Mercredi 7 avril 2021

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de S.E. M. Ihara Junichi, ambassadeur du Japon en France

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'Ambassadeur, mes chers collègues, nous avons l'immense honneur d'accueillir aujourd'hui son excellence IHARA Junichi, ambassadeur du Japon en France. C'est un grand plaisir Monsieur l'Ambassadeur de poursuivre les entretiens que nous avons déjà eus ensemble et de les partager avec mes collègues en présentiel comme en visioconférence. Nous souhaitons pouvoir évoquer nos analyses complémentaires, pour ne pas dire nos analyses communes, du contexte géostratégique actuel assez bouleversé, et singulièrement notre conception partagée d'un monde indopacifique libre et ouvert. Je vous remercie de vous être rendu disponible pour cet échange.

Depuis lundi, nos nations participent, avec l'Australie, les États-Unis, et pour la première fois l'Inde, à un exercice naval dirigé par la France dans le golfe du Bengale. Il permet à nos cinq nations, partageant les mêmes préoccupations et les mêmes objectifs dans cette perspective de développer des liens plus étroits, d'aiguiser leurs compétences et de promouvoir une coopération maritime essentielle dans un indopacifique libre et ouvert. Il s'agit de la deuxième édition de cet exercice - le premier nommé « La Pérouse » s'était tenu en 2019 et avait mobilisé le porte-avions Charles de Gaulle.

Vous nous direz, Monsieur l'Ambassadeur, comment cette coopération illustre l'engagement de nos deux pays en faveur d'un monde indopacifique régi par la pleine reconnaissance du droit international et la recherche de solutions pacifiques aux litiges nombreux dans cet espace caractérisé par un accroissement très fort des tensions, la militarisation accrue des acteurs et, il faut bien le dire, l'expression trop fréquemment agressive de la Chine. Vous nous direz aussi comment vous interprétez la situation créée par la Corée du Nord, qui a une conception de l'espace aérien un peu particulière et qui engage ses missiles dans l'espace aérien japonais, ce qui est absolument contraire à toutes les règles du droit international.

Le Premier ministre Abe Shinzo avait développé tout au long de son mandat une politique étrangère dite de « pacifisme proactif », devant permettre la pleine participation du Japon aux opérations de maintien de la paix notamment. Nous lui en sommes très reconnaissants. Vous nous direz, Monsieur l'Ambassadeur, si le nouveau Premier ministre Suga Yoshihide a déjà défini les nouvelles caractéristiques de sa politique extérieure ? Quelle analyse le Japon fait-il de la confrontation entre une Chine plus puissante que jamais et des États-Unis en voie de réaffirmation sur la scène internationale, et plus particulièrement dans le monde indopacifique ? Quelles conséquences toutes ces tensions emportent-elles, tant pour Hong-Kong et Taïwan, que pour les îlots de la mer de Chine, ou encore la Birmanie en proie à une répression sanglante que nous condamnons très fermement ?

Enfin, nous souhaitons bien sûr échanger avec vous sur la relation bilatérale privilégiée qui unit nos deux pays, caractérisée par notre dialogue stratégique, nos engagements réciproques en faveur du multilatéralisme, du climat pour lequel le Japon fait beaucoup, et d'une connectivité favorable au développement des pays concernés et traversés. Nous aurons aussi, dans quelques semaines, à examiner une convention entre nos deux pays sur les relations entre l'Union européenne et le Japon, afin notamment de renforcer notre coopération en matière de politique étrangère et de sécurité.

Monsieur l'Ambassadeur, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes, avant d'inviter mes collègues à vous poser leurs questions.

SE M. Ihara Junichi, ambassadeur du Japon en France. - Merci monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, tout d'abord, je tiens à vous remercier de m'avoir donné l'occasion de m'exprimer devant vous. C'est un grand honneur pour moi en tant qu'ambassadeur du Japon d'être invité au Sénat, surtout dans cette salle magnifique. De plus, comme Monsieur le Président l'a rappelé, il est tout à fait opportun de discuter de notre partenariat d'exception, notamment de notre coopération dans l'espace indopacifique.

Avant d'aborder ce sujet, je souhaite revenir brièvement sur le contexte géopolitique et sécuritaire dans lequel se trouve le Japon et évoquer les considérations qui se trouvent derrière notre concept de l'indopacifique libre et ouvert.

Si vous regardez deux cartes, une du Japon et l'autre de la France, avec un rayon de 1 500 km autour de Tokyo et de Paris, vous constaterez que la France est entourée par ses alliés de l'OTAN tandis que le Japon a un voisinage beaucoup plus compliqué. La Russie et la Chine sont des puissances nucléaires et la Corée du Nord n'a cessé d'augmenter ses capacités nucléaires et de missiles en violation des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Il est à noter en particulier que la Chine, en modernisant rapidement ses capacités militaires, se comporte de plus en plus agressivement. Par exemple, le nombre de décollages d'urgence dans l'espace aérien japonais s'élevait à environ 800 l'année dernière. Dans le passé, la majorité de ces événements était le fait d'avions russes. Aujourd'hui, environ 70 % sont des avions chinois. Par ailleurs, la Chine fait régulièrement intrusion dans les eaux autour des îles Senkaku, contrôlées légalement et effectivement par le Japon mais revendiquées par la Chine à partir des années 1970.

Face à un tel environnement sécuritaire, le Japon s'appuie sur son alliance avec les Etats-Unis pour compléter sa propre capacité de défense. Dans ce cadre, les Etats-Unis appliquent au Japon leur politique de dissuasion nucléaire étendue. Cette alliance permet aussi le déploiement avancé des forces américaines en Asie, garantissant la paix et la stabilité de la région.

Or les intérêts stratégiques du Japon vont bien entendu au-delà de l'Extrême-Orient car notre prospérité dépend aujourd'hui d'un environnement international beaucoup plus large. Tout particulièrement, l'espace indopacifique est considéré comme vital avec sa population qui représente la moitié du monde et ses voies de transport qui traitent un tiers du commerce mondial.

En 2007, lors de sa visite en Inde, le Premier Ministre Abe s'est exprimé pour la première fois sur la nécessité de faire de l'Océan Indien et de l'Océan Pacifique une zone de paix et de prospérité. En fait, cette vaste région fait face à plusieurs défis qui pourraient affecter la paix et la prospérité. Permettez-moi de vous donner deux exemples. Tout d'abord, la mer de Chine méridionale sert au transport maritime principal entre l'Asie de l'Est et le reste du monde. La Chine tente de modifier unilatéralement le statu quo en construisant des bases militaires sur des récifs qui sont revendiqués par plusieurs États riverains comme les Philippines, le Vietnam, la Malaisie et Brunei. Elle se justifie en invoquant son droit historique sur l'espace maritime entouré par la « ligne en neuf traits », qui n'a aucun fondement juridique en droit international.

Par ailleurs, la Chine a récemment adopté une loi autorisant ses garde-côtes à prendre des mesures coercitives dans les eaux qu'elle considère comme relevant de sa juridiction, ce qui compromet la liberté de navigation.

Concernant la prospérité et le développement durable dans la région, beaucoup de pays indopacifiques ont besoin d'investissements dans les infrastructures, en particulier celles pour améliorer la connectivité comme un port ou un chemin de fer. Toutefois, les prêts de l'extérieur qui ne tiennent pas compte de la soutenabilité de la dette ou des infrastructures de mauvaise qualité risquent d'entraver le développement durable, ce qui rend leur indépendance fragile.

Au vu de ces enjeux et de la réalité à laquelle fait face cette région, le Japon oeuvre pour l'indopacifique libre et ouvert. Cette initiative comporte trois volets.


· Le premier volet est relatif à la préservation et à la promotion des valeurs universelles comme la liberté et la démocratie en consolidant les principes fondamentaux de l'état de droit et du respect des droits de l'Homme.


· Le second concerne la poursuite de la prospérité à travers le développement durable en renforçant notamment la connectivité avec des infrastructures de qualité.


· Le troisième volet couvre les efforts en faveur de la paix et de la stabilité notamment dans le domaine de la sécurité maritime et de la liberté de navigation.

La France, par ailleurs, est le seul pays d'Europe qui est véritablement indopacifique car elle a des territoires d'outre-mer dans l'Océan Indien et dans l'Océan Pacifique. Il est donc naturel que le Japon et la France attachent une importance particulière à la coopération dans cet espace, dans le cadre de notre partenariat d'exception. Notre coopération a déjà donné de premiers résultats. Les exercices conjoints entre les forces japonaises et françaises ont été renforcés, selon les circonstances, en collaboration avec les forces américaines, australiennes et indiennes, tels que « La Pérouse » qui est en cours aujourd'hui même dans l'Océan Indien. La mission « Jeanne d'Arc » est par ailleurs attendue au Japon dans les mois qui viennent.

Dans le domaine des équipements de défense, nous travaillons ensemble pour développer un drone sous-marin qui améliorera notre capacité à détecter les mines. Le premier dialogue maritime global entre le Japon et la France a eu lieu en septembre 2019 à Nouméa, et le second suivra cette année.

Nos deux pays continuent d'identifier des projets concrets prometteurs en utilisant le cadre du groupe de travail sur l'indopacifique.

Nous souhaitons maintenir cette dynamique tout en profitant de diverses opportunités de dialogue y compris entre nos deux chefs d'Etat et dans le cadre du dialogue « 2 + 2 », prévoyant des réunions ministérielles bilatérales dans les domaines des affaires étrangères et de la défense.

Pour réaliser l'indopacifique libre et ouvert, élargir le concert des nations est indispensable. À ce propos, le Japon est reconnaissant à la France qui s'efforce d'établir la stratégie indopacifique au niveau européen. Le ministre japonais des affaires étrangères, Monsieur Motegi, a d'ailleurs participé au Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne en janvier dernier pour parler de l'indopacifique avec ses homologues européens.

La collaboration avec les Etats-Unis est aussi essentielle. Nous sommes encouragés par la volonté politique manifestée à cet égard par l'administration Biden. L'Australie et l'Inde sont également nos partenaires privilégiés. Le Japon coopère avec ses trois pays dans le cadre du Quad. Je me réjouis d'ailleurs des progrès de la coopération trilatérale entre la France, l'Inde et l'Australie. Il est également important de coopérer avec les pays de l'ASEAN qui sont situés à un point stratégique reliant les deux océans.

Enfin, la coopération indopacifique n'est pas le seul sujet qui est discuté dans le cadre du partenariat d'exception entre nos deux pays. Je vais me contenter de vous présenter ici deux nouveaux axes dans lesquels le Japon et la France pourraient coopérer davantage : le « vert » et le « numérique ».

Plutôt que de considérer les défis environnementaux comme une entrave à la croissance, assurer la durabilité de l'environnement doit être considéré comme une opportunité voire un moteur de croissance. C'est la pensée essentielle de notre Premier ministre, Monsieur Suga, qui a annoncé en octobre dernier que le Japon vise, comme l'Union européenne, la neutralité carbone d'ici 2050. En décembre, il a aussi formulé la « stratégie de croissance verte » du Japon qui est très ambitieuse et comporte des objectifs chiffrés dans 14 domaines différents tels que l'hydrogène, l'éolien, le photovoltaïque, etc.

Quant à la transition numérique, la crise sanitaire que nous traversons nous a donné l'occasion de revoir nos modes de travail et de service prévalant jusqu'à aujourd'hui, avec le télétravail, la télémédecine, l'enseignement à distance, etc. Toutes ces innovations reposent sur les technologies numériques. Le gouvernement Suga envisage de profiter de cette opportunité pour promouvoir à la fois la numérisation de la société japonaise et la réforme administrative pour revitaliser le Japon.

Ces nouvelles orientations du Japon vers le « vert » et le « numérique » sont en parfait accord avec les priorités de la France. Je suis donc convaincu que la coopération entre nos deux pays dans ces domaines est pleine de potentiels.

A l'occasion d'un échange précédent, vous avez souligné, Monsieur le Président, qu'il serait essentiel pour les parlementaires français et japonais d'approfondir ensemble les questions diplomatiques et d'autres sujets importants pour nos sociétés. Je suis entièrement d'accord avec vous. Dès que la situation sanitaire le permettra, je souhaite que les échanges entre les deux Parlements, notamment entre les commissions des affaires étrangères et de la défense, reprennent. Je souhaite également que nous puissions profiter d'échanges bilatéraux de haut niveau, notamment la visite du Président Macron au Japon que nous espérons à l'occasion des Jeux Olympiques de Tokyo pour porter plus haut le niveau des relations entre nos deux pays.

M. Christian Cambon, président. - Merci monsieur l'ambassadeur de cette présentation très complète des défis que le Japon doit relever dans un univers géostratégique compliqué face aux prétentions de ses voisins.

Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Ma question porte sur les politiques de santé. Pour élaborer des politiques de santé, le Japon a créé un programme dans certaines régions qui utilise des appareils de surveillance individuelle auprès de citoyens âgés pour créer une base de données et effectuer des statistiques. Avec le NTT Data Institute of Management Consulting, filiale de la plus grande entreprise de télécommunications du Japon, le programme SWCAI est né en 2020 : il sera développé dans certaines régions pour soutenir les initiatives des gouvernements locaux et pour renforcer la capacité des municipalités à formuler des politiques de santé par l'intelligence artificielle avec des données médicales sécurisées.

Dans un écosystème de numérisation et de digitalisation mais aussi de cyberattaques, quelles sont les limites de l'intelligence artificielle ? Quel est le ressenti de la population sur ces innovations ? Estimez-vous que vos objectifs de sécurisation des données sont atteints ? Comment le Japon se prémunit-il des potentielles fuites des données sensibles qui sont collectées ? Qu'est-ce qui différencie la France du Japon sur ces sujets ?

M. François Bonneau. - Vous avez évoqué les défis que le Japon doit affronter, et notamment les défis géostratégiques mais je souhaite vous interroger plus particulièrement sur le défi du vieillissement de votre population, même si le Japon n'est pas le seul pays à y faire face. Face à une baisse de la natalité, comment le Japon répond-il au défi d'une baisse potentielle de sa population ?

Mme Michelle Gréaume. - Comment le Japon a-t-il poursuivi ses travaux en prévision des Jeux Olympiques et Paralympiques et comment appréhendez-vous cet événement compte tenu de la recrudescence de la pandémie ? De plus, dans le quotidien Yomiuri shinbun, qui est le plus lu au Japon, on apprend que 80 % des personnes interrogées sont opposées à la venue d'étrangers pendant cet événement tandis que 52 % souhaitent son report ou son annulation.

Ma deuxième question concerne les tensions entre le Japon et la Chine autour des îles Senkaku. Compte tenu des investissements de la marine japonaise et de la montée en puissance militaire de la Chine, les îles Senkaku demeurent une épine dans la défense japonaise et un point de tension important dans les relations sino-japonaises qui pousse malheureusement à une course aux armements. Le retour à la diplomatie est-il envisageable dans ce contexte ?

Mme Nicole Duranton. - Compte tenu des excellentes relations qui lient nos deux pays et l'accélération de la transformation numérique qui s'impose face aux nouveaux défis structurels du monde, je souhaiterais connaître votre point de vue sur les partenariats envisagés entre le Japon et la France dans le domaine technologique.

M. Richard Yung. - Ma question portera sur le droit civil et plus particulièrement sur le droit de la famille. Il s'agit de la question de la garde et de l'enlèvement des enfants issus de couples franco-japonais lorsqu'il y a séparation. Le droit japonais ne reconnaît pas la garde partagée ni l'exercice partagé de l'autorité parentale, ce qui entraîne des situations extrêmement douloureuses. Je sais que le Japon a lancé une réforme de son code de la famille et envisage de moderniser la garde parentale. Lors de sa visite au Japon, le Président Macron avait proposé au Premier Ministre de l'époque de réactiver le comité consultatif franco-japonais sur ces questions, permettant d'en discuter entre nos deux ministères de la Justice. Où en sommes-nous sur ces questions ?

M. Hugues Saury. - Il y a deux ans, sa majesté l'empereur Nahurito a succédé à son père, l'empereur émérite Akihito. Le cabinet du Japon a annoncé le commencement de l'ère Reiwa et Monsieur Suga a formellement été élu Premier Ministre par la chambre des représentants. Estimez-vous que ce renouvellement important de la vie politique japonais conduise à un changement de paradigme diplomatique ?

M. Gilbert Roger. - Une renégociation des accords sur l'installation des bases américaines sur le territoire japonais doit avoir lieu. Qu'attendez-vous de ce renouvellement des accords ? Pensez-vous que les Américains accompagneront le Japon dans les infrastructures de qualité que vous avez évoquées et qui représentent pour beaucoup de pays asiatiques une alternative à l'absorption par les routes de la Soie ?

M. Ludovic Haye. - Vous avez dit vouloir faire des défis environnementaux une véritable opportunité et un moteur de croissance. Je sais que le Japon souhaite être leader dans la production d'hydrogène, notamment au travers de la collaboration entre Panasonic et Tokyo Gas. Le Japon s'est inscrit dans une démarche ambitieuse mais se chauffer avec l'hydrogène reste une technologie chère (environ 13 000 euros par maison). Panasonic a émis le souhait de s'associer avec des leaders européens. Vous avez déjà mené cette démarche au Japon autour d'un consortium de 24 grandes entreprises. Comment voyez-vous une association entre l'Europe et le Japon dans ce domaine ?

M. Guillaume Gontard. - Ma question porte aussi sur la stratégie énergétique et de développement durable du Japon. Nous avons connu le triste dixième anniversaire de Fukushima, catastrophe qui a fortement marqué le Japon. J'ai lu que 75 % de la population japonaise est favorable à la sortie progressive du nucléaire. Je souhaite donc connaître plus précisément cette stratégie. Quelles sont les orientations prises pour la sortie du nucléaire ? Sur quelles énergies renouvelables le Japon s'oriente-t-il ? Par ailleurs, des solutions sont-elles identifiées pour le stockage de l'eau radioactive, qui est devenu un déchet suite à l'accident de la centrale ? Pouvez-vous aussi revenir sur vos réflexions en cours sur la gestion des risques naturels (séisme, tsunami, etc.) ?

M. Olivier Cadic. - La présence économique française au Japon est ancienne. La chambre de commerce France-Japon a plus d'un siècle. Elle fut la première chambre indépendante au Japon en 1918 et demeure la plus importante chambre européenne au Japon. L'accord de libre-échange entre le Japon et l'Union européenne en vigueur depuis deux ans favorise nos échanges. J'aimerais savoir si vous avez fait un premier bilan de cet accord.

Après les déclarations fracassantes de l'ambassadeur de Chine en France à l'égard de sénateurs français qui souhaitent se rendre à Taïwan prochainement, quelle est la position du Japon vis-à-vis des demandes de Taïwan pour participer aux organisations internationales comme l'OMS et Interpol ?

M. André Gattolin. - Ma question porte sur les relations du Japon avec le Royaume-Uni. Le 23 octobre dernier, vous avez signé un traité de libre-échange. Le Royaume-Uni se tourne désormais largement vers l'indopacifique. Les relations entre vos pays sont très importantes puisque plus de 1 000 sociétés japonaises sont implantées sur le territoire britannique. Où en êtes-vous de vos relations ? On parle notamment dans les milieux britanniques d'une possible adhésion du Royaume-Uni au dialogue quadrilatéral pour la sécurité et d'un intérêt très fort de nos amis britanniques pour le partenariat transpacifique pour lequel le Royaume-Uni souhaiterait être parrainé par le Japon.

M. Alain Houpert. - Je souhaite vous interroger sur la gestion de la crise sanitaire au Japon et sur les raisons de la faible vaccination dans votre pays. Je souhaite aussi vous interroger sur l'utilisation intensive d'antibiothérapie précoce, en particulier avec un antiparasitaire (l'ivermectine).

M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, nous vous écoutons.

SE M. Ihara Junichi - Merci pour toutes vos questions qui dénotent l'étendue de votre intérêt pour mon pays.

Vous m'avez interrogé sur les innovations dans le domaine de la santé et sur le traitement des données. Au Japon, comme dans l'Union européenne, nous pensons qu'il est très important de protéger les données personnelles. Nous avons donc mis en place tous les dispositifs nécessaires pour les protéger. Cette solution est essentielle car dans les campagnes et dans les petites communautés, la population diminue et il est donc plus difficile d'y apporter un service de santé. L'utilisation de la technologie est donc indispensable pour compléter notre capacité à rendre le service nécessaire à la population.

En effet, le vieillissement de la population est peut-être le défi le plus sérieux pour le Japon. Le taux de natalité se situe autour de 1,4, ce qui n'est pas suffisant pour maintenir la population à son niveau actuel. Traditionnellement, le Japon a toujours été très prudent quand il s'est agi de faire appel à des travailleurs étrangers. Or beaucoup de secteurs industriels et de commerces ont besoin de main d'oeuvre. Face à ce constat, le gouvernement a essayé d'assouplir le régime en vigueur pour permettre à plus d'étrangers de venir au Japon pour travailler.

Parallèlement, nous cherchons à valoriser aussi deux groupes de Japonais : les femmes et les personnes âgées. Tout d'abord, il faut encourager les femmes japonaises à travailler même après le mariage et après la naissance des enfants. Concernant nos aînés, je rappelle que l'âge de la retraite est traditionnellement de 55 ans ou de 60 ans. Or beaucoup de personnes au-delà de 60 ans sont encore actives et en bonne santé ; il faut s'appuyer sur elles pour revitaliser la société japonaise. L'âge de la retraite a déjà été repoussé et nous envisageons de le repousser encore. D'ailleurs, beaucoup de personnes âgées veulent continuer à travailler. Nous devons par conséquent mettre en place les conditions nécessaires pour que les personnes âgées puissent continuer de contribuer à l'avenir de la société.

Pour ce qui concerne les Jeux Olympiques et Paralympiques dont l'ouverture est prévue le 23 juillet, le comité d'organisation est en train de fournir tous les efforts pour que les Jeux soient menés de manière sûre et sécurisée. Le sondage que vous avez évoqué d'un quotidien japonais signifie que beaucoup de Japonais s'inquiètent de la tenue des JO dans leur pays et craignent la propagation du coronavirus. Ils ne sont pas opposés à l'organisation des Jeux Olympiques mais simplement inquiets. Il appartient donc au gouvernement de rassurer la population et de lui dire que les Jeux Olympiques et Paralympiques seront organisés de manière sûre et sécurisée. C'est pour cette raison que, récemment, nous avons décidé que les Jeux se dérouleraient sans spectateurs d'outre-mer.

J'en viens maintenant à la situation dans les îles Senkaku. Après la restauration dite Meiji, dans la deuxième partie du XIXe siècle, nous avons envoyé une mission d'investigation dans ces îles alors inhabitées pour vérifier si d'autres autorités exerçaient un pouvoir sur ces îles. À cette époque, aucun pays n'en exerçait. Aussi, suivant la procédure internationale, le gouvernement a intégré les îles Senkaku dans le territoire japonais et aucun pays ne l'a contesté. Cette situation a continué jusqu'aux années 1970. Après la diffusion d'informations sur la présence potentielle de ressources hydrocarbures sur ce territoire, la Chine a commencé à s'y intéresser et les a revendiquées. Mais ces îles ont toujours été administrées par le Japon. Les États-Unis s'engagent aujourd'hui à protéger l'intégralité du territoire japonais, y compris ces îles, d'après l'article 5 du traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon.

Quant à la possibilité de résoudre ce problème par la voie diplomatique, bien entendu, en général, la solution diplomatique est toujours préférable. Mais, d'après le gouvernement du Japon, il n'y a pas de problème car ces îles appartiennent depuis toujours au Japon. Aucune solution diplomatique n'est donc à invoquer. Il faut simplement que la Chine arrête de les réclamer.

M. Christian Cambon, président. - Sur quelle base juridique la Chine revendique-t-elle ces îles ?

SE M. Ihara Junichi. - La Chine met en avant quelques documents chinois qui mentionnent ces îles.

Au sujet du numérique et de nos coopérations technologiques, j'ai récemment visité le campus Paris Saclay et j'ai été très impressionné par les coopérations entre les universités, les grandes écoles et les entreprises. Il existe un fort dynamisme autour de l'innovation en France et beaucoup de start-ups. Au Japon, les industriels s'intéressent à cette dynamique française et nous essayons de créer un environnement qui favorise la coopération technologique entre la France et le Japon. La chambre de commerce et d'industrie de la région Paris - Île-de-France et notre groupe des industriels japonais discutent des moyens de favoriser et d'encourager ces échanges et la coopération dans ces domaines.

Concernant la difficulté des parents français à voir leurs enfants après un divorce avec un conjoint japonais, je suis tout à fait conscient de la gravité de cette question. Il faut la traiter de manière proactive. Cependant, le système japonais et le système français ne sont pas identiques. En effet, le système japonais ne reconnaît pas le partage de l'autorité parentale aux parents séparés. Le droit parental ne peut appartenir qu'à un seul parent. Dans ce cadre, nous essayons donc de trouver une solution équilibrée. Ce qui importe, c'est le bien-être des enfants. Le gouvernement doit donc faciliter la concertation entre les parents et c'est pourquoi le comité consultatif pourrait faciliter les discussions entre les parties concernées. De plus, le problème est plus large et concerne également les enfants issus de parents japonais séparés. Il nous faut trouver une solution équitable en mettant d'abord l'accent sur le bien-être et le bonheur des enfants.

L'empereur pour les Japonais est une personnalité très importante mais l'empereur n'a aucun pouvoir politique. Par conséquent, le changement d'empereur n'affecte pas du tout la politique japonaise. Cependant, ce renouvellement change l'atmosphère et tous les Japonais se félicitent d'avoir un nouvel empereur.

