éthiques et des recommandations de politique publique. La prochaine Commission européenne devra évaluer comment s'appuyer sur ce travail. Un point important va nous occuper dans les prochains mois : la présidente élue de la Commission européenne a annoncé sa volonté d'initier une loi sur l'intelligence artificielle dans les cent premiers jours de son mandat. Jusqu'à présent, ce sujet n'était pas à l'ordre du jour de la Commission.

Notre stratégie est coordonnée avec nos partenaires, les principaux étant à ce jour l'Allemagne, le Canada et le Japon, et bien sûr nos autres partenaires européens. Pour l'Allemagne, il s'agit vraiment d'un axe prioritaire. Un conseil des ministres franco-allemand sur l'intelligence artificielle devrait se tenir en octobre. Avec le Canada, un dialogue va être initié lors du Global Partnership on Artificial Intelligence (GPAI). Avec le Japon, le partenariat porte plutôt sur un aspect scientifique, avec des coopérations et des appels à projets communs. Par ailleurs, nous participons beaucoup aux travaux de l'OCDE, de l'Unesco, du G7 et du G20. Au final, tout le monde se saisit du sujet de l'intelligence artificielle.

Au sein de l'Union européenne, nous avons plusieurs points de convergence prioritaires et quatre instruments de travail. En premier lieu, le plan d'ensemble de la Commission européenne vise à coordonner l'action des États membres. En deuxième lieu, le nouveau programme « Digital Europe », ou « Europe numérique », d'un montant de 9,2 milliards d'euros, prévoit de consacrer 2,5 milliards d'euros à l'intelligence artificielle, avec une moitié pour les données et une autre pour l'expérimentation. En cela, il rejoint les axes que nous avions promus suite au rapport de Cédric Villani. En troisième lieu, le programme « Horizon Europe » sera le grand programme budgétaire de l'Union européenne. Son montant, d'un peu moins de 100 milliards d'euros, devra être défini par les instances européennes. En dernier lieu, le groupe d'experts de haut niveau traite l'aspect éthique.

Je mets à jour régulièrement, depuis la publication du rapport de Cédric Villani au deuxième trimestre 2018, comme ce dernier l'a évoqué, un tableau qui présente le suivi des actions dans chacun des grands domaines que j'ai cités. Toutes les actions pour la recherche sont lancées, et se structurent de manière extrêmement forte. En ce qui concerne la formation continue et l'emploi, nous sommes encore aujourd'hui dans une phase de diagnostic, avec notamment un travail en profondeur réalisé dans les Hauts-de-France. Pour l'économie, nous avons lancé des actions sur certains volets stratégiques, notamment les Grands défis. Mais pour la partie diffusion économique, nous n'avons pas aujourd'hui d'instrument majeur.

Cela vous donne aussi une idée de ma façon d'organiser le travail interministériel. J'essaye d'accompagner les ministères pour lancer ces axes stratégiques, en leur laissant ensuite une certaine autonomie, mais en veillant à bien les coordonner, de façon à ce qu'ils ne lancent pas des actions contradictoires les unes par rapport aux autres.

M. Claude de Ganay, député. - Comment s'organise la sélection des chaires ? Intervenez-vous dans cette sélection ?

M. Bertrand Pailhès. - J'interviens de façon très minoritaire, ayant une formation scientifique, mais n'étant pas docteur en intelligence artificielle. Je suis en charge de la mise en oeuvre opérationnelle. Le programme national de recherche est coordonné par l'INRIA, avec M. Bertrand Braunschweig, directeur du centre de recherche INRIA Saclay.

Les chaires sont de deux types : « 3IA » et « hors 3IA ». Les instituts 3IA comptent au total entre 120 à 130 chaires. Certains ont commencé à en publier la liste : ANITI (Artificial and Natural Intelligence Toulouse Institute) à Toulouse a publié la sienne et PRAIRIE la publiera début octobre. PRAIRIE compte environ une quarantaine de chaires et chacun des trois autres instituts 3IA une trentaine. La sélection s'effectue sur les orientations et la qualité des projets, mais aussi sur le programme de la chaire et en fonction de la personne qui la porte. Un jury international, composé d'une douzaine de chercheurs de très haut niveau en intelligence artificielle, a évalué à la fois les projets des instituts 3IA et le contenu des chaires. Une fois les instituts 3IA sélectionnés, ils ont revu une partie de ces chaires, et les ont réexaminées, y compris au sein des instituts 3IA. La liste des chaires a été arrêtée après un échange entre le jury, les porteurs de projets des instituts 3IA et les instances de recherche : ANR, INRIA, et le ministère chargé de la recherche.

Par ailleurs, nous avons lancé un appel d'offres qui sera dépouillé dans les prochains mois, sur une quarantaine de chaires « hors 3IA », également de niveau international, pour arriver à environ 160 chaires, l'objectif étant de pouvoir en délivrer d'autres dans les prochaines années. Ce système est basé sur un appel ANR classique. De mémoire, le jury sera à nouveau sollicité, pas forcément pour la sélection, mais pour donner un avis sur les projets.

M. Stéphane Piednoir, sénateur. - Ma première remarque porte sur l'utilité de la coordination au niveau européen. On voit que la force de frappe est bien supérieure lorsque l'ensemble des pays européens se fédère sur cette question, comme sur d'autres. J'ai eu à traiter des véhicules électriques, pour lesquels a été évoqué un « Airbus de la batterie », avec un plan conjoint franco-allemand. La coordination sur l'intelligence artificielle est-elle de même nature, portant à la fois sur la recherche et sur les applications ? Pour les applications militaires, c'est peut-être un peu différent. Pouvez-vous nous en dire plus, à l'heure où la concurrence internationale est très forte et pas toujours aux mains des États ? Je pense aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).

