Jeudi 18 mars 2021

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition de Mmes Laurie Pinel, chargée d'études au Bureau Jeunesse Famille de la DREES, et Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue, chargée de recherche à l'INJEP

Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, avant de débuter notre audition, je vous rappelle que dans la perspective de l'examen en séance publique au Sénat du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, qui devrait avoir lieu au cours de la première semaine de mai, notre collègue Claudine Lepage poursuit ses travaux sur le sujet de l'égalité femmes-hommes comme enjeu de l'aide publique au développement. Elle avait été nommée rapporteure sur cette thématique au nom de notre délégation au cours de la session 2019-2020. Elle fera à ce titre une communication en délégation, puis une intervention en discussion générale à l'occasion de l'examen de ce texte.

Nous nous intéressons ce matin, dans le cadre de notre rapport « Femmes et ruralités », aux conditions de vie des jeunes femmes en milieu rural, et accueillons à ce titre deux intervenantes ayant récemment publié des études sur le sujet :

- Laurie Pinel, chargée d'étude au Bureau Jeunesse Famille de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) et auteure d'une étude intitulée Conditions de vie des jeunes femmes en zone rurale : des inégalités par rapport aux hommes ruraux et aux urbaines, publiée en juillet 2020 ;

- et Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue, chargée de recherche à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP), auteure d'une enquête sur les jeunes femmes en milieu rural issues des classes populaires, intitulée Les filles du coin, publiée en septembre 2019, et d'un ouvrage du même nom à paraître aujourd'hui même.

Je les remercie de s'être rendues disponibles pour nous ce matin.

À l'attention de nos invitées, je précise que la délégation aux droits des femmes du Sénat a inscrit à son agenda de 2021 un travail destiné à établir un bilan aussi complet que possible de la situation des femmes dans les territoires ruraux, à partir de thèmes tels que la santé, la lutte contre les violences, l'orientation scolaire et universitaire, la mobilité, la précarité ou l'égalité professionnelle.

Notre objectif est aussi, à l'occasion de ce rapport, de mettre en valeur des femmes qui, par leur engagement, contribuent au dynamisme de ces territoires.

Je précise également que nous avons désigné, pour mener à bien notre travail, une équipe de huit rapporteurs associant tous les groupes politiques de notre assemblée et qui représentent des territoires très divers : Vienne, Drôme, Lozère, Rhône, Hautes-Alpes, Haute-Garonne, Finistère et Dordogne.

Avec nos deux intervenantes, nous nous intéressons donc aujourd'hui aux conditions de vie des jeunes femmes en milieu rural.

Laurie Pinel, en tant que chargée d'étude à la DREES, pourra notamment nous apporter un éclairage statistique sur les conditions de vie des jeunes femmes en zone rurale et souligner les inégalités auxquelles elles sont confrontées, à la fois vis-à-vis des jeunes hommes vivant dans ces territoires, mais aussi vis-à-vis des jeunes urbaines.

Yaëlle Amsellem-Mainguy, en tant que sociologue et auteure d'une enquête de terrain très fouillée auprès de jeunes femmes vivant dans des territoires ruraux très variés et souvent issues des catégories populaires, pourra nous expliquer en quoi l'origine géographique de ces jeunes filles a une influence déterminante sur leur destin scolaire et professionnel.

La question de l'orientation scolaire des jeunes filles qui grandissent dans les territoires ruraux est d'ailleurs pour notre délégation un sujet crucial. Nous avons conscience que ces jeunes filles sont confrontées non seulement aux difficultés que rencontrent les jeunes ruraux dans la définition de leurs projets d'orientation, mais aussi aux stéréotypes de genre. Ces obstacles cumulés contribuent pour ces jeunes filles à des choix doublement contraints vers des filières souvent moins prestigieuses et moins prometteuses en termes de débouchés professionnels.

Comment se manifestent concrètement les freins qui brident les ambitions des jeunes filles qui grandissent dans les territoires ruraux ? En quoi ces freins sont-ils spécifiques par rapport aux obstacles que rencontrent les garçons des mêmes territoires et à ceux que rencontrent des jeunes femmes issues d'autres zones géographiques ?

Quels sont les facteurs de la spécificité des trajectoires scolaires et professionnelles des jeunes femmes en milieu rural : la construction des réseaux de sociabilité ? Les difficultés de mobilité ? Les stéréotypes de genre ? Quel est l'impact de ces facteurs sur l'insertion socioprofessionnelle de ces jeunes femmes ? Avez-vous observé sur le terrain des bonnes pratiques permettant d'aider efficacement les jeunes filles des territoires ruraux à réaliser leur potentiel ? Quels sont, selon vous, les leviers les plus efficaces pour orienter les politiques publiques vers une véritable égalité des chances à l'attention des jeunes filles de ces territoires ? Autant de questions auxquelles j'invite nos deux intervenantes à répondre ce matin.

Je vais donc, dans un premier temps, donner la parole à Laurie Pinel afin qu'elle nous présente les principales conclusions de son étude, publiée en juillet 2020 pour la DREES, sur les conditions de vie des jeunes femmes en zone rurale. Puis j'inviterai Yaëlle Amsellem-Mainguy à nous faire part des résultats de son enquête de sociologie publiée en septembre 2019 sur les jeunes femmes en milieu rural, enquête que vous avez depuis actualisée et qui fait désormais l'objet d'un ouvrage intitulé Les filles du coin - Vivre et grandir en milieu rural sorti aujourd'hui dans toutes les bonnes libraires.

Mme Laurie Pinel, chargée d'études au Bureau Jeunesse Famille de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES). - Bonjour à toutes et à tous. Je vais m'attacher à vous présenter les différents constats que nous avons pu tirer d'une étude sur les conditions de vie des jeunes femmes en zone rurale. Nous souhaitions nous pencher sur les inégalités qu'elles pouvaient subir par rapport aux jeunes urbaines, mais aussi par rapport aux jeunes hommes ruraux, à l'intersection entre un effet de territoire et un effet de genre. Je ne vous présenterai pas les inégalités classiques entre les jeunes hommes et les jeunes femmes, mais les inégalités spécifiques aux territoires ruraux.

La Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) est un service ministériel évoluant dans le champ de la santé et du social. Elle a pour mission prioritaire de répondre aux demandes de ses ministères de tutelle, les ministères sociaux, mais aussi de fournir des informations fiables et des analyses sur la population et les politiques sanitaires et sociales. C'est dans ce cadre que nous avons réalisé notre étude sur les jeunes femmes rurales. Elle est assise sur des données d'une enquête de la DREES et de l'INSEE portant sur les ressources des jeunes. Nous avons utilisé une définition du rural spécifique à la DREES, et non la définition officielle de l'INSEE.