L'année dernière, Monsieur Abe a par ailleurs démissionné et Monsieur Suga lui a succédé. Pendant près de 8 ans, Monsieur Suga a été le secrétaire général du gouvernement de Monsieur Abe. Monsieur Suga a donc été impliqué dans toutes les dernières réformes importantes. Il a indiqué qu'il allait poursuivre la politique de Monsieur Abe, mais il propose des avancées dans trois domaines. La première accélération concerne la lutte contre le changement climatique. Le Japon avait d'abord hésité à s'engager en faveur de l'objectif « zéro carbone pour 2050 » mais Monsieur Suga a décidé de réaliser la neutralité carbone d'ici 2050. Le deuxième changement est que Monsieur Suga comprend très bien l'importance du numérique car il a été autrefois ministre chargé des Communications. Au Japon, il n'existait pas d'agence nationale en charge du numérique et le Premier ministre a annoncé la création d'une telle agence. La loi a été proposée à la Diète et cette nouvelle agence devrait voir le jour en 2021. Le troisième changement est relatif à la réforme administrative. C'était aussi la troisième flèche des « Abenomics », qui n'a pas abouti pendant son mandat. C'est donc un sujet à approfondir pour dynamiser la société japonaise. Monsieur Suga a nommé Monsieur Kono, ancien ministre des affaires étrangères et bien connu pour son aversion contre la bureaucratie, pour mener à bien cette réforme, signe que le gouvernement Suga a la ferme intention d'aboutir dans ce domaine.

Vous m'avez aussi interrogé sur nos relations avec les États-Unis. Le sujet du renouvellement du traité de sécurité n'est pas un sujet entre les deux pays. Nos deux pays considèrent que ce traité de sécurité fonctionne très bien et qu'il n'existe pas de raison de le revoir ou de le revisiter.

Concernant les infrastructures de connectivité, notre souhait est de proposer des alternatives aux pays en voie de développement. Les aides chinoises sont souvent des prêts, ce qui aggrave l'endettement de ces pays. De plus, les infrastructures proposées par les Chinois ne sont pas forcément durables. Il apparaît donc nécessaire d'offrir une alternative à ces pays en voie de développement. C'est l'un des aspects de la politique de l'indopacifique libre et ouvert.

Pour répondre à vos questions sur l'environnement, l'hydrogène est vu comme la technologie du futur au Japon. Sur les véhicules, l'hydrogène n'est pas encore une énergie leader. Des investissements doivent donc être consentis et des solutions doivent être proposées en matière d'infrastructures. La question est aussi de produire l'hydrogène. L'utilisation du gaz naturel est certes une technique moins polluante que d'autres mais notre objectif doit être de produire de l'hydrogène grâce aux énergies renouvelables. C'est un défi sur lequel nous travaillons.

Vous m'avez aussi interrogé plus globalement sur notre stratégie énergétique. Le Japon a annoncé sa stratégie de neutralité carbone d'ici 2050. D'ici la COP 26, chaque pays devra donc afficher une feuille de route plus ambitieuse. Le Japon est en train de revoir ses plans de réduction des émissions de gaz à effet de serre en ce sens. Dans la discussion sur notre mix énergétique à 2030 ou 2050, la question est de déterminer quelle doit être notre dépendance à l'énergie nucléaire. C'est un sujet très politique au Japon. Après l'accident de Fukushima, beaucoup de personnes se sont opposées aux centrales nucléaires, mais sans nucléaire il est difficile d'avoir un mix énergétique réaliste et fiable.

Pour ce qui concerne les déchets radioactifs et les eaux de Fukushima, il faut rappeler que toutes les centrales nucléaires produisent des eaux légèrement contaminées qui sont éliminées dans l'océan. Ce n'est pas scientifiquement considéré comme très dangereux. Cependant, compte tenu de la sensibilité des Japonais à ce problème, le Japon actuellement ne rejette pas les eaux qui contiennent encore des éléments radioactifs dans les installations de Fukushima. Nous attendons la décision du gouvernement sur ce sujet.

Je ne dispose pas de chiffres stabilisés sur le bilan du partenariat économique de notre accord avec l'Union Européenne mais je sais que le commerce a progressé dans les deux sens. C'est donc un accord gagnant/gagnant entre les deux partenaires. Il faut continuer à travailler pour que cet accord prospère dans cet intérêt conjoint.

Concernant Taïwan, nous avons oeuvré à sa participation effective aux activités internationales comme la santé. Taïwan est une entité importante même si ce n'est pas un pays qui doit être traitée en abordant la question sous un angle pratique et non politique. En matière de santé, il est important que Taïwan s'engage dans les activités internationales, c'est dans l'intérêt de Taïwan mais aussi de la communauté internationale.

Pour ce qui concerne nos relations avec le Royaume-Uni, nous avons pu nous inquiéter du Brexit. Dès son annonce, le Japon a commencé à se pencher sur ses relations futures avec le Royaume-Uni. Dès l'année dernière, nous avons ainsi passé un accord avec le Royaume-Uni qui encadre la situation post Brexit et prévoit le maintien de nos relations économiques et commerciales. Le Royaume-Uni est toujours le bienvenu dans la construction de l'espace indopacifique. Le Premier Ministre Boris Johnson a annoncé sa nouvelle politique étrangère qui s'oriente beaucoup vers l'Asie, ce dont nous nous félicitons.

S'agissant de la crise sanitaire au Japon, le taux d'incidence est certes moins important qu'en France ainsi que le taux de saturation des réanimations des hôpitaux. Cependant, nous nous inquiétons de la situation et de la pression sur les hôpitaux. Le gouvernement et la population s'inquiètent aussi de la propagation des variants. A Osaka, nous avons vu une augmentation très rapide du nombre de cas de contamination et nous commençons à parler d'une quatrième vague. La situation n'est pas totalement contrôlée. Il est vrai que la vaccination a été retardée au Japon où 1 % de la population a été vacciné, alors que la campagne a commencé en février. Il faut que le Japon renforce ses efforts de vaccination pour maîtriser la situation sanitaire.

M. Christian Cambon, président. - Merci infiniment Monsieur l'Ambassadeur d'avoir répondu à l'ensemble des questions. Nous voyons bien à travers vos propos l'identité de vue qui nous relie, ce qui nécessite de renforcer encore notre coopération, qu'il s'agisse de la dimension géostratégique et des menaces qui pèsent sur vous ou dans d'autres domaines. La France et le Japon défendent les mêmes valeurs, les mêmes principes et la coopération entre nos deux pays est très importante. Vous avez évoqué la crise de la Covid -19 et j'espère que nos deux pays s'en relèveront très rapidement. Nous vous souhaitons aussi bonne chance dans l'organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques que nous ne verrons qu'à la télévision malheureusement.

Par ailleurs, la coopération entre nos parlements est vraiment souhaitable. Lorsque le contexte sanitaire le permettra, nous engagerons une relation plus suivie. Comme vous l'avez dit, la France est très présente dans l'indopacifique : près de 2 millions de nos concitoyens y vivent. Beaucoup de pays riverains comptent sur la présence de la France, dont l'Australie. Nous devons là aussi travailler ensemble.

Audition de M. Joël Barre, délégué général pour l'armement

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le Délégué général, je vous remercie de venir devant notre commission, au surlendemain de la date anniversaire de la création de la délégation ministérielle pour l'armement par le Général de Gaulle, il y a 60 ans par un décret du 5 avril 1961. C'est une occasion pour nous tous de saluer l'extraordinaire travail accompli par les personnels de la Délégation générale de l'armement au service de la souveraineté nationale et de la sécurité de nos concitoyens. Nous regrettons tous que la pandémie nous empêche de donner plus d'éclat à la célébration de cet anniversaire. Mais si vous êtes ici aujourd'hui, c'est surtout pour nous éclairer sur l'avenir de nos systèmes de défense et les moyens de conserver notre autonomie stratégique.

Comme vous le savez, nous avons entendu le 17 mars dernier la Ministre des armées sur l'actualisation de la revue stratégique de 2017 et sur les ajustements à apporter à la loi de programmation militaire 2019-2025. Selon les termes employés par le Président de la République, l'environnement international est devenu « plus complexe, plus incertain et plus dangereux ».

L'actualisation stratégique pointe le risque de déclassement face à l'émergence de nouvelles puissances régionales. En quelques années, le paysage a beaucoup changé au Moyen-Orient, en Méditerranée orientale. Nous avons vu l'exacerbation des tensions entre l'Ukraine et la Russie. Nous observons aussi la compétition mondiale dans laquelle est entrée la Chine face aux États-Unis. De nouveaux défis ne cessent de modifier nos grilles de lecture : la cyberdéfense, l'intelligence artificielle, les drones, l'espace et les grands programmes européens aériens et terrestres - le SCAF et le MGCS - ou nationaux avec le porte avion nouvelle génération et la 3ème génération de SNLE). Notre adaptation à ce nouvel environnement stratégique doit logiquement se traduire dans l'adaptation de notre programmation pluriannuelle des dépenses de défense.

Sur la méthode, nous avons informé la ministre du lancement d'un rapport d'information sur l'actualisation de la loi de programmation militaire, dont je rapporterai les travaux avec Jean-Marc Todeschini et le soutien de nos rapporteurs budgétaires que je remercie. Nous lui avons également adressé une première série de questions. La ministre nous a assuré, je cite, que « ces questionnaires sont l'amorce d'un débat et, [que] s'il y a des questions complémentaires, nous restons bien évidemment à votre entière disposition pour y répondre ».

Votre présence aujourd'hui, Monsieur le Délégué général, s'inscrit donc dans ce dialogue et je vous remercie d'avoir accepté, à votre tour, de nous apporter des précisions dans un délai très court aux questions qui relèvent de la DGA, en complément des premières réponses - malheureusement partielles - que nous a transmises la ministre dans un premier temps. Aussi, nous attendons de cette audition que vous puissiez nous éclairer :

- d'abord sur les arbitrages de la programmation militaire, résultant notamment de l'ajustement annuel de la programmation militaire (A2PM), qui relèvent de la compétence de la DGA ;

- ensuite sur les conséquences à tirer de l'actualisation stratégique 2021 dans la loi de programmation militaire ;

- et enfin, sur les grands arbitrages de cette actualisation, ainsi que sur les écueils qu'il faut encore éviter, par exemple en ce qui concerne les coopérations capacitaires ambitieuses mais difficiles avec nos amis allemands.

À titre d'exemple, et sans préempter les questions de mes collègues rapporteurs sur les programmes budgétaires de la mission « Défense », plusieurs sujets nous semblent nécessairement impacter l'enveloppe de la LPM :

- il y a les dépenses supplémentaires nouvelles : la commande d'avions neufs pour remplacer les 12 Rafale livrés à la Grèce, l'usure accélérée des matériels utilisés en OPEX, ou dernièrement la commande supplémentaire d'une frégate de défense et d'intervention à livrer en 2025 ;

- il y a, bien sûr, la sous-budgétisation des OPEX, qui va ponctionner pas loin d'un milliard d'euros sur les trois premiers exercices de la LPM ;

- il y a également les menaces nouvelles contre lesquelles il faut renforcer les moyens investis dans la recherche et l'innovation. À cet égard, dans son rapport annuel pour 2021, la Cour des comptes a relevé plusieurs difficultés pour intégrer l'innovation dans les matériels destinés aux forces, la cyberdéfense et les drones.

Monsieur le Délégué général, nous avons toujours pu compter, depuis votre entrée en fonction, à la fois sur votre franchise et sur la clarté de votre vision des enjeux : aujourd'hui, nous avons besoin de transparence et de savoir ce qui se joue exactement dans cette actualisation.

Vous avez la parole pour une première intervention liminaire sur l'actualisation de la LPM. Nous engagerons ensuite le dialogue avec les questions de nos rapporteurs budgétaires et des membres de la commission.

M. Joël Barre, délégué général pour l'armement  - Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci tout d'abord de m'accueillir au Sénat et merci également pour les propos chaleureux que vous avez tenus sur la DGA, qui a fêté effectivement avant-hier son soixantième anniversaire. Je vous remercie également pour le témoignage vidéo que vous avez bien voulu enregistrer à cette occasion.

Pour cette audition, je vous propose un rapide survol sur les résultats de notre gestion 2020, avant de rappeler les enjeux 2021 sur les programmes 146 et 144, et enfin de dresser un bilan des exercices 2019 et 2020 de la LPM et de tracer des perspectives.

Commençons par quelques chiffres clés. Sur le programme 146, les paiements intervenus en 2020 s'élèvent à 12,6 milliards d'euros, soit une consommation intégrale des ressources allouées avec un report de charges arrêté en fin d'année à hauteur de 2,5 milliards d'euros, conformément aux prévisions.

Les annulations de crédits ont été limitées à 124 millions d'euros. Ces  124 millions d'euros, liés aux OPEX, sont sans impact opérationnel majeur car nous procédons à une gestion dynamique de notre réserve de précaution pour limiter au maximum l'impact capacitaire de ces réductions et de ces annulations de crédits de fin d'année.

