Mercredi 5 février 2020

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 45.

Proposition de résolution européenne sur la proposition de Règlement du Parlement Européen et du Conseil établissant le Fonds européen de la défense COM-2018-476 final - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Notre programme de ce matin nous amène d'abord à nous prononcer sur la proposition de résolution européenne relative au Fonds européen de défense ; puis nous avons deux auditions importantes, celle de Jean-Pierre Chevènement, en prévision du déplacement de notre commission à Moscou, et celle du chef d'état-major des armées, sur le bilan et les perspectives de l'opération Barkhane.

De plus, nous entendrons, cet après-midi, Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France, sur l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (CETA), dans le cadre d'une audition commune avec la commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes.

M. Cédric Perrin, rapporteur. - Nous revenons aujourd'hui, avec la proposition de résolution européenne qui nous est soumise, sur un sujet de la plus grande importance : le Fonds européen de la défense (FEDef) et, par ce biais, la question de l'autonomie stratégique européenne.

Je veux tout d'abord saluer le travail de nos deux collègues au sein de la commission des affaires européennes, Gisèle Jourda et Cyril Pellevat, auteurs de la proposition de résolution qui a été adoptée hier après-midi par cette commission. Nous avons pu échanger en amont sur ce sujet, de façon à avoir une démarche pleinement coordonnée, afin que le Sénat s'exprime d'une seule voix, forte.

La proposition de résolution que nous examinons s'inscrit en effet pleinement dans la suite des travaux de notre commission, et plus particulièrement du rapport de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret sur la défense européenne. Ce rapport nous présentait de façon détaillée le fonctionnement du FEDef et les enjeux de sa création et de son financement.

Je rappellerai brièvement ces enjeux : il s'agit de favoriser la consolidation d'une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne. Le FEDef est un dispositif de cofinancement de recherche et technologie (R&T) et de recherche et développement (R&D) en matière de matériels de défense.

Le FEDef a trois caractéristiques principales.

En premier lieu, il a un effet accélérateur de l'investissement en matière d'industrie de défense, puisqu'il suscite un effet de levier sur des projets stratégiques. En effet, pour bénéficier du financement européen, les États membres, c'est-à-dire leurs entreprises, doivent eux-mêmes investir. Il s'agit pour l'essentiel d'un cofinancement et non pas d'une logique de financement complet, comme cela peut être le cas dans les programmes d'études amont français.

En second lieu, c'est un agrégateur de partenaires issus de différents États membres ; pour être éligible au FEDef, un projet doit regrouper des entreprises issues d'au moins trois États membres.

En troisième lieu, enfin, le financement favorise les projets qui répondent aux priorités définies de la coopération structurée permanente (CSP) en matière de défense et qui associent les PME et ETI, avec un bonus de financement en fonction de la part des PME et des ETI dans le projet candidat.

Un des intérêts de cette approche révolutionnaire - c'est la première fois que l'Union européenne finance directement des actions dans le domaine de la défense - consiste à associer des pays qui n'ont pas, pour l'instant, de BITD forte. Avec la nécessité d'avoir au moins trois pays et l'incitation à associer des PME, le dispositif permet d'intégrer progressivement des pays sans grandes entreprises de défense dans des projets majeurs.

Je ne serai pas plus long sur ce dispositif, afin d'en venir à l'objet principal de la proposition de résolution, qui est la question du financement. La proposition initiale de la Commission européenne, validée sur ce point par le Parlement européen, était de doter le FEDef de 13 milliards d'euros, en euros courants, sur la période 2021-2027. Ce chiffre correspond à environ 11,5 milliards d'euros en euros constants de 2018.

Toutefois, la présidence finlandaise du Conseil a présenté une proposition de financement affectant seulement 6 milliards d'euros pour le FEDef sur la période. C'est une remise en cause majeure du projet, puisqu'elle reviendrait à réduire de moitié les crédits. Outre le niveau des crédits lui-même, ce montant envoie aussi un signal politique, qui revient à déjuger la Commission quant à la nécessité de défendre et de promouvoir l'autonomie stratégique européenne, notamment en matière de défense.

Cette proposition à six milliards est donc inacceptable, et il est essentiel que le Sénat exprime la position du Parlement français sur ce point.

Certains analystes diront peut-être que 6 milliards d'euros, ce n'est pas rien ; certes, mais il faut se souvenir que nous parlons d'une enveloppe pluriannuelle courant sur sept ans - de 2021 à 2027 - ; cela revient donc à moins de 1 milliard d'euros par an.

Rappelons, pour mettre ces chiffres en perspectives, les ordres de grandeur des dépenses de R&T, R&D et achats d'équipements, en particulier dans le contexte du Brexit. Les États-Unis dépensent chaque année environ 160 milliards. Dans le même temps, l'Union à vingt-huit dépensait 40 milliards, soit quatre fois moins. Sur ces 40 milliards, un quart environ correspond à l'effort britannique, un quart à l'effort français, et les 20 milliards restant aux vingt-six autres pays.

On le voit bien, le Brexit rend indispensable un effort plus important des autres pays de l'Union. Le FEDef amorce cette dynamique, mais revoir ses crédits à la baisse, c'est briser un élan qui commence tout juste. Nous devons l'éviter, c'est pourquoi la proposition de résolution appelle le Gouvernement à défendre la position initiale de 13 milliards d'euros courants. De ce point de vue, je me réjouis que la rédaction de nos collègues de la Commission européenne reprenne les positions exprimées par notre commission début décembre, en affirmant que cette réduction à 6 milliards « serait un contresens politique, [...] un contresens économique et un contresens stratégique ».

Outre la question fondamentale du montant des crédits du FEDef, la proposition de résolution aborde plusieurs autres aspects. Je voudrais revenir plus particulièrement sur trois d'entre eux, qui sont en droite ligne avec les positions traditionnelles de notre commission.

Premier point, la proposition de résolution réaffirme notre position constante sur les programmes d'armements : ceux-ci doivent être guidés par l'efficacité industrielle et la bonne adéquation aux besoins opérationnels de nos armées, et non par la logique du retour industriel, qui a fait tant de mal aux grands programmes européens par le passé, l'exemple le plus fameux étant naturellement les difficultés de l'A400 M. De ce point de vue, l'approche de la Commission européenne est intéressante, car elle fixe, parmi les critères de choix des candidats, la contribution du projet à l'autonomie stratégique européenne. Il y a donc une légitime préoccupation d'efficacité stratégique de la dépense. D'autre part, l'originalité du dispositif est d'agréger les pays participants en amont, dans la constitution du projet. Pour être retenu, le projet devra être jugé meilleur que les projets concurrents. Il ne suffira donc pas d'additionner des pays participants pour recevoir les crédits.

Deuxième point : la préférence européenne. Cela avait été clairement écrit par Hélène Conway-Mouret et Ronan Le Gleut dans leur rapport, mais il est toujours utile de le répéter : il n'est pas question que l'argent des contribuables européens bénéficie à la recherche et au développement d'entreprises non européennes. Cela semble évident, mais cela va assurément mieux en le disant...

Le FEDef prévoit essentiellement deux cas dans lesquels des entreprises de pays tiers pourront bénéficier de ces crédits : le cas des pays associés à l'Union européenne, dans le cadre de l'Espace économique européen (EEE) ; et le cas des entreprises dont la participation est nécessaire « à condition qu'elle ne compromette pas les intérêts de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité ». À cette fin, trois garanties sont exigées par le règlement sur le FEDef : l'obligation pour l'entreprise de garantir la sécurité de ses approvisionnements, l'interdiction pour l'entreprise de faire sortir les droits de propriété intellectuelle de l'Union ou de les faire rentrer dans le champ d'un système de protection extérieur à l'Union, à l'instar du dispositif américain ITAR, et l'interdiction de faire sortir de l'Union des informations classifiées.

Troisième sujet sur lequel je souhaitais insister : la place particulière du Royaume-Uni. J'ai rappelé le poids aujourd'hui considérable du Royaume-Uni dans l'industrie de défense européenne - 10 milliards par an. Nous ne pouvons pas présumer de ce que donneront les difficiles négociations à venir entre l'Union et le Royaume-Uni, mais il est en tout état de cause important de rappeler que le Royaume-Uni est et devra rester un partenaire de premier plan en matière de défense et de sécurité. Naturellement, à l'impossible nul n'est tenu, et nous ne pourrons pas empêcher les Britanniques d'affaiblir ce lien, s'ils le souhaitent, mais il faut tâcher de l'éviter, dans l'intérêt du Royaume-Uni et des Vingt-sept.

La proposition de résolution évoque la nécessité de « maintenir une coopération solide, étroite et privilégiée en matière de défense et de sécurité entre l'Union et le Royaume-Uni ». C'est une affirmation utile, mais notre commission était allée sensiblement plus loin, voilà quelques mois, dans le rapport sur la défense européenne, visé du reste par la proposition de résolution, en souhaitant qu'un « statut spécifique puisse être réservé au Royaume-Uni du point de vue du FEDef, et plus généralement des questions de sécurité et de défense de l'Europe ».

Il me semble opportun de réaffirmer la position de notre commission sur ce point, et je vous présente donc un amendement en ce sens. Cet amendement COM-1 tend à compléter l'alinéa 54 de la proposition de résolution par les mots « juge à cet égard nécessaire qu'un statut spécifique puisse être réservé au Royaume-Uni pour la participation aux actions financées par le Fonds européen de la défense ».

En effet, notre commission a exprimé à plusieurs reprises, notamment au travers du rapport précité Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique, la nécessité de réserver un statut spécifique au Royaume-Uni en matière de défense et de sécurité, plus particulièrement en ce qui concerne la dimension capacitaire. Il importe de rappeler cette position concernant le FEDef.

Au vu de ces éléments, je vous propose d'adopter la proposition de résolution, afin qu'elle puisse exprimer le large consensus dont le FEDef fait, me semble-t-il, l'objet au Sénat.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je remercie Gisèle Jourda de son initiative au sein de la commission des affaires européennes, car il me semble nécessaire que nous allions dans le sens des positions que nous avons déjà exprimées l'année dernière au sein de notre commission. Je voterai donc pour cette proposition de résolution européenne. Le Parlement doit dénoncer cette remise en cause très forte du FEDef, qui est important pour la souveraineté européenne.

Je veux également soutenir l'instauration d'un statut particulier pour le Royaume-Uni, comme Cédric Perrin le préconise. Si ce fonds européen était ouvert à des pays tiers, les États-Unis ont déjà signalé qu'ils seraient intéressés, et on peut penser qu'Israël se manifesterait également. Il faut donc bien spécifier, au travers de ce texte, que l'ouverture attendue vise spécifiquement le Royaume-Uni, via un statut particulier.

Cela dit, ne risque-t-on pas d'ouvrir la voie à des résolutions européennes relatives à toutes les lignes budgétaires ? La diminution de ce fonds est liée, malheureusement, au retrait du Royaume-Uni et la disparition de 15 % du PIB européen ainsi induite aura nécessairement un impact budgétaire sur tous les secteurs. Donc, faisons attention à ne pas défendre de façon sectorielle chaque pré carré.

Mme Gisèle Jourda. - Je remercie Cédric Perrin de son exposé sur notre proposition de résolution européenne. Je ne peux que soutenir son amendement, qui vise à revenir à la rédaction initiale du texte, que nous avons soumise hier à la commission des affaires européennes. C'est pour ne pas risquer de gêner le négociateur Michel Barnier que cette commission a adopté hier une rédaction amendée. La défense européenne et le FEDef sont au coeur de nombreux rapports et textes parlementaires et ils représentent un enjeu majeur pour l'Europe, sur laquelle planent de nombreuses menaces, dont celle du terrorisme : nous avons souhaité rappeler les étapes de cheminement dans les visas.

L'amendement s'inscrit donc dans la droite ligne du rapport de Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret.

Par ailleurs, la commission des affaires européennes a adopté la semaine dernière par une proposition de résolution européenne relative au cadre pluriannuel, qui mentionne la réduction des crédits alloués à la politique agricole commune (PAC) et au domaine spatial, ce qui répond aux craintes exprimées par Hélène Conway-Mouret.

M. Pascal Allizard. - Je voterai pour cette proposition de résolution européenne, que j'ai soutenue, hier, devant la commission des affaires européennes. Deux motifs ont incité cette commission à amender le texte.

D'une part, elle souhaitait éviter d'ajouter une contrainte supplémentaire au négociateur Michel Barnier dans le règlement de la sortie du Royaume-Uni.

D'autre part, elle se demandait si, dans le cadre de nos relations avec l'Allemagne, nous n'aurions pas intérêt à travailler plus dans le sens des accords de Lancaster House ; ainsi, plutôt que de privilégier, en matière de défense, une relation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, ne serait-il pas plus opportun de renforcer les rapports entre la France et le Royaume-Uni, afin de peser plus efficacement, ensuite, dans nos relations avec l'Allemagne ? Tel était le sens de la suppression de la phrase que l'amendement vise à réintroduire.

Sur le fond, évidemment, nous sommes tous d'accord pour garder des relations privilégiées avec le Royaume-Uni sur ce sujet.

M. Richard Yung. - On parle d'un statut spécifique, qui passera sans doute par un accord bilatéral entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Pour ma part, je pense qu'il faut conserver la dimension européenne de cette relation, car notre discussion, si elle concerne précisément le FEDef, va au-delà : il s'agit de politique européenne de défense. Pour aider le négociateur Michel Barnier et le protéger, nous pourrions insister sur le fait que la coopération spécifique avec l'Union européenne doit se faire « dans le cadre des intérêts industriels et technologiques de l'Union européenne ». Je propose donc cet ajout à la fin de l'amendement.

M. Pierre Laurent. - Nous ne soutenons pas cette proposition de résolution européenne, je l'ai déjà indiqué hier à la commission des affaires européennes. En effet, elle est rédigée comme s'il était évident que la montée en puissance du FEDef allait servir l'autonomie stratégique européenne, mais on ne voit pas venir cette autonomie et beaucoup de questions demeurent.

J'ai déjà eu l'occasion de préciser ce que je pense des rapports entre l'ambition de défense européenne et l'OTAN. Nous allons ainsi participer, au printemps, à des manoeuvres de l'OTAN - les plus grandes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale - explicitement dirigées contre la Russie ; je pourrais citer d'autres exemples.

Il y a, en Europe, des pays qui ne veulent pas d'autonomie stratégique et la proposition de résolution européenne n'éclaircit pas cette question. On évoque l'autonomie stratégique européenne sans jamais la définir ; cela pose problème. Par exemple, les Européens n'ont pas été capables de dire quelque chose de fort sur l'annonce américaine relative à la Palestine, mais on continue de parler d'autonomie stratégique européenne.

En matière d'industrie de défense, nous nous dirigeons vers un accroissement des dépenses militaires et vers une intégration plus forte de nos industries de défense sans que soient levées ces ambiguïtés.

Nous ne voterons donc pas cette proposition de résolution européenne.

M. Cédric Perrin, rapporteur. - En réponse à Pascal Allizard, il ne faut pas se faire d'illusion sur ce sujet ; le Royaume-Uni sait qu'il est l'une des rares puissances européennes à pouvoir nous accompagner en opérations extérieures et l'un des deux plus gros investisseurs en matière de défense, et ils ne se priveront pas de le faire valoir lors des négociations.

Pour ce qui concerne les relations avec l'Allemagne, l'amendement montre aussi que ce pays n'est pas notre seul partenaire ; nous pouvons aussi avoir intérêt à travailler avec les Britanniques sur certains dossiers. Cela dit, effectivement, il ne faut pas pour autant être naïf ; les Britanniques sont tout à fait conscients de notre intérêt à travailler avec eux.

Monsieur Yung, nous sommes ici au Sénat français et non dans une institution européenne ; à ce titre, nous nous exprimons sur les objectifs du FEDef et sur les principaux partenaires avec lesquels nous voulons travailler, même si nous conservons à l'esprit la perspective européenne globale.

Madame Hélène Conway-Mouret, la PAC présente sans doute une problématique similaire, mais cela ne rentre pas dans le champ de notre commission.

Enfin, je partage pour partie les propos de Pierre Laurent sur l'autonomie stratégique européenne ; mais y a-t-il une alternative ? En outre, la BITD représente 200 000 emplois en France, ce n'est pas négligeable ! Il faut donc consolider cette base et, pour cela, le FEDef doit être mis en avant. Je rappelle que sur les 40 milliards d'investissements européens annuels dans la défense, la France représente 10 milliards. Les enjeux des 13 milliards du FEDef pour notre BITD sont donc importants.

M. Christian Cambon, président. - Nous passons maintenant à l'examen de l'amendement.

EXAMEN DU TEXTE DE LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

Article unique

M. Christian Cambon, président. - L'amendement COM-1 a déjà été présenté.

L'amendement COM-1 est adopté.

La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission, le groupe CRCE et M. Stéphane Ravier votant contre.

Russie - Audition de M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, envoyé spécial du Gouvernement

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, c'est avec grand plaisir que notre commission, que vous connaissez bien pour y avoir siégé pendant six ans, vous reçoit pour faire un point sur l'état et les perspectives de nos relations avec la Russie.

