Jeudi 27 mai 2021

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Échange de vues sur les suites de la table ronde de la délégation du 8 avril 2021 sur le bilan de l'application de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées

Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, le 8 avril dernier, notre délégation réunissait autour d'une table ronde plusieurs acteurs centraux de la lutte contre le système prostitutionnel, afin de dresser le bilan de l'application de la loi du 13 avril 2016, cinq ans après son adoption.

Les interventions de nos invités à cette table ronde furent très enrichissantes et très denses. Y participaient notamment :

- nos collègues parlementaires Michelle Meunier et Maud Olivier, à l'époque rapporteures de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées ;

- les auteurs du rapport inter-inspections de décembre 2019 portant évaluation de la loi du 13 avril 2016 ;

- la cheffe de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la Direction centrale de la police judiciaire ;

- les responsables du Mouvement du Nid ;

- la procureure générale près la Cour d'appel de Paris, présidente du groupe de travail sur la prostitution des mineurs ;

- les co-présidents de la commission Violences du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), Ernestine Ronai et Édouard Durand ;

- enfin, l'Association Agir contre la prostitution des enfants.

Au cours de cette table ronde, qui a duré près de quatre heures, beaucoup de sujets ont été abordés, relatifs notamment à l'application inégale des dispositions de la loi sur l'ensemble du territoire. Ils concernaient également le manque de moyens associés à la mise en oeuvre de la loi, mais aussi le sujet crucial de la lutte contre la prostitution des mineurs, un phénomène en recrudescence et contre lequel nous ne sommes pas suffisamment armés.

Le constat unanimement partagé au cours de ces échanges était le suivant : si l'esprit de la loi votée en 2016 doit être salué comme un tournant décisif dans la lutte contre « la plus vieille violence du monde », son application effective sur l'ensemble du territoire est loin d'être à la hauteur des espérances exprimées il y a cinq ans par tous les défenseurs de la lutte contre le système prostitutionnel.

C'est d'ailleurs ce que nous écrivions le 16 avril dans une lettre ouverte adressée au ministre de l'intérieur, au garde des Sceaux, à la ministre chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et au secrétaire d'État chargé de l'enfance.

À ce jour, cette lettre n'a reçu aucune réponse.

Il m'a semblé important de nous réunir aujourd'hui afin de prendre le temps d'échanger sur les constats et propositions issus de cette table ronde. En effet, la richesse des interventions de nos invités le 8 avril n'avait sans doute pas permis à chacune et chacun d'entre vous d'intervenir suffisamment longtemps ni de s'exprimer sur les enseignements émanant de cette table ronde.

Avant de vous céder la parole, je rappellerai brièvement quels étaient ces enseignements qui, pour la plupart, ont été évoqués dans notre lettre ouverte au Gouvernement :

- sur une population totale de près de 40 000 personnes en situation de prostitution, 564 seulement ont bénéficié de la mise en oeuvre d'un parcours de sortie de la prostitution, soit moins de 2 % ;

- environ un quart des départements sont encore dépourvus d'une commission départementale de lutte contre la prostitution créée par la loi de 2016. En outre, un tiers de ces commissions n'ont pas encore commencé à examiner des parcours de sortie ;

- le montant de l'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle proposée aux personnes prostituées - 330 euros mensuels pour une personne seule - est insuffisant ;

- les résultats obtenus en matière de pénalisation du client sont mitigés sur l'ensemble du territoire, voire insuffisants. Depuis l'entrée en vigueur de la loi jusqu'en 2020, le nombre de verbalisations de clients a été stable avec une moyenne annuelle de 1 300 individus concernés. La grande majorité des verbalisations est intervenue en région parisienne. Par ailleurs, les stages de sensibilisation à la lutte contre l'achat de services sexuels ne sont que très peu développés : environ un millier depuis l'entrée en vigueur de la loi ;

- la prostitution a changé de visage. La prostitution de rue a fortement diminué pour se déporter vers des zones périphériques tandis que la prostitution en intérieur, dite prostitution « logée », s'est fortement développée. La mise en relation entre les clients et les personnes qui se prostituent se fait désormais majoritairement par Internet ou via les réseaux sociaux. Les victimes de la prostitution se sont donc progressivement déplacées de l'espace public vers l'espace numérique ou privé. En 2020, la prostitution est pratiquée à plus de 90 % dans des hôtels ou des appartements privés. Au moment du vote de la loi de 2016, la prostitution sur la voie publique représentait plus de la moitié de la pratique prostitutionnelle en France contre seulement 9 % aujourd'hui ;

- il est donc primordial de donner aux services d'enquête des moyens humains et financiers à la hauteur des défis actuels ;

- enfin, le développement de la prostitution des mineurs est un phénomène inquiétant, évoqué à de nombreuses reprises par les membres de notre délégation, et qui doit mobiliser toutes les énergies. L'âge moyen d'entrée en prostitution se situe aujourd'hui à 14 ans. Entre 2016 et 2020, le ministère de l'intérieur a constaté une augmentation de plus de 300 % du nombre de victimes mineures de proxénétisme et de plus de 90 % entre 2019 et 2020. Une prévention spécifique de la prostitution des mineurs doit donc être mise en place, notamment en milieu scolaire, doublée d'une campagne nationale de communication et de sensibilisation.