Vous pouvez observer sur la carte projetée plusieurs nuances de vert. Elles représentent les différentes formes de ruralité que nous avons mises en avant. Je ne les ai pas distinguées dans mon étude. Elles sont différenciées par la densité de population du territoire, mais également par la dynamique du territoire environnant, en termes de mobilité possible ou de dynamique d'emploi par exemple. Une ville peu dense, mais proche d'un pôle urbain dynamique, ne sera pas nécessairement considérée comme un territoire rural.

Cette enquête a interrogé des jeunes de 18 à 24 ans. 1,2 million des cinq millions de jeunes de cette tranche d'âge vivaient en milieu rural au moment de l'enquête. Nous avons supposé qu'une grande majorité de ceux dont les parents vivent également en zone rurale y ont passé une grande partie de leur enfance et adolescence. Nous avons constaté que seuls 2 % des jeunes vivant en territoire rural avaient des parents vivant en zone urbaine. Nous avons également observé une sous-représentation des femmes parmi ces jeunes de 18 à 24 ans qui vivent en milieu rural : en effet, 45% sont des filles, alors qu'en zone urbaine on compte autant de filles que de garçons. Cela s'explique par le fait que les filles quittent plus souvent ces territoires (du moins sur cette tranche d'âge), a priori pour poursuivre des études ou trouver un premier emploi : 12% des filles en zone urbaine (environ 8 % des garçons) ont leurs parents qui vivent en zone rurale. Dit autrement, cela représente trois filles de parents en zone rurale sur dix contre deux garçons sur dix. Concernant les spécificités de leur trajectoire scolaire, je n'aborderai pas ici les inégalités avec les jeunes hommes ruraux, puisque nous les retrouvons par ailleurs en zone urbaine. Les filles font toujours plus d'études que les garçons à l'heure actuelle. Nous constatons toutefois qu'elles sont moins souvent en cours d'études que les jeunes filles en zone urbaine, et qu'elles suivent des études plus courtes. Nous l'expliquons par plusieurs hypothèses. D'une part, les formations proposées en zone rurale correspondent plus souvent à des licences professionnelles, des BTS, des instituts de formation en soins infirmiers par exemple et des instituts universitaires technologiques (IUT), c'est-à-dire de manière générale à de l'enseignement technologique et professionnalisant. Ces formations sont mieux réparties sur l'ensemble du territoire, notamment dans les zones rurales, et permettent ainsi aux jeunes femmes de limiter les coûts de mobilité, mais aussi affectifs et financiers. D'autre part, ce type de formations est généralement considéré comme plus professionnalisant et favorisant une meilleure insertion professionnelle, ce qu'elles recherchent.

Sur le marché de l'emploi, nous constatons que les opportunités offertes en territoire rural relèvent souvent d'un travail peu qualifié pour lequel l'investissement dans un diplôme ne serait pas particulièrement rentable, ce qui peut également expliquer le fait que ces jeunes femmes fassent moins d'études que les jeunes femmes urbaines.

S'agissant des jeunes femmes déjà sorties des études, nous constatons que les jeunes femmes rurales occupent aussi fréquemment un emploi que les jeunes urbaines, à caractéristiques égales : même origine sociale, même diplôme, même âge... Le fait qu'elles occupent des emplois plus précaires en termes d'horaires, de chômage ou de contrats n'est pas directement lié au territoire, mais plutôt à leurs trajectoires scolaires.

D'un autre côté, les jeunes femmes rurales s'insèrent moins bien sur le marché du travail que leurs homologues masculins alors que ces inégalités ne sont pas directement visibles chez les urbains. Les jeunes femmes rurales sont plus souvent au chômage que leurs homologues masculins. Elles déclarent également moins souvent que les jeunes hommes ruraux avoir été aidées, par leurs parents notamment, dans leurs recherches d'un premier emploi. Il est intéressant de le souligner, puisque nous parlons souvent de l'importance du réseau et de la sociabilité à ce niveau. On observe ainsi ici une inégalité de genre visible, qui n'est pas présente dans les zones urbaines où ce type de démarches est moins fréquent (de l'ordre de 20 %) et où la différence est relativement peu marquée entre hommes et femmes. S'agissant de la vie sociale des jeunes femmes rurales, sans que ce facteur n'influe directement sur leur trajectoire scolaire ou professionnelle, un peu moins ambitieuse et peut-être plus contrainte, nous avons remarqué que les jeunes rurales étaient plus souvent en couple que les jeunes urbaines, et qu'elles cohabitaient plus souvent avec leur partenaire. Nous ne l'avons pas constaté chez les jeunes hommes ruraux, ce qui s'explique par le fait que ces jeunes femmes sont souvent en couple avec des hommes plus âgés qu'elles d'environ deux ans et demi.

Elles déclarent dépenser sensiblement autant pour leurs sorties que les urbaines, mais davantage pour les activités sportives (autant que leurs homologues masculins), deux fois moins pour effectuer des voyages à l'étranger que les jeunes femmes urbaines, moins que les jeunes hommes ruraux. Lorsque nous leur demandons si elles ont l'impression de se priver de ce type de loisirs, elles ne manifestent pas une plus grande frustration. Elles peuvent avoir intériorisé le manque d'offre en la matière, ou avoir des attentes différentes. Les enquêtes de terrain permettent de répondre à ce genre d'hypothèses.

En résumé, nous avons constaté qu'en milieu rural, les jeunes femmes présentaient des différences marquées par rapport aux jeunes urbaines s'agissant de leur trajectoire solaire, mais pas de différences spécifiques au seul territoire par rapport à leurs homologues masculins. Nous avons en revanche observé que les divergences en termes d'insertion sur le marché du travail entre les femmes des différentes zones n'étaient pas dues au territoire, mais plutôt à leurs caractéristiques propres, tandis que celles que nous observons avec les jeunes hommes ruraux semblent être liées à la fois à une inégalité de genre et à un effet de territoire. Nous avons noté que ces jeunes filles étaient plutôt avancées dans leur vie sociale et qu'elles ne présentaient pas de frustration particulière.