Vous avez été nommé, en 2014, représentant spécial de la France pour la Russie, poste dans lequel vous avez été confirmé par l'actuel Président de la République. Ayant facilité les relations entre Paris et Moscou dans le contexte difficile de la crise ukrainienne, vous avez été décoré, en 2017, de l'ordre de l'Amitié par le président russe Vladimir Poutine en remerciement de vos efforts.

Néanmoins, nous voudrions aujourd'hui, si vous en êtes d'accord, aller au-delà des seuls enjeux de notre relation commerciale, pour aborder ceux de la relation franco-russe, en particulier sur le plan géostratégique, celui qui passionne le plus, on le sait, le président Poutine.

Puissance militaire réaffirmée, mêlant démonstration de puissance et, parfois, agressivité, notamment en Ukraine, la Russie fait tout pour retrouver sa place au sein du concert des Nations. Elle est aujourd'hui présente dans chacune des grandes crises : Syrie, Libye, mais aussi Centrafrique et Mali, au travers des milices Wagner. Il n'est pas certain que sa présence soit toujours pacifiante, et les agissements de la milice Wagner ou des séparatistes prorusses aux confins de la Russie ne nous rassurent pas.

L'effacement stratégique américain, la crise du multilatéralisme, largement impulsée par la Russie, qui a opposé quatorze fois son véto sur le dossier syrien au Conseil de sécurité, la mollesse de la réaction européenne nous donnent un sentiment d'impuissance.

Dans ce contexte, notre commission, qui est engagée, parfois sous quelques critiques ou des regards dubitatifs, dans un dialogue avec le Conseil de la Fédération de Russie, approuve la démarche de relance des relations franco-russes souhaitée par le Président de la République. Le président Larcher a lui aussi lancé quelques initiatives ; il a invité la présidente du Conseil de la Fédération russe au sommet des sénats d'Europe et il ira à Moscou au printemps.

Ces démarches sont sans doute importantes, mais n'est-ce pas déjà trop tard, le rapport de forces n'est-il pas déjà trop déséquilibré en faveur de la Russie ? Quelles sont les chances de réussite de cette démarche de réengagement de la Russie ? Quels sont nos leviers pour amener les Russes à mieux respecter le droit international en l'échange de cette reconnaissance ? Sur quels sujets peut-on espérer des avancées de la part de la Russie ?

Comment voyez-vous aujourd'hui se déployer la puissance militaire russe ? Avec une certaine inquiétude, comme nous ?

Quelle maîtrise la Russie a-t-elle de ses alliés ? Je pense en particulier à la Turquie et à l'Iran. Quelle perception a-t-elle de son partenariat, forcément déséquilibré, avec la Chine ?

Par ailleurs, l'annonce récente par le président Poutine de réformes constitutionnelles tendant à redistribuer le pouvoir au sein du système politique russe et, peut-être, à lui permettre d'y conserver un rôle influent, suggère qu'il pourrait y avoir une certaine continuité après l'élection présidentielle de 2024. Quel sort le président Poutine se réserve-t-il, selon vous ?

Enfin, comment voyez-vous l'avenir de ce pays, qui a reconquis sa puissance au plan international et lavé l'humiliation des années 1990, mais dont le développement économique demeure le talon d'Achille ? Peut-on espérer des évolutions dans ce domaine ?

M. Jean-Pierre Chevènement, envoyé spécial du Gouvernement pour la Russie. - Vous me demandez de faire le point sur les relations franco-russes telles que je peux les apprécier dans le cadre de la mission que m'a confiée le Président de la République en 2017, reprenant une mission que m'avait confiée son prédécesseur en 2012 et qui consistait surtout à maintenir des liens dans une période très difficile.

La Russie est un pays très important pour la diplomatie française en raison de ses enjeux, de son histoire, de son poids, de son immensité. Elle est présente sur presque tous les théâtres d'opérations.

J'ai apprécié le rapport Cambon-Kosatchev, publié voilà deux ans ; ce rapport a permis d'innover en matière de diplomatie, puisque chacun y présentait des observations sur la thèse de l'autre. Cela évite donc le texte commun et la langue de bois, et cela permet de mieux comprendre la position de l'autre. C'est fondamental dans notre relation avec la Russie, car nous devons comprendre comment les Russes raisonnent ; ils ne voient pas les choses comme nous et bien des malentendus auraient pu être évités si nous avions fait cet effort de compréhension mutuelle.

Ainsi, pour les Russes, la fin du communisme est leur affaire. Ce sont eux-mêmes qui y ont mis fin, quand Boris Elstine a dissous l'Union soviétique, laissant la place à une quinzaine de républiques indépendantes.

Je commencerai mon propos par une présentation de la situation politique.

Vladimir Poutine a été réélu en mars 2018 avec une forte majorité, 73 %, je crois. À la Douma, équivalent de l'Assemblée nationale - le Conseil de la Fédération, équivalent du Sénat, représente les entités fédérées -, Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, dispose de 343 sièges, me semble-t-il, sur 450. C'est une démocratie limitée ; certaines manifestations sont interdites et les candidatures ne pas toujours enregistrées.

Pour autant, elle n'a eu qu'une seule constitution, qu'elle applique, et il y a des élections régulières. On peut toujours critiquer, mais même les dirigeants de l'opposition reconnaissant qu'il n'y a pas d'autre option crédible que Vladimir Poutine ; du reste, 67 % des Russes se déclarent d'accord avec cette affirmation.

Ainsi, le pouvoir est stable, même si Poutine a indiqué dans son discours du 15 janvier dernier qu'il allait proposer des amendements constitutionnels pour anticiper sur la succession de 2024. Il veut en effet maîtriser le processus pour désamorcer ce que celui-ci peut avoir de dangereux à ses yeux. Il a ainsi annoncé que le Premier ministre et le Gouvernement procéderaient du Parlement, que le Conseil d'État, qui existe déjà, serait constitutionnalisé, avec un président et un vice-président.

Le président du conseil de sécurité est déjà désigné ; il s'agit de M. Medvedev, ancien Premier ministre. Un remaniement gouvernemental a eu lieu, qui se traduit par un renouvellement important, puisque sept vice-présidents de la Fédération sur dix n'ont pas été reconduits. On remarque une forte priorité donnée aux questions sociales et industrielles. Les ministères de force - intérieur, défense, affaires étrangères -, quant à eux, ne sont pas touchés.

Ces visages nouveaux traduisent un changement de génération. Les amis personnels de Vladimir Poutine ne sont plus présents au Gouvernement ; on y trouve des quadragénaires, souvent des technocrates, à l'image du nouveau Premier ministre, M. Mikhaïl Michoustine. Ce dernier était le patron des services fiscaux, où il a fait la preuve de son efficacité, en faisant rentrer les impôts. Il avait introduit des dispositions limitant les prélèvements obligatoires pour les plus pauvres, au travers d'exonérations. Ce n'est pas un personnage politique de premier plan, c'est une figure nouvelle.

L'interprétation qui est faite de ces amendements constitutionnels est diverse ; certains pensent que le président Poutine prépare son accession à la présidence du Conseil d'État, pour garder le contrôle sur le futur dirigeant. S'agirait-il de Medvedev ? Ce n'est pas sûr, car celui-ci assumait l'impopularité des mesures prises dernièrement par Vladimir Poutine, notamment sur la baisse des retraites et la fluctuation du cours du baril.

Cela dit, l'économie ne va pas si mal. En 2019, la croissance devrait être, selon l'administration russe, de 2 % et, selon le FMI, de 1,9 %. La croissance avait même atteint 2,8 % en 2018. Les rentrées budgétaires sont bonnes, la situation économique est saine, le taux d'endettement est faible - 10 % - et il y a des réserves. Les priorités du Premier ministre sont d'ordre social, avec le lancement de grands projets nationaux en matière de construction et d'efficacité énergétique. Il ne s'agit donc pas d'austérité ; c'est plutôt une relance budgétaire avec une connotation sociale.

Voilà ce que je voulais dire sur le nouveau Gouvernement.

J'ai déjà esquissé une description de la situation économique. La Russie a eu un moment difficile en 2015, mais elle a retrouvé une trajectoire ascendante. Ses taux de croissance sont convenables ; l'Union européenne est à 1,1 %, quand la Russie croît de 2 % par an, malgré les sanctions.

Ces sanctions ont amené la Russie à se tourner vers l'Asie - la Chine, le Japon, l'Inde, la Corée, l'Indonésie, la Turquie, le Viêt Nam. Ce pays n'est donc pas du tout isolé, mais la part de l'Union européenne, notamment de l'Allemagne, dans le commerce russe a diminué ; celle de la France aussi, puisque nous représentons 4 % du marché russe, loin derrière l'Allemagne. Le commerce extérieur cumulé franco-russe représente 15 milliards d'euros, quand le commerce germano-russe s'élève à 60 milliards d'euros. Bien sûr, l'Allemagne importe le tiers de ses hydrocarbures de Russie, mais elle est aussi beaucoup plus présente sur le marché russe.

Nos exportations vers la Russie ont crû de 0,3 % en 2019. Elles sont principalement bloquées par le comportement des banques françaises, qui refusent d'accompagner les investissements ou les opérations de commerce extérieur sur le marché russe. Il faut quelquefois passer par des intermédiaires chinois pour investir, comme cela s'est fait pour la construction de l'usine de liquéfaction du gaz de Yamal, en Sibérie occidentale ; c'est un investissement de 30 milliards d'euros, largement financé par des banques chinoises. Ce point est préoccupant, et je vais m'attacher, au cours des prochains mois, à convaincre les banques françaises d'adopter le comportement des banques allemandes sur le marché russe. Plusieurs entreprises russes ne peuvent même pas ouvrir un compte bancaire en France !

C'est un problème dans les relations économiques franco-russes ; de manière incompréhensible, nos banques sont tétanisées à l'idée de s'engager sur le marché russe. Le Gouvernement essaie d'intervenir via Bpifrance et la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface), mais de manière modeste ; cela ne suffit pas à soutenir l'élan qui devrait être le nôtre. Nos exportations sur le marché russe atteignaient environ 8 milliards d'euros avant 2013 ; elles sont retombées à 5,3 milliards d'euros.

Pourtant, les entreprises françaises sont très présentes sur le marché russe ; on en compte 500, dans divers secteurs - transports, aéronautique, énergie, automobile, pharmacie, distribution, banque. Les flux d'investissement français sont les plus importants, et le stock d'investissements représente 18 milliards d'euros.

Les Russes investissent également en France, mais dans des proportions plus faibles, puisque le stock d'investissements russes s'élève à 3 milliards d'euros. Il s'agit notamment du rachat de Gefco par les chemins de fer russes, opération réalisée avec Peugeot, voilà cinq ou six ans. Il y a aussi eu des opérations sans suite ; je pense aux navires Mistral, dont la vente a été annulée.

La France pourrait donc faire beaucoup mieux en matière économique ; je me rendrai donc à Moscou au printemps, pour étudier ce que l'on peut faire en matière de haute technologie et d'énergie atomique. Les Russes ont exporté 33 centrales quand nous en avons vendu quatre ou cinq. Le complexe nucléaire russe s'est bien reconstruit après Tchernobyl, et Rosatom est une entreprise florissante. C'est dommage, parce que c'était un point fort de l'économie française.

Je m'intéresserai aussi aux questions spatiales et numériques. Différentes formes de coopération sont possibles. Renault a racheté AvtoVAZ, mais les exportations de voitures françaises restent très faibles ; les automobiles françaises représentent 0,2 % du parc russe, contre 18 % pour les voitures allemandes.

Notons toutefois une activité culturelle méritoire, grâce à nos postes sur place et au ministère de la culture. Les saisons russes ont commencé il y a quelques semaines à Paris. Une exposition de la Fondation Vuitton d'une collection russe a eu beaucoup de succès. Il y a aussi eu une exposition, au Kremlin, sur la Sainte-Chapelle et saint Louis. Les Russes ont organisé une manifestation autour de Soljenitsyne et un festival Eisenstein au centre Pompidou de Metz. Il y a donc une certaine activité.

Cela dit, on ne compte que 5 000 étudiants russes dans l'enseignement supérieur français et 300 Français dans l'enseignement supérieur russe ; c'est ridicule. Le nombre de russisants en France a chuté, alors qu'une certaine appétence pour le français subsiste en Russie, avec plusieurs milliers de francophones.

Sur les questions géopolitiques, on est en train d'assister à une transition. Depuis le discours que le Président de la République a prononcé devant la conférence des ambassadeurs, on sent que le terrain s'ouvre largement. Le Président a fait appel à un diplomate professionnel, M. Vimont, que vous avez prévu d'entendre en audition. Celui-ci devra régler le dossier de la sécurité ; l'idée d'une architecture européenne de sécurité implique forcément la Russie. Il devra donc discuter avec les diplomates des autres pays européens, qui n'ont pas toujours même vision que nous ; il y a même de fortes réticences en Pologne, dans les pays baltes, en Suède et, de manière générale, dans les pays de tradition atlantiste comme le Royaume-Uni.

Cette démarche française doit donc être comprise. Elle s'est déjà traduite par un sommet sur la sécurité entre les ministres de la défense et des affaires étrangères en octobre. Au mois de décembre dernier a eu lieu une réunion au format Normandie - avec les exécutifs d'Ukraine, de Russie, de France et d'Allemagne - afin de dégager des voies pour appliquer l'accord de Minsk.

Des avancées notables existent. Ainsi, des rapports directs se sont établis entre la Russie et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, partisan d'une solution pacifique, contrairement à son prédécesseur, Petro Porochenko. Les Ukrainiens veulent retrouver leur frontière avec la Russie avant les prochaines élections locales. Face à cette perspective, Poutine a évoqué le risque d'un nouveau « Srebrenica », en raison des nombreux russophones tournés vers la Russie dans l'est de l'Ukraine. En effet, il y a, après l'expérience sécessionniste de cette région, un risque de représailles.

Cela dit, on évoque l'idée d'une loi d'amnistie. En outre, la marine russe a rendu trois bateaux ukrainiens et des prisonniers ont été libérés des deux côtés. Par ailleurs, la Russie a souscrit un contrat gazier de cinq ans avec l'Ukraine. Par conséquent, l'Ukraine a résolu plusieurs problèmes et des gestes de bonne volonté ont été accomplis de part et d'autre.

Tous ces évènements se sont produits dans l'indifférence de la presse française, mais l'intérêt européen est de ne pas laisser s'installer un conflit mi-gelé, mi-brûlant au coeur de l'Europe. Il ne faut ni une nouvelle Guerre froide ni une nouvelle course aux armements.

Le Président de la République a pris des positions claires, qui doivent se traduire par un voyage, le 9 mai prochain, à Moscou, pour le 75e anniversaire de la victoire sur le nazisme. Je ne m'étends pas sur les questions mémorielles ; pour moi, elles sont résolues depuis longtemps. Le président Poutine a été bien gentil de participer aux cérémonies commémoratives du débarquement de Normandie, alors que personne n'était présent pour commémorer Stalingrad... Cela dit, on peut toujours relancer la question, mais cela relève des historiens, non des politiques.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre, de nous avoir fait profiter de votre exceptionnelle connaissance de la Russie. Je donne la parole aux commissaires qui le souhaitent pour une série de questions courtes.

M. Cédric Perrin. - Votre expertise est toujours fine et pertinente, monsieur le ministre.

Nous n'avons de cesse que d'expliquer à nos collègues de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) que, pour nous, l'ennemi n'est pas à l'est mais au sud ; à force de pousser les Russes vers l'extérieur, on les précipite dans les bras des Chinois...

Emmanuel Macron a affirmé que la France n'était ni prorusse ni antirusse, mais qu'elle était pro-européenne. Qu'en pensez-vous ? Cette affirmation est-elle bénéfique pour la France ? Quelle est la réalité sur le terrain ?

Par ailleurs, en août 2019, MM. Poutine et Macron affirmaient l'appartenance de la Russie au monde européen et son adhésion au libéralisme politique. Quel est le sentiment du Gouvernement russe sur son appartenance européenne ?

M. Christian Cambon, président. - Question connexe : la France reste-t-elle un véritable interlocuteur pour la Russie ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous avez renvoyé la question du G5 Sahel à notre audition prochaine de M. Vimont. Ce sujet semble très compliqué et une véritable dynamique dans la région n'est pas pour demain. Or, un jour, on le sait, nous quitterons la région du Sahel. Un partenariat avec cette puissance vous semble-t-il possible ? Est-ce réaliste ; est-ce raisonnable ; est-ce souhaitable ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Je prends la parole en tant que président du groupe d'amitié France-Arménie du Sénat. Quel point de vue avez-vous sur la stratégie russe relative au conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh ?

M. André Vallini. - La Russie veut revenir dans le concert des nations et la France a raison de vouloir entretenir des relations avec elle. Elle fait un effort militaire important, mais son économie demeure fragile, puisque son PIB avoisine celui de l'Espagne. N'est-elle pas un colosse aux pieds d'argile ? Comment ce pays peut-il consacrer autant d'argent à la défense, au détriment de la satisfaction des besoins de base de la population ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - J'ai apprécié votre notion de « démocratie limitée », mais ma question porte sur la présence russe sur la scène internationale. Ce pays semble suivre en Libye la même stratégie qu'en Syrie, au détriment de l'influence occidentale dans ces régions. On observe, le président l'a dit, une réaction européenne molle. Ne serait-il pas temps que l'Union européenne établisse une relation plus équilibrée avec les Russes en Orient ?