Voilà résumés en quelques points les principaux enseignements de notre table ronde du 8 avril dernier, sur lesquels je vous invite à vous exprimer aujourd'hui.

Signe que la lutte contre le système prostitutionnel est plus que jamais d'actualité, le HCE a publié la semaine dernière un avis sur la loi du 13 avril 2016 pour réaffirmer son engagement abolitionniste et appeler à accélérer et harmoniser la mise en oeuvre de la loi pour répondre aux urgences sur le terrain. Il a notamment formulé des recommandations sur la consolidation du volet social de la loi, le renforcement de la politique pénale, et la nécessité de mener des campagnes d'information ainsi que des actions de prévention auprès des enfants et adolescents.

Sur un tout autre sujet, je tiens à saluer l'engagement de notre collègue Laurence Cohen qui s'est mobilisée, comme d'autres, depuis plusieurs mois, en faveur des femmes de chambre de l'hôtel Ibis des Batignolles, qui ont récemment obtenu gain de cause. Il est important de le souligner. Elles ont su trouver, à travers Laurence Cohen et d'autres collègues, un soutien indéfectible.

Je cède sans plus tarder la parole à Marie-Pierre Monier.

Mme Marie-Pierre Monier. -  En matière de prostitution, j'estime que l'État ne joue pas son rôle. Madame la présidente, comme d'autres, vous étiez présente en 2016 lors de la discussion de la loi. Il a été compliqué de la faire voter. Elle n'est aujourd'hui pas suffisamment appliquée. Le fond du sujet est bien là. C'est ce qui a été dit et expliqué dans notre courrier. La prostitution est un esclavage. Vous avez évoqué le phénomène grandissant touchant les mineurs. Malheureusement, la société évolue dans ce sens. En outre, nous pouvons penser qu'en raison de la pandémie, la prostitution n'a plus lieu sur la voie publique, mais à domicile.

La loi n'est pas appliquée. La prostitution continue d'augmenter et les mineurs sont de plus en plus concernés. L'absence de réaction du Gouvernement est dramatique. Je me demandais si notre courrier avait obtenu une réponse, tout en me doutant que ce n'était pas le cas, puisque dans le cas contraire, nous aurions été tenus au courant. Nous devons continuer à nous mobiliser. Nous devrions peut-être demander à ce que la délégation auditionne spécifiquement les ministres en charge du sujet pour reposer les questions utiles. Nous ne pouvons même pas envisager de déposer une nouvelle proposition de loi, puisque l'existante n'est déjà pas appliquée. Nous devons trouver les moyens d'action pour la faire respecter.

Comme vous l'avez rappelé, Madame la présidente, un quart des départements seulement ont mis en place la commission départementale de lutte contre la prostitution. À notre niveau, ne pouvons-nous pas déjà mobiliser nos forces sur chacun de nos départements pour alerter et dresser un bilan de situation, afin de mettre l'accent sur ce qui s'y passe ? Le montant de 330 euros mensuels de l'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle visant à aider ces personnes à sortir de la prostitution est trop faible. Il ne favorisera pas cette sortie. Nous devons réfléchir aux outils dont nous disposons au sein du Sénat et de la délégation pour continuer notre travail. Faire un point sur le sujet aujourd'hui me semble être une excellente idée. Je ne serai pas plus longue, mais nous devons dresser un bilan pour savoir ce que nous pouvons continuer à faire pour nous mobiliser sur le sujet. Je le redis : pour une fois, l'outil législatif est là. Il n'est pourtant pas appliqué.

Mme Annick Billon, présidente. - En effet, le courrier est resté lettre morte. Une tribune concernant l'application scandaleusement aléatoire de la loi prostitution sur le territoire a été publiée, à l'initiative d'un collectif d'associations, dans Le Monde du 13 avril 2021, jour anniversaire de la loi. Parmi les outils dont nous disposons, je citerai nos échanges avec le Gouvernement et, pourquoi pas, la publication de tribunes. S'y ajoute la nécessaire installation des commissions dans les départements. Notre délégation ne devrait-elle pas porter ses efforts sur ce quart de départements? La commission ne fera pas tout, bien entendu, mais ne pas la mettre en place ou la faire fonctionner témoigne déjà d'un déficit de volonté. Ce ne sera pas suffisant, l'installation de la commission devant être suivie d'effets pour être utile.