En conclusion, je souhaite évoquer devant vous « celles qui partent », qui quittent leur territoire rural. Nous avons constaté une proportion plus importante de jeunes femmes de 20 à 24 ans parmi celles qui partent. Elles sont aussi plus souvent en cours d'études que les jeunes restées en zone rurale. Elles peuvent avoir démarré leur cursus sur leur territoire avant de déménager pour le poursuivre ou pour rejoindre un premier emploi. Nous avons été surpris de réaliser qu'elles n'étaient pas issues d'un milieu plus favorisé que celles qui ne quittaient pas le milieu rural. Elles viennent souvent d'un milieu populaire, comme la majorité des jeunes vivant en zones rurales. Elles semblent plus avancées dans leur processus d'autonomie et sont encore plus souvent en couple que les jeunes rurales. Elles sont aussi plus souvent totalement décohabitantes de leurs parents, en ne rentrant pas chez eux le week-end.

Merci pour votre attention. Je me tiens à votre disposition si vous avez des questions.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Je cède la parole à Yaëlle Amsellem-Mainguy, connectée à distance, avant de procéder à un échange de questions-réponses avec les membres de la délégation.

Mme Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue, chargée de recherche à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP). - Merci beaucoup de votre invitation. Je suis très heureuse de vous présenter mon travail, d'autant plus que l'ouvrage Les filles du coin sort aujourd'hui, comme vous l'avez souligné.

Ma présentation sera très succincte. Elle ne donnera pas de point de vue général sur toute l'enquête et sa richesse. Je vais compléter celle de Laurie Pinel en précisant les parcours et trajectoires des jeunes femmes que j'ai pu rencontrer.

Je ne reviendrai pas sur le rôle de l'INJEP, Institut national de la jeunesse et des politiques de jeunesse, qui propose de nombreuses publications sur l'ensemble de la jeunesse, le sport, la vie associative et l'éducation populaire, et sur les femmes. Nous sommes plusieurs, au sein de l'INJEP, à travailler sur les questions du genre et des inégalités.

J'ai débuté la recherche intitulée Les filles du coin en 2017 pour contribuer à une meilleure connaissance et compréhension des jeunes vivant en milieu rural en France, et pour compléter les travaux menés par Nicolas Renahy dans son ouvrage Les gars du coin, paru en 2010, et Benoit Coquard dans Ceux qui restent, récemment publié. Je suis moi-même partie enquêter auprès des filles qui restent. Les filles du coin, celles qui restent serait un bon clin d'oeil à mes collègues sociologues ayant enquêté sur les territoires ruraux.

Cette enquête s'est intéressée à une perspective des âges de la vie et des processus de socialisation. Elle visait à comprendre les sociabilités juvéniles en construction, en interrogeant des adolescentes et jeunes femmes adultes pour décrypter ce que signifie grandir en zone rurale pour ces jeunes filles, avec une définition subjective de la ruralité. Je n'ai établi aucun présupposé sur la définition de la ruralité. Celles qui ont participé à mon enquête estimaient qu'elles vivaient en milieu rural, et m'expliquaient lors de l'entretien ce qu'elles entendaient par là.

J'ai mené cette enquête par le prisme du genre et des classes sociales, en n'interrogeant que des jeunes femmes des classes populaires, plus nombreuses en zone rurale. Je l'ai prolongée depuis septembre 2020 afin de documenter la situation des jeunes adolescentes en milieu rural et leur manière de vivre les confinements mais n'en traiterai pas aujourd'hui.

Cette enquête visait à comprendre la vie en milieu rural de jeunes femmes ayant entre 14 et 25 ans essentiellement. J'ai interrogé une jeune fille de 13 ans et une autre de 29 ans, mais la grande majorité des 173 jeunes femmes rencontrées étaient âgées de 16 à 25 ans. Elles m'ont parlé de leur vie dans des hameaux, des villages ou des petites villes de moins de 8 000 habitants voire des petits bourgs commerçants. Elles se décrivent comme éloignées des grandes villes, dans la campagne, en milieu rural, dans un trou perdu ou au milieu de rien. Ce sont les filles qui ne sont pas parties, ou qui sont éventuellement parties tenter une expérience urbaine pour finalement revenir, ou encore qui viennent d'un autre territoire rural. Je n'ai pas enquêté sur celles qui ont quitté la ruralité pour suivre des études supérieures en ville avant de revenir une fois diplômées.

J'ai décidé de mener une enquête auprès de jeunes filles de différents secteurs géographiques vivant en pointe Finistère, dans les Deux-Sèvres, dans la Chartreuse, les Ardennes - la Vallée de la Meuse, avec l'objectif de découvrir comment le territoire pouvait influer sur le parcours des filles. Comment une zone touristique bénéficiant d'un atout géographique ou de caractéristiques connues et reconnues de tous, illustrés par les cartes postales comme la Pointe Finistère ou la Chartreuse, a-t-elle une influence sur les filles qui y vivent ? Comment se définissent-elles par rapport à ce contexte économique ? Comment mettre en regard les expériences des filles vivant dans les Deux-Sèvres ou les Ardennes, plus sinistrées économiquement du fait de la désindustrialisation, et ne constituant pas de pôles touristiques reconnus ? À titre d'exemple, les filles des Ardennes indiquent habiter un lieu « que personne ne sait situer sur une carte », tandis que celles du Pays de Gâtine précisent qu'elles vivent sur un territoire « que l'on traverse sans s'y arrêter ».

Une partie des filles que j'ai rencontrées suivent des études en lycée général, technologique ou professionnel, et y préparent des CAP ou des BEP ou s'orientent vers des BTS ou des DUT. Certaines sont en maisons familiales rurales (MFR) ou en lycée agricole. Celles qui travaillent occupent majoritairement des postes précaires et recherchent un emploi stable bien rémunéré. Elles insistent sur l'importance de leur indépendance économique et sur leur situation au regard de leur partenaire, mais aussi de leur famille. Elles soulignent la nécessité impérative de trouver un emploi. Elles déclinent toutes les mêmes discours lorsqu'elles évoquent leur territoire : « faire avec » et « devoir s'adapter ». Ces deux expressions apparaissent régulièrement au fil de mon enquête, ainsi que lors des entretiens que j'ai menés auprès des 15-17 ans depuis le mois de septembre 2020. Elles doivent composer avec leur environnement.