Le bilan d'engagement a été moins favorable. Nous avions initialement prévu plus de 22 milliards d'euros d'engagements ; en réalité, nous en avons fait un peu moins de 14 milliards d'euros. Ces retards d'engagements sont essentiellement liés au programme en coopération, en particulier franco-allemand et au lancement du programme SNLE 3G lancé début 2021. Toutefois, ce dernier retard est sans conséquence sur les rendez-vous opérationnels que nous avons sur ce programme.

La crise sanitaire 2020 s'est traduite par des moindres besoins de paiements liés à quelques retards qui ont été pris sur les programmes en cours, mais j'y reviendrai dans un instant. Ceci étant, nous avons compensé ces moindres besoins de paiements sur les projets en cours par des redéploiements de crédits au profit de notre industrie de défense avec un plan de rebond interne, dédié à notre base industrielle et technologique de défense (BITD), et qui consiste à accélérer les paiements programmés pour garantir la pérennité de nos entreprises, notamment les PME et PMI fragilisées sur l'ensemble de notre territoire par la crise sanitaire.

En ce qui concerne les livraisons réalisées en 2020, certaines n'ont pas pu éviter un certain retard imputable à la pandémie. Je pense en particulier aux véhicules du programme Scorpion, comme les Griffon qui sont en cours de production depuis 2019. Cependant, nous avons mis en place les actions nécessaires auprès de nos industriels pour que ces retards soient rattrapés au plus tard fin 2021. Le programme Jaguar doit aussi commencer à être livré dès 2021.

Sur l'aspect industriel, nous avons mis en place une task force de suivi de l'ensemble du tissu industriel de notre BITD. Nous avons pris contact avec près de 1 200 entreprises que nous avons eu l'occasion de visiter pour voir avec elles quelles étaient leurs difficultés. Nous avons mis en place 140 actions de soutien (accélération de commandes, accélération de paiements, aides à l'obtention des prêts garantis par l'État, etc.). Nous poursuivrons cette task force car la crise n'est malheureusement pas terminée mais aussi parce que c'est un outil extrêmement utile pour continuer notre action de soutien à la BITD. Une centaine d'agents de la DGA sont mobilisés autour de cette action, essentiellement en province. Ces agents sont issus de notre direction technique ou du service de la qualité avec un échelon central à Paris, le service des affaires industrielles qui m'est directement rattaché.

Sur le programme 144, c'est-à-dire le programme des études amont et des innovations, nous avons payé 805 millions d'euros en 2020, soit une consommation intégrale des ressources allouées. Le niveau d'engagement a atteint 992 millions d'euros, en augmentation de presque 20 % par rapport à 2019 sur la trajectoire prévue d'atteinte du milliard d'euros de crédits de paiements prévus en 2022 au titre de la loi de programmation militaire 2019-2025. En particulier, ces études ont porté sur les composantes de la dissuasion. Le programme SNLE 3G a été lancé début 2021. Nous poursuivons les travaux sur le missile M51. La version M51.3 est en développement et nous étudions la version M51.4. Nous poursuivons la préparation du renouvellement du missile ASMPA, dit ASN 4G, pour lequel nous avons un rendez-vous important fin 2021.

Nous poursuivons aussi toutes nos actions de soutien à l'innovation, en particulier sur l'ouverture aux technologies issues du domaine civil avec des innovations sur les technologies transverses comme les composants et matériaux. Notre fonds Definvest est dédié au soutien des PME stratégiques. Avec l'agence de l'innovation de défense (AID), nous sommes aussi en train de mettre en place un fonds d'innovation de défense qui visera à soutenir des entreprises duales dont les technologies pourraient un jour nous intéresser pour nos programmes de défense. Les études relevant du programme 144 ont également permis de continuer la préparation de nos grands programmes de coopération avec nos amis allemands, mais aussi avec les Britanniques dans le cadre des futurs missiles.

2020 sera une année hors norme en matière d'exportation. En raison de la pandémie de Covid-19, des retards ont été pris dans les négociations commerciales. Des gels d'investissement ont été décidés par nos clients potentiels. Le résultat d'exportation pour 2020 ne sera donc pas à la hauteur de celui de 2019 ou de 2018. Nous espérons retrouver en 2021 un niveau de prise de commande comparable à celui que nous avions connu en 2018 et 2019.

Concernant 2021, les prévisions budgétaires du programme 146 s'établissent à 13,7 milliards d'euros en prévision de paiements. Cette année, nous avons prévu la poursuite des livraisons d'avions A400M. Nous venons d'ailleurs d'en livrer le dix-huitième. 2021 sera aussi une année importante en matière de satellites. Le deuxième satellite d'observation militaire de la composante spatiale optique (CSO2) a été mis en orbite fin 2020 et donne d'ores et déjà des résultats extrêmement prometteurs. Nous prévoyons de lancer en septembre prochain le système de satellites d'écoute électromagnétique CERES qui va prendre la suite des démonstrateurs. Nous poursuivons la fourniture des avions de transport MRTT Phénix et la livraison d'une frégate multi-missions FREMM est prévue cette année.

La prévision d'engagements pour 2021 s'élève à environ 24 milliards d'euros. Elle intègre le rattrapage de l'année 2020. En fin d'année, nous aurons le lancement de la réalisation de l'hélicoptère interarmées léger (HIL) Guépard.

Sur le programme 144, les paiements prévus en 2021 s'élèvent à 900 millions d'euros, soit une augmentation de 12 % par rapport à 2020. Les engagements se montent à 1,17 milliard d'euros, soit une augmentation de près de 20 % par rapport à 2020 et à notre trajectoire.

Je vous propose maintenant de dresser le bilan des deux premières années de la LPM. Pendant ces deux exercices, les crédits de paiements ont été correctement exécutés et les annulations de crédits destinées à compenser les surcoûts OPEX ont été minimisées sur le plan de l'impact opérationnel. Elles ont représenté au total moins de 1 % de la ressource pour 2019 et 2020, soit 221 millions d'euros sur 23,4 milliards d'euros.

Certains ajustements ont déjà pu être intégrés, notamment le renforcement de la politique spatiale avec la création du programme ARES (Action et Résilience Spatiale) qui consiste à renforcer nos capacités nationales en matière de surveillance de l'espace. Il consiste aussi à se doter de moyens d'autoprotection de nos satellites et à étudier la mise au point de moyens d'action qui nous seront ultérieurement nécessaires pour affirmer notre souveraineté dans l'espace.

À enveloppe constante, nous avons pu intégrer de nouveaux programmes initialement non prévus, comme le programme Artémis, qui vise à doter le ministère d'une « infostructure » sécurisée et souveraine en matière de traitement de données et d'intelligence artificielle, ou encore le programme de lutte anti-drone. Nous avons également procédé au lancement du programme de porte-avions de nouvelle génération à propulsion nucléaire, qui a été annoncé fin 2020 et nous avons passé commande de la tranche « 4T+ » du Rafale. Un plan de soutien aéronautique a été mis en place pour faire face à la situation de crise que cette industrie rencontre et nous avons accéléré le programme des frégates de défense et d'intervention (FDI) en vue de la livraison anticipée de la troisième frégate pour soutenir le plan de charge de Lorient et permettre un éventuel prélèvement sur chaîne si le marché d'exportation des frégates vers la Grèce se concrétise comme nous l'espérons.

En complément, nous avons poursuivi le projet de transformation de la DGA. Nous avons modifié notre organisation centrale en supprimant la direction de la stratégie. Nous avons créé l'agence d'innovation de défense. Nous sommes en train de préparer la création de l'agence numérique de défense. Nous avons rapproché nos équipes de la DGA avec celles de l'État-major des armées dans le cadre de la démarche capacitaire. Nous avons mis en place un plateau collaboratif commun à Balard entre ces deux équipes. Nous avons introduit dans la préparation et la gestion des programmes une plus grande cohérence entre le maintien en conditions opérationnelles et les infrastructures. Nous avons revu notre processus de préparation et de conduite des programmes. Nous avons renforcé nos exigences de contrôle, de pénalités et d'autofinancement vis-à-vis de nos industriels pour mieux équilibrer les relations entre l'État et les industriels. Nous avons enfin continué à ajuster notre capacité en matière d'effectifs et de compétences aux missions qui sont les nôtres dans le cadre de la loi de programmation militaire 2019-2025.

En ce qui concerne l'ajustement annuel de la programmation militaire 2021 (A2PM), celui-ci est actuellement en cours afin d'intégrer l'actualisation de la revue stratégique, d'une part, et de procéder à l'ajustement annuel, d'autre part. Cet ajustement permettra aussi d'améliorer notre capacité à détecter les menaces et à attribuer les agressions dans les nouveaux espaces de conflictualité (cyberespace, espace exo-atmosphérique, fonds sous-marins). C'est le premier axe de la revue stratégique. Il permettra aussi de consolider les domaines de protection, en particulier dans le domaine NRBC (c'est-à-dire biologique et chimique essentiellement) et de la lutte anti-drone.

Cet A2PM pour 2021 intégrera les conclusions de l'actualisation de la revue stratégique. Il doit se faire à « iso-enveloppe ». Il est en cours et doit se terminer d'ici fin avril 2021.

Enfin, nous avons un certain nombre de défis à continuer à relever en matière de programmes capacitaires de coopération. Avec nos amis allemands, nous avons l'espoir désormais consolidé de pouvoir conclure d'ici juin 2021 l'engagement de la phase de démonstration en vol dite « 1B2 ». Nous avons également l'objectif d'engager la première phase des études technologiques du char de combat du futur (MGCS) dans le même calendrier. Dans le même temps, les programmes franco-allemands tels qu'ils figuraient dans la feuille de route 2017 sont également à l'ordre du jour d'ici le mois de juin, à savoir l'Eurodrone, le Tigre standard 3 et les premières études préparatoires sur le système futur de patrouille maritime (MAWS).

Avec nos amis britanniques, nous avons réussi en 2020 le passage en phase de réalisation des systèmes de détection des mines à base de drone. Nous préparons maintenant l'engagement de la phase d'assessment des futurs missiles de croisière et des futurs missiles anti-navires. J'ai bon espoir qu'il puisse démarrer dans les jours qui viennent de manière intérimaire puis définitivement d'ici l'été prochain.

Avec les Italiens, nous venons de signer les accords de coopération sur le missile sol-air moyenne portée de nouvelle génération. En 2020, nous avons créé la joint-venture Naviris entre Naval Group et Ficantieri.

Avec les Belges, la coopération sur le programme de coopération en capacité motorisée (CaMo) se déroule particulièrement bien et présente d'ores et déjà des perspectives d'élargissement sur un certain nombre de véhicules à venir dans le cadre des moyens terrestres.

L'Espagne participe aux programmes Eurodrone, Tigre et SCAF. Nous avons également une perspective de coopération avec l'industriel Thalès dans le domaine des radiocommunications.

Enfin je souligne la poursuite du champ de coopération européenne - un peu nouveau - que j'appelle l'Europe communautaire. Nous avons des propositions sur le programme préparatoire 2020. Le fonds européen de défense prendra ensuite le relais à partir de 2021.

M. Christian Cambon, président. - Merci Monsieur le délégué général pour toutes ces précisions.

M. Cédric Perrin. - J'aimerais commencer mon propos en félicitant le Président Cambon pour les auditions réalisées dans le cadre du programme SCAF et qui semblent avoir permis de faire avancer les négociations du côté des industriels. À maintes reprises, nous avons rappelé que le Sénat avait un rôle à jouer et qu'il pouvait aider dans les négociations. Je garde la conviction que c'est le cas et j'espère que ces auditions auront permis de faire avancer ce dossier qui nous semblait bien mal enclenché.

L'information du Parlement sur l'actualisation de la loi de programmation militaire est fondamentale, comme nous l'avons rappelé à la ministre. Il est donc primordial que l'équipement de nos forces s'adapte aux menaces nouvelles. Le Président a évoqué l'impact que pourrait avoir la programmation des moyens budgétaires d'ici à 2025 sur certaines opérations emblématiques compte tenu de leur coût.

Je souhaite attirer votre attention sur des programmes non moins majeurs mais qui sont déterminants pour la sécurité et la protection de nos soldats en opération extérieures, par exemple les véhicules blindés légers qui sont très exposés aux risques balistiques. Or la rénovation des VBL mark 1 semble prendre du retard. Quelles sont les causes de ce retard ? Est-il lié à des arbitrages budgétaires ?

Pouvez-vous nous dire quelques mots du déroulement du programme VBAE qui doit remplacer les VBL ? Est-il lancé ? Est-il financé ?

Dans les réponses que vous nous avez fait parvenir ce matin, vous dites que la soutenabilité de la LPM n'est atteinte qu'avec des mesures d'économies définies conjointement avec l'état-major des armées dans un souci de préserver les équilibres de la LPM. Parmi les mesures prévues pour encaisser le surcoût, il est envisagé notamment de profiter de la baisse des prévisions de hausse économique et de décaler des travaux liés à la transformation d'avions Rafale en service au standard F4. Est-ce que cela signifie un report du standard F4 qui a été lancé en 2019 ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Les programmes à effet majeur sont indissociables des autres opérations d'armement dites à hauteur d'homme et de femme pour renforcer la protection individuelle de nos soldats, qu'il s'agisse de l'armement léger, de la vision nocturne ou des dispositifs de lutte contre les engins explosifs. L'effort d'équipement promis au titre de la LPM ne doit pas être relâché. Ne risquons-nous pas de sacrifier les autres opérations d'armement pour sanctuariser le financement au profit de certains grands programmes ?