Mme Dominique Vérien. - Je souhaite revenir sur la mise en place de cette commission. Lorsque je suis devenue membre de notre délégation, je me suis aperçue qu'il n'en existait pas dans l'Yonne. Je m'en suis émue auprès du préfet, qui l'a finalement mise en place au bout d'un an. La préfecture a fait venir l'association du Nid pour expliquer le système. Cette association n'est toutefois pas installée dans l'Yonne, mais à 200 kilomètres de chez nous. Aucun relais associatif ne peut donc travailler sur le sujet. J'ai également pu constater l'absence de sensibilisation de la gendarmerie et de la police sur ce sujet de la prostitution, qui est considérée comme anecdotique dans le département. Nous ne sentons pas de réelle volonté de se saisir du problème. En effet, je ne pense pas que le département de l'Yonne représente un haut lieu de la prostitution. Pour autant, elle n'est pas inexistante sur notre territoire. Nous assistons également à un phénomène relaté par les gendarmes en charge des mineurs. Certains jeunes se rendent à Paris et reviennent avec des sacs à main de luxe, les paiements ne se faisant pas nécessairement en argent. Les forces de l'ordre n'ont pas toujours de relais dans la capitale pour s'occuper de ces jeunes et pour les suivre. En résumé, les gendarmes qui s'occupent de ce sujet dans l'Yonne n'ont pas de relais, et la majorité ne s'en occupe pas.

Mme Laurence Rossignol. - Nous sommes effectivement devant une situation compliquée et exceptionnelle. La loi de 2016 a demandé une volonté politique farouche et une détermination sans faille pour parvenir à son adoption et à sa promulgation. Volonté de la part des trois ministres s'étant succédé pour la porter et des deux rapporteures Mmes Olivier et Meunier, ainsi que du HCE et de sa présidente de l'époque, Danielle Bousquet, qui a été à l'initiative du premier rapport parlementaire sur la prostitution.

Je me demande qui veut l'application de cette loi. Le Gouvernement n'a aucune envie de la faire appliquer. Durant plusieurs années, la secrétaire d'État chargée de l'égalité femmes-hommes y était hostile, bien qu'elle ne l'ait pas exprimé clairement lorsqu'elle était au gouvernement. Il n'est pas toujours nécessaire de montrer cette hostilité. Il suffit de ne rien faire pour que la loi ne soit pas appliquée. Une partie du monde associatif y est également hostile, ne le sous-estimons pas. S'y ajoute une fragilité de la couverture de ce dernier sur le territoire. Enfin, soyons réalistes, le pourcentage de clients de prostituées est le même dans toutes les strates de la société. Aucune profession n'est épargnée. Nous avons affaire à un double blocage : le lobby des clients, diffus bien qu'il ne soit pas organisé, et le lobby des soi-disant travailleurs et travailleuses du sexe, qui mènent une offensive au plan européen et national pour faire de la prostitution une activité légale et banale.

D'un point de vue plus positif, il me semble qu'un sondage réalisé par Le Nid il y a deux ans montrait que la population française adhérait progressivement à la loi. Nous observons un décalage entre la volonté politique, l'éducation de la population française et l'inaction, qui l'emporte aujourd'hui.

Actuellement, un recours auprès de la Commission européenne des droits de l'homme (CEDH) conteste la loi française. Il sera traité. Je pense que la Suède sera partie prenante dans cette discussion, puisqu'elle est très avancée sur le sujet. Pour enfin appliquer la loi, nous devons regarder ce qu'a fait ce pays abolitionniste, totalement déterminé.

Je ne sais pas comment nous pouvons contraindre le Gouvernement à agir. Le ministre de l'intérieur a reçu récemment des préfets, à qui il a demandé leurs objectifs et résultats en matière de lutte contre l'immigration. Chacun devait donner ses chiffres. Le jour où il leur demandera de communiquer leurs chiffres sur la lutte contre le système prostitueur, nous aurons gagné. Nous devons continuer à questionner le Gouvernement sur la réalité de l'application de cette loi.

Je suis d'accord avec la présidente, nous devons mobiliser les préfets. Je l'ai fait moi-même. Les préfets de mon département, le précédent et l'actuel, ayant pour habitude de prendre en compte les suggestions des parlementaires, une réunion de la commission prostitution s'est tenue. Mais il faut de la continuité.