Elles sont une très faible minorité à occuper des emplois stables et salariés, elles occupent davantage des postes plus précaires aux horaires fractionnés les obligeant à s'adapter à des emplois du temps compliqués, par exemple de 7 à 12 heures puis de 15 à 19 heures. Que faire dans ce cas de 12 à 15 heures ? Si elles peuvent passer le temps dans leur voiture ou celle d'une collègue ou amie, à regarder des clips sur un téléphone, il n'est pas toujours possible de faire des allers-retours jusqu'au domicile, parfois éloigné du lieu de travail sans parler des coûts du carburant, etc.

C'est donc auprès de toutes ces jeunes femmes se trouvant dans des situations de dépendance économique et résidentielle, en partie en raison de leur jeunesse, disposant de peu de capitaux familiaux, que porte cette enquête. Nous allons préciser comment elles ont réussi à se construire et à construire leur vie en territoire rural.

L'interconnaissance est bien décrite dans la bande dessinée Quatre soeurs au sens d'appartenir à un réseau, tel qu'évoqué par Laurie Pinel dans sa présentation, et le sentiment d'être « du coin ». Dans leurs propos, on comprend comment il est moins important d'être née précisément sur le territoire que d'être reconnue dans celui où on habite, dans le village, la ville ou l'espace social. Ce facteur est souvent lié à l'histoire familiale. La notoriété et la notabilité des familles interviennent largement sur les trajectoires des jeunes femmes, sur leur parcours, leur réseau et les capitaux qu'elles pourront mobiliser. On parlera en sociologie de « capital d'autochtonie », plus tournés vers le réseau et le relationnel que vers l'aspect économique. Ils sont renforcés par le fait d'habiter un territoire particulier. L'inscription des jeunes femmes dans les sociabilités locales, en partie liées aux sociabilités familiales, leur permettra d'accéder à certains lieux ou certains emplois, mais aussi à certaines formes de mobilité géographique, indépendamment ou en complément de leur parcours scolaire. Elles pourront bénéficier d'un aller-retour en voiture, accéder à un match de football, davantage réservé aux garçons, et ainsi de suite. À l'inverse, les filles des familles les plus précaires parmi celles des milieux populaires ne disposant pas de capitaux familiaux mobilisables vont se retrouver exclues de ces réseaux et stigmatisées par le reste des jeunes et des adultes.

Lors de l'adolescence, ces jeunes filles passent beaucoup de temps à parler de leurs loisirs. Pendant l'enfance, elles bénéficient des équipements et des clubs au même titre que les garçons, puisque les enfants font du sport en mixité sans difficulté. Elles peuvent expérimenter une multitude de disciplines, y compris des sports collectifs relativement genrés. En revanche, à l'adolescence, elles vont devoir débuter ou poursuivre la pratique du sport en non-mixité, comme si la société découvrait à cette période qu'elles avaient un sexe. Elles sont très claires et lucides sur la situation, et pointent l'ensemble des disparités : une offre sportive moins variée, moins d'entraîneurs sportifs, moins d'accès aux équipements... L'offre à leur disposition est largement moins étoffée que celle dont disposent les garçons, les poussant à arrêter leurs activités sportives. La représentation sociale selon laquelle les filles n'aiment pas faire du sport, raison pour laquelle elles s'éloignent des pratiques sportives, est présente sur l'ensemble du territoire et largement partagée par les adultes, mais sur les territoires enquêtés, c'est aussi parce qu'elles y ont peu accès. Il faut qu'une personne se motive pour organiser une équipe de filles ou des matchs de sports collectifs, pour rechercher une équipe adverse pas trop éloignée, etc. À l'adolescence, au fil des années lycées, les filles sont jugées trop « vieilles » pour rester dans des équipes juniors. Elles rejoignent donc les équipes seniors pour y jouer avec des femmes de 30 ou 40 ans dont elles ne partagent pas les préoccupations. Je me souviens d'une fille m'ayant rapporté les propos d'une autre femme lors d'un match, parlant des soucis de santé de son petit dernier, sujet qui ne l'intéresse pas et qu'elle ne souhaite pas aborder. Elle veut des copines et va donc arrêter le basket, qu'elle pratique depuis sept ou huit ans, parce qu'elle ne s'y retrouve plus, ni sur les horaires, ni sur l'interconnaissance et les sociabilités juvéniles permises par la pratique sportive.

Cet éloignement des pratiques encadrées contribue au fait que les filles se retrouvent entre elles dans les intérieurs pour y développer elles-mêmes leur temps libre et leurs pratiques de loisirs qui ne sont pas valorisés au même titre que celles des garçons. Par exemple, un certain nombre de filles font des activités de Do It Yourself (DIY) en s'appuyant sur des tutoriels sur Internet. Elles acquièrent des compétences. En entretien, elles indiquent qu'elles ne font « rien » lorsqu'elles sont chez elles - ce « rien » est très intéressant à creuser en sociologie. Quand elles ne font « rien », elles conçoivent par exemple des bijoux. Dans ce cas, elles développent une véritable expertise technique. Une des filles m'a expliqué qu'elle avait acheté un fer à souder sur Internet. Je lui ai répondu « ah bon, tu fais de la soudure ? », ce à quoi elle a rétorqué « non, je ne fais que des bijoux ». En réalité, lorsqu'elle fait des bijoux, elle fait de la soudure. Cet exemple illustre à quel point des compétences non formelles acquises dans un cadre de loisirs, dédiées aux bijoux et positionnées dans la sphère féminine, ne sont pas transférables dans leur esprit comme étant des compétences qu'elles pourraient faire valoir dans un autre cadre - notamment professionnel.

Elles sont également nombreuses à soutenir leur famille. Elles deviennent rapidement des piliers dans l'organisation du foyer, la gestion des frères et soeurs (surtout lorsqu'ils et elles sont plus petits), la préparation des repas, la gestion des devoirs ou l'accompagnement et les visites chez les personnes âgées de leur entourage. Elles occupent une place particulière dans la famille, et nous indiquent toujours que la situation est différente pour leurs éventuels frères ou leurs copains garçons.

Je ne reviendrai pas sur les données objectives et statistiques, mais nous voyons bien que le fait d'occuper une place dans la situation locale et familiale, et d'avoir des parents qui croient en la méritocratie scolaire tout en ne bénéficiant que d'emplois peu qualifiés sur le territoire incite ces filles à mener des études courtes. S'y ajoutent la connaissance de personnes ayant réussi sans avoir nécessairement suivi de longs cursus et la rentabilité des études dans des milieux dans lesquels il est possible de s'en sortir sans avoir poursuivi d'études. Cette question constitue un point de friction entre les filles et leurs mères, les coûts des études étant multiples. Laisser partir sa fille représente un coût familial, car elle aidait à l'organisation locale, un coût économique par la nécessité de lui trouver un hébergement et d'assurer sa subsistance et ses déplacements ainsi qu'un coût amical et amoureux. Ces facteurs sont autant de freins à la mobilité géographique et à leurs aspirations d'accéder à des études éloignées de leur territoire d'origine et plus variées que celles qui sont proposées à proximité de chez elles.