Au-delà du programme Scorpion, y a-t-il d'autres programmes pour lesquels des retards sont à craindre ?

Sur le SCAF, il semblerait qu'un accord de principe soit trouvé entre les industriels. La balle est dans le camp du Bundestag, dans le nôtre ou dans le vôtre car vous êtes le maître d'ouvrage qui doit garantir l'intérêt de chacune des parties. Comment voyez-vous l'avenir proche ? Nous devons être parfaitement informés pour pouvoir entamer un dialogue avec nos homologues allemands. Avez-vous des informations à partager au-delà des informations qui circulent dans la presse ?

M. Pascal Allizard. - Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur la méthode et les actions mises en oeuvre pour mieux identifier, chiffrer et financer les recherches sur les technologies de rupture et les innovations ouvertes ? Comment se positionne l'agence de l'innovation de défense sur ces questions ?

Ma deuxième question porte sur le programme de capacité universelle de guerre électronique (CUGE). Le retrait de service des 2C160 Gabriel devait intervenir en 2023 mais une décision de prorogation jusqu'en 2025 avait été prise afin d'éviter une rupture capacitaire avec l'acquisition de nouveaux appareils. Ce programme a été pénalisé par la crise Covid-19 qui décale d'au moins une année la livraison du nouveau système. Est-il envisagé de reporter encore le retrait du service de ces appareils jusqu'en 2026 pour éviter ce « trou » capacitaire non prévu par la LPM ?

M. Yannick Vaugrenard. - La Cour des comptes a relevé plusieurs difficultés pour intégrer l'innovation dans les matériels destinés à nos forces armées. Comment envisagez-vous le renforcement ou le redéploiement des crédits d'études amont vers le renseignement, vers la cyberdéfense et les drones dont la Cour des comptes a observé que la part de ces études n'était pas au niveau prévu par la loi de programmation militaire ?

Pouvez-vous aussi évoquer les perspectives 2023-2025 dans ce domaine particulier ?

M. Olivier Cigolotti. - Dans l'attente de certaines avancées du programme franco-allemand MGCS, nous avons à maintenir la disponibilité technique opérationnelle de notre gamme de chars actuellement en service, notamment le char Leclerc. Or celui-ci nécessite la mise en oeuvre de deux chaînes industrielles dédiées : l'une pour la turbomachine et l'autre pour le viseur. Un coût de 15 millions d'euros semblerait avancé. Un récent rapport parlementaire fait état de cette somme. La DGA est-elle partie prenante de cette étude ? Est-il possible d'évaluer les crédits nécessaires au traitement des obsolescences de ce char ? Qu'en est-il de la montée en puissance au standard XL qui a démarré en 2015 pour être compatible avec le programme Scorpion ?

Notre deuxième source d'inquiétude porte sur le char AMX 10 RC qui fait l'objet aussi d'obsolescences sur la boîte de vitesse et les systèmes de freinage. Ces éléments sont-ils pris en compte dans le cadre de la LPM ? Sont-ils déjà financés ? Le seront-ils au prix de certains renoncements ?

Mme Michelle Gréaume. - Nous avons constaté une réduction des temps d'entraînement pour les équipages des Leclerc en raison d'une trop faible disponibilité technique et opérationnelle. En effet, 20 000 heures ont été réalisées en 2019 et 13 000 heures en 2020. Ces disponibilités techniques opérationnelles insatisfaisantes appellent une réaction rendue plus urgente encore par la perspective de l'ambition 2030 et de la haute intensité.

Dernièrement, le ministère des Armées a notifié un marché de soutien au service pour le char Leclerc d'un montant supérieur à 1 milliard d'euros. Ce marché forfaitaire avec engagement de résultat couvre une période de dix ans. Le marché permettra-t-il de stopper les diminutions des disponibilités techniques opérationnelles ? Faut-il renforcer l'expertise des armées afin de mieux détecter en amont ces éventuelles diminutions ?

Des recrutements sont-ils nécessaires pour y pallier ? Enfin, quel rôle doit jouer la DGA dans ce domaine ?

M. Olivier Cadic. - La ministre des Armées a annoncé le 17 septembre dernier le rejet définitif de l'offre d'acquisition de Photonis par la société américaine Teledyne technologies. Photonis est aujourd'hui rachetée par un fonds d'investissement français bien connu de la DGA. Nous ne pouvons que nous en féliciter. La DGA a trouvé une solution et la ministre a imposé un arbitrage qui répond à nos préoccupations de souveraineté pour nos technologies critiques, ce qui constitue l'amorce d'un renforcement de la BITD.

Dans le prolongement de cette opération, il convient maintenant de ne pas rester inerte et de progresser dans cette consolidation technologique. Lors de son annonce, la ministre a également évoqué le rapprochement de Photonis avec Lynred, filiale de Thalès et Safran dans l'optronique. Où en sommes-nous aujourd'hui ?

M. Joël Barre. -Je commencerai par vos questions sur le programme 146. La semaine dernière, nous avons pu obtenir - et j'en remercie moi aussi le Sénat - une proposition conjointe de Dassault et Airbus sur la partie avion. Nous avons également réussi à obtenir du côté moteur une proposition conjointe de Safran et MTU. Ce n'est évidemment pas la fin de la préparation de cette phase de démonstration technologique. Nous devons maintenant négocier ces offres en termes de prix financiers et de propositions de clauses contractuelles, notamment en matière de propriété intellectuelle.

Nous devons le faire vite puisque la dernière séance de la commission budgétaire du Bundestag relative au programme capacitaire est prévue fin juin.

Pour l'instant, nous n'avons pas d'accord sur le MGCS. Les discussions doivent se poursuivre, en particulier entre Nexter et Rheinmetall sur la partie canon du futur char. Quoi qu'il en soit, vous avez raison de dire que les propositions de la semaine dernière sont une avancée très significative sur la voie de la concrétisation de ces projets dans les semaines qui viennent.

Concernant la protection de nos véhicules blindés légers, nous avons en effet pris des retards qui ne sont pas budgétaires. Ces retards sont liés à l'avancement des travaux chez les industriels. Le projet est de livrer 80 véhicules surprotégés au standard mark 1 d'ici l'été 2021 dont un lot de 20 d'ici le mois de mai.

Nous travaillons aussi avec nos amis d'Arquus à la surprotection du VBL Ultima, ce qui sera possible dès le début de l'année prochaine. Je reconnais que nous avons pris du retard industriel sur ce chantier.

Le projet VBAE, quant à lui, est en cours de gestation dans un cadre de coopération européenne. Nous ne pouvons pas dire que le projet est prêt à être lancé mais nous y travaillons avec nos amis belges pour la suite du programme CaMo. Ce projet pourrait se confirmer dans les semaines ou les mois qui viennent. Nous y travaillons aussi à l'échelle de la coopération communautaire puisque le VBAE fait partie d'un programme préparatoire qui doit être prochainement lancé pour un horizon 2024-2025, d'où l'importance des actions de surprotection des VBL.

Je souhaite cependant ajouter que la protection des VBL repose aussi sur les capacités de brouillage. Dans ce domaine, nous avons mis en place un brouillage en barrage à définition améliorée qui devrait permettre d'améliorer leur capacité contre les engins explosifs radiocommandés.

En revanche, nous n'avons pas de retard sur le standard F4 des Rafale. Notre réponse écrite est peut-être ambiguë mais c'est sur la suite du F4 que nous pourrions accuser un décalage.

Par contre, nous connaissons d'autres retards et des difficultés, notamment sur le système de drone tactique de Safran. Le modèle prototype a subi un crash en 2019. Depuis, nous travaillons à la reprise de la conception et des conditions de sécurité de vol. L'ambition est aujourd'hui de remettre cet engin en vol d'ici fin 2021 ou début 2022. Dans le domaine des drones tactiques, nous sommes plutôt satisfaits de la livraison des systèmes de mini-drones de renseignement SMDR qui sont déjà utilisés par Barkane.

Concernant le programme 144, je trouve que les commentaires de la Cour des comptes sont extrêmement sévères. Rappelons que nous avons créé une agence de l'innovation de défense. Aujourd'hui, la mission de cette agence est d'assurer une meilleure cohérence entre l'ensemble des actions de préparation du futur et les innovations des différentes structures. Il fallait aussi ouvrir nos activités d'innovation sur les technologies, et notamment les technologies de rupture et les technologies civiles. 30 % du budget de l'innovation relève de l'innovation ouverte au-delà de l'innovation planifiée. En termes d'innovations de rupture, nous avons lancé des études exploratoires dans le domaine de l'hypersonique. Nous organiserons le premier vol à Biscarosse fin 2021 ou début 2022.

Toutes ces actions font l'objet d'un document de référence et d'orientation de l'innovation de défense (DROID) qui est publié annuellement. Un comité se réunira à ce sujet d'ici le mois de mai. Pour toutes ces raisons, je trouve que le constat de la Cour des comptes est extrêmement sévère.

Pour l'instant, la question de la prolongation du C160 Gabriel n'a pas été soulevée par l'État-major et aucune décision n'a été prise sur la prolongation du C160 au-delà de la date que vous avez mentionnée. Je ne pense pas qu'il y ait des difficultés techniques à aller un peu au-delà de ce que nous avions prévu. Par ailleurs, il n'a jamais été évoqué que le CUGE soit au rendez-vous de 2023.

Sur le programme 178, nous avons passé le contrat de maintien en conditions opérationnelles du char Leclerc et nous poursuivons aussi sa rénovation au standard XL. C'est dans ce cadre que les problèmes de turbomachine et de viseur sont examinés.

Je ne peux pas vous répondre sur les questions relatives à l'entretien programmé des matériels (EPM) car c'est un budget qui relève directement des armées. Je crois cependant qu'un certain renforcement de ces activités est en cours de discussion dans le cadre des arbitrages qui devront être rendus pour aboutir à l'ajustement.

Nous avons en effet évité le rachat de Photonis par un industriel américain. Photonis a été repris par le fonds luxembourgeois HLD et se porte bien tel qu'il est. Le rapprochement potentiel avec Lynred avait été imaginé au moment du « feuilleton » Photonis mais ce n'est pas d'actualité. Ce n'est pas non plus une nécessité absolue.

M. Christian Cambon, président. - Merci Monsieur le délégué général. Je pense que ces réponses vont nous permettre de progresser dans nos réflexions sur l'actualisation de la LPM et sur la revue stratégique. Je remercie Cédric Perrin de ses félicitations, mais nous avons mené un travail collectif pour convoquer les chefs d'entreprise et ce travail a été bénéfique et salutaire. Je sais que les parlementaires allemands que j'ai rencontrés récemment sont décidés à voter les crédits nécessaires pour le démonstrateur avant le mois de juin, c'est-à-dire avant les élections de septembre.

En tout cas, le Sénat restera attentif à ce dossier ainsi qu'à l'actualisation de la LPM. Il est bien normal qu'une loi de programmation soit évolutive. Ce que nous voulons, cependant, c'est de suivre pas à pas sa mise en oeuvre pour vérifier les engagements pris.

Au nom de mes collègues, je souhaite une nouvelle fois vous remercier de la qualité de la relation que nous entretenons et de votre disponibilité.

La réunion est close à 12 h 10.

Projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

M. Christian Cambon, président. - Nous entendons cet après-midi M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, pour évoquer le projet de loi relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, qui a connu une genèse difficile : sa présentation a été maintes fois retardée, à tel point que c'est désormais une loi de programmation qui ne programme que sur un an, 2022 !

Ce texte comporte de nombreux aspects positifs, dont certains répondent à des recommandations formulées par notre commission depuis plusieurs années, notamment dans les travaux d'Henri de Raincourt et d'Hélène Conway-Mouret, puis de Jean-Pierre Vial et Marie-Françoise Pérol-Dumont, dont nos deux rapporteurs, Hugues Saury et Rachid Témal, ont pris la relève depuis la fin de l'année dernière.

Les grands principes de cette politique, auxquels nous sommes très attachés, sont réaffirmés. Dans un monde de plus en plus chaotique, où certaines puissances refusent de participer pleinement à la communauté internationale, la France tente de soutenir le multilatéralisme et la lutte contre les inégalités mondiales. Elle est particulièrement attachée à l'aide aux pays les plus pauvres, notamment sur le continent africain. Nourrir, soigner, former : tel est le triptyque prioritaire que ce projet de loi doit mettre au centre de notre action, sans négliger toutefois les défis environnementaux et autres biens publics mondiaux.