Mme Christine Prunaud. - Ma question porte sur la guerre par procuration qui a cours en Syrie et en Libye, et sur le soutien que la Russie a apporté à M. Erdogan quand celui-ci a envahi le nord de la Syrie et a déplacé dans nombreux militants kurdes, qui avaient trouvé un territoire relativement libre. Cela m'a beaucoup choquée. Je sais qu'il s'agit de guerres par procuration, mais quelle sera la position de la Russie vis-à-vis de M. Erdogan, qui veut maintenant s'occuper de la Libye ? Je crains l'émergence d'un conflit large dans ces pays.

M. Yannick Vaugrenard. - Merci de votre éclairage, monsieur le ministre. Je partage votre point de vue sur la présence de Vladimir Poutine à l'anniversaire du débarquement de Normandie et sur l'absence coupable du monde occidental à Stalingrad.

Certaines mauvaises habitudes n'auraient-elles pas été conservées ? La Russie est intervenue dans des élections d'autres pays, notamment françaises, au moyen de nouveaux moyens de communication. Par exemple, lors de notre dernière élection présidentielle, Vladimir Poutine a montré sa préférence pour une candidate. Par ailleurs, le dopage des sportifs russes est reconnu, donc la Russie ne participera pas aux prochains jeux Olympiques. Cela pèse sur l'opinion des citoyens sur la Russie. Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Jacques Le Nay. - La semaine dernière, nous avons été témoins, au Conseil de l'Europe, de fortes tensions entre parlementaires russes et parlementaires ukrainiens, malgré l'apaisement lié à l'échange, en septembre dernier, de prisonniers et à la réunion, en format « Normandie », de décembre dernier. Quelle a été l'issue concrète de ce sommet ? Un Donbass pauvre, épuisé par la guerre et soumis à une intense propagande russe pourrait déstabiliser l'Ukraine et mettre en cause son virage vers l'Ouest. Qu'en pensez-vous ?

M. René Danesi. - Le gouvernement russe a lancé une dizaine de projets nationaux prioritaires ainsi qu'un plan de développement des infrastructures, à hauteur d'environ 360 milliards d'euros sur six ans, soit 4 % du PIB par an. Ce projet ambitieux pourrait offrir de réelles opportunités aux entreprises françaises, notamment dans les domaines de l'économie numérique, de la santé, des transports et de la transition écologique. Or on observe une frilosité des banques françaises, qui craignent les sanctions américaines.

Pourriez-vous inciter le Gouvernement à prendre les entreprises et les banques françaises par la main pour les conduire à profiter de ces opportunités ?

M. Ladislas Poniatowski. - Ne serait-il pas temps de lever les sanctions européennes contre la Russie ? On en connaît les raisons politiques, au premier plan l'annexion de la Crimée. Mais ne rêvons pas : jamais les Russes ne quitteront la Crimée ! Une raison annexe est la situation en Ukraine, même si les relations entre M. Poutine et le nouveau président ukrainien sont en voie d'amélioration.

Ces sanctions coûtent plus cher à notre pays qu'à d'autres. L'Allemagne commerce dix fois plus que la France avec la Russie, et celle-ci continue à exporter à hauteur de 55 % de son activité économique en Europe. Ces sanctions étant bafouées et contournées, le moment est peut-être venu d'entreprendre des négociations.

En automne dernier, vous avez participé au voyage du président Macron en Russie. Or quatre jours après l'effort consenti pour entamer de nouvelles relations avec ce pays, un vote à Bruxelles est intervenu pour confirmer les sanctions. C'est contradictoire ! Je suis, quant à moi, partisan de la levée des sanctions économiques.

M. Alain Cazabonne. - Qu'en est-il de la dénatalité en Russie ?

M. Jean-Pierre Vial. - Je regrette moi aussi que la Russie, qui a payé un lourd tribut lors de la dernière guerre, ait été exclue des commémorations des 80 ans de l'invasion de la Pologne.

Ma question rejoint celle de Ladislas Poniatowski sur les échanges avec la Russie. Pour que ceux-ci reprennent, il faut un levier politique, et le message délivré à cet égard par le Président de la République lors de la Conférence des ambassadeurs a été bien perçu. Sur le plan des sanctions, l'hypocrisie est complète. Tandis que les Américains menacent les entreprises françaises, ils donnent des licences à une entreprise russe pour qu'elle développe son activité aux États-Unis. La France est donc doublement victime de ce dispositif.

Une fois les sanctions levées, la France pourra-t-elle reconquérir une place significative en Russie, alors que les Brics l'ont remplacée sur ses marchés agricoles ?

M. Olivier Cadic. - Le soutien actif de la Russie au régime Maduro, au Venezuela, est préoccupant. Ses forces armées permettent à ce dirigeant de se maintenir et de poursuivre l'exploitation minière dans des conditions dénoncées par une large partie de la population. Que penser de cette présence permanente, de l'implication de M. Poutine, et comment faire évoluer ce positionnement ?

M. Édouard Courtial. - Je prolongerai les propos de MM. Poniatowski et Vial sur les sanctions. J'ai compris que la Russie avait réussi à résoudre cette problématique et que son économie n'avait pas trop souffert, car elle s'était tournée vers l'Asie, notamment la Chine et le Japon. Les Russes attendent-ils véritablement la levée des sanctions qui est, pour notre pays, un levier diplomatique ?

M. Robert del Picchia. - Qu'en est-il du fameux groupe Wagner, composé de mercenaires ?

M. Jean-Pierre Chevènement. - Plutôt que d'ennemis, monsieur Perrin, je préfère parler de défis de sécurité que nous devons relever et qui s'inscrivent, vous avez eu raison de le dire, plutôt au Sud : le défi migratoire, le développement de l'Afrique, la situation au Proche et Moyen-Orient. La France avait, traditionnellement, une position claire sur le problème israélo-palestinien, aujourd'hui considéré comme un dossier décourageant mais toujours préoccupant pour l'opinion publique du monde arabo-musulman.

Je citerai également le défi du terrorisme, la question étant de savoir qui est l'ennemi réel : l'État islamique ou d'autres groupes ? Je rappelle que la Turquie est dirigée par un gouvernement dont la tendance idéologique est celle des Frères musulmans, et que M. Morsi a dirigé l'Égypte. L'islamisme politique, que je distingue du djihadisme, est donc une réalité dans le monde musulman. Il serait utile que la France revienne à des positions de principe - la reconnaissance de l'intégrité territoriale des États, le principe de non-ingérence - qui lui permettraient de s'orienter dans le dédale de ces dossiers infiniment complexes.

Notre position a été évolutive. On ne peut pas dire que notre intervention en Libye, par exemple, ait été tout à fait conforme à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies : nous devions simplement protéger les populations de Benghazi et nous sommes allés beaucoup plus loin. Les Russes nous en veulent et souhaitent reprendre pied dans ce pays où ils étaient présents du temps de Kadhafi. Nous devons garder une vision d'ensemble et historique des questions, car les problèmes ne tombent pas du ciel, mais s'enracinent dans un passé.

Je suis d'accord avec M. Perrin, nous devons faire de l'Europe un continent de paix, ce qui implique un dialogue poussé avec la Russie. Le Président de la République a eu le grand mérite d'avoir employé des mots forts - « les réticences de l'État profond » - lors de la Conférence des ambassadeurs. Sur l'Ukraine et la Crimée, les Russes n'ont pas la même vision que nous ! Ainsi, en 2014, M. Poutine m'avait expliqué qu'un accord avait été signé, avec la caution des ministres des affaires étrangères allemand, français et polonais, qui visait à prolonger le mandat du président ukrainien Ianoukovytch. Or la Rada l'ayant ensuite révoqué, celui-ci est parti à Donetsk, avant de se réfugier en Russie. On parle de coup d'État, mais ce président était élu ; on dit qu'il était corrompu, mais c'est le cas de nombreux dirigeants.

Les Russes ont compris que le nouveau gouvernement ukrainien pouvait révoquer le contrat de location de la base de Sébastopol - symbole de la résistance aux nazis, et fenêtre sur la mer Noire et la Méditerranée -, qui était à horizon 2032. M. Poutine a donc fait passer les intérêts stratégiques de la Russie avant tout le reste. Pour lui, la Crimée a toujours été russe, même si elle a été rattachée à l'Ukraine par Khrouchtchev en 1954.

Le rattachement de la Crimée à la Russie a été soumis à référendum et ratifié, et une nouvelle consultation donnerait les mêmes résultats. Telle est la réalité, en dépit de l'entorse faite au droit international quant aux frontières de l'Ukraine. Le « narratif » n'est pas le même de part et d'autre, et on ne peut pas comprendre ces oppositions sans avoir une vue complète de la situation. Ainsi, l'Ukraine a été un terrain d'affrontement pendant la Seconde Guerre mondiale, les nationalistes ukrainiens ont eu partie liée à un moment avec la Wehrmacht, et de nombreux Ukrainiens ont servi dans l'Armée rouge. Cette querelle mémorielle s'inscrit dans l'histoire de ce pays.

La Russie représente-t-elle une menace militaire ? Son budget militaire s'élève à 78 milliards de dollars, soit moins que les crédits de la défense français et allemand. Rappelons que le budget militaire américain est de 750 milliards de dollars et celui de la Chine, de plus de 200 milliards.

L'armée russe a montré qu'elle avait retrouvé une certaine robustesse à l'occasion de l'affaire syrienne, mais seulement 5 000 de ses soldats sont engagés en Syrie, soit un effectif à peine supérieur à celui de Barkhane au Sahel. Il faut y ajouter les compagnies de sécurité privées, notamment le fameux groupe Wagner présent en Syrie, en Libye et en République centrafricaine. Il s'agit d'une pratique ancienne, à laquelle les Américains ont largement recouru en Irak, où la moitié de leurs effectifs provenaient à un moment donné de la société Blackwater. Ces modes d'intervention dégradés sont inquiétants.

Il ne faut pas exagérer la puissance russe. Certes, la Russie a conservé un arsenal nucléaire, mais celui-ci est en cours de vieillissement. Peut-être ont-ils encore 5 000 ou 6 000 têtes nucléaires actives, qui pourraient être activées. Le traité New Start de réduction des armes stratégiques, signé avec les États-Unis, a plafonné ce potentiel à 1 500 têtes. En France, nous avons un peu moins de 300 têtes nucléaires, ce qui est largement suffisant pour détruire des dizaines de grandes mégalopoles...

L'armée russe est forte, en raison non pas tellement de son budget, mais plutôt de son savoir-faire. Cette armée, comme la nôtre, vaut pour son histoire et son savoir-faire, qui se transmet. Ces réalités dépassent les chiffres, même s'il est également important de pouvoir se doter d'armes nouvelles. D'après les déclarations de Vladimir Poutine, mais je n'ai pas pu vérifier ce point, les Russes disposent de missiles hypervéloces, dont la portée serait de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. La vitesse de ces missiles est extrêmement rapide : le bouclier antimissile deviendrait alors un concept périmé.

Nous avons intérêt à trouver un substitut aux accords de limitation des armements qui datent de la fin de la guerre froide, pour que l'Europe reste un continent de paix et que nous ne vivions pas sous l'empire de la course aux armements à laquelle nous encouragent les Américains pour nous vendre leurs armes. Est-il dans notre intérêt d'acheter des milliers de drones, d'avions... ? Je ne me prononcerai pas sur ce sujet.

Sur le rôle de la Russie en Syrie et en Libye et sur la position de la France, il faut toujours en revenir aux principes : que défendons-nous et jusqu'où ?

En Syrie, l'opposition est majoritairement islamiste, et elle l'a toujours été. Les Frères musulmans ont été créés en Syrie en même temps qu'en Égypte, en 1928. Hafez El-Assad avait déjà à faire à une opposition islamiste qu'il a réduite sans ménagement. L'idée selon laquelle il y avait des islamistes modérés me paraît, pour ma part, assez problématique. En 2011, quand la Turquie a ouvert sa frontière et qu'il y a eu des désertions massives de l'armée syrienne, certains voulaient venir à bout du régime de Bachar El-Assad. C'est à cette époque que la Turquie a inauguré sa politique néo-ottomane, considérant que le dogme de la neutralité absolue à ses frontières était révolu et qu'elle pouvait prendre pied en Syrie. Les groupes armés de tendance islamiste étaient majoritaires et se rattachaient soit à Al-Qaïda, comme Jabhat al-Nosra et Jaïf al-Islam, soit purement et simplement à Daech. L'armée syrienne, quant à elle, avait été renforcée par les milices chiites et le Hezbollah, et comptait au total 150 000 hommes. L'affaire était extrêmement délicate, et l'intervention des Russes en Syrie en 2015 a fait pencher la balance, ce dont ils sont d'ailleurs très fiers, considérant qu'ils ont accompli avec peu de moyens un véritable fait d'armes. Le gouvernement syrien reconnu à l'ONU a récupéré les trois quarts de son territoire ; lui échappe simplement la région d'Idlib, occupée par des milices islamistes avec des troupes turques.

Du point de vue de la Turquie, le problème kurde domine tous les autres : 15 millions de Kurdes vivent dans ce pays et les Turcs ne veulent pas voir se créer en Syrie l'équivalent du Kurdistan irakien. Freinés par les Russes, les Turcs ont occupé une partie de la bande frontalière, une zone discontinue, occupée tantôt par des troupes turques, tantôt par des rebelles syriens, tantôt par des gouvernementaux syriens, tantôt par des forces arabo-kurdes, notamment à l'ouest. Les Américains ont retiré leurs forces spéciales, et nous avons fait de même.

En Syrie, la solution militaire est une chose, la solution politique en est une autre. Il faut reconstruire le pays, rédiger une Constitution et constituer un gouvernement dans lequel les Syriens puissent se reconnaître. Nous ne sommes pas en position de force pour imposer notre façon de voir. Le président de la République a désigné un envoyé spécial, M. François Sénémaud, qui était auparavant ambassadeur à Téhéran, pour suivre le dossier syrien. Militairement, l'affaire est réglée, sauf intervention américaine que je ne vois pas poindre à l'horizon. Les Américains ne veulent pas se réengager au Moyen-Orient, car ils considèrent qu'ils ont fait une erreur avec l'Irak et l'Afghanistan. En Syrie, ils sont allés assez loin, mais se sont retirés. Le président Trump me paraît être un partisan des interventions musclées, mais qui laissent une empreinte légère - je pense à l'assassinat du général Soleimani. Par empreinte légère, je veux dire qu'il ne met pas de soldats sur place. Dans le rapport de forces entre les États-Unis et l'Iran, l'Irak est évidemment un enjeu majeur. Le pays est aujourd'hui divisé entre, d'une part, un gouvernement et des milices chiites et, d'autre part, des manifestants, nombreux, qui ont été durement réprimés - plus de 400 morts -, mais qui veulent un Irak indépendant, si possible unitaire, laïc, et non l'Irak communautariste que leur ont légué les Américains. Vous le savez, c'est au prorata des communautés que le gouvernement est composé, une formule qui est aujourd'hui critiquée.

En Libye, l'intervention russe consiste à soutenir le maréchal Haftar, qui maîtrise la Cyrénaïque, à l'est de la Libye. J'ai cru comprendre que notre position n'était pas très éloignée, même si elle est plus prudemment exprimée. Le gouvernement est internationalement reconnu, mais il ne contrôle que quelques bandes du territoire libyen tout à fait à l'ouest. J'ai plutôt l'impression que l'intervention russe vise à reprendre pied en Libye et à imposer un deal à la Turquie, dans le cadre du rapport de forces entre ces deux pays.

Le Président de la République avait organisé, de manière méritoire, une rencontre entre le maréchal Haftar et M. El-Sarraj qui n'a pas donné de résultats, parce que la situation sur le terrain est complexe et que le maréchal Haftar a repris l'offensive. Moscou n'a pas non plus obtenu de résultat puisque M. Haftar est reparti sans avoir signé de document. J'hésite à m'avancer davantage sur le dossier libyen, qui peut être la porte d'entrée d'une déstabilisation majeure. Il est évident que les groupes qui ont créé le désordre au Mali étaient des milices de Kadhafi qui ont reflué et prétendu créer un territoire autonome de l'Azawad, en se mettant à dos l'ancienne génération, celle d'Iyad Ag Ghali, devenu le patron d'Ansar Dine.

M. Christian Cambon, président. - Iyad Ag Ghali est protégé par l'Algérie, où il habite.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Avant, Iyad Ag Kalhi fréquentait les boîtes de nuit à Paris, buvait du whisky, n'était pas l'islamiste qu'il est devenu. Cette affaire aurait pu être traitée plus légèrement... Puis Ansar Dine a basculé, direction Bamako. Et la décision d'intervenir a été prise, que j'ai approuvée à l'époque car nous ne pouvions pas réagir autrement.