Dans cette perspective de rentabilité, il ne faut pas oublier le doute qui peut exister d'une partie de leur entourage sur la pertinence de suivre des études universitaires très généralistes. En entretien, une fille m'expliquait avoir découvert la philosophie au lycée et avoir adoré cette matière. Elle en a parlé à sa mère, qui lui a répondu « mais tu as déjà vu une annonce de recrutement de philosophe ? ». Objectivement, il est vrai qu'il est difficile de justifier de l'intérêt et de la rentabilité des études de philosophie dans le spectre professionnel ouvert et offert sur le territoire. Derrière cette orientation de proximité et ces effets de structuration autour de l'offre de formation et d'économie du territoire, nous constatons un effet des ressources possibles et mobilisables pour obtenir un emploi, pour accéder à la formation et à l'information via l'interconnaissance et les différents parcours. L'exemple d'une connaissance ayant suivi un certain parcours est très fort. Au contraire, une personne ayant suivi un certain cursus avant d'échouer constitue une preuve qu'il est inutile d'en faire de même. En complément, les réseaux peuvent permettre d'accéder à certaines orientations ou certains emplois, en connaissant quelqu'un qui permettra d'atteindre telle ou telle situation.

Il m'a également semblé important de souligner la participation collective à l'invisibilisation du travail des jeunes femmes dans les territoires ruraux par les femmes et les hommes, par les adultes comme par les jeunes. On va considérer trop facilement ou trop souvent qu'il est normal pour une fille de « donner un coup de main ». Une fille ne travaille pas, elle « donne un coup de main ». Il est normal qu'elle s'occupe des enfants, puisqu'elle les aime. Les travaux en sciences sociales ont pourtant bien documenté le fait qu'aimer les enfants ne relevait pas de la biologie, mais d'une socialisation, d'une construction sociale. Elles ont appris à s'en occuper et à faire attention aux autres, en tant que filles. Elles sont sollicitées pour dépanner, pour être auprès de leurs proches et des familles, pour investir la vie quotidienne, sans que ces tâches ne soient qualifiées comme du travail. Elles vont également participer largement à la vie locale, sans en avoir la reconnaissance. J'ai par exemple assisté à plusieurs fêtes de village, où les garçons sont en charge du montage des barnums et de l'organisation des barbecues tandis que les filles travaillent avec leurs mères pour préparer les tables et le repas. Lors du discours d'introduction de l'élu local, les garçons et les hommes seront largement félicités pour la qualité de leur travail et leur performance physique. Les filles et les femmes ne recevront pas autant de remerciements publics, puisqu'il est « normal » d'organiser, d'assurer l'intendance, de préparer le repas et d'apprêter les tables. Cela participe à l'invisibilisation de leur participation dans l'espace local, et à la moindre ouverture des réseaux d'interconnaissance lorsqu'elles se trouvent dans ces lieux de participation.

Cette enquête a mis en évidence la difficulté pour certaines filles plus âgées d'investir les bastions plus masculins : rejoindre les pompiers, monter son activité... Une jeune femme qui avait décidé d'ouvrir un bar s'est vue opposer par les adultes plus âgés, femmes comme hommes, qu'il ne s'agissait pas d'un emploi pour les femmes, qu'elle ne saurait pas gérer les hommes, l'alcool, les ambiances et les bagarres. Il y a bien un rappel genré des compétences, alors même qu'une autre femme tient un bar dans le village d'à côté.

La situation des filles des milieux populaires habitant en zone rurale est intéressante car même si elles estiment - à juste titre - que leur vie n'est pas si différente de celle des autres jeunes femmes en France, leur discours pointe de nombreuses disparités en lien avec la classe sociale, le genre et le territoire. Les filles rencontrées évoquent pour un grand nombre d'entre elles un ensemble d'inégalités liées à leur situation rurale, et ce même parmi les plus jeunes. Elles évoquent tour à tour :

- leur éloignement des services publics ou des offres de soin ;

- le manque de transports en commun et leur coût - hors période touristique, elles doivent se contenter des transports scolaires, même lorsqu'elles ne sont plus scolarisées ;

- le peu de lieux de sorties symboliques en termes de sociabilité juvénile ;

- les grandes précarités de conditions de vie ;

- les disparités avec les touristes et les villes riches ;

- la concurrence, en termes d'emploi saisonnier, avec les filles ayant quitté le territoire pour revenir y travailler l'été ou avec les urbaines venant pendant les vacances parce qu'il est agréable de travailler à la mer ou à la montagne ;

- les inégalités de genre et l'expérience du sexisme dans la famille, le sport, les groupes de pair ou au travail, l'espace d'interconnaissance et la faiblesse du nombre d'emplois disponibles ne permettant pas de dénoncer l'ensemble des violences subies dans le cadre professionnel.

Les propos de ces jeunes filles ont mis en avant leur mobilité par rapport à la manière dont elles se sont construites. Elles font bien souvent l'expérience du départ avant les urbaines. Elles vont à l'internat dès l'âge de quatorze ans, quittent leur village pour se rendre au collège en transports scolaires, et s'éloignent davantage de leur domicile. Pour autant, ces expériences, qui construisent leur vie juvénile indépendamment de leur famille, sont peu valorisées. Nous observons également que ces filles ne craignent pas de s'installer dans la famille de leur conjoint ou de leur partenaire, pour autant la situation inverse n'a pas été évoquée ! Les filles osent le faire, quitte à occasionner une rupture avec leur propre réseau et à rompre avec l'ensemble des solidarités dont elles pouvaient disposer.

Enfin, elles bénéficient d'une proximité forte, intergénérationnelle et intra-genre avec leur famille. Nous avons constaté une relation mère-fille très importante dans l'ensemble des entretiens, y compris en cas de tensions ou de violences.