Par ailleurs, en introduction vous avez dit que désormais, l'intelligence artificielle repose sur l'utilisation de données en masse. Je m'interroge toujours, comme je l'ai dit dans le cadre de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique qui s'achève cette semaine, dont le rapporteur est Gérard Longuet, sur l'acceptation par le grand public de la communication de données parfois personnelles. Particulièrement en France, il existe une forme de réticence assez aiguë. On la constate, par exemple, pour l'installation des compteurs Linky, alors que tout laisse à penser qu'au final les interprétations possibles des données d'usage sont assez mineures. Comment l'État peut-il incarner un véritable tiers de confiance ? Vous avez mentionné les données de santé, beaucoup plus sensibles. S'agissant de ce tiers de confiance, l'idée d'un cloud national, souverain, est quasiment abandonnée aujourd'hui, voire menacée par l'émergence de l'ordinateur quantique, capable de casser n'importe quel code de chiffrage des données. Quelles sont les perspectives pour l'usage en masse des données et les assurances susceptibles d'être données aux particuliers qui confient leurs données ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je me permets d'interrompre cette audition pour annoncer le décès du Président Chirac.

M. Claude de Ganay, député. - En travaillant sur le sujet de l'intelligence artificielle, j'avais noté le retard de la France et la méconnaissance de ce que font nos partenaires, déjà bien engagés en intelligence artificielle. J'attache donc de l'importance à une communication aussi forte que possible sur ce thème. La stratégie initiée en 2017 et 2018 a encore besoin d'être valorisée et promue. Même s'il reste encore beaucoup de travail à faire et un décalage important avec les crédits, les moyens mis à disposition, et que nos jeunes sont malheureusement captés par beaucoup d'entreprises chinoises et américaines, nous devons essayer de conforter nos atouts, assez étonnants. Votre rôle est donc essentiel pour promouvoir la France, afin qu'elle reste dans le jeu de l'intelligence artificielle et trouve sa place. Je voudrais remercier Cédric Villani de cette initiative qui me paraît importante.

M. Bertrand Pailhès. - La réponse à la question sur l'Europe comporte plusieurs points. L'aspect purement réglementaire est lié à ce groupe d'experts de haut niveau et au projet de réglementation annoncé par la nouvelle présidente de la Commission européenne. Ce débat va devoir trouver un point d'équilibre entre la volonté de porter un standard européen et celle de ne pas entamer la compétitivité des entreprises européennes. C'est un sujet assez classique de régulation du numérique.

D'un point de vue industriel, le projet de calculateur exaflopique pourrait ressembler à un « Airbus des batteries ». Il s'agit d'un effort industriel et d'investissement réalisé par l'Europe. Le mécanisme d'IPCEI (Important Projects of Common European Interest) utilisé fait l'objet d'un régime d'aide d'État plus favorable à l'investissement. Il est tout à fait adapté à la collaboration entre États européens.

Le Plan Nano 2022, relatif à la nano-électronique, repose sur un mécanisme du même type, quoiqu'il ne soit pas principalement orienté vers des composants pour l'intelligence artificielle, en tout cas pas vers des composants pour processeurs graphiques.

À ce stade, l'Europe n'a, par exemple, pas mis en oeuvre un projet de plateforme de données. Cette idée est dans l'air. Les ministres de l'économie allemand et français, Peter Altmaier et Bruno Lemaire, l'évoquent. Cette question rejoint celle du cloud souverain. Quelle mobilisation européenne peut être consentie pour un certain nombre d'applications, notamment les plus critiques, de notre écosystème industriel ?

Au niveau européen, notre action porte aujourd'hui sur des aspects réglementaires et industriels, sur les grands projets visant à renforcer les moyens de calcul, ainsi que sur le programme « Digital Europe » (ou « Europe numérique »), dont 2,5 milliards d'euros sont consacrés à l'intelligence artificielle. Ce programme va soutenir, d'une part, des infrastructures de données, même si ce n'est pas forcément sous l'angle d'un grand projet très transverse, notamment des projets de mutualisation de données dans certains secteurs, d'autre part, des infrastructures de test. On pense par exemple au véhicule autonome. Environ un milliard d'euros seront consacrés à chacun de ces deux aspects. Dans le programme « Horizon Europe », l'un de nos objectifs est le Conseil européen de l'innovation (European Innovation Council), un dispositif qui pourrait prendre le relais de nos Grands défis. C'est une sorte de structure d'innovation de rupture au niveau européen. Son élaboration est en cours, sachant que chacun doit donner son avis.

Concernant la question des données en masse et l'acceptation par le public, je dirais, en tant qu'observateur des politiques numériques depuis quelques années, que la stratégie européenne est une construction de la confiance par la régulation. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) soulève beaucoup d'interrogations. Dans le fond, il nous incite à avoir des règles, et à les appliquer, pour que les gens aient confiance dans les technologies. Le seul jeu du marché nourrirait le sentiment de méfiance que vous soulignez. À l'inverse, si l'on parvient à établir des règles et à les appliquer, les gens sentiront que leurs données sont réellement protégées, que les mécanismes nécessaires sont en place, et du coup, ils auront plus de facilité à les partager.