Une bataille idéologique et culturelle doit être menée. Au vu de l'engagement actuel de notre société contre les violences sexuelles, je m'étonne du plafond de verre touchant la prostitution. Les violences sexuelles sont particulièrement identifiées, jusqu'à ce que nous évoquions cette activité. Nous passons alors sur un autre terrain, qui est celui des libertés individuelles. « Chacun fait ce qu'il veut de son corps, tant que cela se passe entre adultes consentants ».

Nous devrions utiliser le sujet de la prostitution des mineurs pour faire avancer le débat. L'application stricte de la loi de 2016 permettrait en effet de lutter contre ce fléau dans le même temps.

Pourquoi la pénalisation ou la responsabilisation du client est-elle indispensable ? Nous devons poser un interdit dans notre société quant au fait qu'on n'achète pas le corps des femmes - ou des hommes, mais principalement des femmes. Tant que ce principe ne sera pas posé et ne fera pas partie des méthodes éducatives, tant qu'il y aura des récompenses après la victoire d'équipes sportives, au cours desquelles les garçons sont incités à acheter du sexe de l'autre côté de la frontière espagnole, comment voulez-vous changer les mentalités ? C'est pourtant ce qu'il faut faire. Nous devons nous exprimer là-dessus, et dire dans quel camp nous nous situons. Sinon, nous sommes tétanisés par les « travailleuses du sexe », qui sont une poignée et qui ne représentent en rien les victimes de prostitution. L'idée de la prostituée libre et heureuse est une mystification. La majorité des prostituées sont sous la coupe de trafiquants d'êtres humains ou de proxénètes. Le service de protection de l'enfance doit intégrer ce sujet. Dans certains départements, les proxénètes viennent chercher les filles à la sortie des foyers de l'Aide sociale à l'enfance (ASE), et les y reconduisent le lendemain matin, devant des éducateurs accablés, mais n'ayant pas les moyens d'agir. Nous n'avons d'autres solutions que de nous attaquer aux clients, pour éradiquer et éteindre le marché en pénalisant le consommateur.

Je n'ai pas de solution miracle. Je ne sais pas comment nous pourrions nous substituer à la complaisance et l'indifférence du Gouvernement face à ce drame humain.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup Laurence Rossignol. Je retiens de votre propos qu'il faut changer les mentalités. Je pense que la prostitution des jeunes constitue en effet une des portes d'entrée pour mobiliser autour de l'application de la loi. Nous n'avons pas évoqué « l'aide à la sexualité » pour les personnes handicapées. Attention aussi à cette petite porte qui pourrait s'ouvrir.

Avant de céder la parole à Laurence Cohen, j'aimerais vous lire un passage de L'Ange de Pigalle, livre autobiographique d'une ancienne prostituée, Linda, que nous entendrons tout à l'heure, qui s'est prostituée durant cinquante ans: « Ce n'est pas les filles qu'il faut emmerder, ni les clients qu'il faut pénaliser, mais s'attaquer aux réseaux pour arrêter l'esclavage. En France, en 2020, la misère est au coin de nos rues. Les féministes veulent interdire la prostitution. Beau projet, mais pour que ça marche, il conviendrait d'abord d'éradiquer la pauvreté, la faim, l'asservissement des femmes et la frustration sexuelle. Le chemin sera long. Alors, avant, messieurs les politiques, s'il vous plaît, protégez ces femmes dont vous connaissez la vulnérabilité. Arrêtez l'esclavage, la violence, la contrainte et la traite des êtres humains. Vous en avez les moyens. »

Mme Laurence Cohen. - Merci Madame la Présidente. Il est important de revenir sur la genèse de la loi. Outre tout ce qui a été souligné quant à l'implication des ministres à l'époque, nous avons toutes vécu l'examen de la proposition de loi par le Sénat. Une rude bataille a eu lieu dans l'hémicycle. Ce n'était pas du tout évident. Il a fallu travailler d'arrache-pied avec les ministres pour développer des arguments et réussir à faire passer cette loi.

Je vois des paradoxes dans la société. Un sondage réalisé en 2019 indique que 78 % de la population française est favorable à la pénalisation des clients de prostituées. Dans le même temps, je trouve que la prostitution est banalisée, notamment chez les mineurs. Je demande depuis un moment que nous nous engagions sur le sujet. Nous l'avons vu lors de la table ronde, les jeunes mineures n'ont pas conscience d'être asservies, dépendantes, contraintes. Elles ont l'impression d'obéir à leur libre choix. Un certain nombre d'entre elles ne prennent pas conscience de ce qu'elles vivent. Elles ont l'impression de se prostituer pour avoir des vêtements, des sacs ou de l'argent facile, avant de reprendre le cours de leur vie normale. Nous savons pourtant que les conséquences physiques et psychologiques ne s'arrêtent pas là, et qu'il existe une sorte de spirale infernale.