Avant de conclure, je souhaite aussi évoquer un documentaire Tantines lé Ô réalisé, au mois de janvier 2020, avant le confinement, sur les filles des milieux ruraux, dans les villages des « hauts », sur l'île de La Réunion. Ce documentaire avait pour objectif de rendre compte d'une autre manière des spécificités de ces jeunes femmes et de leurs trajectoires

Merci de votre attention.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup. Le clin d'oeil aux territoires ultramarins était important. Nous nous attachons régulièrement à valoriser et mettre avant leurs particularités.

Vos deux présentations se complètent et dressent un diagnostic assez sombre des conditions de vie de ces jeunes filles issues de milieux populaires. Il a été question dans vos propos de missions assez stéréotypées, d'autocensure, de jeunes filles s'orientant davantage vers des formations professionnalisantes et des parcours courts. Leur ouverture au monde est également relativement limitée, un internat dans une MFR étant très différent d'un échange Erasmus. Vous avez également accentué la différence d'investissement imaginé pour acquérir des formations dans d'autres départements. Ce tableau est assez consternant, puisque nous nous apercevons que ces jeunes filles des milieux populaires de certains départements n'ont pour horizon que d'acquérir rapidement une formation professionnalisante pour rester dans leur territoire et y exercer des missions très stéréotypées.

J'invite les rapporteurs et mes autres collègues à prendre la parole.

Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Bonjour à tous et merci. Je suis moi-même issue du milieu rural. J'ai vécu dans un village de moins de 1 000 habitants, et ai poursuivi des études supérieures. Quel parcours pour y parvenir ! Je n'ai pas ressenti cette pression.

Comment les filles qui sont parties ont-elles pu le faire, au vu des pressions sociales et genrées qu'elles peuvent être amenées à subir ? Vous avez indiqué ne pas disposer des chiffres concernant les jeunes décidant par la suite de revenir. Il est important pour le territoire que les personnes l'ayant quitté pour leurs études puissent y retourner.

Ensuite, vous constatez des différences en termes de sociabilité, de loisirs, de pratiques sportives, de parcours scolaire et professionnel. Avez-vous observé une différence entre les jeunes filles dont les parents se sont inscrits dans un parcours récent de mobilité vers le rural par rapport à celles dont les familles y sont installées de longue date ?

Vous avez indiqué qu'elles sont plus souvent en couple et dans des situations de cohabitation avec leur partenaire par rapport aux jeunes femmes urbaines. Que se passe-t-il en termes de maternité ? Est-elle plus précoce et plus importante pour ces jeunes femmes ?

Un article du Monde souligne le pouvoir du contrôle social qui s'exerce sur ces jeunes filles. S'explique-t-il uniquement par la persistance des stéréotypes de genre ?

Vous avez expliqué que les jeunes femmes sont très peu visibles dans l'espace public. Est-ce davantage une problématique que dans les milieux urbains ? Vous avez utilisé l'exemple terrible de la fête de village. Je me suis revue dans ce genre d'évènements au cours desquels les garçons étaient toujours cités. Ce poids des stéréotypes de genre me semble plus prégnant. Pour autant, la situation évolue-t-elle ? Surtout, avez-vous des idées permettant de la faire bouger ? Dans notre rapport, nous allons dresser un constat. Nous sommes à peu près tous d'accord pour dire que la mobilité est un sujet crucial. Je me suis retrouvée dans les parcours évoqués. Pour faire des études, il faut partir, ce qui représente un certain coût pour la famille. C'est donc plus compliqué pour les foyers plus précaires. Nous sommes preneurs d'idées. Je souhaite que nous fassions des recommandations en ce sens.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci. Je vous laisse vous organiser pour répondre. Il serait intéressant de voir ce qui se passe statistiquement pour toutes les femmes en milieu rural. Nous avons évoqué la difficulté des parcours pour ces jeunes filles issues de milieux populaires au regard des investissements nécessaires pour mener des études longues. Il existe aujourd'hui des outils pour accéder à la formation et pour partir. Pouvez-vous nous éclairer sur cette différence qui persiste ?

Mme Laurie Pinel. - Je vais revenir sur les premières questions posées, et notamment sur le parcours des parents récemment arrivés en zone rurale. Ceux-ci étant très peu nombreux, les chiffres dont nous pourrions disposer seraient donc statistiquement peu significatifs, raison pour laquelle nous n'en avons pas parlé.

Nous nous sommes également intéressés à la question d'une maternité plus précoce ou plus fréquente. Entre 18 et 24 ans, nous n'avons rencontré que peu de filles dans cette situation. Je ne peux donc pas vous apporter de réponse significative sur le sujet.

Concernant les jeunes filles qui partent, nous avons montré que la trajectoire scolaire n'était pas influencée par le milieu social. Les différences persistent même pour celles issues de milieux plus favorisés. Ce n'est pas une simple question de milieu, mais également de territoire, d'ancrage territorial et de stéréotypes.

Pour ce qui de formuler des préconisations, mon travail portant davantage sur un constat statistique, je préfère laisser Yaëlle Amsellem-Mainguy les développer.

Mme Yaëlle Amsellem-Mainguy. - Je ne pourrai répondre que sur les sujets sur lesquels j'ai travaillé. Une prochaine enquête à l'INJEP pourrait s'intéresser aux filles qui ont quitté leur territoire. Il peut être intéressant de se pencher sur ces femmes qui partent pour leurs études ou pour le travail, qu'elles reviennent ou non. J'en ai rencontré certaines, qui se retrouvent et se reconnaissent dans leurs parcours universitaires. Elles font corps ensemble et partagent leur éloignement par rapport aux filles de la ville qui possèdent leurs propres codes et leur propre socialisation. Mon enquête ne permet pas de disposer d'éléments sur ces questions.

La plupart des données sur les parents nouvellement installés concernent des personnes elles-mêmes issues du milieu rural. Je n'ai pas assisté à l'installation de ce qu'on peut appeler rapidement des néo-ruraux sur un territoire. Je ne peux donc pas la documenter. J'ai en revanche constaté l'implantation et la façon de gagner en notoriété et en notabilité locale pour ceux qui ne sont pas originaires d'un territoire donné et la manière d'accéder au réseau et à l'interconnaissance, en passant par l'implication dans une association, le bénévolat, le fait d'avoir un père pompier volontaire ou autre par exemple.