Cela étant dit, du strict point de vue du marché, les individus partagent aujourd'hui beaucoup de leurs données en échange de services. C'est tout le paradoxe de la vie privée. Je suis inquiet pour mes données, mais cela ne m'empêche pas de les donner pour un service gratuit.

Nous engageons des actions très précises pour certaines données. Par exemple, pour le hub des données de santé, nous construisons une plateforme de données avec ses règles propres et un hébergement sous contrôle public, de façon à maîtriser l'ensemble de l'infrastructure et des accès. Je pense que ce terrain de travail est indispensable pour les chercheurs.

Le projet ARTEMIS (Architecture de traitement et d'exploitation massive de l'information multi-sources) de la direction générale de l'armement (DGA), est une plateforme d'intelligence artificielle et de données massives dédiée aux questions d'emploi dans les armées, qui sera également déployée de façon maîtrisée.

Dans le domaine de l'administration publique, notre stratégie sur le cloud, en cours d'élaboration, comportera trois cercles : un premier cercle complètement maîtrisé, pour les données et traitements les plus critiques, un deuxième cercle hybride, et enfin un cercle ouvert aux offres de cloud sur étagère, pour disposer de services à l'état de l'art. Le problème est de parvenir à faire monter en puissance un écosystème industriel pour fournir ces services. Ainsi, l'hébergeur OVH, l'un de nos champions, est vingt fois plus petit qu'AWS (Amazon Web Services) mais croît au même rythme : quand OVH croit de 30 % par an, AWS croit aussi de 30 % par an. Il faut être stratégique.

On a pu avoir la vision d'un cloud souverain dans laquelle un acteur unique suffirait. Mais pour beaucoup d'applications, le marché reste extrêmement concurrentiel et ouvert. On ne peut obliger les entreprises à choisir. Il faut donc une stratégie d'investissement dans un certain nombre de domaines : l'État, la santé, les armées, peut-être certaines applications industrielles critiques, etc. Cette stratégie doit permettre à des acteurs industriels européens de continuer à monter en capacité. Mais nous avons la responsabilité d'être compétitifs sur le marché.

Monsieur de Ganay, vous avez soulevé un point important. Je pense que le rapport de Cédric Villani et le discours du Président de la République de mars 2018 ont été très importants pour tous les publics : chercheurs, start-up et autorités institutionnelles, qui ont ressenti qu'il se passait quelque chose en France. L'Union européenne nous répète que la France est en avance. Même les Allemands étaient surpris, eux qui n'ont pas l'habitude d'être en retard par rapport à la France sur des sujets industriels.

Au passage, je tiens à dire que tous les travaux préparatoires effectués en 2017 ont permis d'accélérer la mise en oeuvre de la stratégie nationale. Même en l'absence de prise de décision à ce moment-là, ils ont permis de mobiliser l'écosystème de recherche pour qualifier exactement les besoins : faut-il créer des instituts et, dans l'affirmative, comment ? Sous la forme de chaires ? De quels moyens de calcul avons-nous besoin ? etc. Les différents travaux ont permis de mettre en oeuvre plus rapidement ces actions.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. -Effectivement, lorsque Claude de Ganay s'est saisi, avec Dominique Gillot, de ce sujet, nous étions un certain nombre à penser au sein de l'Office qu'il était trop théorique et futuriste, alors qu'il s'inscrivait dans le rôle de réflexion sur des sujets d'avenir qui est celui de l'Office.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - À mon tour de me lancer dans une série de questions. En premier lieu, peut-on faire un point plus général sur la situation de l'ensemble de nos champions européens liés à l'écosystème de l'intelligence artificielle ? Quelles sont les perspectives attendues pour OVH ?

On sait bien que l'heure n'est plus au concept de cloud souverain. L'heure est à une doctrine de souveraineté sur l'ensemble de la chaîne de l'intelligence artificielle, y compris l'hébergement. C'est plus que jamais un sujet d'actualité, et cette réflexion est réclamée par nombre d'entrepreneurs. Quid de nos champions du calcul : Atos-Bull, d'autres acteurs européens comme Criteo, etc., que l'on aimerait voir jouer un rôle majeur dans les années à venir ?

Que dire du dynamisme du secteur privé et de l'investissement privé ? Évidemment, c'est l'investissement total, public et privé, qui compte. Des montants d'investissements à l'international ont été évoqués. Où en sont la France et l'Europe en la matière ?

Ma troisième question porte sur la comparaison et la coopération avec l'Allemagne. La stratégie allemande a été mise en place un peu après la stratégie française, avec plus de rapidité, mais peut-être un peu de précipitation sur certains aspects. Les montants annoncés étaient un peu supérieurs, puis il y a eu quelques hésitations sur l'enveloppe réellement attribuée. La stratégie des pôles d'excellence est plus dispersée que la stratégie française, avec une intervention plus en aval : plus de recherche côté français et plus d'industrie côté allemand. La question de la coopération a été régulièrement mentionnée comme étant l'un des axes à renforcer. Des projets de colloques communs réguliers ont été envisagés. Où en est ce dossier majeur pour l'intelligence artificielle en Europe ?

Ma question suivante concerne les instituts 3IA, quatre centres étant retenus. À l'époque, l'échec du Centre de Paris Saclay a été largement commenté. Quel est le statut de l'intelligence artificielle sur le plateau de Saclay ? Ce centre, reconnu internationalement comme l'un des meilleurs en France, a échoué dans l'obtention du label. Son statut pourrait-il évoluer ?