Je sais que le sujet de la prostitution des mineurs est très compliqué à traiter. J'en ai discuté avec la procureure de mon département, qui est très impliquée. Il n'est pas simple d'agir et de sensibiliser les jeunes filles aux dangers de la prostitution. Nous voyons d'ailleurs que les parents sont complètement désemparés. Il est important de souligner que ce phénomène touche tous les milieux sociaux.

L'absence de volonté de faire avancer cette loi a été pointée tout à l'heure. Aucun moyen n'est accordé pour le faire. Il me semble que notre délégation devrait peut-être mettre en place un continuum d'actions. Nous avons déjà interrogé la ministre actuelle. Nous nous sommes exprimés par voie de presse, et devons continuer de le faire. Outre les actions que nous pouvons mener au sein de nos départements, je m'interroge quant au rôle de la commission départementale. La commission n'est toujours pas opérationnelle dans mon département. J'ai demandé à y être associée. Le préfet précédent était tout à fait d'accord avec moi, mais cela n'a pas fonctionné. La préfète actuellement en place ne connaissait pas bien le sujet et l'a délégué à un sous-préfet, très motivé sur la question. Nous voyons bien le chemin qui reste à parcourir.

Je me demande si nous ne devrions pas mener ensemble, en tant que délégation aux droits des femmes, quelques actions coup de poing, retentissantes.

La délégation ne pourrait-elle pas mener des actions pour intervenir dans les établissements scolaires, de façon médiatique, en lien avec des enseignants ? Il faudra y réfléchir pour trouver le lieu adéquat. Ma deuxième proposition n'est pas si simple à mettre en place, bien que je l'ai fait dans mon département. Nous pourrions participer à des maraudes, avec Le Nid notamment, mais aussi avec d'autres acteurs, pour aller à la rencontre de personnes prostituées. Je sors ici de nos départements respectifs pour voir ce que la délégation en tant que telle, avec sa présidente et un certain nombre d'entre nous, pourrait faire en alertant les médias, le cas échéant. Il me semble que nous devons réussir à établir un calendrier qui pourrait nous rendre visibles.

De plus, Adrien Taquet, secrétaire d'État chargé de l'enfance, semble très sensibilisé au problème lorsque nous en discutons avec lui. Pourtant, rien ne se passe. Ne pourrions-nous pas l'inviter avec Élisabeth Moreno pour parler de ce sujet, et notamment de la prostitution des mineurs, mais pas uniquement ? Ce sujet, s'il doit être pris en charge, ne doit pas occulter la prostitution d'une manière globale.

Il est évident que la pauvreté peut, entre autres, constituer un terreau à ces situations. Ce sont souvent des personnes fragilisées, à qui on a retiré leurs papiers. Ce n'est pas antinomique. Nous devons nous occuper de faire reculer la pauvreté, mais nous ne pouvons pas attendre que le monde soit idéal pour que la prostitution disparaisse. Je ne pense pas qu'elle prendrait fin, de toute façon. Un travail doit être mené sur les mentalités.

Voilà mes propositions un peu concrètes. Je me dis que nous devrions faire cela pour continuer à montrer la détermination de la délégation en l'absence de volonté gouvernementale.

Enfin, pourrait-il y avoir une entente sur ce sujet entre la délégation aux droits des femmes du Sénat et celle de l'Assemblée nationale ? Là aussi, nous pourrions imaginer des actions ensemble.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette intervention. Les questions au Gouvernement - écrites, orales et d'actualité - ne serviront à rien. Les communiqués de presse peuvent éventuellement avoir un retentissement.

J'identifie moi aussi différents points, dont la traite des êtres humains et la prostitution des jeunes. C'est peut-être un moyen de sensibiliser plus de monde. Je rappelle que l'âge moyen d'entrée dans la prostitution est de 14 ans. Chacun peut imaginer son enfant, sa nièce, l'enfant des voisins à la place de ces jeunes. C'est assez violent.

L'action proposée au sein des établissements scolaires me semble être une bonne idée. Nous pouvons parfois le faire dans nos départements, mais ce n'est pas toujours visible. Nous devons voir s'il est possible de l'organiser dans un département facile d'accès, un jeudi, pour qu'un maximum de collègues de la délégation puissent être présent. Je suis favorable à cette proposition.

S'agissant de la participation à des maraudes, pourquoi pas ? Il sera toutefois nécessaire de les cibler, 90 % de la prostitution se déroulant dorénavant en dehors de la voie publique.