Dans cette enquête, nous voyons que la question de l'espace public est peu problématisée. Lorsque j'ai exposé mon projet dans les collectivités auprès des élus, ils m'ont demandé pourquoi je souhaitais mener une étude sur les filles. Je leur ai expliqué que lorsque les jeunes sont interrogés, ce sont le plus souvent les garçons qui le sont, puisqu'ils sont occupés, participent aux clubs, associations sportives, ou qu'ils font du bruit et prennent de la place dans l'espace visible de la ville ou du village. Les filles, quant à elles, ne dérangent pas ou peu. Elles n'ont pas autant de motos ou de scooters que les garçons. Elles seraient moins concernées par les problématiques d'alcool dans l'espace public. Elles demandent moins de city stades et occupent donc moins l'espace public par leurs activités physiques ou sportives. Elles s'y retrouvent donc moins. Pour autant, nous observons que les garçons utilisent ces espaces et que les filles y sont bien souvent aussi. Même en tant que spectatrices, elles n'ont pas de place, alors même que cette position d'observatrices pourrait les inviter à pratiquer tel ou tel sport.

Comme je le disais, les questions portant sur les jeunes dans les territoires s'orientent toujours vers les garçons. Mais où sont les filles ? Que font-elles ? Lorsque j'en parle aux élus locaux, ils prennent conscience de la situation. Les filles occupent les espaces intérieurs. Elles investissent un peu plus le scolaire et jouent davantage le jeu de l'école, ce qui inquiète moins les adultes. Elles posent moins de problèmes de gestion du bruit et inspirent moins de crainte. Elles sont donc moins visibles dans les discours publics et sociaux.

Enfin, le sujet de la faible invitation au départ est souvent revenu lorsque les filles interrogées évoquaient la possibilité ou le devoir de s'en aller, y compris à La Réunion. Cette question se retrouve du côté des parents et des enfants. Pour laisser sa fille partir, il faut déjà avoir fait cette expérimentation à l'occasion d'un séjour avec l'école ou d'une colonie de vacances. Ce processus de départ pourrait être enclenché en amont pour qu'il se déroule au mieux.

Cette situation est à son paroxysme dans cet exemple où une jeune fille a priori heureuse d'entrer en internat en septembre, malgré ses appréhensions, raconte sa première semaine qui s'est bien déroulée. Elle m'a indiqué que sa mère l'appelait chaque soir en pleurs, car elle ne s'en sortait plus sans elle. Je suis revenue dans ce même établissement trois semaines plus tard et y ai retrouvé cette jeune fille, qui m'a alors expliqué avoir quitté l'internat et ne pas savoir si elle pourrait mener sa formation à son terme, car sa mère ne pouvait pas faire face seule à cette situation. Elles ne s'étaient jamais quittées. Par cet exemple, un peu extrême, on constate l'importance de construire avec les parents et en particulier les mères, le départ progressif. Elle ne peut pas être portée uniquement par les jeunes si les adultes ne sont pas prêts et ne peuvent pas accompagner ces départs.

Je n'ai pas d'éléments mobilisables dans mon enquête concernant les maternités précoces. Je n'ai pas particulièrement rencontré de jeunes filles dans ces situations.

Concernant le contrôle social sur les fréquentations des filles, leurs tenues, leurs relations, il existe en milieu rural comme ailleurs. Il est des groupes qu'il est possible de fréquenter, et d'autres non. Les fréquentations des filles et leur réseau de sociabilité seront importants dans leur réputation locale, mais résonneront également avec la réputation de leur famille. Il peut être reproché aux parents de ne pas avoir réussi à tenir leur fille, comme il sera reproché à ces dernières de ne pas savoir tenir leur copain en cas de bagarre ou de problèmes d'alcool par exemple.

J'ai pu constater l'importance de la pérennité des équipes professionnelles de travailleurs sociaux et de jeunesse sur les territoires au regard de la rotation permanente dans certains lieux d'écoute car s'il n'est pas évident d'exposer sa vie une fois, il est encore plus compliqué de le faire régulièrement. J'ai vu des animatrices devenir plus importantes que certaines conseillères d'orientation dans la trajectoire des jeunes femmes, car elles les avaient suivies depuis leur enfance et à travers leur adolescence, jusqu'à leur entrée dans l'âge adulte. Les filles reviennent alors devant le centre de loisirs ou le centre social pour présenter leurs enfants ou leur conjoint, raconter leurs déboires professionnels... Elles connaissent une adulte à qui elles peuvent décrire le territoire sans avoir besoin de tout raconter.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces réponses complètes.

M. Marc Laménie. - Merci de vos interventions, et merci d'avoir choisi le territoire des Ardennes, que j'ai l'honneur de représenter depuis 2007 au Sénat. Vos études concernent à la fois la métropole et les outre-mer. Il était important de mener cette analyse sur les jeunes filles en milieu rural.

Vous avez été amenées à rencontrer et interroger de nombreuses jeunes femmes. Je sais que l'analyse des statistiques n'est pas simple. Parmi les problématiques relevées, nous pouvons également citer l'attractivité de nos territoires ruraux, qui passe par des problématiques de santé sociale, d'éducation, de formation. S'y ajoutent les jeunes reprenant les exploitations agricoles familiales, très présentes dans ces zones. Vous avez cité les maisons familiales rurales. Nous pouvons également mentionner les lycées agricoles. Certaines jeunes filles font des études pour reprendre l'exploitation familiale ou pour travailler avec leurs parents. Cet aspect reste important. Les jeunes filles jouent également un rôle essentiel dans le maintien des personnes âgées à domicile, aspect à prendre en compte en termes de formation et de métier.

Vous avez soulevé dans vos études le problème de la mobilité et le manque de transports en milieu rural. Si beaucoup de jeunes femmes disposent d'une voiture, ce n'est toutefois pas un fait général.

Vous avez rencontré des élus. Les communes, intercommunalités, départements et régions jouent un rôle primordial pour soutenir les territoires ruraux et la place que peuvent y prendre les jeunes femmes. Nous avons la chance de voir certaines entreprises favoriser l'embauche de main-d'oeuvre féminine.

Merci beaucoup.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci cher collègue. Je donne tout de suite la parole à Victoire Jasmin.

Mme Victoire Jasmin. - Je félicite nos deux intervenantes sur la qualité de leurs interventions. Je vais revenir sur la pratique sportive. Je viens d'outre-mer où j'y ai vécu en tant que maire, mais aussi en tant que jeune femme, puis femme. Les femmes qui souhaitent pratiquer un sport ont moins facilement accès, dans l'espace public, aux infrastructures sportives. Bien souvent, l'offre s'amenuise pour les filles à mesure qu'elles grandissent, les garçons étant les seuls pris en charge et pris en compte. La plupart du temps, les femmes qui travaillent et disposent d'un revenu leur permettant de se rendre dans les salles privées doivent recourir à un coach privé ou se rendre sur des parcours sécurisés qui, s'ils ont été installés, ne sont pas encore suffisamment attractifs. C'est un vrai frein, que nous constatons au regard des problématiques d'obésité sur nos territoires.