Une autre question porte sur un aspect qui n'a pas été évoqué et qui était pourtant annoncé comme l'un des axes majeurs d'implémentation de la stratégie. Il s'agit de la question de l'augmentation de nos effectifs d'étudiants en intelligence artificielle et sujets dérivés. Mon rapport préconisait de tripler ou de quadrupler leur nombre, la stratégie de le doubler. Dans les faits, qu'en sera-t-il ? J'ai pu voir, dans le début de la stratégie, la grande difficulté à mettre en oeuvre de tels objectifs, en l'absence de leviers opérationnels efficaces et coercitifs, sur les formations universitaires en particulier. Quelle est la situation, quel est le niveau de prise de conscience, et de quelle façon l'écosystème va-t-il s'emparer du sujet ?

Même s'il est en dehors de ce périmètre, un sujet est lié : celui de l'initiation, de l'éducation à l'informatique et aux principes généraux de l'algorithmique à différents stades, que ce soit dans la phase d'apprentissage des algorithmes, ou d'information sur la façon dont les algorithmes sont utilisés dans l'économie et dans le monde, enseignements qui peuvent être prodigués dans le cadre de cours différents.

Par ailleurs, la stratégie pour l'intelligence artificielle mentionnait quatre grands thèmes prioritaires. La défense, la médecine avec le Health Data Hub, et la mobilité ont bien été évoqués, contrairement à la question de l'environnement. Le ministère a visiblement eu des difficultés à mettre les actions en oeuvre. Où en sommes-nous actuellement sur ce thème ? Peut-on dire aujourd'hui que la France, qui s'honore d'être l'un des pays qui ont le plus porté le débat public sur l'environnement, est à la hauteur, à la fois pour ce qui concerne l'impact des outils d'intelligence artificielle sur l'environnement, afin de faciliter la transition écologique et solidaire, et la limitation des effets négatifs de l'intelligence artificielle sur l'environnement, en particulier du fait des moyens de calcul ou du stockage de données ?

La Commission européenne nouvellement créée ne comporte pas de commissaire en charge de la recherche. À quel niveau la recherche est-elle portée aujourd'hui au sein de la Commission ? On sait que dans l'administration le sujet est plutôt bien pris en compte. Mais quels sont les commissaires européens qui seront en charge du dossier de l'intelligence artificielle ?

Le ministre de l'économie allemand, avant d'être contesté, avait coutume de mettre en avant le concept « d'Airbus de l'IA », et de le présenter comme un sujet sur lequel il fallait avancer dans un contexte de coopération franco-allemande, et plus généralement européenne. Ce concept « d'Airbus de l'IA » n'était pas parfaitement clair, mais ce qu'il recouvrait était plus qu'un slogan. A-t-on des informations sur la façon dont une stratégie en la matière peut se développer ? Cette interrogation recoupe une question précédente.

Enfin, j'ai eu l'occasion de ferrailler dans l'hémicycle sur la question du statut juridique du Health Data Hub et de sa mise en oeuvre administrative. Sur le sujet hautement sensible de la collaboration entre santé et intelligence artificielle, la puissance publique a été alertée à de nombreuses reprises sur le fait que la mise en oeuvre devait être rapide et souple, en permettant un bon dialogue entre public et privé, ainsi que la mise en place d'une doctrine sur la façon d'utiliser les données de santé : les contributeurs, le ticket d'entrée, et la régulation. « Ouvrir les données de santé », c'est ce qu'avait indiqué le Président de la République dans sa présentation de la stratégie pour l'intelligence artificielle. Nous devons avoir en tête qu'ouvrir ne signifie pas grand-chose tant qu'on n'a pas défini les modalités de cette ouverture.

M. Bertrand Pailhès. - Je voudrais préciser que chacun de ces sujets étant porté par des ministères différents, dans certains cas, les dernières évolutions n'ont pas toujours été portées à ma connaissance.

Sur le premier point relatif aux champions européens, la trajectoire de croissance d'OVH a été évoquée. À notre connaissance, OVH n'a pas aujourd'hui le même niveau de service pour l'intelligence artificielle que les trois grands fournisseurs : Microsoft, Google et Amazon. Mais le développement de la couche de plateforme est l'un de ses axes prioritaires. Le cloud comporte trois couches : l'infrastructure, la plateforme, qui est un environnement de développement, et les services rendus aux personnes. L'activité de base d'OVH porte sur l'infrastructure, sachant que pour l'intelligence artificielle, l'infrastructure et les calculateurs ne suffisent pas. Il faut aussi des logiciels. C'est sur cet aspect qu'OVH se positionne et continue à se développer.

Atos-Bull est également un acteur du projet européen de calculateur exaflopique. À ma connaissance, la stratégie de cette entreprise prend en compte les supercalculateurs.

L'activité de publicité en ligne de Criteo n'étant pas stratégique, le suivi est plus lointain. Dans l'écosystème parisien, c'est l'une des rares entreprises françaises à avoir créé un laboratoire de recherche publiant des articles, avec une grande liberté d'action, ce qui correspond aux pratiques des entreprises numériques mondiales. Les publications sont consultables sur leur site. De même, Valeo a choisi de créer un laboratoire de recherche publiante à Paris.

Parmi les autres acteurs majeurs de l'intelligence artificielle, Dataiku développe son activité aux États-Unis. D'autres acteurs travaillent dans des domaines plus applicatifs, tels que Therapy Cells ou Cardiologs en santé. L'idée est de continuer à les soutenir.