Pour revenir à la Russie, elle est de nouveau présente en Afrique. Malgré leur legs historique, je ne pense pas qu'elle veuille récupérer la position qu'occupait l'Union soviétique, mais elle désire faire acte de présence, ne serait-ce que pour pouvoir négocier avec les uns ou les autres, être présente partout à faible coût. Je souhaite bien du plaisir aux Russes en République centrafricaine : entre les anti-balakas et les Sélékas, entre les pseudo-musulmans et les pseudo-chrétiens qui se tapent dessus, l'affaire est vraiment très difficile ! Nous avons essayé avec l'opération Sangaris de mettre un peu d'ordre, sans y être vraiment parvenus. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine (Minusca) connaît d'ailleurs des pertes, car dans ce pays sans État il y a beaucoup de coups d'État !

Sur les sanctions européennes, elles pourraient être levées s'il existe une volonté européenne, même sans unanimité. Jusqu'à présent, la levée des sanctions a été subordonnée à l'application des accords de Minsk, qui concernent l'Ukraine orientale et non la Crimée. Si l'on arrive à une solution, ce que je souhaite profondément, il faudra lever ces sanctions. Je crains que cela ne change rien malheureusement pour les entreprises françaises, car elles craignent non pas les sanctions européennes, mais les sanctions américaines, qui les astreignent à des amendes colossales. Je pense à Alstom, dont l'affaire a été décrite par M. Pierrucci dans son livre, et à BNP Paribas, condamnée à 9 milliards de dollars d'amende. Cette situation appelle à une grande vigilance de la part du Parlement et des pouvoirs publics : nous avons laissé se développer des comportements qui portent atteinte à notre souveraineté.

M. Vaugrenard a évoqué le sport et le dopage. Les sanctions doivent être appliquées. Il existe des frictions à l'intérieur de l'appareil d'État russe, et un nouveau ministre des sports a été désigné, l'ancien ayant été chassé.

Les sanctions sont un irritant de la relation franco-russe. Les Russes ont engagé une politique de diversification. Dans le domaine agroalimentaire, ils sont devenus le premier exportateur mondial de blé. Ils ont tiré bénéfice de ces sanctions. Globalement, ce que nous perdons est récupéré par la Chine et d'autres pays asiatiques, et même par les États-Unis, qui ont augmenté leurs parts de marché en Russie et vice-versa. On assiste à une forme de schizophrénie des Américains, très durs dans le langage, mais très tolérants dans les faits, surtout pour eux-mêmes ! General Electric a racheté les turbines d'Alstom, fabriquées à Belfort, et les Russes continuent pourtant à en acheter. Pour toutes les centrales qu'ils vendent à l'exportation, la partie conventionnelle est française. Au total, cela représente 1 à 2 milliards d'euros : nous ne sommes donc pas perdants sur tous les tableaux. Nous avons maintenu le contact, et j'y ai personnellement veillé, avec les autorités russes, pour que les équilibres soient préservés.

S'agissant de la dénatalité, le président Poutine, dans son discours du 15 janvier dernier, a fixé l'objectif de revenir à un taux de fécondité de 1,87, c'est-à-dire exactement le nôtre actuellement, à l'horizon 2024. La natalité russe était tombée très bas ; aujourd'hui, la Russie a un excédent naturel très faible, dû au vieillissement de la population. En France, notre natalité est passée de 820 000 naissances par an au début de la décennie 2010 à 750 000 aujourd'hui. Cela s'explique par la politique familiale, il faut en être conscient. Voulons-nous poursuivre sur cette pente de l'hiver démographique qui accable à peu près tous les pays européens ? Certains pays sont plus touchés que d'autres - je pense à l'Italie et l'Espagne, des pays catholiques curieusement. L'Allemagne, en revanche, compte plus de naissances que la France.

M. Ladislas Poniatowski. - L'Allemagne a accueilli 1 million d'immigrés.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Mme Merkel a surtout pris très tôt, dès son accession au pouvoir, des dispositions pour augmenter le nombre de crèches. Quinze ans après, ces mesures produisent leurs effets. Les immigrés doivent aussi être comptés, mais cela ne suffit pas.

La Russie est actuellement dans la moyenne européenne, un peu en dessous de 1,87, probablement aux alentours de 1,6. Elle était tombée plus bas, à un niveau très préoccupant.

Du point de vue de la santé, la situation s'est également améliorée : l'espérance de vie est de plus de soixante-dix ans, après avoir été inférieure à soixante ans.

Il ne faut pas avoir une vision caricaturale de ce pays, mais une vision aussi objective que possible. Si vous allez à Moscou, vous verrez une ville moderne très séduisante. J'ai visité les villes de l'anneau d'or, Saint-Pétersbourg, Sotchi, Nijni Novgorod : ce sont des villes modernes. J'ai vu la Russie à différentes époques : le changement est patent.

Un certain mécontentement s'exprime, qui ne s'exprimait pas auparavant, mais il ne faut pas le surestimer. On se fait souvent une idée fausse de la Russie, soit en la surestimant, soit en la sous-estimant. Cela crée des malentendus.

Un sommet en format Normandie est prévu dans trois mois.

Je ne répondrai pas sur le Venezuela, qui n'est pas de ma compétence.

M. Christian Cambon, président. - Cette audition était exceptionnelle. Je vous remercie pour la clarté de vos propos, nourris de vos connaissances et de votre longue expérience.

La diplomatie parlementaire a un rôle à jouer dans l'amélioration de la relation franco-russe. Notre méthode, qui consiste à identifier les points d'accord - nombreux - et de désaccord, est innovante. Nous publierons un deuxième tome de notre rapport, en français et en russe, que le Président du Sénat remettra au printemps au président Poutine.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Votre travail est très utile. Ce rapport permet de lever de nombreux malentendus et de mieux comprendre la Russie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Opération Barkhane : bilan et perspectives - Audition du général François Lecointre, chef d'état-major des armées

M. Christian Cambon, président. - Cette audition intervient dans un cycle consacré à un état des lieux de l'opération Barkhane, afin d'évaluer les résultats opérationnels de cette mission, mais aussi, plus largement, son impact sur la résolution de la crise sahélienne. Ce cycle va nous conduire à entendre à la fois les ministres des armées et des affaires étrangères, les ambassadeurs des pays du G5 Sahel, mais aussi des chercheurs spécialistes du Sahel.

Avant toute chose, je tiens à rendre hommage en votre présence à nos 4 500 militaires déployés dans des conditions particulièrement difficiles, à ceux qui y ont perdu la vie et à ceux qui sont blessés. Vous pouvez compter sur notre soutien et notre reconnaissance.

Un débat consacré à l'opération Barkhane aura lieu au printemps au Sénat. Quel bilan tirez-vous de cette opération ? Quels en sont les succès, mais aussi les difficultés et les limites ? Quels sont les critères pertinents pour en évaluer les résultats ? Quels objectifs concrets, chiffrés et mesurables, sont les vôtres ?

Le Président de la République a d'abord annoncé l'envoi d'un renfort de 250 hommes à la mi-janvier, puis, dimanche dernier, de 600 hommes, portant l'effectif total à 5 100 hommes d'ici à la fin du mois de février. Des militaires français devraient être insérés directement auprès des forces locales, pour des missions d'accompagnement au combat, préfigurant l'activité de la future force spéciale Takuba sous commandement de Barkhane, qui rassemblera à l'été des unités de forces spéciales d'un petit échantillon d'États européens - mais sans les Allemands malheureusement !

Cet effort supplémentaire va remettre nos armées sous tension. L'opération Sentinelle devra-t-elle être revue à la baisse ?

Les renforts comprendront également des moyens de renseignement importants. S'agit-il de l'anticipation du futur retrait des moyens de renseignement américains ? Nous sommes en effet très inquiets de ce retrait possible des moyens américains de surveillance et de renseignement. L'arrivée des Reaper armés ne suffira pas à en compenser les effets. Notre ambassadeur à l'ONU nous a, en outre, fait part de la fragilité du soutien américain à la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) qui joue un rôle important et dont le mandat doit être reconduit en juin. Or, cette reconduction est chaque année plus difficile.

L'insertion des militaires français au sein des forces armées maliennes (FAMa) aura une signification politique forte, apportant de l'eau au moulin de ceux qui mettent en avant un prétendu néo-colonialisme français, et renforçant le risque de pertes humaines pour nos soldats. Nous allons à cet égard inviter une délégation de parlementaires maliens, pour que nous ayons une discussion franche à ce sujet. Ces risques politiques sont-ils bien mesurés ? On ne peut qu'être frappé du parallèle avec le surge en Afghanistan en 2009.

Le sommet de Pau visait à réaffirmer le soutien des États du Sahel à Barkhane. La création d'une coalition pour le Sahel dont le commandement sera assuré conjointement par Barkhane et la Force conjointe du G5 Sahel a été annoncée. Nous sommes dubitatifs sur le soutien que peuvent offrir les forces locales présentes sur le terrain, même si elles le font avec un immense courage : elles subissent d'énormes pertes chaque semaine ! Ces armées ont-elles aujourd'hui le soutien des populations locales ? L'effort colossal de formation européen avec la Mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM Mali) est-il à la hauteur ?

Nos armées produisent des résultats militaires ; en revanche, les résultats politiques ne sont pas de leur ressort. Que répondre à ceux qui disent que Barkhane apporte aux gouvernements de ces pays un certain confort, en maintenant un statu quo qui leur est favorable ? L'accroissement de l'effort militaire peut-il vraiment pallier l'absence de solution politique ?

Une personne auditionnée comparait une opération militaire à une autoroute, dont il faut avoir identifié à l'avance la sortie : avez-vous une bretelle de sortie politique pour Barkhane ?

Général François Lecointre, chef d'état-major des Armées. - Barkhane est une action militaire qui concourt à la résolution d'une crise globale dans le Sahel. Cette action militaire ne peut être la seule et l'on ne peut pas demander aux militaires de trouver la voie d'une sortie politique.

Notre objectif est de maintenir cette crise sécuritaire au plus bas niveau de violence possible, afin de la ramener à la portée des forces de sécurité locales et de permettre de résoudre cette crise qui est d'abord une crise politique, de gouvernance et de développement.

Aujourd'hui, un certain nombre de facteurs nous incitent à faire évoluer la mission de Barkhane pour essayer de créer une inflexion particulière et qui répond à une volonté forte du Président de la République.

Les raisons de l'évolution récente de Barkhane s'expliquent par des similitudes fortes entre la situation actuelle et celle qui avait vu la mise en place de l'opération Serval en 2012-2013.

Le Mali était alors très fragilisé par le coup d'État du capitaine Sanogo. Le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), mouvement indépendantiste touareg historique ainsi que des groupes djihadistes, notamment d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), ont profité de cet affaiblissement de la gouvernance pour prendre le contrôle militaire de la moitié nord du Mali et déclarer l'indépendance de l'Azawad. Au second semestre 2012, des groupes djihadistes contrôlaient donc le nord du Mali, ayant chassé toute forme de représentation de l'Etat malien et toutes forces maliennes ; il y avait alors le danger que ne soit créé un califat géographique.

À la suite d'une offensive djihadiste contre Bamako, le Conseil de sécurité de l'ONU a autorisé, le 11 janvier 2013, l'opération française Serval, afin de mettre un terme à l'offensive djihadiste, de détruire la menace djihadiste et de créer les conditions d'un retour de la gouvernance malienne sur l'ensemble du territoire. Il s'agissait d'une intervention classique, face à un ennemi constitué, qui poursuivait une logique de conquête territoriale, avec des axes d'efforts et des zones refuges clairement identifiés, pour y imposer la charia. L'opération Serval s'est déroulée sous la forme d'un coup d'arrêt à cette conquête, suivi d'un raid visant à reconquérir les villes de Gao et Tombouctou, puis à neutraliser l'ennemi dans sa zone refuge de l'Adrar des Ifoghas. Il s'agissait donc de la destruction d'une capacité djihadiste de combat coordonnée.

À la mi 2014, la menace était résiduelle, à la portée des États de la région. Nous pensions alors que la peur d'un effondrement de l'État malien avait été suffisamment forte pour que les élites militaires et politiques du pays donnent à leurs forces de sécurité les moyens de se redéployer dans les zones conquises par Serval et de rétablir l'État de droit. C'est pourquoi nous avons décidé de basculer dans une opération de nature différente, l'opération Barkhane. Il s'agissait désormais de lutter contre des groupes terroristes résiduels, dilués dans l'espace de la bande sahélo-saharienne. C'est également dans cette logique que nous avons mis sur pied la force conjointe G5 Sahel, force à vocation régionale et frontalière destinée à couper les flux et les trafics pour gêner les djihadistes.

Il ne s'agissait pas de remporter une véritable victoire militaire définitive contre ces groupes, trop dilués pour que nous puissions le faire, mais de maintenir au plus bas niveau possible les trafics, d'empêcher toute reconstitution d'un califat géographique et de laisser la place à l'action politique de gouvernance et de développement.

Malheureusement, contrairement à nos hypothèses de planification, notre optimisme a été déçu et Barkhane n'a pas été accompagnée d'un retour de l'appareil d'État ni de la refonte efficace des forces armées, notamment maliennes. De même, l'application concrète de l'accord de paix et de réconciliation, signé à Alger en mai et juin 2015, est restée en souffrance, maintenant le chaos dans des territoires où la présence de l'Etat, lorsqu'elle est préservée, est contestée sinon combattue, comme en Azawad ou dans le Liptako. Par ailleurs, les forces de sécurité de nos partenaires ont subi des revers sévères et malgré les efforts de formation et d'investissement de l'Union européenne, nous constatons que les forces armées maliennes, mais aussi nigériennes et burkinabés subissent des pertes importantes, de l'ordre d'un bataillon par an. Leur engagement incessant dans des zones risquées, avec un faible taux de relève, use leurs soldats et ne favorise pas le recrutement. La question, très sensible, de l'accompagnement des forces maliennes - et de l'intégration de forces françaises en leur sein - se pose donc.

La menace terroriste n'a pas été contenue : à partir de 2015, elle est descendue vers le sud, s'est concentrée dans la boucle du Niger élargi, puis dans l'ensemble du Liptako, avant d'atteindre le Niger et le nord du Burkina Faso. En 2019, elle a atteint la frontière entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire, ainsi que celle entre le Burkina Faso et le Ghana. Et l'on peut désormais craindre qu'elle ne s'étende rapidement au Sud Mali, voire au sud de Bamako.

Nous nous trouvons donc dans une situation comparable à celle d'il y a sept ans, avec la constitution d'une zone géographique homogène dans laquelle renaît une véritable menace terroriste qui occupe un territoire et s'acharne à le vider des forces de sécurité des trois États concernés. Nous assistons à la reconstitution d'un califat territorial, l'État islamique au Grand Sahara (EIGS), succursale de Daech auquel il a fait allégeance en 2016.

Nous devons donc infléchir notre stratégie, en dé-régionalisant notre action pour concentrer nos efforts sur l'EIGS dans la zone des trois frontières. La population locale est structurée autour de liens ethniques forts et se sent abandonnée par l'État ; elle fournit à l'EIGS des djihadistes qui, en enfants du pays, maîtrisent parfaitement le terrain, savent pouvoir se diluer dans les villages et bénéficient du soutien des habitants. Depuis le mois de mai 2019, on assiste à une recrudescence des attaques contre les postes frontaliers, avec une plus grande agressivité. La résilience de ces groupes djihadistes augmente, car chaque attaque est l'occasion de prélever des moyens sur les armées nationales et ils prennent progressivement un ascendant moral sur les forces de sécurité. En synthèse, depuis mai 2019, l'EIGS a tué entre 350 et 400 membres des forces de sécurité dans cette zone qui est grande comme la moitié de la France, sans parler des nombreux blessés. Ce bilan très lourd explique l'abandon par les forces de sécurité de nombreux postes frontaliers et la relative impunité des groupes armés terroristes (GAT).

Concentration de l'ennemi, zone refuge, reconstitution d'un califat, abandon des partenaires : fort de ces constats, le Président de la République a officialisé, au sommet de Pau, une inflexion de la stratégie que nous avons proposée, afin de concentrer nos efforts sur la zone des trois frontières. Bien entendu, nous ne négligeons ni le centre ni le nord du Mali. Mais notre objectif est désormais de neutraliser l'EIGS dans sa zone d'évolution.

Nous allons mettre en oeuvre un certain nombre de capacités, tout en densifiant notre présence, pour obtenir l'asphyxie de l'EIGS, en étroite coordination avec la force conjointe du G5 Sahel et les forces partenaires des trois pays de la région. A cet effet, le déploiement de la Task Force Takuba, qui a vocation à accompagner les forces partenaires vers l'autonomie à compter du deuxième semestre de 2020, sera d'un appui précieux.

Cette inflexion ne sera fructueuse que si nous parvenons à internationaliser les contributions pour combler nos besoins en capacités critiques et en forces.

La question du soutien américain est un sujet de préoccupation. Car s'il venait à être réduit, voire supprimé, nous devrions réduire une partie de nos vols et allonger la durée de nos relèves, ce qui affecterait nos opérations. Nous perdrions aussi une capacité de renseignement importante. Les Américains assurent enfin une part significative de nos transports stratégiques, en particulier au moment des relèves. Un retrait grèverait donc notre capacité d'action.