La suggestion de rendez-vous avec Adrien Taquet et Élisabeth Moreno me semble judicieuse. Vous proposiez également de réunir les deux délégations aux droits des femmes du Sénat et de l'Assemblée nationale. J'ai d'ailleurs rencontré hier Marie-Pierre Rixain, présidente de la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale, pour évoquer des sujets d'intérêt commun.

Mme Micheline Jacques. - Merci Madame la Présidente. Je reste toujours très attentive aux travaux de la délégation. Je souhaitais intervenir concernant les jeunes en particulier. Il existe à mon sens une problématique liée à l'éducation à la sexualité, qui devrait être plus poussée dans les établissements scolaires. Je rejoins totalement les prises de parole préconisant des interventions en milieu scolaire avec les équipes pédagogiques.

J'identifie un autre aspect dans la banalisation de la pornographie : l'accès aux réseaux sociaux. Il suffit de cocher la case « je suis majeur » pour entrer sur n'importe quel site pornographique. Toutes ces petites jeunes pensent qu'avoir des relations sexuelles est un passage permettant de gagner de l'argent facile avant de s'en sortir très rapidement. Elles doivent être prévenues des situations dans lesquelles elles se mettent. Il me semble que nous devons cibler notre travail à ce niveau. Une jeune fille de 18 ans a été retrouvée morte à Paris récemment. Elle a visiblement été étranglée par un proxénète. Les féminicides sont également liés, en partie, à la prostitution. À la difficulté des filles de province se prostituant à Paris s'ajoute une intervention à mener pour dénouer ces réseaux et taper un grand coup à ce niveau.

Il est vrai que certaines indiquent avoir fait ce choix de vie et vouloir qu'il soit respecté. Pour autant, énormément de femmes sont prises dans ces réseaux. Je suis ultramarine. Je vois dans certaines villes qu'on fait venir de jeunes femmes de pays très pauvres, et notamment d'Haïti ou de la République Dominicaine, pour les lancer dans des réseaux de prostitution. L'État n'intervient pas suffisamment pour lutter contre ce phénomène, qui est, pour partie, passé sous silence. Un travail de fond doit réellement être mené. Je sais que c'est compliqué, mais nous ne devons pas baisser les bras. Nous devons poursuivre ce travail.

Mme Laurence Rossignol. - Merci, Madame la présidente, de me redonner la parole. Lorsque j'évoquais les lobbies, j'ai oublié de parler d'une donnée centrale : l'argent généré par le trafic sexuel d'êtres humains est du même montant que celui généré par les trafics d'armes et de drogue. Ne soyons pas naïves. Dans les obstacles et l'indifférence que nous rencontrons dans la lutte contre le trafic d'êtres humains et le système prostitutionnel, des intérêts financiers colossaux sont en jeu. Une partie des associations si actives pour demander la légalisation de la prostitution, selon le système allemand, travaillent également pour le business du sexe, consciemment ou non, volontairement ou non.

C'est également une question internationale. Les Suédois m'ont interpellée à ce sujet. Après l'adoption de la loi de 2016, ils cherchaient des partenaires abolitionnistes en Europe permettant de définir une position européenne commune. Une partie de la solution se joue dans les liens que nous pouvons tisser avec des structures internationales. Je me demandais donc si la délégation aux droits des femmes du Sénat pouvait protocolairement adhérer en tant qu'instance à la coordination pour l'abolition de la prostitution. Comment pouvons-nous participer à un réseau de parlementaires, ou au sein de l'union interparlementaire (UIP) pour contribuer à rassembler des personnes partageant nos positions ? Je voyage moi-même assez souvent à la rencontre de nos ambassades et je tiens à dire que nos postes à l'étranger sont bien plus investis dans la lutte contre la prostitution que ne le sont nos représentants de l'État dans l'hexagone ou les outre-mer. J'ai souvent été invitée par des ambassades pour participer à des tables rondes à l'initiative de parlementaires ou d'associations dans d'autres pays, nous demandant de faire de l'ingénierie. Je suis toujours très gênée de leur expliquer comment nous faisons la loi, ce que nous y mettons, puis de leur montrer la réalité des résultats qui ne sont pas à la hauteur de leurs attentes. Je pense que nous avons un travail à mener sur le plan international.

Enfin, Laurence Cohen et la présidente ont raison de nous proposer une audition commune d'Adrien Taquet et Élisabeth Moreno. Pour avoir vécu les choses de l'intérieur, je peux toutefois vous assurer que leurs moyens d'action sont limités. Ce n'est pas chez eux que se joue la mise en oeuvre de la loi. Elle se joue place Vendôme et place Beauvau.