En termes d'actions stratégiques, l'objectif présenté en juillet est de « faire émerger et structurer une offre française de l'IA ». Nous nous focalisons sur les algorithmes et composants spécifiques pour les systèmes industriels, ainsi que sur les logiciels, les solutions et l'intégration. Cette approche assez ciblée ne privilégie pas forcément les grandes plateformes génériques, comme celles des fournisseurs de cloud américains, ou les puces graphiques. À l'inverse, elle vise l'intégration, et les briques spécifiques pour les systèmes, notamment industriels.

Concernant les investissements privés, nous ne les suivons pas, mais ils apparaîtront très certainement dans l'observatoire européen AI Watch et dans l'Observatoire des politiques relatives à l'IA de l'OCDE.

La BPI dénombre 552 start-up en intelligence artificielle en France, qui ont levé 2,1 milliards d'euros. Un nouveau décompte fait état de 650 start-up. On arrive donc à peu près à cartographier un écosystème de financement de l'innovation en France. Il est très dynamique. On essaie de le renforcer, par une action sur les deeptech, qui ne concerne pas que l'intelligence artificielle. Ce plan deeptech ne relève pas de la stratégie d'intelligence artificielle mais je le fais parfois figurer dans les tableaux. Dans le numérique, la deeptech relève souvent de l'intelligence artificielle, mais le Gouvernement a retenu un instrument ouvert à toutes les start-up du monde de la recherche, non un instrument spécifique à l'intelligence artificielle.

Aujourd'hui, je ne suis pas capable de donner le montant de l'investissement public et privé en France. La Commission européenne fixe un objectif de 20 milliards d'euros d'investissement public et privé annuellement consacré à l'intelligence artificielle pour que l'Europe soit compétitive. Les 1,5 milliard d'euros d'investissement public que nous suivons sur la durée correspondent à environ 300 millions d'euros par an.

Quel serait l'effet de levier ? C'est un axe d'amélioration, en tous cas d'évaluation, qu'il faudra encore une fois développer avec l'Union européenne dans les prochains mois.

Concernant la coopération avec l'Allemagne, la principale action annoncée dans une annexe du traité d'Aix-la-Chapelle était la mise en place d'un réseau virtuel franco-allemand, l'idée étant d'avoir un cadre de collaboration, notamment en termes de recherche scientifique.

L'écosystème allemand s'avère assez compliqué, avec le niveau fédéral et celui des Länder. Comme vous l'avez rappelé, certains acteurs traditionnels étaient très bien implantés, notamment le Centre de recherche allemand sur l'intelligence artificielle (Deutsche Forschungszentrum für Künstliche Intelligenz ou DFKI). À très gros traits, sa branche principale traitait plutôt d'intelligence artificielle symbolique. Il couvre à présent l'ensemble des champs. Par ailleurs, l'Allemagne a créé quatre centres de compétences (Kompetenzcenter) sur l'apprentissage machine.

Notre axe de travail est double, à la fois avec le ministère de l'économie et le ministère de la recherche. Sur la partie recherche, nous allons essayer de monter ce réseau virtuel franco-allemand, la partie économique pouvant y contribuer. Nous essayons de construire d'autres axes de collaboration. Par exemple, les Allemands créent une agence pour l'innovation de rupture qui se rapproche un peu de nos Grands défis. Cela peut représenter un axe de travail en commun.

Enfin, dans la perspective d'un conseil des ministres franco-allemand, le ministère de l'économie nous a demandé de contribuer à la partie intelligence artificielle. Pour répondre à la question sur « l'Airbus de l'IA », aujourd'hui, notre position est pragmatique. Je crois que le ministre de l'économie Bruno Le Maire souhaite avancer sur cet aspect de souveraineté, de maîtrise des données et des technologies, notamment dans certains environnements critiques. Il a demandé à un certain nombre de fournisseurs français - OVH, Outscale, etc. - de conduire un travail avec leurs homologues allemands pour étudier comment donner corps à cette coopération. À ce stade, il n'existe cependant pas de définition de « l'Airbus de l'IA ». Est-ce qu'il s'agirait d'une entreprise, d'un projet commun, ou d'une proposition commune à porter au niveau de l'Union européenne, pour obtenir un soutien européen ? Nous sommes encore dans la phase de diagnostic, sachant que, côté allemand, les échos sur la maturité du projet sont assez variables. Cela fait partie des sujets sur lesquels nous poursuivons l'effort. Nous essayons de faire sens par rapport à nos objectifs stratégiques, de ne pas relancer des initiatives sur lesquelles nous n'avons pas eu un succès total par le passé, tout en portant ce sujet de souveraineté.

Concernant le commissaire responsable de la recherche en intelligence artificielle, à ma connaissance Mme Mariya Gabriel sera en charge de l'innovation, avec sous ses ordres la direction générale de la recherche et de l'innovation (DG RTD). Pour autant, la direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG CONNECT) est leader pour la stratégie d'intelligence artificielle de la Commission européenne.

L'instrument « Europe Numérique » est opéré par la DG CONNECT, dont le directeur est M. Roberto Viola, tandis que l'instrument « Horizon Europe » est opéré par la DG RTD. Je crois comprendre que le périmètre de Mme Sylvie Goulard inclura les questions de maîtrise technologique et de souveraineté, y compris pour la défense et les industries stratégiques, comme l'intelligence artificielle. Tout cela s'articule avec une politique de concurrence qui sera du domaine d'expertise de Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence. Donc, vos interlocuteurs seront probablement Mariya Gabriel, par ailleurs très au fait du numérique, Sylvie Goulard et Margrethe Vestager.