S'agissant des renforts de nos partenaires européens, nous avons obtenu des Chinook britanniques, des hélicoptères danois, des avions de transport tactique allemands et espagnols, mais aussi un détachement d'infanterie estonien : ces moyens sont indispensables à la conduite de nos opérations. Il s'agit d'amplifier la dynamique créée à Pau pour renforcer les moyens de Barkhane sur une base bilatérale.

Cette internationalisation passe également par une meilleure coordination et notamment la création d'un commandement conjoint, qui est en cours d'installation à Niamey.

Cette internationalisation passe enfin par le changement de nature de la force conjointe G5 Sahel commandée par le général Namata, qui va devenir une force intégratrice régionale, et qui aura vocation à agir dans la zone d'intérêt prioritaire ; c'est selon cette nouvelle politique qu'elle sera déployée dans la zone des trois frontières, renforcée par des contingents africains supplémentaires.

Le deuxième pilier annoncé à Pau concerne la reconstruction et la formation des armées partenaires. Nous devons réviser l'opération EUTM. Il s'agissait au départ d'une simple mission d'entraînement de l'armée malienne ; elle doit devenir une véritable mission de transformation et de reconstruction de l'armée malienne, qui pourrait être étendue au Niger et au Burkina Faso s'ils en font la demande. Cette mission doit de surcroît devenir plus opérationnelle, en aidant au déploiement et à la planification des actions de l'armée malienne.

Nous devons aussi accroître nos efforts sur le développement, en lien avec l'AFD. Ce travail est engagé et donne des fruits, avec des indicateurs mesurables afin de montrer le réinvestissement de la zone. Je suis optimiste de ce point de vue.

Cette concentration des efforts s'inscrit dans le cadre plus large de la coalition pour le Sahel et qui repose sur quatre piliers. La lutte directe contre le terrorisme et le renforcement des capacités militaires des forces conjointes du G5 Sahel n'ont de sens que si les deux autres piliers - le retour de l'État et de l'administration sur tous les territoires, et l'aide au développement - sont réellement mis en oeuvre, car ce sont ces deux autres piliers qui portent et tiennent la solution. Les pertes, tant françaises que chez nos partenaires, ont été lourdes : nous devons entretenir l'élan et avancer sur les deux autres piliers nécessaires à la résolution de cette crise.

Pour reprendre votre image, une bretelle de sortie est en train de se dessiner, mais ne la prenons pas trop vite et sachons ralentir à bon escient. Soyez assurés que les militaires mettront tout en oeuvre pour réussir en neutralisant cette menace constituée, en amenant nos partenaires des pays de la région à se redéployer dans toute leur zone, en rassemblant autour de nous d'autres participants. Nous devons rester humbles et constants dans nos efforts car il s'agit d'une crise systémique et l'intervention militaire n'est jamais suffisante pour y remédier. La décision politique d'envoi des troupes françaises vous concerne et vous devrez relayer notre message et faire de la pédagogie. En bande sahélo-saharienne, la France paye le prix du sang, aux côtés de nos frères d'armes sahéliens, pour permettre à ces pays d'accéder à la sécurité, à la stabilité et au développement, dont dépendent la sécurité, la stabilité et le développement de toute l'Europe. Contrairement à ce que j'entends parfois, humilité et constance ne signifient pas immobilisme, et lucidité ne signifie pas pessimisme. Et je réaffirme la nécessité de l'humilité, de la constance et de la lucidité. Nous n'aurons certes pas de victoire définitive au Sahel, car, comme dans les Balkans, la victoire ne peut pas être seulement militaire. Mais nous n'avons pas d'autre choix que de réussir, car notre avenir en dépend.

M. Christian Cambon, président. - À combien estimez-vous les effectifs de l'EIGS ? Comment expliquer que des militaires, soutenus par la France depuis plus de soixante ans dans le cadre d'accords de défense, se fassent à ce point massacrer par des combattants en pick-ups et armés de kalachnikovs ?

Général François Lecointre. - Nous avons prévu de mobiliser 220 hommes en phase zéro, à partir de la Côte d'Ivoire, afin de commencer à déstabiliser l'ennemi et le harceler pour le forcer à se montrer avant la saison des pluies. Ces 220 hommes seront désengagés dès la fin du mois de février et regagneront la Côte d'Ivoire. Nous déploierons ensuite les 600 hommes annoncés, pour porter l'effectif total de Barkhane à 5 100 hommes.

Face à nous, nous avons un ennemi au volume moyen assez faible, mais capable de mobiliser rapidement et ponctuellement des effectifs importants - de l'ordre de la centaine, à moto - pour mener des actions sur des objectifs à forte valeur ajoutée. Le reste du temps, ils sont dilués dans la zone. Face à cet ennemi, 600 hommes supplémentaires peuvent apparaître dérisoires compte tenu de l'étendue de cette zone. Toutefois, ce renforcement va nous permettre d'augmenter de 70% notre volume de forces déployées.

La capacité de régénération de ces terroristes est forte : ils sont chez eux ; ils instrumentalisent des tensions interethniques ; ils recrutent des combattants de plus en plus jeunes ; ils bénéficient de la complicité d'une partie importante de la population, au sein de laquelle ils se fondent. Comme j'ai coutume de le dire, nous combattons un ennemi qui ne respecte aucun droit de la guerre et qui est très intriqué dans la population. C'est aussi une guerre de conviction auprès de la population : il faut absolument éviter que la population peule ne bascule définitivement dans les rangs ou en appui de l'EIGS et que ce conflit ne dégénère en conflit interethnique. C'est l'une de nos craintes.

Le Burkina Faso est en train de devenir le deuxième homme malade de la région. Le président Kaboré considère que le Burkina Faso utile est encore sous contrôle de l'état. Or, une zone de non-droit est en train de se constituer au nord du Burkina Faso, comme au nord de Niamey. Ces dernières semaines, les attaques les plus terribles au Burkina Faso ne se sont pas déroulées contre les armées burkinabè - qui ont déserté la zone - mais contre les populations mossies du nord du pays. Un vote unanime du parlement burkinabè a autorisé la création de milices armées, dénommées les « volontaires pour la paix et la réconciliation ». Le risque d'une dégénérescence de la crise au Burkina Faso est donc très important.

M. Jean-Marie Bockel. - Quelles sont les suites du G5 Sahel de Pau ? Comment articuler notre action militaire avec celle de nos alliés, celle des Américains et celle des autres Européens ? Comment nos actions vont-elles se déployer sur les autres piliers ? Chaque année se tient le forum de Bamako ; je suis inquiet du climat politique et de l'état de l'opinion publique au Mali. Les dirigeants maliens semblent toutefois avoir une meilleure prise de conscience que leurs homologues burkinabè. Je soutiens l'idée de notre président d'inviter des députés maliens.

M. Cédric Perrin. - Vos propos sont édifiants. Nous avons parfois l'impression que notre politique se résume à du containment, avec de plus en plus de soldats... Comment concilier notre capacité à projeter des soldats en nombre de plus en plus important, avec d'une part, l'opération Sentinelle qui mobilise entre 3 000 et 10 000 hommes et, d'autre part, les difficultés croissantes de nos soldats à s'entraîner et à s'aguerrir ?

M. Joël Guerriau. - Les évènements de 2012 ont démarré avec l'incursion à partir de la Libye de Touaregs, armés grâce à l'arsenal libyen. La Libye constitue-t-elle toujours le hub du terrorisme ? Et quid de l'Algérie dans ce contexte ?

M. Jean-Pierre Vial. - Les deux autres piliers, la politique et le développement, sont également importants. Je connais plus particulièrement le nord du Burkina Faso et j'ai pu voir avec quelle rapidité les populations sont devenues pénétrables aux djihadistes. Quelles sont vos relations avec l'AFD ? Quelle est votre vision de l'aide au développement ? Qu'en attendez-vous ?

M. René Danesi. - Le général Mark Milley, chef d'état-major interarmées des États-Unis, a confirmé qu'une réduction de la présence militaire américaine en Afrique était envisagée. Cependant, lors d'une audition devant le Congrès américain le 30 janvier, le général Stephen Townsend, chef de l'US Africom, a fait part de ses inquiétudes s'agissant notamment de la présence croissante des Russes et des Chinois sur le continent africain. En outre, le président turc Erdogan n'exclut pas une intervention en Libye : pensez-vous cette intervention probable ? Quel impact une telle intervention aurait-elle sur la situation dans le Sahel ?

M. Ladislas Poniatowski. - Comment sortir de ce bourbier ? Je vous remercie de votre constat, sévère. Les objectifs de Barkhane n'ont pas été atteints : il s'agissait d'empêcher les djihadistes de s'enraciner ; or ils se dispersent et prolifèrent ; il s'agissait de reconstruire le Mali ; or il n'y a toujours rien, ni santé, ni police, ni écoles, ni État. Attention, car l'opinion publique française risque aussi de nous lâcher ! Je soutiens totalement l'armée et les choix de la France, mais je suis très inquiet.

M. Pascal Allizard. - Les États-Unis vont-ils se détourner d'un conflit coûteux - et qui ne présente pas de bénéfices économiques pour eux - et laisser l'Europe s'éreinter au Sahel ? Nos partenaires européens seront-ils en mesure de compenser un éventuel désengagement américain ?

Le renforcement de nos moyens au Sahel ne devrait-il pas nous conduire à revoir très profondément la loi du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense, dite LPM ?

M. Rachel Mazuir. - J'ai participé il y a deux ans à une mission sur la Libye. Notre rapport est toujours d'actualité. Ce pays n'est-il pas la base arrière des terroristes du Sahel pour leurs trafics et leur financement ? Le règlement de la question libyenne ne permettrait-il pas de régler la question du financement du terrorisme ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Les opinions publiques commencent à s'interroger, et ne perçoivent pas toujours que vous oeuvrez à leur protection au quotidien.

Vous avez insisté sur le continuum sécurité-développement et l'aide apportée par l'AFD ; or ces pays ne sont pas en état de recevoir de telles aides au développement. N'auraient-ils pas d'abord besoin d'une expertise technique leur permettant de reconstruire leurs structures de gouvernance ?

Mme Christine Prunaud. - Le ton de votre intervention est très grave. Qu'attendez-vous, en termes d'efficacité, des effectifs supplémentaires de soldats que vous allez déployer ? L'action militaire ne résoudra pas tout.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Lors de votre audition devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, vous aviez souligné le caractère dérisoire de vos effectifs au regard de l'immensité géographique de la zone à couvrir. Vous aviez également considéré que, si l'on exclut les fonctions support, vous ne disposiez que de 2 000 hommes sur le terrain. Votre nouvelle stratégie de concentration sur la zone des trois frontières est-elle une réponse à cette pénurie ? Ou manquez-vous toujours d'effectifs ?

M. Christian Cambon, président. - Les interventions de nos collègues laissent poindre leur inquiétude.

Général François Lecointre. - Les États-Unis sont un allié extrêmement important. Depuis le début, ils nous encouragent à assumer le leadership des opérations au Sahel, ce que nous faisons de manière assez naturelle. Ils encouragent aussi nos partenaires et nos alliés européens à nous suivre et à nous rejoindre nombreux. L'appui américain est majeur en termes de ravitaillement, de transport tactique et stratégique, de renseignement et de surveillance. Si nous devions faire sans eux, nous le ferions. Mais, au moment où la France fait un effort majeur et entend mettre la pression sur ses partenaires et alliés européens, le signal politique d'un désengagement américain serait très négatif. Cet argument a été bien compris par les Américains. En outre, il est de leur intérêt d'éviter la création d'un califat qui, dans 10 ou 20 ans, pourrait conduire des actions terroristes sur le sol américain. Le général Milley en est convaincu et défend cette position auprès du président Trump. J'ai plutôt de bons retours sur une possible inflexion du discours américain, mais la décision ultime reviendra au président Trump.

Si les Américains devaient se retirer, il faudrait un engagement plus fort des Européens. C'est l'objet de la Task Force Takuba que nous souhaitons mettre en place avec les partenaires qui partagent notre appréciation sur la situation. Nous allons continuer à les solliciter pour qu'ils nous aident, au-delà des contributions existantes des Estoniens, des Danois, des Britanniques, des Espagnols et des Allemands.

Nous pourrons solliciter également l'OTAN qui cherche à s'engager. Cet engagement devra toutefois être finement dosé, afin de ne pas heurter les opinions publiques locales.

L'Union européenne doit également être sollicitée, notamment sur l'EUTM. Nous avons lancé depuis huit mois une réflexion sur l'opérationnalisation de la mission EUTM. J'espère que cela va progresser plus vite.

Ce qui compte avant tout, c'est le symbole politique de la prise en compte d'une responsabilité collective. Nous ne négligeons pas le risque d'une incompréhension de l'opinion publique, c'est pourquoi nous venons devant vous aujourd'hui vous expliquer pourquoi il n'est pas possible de nous retirer. Cela serait en réalité un abandon et ne pourrait procéder que d'une attitude profondément irresponsable.

La France va faire un effort particulier, mais le Président de la République fera aussi un point précis, avec nos partenaires, sur les progrès dans les autres piliers. Il décidera en fonction s'il convient de renforcer, de maintenir ou de supprimer l'effort. Toutes les options sont sur la table.

Cet effort de 600 hommes supplémentaires est tout à fait soutenable, y compris dans la durée. L'effort sera plus difficile sur des moyens rares tels que le renseignement, le service de santé, ou des moyens logistiques particuliers.

La question de Sentinelle sera posée, car nous avons besoin d'avoir plus de souplesse sur cette opération, mais je ne souhaite pas l'ouvrir dès aujourd'hui.

Le Sud libyen n'est que partiellement contrôlé par le camp du général Haftar. C'est une région sous haute surveillance, au sein de laquelle des groupes terroristes prospèrent et alimentent probablement en armes les réseaux de la bande sahélienne. Mais la principale source d'armes et de véhicules des GAT de l'EIGS est le pillage des forces partenaires de la zone des trois frontières.

Sur la zone des trois frontières, grande comme la moitié de la France, nous comptons donc les 4 500 soldats engagés aujourd'hui dans l'opération Barkhane, auxquels s'ajouteront les 600 hommes supplémentaires annoncés.

Comment sortir du bourbier, comme me le demande le sénateur Poniatowski ? Avec constance, humilité, persévérance, en évitant de céder à la hâte d'avoir des résultats immédiats, à l'impatience d'internet et aux analyses par trop manichéennes ou simplistes. Nous sommes face à une crise complexe, qui devra être gérée dans la durée.

L'accompagnement est l'une des voies d'une sortie en biseau. Il nécessite cependant la réalisation de conditions strictes pour pouvoir être mis en oeuvre efficacement.

Comment être défavorable à une perspective d'augmentation des moyens des armées ? Mais réalisons d'abord la LPM actuelle et nous réfléchirons ensuite à la suivante.

Pour finir, je tenais à revenir sur une question posée par un sénateur sur la prétendue rivalité, au sein des armées, entre deux stratégies, selon qu'elle repose sur les forces conventionnelles ou sur les forces spéciales. En réalité, il n'y a qu'une et une seule stratégie : celle du chef d'état-major des Armées, validée par le Président de la République ! Les forces spéciales sont indispensables, elles ont des modes d'action spécifiques sur des cibles à haute valeur ajoutée. Leur action est totalement complémentaire de celle des forces conventionnelles. L'accompagnement au combat est un travail qui, en principe, ne relève pas des forces spéciales, mais des forces conventionnelles. Dans Takuba, nous allons néanmoins confier cette mission aux forces spéciales pour deux raisons : d'une part, car notre réputation - justifiée et qui nous place au même niveau que les États-Unis - nous permet d'attirer les techniciens militaires de nos partenaires au sein de l'Union européenne ; et, d'autre part, car dans ces pays, le risque est mieux accepté s'il s'agit des forces spéciales. À terme, néanmoins, je considère qu'il faudra que cette mission soit réalisée par des forces conventionnelles.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie. Je tiens à vous redire notre soutien et notre confiance.

Questions diverses

M. Christian Cambon, président. - À sa demande, notre collègue Cédric Perrin se joindra à la rencontre franco-allemande du 2 mars prochain à Berlin. Il pourra ainsi poursuivre le travail accompli par notre commission sur la question du drone MALE (Medium Altitude Long Endurance) européen. En effet, comme vous le savez, un compromis est en préparation avec les Allemands sur ce sujet.

La réunion est close à 12 h 40.

- - Présidence de M. Christian Cambon (puis de M Pascal Allizard, vice-président), Mme Sophie Primas et M. Jean Bizet -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Politique commerciale - Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (AECG-CETA) - Audition de Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Je vous remercie, madame l'ambassadrice, d'avoir accepté cette rencontre avec nos trois commissions - des affaires étrangères, des affaires économiques et des affaires européennes. Vous avez souhaité nous rencontrer pour évoquer l'approbation de l'accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (CETA), afin d'éclairer nos réflexions. Après son adoption par l'Assemblée nationale, où il a suscité des divisions au sein de la majorité, le CETA sera examiné au Sénat, où la commission des affaires étrangères et de la défense est saisie au fond, et a nommé un rapporteur, notre collègue M. Pascal Allizard.

L'importance de ce texte, sur lequel nous devrons nous prononcer dans les prochains mois, n'a échappé à personne. La France n'est pas la dernière, au sein de l'Union européenne, puisque treize autres États membres n'ont pas encore ratifié le traité. Dans plusieurs pays, ce texte est l'objet de débats particulièrement animés, notamment en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en Pologne.