Dans les commissions départementales, nous citons toujours les préfets, mais n'oublions pas les procureurs. J'ai vu des commissions qui fonctionnaient très bien, car les procureurs et les gendarmes étaient leaders dans l'application de la loi dans leur département. La justice doit être impliquée. Je propose d'auditionner le garde des Sceaux, qui a des choses à nous dire sur les violences faites aux femmes, les violences sexuelles, les féminicides, la justice et la loi contre la prostitution.

Mme Annick Billon, présidente. - Je reprends la parole pour conclure cet échange, que je jugeais important.

Nous avons entendu des propositions extrêmement intéressantes. Je les récapitule rapidement : intervention dans des établissements scolaires, participation à des maraudes, auditions des ministres Dupond-Moretti, Moreno et Taquet. Je les retiens. Il faudra réfléchir à la communication et l'annonce de la position de la délégation en amont des actions, lorsque nous les aurons déterminées. Une tribune pourrait être envisagée, pour lister les départements n'étant toujours pas équipés de commissions, et peut-être avancer sur la prostitution des jeunes, qui passe sous les radars. Nous allons établir un calendrier. J'aimerais que vous nous proposiez des établissements scolaires dans lesquels il serait judicieux de se déplacer avec la délégation. Je vous demande d'identifier des endroits qui permettraient au plus grand nombre de sénateurs d'y participer, même si c'est en dehors de votre département. Faites remonter vos suggestions à la délégation, et nous émettrons des propositions.

Je vous remercie de votre participation à cette réunion. Nous faisons une pause de cinq minutes, avant de nous connecter avec Linda, auteur de L'Ange de Pigalle.

Témoignage de Linda, accompagnée de M. Jean Arcelin, écrivain, co-auteurs du livre L'Ange de Pigalle

Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, après notre échange de vues qui se tenait ce matin sur les suites de notre table ronde du 8 avril consacrée à l'application de la loi du 13 avril 2016 sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel, cinq ans après son adoption, nous accueillons ce matin, en visioconférence, Linda et Jean Arcelin, co-auteurs du livre L'Ange de Pigalle, paru chez XO Éditions en mars dernier.

Ce livre est le témoignage de Linda, née en 1943 dans les Ardennes, qui a connu cinquante ans de prostitution à Paris. Elle vit aujourd'hui dans les Alpes-Maritimes et a définitivement tourné la page de la prostitution. Je rappelle, à toutes fins utiles, que notre réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo et d'une retransmission en direct sur le site Internet du Sénat.

Je tiens à vous remercier d'avoir accepté notre invitation. Vous avez traversé de nombreuses épreuves et je vous trouve très courageuse de témoigner aujourd'hui de votre expérience, à visage découvert, en compagnie de Jean Arcelin qui a recueilli vos paroles et écrit ce livre avec vous.

Je l'ai lu, presque d'une traite et je le recommande à mes collègues.

Vous y décrivez l'engrenage qui vous a amenée à vous prostituer lorsque vous aviez à peine vingt ans et à continuer pendant plus de cinquante ans.

On retrouve malheureusement dans votre histoire beaucoup des traumatismes qui amènent des femmes à se prostituer : une grande précarité, une agression sexuelle subie alors que vous étiez enfant, une mauvaise rencontre, une emprise exercée par un proxénète - en l'espèce votre propre mari - le décalage entre les sommes récoltées et les salaires à l'usine, le sentiment après quelques années qu'on ne sait faire que cela...

La société n'a malheureusement pas été en capacité de vous protéger. Enfant, vous n'avez pas été protégée à la suite de votre agression sexuelle. Et ensuite, parfois, ceux qui auraient dû vous venir en aide ne l'ont pas fait.

Aujourd'hui, vous avez choisi de témoigner notamment afin d'avertir les jeunes filles des dangers de la prostitution, de cette illusion d'un « argent facile », de cet engrenage qui peut si facilement s'enclencher. Comme vous l'écrivez, « vendre son corps, c'est prendre le risque d'ouvrir une plaie qui ne se referme jamais ».

Vous souhaitez aussi nous interpeller, nous, femmes et hommes politiques, et vous nous appelez à protéger les femmes vulnérables des réseaux et à arrêter - je vous cite - « l'esclavage, la violence, la contrainte et la traite des êtres humains ».

C'est aussi pour cela que c'est important pour nous d'entendre votre témoignage.

Puisque vous avez connu toute l'évolution de la prostitution depuis les années 1960, peut-être pourrez-vous aussi nous donner votre vision des évolutions des pratiques, notamment avec l'arrivée de femmes de plus en plus jeunes et venant de plus en plus loin, l'influence d'Internet, le poids des réseaux... La prostitution a évolué et la loi devrait aussi en tenir compte.