Au niveau européen, globalement, dans les prémices que je perçois, on passe d'une vision qui était très axée sur le marché unique numérique - comment le faire fonctionner ? - à une approche plus stratégique des questions numériques, notamment sur les aspects industriels.

Concernant le plateau de Saclay, ce projet n'a effectivement pas été retenu par le comité de sélection. Pour autant, le plateau de Saclay avait été attributaire auparavant d'un projet IA : l'Institut Convergence-Dataia, qui nourrit l'écosystème de Saclay. Nous visons un programme de recherche incluant l'ensemble des parties prenantes, au-delà des quatre instituts 3IA. Notre approche concentre des forces sur les instituts 3IA, pour en faire une composante emblématique (flagship), tout en ayant conscience qu'en région parisienne un ensemble très puissant existe, constitué de l'institut 3IA PRAIRIE, du Sorbonne Center for Artificial Intelligence (SCAI), avec ses laboratoires de robotique et d'informatique fortement liés à l'intelligence artificielle, et des laboratoires de Saclay. C'est l'ensemble de ce réseau que nous allons animer. À ma connaissance, à court terme, il n'existera pas de deuxième tour, pour de nouveaux instituts 3IA. Il faudrait poser la question au ministère de la recherche. L'objectif est vraiment de structurer le programme de recherche et de démarrer les instituts existants.

Sur la question de l'augmentation des effectifs étudiants, le nombre de masters est le premier indicateur que nous essayons de suivre. Il est capital pour notre écosystème de produire des étudiants en master et en PhD d'intelligence artificielle. Contrairement à d'autres champs du numérique, nous n'avons pas de mal à trouver des étudiants. Dans n'importe quelle école d'ingénieurs française, une spécialisation en dernière année dans le Big Data ou l'intelligence artificielle sera la plus populaire. Par exemple, à l'École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA Paris), il m'a été indiqué que tous les élèves choisissent celle-ci, au point qu'il devient difficile de couvrir d'autres champs d'ingénierie : l'énergie, l'eau, etc.

Le nombre de masters d'intelligence artificielle est passé d'environ dix-huit en 2015 à trente-cinq en 2018. À l'initiative conjointe des étudiants, des établissements d'enseignement supérieur et de la demande des entreprises, l'offre de formation s'adapte. Aujourd'hui, nous ne sommes pas en mesure de dénombrer chaque année le nombre d'étudiants spécialisés en intelligence artificielle ou le nombre d'étudiants en médecine sensibilisés à celle-ci. C'est l'un des axes sur lequel nous devons structurer notre discours et mener d'éventuelles actions complémentaires. Je mets de côté le sujet des PhD, traité à part. Dans ce cas, il y a un appel à doctorat, c'est assez facile à suivre, mais cela ne concerne que quelques centaines de personnes.

Pour les masters, nous sommes actuellement en train de définir les actions nécessaires, et d'imaginer ce qui serait envisageable à des niveaux inférieurs, comme la licence professionnelle, autour de métiers touchant à l'intelligence artificielle, comme celui de préparateur de données. On peut imaginer de nouvelles fonctions et de nouveaux diplômes, y compris au niveau brevet de technicien supérieur (BTS), en appui aux ingénieurs en machine learning. En effet, pour le machine learning, les bases de données doivent être « nettoyées », organisées, etc. Ces fonctions ont vocation à se diffuser dans l'ensemble des entreprises.

Pour l'enseignement secondaire, voire primaire, l'Éducation nationale a lancé l'appel à projets Partenariat d'innovation et intelligence artificielle (PI-IA), pour développer les ressources pédagogiques sur l'intelligence artificielle, en stimulant l'écosystème des éditeurs scolaires. À ce stade, l'approche retenue a pour axe principal la réforme du lycée et l'introduction d'une formation aux sciences du numérique obligatoire pour tous en seconde, et d'une spécialité « Numérique et sciences informatiques », en première et en terminale. Dans ce cadre, il serait envisageable d'introduire des notions plus avancées sur l'intelligence artificielle.

Comme vous le savez, les programmes scolaires sont définis par un conseil des programmes en partie indépendant du ministère de l'Éducation nationale, et a fortiori du coordonnateur de la stratégie pour l'intelligence artificielle. J'ai le sentiment que notre enseignement secondaire est en train d'être remis à niveau sur le numérique. À cette occasion, le sujet de l'intelligence artificielle sera traité, soit sous l'angle de la compréhension du sujet, soit sous celui des premières notions à introduire, probablement en terminale, autour de l'intelligence artificielle, sachant que, en ce qui concerne l'algorithmique ou la programmation, des actions sont prévues également en primaire et au collège.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Sur cette question, le manque d'effectifs est le point essentiel. Que peut-on anticiper en matière de démographie des étudiants, par rapport aux besoins et pour éviter leur « évaporation » vers des acteurs non européens ?

M. Bertrand Pailhès. - Il existe une dynamique dans les établissements d'enseignement supérieur. Aujourd'hui, nous ne sommes pas en mesure de dire si elle est suffisante pour répondre aux besoins des entreprises ou à ceux à venir de l'intelligence artificielle. Cela fait partie des actions qui restent à construire, à la fois pour suivre le nombre d'étudiants, ce qui n'est pas du tout facile, notamment en raison de l'autonomie des universités, et, ensuite, pour établir des actions de développement. Mon rôle étant de lancer des actions interministérielles, c'est l'un des axes prioritaires de mon action. Il s'agit d'évaluer si l'on peut faire plus en termes de formation, et de soutenir des actions supplémentaires. C'est toute la difficulté de l'exercice. Par exemple, lors d'un récent appel aux écoles universitaires de recherche sans lien avec l'intelligence artificielle, neuf d'entre elles indiquaient clairement que cette dernière faisait partie de leurs sujets. Ce constat confirme que les universités continuent à progresser dans ce domaine. Nous devons dresser un bilan pour savoir s'il faut aller plus loin, ou construire un outil de suivi plus systématique. C'est le premier point du côté de la formation initiale.