Le projet de loi s'efforce également, sans toujours y parvenir, de préciser l'organisation et la gouvernance de cette politique. Celle-ci implique en effet au moins deux ministères, deux agences - l'Agence française de développement (AFD) et Expertise France -, ainsi que de multiples organismes de coordination, du Conseil du développement au Conseil national pour le développement et la solidarité internationale (CNDSI), en passant par le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) et la Commission nationale de la coopération décentralisée (CNCD). Vous avez choisi, monsieur le ministre, de conserver l'ensemble de ces couches de gouvernance, en tentant toutefois d'en clarifier le positionnement et le fonctionnement ; nous ne sommes pas totalement convaincus.

L'autonomie parfois excessive de l'AFD, ainsi que son activité très orientée vers les prêts au bénéfice des pays à revenu intermédiaire, a maintes fois été soulignée ces dernières années. Certaines des mesures avancées par le projet de loi apportent un début de réponse, d'autres nous semblent un peu timorées.

Nous sommes très attachés à l'évaluation de cette politique de développement solidaire et donc favorables à la création d'une commission indépendante. Reste à en définir plus précisément les contours et à s'assurer que le Parlement, autant que le Gouvernement, bénéficiera pleinement de ses analyses.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Enfin ! Cette loi, maintes fois repoussée, était attendue. Les budgets successifs ont certes précédé ce projet de loi, mais il convenait de structurer nos priorités. Je tiens à remercier tous ceux qui, depuis trois ans, ont travaillé à l'aboutissement de ce texte. La convergence de ce projet de loi avec la crise que nous traversons en démontre toute la pertinence.

Nous vivons dans un monde de compétition exacerbée, où l'influence est devenue un enjeu de puissance majeur. L'aide au développement ne fait pas exception : elle est devenue un enjeu d'influence dans la conflictualité des modèles et des valeurs.

La France est revenue dans le jeu : notre aide publique au développement (APD) a dépassé les 10 milliards d'euros par an, atteignant 12,8 milliards d'euros en 2020. Il s'agit d'un véritable changement de braquet, conformément à l'engagement pris par le Président de la République au début de son mandat. Notre aide publique au développement, qui représentait 0,38 % de notre richesse nationale en 2016, s'établit actuellement à 0,48 % du PIB et notre objectif est d'atteindre 0,55 % en 2022. Dans la crise, nous avons tenu à maintenir notre engagement en volume, avec une augmentation de 18 % entre 2019 et 2020 et de 33 % entre 2020 et 2021. Nous devrions dépasser le Royaume-Uni en 2021, pour nous classer au quatrième rang mondial des bailleurs d'APD.

Il fallait faire plus, mais il faut aussi faire mieux. C'est pourquoi ce projet de loi propose un changement de méthode, en profondeur, dans le sillage des efforts de rénovation engagés depuis le Cicid de février 2018.

Nos priorités sont clairement définies, à commencer par nos priorités géographiques, avec une concentration de nos dons sur les pays les plus vulnérables ; il s'agit des dix-neuf pays prioritaires appartenant à la catégorie des pays les moins avancés - Haïti et dix-huit pays d'Afrique subsaharienne. Ces pays seront destinataires de la moitié de l'aide projet mise en oeuvre par mon ministère, soit 70 millions d'euros, et de deux tiers de l'aide projet mise en oeuvre par l'AFD, qui s'élève à 816 millions d'euros en 2021 ; à cela s'ajoute une augmentation de 10 % de notre contribution à l'association internationale de développement de la Banque mondiale.

Nous réaffirmons aussi nos priorités thématiques. Nous voulons investir dans l'avenir et les biens communs mondiaux, selon le triptyque que vous avez rappelé : « nourrir, former, soigner. »

C'est ainsi que nous contribuons au renforcement des systèmes de santé primaire des pays les plus fragiles, au travers notamment de l'initiative « Santé en commun », qui a permis d'améliorer la prise en charge des malades au Sénégal, en Guinée, au Burkina Faso et en République centrafricaine.

Nous agissons également en faveur de la préservation du climat et de la biodiversité. Notre contribution au Fonds vert pour le climat a doublé depuis 2017, pour passer de 750 millions à 1,5 milliard d'euros, ce qui nous permet de renforcer notre crédibilité diplomatique dans les enceintes multilatérales. Cinq ans après les accords de Paris, l'urgence environnementale est une urgence absolue et elle prend un relief particulier en cette année du Congrès de l'union internationale pour la conservation de la nature qui se tiendra à Marseille, de la COP26 qui aura lieu à Glasgow et de la COP15 sur la biodiversité qui est prévue à Kunming. Tous les financements de l'AFD sont bien entendu compatibles avec l'accord de Paris, mais pour moitié d'entre eux ils présentent même un co-bénéfice climat. Le gigantesque projet de la Grande Muraille verte, qui va du Sénégal à Djibouti, a été relancé par le One Planet Summit de janvier dernier qui a permis de mobiliser 14 milliards de dollars pour lutter notamment contre la désertification. Nous menons également des actions en Chine et en Turquie et je tiens à préciser d'emblée qu'il ne s'agit pas de prêts de faveur : ils sont réalisés aux taux de marché.

Nous investissons aussi dans l'éducation. Nous sommes le troisième bailleur mondial dans ce secteur, avec une multiplication par dix de notre contribution au Partenariat mondial pour l'éducation, qui atteint 200 millions d'euros sur 2018-2020. Les résultats en sont significatifs, avec le soutien à la scolarisation de plus de 22 millions d'enfants.

Nous travaillons enfin à la promotion de l'égalité de genre. Nous aborderons ces enjeux lors du Forum Génération Égalité se tiendra dans quelques mois à Paris.

Ces priorités géographiques et thématiques doivent être traitées ensemble et non pas en silo, car la crise de la covid a montré leur enchevêtrement et la nécessité de mettre en oeuvre une approche transversale.

Nous devons également refonder nos partenariats : il ne s'agit plus seulement de faire « pour » nos partenaires du sud, mais « avec » eux, dans une logique de codéveloppement, car nos responsabilités et nos intérêts sont communs. Il faut sortir d'une logique d'assistance ou de charité, pour entrer dans une logique de développement solidaire : en aidant nos partenaires du sud, nous nous aidons nous-mêmes, car les réponses aux grandes questions du XXIe siècle se trouvent à la fois chez nous et chez eux. Pensons seulement au défi de l'immigration irrégulière et aux tragédies humaines qu'elle occasionne. Ce renforcement de la dimension partenariale de notre politique se joue aussi en France : les acteurs de la société civile française se verront reconnaître un droit d'initiative renforcé qui leur permettra de proposer eux-mêmes des projets - avec le doublement des financements prévus - et nous associerons à nos efforts les diasporas africaines en France.

Le pilotage de notre politique d'APD par l'État sera renforcé, avec une chaîne de commandement clarifiée, depuis le Conseil présidentiel du développement, jusqu'au plus près du terrain grâce à une implication renforcée de nos ambassades. C'est le sens de la création des conseils locaux de développement qui seront créés dans chaque poste. Présidés par l'ambassadeur, ils veilleront à la cohérence des efforts de l'ensemble des acteurs, y compris de l'AFD. À chacun de mes déplacements - comme je l'ai fait vendredi dernier à Niamey -, je présiderai moi-même ces conseils et je souhaite qu'y soient associés les autres acteurs du développement, y compris non français, qui sont parties prenantes dans les projets.

Depuis maintenant un an, j'organise désormais une réunion de cadrage avec le directeur général de l'AFD tous les deux mois, afin que les orientations votées par le Parlement soient concrètement mises en oeuvre sur le terrain : cela me permet de piloter l'Agence en temps réel.

Nous devons aussi mieux mesurer l'impact de nos projets avec une commission indépendante d'évaluation, comme il en existe au Royaume-Uni et en Allemagne, et comme l'avait proposé le Sénat. Cette commission devra évaluer les stratégies, les outils et les projets et formuler des recommandations. Elle effectuera une évaluation de l'opportunité et de l'efficacité de la politique menée ; il ne s'agit pas de vérifier les comptes, d'autres organismes existent pour cela ! Je souhaite que cette commission rapporte devant le Parlement, selon ce que l'on appelle désormais la redevabilité. Je suis très ouvert sur sa composition, mais je tiens à ce qu'elle reste indépendante.

Ce projet de loi comporte en outre un volet destiné à attirer en France les fondations et organisations internationales qui jouent un rôle majeur en matière de développement et de promotion des biens publics mondiaux. Les organismes multilatéraux dont nous avons été à l'initiative - Unitaid, le Fonds mondial, la Fondation Aliph, etc. - se sont installés à Genève où les procédures sont plus rapides : je propose donc que nous légiférions par ordonnance sur chaque demande d'implantation. La France doit devenir un carrefour mondial de la coopération internationale et les trois premières éditions du Forum de Paris sur la paix ont montré que nous avions une vraie capacité de mobilisation.

Ce texte a été significativement enrichi lors de son examen par l'Assemblée nationale, qui y a notamment introduit trois dispositions majeures.

Un nouvel article 1erA fixe désormais les grands objectifs de la politique d'APD et rappelle notamment que cette politique est un pilier de la politique étrangère de la France et qu'elle contribue à construire et à assurer la paix et la sécurité. Il y est également précisé que cette politique a pour objectif transversal la promotion de l'égalité entre les femmes et les hommes, dans le cadre de la diplomatie féministe de la France.

Avec mon accord, l'année 2025 a été retenue comme date cible pour l'atteinte de l'objectif onusien de 0,7 % : c'est un bon objectif sur lequel nous devons nous mobiliser.

Le dispositif de restitution des produits de cession des biens dits mal acquis - sur lequel votre collègue Jean-Pierre Sueur a mené des travaux - a été amélioré : les produits de cession de ces biens donneront lieu à des ouvertures de crédits au sein d'un nouveau programme budgétaire afin de financer des actions de coopération et de développement. Il s'agit d'une grande innovation qui se fera dans une parfaite transparence à l'égard du Parlement.

L'Assemblée nationale a également apporté des avancées en termes de redevabilité : création d'une base de données ouverte, élargissement du champ du rapport annuel au Parlement relatif à la politique de développement, positionnement de la nouvelle commission d'évaluation auprès de la Cour des comptes et possibilité de saisine par le Parlement.

Elle a également prévu que la France prendrait désormais en compte l'exigence de responsabilité sociétale des acteurs publics et privés sur le devoir de vigilance des entreprises ; elle a renforcé notre exigence d'accès à un état civil fiable ; elle a prévu un rapport au Parlement sur les dispenses de criblage des destinataires finaux ; et elle a réduit les coûts de transaction de certains transferts de fonds et revu notre stratégie s'agissant des volontaires internationaux.

Après un long et très fructueux débat, ce projet de loi a été adopté à l'unanimité, une première depuis le début de ce quinquennat !

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie de cette présentation. Permettez-moi de profiter de cette occasion pour saluer la mémoire de Marielle de Sarnez avec laquelle j'avais beaucoup travaillé dans la perspective de ce texte.

M. Hugues Saury, rapporteur. - Je vous remercie pour votre disponibilité qui a permis un dialogue direct avec vous-même, vos services et votre cabinet.

Après avoir été retardé, le calendrier de ce texte s'est subitement accéléré : il a été présenté en conseil des ministres en décembre et devrait avoir été examiné par les deux chambres d'ici à la fin du mois de mai.

Avec ses treize articles, c'est un texte court, mais le rapport annexé est touffu.

Il prend clairement en compte les remarques qui avaient été formulées, notamment par le Sénat, et comporte de nombreuses avancées : l'augmentation du budget ; la définition claire des pays prioritaires ; la répartition de notre aide entre dons et prêts ; la création d'une commission d'évaluation indépendante ; ou encore la création des conseils locaux de développement.

Quelques points d'amélioration demeurent cependant.

L'APD telle qu'elle est définie par l'OCDE comporte des dépenses comme l'aide pour les réfugiés en France ou les frais des étudiants étrangers. En revanche, l'aide-pays programmable ne comprend que les dons et prêts accordés aux pays aidés. Or la part de cette aide programmable aux pays les moins avancés a stagné, voire régressé : elle était de 20 % en 2014, contre 18 % en 2018, alors qu'elle atteint 39 % au Royaume-Uni, 43 % aux Pays-Bas, 53 % en Suède et 42 % aux États-Unis. Et la part de cette aide programmable destinée aux dix-neuf pays prioritaires n'est que de 13 % : ne devrions-nous pas nous fixer un objectif d'aide programmable atteignable et raisonnable ?

Je regrette également que le projet de loi ne fixe pas d'objectif de rééquilibrage de nos aides entre prêts et dons. Ici aussi, il serait temps de se fixer un objectif atteignable et raisonnable.

Les pays endettés sont de plus en plus nombreux, notamment en Afrique. L'AFD risque donc de devoir diminuer encore ses volumes de prêts sur le continent. En outre, la faiblesse actuelle des taux d'intérêt ne rend pas nos prêts aux pays à revenu intermédiaire très compétitifs. L'Agence ne devrait-elle pas changer de modèle ?