Le CETA ouvre des opportunités commerciales, notamment dans les secteurs industriels - aéronautique, automobile, pharmacie, etc. - et dans certains secteurs alimentaires - vins, produits laitiers... Près de 10 000 entreprises françaises exportent vers le Canada. La mise en oeuvre du CETA s'est d'ailleurs accompagnée d'une amélioration sensible de notre excédent commercial avec ce pays.

Mais qu'en sera-t-il à long terme ? Le CETA inquiète notamment dans le monde agricole. Sur la forme, il fait plus de 2 000 pages, ce qui n'en facilite pas la compréhension par nos concitoyens. La filière élevage s'estime directement menacée par l'ouverture aux importations de viande, alors qu'on lui impose par ailleurs des normes environnementales et sanitaires de plus en plus exigeantes.

Disposez-vous d'éléments, madame l'ambassadrice, pour rassurer cette filière élevage quant aux effets du CETA, non seulement dans l'immédiat, mais aussi à long terme ? Comment l'agriculture canadienne va-t-elle s'organiser pour tirer parti de l'ouverture du marché européen, tout en en respectant les règles ?

Que répondez-vous à ceux qui estiment que la viande canadienne serait soumise à des normes moins exigeantes que celles qui s'appliquent à la filière française ?

M. Roland Courteau. - Bonne question !

M. Christian Cambon, président. - Enfin, l'accord économique et commercial global est accompagné d'un accord de partenariat stratégique. À l'heure du Brexit, et alors que les États-Unis sont de plus en plus imprévisibles, quels sont les enjeux de la relation économique et de la relation stratégique entre l'Union européenne et le Canada ?

Nous sommes très heureux de vous entendre aujourd'hui sur ces questions. La défiance à l'encontre du CETA est le symptôme de difficultés qui n'ont rien à voir avec notre perception du Canada. Nous cultivons des liens de profonde amitié, de partage culturel et une histoire commune. La relation franco-canadienne n'est absolument pas remise en cause, sans parler de cette merveilleuse francophonie qui nous lie à une partie de la population canadienne. Sur le plan géopolitique, le Canada est un pays ami et allié.

Nous initions ainsi une série d'auditions communes à nos trois commissions. Cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - L'accord sur le CETA ouvre, sans conteste, des opportunités économiques entre l'Union européenne et le Canada. Nous parlons beaucoup d'un secteur, l'agriculture, tout en oubliant que l'accord concerne également l'industrie ou les services. Pouvez-vous nous préciser le contenu de cet accord pour le secteur industriel - je pense à l'automobile, au textile, aux cosmétiques et à tant d'autres filières -, mais aussi pour le secteur des services ?

Il est essentiel que le législateur dispose de tous les éléments avant de décider. Il n'y a pas d'arbitrage politique qui, à court terme, fasse le bonheur de tout le monde. Il y aura toujours des gagnants et des perdants ; il convient de les identifier le plus en amont possible pour que notre décision collective soit éclairée.

La difficulté posée par cet accord de libre-échange est sans doute qu'il donne l'impression aux Français que les perdants sont toujours les mêmes, à savoir le secteur agricole, et particulièrement l'élevage bovin. Je le dis clairement : notre agriculture a le sentiment d'être toujours la variable d'ajustement dans tous les accords de libre-échange négociés au niveau européen. Ce sentiment explique en grande partie la contestation autour de cet accord. Je ne crois pas qu'elle soit liée tant à l'accord en tant que tel, ni à la qualité de nos relations amicales avec le Canada, qu'à un contexte global.

Si à court terme, les effets semblent mesurables sur les filières agricoles, nous n'avons aucune certitude et aucune garantie sur les effets à long terme. Et c'est tout l'enjeu de cette audition : que vous puissiez nous détailler les garanties mises en oeuvre dans le texte à l'heure actuelle.

Quel est votre avis sur la question délicate des contrôles ? Le sentiment général en France est que les contrôles sur les importations des denrées alimentaires sont insuffisants et n'assurent pas une équivalence des normes de production - j'insiste bien sur ce terme - des produits alimentaires entre parties au traité. Comment seront réalisés les contrôles aux importations et pouvez-vous, madame l'ambassadrice, garantir qu'un produit canadien respectera l'ensemble des normes de production imposées aux produits français une fois sur notre territoire ? Je n'ai aucun doute sur la qualité des produits alimentaires canadiens, mais ils répondent peut-être à des normes différentes des nôtres.

À cet égard, j'aurai deux questions concrètes. Premièrement, certaines farines animales demeureront autorisées dans les exploitations bovines au Canada alors qu'elles seront interdites dans l'Union européenne. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Deuxièmement, rien ne s'oppose, dans le traité, à ce que des substances actives interdites en Europe soient utilisées au Canada, tant que la limite maximale de résidus de pesticides dans les produits importés est respectée. Pouvez-vous nous confirmer que près de quarante substances actives non approuvées au niveau de l'Union européenne et autorisées au Canada pourront être utilisées par les agriculteurs canadiens demain ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de votre venue. Nous connaissons votre engagement en faveur du CETA, que vous avez décrit comme « un accord qui nous ressemble et qui nous rassemble » dès mars 2018. Presque deux ans plus tard, cette formule très belle peut paraître étrange, tant le CETA semble susciter de réserves dans l'opinion publique et en particulier dans certaines filières économiques. En décembre dernier, vous vous êtes rendue dans la Creuse, à la rencontre d'éleveurs de la filière viande bovine, la filière la plus tendue sur ce sujet. Vous avez pu mesurer l'ampleur des crispations.

Le CETA est entré en vigueur provisoirement en septembre 2017. Nous sommes donc capables d'analyser ses premiers effets. Dans le cadre du groupe sénatorial de suivi des négociations commerciales internationales, nous avons auditionné des responsables administratifs de la Commission européenne et de l'administration française, qui ont globalement fait état de résultats favorables à l'Union européenne et à la France. Ce discours positif nous a été confirmé début janvier par le secrétaire d'État, M. Jean-Baptiste Lemoyne, lors du dernier comité de suivi des négociations commerciales. Quelle est votre analyse sur cette première phase d'application provisoire du CETA ? De quelle manière le Canada en a-t-il bénéficié jusqu'à présent ? Comment entend-il en bénéficier à l'avenir ? Certains signaux faibles vous laissent-ils espérer des évolutions dans certaines filières dans votre pays ? Rencontrez-vous également des difficultés avec certaines filières économiques qui se révéleraient plus hostiles à cet accord ?

Craignez-vous que l'un des quatorze États membres n'ayant pas encore ratifié l'accord ne bloque le processus de ratification, et avec quelles conséquences ?

Le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États est en cours de finalisation. Par rapport aux tribunaux d'arbitrage classique, des garde-fous seront prévus pour éviter les recours abusifs, comme un code de conduite pour les juges ou un mécanisme d'appel. Ils sont au coeur des négociations à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et surtout un point sensible politiquement. Le comité mixte du CETA devrait approuver une décision réaffirmant le droit des États à adopter des réglementations qui suivent des objectifs légitimes de politiques publiques, notamment sur l'environnement, ce que l'on a parfois appelé abusivement le « veto climatique ». Les parties pourraient alors diffuser des notes d'interprétation contraignante de l'accord ; si nécessaire, le comité mixte pourrait adopter des interprétations liant les tribunaux.

Certaines associations craignent que le Canada utilise ces instruments. Quelle est l'approche du Canada sur ces sujets ?

Je suis toujours ravi d'échanger avec vous sur ce sujet, comme ce fut le cas avec votre prédécesseur, car cette affaire du CETA nous occupe depuis sept ans. Je n'ai jamais caché mon approche du sujet ; si nous ne pouvons pas conclure d'accord avec un pays qui nous ressemble tant, cela augure mal des accords de libre-échange !

Mme Isabelle Hudon, ambassadrice du Canada en France. - Chers amis du Canada, il y a un peu plus de deux ans, lorsque j'ai accepté de servir mon pays, à la demande du Premier ministre du Canada, je m'étais fixé deux objectifs prioritaires : accroître notre diplomatie économique et aller à la rencontre des Françaises et des Français sur l'ensemble du territoire. Aujourd'hui, c'est donc avec un sentiment doublement prioritaire que je viens discuter avec vous, élus des territoires français, d'un enjeu économique et stratégique important pour nos deux pays, le CETA.

Durant deux ans, j'ai fait une trentaine de déplacements hors de la région parisienne, à la rencontre de vos concitoyennes et concitoyens, de vos entreprises et des élus territoriaux. Partout, j'ai constaté que les Français connaissent et apprécient de plus en plus mon pays, soit parce qu'ils connaissent un des 150 000 citoyens français qui y vivent, soit parce qu'ils ont visité mon pays ou parce qu'ils écoutent, regardent ou admirent nos artistes.

Je suis très fière de l'amitié et de l'histoire qui lient nos peuples. Le Canada a besoin de la France et la France a tout aussi besoin du Canada. Nous vivons à une époque où les repères solides sont de plus en plus rares, et pourtant si nécessaires. Lorsque 57 Canadiens ont perdu la vie dans un avion abattu en plein vol en Iran, mon pays s'est tourné tout naturellement vers la France pour l'aider à faire toute la lumière sur cette douloureuse affaire. De même, lorsqu'il s'agit de s'appuyer mutuellement dans l'un des points chauds du monde, du Sahel aux pays baltes, le Canada et la France travaillent en étroite collaboration sur le terrain pour contrer les menaces. Dans les grandes enceintes internationales et dans les conférences diplomatiques, nos positions sont alignées sur les mêmes valeurs : démocratie, droits de la personne, urgence climatique et respect du droit. Au cours des dernières années, le nombre de pays qui pensent, parlent et agissent comme nous a malheureusement bien diminué : beaucoup de nos alliés traditionnels sont distraits ; d'autres se questionnent sur l'importance de ces valeurs, et je ne parle même pas de ceux qui y sont fondamentalement opposés.

Au cours des prochains mois, vous devrez voter sur un traité avec le Canada, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs. Je vous demande de garder à l'esprit que le Canada n'est pas n'importe quel pays. Avec le départ du Royaume-Uni, la France est dorénavant la seule nation fondatrice du Canada membre de l'Union européenne. Notre relation stratégique devrait continuer à se renforcer.

Le CETA est un accord qui a plusieurs pères et mères, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron, en passant par Nicolas Sarkozy et François Hollande.

Je pourrais vous parler de cet accord de façon théorique, mais, comme il est en application depuis plus de deux ans, grâce à l'approbation du Parlement européen, je peux m'appuyer sur des faits et des chiffres réels, sur la base de ce qui se passe réellement dans vos départements et vos régions.

Après deux ans d'application, les exportations françaises au Canada ont augmenté de 16 % ; les exportations de vins français ont augmenté de 11 % et ont repris, grâce au CETA, la première place des ventes au Canada qu'elles avaient perdu au profit des vins américains ; après deux ans, les exportations françaises de fromage vers le Canada ont augmenté de 46 % ; après deux ans, les exportations françaises de cosmétiques ont augmenté de 17 % et celles de textile et d'habillement de 27 % ; après deux ans, les exportations automobiles vers le Canada ont bondi de 260 %, à partir d'une base modeste, j'en conviens, puisque notre secteur automobile reste intégré à celui de l'Amérique du Nord. Cela représente quand même 300 millions d'euros. Enfin, après deux ans, les investissements canadiens en France ont bondi de 71 %.

Avec un peu plus de 25 000 emplois en France, les entreprises canadiennes sont déjà bien présentes au coeur du tissu économique de vos territoires. Le CETA leur offre la possibilité, plus que jamais, de faire de la France leur porte d'entrée vers l'Europe. Ces résultats se déclinent sur tout le territoire français. Prenons quelques départements et régions, au hasard les Yvelines, le Val-de-Marne et la Normandie. J'informe toutefois que toutes les sénatrices et tous les sénateurs recevront une fiche avec les chiffres précis de son département.

Les exportations des Yvelines vers le Canada ont augmenté de 33 % dans l'agroalimentaire et de 26 % dans le secteur des transports et de l'aéronautique. Le Val-de-Marne a fait tout aussi bien avec une croissance de 22 % au total de ses exportations vers le Canada, dont 36 % dans l'agroalimentaire. Pour la Normandie, le CETA, c'est non seulement la protection de ses fromages emblématiques, tels le Camembert et le Livarot, mais aussi une croissance de 31 % des exportations en matière de machinerie et d'équipements.

Le CETA n'est pas limité au commerce des marchandises ; il touche à toutes les facettes d'une relation économique moderne : il libéralise le commerce des biens et services ; il ouvre de manière réciproque l'accès aux marchés publics ; il réforme de fond en comble le règlement des investissements ; il facilite la mobilité temporaire des professionnels et il ouvre un grand nombre de chantiers de coopération sur des sujets aussi variés que la durabilité des produits forestiers et le commerce électronique. Le CETA fait tout cela et bien d'autres choses, dans le respect des normes françaises, européennes et canadiennes. Pour le dire le plus clairement possible, le CETA n'empêche ni le Canada ni la France d'adopter les normes que parlements et gouvernements jugent nécessaires pour protéger la santé publique, l'environnement, la diversité culturelle et les autres priorités de nos politiques publiques.

Je sais que ce n'est pas ce que vous entendez sur le CETA. La presse nationale, la presse locale, les citoyens qui vous interpellent parlent plutôt d'envahissement des produits canadiens, d'un non-respect des normes européennes, de sacrifice des agriculteurs. J'entends tout cela aussi et, aujourd'hui, je veux y répondre.

Tout d'abord, le mythe de l'envahissement. Je sais que vous me poserez beaucoup de questions au sujet du boeuf canadien et j'y répondrai, mais j'aimerais cependant que vous gardiez en tête un chiffre et une image.

Un chiffre d'abord : 0,01 %, c'est la part de marché du Canada dans la viande bovine consommée en France après deux ans de CETA. Ramené à des proportions humaines, cela veut dire que chaque Français a consommé en moyenne 0,2 gramme de boeuf canadien au cours de la dernière année, ce qui m'amène à l'image : 0,2 gramme, c'est le cinquième d'un doliprane. Les Français consomment en moyenne le cinquième d'un doliprane de boeuf canadien par année. L'année dernière, les Français et les Françaises ont consommé 250 fois plus de doliprane que de boeuf canadien.

Quid de l'avenir ?, me rétorqueront certains. Je leur répondrai en portant à leur attention deux autres chiffres : sur 70 000 élevages bovins au Canada, seules quelques dizaines de fermes sont certifiées pour exporter vers l'Union européenne. Même s'il est probable que ce nombre augmente, il sera aussi freiné par le coût très significatif pour obtenir cette certification et par la compétition de la demande canadienne grandissante pour les produits bio.

Autre chiffre important : si, l'an passé, la viande de 70 vaches canadiennes a été exportée en France, c'est la viande de 450 vaches françaises qui a été exportée vers le Canada. Au-delà du boeuf, d'ailleurs, la balance commerciale agricole de la France avec le Canada est très largement excédentaire, de 400 millions d'euros en 2019, notamment grâce au secteur laitier. Avec 6 200 tonnes de fromages français exportés vers le Canada, ce sont des centaines de fermes laitières et de bergeries dans toute la France qui en profitent. Cela équivaut à 55 millions d'euros.

Je suis consciente que la situation économique de vos agriculteurs est difficile, mais le CETA ne contribue pas à cette situation. Au contraire, sans le CETA, ils souffriraient sans doute encore plus.

Je voudrais conclure sur le sujet de l'agriculture par une demande personnelle en tant qu'ambassadrice du Canada. Au cours de la dernière année, et particulièrement lors du débat sur le CETA, l'été dernier, j'ai entendu des propos franchement choquants sur le Canada et son agriculture, comme si nos fermiers produisaient sans norme une nourriture dangereuse et de piètre qualité. Je qualifierai cette attitude de « Canadabashing », pour reprendre une expression que j'ai entendue en France.

Je sais qu'avec certains d'entre vous nous ne pourrons pas nous entendre, mais je vous demanderai de considérer que les agriculteurs canadiens, tout autant que les agriculteurs français, méritent notre respect. Nos agriculteurs font face aux mêmes pressions que les vôtres, c'est-à-dire des normes toujours plus strictes et des exigences des consommateurs toujours plus élevées. Je ne crois pas qu'il soit utile de dénigrer les uns pour valoriser les autres.

Je voudrais évoquer un autre sujet : l'environnement. Pour parler de façon concrète, le CETA n'est pas de nature à conduire la France ni le Canada à réduire ses normes environnementales. En fait, le CETA demande à l'Europe et au Canada une amélioration continue de leurs normes environnementales et le respect de leurs engagements internationaux. Mon pays s'est engagé fermement dans la transition vers une économie bas carbone. Nous avons pris des engagements ambitieux de réduction des gaz à effet de serre d'ici à 2030 et nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050. En avril 2018, le Canada et la France ont signé un partenariat pour le climat et l'environnement. Nous avons uni nos efforts en vue de promouvoir une mise en oeuvre rapide de l'Accord de Paris et d'apporter une réponse coordonnée à l'enjeu que représentent les changements climatiques. On accuse souvent le CETA de ne pas mentionner l'Accord de Paris et donc de le violer, mais il y a un problème logique, et je dirais même chronologique, avec cette accusation : le CETA a été négocié avant l'accord de Paris, mais, lors de la signature du CETA, en octobre 2016, mon Premier ministre et l'ensemble des dirigeants de l'Union européenne se sont engagés de nouveau au respect de l'Accord de Paris.