Pour la formation continue, le constat est un peu le même. Une partie du sujet consiste à répondre aux besoins des entreprises. Cela passe par la requalification de salariés existants, notamment de ceux ayant un niveau scientifique élevé, de type master. Qu'ils soient titulaires d'un master en physique, en mécanique, ou en chimie, ils ont les bases scientifiques pour pouvoir, en six mois ou un an, utiliser les données et peut-être des algorithmes de machine learning dans leur contexte métier. Il faut nous atteler à ce sujet. L'écosystème est très éclaté. Nous regardons avec intérêt des initiatives comme la formation Elements of AI, en Finlande. Aujourd'hui, nous n'avons pas encore mis en oeuvre cette possibilité, mais cela fait partie des travaux préparatoires qui sont conduits.

Concernant le thème de l'environnement, nous avons décliné les quatre thèmes prioritaires du rapport - santé, environnement, transport et mobilité, ainsi que défense et sécurité - en un certain nombre d'actions. Ainsi, nous avons demandé aux quatre instituts 3IA de se positionner sur chacun de ces quatre thèmes prioritaires. De ce fait, les thèmes de la santé, de la mobilité et de l'environnement sont ou seront couverts par une partie des chaires de ces instituts. Le sujet de la défense n'a pas été retenu par ceux qui ont été sélectionnés, ce qui a conduit le ministère des Armées à renforcer ses collaborations, par exemple justement avec Saclay, afin de soutenir des chaires complémentaires dans le domaine de la défense.

Sur ce point, nous sommes également dans une phase de diagnostic et de définition des actions. Si je prends l'exemple de la formation, une fois l'objectif de doubler le nombre d'étudiants en intelligence artificielle défini, nous engageons un travail préparatoire avec les administrations concernées, pour décider comment les dénombrer, et définir les actions pertinentes.

Pour l'environnement, nous en sommes au même stade. Des actions sont engagées. Par exemple, l'intelligence artificielle est utilisée pour des calculs sur l'artificialisation des sols. La stratégie de données du ministère de l'environnement existe, mais n'a pas encore été présentée, globalement ou pour les deux aspects mentionnés : la façon dont l'intelligence artificielle peut aider le contrôle environnemental, avec des actions très spécifiques notamment dans la sphère de l'action publique, et la façon de limiter les effets négatifs de la consommation énergétique de l'intelligence artificielle, sujet d'importance croissante d'un point de vue scientifique.

Ces aspects font partie des chantiers restant à traiter. L'appel à projets de la direction générale des entreprises (DGE) pour la mutualisation de données va lui aussi prioriser ces quatre thèmes. Dans les secteurs stratégiques pour les usages de l'intelligence artificielle, nous nous focalisons à nouveau sur les secteurs stratégiques cités dans le rapport de Cédric Villani : santé, environnement, transport et mobilité, ainsi que défense et sécurité. Mon rôle consiste pour partie à m'assurer que nous restons alignés sur ces quatre secteurs prioritaires lorsque des instruments sont mis en place dans un ministère, ce qui ne veut pas dire qu'il ne se passe rien par exemple dans le domaine de la finance.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - La finance a moins besoin d'être aiguillonnée par la puissance publique.

M. Bertrand Pailhès. - C'est bien ainsi que votre rapport a été compris et mis en oeuvre par moi-même, en concentrant l'action là où l'on a le plus besoin de support gouvernemental.

Sur le statut du Health Data Hub, le Gouvernement est très soucieux que ce projet fonctionne opérationnellement. La question du statut de l'organisme ne nous a pas empêchés d'avancer, et il sera constitué dans les prochaines semaines. Nous essayons de lever l'ensemble des barrières, qu'elles soient culturelles, techniques - il nous faut trois ans pour spécifier la plateforme -, ou organisationnelles - du type « il faut que tous les projets passent par des comités locaux, des comités d'établissement qui feront in fine que le projet ne se fera pas... ». Pour construire la doctrine, l'approche choisie consiste à réaliser des projets pilotes. Aussi, avançons-nous très vite : le rapport de préfiguration a été publié en octobre, six projets pilotes ont été sélectionnés en avril, bien avant la constitution de l'organisme, un prototype de plateforme est en cours de réalisation pour expérimenter les projets pilotes, permettre aux porteurs de projets de les réaliser, et sur cette base commencer à construire une doctrine.

Cette modalité de réalisation n'est pas traditionnelle, mais elle répond à l'urgence. Nous essayons d'aligner la technique, le juridique et les projets eux-mêmes, au service d'éléments de doctrine. Ceux-ci pourront d'autant plus être formalisés que nous disposerons de retours d'expérience sur les projets pilotes de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), des instituts hospitaliers, de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), etc.