M. Rachid Temal, rapporteur. - Je salue la qualité du texte qui nous est proposé. Il s'inscrit dans le prolongement de la loi adoptée sous le précédent quinquennat et présente de vraies avancées : concentration de notre aide sur les dix-neuf pays prioritaires ; nouvel article 1er ; définition de nos thématiques d'intervention ; création d'une commission d'évaluation ; réforme du pilotage de l'AFD. La France doit conserver ses capacités d'intervention et demeurer un acteur majeur de l'aide au développement.

S'agissant du pilotage de notre politique d'APD, plusieurs rapports - de la Cour des comptes et du Conseil économique, social et environnemental (CESE) - ont souligné les rapports déséquilibrés entre l'AFD et ses multiples tutelles. Or le projet de loi ajoute encore des instances, avec, notamment, le Conseil présidentiel et les conseils locaux de développement. Le texte ne va pas assez loin sur la question du pilotage.

La taxe sur les transactions financières (TTF) a été créée pour financer l'APD, mais seulement un tiers de son produit - il s'établit à 1,7 milliard d'euros - alimente le Fonds de solidarité pour le développement (FSD). Il est question d'y ajouter 100 millions d'euros, mais ne faudrait-il pas envisager un accroissement véritablement significatif pour passer à 40 %, voire à 50 % du produit de la taxe affecté au Fonds ?

La création d'une commission d'évaluation indépendante est un vieux combat du président Cambon. Comment envisagez-vous son fonctionnement et sa composition ? Quel sera le rôle des parlementaires ?

Cette loi de programmation court jusqu'en 2025, mais ses données chiffrées s'arrêtent dès 2022. Une clause de revoyure est certes prévue en 2022, mais aucune donnée n'est prévue pour 2023, 2024 et 2025 : c'est dommage.

M. Jean-Claude Requier, rapporteur spécial de la commission des finances. -Ce projet de loi était devenu une arlésienne... Nous sommes très heureux qu'il soit enfin finalisé.

Quelles sont vos ambitions budgétaires au-delà de 2022 ? Quels montants faudrait-il inscrire pour atteindre vos objectifs ?

M. Michel Canevet, rapporteur spécial de la commission des finances. - Comment le Fonds de solidarité pour le développement sera-t-il financé, à l'heure où les difficultés actuelles du transport aérien fragilisent son financement ?

Le transfert d'Expertise France ne devrait-il pas être réalisé directement au profit de l'AFD ?

Pourquoi ne pas déconcentrer les décisions de l'AFD lorsqu'un consensus local existe ?

Les frais administratifs de l'AFD, qui étaient de 400 millions d'euros en 2020, augmenteront de 10 % d'ici à 2022 : cela correspond-il à un véritable besoin ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Les critères de l'APD sont établis par l'OCDE. C'est ainsi que les frais d'écolage des étudiants chinois relèvent de l'APD : la Chine est donc toujours considérée comme un pays en développement...

La part dans l'APD liée à l'écolage des étudiants chinois signifie deux choses. Premièrement, la Chine est toujours considérée comme un pays en développement ; deuxièmement, de nombreux étudiants chinois viennent en France et nous les aidons avec des bourses et de l'accueil. Cela paraît peut-être une contradiction, mais explique une partie de cette interprétation.

L'aide pilotable a augmenté de manière significative ces dernières années ; elle correspond actuellement à un tiers de l'aide globale et devrait atteindre 40 % en 2022. C'est un indice pour apprécier notre véritable aide au développement.

L'aide bilatérale ne cesse de croître ; nous sommes passés de 57 % en 2015 à 61 % en 2019 et, en 2020, nous devrions frôler les 70 %. J'ai toujours dit que l'aide bilatérale devait se renforcer par rapport à l'aide multilatérale.

L'APD est constituée à 81 % de dons, auxquels s'ajoutent 14 % de prêts et 5 % d'appuis au secteur privé. Depuis mon arrivée aux responsabilités, la part de l'activité de l'AFD liée aux dons est passée de 4 % à 13 %.

Si votre interrogation porte sur les référentiels qui nous permettraient de juger les parts pilotable et non pilotable, je suis prêt à examiner des amendements sur le sujet. Ce n'est pas facile de fixer des critères, car, dans la part non pilotable, des éléments demeurent variables.

On peut se poser la question de la relation entre les prêts et les dons au sein de l'AFD. La part des dons dans l'APD, comme je l'ai dit précédemment, s'élève à 81 %. Une part importante de ces dons est extérieure à l'AFD, mais nous avons souhaité que celle-ci oeuvre également en ce sens, et il importe que cela se poursuive. En 2021, la somme des dons de l'AFD représente 878 millions d'euros.

Dans beaucoup de cas, notamment dans les 19 pays concernés, il s'agit d'articuler à la fois les dons et les prêts. Les prêts, en général, sont dédiés aux infrastructures, et les dons s'orientent plutôt vers le fonctionnement ; mais nous sommes souvent amenés à lier les deux. Je pense à l'exemple de l'Institut Pasteur à Dakar, soutenu par l'AFD, qui combine les subventions - à hauteur de 2,7 millions d'euros - et les prêts pour aider à financer la construction d'une unité permettant de doubler la capacité de production des vaccins.

Il est désormais inscrit dans la loi que l'AFD soit sous la tutelle de l'État. Concernant le pilotage, le conseil présidentiel a pour vocation de se réunir une fois par an, avec les ministres concernés et le Premier ministre, afin de donner les orientations. La création de cette instance démontre que la politique de développement est un élément central de la politique étrangère de la France. Loin d'être un encombrement supplémentaire, cela donne l'impulsion nécessaire et contribue à l'accélération pour la mise en oeuvre de ce texte de loi.

Le Cicid a pour vocation, une fois par an, de définir les enjeux de la politique de développement, et ensuite il m'incombe de les mettre en oeuvre. Un rattachement théorique est prévu avec deux ministères, mais, de fait, j'assume la fonction de ministre du développement. Les responsabilités ne sont pas peut-être pas suffisamment clarifiées, mais, je vous rassure, cela n'entraîne aucune difficulté avec Bruno Le Maire sur ces sujets.

Concernant l'engagement de consacrer 0,7 % de la richesse nationale à l'aide au développement d'ici à 2025, je m'interroge aujourd'hui sur la pertinence de présenter des chiffres. Quand on fixe un pourcentage, on ne tient pas compte de l'ensemble des facteurs, notamment le volume de financement auquel cela correspond. En 2021, nous allons atteindre 0,69 % - soit un pourcentage supérieur à l'objectif fixé de 0,55 % - pour une double raison : d'une part, avec la crise, le PIB baissant, cela favorise la hausse du pourcentage ; d'autre part, nous allons régler cette année la question de la dette soudanaise.

Mais, en 2022, ce pourcentage risque de baisser. Il serait opportun d'attendre la sortie de crise pour évaluer les engagements financiers permettant d'atteindre 0,7 %. Malgré un PIB en récession, j'ai obtenu que l'on maintienne les engagements financiers de progression de nos dépenses de développement, ce qui n'est pas le cas de tous les pays ; je pense, notamment, au Royaume-Uni.

Au sujet de la TTF, le projet de loi prévoit 100 millions d'euros supplémentaires. Il ne faut surtout pas toucher au taux ni à l'assiette, mais je suis ouvert à vos propositions pour aller plus loin concernant la réaffectation d'une partie de la recette au développement.

De même, au sujet de la commission d'évaluation, je suis très ouvert à vos propositions. De manière générale, comme je l'ai dit à l'Assemblée nationale, il s'agit d'un texte de loi majeur pour la présence de la France dans le monde, et nous devons prendre en considération toutes les contributions pertinentes. Au préalable, je soumets trois principes de fond : premier principe, l'indépendance ; deuxième principe, cette commission devra rendre compte au Parlement ; troisième principe, elle pourra également être saisie par les parlementaires.

Le rattachement de cette commission à la Cour des comptes a été acté, ce qui me paraît un gage d'indépendance. Cette commission ne vérifie pas la justesse des comptes, mais celle de la politique menée. Faut-il y associer des parlementaires ? Est-ce un critère d'indépendance ? Lorsque la question m'a été posée à l'Assemblée, j'ai émis quelques réserves...

M. Christian Cambon, président. - C'est un point très important pour nous. Dans de nombreux organismes - la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), le Comité national d'éthique (CNE) ou encore la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) -, la présence de parlementaires ne rompt pas le lien d'objectivité, bien au contraire. Avec Hervé Berville, rapporteur du projet de loi devant l'Assemblée nationale, nous sommes en accord sur cette idée, y compris en prévision de la commission mixte paritaire (CMP).

On ne demande pas que les parlementaires dirigent la commission, mais il nous semble que la présence de deux sénateurs et de deux députés, par exemple, est précisément un gage d'indépendance. La nomination d'experts indépendants - on le voit sur d'autres sujets, en matière sanitaire notamment - est sujette à débat. Les parlementaires qui viennent siéger dans ces organismes, à commencer par l'AFD, ont toujours tenu leur rôle ; il est important que vous n'y soyez déjà pas totalement hostile...

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Cela se discute...

M. Christian Cambon, président. - Le président de la Cour des comptes y est lui-même très favorable. Il trouve légitime que le Parlement, dont la mission est de contrôler l'action du Gouvernement, puisse siéger dans un organisme évaluant la justesse des opérations menées.

M. Jacques Le Nay. - Monsieur le ministre, le rôle des ambassadeurs se trouve renforcé par le projet de loi, avec la réunion annuelle du conseil local de développement (CLD). Cette relocalisation d'une partie de la gouvernance de notre APD doit être saluée. Cependant, les retours et les conclusions de ces conseils locaux doivent être examinés et pris en compte. Comment notre réseau de développement va-t-il se restructurer autour de cette nouveauté à l'échelle locale, afin de peser sur le choix des projets et d'en effectuer le suivi ?

Le modèle d'aide au développement multilatéral proposé par la France peut-il concurrencer les aides chinoises, notamment sur le continent africain ? Alors que les aides chinoises sont connues et reconnues au niveau international, les aides françaises passent trop souvent inaperçues. N'y a-t-il pas un déficit de communication autour des projets financés par la France ?

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Monsieur le ministre, ce texte était très attendu. J'y vois des avancées certaines, comme le droit d'initiative des associations, le devoir de vigilance, les biens mal acquis - même si des dispositions restent à mettre en oeuvre pour rendre cela applicable.

Je m'interroge sur la trajectoire financière. Cela aurait nécessité, malgré la clause de revoyure, que l'on se projette jusqu'en 2025.

Je constate une dispersion des fonds. La priorité affichée est de favoriser les 19 pays prioritaires ; ce n'est pas le cas, puisque seulement 15 % de l'APD va aujourd'hui vers les pays prioritaires. Et si l'on fait des projections sur la fin de l'année 2021, ce pourcentage pourrait descendre à 5 %. Comment comptez-vous redresser le tir ? On sait, notamment, qu'il convient de mettre l'accent sur l'Afrique et le G5 Sahel, car, si l'on veut installer la paix dans la région, il faudra aussi lutter contre la misère.

Ma deuxième question concerne le pilotage. Il y a des points positifs dans ce texte ; vous confortez le CNDSI, créé en 2014 ; vous donnez naissance aux CLD, et tout le monde se satisfait de voir le rôle de nos ambassadeurs renforcer, d'autant que ces conseils favoriseront le développement de projets précis, en lien avec les populations.

Pour le reste, monsieur le ministre, je ne suis pas d'accord avec vous. Précédemment, vous avez évoqué une chaîne de décisions clarifiée ; je la trouve, au contraire, extrêmement complexe et peu lisible. Le Conseil autour du Président de la République, une fois par an, va recadrer ou revalider les orientations. Je ne comprends pas, cela crée un système pyramidal. Par ailleurs, vous assumez la fonction du ministre du développement. Ma question est la suivante : qui commande en fin de compte ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - C'est moi !

M. Philippe Folliot. - Monsieur le ministre, vous avez insisté sur les enjeux relatifs à l'éducation. Une stratégie de développement, pour être efficace, doit être associée à une stratégie d'éducation, et plus particulièrement dans les 19 pays qui bénéficient de cette aide au développement.

Je souhaite vous alerter sur la nécessité de mettre en cohérence cette stratégie avec la promotion et la défense de la francophonie. Au travers de la langue française, nous promouvons une certaine idée de nos valeurs. Aurons-nous un engagement fort pour favoriser l'apprentissage du français ? Les pays francophones pourront-ils aussi bénéficier d'une forme d'aide spécifique, au regard de nos liens historiques avec eux ?

M. Richard Yung. - Vous n'avez pas évoqué Expertise France dans votre propos liminaire. Le rapprochement entre Expertise France et l'AFD me paraît une excellente chose. Mais pourquoi la mécanique mise en place est-elle aussi compliquée ? Pourquoi n'avons-nous pas intégré directement Expertise France au sein de l'AFD ?

Un point m'a semblé faible dans ce projet de loi, concernant le rôle des collectivités d'outre-mer. Celles-ci peuvent jouer un rôle important dans les actions de développement. Il faudra, dans la discussion, sans doute ajouter quelques références.