Vers la fin des années 1980, le Canada a vécu un débat intense au sujet de l'accord de libre-échange avec les États-Unis, un débat pas si différent de celui sur le CETA en France, mais, aujourd'hui, peu de Canadiens remettent en cause le bien-fondé des accords économiques et commerciaux. Beaucoup s'inquiètent plutôt d'une hyperdépendance au marché américain.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je me présente à vous, bien sûr, avec l'humilité et le respect dus à la représentation nationale d'un pays qui exerce pleinement et librement sa souveraineté. Vous voterez en votre âme et conscience sur le CETA, mais permettez-moi cependant de formuler un souhait : le Canada, ami allié et partenaire stratégique sur la scène internationale, peut légitimement aspirer et espérer qu'à l'heure des débats, les faits l'emportent sur les contrevérités, la raison sur la désinformation, la réalité sur les fantasmes, sanitaires et environnementaux.

Le Sénat, je le sais, est la chambre des collectivités territoriales. Contrairement à ce que j'entends dire parfois, il n'y a pas, d'un côté, les gagnants du CETA, et, de l'autre, les territoires ruraux, qui en seraient les perdants. J'ai fait plus de trente déplacements dans vos communes, vos départements et régions, et j'ai vu des entreprises canadiennes qui investissent en France et créent partout des emplois dans des territoires urbains comme ruraux. J'en veux pour preuve, dans l'Indre, l'équipementier automobile Montupet. J'ai vu des coopérations entre entreprises canadiennes et françaises sur l'environnement, l'innovation, l'intelligence artificielle et la recherche, et j'ai vu partout des coopérations fructueuses qui tirent nos économies et vos territoires vers le haut.

J'ai vu aussi des territoires ruraux toujours émus au souvenir des alliés canadiens tombés pour la France et la liberté dans les Hauts-de-France et en Normandie. Le Sénat, chambre des territoires, revendique aussi une sagesse qui lui permet de trier le bon grain de l'ivraie. Je le souhaite. À l'heure du vote, vous vous demanderez, à l'instar de mon Premier ministre, Justin Trudeau, quand il s'est exprimé en avril 2018 devant vos collègues députés : avec qui, si ce n'est avec le Canada ? Oui, avec qui la France pourrait-elle conclure un accord de commerce progressiste si elle ne le fait pas avec le Canada ? (Applaudissements.)

M. Christian Cambon, président. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie de cet exposé passionné et passionnant. Rassurez-vous, au Sénat, le ton n'est jamais celui de l'invective. Néanmoins, vous l'avez compris, il y a en France un contexte de crainte lié à la crise de l'agriculture, qui n'a pas de lien avec le CETA.

M. Pascal Allizard, rapporteur du projet de loi autorisant la ratification du CETA. - Je vous remercie à mon tour de votre intervention. En introduction, je rappelle que Samuel de Champlain, fondateur de la ville de Québec, est parti d'Honfleur, dans le Calvados ...

Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger sur le CETA avec vous. Les difficultés ne viennent bien sûr absolument pas du Canada, mais de la crise de l'élevage français, à laquelle le Gouvernement doit apporter des réponses.

L'amalgame entre le CETA et les autres traités négociés par la Commission européenne, avec le Mercosur, mais aussi avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande, est un autre facteur de confusion. La Commission continue de négocier tous azimuts, ignorant l'inquiétude des peuples. J'ai trois questions à vous poser.

Tout d'abord, pouvez-vous revenir sur les raisons qui ont conduit le Canada à négocier un quota de 65 000 tonnes de boeuf ? Ce quota a très peu d'intérêt, à ce jour, pour les éleveurs canadiens, puisque seules 1 350 tonnes ont été effectivement importées par l'Union européenne en 2018. Souvent situés dans l'Ouest canadien, les éleveurs préfèrent se tourner vers le marché asiatique, où la demande explose et où les contraintes sont bien moindres que sur le marché européen. Pourquoi fragiliser l'ensemble du traité pour un quota qui semble finalement n'avoir qu'assez peu d'intérêt pour le Canada ?

Ensuite, pouvez-vous nous expliquer, un peu plus dans le détail, comment le respect des normes sanitaires et environnementales, imposées à l'entrée sur le marché européen, est garanti par les autorités canadiennes ? Qui contrôle la filière ? Quelle est la nature de ces contrôles et comment leur effectivité est-elle garantie ?

Enfin, le Canada n'aura-t-il pas la tentation de remettre en cause les règles européennes imposées à nos agriculteurs en contestant, par exemple, le principe de précaution dans le cadre de recours, après la ratification du CETA ?

M. Olivier Cadic. - Le débat sur le CETA n'est pas nouveau, mais je suis gêné qu'il soit monopolisé par les questions d'élevage. Comme si notre pays se résumait à cela.

Il y a beaucoup de PME françaises à Montréal et beaucoup d'entrepreneurs français sont attirés par votre pays. Une ère nouvelle est en train de s'ouvrir grâce à ce traité de libéralisation, qui va permettre de simplifier les installations croisées de nos entreprises. L'un des volets les plus prometteurs du traité est l'ouverture des marchés publics. Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Laurent Duplomb. - Je n'ai pas besoin de rappeler l'amitié que je porte au peuple canadien. Le problème est surtout franco-français.

Nos agriculteurs ne peuvent plus comprendre le CETA, car ils ont trop de boulets aux pieds. Ils sont accablés de normes et de contraintes de plus en plus lourdes, souvent du fait de surtranspositions. Pourtant, notre modèle est sain. Surtout, derrière le CETA pointe l'accord avec le Mercosur

Par ailleurs, comment comprendre que le CETA s'applique depuis deux ans, alors que nous débattons actuellement de sa ratification ? C'est totalement incompréhensible pour nos agriculteurs. Pour ma part, je pense que le Gouvernement ne demandera pas au Sénat de le ratifier, de crainte de subir un camouflet, mais je veux mettre le gouvernement actuel devant ses contradictions. Si d'aventure nous étions saisis, je voterais contre, mais n'y voyez aucune manifestation d'hostilité à l'égard de votre pays et de vos concitoyens.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - À l'heure actuelle, les Français ne peuvent pas exercer au Canada un certain nombre de professions réglementées, et réciproquement. Où en sont les reconnaissances mutuelles de qualification ?

M. Martial Bourquin. - Madame l'ambassadrice, acceptez l'idée que nous aimons le Canada ! Si nous votons contre le CETA, nous ne votons pas contre le Canada. J'ai moi-même encouragé et accompagné des collaborations dans les Laurentides avec des industriels du bois de mon département. Nous n'avons donc pas besoin du CETA pour travailler ensemble.

Le vrai problème, à notre sens, est que le CETA est un accord du XXe siècle, un traité de libre-échange qui contient 96 fois le mot « concurrence », mais pas les mots « réchauffement » et « biodiversité ». Le défi climatique nous donne des raisons de penser que ce traité a vieilli prématurément. Nous savons que de grands groupes européens peuvent en bénéficier considérablement, mais l'agriculture paysanne craint d'en pâtir.

Certes, des efforts ont été faits, sur les tribunaux d'arbitrage en particulier, mais tout cela, c'est fini : la planète brûle, on ne va pas acheter notre steak au Canada, alors que nos producteurs ont du mal à vendre leur viande. Si nous continuons ainsi, nous irons dans le mur. C'est pourquoi, même avec du Doliprane, il n'est pas possible que je vote en faveur de ce traité.

Certains points suscitent encore des débats importants entre nos pays, comme les sables bitumineux. Nous avons des divergences, mais notre proximité extraordinaire avec le Canada demeure et ce ne serait pas rendre service à nos deux peuples que de voter le CETA.

M. Michel Raison. - Madame l'ambassadrice, je salue la haute qualité passionnelle et pédagogique de votre intervention. Avez-vous exercé ces qualités devant les grandes organisations agricoles françaises, notamment la Fédération nationale bovine, qui fait campagne contre ce traité ? Leurs réactions paraissent parfois irrationnelles, mais elles s'expliquent : on exige, avec la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable (Égalim), en particulier, des agriculteurs français des pratiques qui contredisent totalement le CETA.

S'agissant des élevages certifiés, quelles sont les différences de normes entre l'Europe et le Canada ? Les Canadiens qui ont fait certifier leurs exploitations utilisent-ils des farines de viande ou d'autres procédés ? Je ne remets pas en cause ces pratiques en elles-mêmes, mais les producteurs européens étant soumis à des obligations précises, l'incompréhension peut être forte.

Quelle serait, selon vous, l'incidence d'un vote négatif, voire de l'absence de vote, du Sénat ? Nous pourrions développer une analyse juridique complexe à ce sujet, mais quelle est la vôtre ?

Je termine avec une promesse : vous pouvez compter sur moi pour défendre aussi bien les agriculteurs canadiens que leurs homologues français, d'autant que, j'ai failli être moi-même un paysan canadien !

M. Jean-Yves Leconte. - Les producteurs laitiers canadiens nourrissent envers le CETA les mêmes craintes que nos propres agriculteurs, il est bon que nous puissions en discuter.

Certes, on établit la liberté de circulation des biens, mais qu'en est-il de la circulation des personnes et des compétences ? Un certain nombre de mesures de cet ordre sont encore suspendues à la ratification. Pouvez-vous nous préciser si les dispositions du chapitre 11 du CETA amélioreront la reconnaissance des diplômes entre nos deux pays ?

S'agissant des marchés publics, la situation est aujourd'hui asymétrique, car nous sommes déjà entièrement ouverts. Le CETA mettra seulement au même niveau les entreprises canadiennes et européennes.

Comment le Canada envisage-t-il sa relation avec la Grande-Bretagne ? La question est importante dans la mesure où nous ne savons pas nous-mêmes quelles relations établiront le Royaume-Uni et l'Union européenne.

Enfin, nos exigences en matière de réduction des émissions de carbone nous contraignent à constater que notre organisation n'est pas adaptée : les marchés carbone n'étaient pas prévus au départ de la négociation. Est-il possible, selon vous, d'établir un marché unique du carbone entre l'Union européenne et le Canada ? Quelle est la position du Canada sur le mécanisme de compensation aux frontières ?

M. Didier Marie. - Je vais être franc : il y a en France, et dans l'Union européenne, une crise de confiance envers les accords commerciaux, avec le Canada comme avec d'autres. Ses accords subissent aujourd'hui une forme d'obsolescence au regard de la crise climatique, qui n'a pas été prise en compte à son juste niveau. Il nous paraît en outre anormal qu'un accord puisse être appliqué avant sa ratification, pour laquelle aucune date n'a même été fixée au Sénat - vous n'y êtes pour rien.

Au regard de ces remarques, il nous semble aujourd'hui nécessaire de définir une nouvelle doctrine du commerce international, dont les premières mesures viseraient la lutte contre le réchauffement climatique à partir de l'accord de Paris et des acquis de la COP 21. Au vu de la méfiance que l'opacité de leurs prédécesseurs a suscitée, ces futurs accords devront être transparents.

Mes collègues ont évoqué l'agriculture. S'agissant des farines animales, lors de la séance de juillet dernier à l'Assemblée nationale, une question a porté sur l'interdiction des importations de viandes nourries avec ces produits. Notre ministère de l'agriculture a reconnu que ni le texte de l'accord ni la réglementation de l'Union européenne ne permettait de l'imposer, et le Canada a admis que certaines protéines animales, issues du sang, étaient autorisées. Pour l'heure, aucun acte délégué n'est prévu pour interdire la commercialisation d'animaux ainsi élevés.

D'une manière plus générale, l'Europe s'est dotée de mesures de sécurité sanitaire et phytosanitaire, basées sur le principe de précaution, qui pourraient pâtir de l'action menée par seize pays, dont le Canada, auprès de l'organisation mondiale du commerce (OMC). Nous craignons que cette divergence de vues conduise, à l'avenir, à la contestation des normes.

Sur les services publics, enfin, le CETA prévoit une liste négative, dont certains craignent qu'elle conduise à faire de la libéralisation la règle et non plus l'exception.

M. Michel Raison. - Je voudrais dire à mon collègue Martial Bourquin que, dans ce genre de débat, il faut surtout se garder d'opposer une agriculture dite « paysanne » à un autre modèle.

Mme Isabelle Hudon - Je doublerai les réponses que je vous fais ici d'un document écrit qui vous sera transmis.

Monsieur Laurent Duplomb, vous évoquez « la majorité actuelle », mais je veux vous rappeler que c'est une autre majorité qui a proposé ces négociations, encore une autre qui les a menés et une nouvelle qui va ratifier cet accord.

M. Michel Raison. - C'est bien pire !

Mme Isabelle Hudon. - Je l'ai dit, il y a beaucoup de pères et de mères du CETA en France ; j'ajoute que, chez nous aussi, plusieurs familles politiques lui ont publiquement accordé leur soutien.

Notre modèle n'est pas le modèle français, et nous n'entendons pas vous l'imposer. Il y a des règles claires et strictes sur les normes à respecter en France et au Canada et le CETA n'en fait disparaître aucune. En matière de production bovine, par exemple, il a été décidé, au Canada, à l'issue d'un débat passionné, que les producteurs bovins pouvaient continuer à élever leur bétail en utilisant des hormones. Or c'est interdit en France. La viande ainsi produite est donc interdite en France. Nous ne vous imposons pas notre modèle : nous acceptons le commerce entre les deux pays en respectant les normes des deux côtés. Ce n'est pas à moi de vous aider à regagner confiance dans la solidité de vos normes, en revanche, je vous assure que lorsque nos produits quittent le Canada, ils respectent les normes, les nôtres comme les vôtres.

J'ai passé deux ans sur le terrain français à parler du CETA avec passion, mais je me suis trouvée très seule ! Vous indiquez qu'à vos yeux le Canada est un pays ami, mais je n'ai pas entendu beaucoup de voix s'élever pour le défendre lorsque des propos ont été tenus, sur l'agriculture, en particulier, qui ont abîmé mon pays. Je me suis sentie bien seule à faire la promotion de cette entente, et je vous ai également envoyé des fiches explicatives. J'ai fait appel aux entreprises françaises et canadiennes, mais celles-ci ne veulent pas s'embarquer dans ce débat, ni ici ni là-bas. C'est pourquoi nous avons produit nous-mêmes ces fiches, qui ont également été transmises aux médias régionaux.

Sur les professions réglementées, il existe dans l'accord négocié un cadre permettant la reconnaissance des qualifications, mais il revient à chaque profession de mener les négociations. Ce secteur est sous la responsabilité provinciale, chez nous, et beaucoup de négociations se font province par province et profession par profession, la province de Québec étant la plus avancée.

Vous évoquez le secteur laitier, mais j'ai indiqué, dans mon discours, que, depuis le CETA, les vins français avaient repris la pole position aux vins américains : nous buvons votre vin et nous adorons votre fromage. Ces débats ont eu lieu dans le secteur laitier canadien il y a quelques années, avant les négociations. J'ai entendu, d'ailleurs, que vous auriez apprécié qu'il en aille de même en France. Des craintes se sont fait jour, le secteur s'est senti fragilisé au moment de renégocier l'entente de libre-échange avec les États-Unis et le gouvernement canadien a déployé un programme d'aide spécifique. Je ne veux pas m'ingérer dans vos façons de faire, vos règles sont différentes, mais si vous votiez contre le CETA, j'ai compris que ce serait pour souligner la souffrance de votre secteur agricole. Pourtant, je vous appelle à ne pas balayer le Canada du revers de la main et à voter pour des recommandations précises et non pour pallier les pertes possibles de votre secteur agricole. Je forme le voeu que la sagesse du Sénat soutienne une modernisation ou une réforme, mais je n'empiéterai pas plus avant sur vos prérogatives !

Je ne peux rien faire pour ou contre le Mercosur, mais je vous invite à faire une différence entre ces deux traités. Si vous exigez des normes précises pour le CETA, adoptez la même posture pour le Mercosur, mais ce n'est pas parce que vous voterez le CETA que vous voterez le Mercosur.

En matière de marchés publics, il est difficile de produire des chiffres, mais nous vous ferons parvenir un document. Globalement, les développements sont lents, mais des sociétés françaises multiplient leurs actions sur les marchés publics et obtiennent de plus en plus de succès.

J'attire votre attention sur le fait qu'un vote négatif de votre part, voire une absence de vote, enverrait, certes, un message à votre gouvernement, mais adresserait également au Canada un véritable signal géopolitique et pas seulement commercial. Je vous l'ai dit : la liste des pays alignés fond comme neige au soleil. Je ne sais pas ce que fera l'Union européenne d'un vote négatif, mais si le premier venait de la France, il s'agirait d'une sacrée gifle. Utilisez plutôt votre sagesse pour faire avancer le dossier !