Parmi ces projets, celui porté par la société VIDAL, visant à améliorer les alertes sur les interactions médicamenteuses pour les praticiens, me séduit. Aujourd'hui, l'alerte porte sur un effet indésirable. Ce projet devrait permettre d'interroger la base de données du système national d'information inter-régimes de l'Assurance maladie (SNIIRAM) pour qualifier précisément les cas ayant posé problème, et peut-être moduler les alertes, pour qu'elles soient plus conformes au risque réel pour les patients. Ce cas d'usage a du sens. Le Health Data Hub vise aussi à mettre ces données à disposition des professionnels de santé, des start-up et des entreprises innovantes, nouvelles ou anciennes.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Vous avez évoqué l'évolution récente de la loi qui permet à un chercheur de travailler à 50 % pour un acteur privé, en particulier dans le domaine de l'intelligence artificielle, par exemple en se partageant entre un poste universitaire et le laboratoire de recherche d'un GAFAM. Quel est l'impact effectif de cette mesure, qui a suscité des remous dans le monde universitaire ? Elle a été vécue comme une injustice par les uns, et comme une mesure pragmatique par les autres, pour enrayer l'hémorragie des experts. A-t-elle été utilisée ou pas ? Est-ce qu'on a pu constater un ralentissement de l'hémorragie des chercheurs de nos institutions universitaires et de recherche vers les laboratoires de recherche des très grands groupes internationaux ?

M. Bertrand Pailhès. - À ce stade, je n'ai pas d'estimation de l'impact de cette mesure, mais je peux relayer la question. J'y suis particulièrement sensible, et si je peux apporter une réponse dans les prochaines semaines, je le ferai.

L'hémorragie me semble moins forte qu'en mars 2018. L'écho donné à l'arrivée des laboratoires DeepMind, l'extension de ceux de Facebook et Google à Paris avait peut-être généré une certaine perplexité. On pouvait donner l'impression que le Gouvernement était en train de scier la branche sur laquelle notre propre compétitivité était assise.

Je pense que notre programme de recherche, peut-être l'un des plus ambitieux dans les sciences du numérique depuis trente ans, a conforté l'écosystème de la recherche publique. L'axe principal de la stratégie gouvernementale était bien de la soutenir, pas de compter sur Google ou DeepMind.

Par ailleurs, concernant ces grandes entreprises internationales, leurs laboratoires constitués ont certes vocation à grossir, mais pas de manière infinie. À ma connaissance, l'effet est moins sensible aujourd'hui, même si beaucoup d'étudiants restent très attirés par ces acteurs, en raison de salaires élevés. Certains partent toujours à l'étranger.

Je pense qu'une partie de la réponse se trouve dans la mesure de la loi PACTE, mais aussi dans l'attractivité des alternatives. Je vous invite à prendre connaissance du manifeste signé en juillet par de grands groupes français, en général des groupes traditionnels de taille mondiale, pour initier une collaboration et montrer leur engagement dans l'intelligence artificielle.

Je prends l'exemple du souhait de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) de faciliter la création de start-up en sortie de cursus. C'est un défi potentiellement aussi intéressant que de travailler dans une grande entreprise technologique américaine. Il faut réussir à promouvoir le type de parcours dans lequel un bon étudiant de master, qui obtient son PhD dans une université publique française, prend un premier poste de chercheur en post-doc dans un environnement académique puis crée une start-up. Évidemment, son salaire sera beaucoup moins élevé que dans de grandes entreprises étrangères. Il faudrait peut-être construire des offres d'accompagnement, pour faciliter la création de sa propre start-up ou améliorer la performance des start-up françaises. C'est aussi un moyen de conforter l'écosystème, suivant notre premier axe. Je pense qu'avec ce type de mesure et avec la mise en place des chaires, la recherche française sera plus forte dans quelques années.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Nous arrivons aux limites imposées par la durée de cette audition. Ce qui me frappe en vous écoutant, c'est que tout avance, mais à des rythmes inégaux. En particulier, nous manquons d'évaluations chiffrées sur les ressources humaines. Les montants, les actions, les défis et les institutions sont bien suivis. Le volume de nos ressources humaines et les questions d'évolution démographique, qui représentent un élément majeur, mériteraient de l'être aussi.

Une autre chose me frappe : la complexité, sans doute inévitable, de la mise en oeuvre internationale, et la question de la mise en perspective par rapport à la compétition internationale. Le rythme de l'action en France et en Europe doit se confronter au sentiment d'extrême urgence internationale que l'on devine dans les colloques sur le sujet. Sans relâche, le spécialiste chinois Kai-Fu Lee parcourt le monde, en expliquant que l'avenir de l'intelligence artificielle se trouve de toute façon en Chine, et que la course internationale est sur le point d'être gagnée, dans un premier temps par les États-Unis et la Chine, dans un second temps par la Chine seule. L'Europe serait incapable d'avancer, paralysée par les réglementations, les difficultés de concertation, les réticences ou les pudeurs.

Il importe de se frotter à ce discours, pas seulement en montrant comment on réalise le plan dans un référentiel français ou européen, mais aussi comment cela se compare aux géants américains et chinois, en gardant en tête que le domaine est extrêmement compétitif. Si l'on se développe et que l'on progresse à un certain rythme, mais que nos concurrents à l'échelle internationale progressent bien plus vite, on se retrouve dans une situation inquiétante. Les éléments relatifs gagneraient aussi à être renforcés dans l'évaluation. Concernant la mise en place des outils, par exemple le Health Data Hub, la mise en marche des instituts 3IA, et de toutes les infrastructures, nous suivrons avec intérêt les déploiements, en particulier leur vitesse d'exécution.

Je remercie M. Bertrand Pailhès pour cette audition et lui adresse tous mes voeux pour la poursuite de sa mission.

La réunion est close à 13 h 10.