Au sujet de la commission d'évaluation, il serait utile d'y associer des représentants de pays recevant l'aide, qui pourraient juger des actions. Il serait intéressant, par exemple, de connaître l'avis du président de la Cour des comptes du Sénégal ou de la Côte d'Ivoire.

M. Olivier Cadic. - Monsieur le ministre, j'ai particulièrement apprécié votre remarque sur la Chine, pays en voie de développement... L'ambassadeur du Japon, reçu ici même ce matin, observait que la Chine était un pays en voie de développement militaire en mer de Chine méridionale.

L'un des objectifs poursuivis avec ce projet de loi est de promouvoir la gouvernance démocratique, économique et financière. Je vous cite : « La gouvernance démocratique et l'État de droit sont des conditions essentielles de l'efficacité de l'aide au développement. » Il est toujours sain de rappeler cela et nous sommes nombreux à vous soutenir dans cette démarche.

D'autres pays n'ont pas la même démarche et nous font concurrence. Ils rejettent la gouvernance démocratique, au prétexte que le développement passe avant les droits humains. Comment faire en sorte que des acteurs économiques venant de pays qui ne partagent pas notre vision des droits humains ne puissent pas gagner des marchés financés par l'APD de la France ? Pouvons-nous envisager d'établir une liste noire de pays qui ne respectent pas les droits humains, afin que les entreprises de ces pays soient automatiquement exclues des marchés bénéficiant de l'AFD ?

M. Christian Cambon, président. - Cela va éclaircir le paysage...

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Monsieur le ministre, je souhaite vous remercier pour l'intégration des femmes dans le développement. Je suis membre de cette commission depuis 2004, et j'ai plaidé pendant des années pour un « fléchage » envers les femmes. Dans tous les rapports présentés depuis des années, les femmes n'étaient même pas mentionnées. Elles sont pourtant les premiers acteurs et les premiers moteurs du développement. À ce titre, concernant le remboursement des microcrédits, la différence de taux entre les hommes et les femmes est très instructive.

Vous avez évoqué les CDL. C'est une excellente initiative d'inviter d'autres partenaires, d'autres États. Il serait important, me semble-t-il, que soient associés les représentants élus des Français de l'étranger. Beaucoup de Français, établis depuis longtemps dans ces pays, ont été exclus pendant des années de l'AFD ou de Proparco, alors qu'ils ont beaucoup de choses à apporter.

Concernant la francophonie, je souhaite évoquer l'audiovisuel extérieur, très important pour le développement de l'information sanitaire par exemple et, plus globalement, pour l'éducation et l'enseignement.

M. André Guiol. - Vous avez précisé qu'il existe des critères pour mesurer les résultats de nos actions de solidarité, dans les domaines aussi importants que l'éducation et la protection de l'environnement. Existe-t-il des indicateurs qui mesurent la manière dont la France est perçue par les populations de tous ces pays ? Je pense à la tristesse que j'ai pu ressentir en voyant des manifestations hostiles à la France durant l'épisode des caricatures, qui gomment injustement la solidarité insufflée par notre pays.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Concernant le pilotage, madame Carlotti, je ne vois pas en quoi il est compliqué. Le Président de la République est dans son rôle de réunir une fois par an les ministres directement concernés pour préciser ses orientations ; il l'a fait, par exemple, au mois de décembre, et cela a permis de débloquer beaucoup de choses. Il ne s'agit pas d'un organisme d'action, mais d'un lieu d'orientation stratégique. Le Cicid, de son côté, est le lieu de la mise en oeuvre de l'ensemble des politiques de développement, et je suis ensuite chargé de l'exécution. À côté de cela, le CNDSI et le CNCD formulent des conseils. Et enfin, il y a l'opérateur au niveau de chacun des pays concernés. Cela me paraît simple.

L'AFD est désormais tenue de répondre à un contrat d'objectifs et de moyens (COM). Dans ce contrat, je fixe 48 cibles à l'AFD - dont la question de l'égalité femmes/hommes -, qui me permettent de vérifier si, dans la globalité, l'organisme remplit bien son rôle. Je souhaite que ce contrat soit présenté aux deux assemblées. En revanche, je trouve prématurée l'idée d'une gestion décentralisée de l'AFD ; il convient d'abord de mettre en place les outils locaux.

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, au sujet de tous ces conseils, l'important est que cela ne ralentisse pas les opérations. Au Fonds européen de développement (FED), un euro décidé l'après-midi arrive quatre ou cinq ans plus tard dans le village en question. C'est cela le sujet, et il ne s'agit pas de discuter la compétence des personnes... Inspirons-nous de la situation sanitaire pour en tirer des leçons sur le fonctionnement des administrations.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Il y a trois sujets concernant l'intervention. J'ai souhaité renforcer l'aide humanitaire et l'intervention en situation de crise ; cela va aboutir, en 2022, à 500 millions d'euros de mobilisation financière immédiate par le centre de crise du Quai d'Orsay - dont, par exemple, 50 millions d'euros pour le Nord-Ouest syrien.

Avec le développement, c'est obligatoirement plus long. Quand on lance des projets comme celui de l'Institut Pasteur à Dakar, cela suppose un certain temps ; il faut identifier les acteurs, respecter des normes, faire des études... Je souhaite que l'on accélère les procédures afin qu'un projet n'attende pas quatre ou cinq ans avant d'être mis en oeuvre ; cela vaut pour l'AFD comme pour les différents fonds, auquel vous avez fait référence, au niveau européen.

Et, pour moi, le sujet central est la phase intermédiaire, que l'on appelle également phase de stabilisation. Les acteurs du développement doivent être beaucoup plus réactifs dans cette phase qui, en général, intervient après des crises, des conflits, voire des guerres civiles. Nous avons donc décidé de mettre en place, dans ces pays, un outil d'accélération pour être au rendez-vous. Cela est valable pour l'ensemble des acteurs.

Concernant la trajectoire financière, nous avons fait une loi de programmation a posteriori. Elle a permis une mobilisation progressive des financements, qui se compte en milliards d'euros supplémentaires ; tous les acteurs du développement le reconnaissent.

Dans les pays les moins avancés parmi les 19 prioritaires, nous avons engagé 1 milliard d'euros supplémentaires en 2019 par rapport aux trois années précédentes. En faisant la comparaison au sein de l'ensemble de l'aide publique au développement, certains pourcentages, même en progression, ne sont pas satisfaisants. Mais, dans cette aide, il faut compter l'écolage des étudiants chinois, d'autres dimensions encore...

M. Christian Cambon, président. - De tous les pays destinataires, la Turquie était en tête en 2019...

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Il y avait des raisons à cela. Par exemple, le financement des fonds permettant de soutenir les réfugiés - qui sont en Turquie - rentre dans ce budget. Nous devons clarifier ces chiffres, identifier ce qui relève directement de l'APD.

Monsieur Folliot, la francophonie est essentielle. Dans le projet de loi, il est rappelé, avec le contrat de partenariat, l'importance de la francophonie. Sur les 19 pays prioritaires, la grande majorité est francophone. Les fonds affectés dans les pays francophones pour le développement de l'éducation contribuent indirectement au développement de la francophonie. Il est essentiel de se battre pour la langue française ; c'est un élément d'influence considérable. Cette année, si la situation sanitaire et politique le permet, un sommet de la francophonie se tiendra en Tunisie.

Une des conséquences de ces orientations, c'est de revaloriser la filière développement au Quai d'Orsay. Je souhaite qu'elle soit mieux prise en compte et considérée, par les agents, comme une filière noble.

Cela implique que l'on renforce la formation des conseillers de coopération et d'action culturelle (Cocac) dans les postes. Il faut valoriser l'action de développement de notre pays et faire en sorte qu'elle soit conçue comme un élément de la diplomatie française. Auparavant, il n'avait jamais été dit que la politique de développement était un élément de la politique étrangère. Au reste, cette évolution peut présenter des inconvénients : elle implique une direction. La bataille d'influence est permanente.

M. Le Nay m'a interrogé sur la concurrence. Oui, nous sommes trop timides. Nous ne sommes pas assez visibles. Ce n'est pas parce que l'on met quelques milliers de vaccins sur un tarmac en Afrique que l'on règle la question vaccinale africaine ! Cette question se réglera par l'initiative Covax, qui permettra de mobiliser 2 milliards de doses d'ici à la fin de l'année et de diffuser les vaccins dans les pays concernés - 100 pays en ont d'ores et déjà bénéficié. Il est indispensable de considérer que l'immunité sera globale ou ne sera pas.

À cet égard, donner l'illusion que les vaccins Sinopharm ou Spoutnik régleront la question vaccinale dans ces pays est une opération de propagande. C'est par une politique d'échantillons que certains mènent leur politique d'influence. Ce n'est pas notre manière de faire. Cela dit, nous ne savons sans doute pas communiquer suffisamment sur notre présence... L'ensemble de l'aide au développement souffre d'un problème de lisibilité globale, y compris au plan européen. Nous devons, sur ce plan, agir bien davantage.

Monsieur Yung, il est indispensable que nous puissions répondre à la demande d'un pays par une offre globale, associant une offre de prêt, une offre de don et une offre d'expertise, comme le font les acteurs dont a parlé Jacques Le Nay. C'est ce qui explique qu'Expertise France rejoigne le groupe AFD. Cependant, ce ne sera pas une filiale de l'AFD comme peut l'être Proparco, qui travaille avec les entreprises privées. Nous voulons qu'Expertise France garde une forme d'autonomie, de manière que l'on puisse lui passer des commandes directes sans passer automatiquement par l'AFD. Le dispositif proposé permet l'autonomie d'Expertise France dans le champ d'action de l'AFD, ce qui permettra de répondre très rapidement à des demandes ou d'identifier les projets réalisables en apportant la garantie technique nécessaire. C'est ce que nous faisons déjà, mais nous le ferons plus efficacement avec Expertise France.

J'ajoute que nous avons décidé de doubler le nombre d'experts techniques internationaux, qui sont aujourd'hui au nombre de 140, pour être en mesure de répondre à une demande immédiate entraînant la mobilisation de l'AFD. C'est une bonne manière de répondre à la pénétration d'autres acteurs, en particulier sur le territoire africain.

Monsieur Cadic, il y a dans le texte un dispositif qui consacre un devoir de vigilance des entreprises et de leurs filiales à l'égard d'acteurs qui ne respecteraient pas les principes fondamentaux des droits humains. Cette conditionnalité est prise en compte dans les orientations de notre politique de développement, en particulier pour éviter que des entreprises qui ne respectent pas ces principes fondamentaux ne puissent bénéficier de prêts que nous aurions consentis à des pays. Ce point est très important. Le fait qu'il y ait désormais un comité ad hoc par site autour des ambassadeurs, associant non seulement le responsable de l'AFD, le Cocac, mais aussi le responsable des services économiques, permettra aussi d'être vigilant sur cette question.

Madame Garriaud-Maylam, nous avons pris en considération les femmes dans le texte. Les enfants ont également fait l'objet d'une attention particulière.

La présence des conseillers des Français de l'étranger est prévue au sein du conseil local du développement.

Je n'ai pas bien compris la question de M. Guiol.

M. André Guiol. - Nous avons vu, lors de l'affaire des caricatures, que la perception de notre pays tranchait avec son action de solidarité. Les populations sont-elles conscientes ce que nous faisons ? Pouvons-nous mesurer leur « taux de satisfaction » ? La France touche-t-elle des dividendes de son action ?

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Cela dépasse largement la question du développement. Nous avons un combat permanent à mener face à des acteurs très spécialisés, en particulier en Afrique, qui utilisent des fake news ou les réseaux sociaux pour détruire notre image. Nous avons mis en place des dispositifs de contre-influence, notamment sur les réseaux sociaux, pour éviter ces dérives. Certains affirment que les anciens colonialistes ne peuvent prétendre à être les acteurs du développement d'aujourd'hui. Un certain nombre de puissances qui veulent s'installer dans les pays où nous avons de l'influence reprennent parfois ce refrain.

Comme je l'ai affirmé tout à l'heure, l'influence est un outil de puissance, mais le développement est aussi un outil de développement des valeurs. Nous sommes aujourd'hui confrontés à une conflictualité des modèles dans le monde entier.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, de l'ensemble de ces précisions.

Le travail n'est pas terminé. Nous essaierons de faire en sorte que la commission mixte paritaire soit conclusive, mais le débat sera important.

Le décrochage entre l'action militaire au Sahel et l'action de développement, qu'a évoqué Marie-Arlette Carlotti, a été confirmé dans le bureau du président du Sénat au début de la semaine par le chef d'état-major des armées. Il faut progresser sur ce plan. Je pense que nous évoquerons ce point dans la discussion. Vous devez peser de tout votre poids pour le faire comprendre. On aura beau positionner 50 000 soldats au Sahel, si l'on ne mène pas, en parallèle, des actions de développement en faveur des trois priorités que nous avons évoquées - nourrir, soigner, former -, la situation ne changera pas.

La réunion est close à 18 h 40.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.