Je souhaite également évoquer les jeunes de Guadeloupe, notamment, qui sont obligés de venir sur le territoire hexagonal malgré l'offre de formation présente sur l'île. Ils ne reviennent pas toujours, après avoir fondé une famille en métropole, par exemple. Nous voyons bien que ce sont les anciens qui restent.

Des associations nous ont adressé des courriers pour nous faire part de discriminations à l'égard des femmes médecins, qui ne disposent pas des mêmes possibilités de formation que les hommes en tant qu'internes, en tant que seniors ou référentes, mais aussi sur les différents postes à pourvoir, même pour celles qui ont déjà une certaine expérience.

Enfin, les femmes souhaitant poursuivre une activité artistique, humoristique ou culturelle rencontrent également plus de difficultés et d'obstacles que les hommes. Elles bénéficient aussi d'un réseau moindre.

Merci à tous.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous laisse vous organiser comme vous le souhaitez pour répondre à ces interventions.

Mme Laurie Pinel. - Je vais d'abord répondre quant à l'attractivité de la formation en direction des personnes âgées ou au sein des lycées agricoles. Je l'évoquais en parlant de trajectoires plus courtes et de la répartition sur le territoire. Les écoles d'infirmières ou de formation à l'aide à la personne y sont très présentes. Des études montrent que les jeunes femmes des territoires ruraux s'orientent plutôt vers des formations relevant des soins apportés aux personnes. Je ne dispose pas d'éléments concernant les exploitations agricoles, mais il me semble que des études de terrain ont également porté sur ce point.

Je ne suis pas revenue sur les problématiques de mobilité dans ma présentation, car elles ne sont pas spécifiques aux jeunes femmes, mais plutôt aux jeunes ruraux. Ils se déplacent beaucoup plus souvent en voiture ou en deux-roues, et sont beaucoup plus nombreux à détenir le permis de conduire. La DREES a publié l'été dernier une étude sur les jeunes en zone rurale. Neuf jeunes sur dix se déplacent quotidiennement en deux-roues ou en voiture sur ces territoires, contre sept sur dix pour les jeunes urbains.

Mme Yaëlle Amsellem-Mainguy. - S'il n'existe pas de différence d'un point de vue statistique, nous avons observé lors de nos entretiens que les filles étaient bien plus freinées que les garçons dans l'acquisition d'un deux-roues. On leur oppose que la route leur serait plus dangereuse, que les gens conduiraient tous comme des fous ou alcoolisés et qu'elles ne seraient pas en mesure de faire face à une panne. Lorsqu'elles réussissent à bénéficier d'un deux-roues, il est souvent moins performant que celui de leurs copains.

En effet, les filles sont majoritaires au sein des personnels des EHPAD et dans les métiers d'auxiliaire de vie ou d'aide à la personne. Pour autant, elles occupent des postes extrêmement précaires. Ce travail difficile et peu reconnu dans sa légitimité, mais aussi en termes de rémunération, devrait faire l'objet de réflexions. Cette trajectoire pourrait être valorisée grâce à des postes pérennes avec des contrats permettant d'accéder à des emprunts pour acheter une voiture, une maison ou un appartement. Dans un premier temps, ces jeunes femmes sont positionnées sur des remplacements ne leur permettant pas d'atteindre l'indépendance économique à laquelle elles aspirent.

Je pourrais vous faire parvenir des travaux portant sur les jeunes ruraux et le monde agricole. Certaines jeunes femmes participent à la vie des exploitations, même s'il ne s'agit pas de la grande majorité des jeunes en milieu rural rencontrées du fait des territoires enquêtés.

Dans les outre-mer, l'injonction au départ est encore plus forte qu'en France hexagonale. Elle est encore plus exacerbée dans les discours affirmant qu'un jeune souhaitant s'en sortir se doit de parcourir 9 000, 11 000 ou 25 000 kilomètres alors qu'il vient parfois d'un petit village.

Vous évoquiez les pratiques et compétences culturelles et artistiques. Nous avons rencontré une comédienne à l'occasion du reportage Tantines lé Ô que je mentionnais précédemment. Nous avons suivi son parcours. Elle devait se rendre à Avignon l'année dernière, mais ce déplacement a malheureusement été annulé. Elle s'accroche, mais nous avons bien vu que son chemin était plus difficile que celui de ses homologues masculins pour obtenir une reconnaissance et pour que sa passion soit considérée comme un travail et non comme un passe-temps.

Enfin, sur la question sportive, vos observations sur l'outre-mer se retrouvent clairement en France hexagonale. Il n'y a pas de spécificités ultramarines concernant les espaces dans lesquels les filles ne se sentent pas à l'aise pour faire du sport, et les parcours de santé ou les voies vertes sur lesquels il pourrait se passer des choses. Le sentiment de sécurité ou d'insécurité des filles dans l'espace public ou sportif se pose au fil de l'adolescence, en même temps que les questions de sexualité et de légitimité d'être une femme dans l'espace social.

Merci pour votre éclairage.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci de cette audition qui nous a permis de dresser un tableau un peu sombre des possibilités qu'ont les jeunes filles des territoires ruraux de s'orienter vers des carrières différentes de celles du soin à la personne. Vous avez pointé de nombreux freins plus spécifiques aux jeunes issus des milieux populaires, avec cette difficulté d'accès à une formation éloignée de leur domicile.

Nous allons poursuivre nos travaux avec l'équipe des huit rapporteurs. Je vous remercie pour les données statistiques qui nous seront très précieuses et contribueront à nos réflexions.

Pour nous qui sommes issus des territoires ruraux, mais qui avons eu la chance d'accéder à des formations à l'extérieur, de bouger et pouvoir imaginer autre chose que de rester dans notre ville et de fonder une famille, votre présentation brosse le tableau d'une réalité qui pouvait par moment nous apparaître caricaturale au regard de ce que nous vivons nous-mêmes. Je pense que les représentations féminines manquent pour que ces jeunes filles puissent s'identifier et voir plus loin.

Merci pour cette présentation à deux voix. Je remercie également les sénateurs et sénatrices de leur présence