Une dernière chose : au Canada, nous ne nourrissons pas nos ruminants avec des farines animales au sens où vous l'entendez, nous suivons sur ce point les mêmes règles que l'Union européenne, mais l'expression ne signifie pas nécessairement la même chose chez nous.

M. Jean-Claude Tissot. - J'ai lu un article dans lequel des parlementaires canadiens appelaient la France à ne pas voter le CETA en soutenant que le Canada produisait du saumon OGM. Comment cela sera-t-il perçu en France ? Même au Canada, donc, tout le monde n'est pas favorable au CETA. J'y suis moi-même opposé, ce qui ne signifie pas que je suis contre les accords commerciaux internationaux. Dans cette commission, nous luttons contre la grande distribution pour préserver les prix agricoles et je crains que ce que nous combattons ici se reproduise avec d'autres pays.

Vous indiquez que vos animaux ne sont pas nourris aux farines animales, mais qu'en est-il des accélérateurs de croissance ?

En tout état de cause, je vous remercie de votre développement clair et précis.

M. Henri Cabanel. - Nous avons pu apprécier en effet, vos qualités de persuasion, mais je souhaite vous parler du modèle agricole canadien. Entre 1990 et 2017, les émissions totales de gaz à effet de serre de l'agriculture canadienne ont augmenté de 26 %. Votre modèle est une agriculture intensive, qui utilise des intrants en quantité importante et qui a un fort impact sur l'environnement et sur la santé humaine. Les agriculteurs français n'ont pas le même modèle : notre agriculture a été décrite par un journal britannique comme la plus durable au monde. Nous nous interrogeons donc devant vos pratiques. Toutefois, nous savons que vous réfléchissez, vous avez signé les accords de Paris, vous adoptez une vision plus environnementale : envisagez-vous de changer de modèle agricole pour aller vers des pratiques plus respectueuses de l'environnement ? Les agriculteurs canadiens, comme les agriculteurs français, sont mal dans leur peau et vous êtes également touchés par le fléau des suicides.

M. Daniel Gremillet. - Si votre pays venait à douter de vos qualités pour défendre le CETA, nous témoignerons sans hésiter en votre faveur ! Vous êtes impressionnante. Toutefois, si nous n'avions pas vécu les difficultés agricoles récentes et, surtout, si la perspective du Mercosur ne se dessinait pas, le CETA serait passé sans votre intervention. Un point a provoqué la classe politique : nous discutons encore, alors que l'accord est déjà actif. Si les élus de France avaient été associés aux discussions et avaient pu prendre connaissance des accords, la situation serait différente. Il en va de même pour le Mercosur, d'ailleurs : nous ne disposons pas du moindre élément. Nous devons revoir notre copie quant à la manière de négocier.

M. Pascal Allizard a posé une question sur la viande : si nous l'avions exclue de cet accord, nous n'en serions pas là. Son maintien découle-t-il d'une exigence canadienne ou d'une demande européenne ? Vous êtes très forte : vous évoquez les 0,2 gramme de boeuf canadien que chaque Français aurait consommé en une année, mais selon qu'il s'agit de pot-au-feu ou de caviar, les conséquences ne sont pas les mêmes. Tout dépend de la valeur du gramme !

Je ne suis pas pour le blocage des échanges, mais la société évolue et nous devrions pouvoir évoquer le bilan carbone sans que cela soit pour autant contradictoire avec le maintien du commerce, d'autant que l'association entre flux de personnes et flux de marchandises diminue l'impact carbone.

Enfin, comme Vosgien, je tiens à vous témoigner notre reconnaissance pour les moyens que votre pays a déployés afin de retrouver les corps des touristes disparus dans le récent accident de motoneige. Merci.

M. Fabien Gay. - J'ai bien reçu votre courrier et j'accepte de débattre. J'ai aimé votre formule : nous nous mettrons d'accord sur le fait que nous ne sommes pas d'accord.

Les relations entre la France et le Canada sont historiques, il a existé des accords économiques avant celui dont nous discutons, nos peuples sont amis et si le CETA venait à échouer, ils le resteraient. Ne laissons pas penser que ceux qui voteraient contre cet accord seraient des nationalistes animés seulement d'un désir de repli sur soi. Je suis de ceux qui considèrent que ces accords de libre-échange mettent les peuples en compétition. Trouvons plutôt des accords de coopération !

Je vous respecte parce que vous êtes une vraie militante. Vous avez détaillé ce que cet accord a apporté aux territoires français, mais certaines importations en provenance du Canada ont également augmenté, notamment les importations d'hydrocarbures. Sans vouloir vous imposer un débat franco-français, je relève qu'alors que nous votons une loi qui vise à interdire l'extraction d'hydrocarbures en 2040, nous passons un accord qui en augmente les importations. Des accords de coopération pourraient, plutôt, tirer nos droits sociaux, économiques et environnementaux vers le haut.

Le CETA fait tomber les barrières tarifaires, mais il s'agit, surtout, du premier accord mixte. Qu'en est-il des aspects non tarifaires, c'est-à-dire de l'accès à nos services publics, à nos normes sociales, sanitaires et environnementales ? Nous ne sommes toujours pas d'accord sur les produits phytosanitaires, alors que se pose déjà une question de démocratie : le traité s'applique depuis deux ans, alors que les parlements devaient l'avoir ratifié au bout d'un an. Nous ne savons ni si le Sénat se prononcera ni, le cas échéant, quand il se prononcera.

Au Canada se trouvent aussi des opposants au CETA. Nous devrions nous rendre là-bas pour entendre les débats au sein du peuple canadien, avant de ratifier le CETA, et non pas pour ne rencontrer que des opposants.

Vous ne dites pas tout sur la filière viande... Actuellement, il n'y a que 34 ou 38 fermes d'élevage qui sont homologuées, mais parce que la filière sans OGM n'existait pas il y a deux ans - or il faut cinq ans pour être homologué. Il y aura donc de plus en plus de fermes homologuées. Par ailleurs, tous les quotas ne sont pas remplis. Jusqu'en 2023, les seuils de 46 000 tonnes pour la viande bovine et 75 000 tonnes pour la viande porcine ne sont pas critiqués. Mais à partir de 2023, le quota total sera ouvert, au même moment où vos filières et vos fermes seront homologuées, et elles pourront alors fortement exporter.

Il y a aussi d'autres traités commerciaux européens. Il s'agit là de défendre notre agriculture, tout simplement, mais non de pointer du doigt l'agriculture canadienne.

M. Pierre Louault. - À mes collègues qui affirment qu'ils aiment bien le Canada, mais pas le CETA, je répondrai qu'il n'y a rien de pire dans la vie que d'être trahi par ses amis ; s'imaginer que ce sera sans conséquence, c'est se tromper.

Je salue la qualité des arguments de madame l'ambassadrice. Pour connaître un peu le Canada, je puis vous assurer que si des normes sont inscrites dans l'accord, il y aura des contrôles là-bas - et ce, même si nous manquons de contrôleurs en France. On ne fait pas rentrer n'importe quoi, n'importe où, n'importe comment au Canada, et n'en part pas n'importe quoi, n'importe comment.

Le problème de l'agriculture française, c'est qu'il y a une concurrence sans vainqueur. Tous les produits qui viennent d'Amérique du Sud, et notamment la viande argentine, rentrent à peu près librement en Europe, et avec des normes qui n'ont rien à voir avec nos normes de production - sans parler des OGM, le soja transgénique fournissant les marchés animaux européens... Mais ce débat semble ne déranger personne.

La Fédération nationale bovine aurait mieux fait de s'occuper un peu plus sérieusement de la filière bovine française en crise depuis quinze ans. Madame l'ambassadrice, pourriez-vous nous confirmer que la viande bovine provenant du Canada n'aura pas de farines animales ni d'éléments interdits en France ? Je souhaiterais disposer des termes de l'accord beaucoup plus précis qui fixent les normes de qualité et de production de la viande bovine.

J'invite mes collègues à se rendre au Canada, notamment au Québec, où les élevages ressemblent énormément à l'élevage français ; il y a des agriculteurs qui mettent autant de passion et qui produisent des produits de la même qualité qu'en France. Vous seriez ainsi rassurés.

Mme Sophie Primas, présidente. - Vous avez là un allié de poids, madame l'ambassadrice !

Mme Noëlle Rauscent. - Madame l'ambassadrice, je vous félicite de votre intervention, et salue votre détermination et votre clarté.

Malgré ma retraite, je connais bien l'élevage puisque j'exploite avec mon fils un élevage allaitant et que nous produisons de la viande. Je ne suis pas opposée à ce que disent certains collègues. Comme M. Laurent Duplomb, j'estime que le problème est franco-français. J'espère que la Fédération nationale bovine (FNB) et Interbev s'en empareront. Nous, éleveurs, ne savons pas forcément nous organiser en filières ; c'est un énorme handicap. Lorsqu'on a commencé à parler du CETA et même quelques années auparavant, les enjeux climatiques étaient peu évoqués. Or désormais, le rejet de dioxyde de carbone doit être pris en considération. Il faut d'abord crever l'abcès chez nous.

Je n'ai jamais mis les pieds au Canada, mais j'ai énormément d'échanges avec mes petits-enfants qui reçoivent des Canadiens...

Mme Anne-Catherine Loisier. - J'ai rarement vu ambassadeur venir défendre un traité avec autant d'engagement que vous. Cela fait honneur à votre fonction.

Quelle est la motivation du Canada dans ce traité ? Et pourquoi, s'il y a si peu d'élevages homologués et si peu de volume, la viande bovine, qui plombe les débats, est-elle inclue dans le traité ? C'est assez dommage que l'on ne parle que de ce petit quota alors que le traité présente des avantages incontestables.

Je n'ai pas totalement compris comment fonctionnaient certaines pratiques commerciales. Les viticulteurs de ma région m'ont fait part de l'existence de taxes régionales en Colombie britannique ou dans l'Ontario, qui frappaient bien davantage les vins français que les vins américains. Nous n'avons pas de taxe régionale en France. Comment l'équité va-t-elle être assurée ? Nous avons négocié des taux à l'entrée, mais lorsque des produits français arrivent au Canada, ils sont susceptibles de se voir appliquer de nouvelles taxes...

M. Jean-Yves Leconte. - Pouvez-vous nous préciser votre réponse sur le Brexit et les marchés carbone ?

Mme Isabelle Hudon. - Je vous remercie de vos félicitations et de vos propos chaleureux. Ma tâche est grandement facilitée par le fait que nous disposons des données réelles, chiffrées, et non plus de projections qui peuvent se révéler aléatoires.

Je ne peux pas prétendre pouvoir vous annoncer quelle sera la prochaine étape des négociations entre le Canada et la Grande-Bretagne, mais nous voulons minimiser le plus possible l'impact du Brexit sur nos entreprises. Des conversations ont déjà été entamées entre nos deux pays pour discuter des grandes lignes d'une entente, mais cela prendra plusieurs mois, voire plusieurs années. L'objectif ultime du Canada, parce que la Grande-Bretagne est un partenaire commercial extrêmement important, est de diminuer - ou de tenter d'éviter - tout contre-choc pour les entreprises canadiennes. Nous suivons des règles déterminées. Nos discussions avec la Grande-Bretagne s'intensifieront dans les prochains mois pour arriver à une négociation heureuse et gagnant-gagnant.

Pourquoi avoir accepté un quota de boeuf ? Ma réponse se trouve dans le fromage : les producteurs laitiers européens - et notamment français - ont été gourmands avec leurs contingents d'exportation. En retour, le Canada a demandé une partie du contingent pour la viande. Mais si nous devions utiliser 100 % du contingent disponible de viande, nous exporterions 69 000 tonnes, soit moins de 1 % de la viande consommée en Europe.

M. Laurent Duplomb. - Ce n'est pas un argument !

Mme Isabelle Hudon. - À l'inverse, le fromage que vous exporteriez au Canada représente beaucoup plus que 1 % du fromage consommé au Canada. Dans une négociation pour un traité, il n'y a pas un perdant et un gagnant, mais des gagnants des deux côtés. Lorsque nous avons reçu la demande, je n'étais pas à la table de négociations...

M. Fabien Gay. - Nous n'étions pas là non plus...

Mme Isabelle Hudon. - Nous vous accueillerons toujours très bien au Canada, mais attention, nous risquons de vous garder ! Deux à trois fois par an, mon collègue Marc Berthiaume organise des missions avec quelques députés et quelques sénateurs pour visiter le Canada - et nous n'invitons pas que des partisans du CETA ! Cela fait plus de cinquante ans que nous organisons ces missions.

Nous avons opté pour le principe d'une taxe carbone sur les entreprises redistribuée aux citoyens. Il faut savoir que 99 % de notre commerce se fait par bateau, pour un effet gaz de serre équivalent à ce qui s'est passé en Chine durant les deux heures de notre discussion.

Monsieur Gay, vous m'avez interrogée sur les sables bitumineux. Oui, nous en produisons, mais nous n'exportons aucun pétrole issu de cette production vers la France. Nous n'exportons en France que du pétrole extrait de manière conventionnelle au large de Terre-Neuve.

M. Fabien Gay. - Je vous crois, mais comment pouvons-nous contrôler cela ? Même en Europe, nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord.

Mme Isabelle Hudon. - De toute façon, nous n'avons aucun moyen de le transporter de l'Alberta vers la France. Il faudrait 4000 km de pipeline pour cela, qui n'existent pas, nous n'avons pas non plus les bateaux pour le transport...

S'agissant du vin, vous avez un avantage sur d'autres pays. Mais il faut savoir que la responsabilité de la taxe régionale relève des provinces. Au Québec et en Ontario, le commerce d'alcool est un monopole du gouvernement provincial. Le prix n'est pas libre. En Alberta, en revanche, c'est un peu comme chez vous.

Monsieur Tissot, sachez que si les produits que vous citez sont interdits sur votre sol, ils ne quitteront pas le Canada.

Pour conclure, je dirai que tout le débat que nous venons d'avoir a eu lieu au Canada voilà cinq ans. Aujourd'hui, tout est rentré dans l'ordre, car les entreprises et les citoyens voient tous les effets positifs qu'un pays de 37 millions d'habitants peut retirer de l'accès à un marché de 500 millions de consommateurs.

M. Jean Bizet, président. - Chacun sait ici ce que je pense du CETA. Laurent Duplomb et Daniel Gremillet ont raison de souligner qu'on ne débat pas suffisamment des accords de libre-échange dans les parlements nationaux. Je rappelle que la politique commerciale commune est de la compétence exclusive de l'Union. Mais la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'accord avec Singapour a permis de préciser la nature mixte de certains accords, dont fait partie le CETA, qui implique alors une ratification par les parlements nationaux. Ne nous y trompons pas, le volet qui n'est pas de la compétence exclusive de l'Union est limité. Je suis convaincu que nous devons donc débattre davantage en amont des projets d'accords internationaux pour faire passer des messages auprès de nos représentants qui négocient. Sinon, on court le risque de crispation. C'est d'autant plus important que d'autres accords se profilent comme peut-être avec les États-Unis. Il faudra être très vigilant ! Je veux néanmoins saluer l'action menée par l'ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pour multiplier les accords commerciaux de « nouvelle génération » car celui qui a les normes a le marché.

Mme l'ambassadrice nous a dit qu'il était interdit d'utiliser des farines animales au Canada. C'est vrai, ils n'utilisent que des farines de sang, qui ne transmettent pas l'ESB, et qui sont autorisées par l'Office international des épizooties. Certes, l'Union européenne est allée un peu plus loin, mais voilà le type de désinformation contre lesquelles nous devons nous battre. De même, contrairement à ce que j'ai entendu, le principe de précaution a été intégré à toutes les négociations. Enfin, il y a des clés de sécurité extrêmement claires dans le CETA.

La filière bovine française vit mal depuis une quinzaine d'années, mais le CETA n'y est pour rien. Il faut plutôt regarder du côté de la grande consommation, que l'on n'arrive pas à contrer dans ses pratiques qui déséquilibrent les marchés. En l'espèce, c'est au niveau européen qu'il faut agir.

Je ne sais pas si nous aurons à nous prononcer sur le CETA, mais, si le Sénat vote contre, l'onde de choc géopolitique sera considérable.

Mme Sophie Primas, présidente. - Madame l'ambassadrice, je vous remercie. Ce qui nous sépare aujourd'hui n'est en rien une question d'amitié entre nos deux pays ; c'est un problème de politique intérieure, un débat franco-français. Si le CETA était arrivé avant l'affaire du MERCOSUR, sans doute n'y aurait-il pas eu toutes ces crispations.

Nous ne pouvons plus accepter l'empilement de ces accords qui mettent en difficulté la filière de la viande bovine. C'est un problème franco-français, mais nous voulons envoyer un signal pour agir au niveau français. Nous devons engager des initiatives au niveau national pour aider notre filière bovine, dans la limite de ce que l'Europe nous autorise à faire. Ces engagements sont préalables au CETA, car, comme nous disons ici, « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ». Nous devons tenir cette position en politique intérieure face à notre gouvernement, madame l'ambassadrice, car vous avez presque réussi à nous convaincre !

J'adresse donc ce message au Gouvernement : travaillons sur la consolidation de notre filière bovine avec l'interprofession et le Parlement, ce sera la clé pour aller plus loin avec le CETA.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 45.