Vous m'avez demandé, avant que l'enregistrement de cette séance ne commence, si j'avais aimé votre livre. Oui, je l'ai trouvé très bien écrit. Mais derrière cette belle écriture, il y a beaucoup de violence. Je vous ai trouvée très courageuse. J'ai eu envie de vous connaître. Vous vous montrez, tout au long du livre, d'une grande générosité. Malgré la souffrance et les situations que vous avez pu connaître au quotidien, votre générosité envers votre famille que vous avez protégée, et envers les amis qui ont pu vous soutenir, ne vous a jamais quittée. Votre rencontre avec l'amour de votre vie, votre amour de jeunesse, à la fin du livre, était elle aussi poignante. Merci pour ce bel élan de générosité. Je sais que votre rêve était de vivre dans le sud. Vous y êtes actuellement. Nous vous y souhaitons beaucoup de bonheur.

Avant de vous laisser la parole, j'aimerais rappeler un chiffre qui rend votre témoignage si important pour la jeunesse : l'âge moyen d'entrée dans la prostitution est aujourd'hui de 14 ans et la prostitution des jeunes connaît une progression extrêmement importante et particulièrement inquiétante.

Je vous laisse, Madame, sans plus tarder, la parole. Merci d'avoir répondu à l'invitation de notre délégation qui est à l'écoute de votre témoignage.

Linda, co-auteur du livre L'Ange de Pigalle. - Je pense en effet qu'aujourd'hui, comme vous le dites, beaucoup de prostituées sont très jeunes, et commencent dès 14 ans.

Sur Internet, beaucoup de jeunes filles et d'étudiantes se prostituent en postant de petites annonces. Certains de mes clients allaient voir des étudiantes de 16 ans, qui se prostituaient pour s'acheter des choses, des chaussures, un sac... Je leur disais qu'ils devraient avoir honte.

Les jeunes filles ne se rendent pas compte de leur situation. Elles ne voient plus la prostitution comme je l'ai moi-même vécue lorsque j'ai débuté. Si elles l'avaient vue ainsi, elles ne se seraient jamais prostituées. C'était dramatique à cette époque, j'ai fait jusque 100 passes par jour.

Je ne sais pas comment vous pourrez résoudre le problème touchant les jeunes, qui ne considèrent plus la prostitution comme nous le faisions à mon époque. Nous étions considérées comme des moins que rien. C'est désormais devenu banal. Je voudrais dire à ces pauvres filles qu'il ne faut jamais commencer, au risque de ne pas s'arrêter. Elles auront toujours besoin d'argent.

La prostitution est un engrenage. Une fois qu'on commence, on ne s'arrête plus. Je ne connais pas de prostituées ayant arrêté leur activité à 25 ans. Elles partent toujours à mon âge, ou elles meurent sur le trottoir.

M. Jean Arcelin, écrivain, co-auteur du livre L'Ange de Pigalle. - Bonjour. Une précision : Linda ou Paulette, prénoms cités dans le livre, se prénomme en réalité Arlette. Au début, Arlette voulait garder son anonymat. J'ai donc transformé son prénom en Paulette. Linda est son prénom professionnel.

Arlette a un petit fils de 16 ans. La jeunesse l'intéresse beaucoup. Lorsque je l'ai rencontrée, elle voulait offrir un témoignage sur la prostitution, mais aussi sur toutes les femmes qui vivent dans la violence et dans la contrainte. J'ai été frappée de voir qu'Arlette souffrait surtout du mensonge, du fait d'avoir passé toute une vie dans le mensonge et dans la honte.

Les jeunes se prostituent aujourd'hui parce que la sexualité est banalisée au travers de la pornographie. Ils n'ont pas conscience que se prostituer, même une seule fois, revient à vendre quelque chose de l'ordre du sacré, de l'invendable. Après, on porte une honte qui est ineffaçable. Pour cette raison, l'une des motivations d'Arlette était d'offrir un témoignage de prévention.

Linda. - Oui. Ces filles peuvent aussi tomber sur des garçons comme ceux que j'ai connus. Sur Internet, elles peuvent passer une petite annonce qui les mènera vers un homme les entraînant dans la prostitution pour toujours, toute la journée, et pas une ou deux fois par mois. C'est ce que je veux leur dire. J'ai connu des filles à qui c'est arrivé. Cette jeunesse ne se rend pas compte du danger auquel elle s'expose en rentrant dans la prostitution.

M. Jean Arcelin. - Il y a tout un travail de prévention très important à mener. Je ne suis pas un spécialiste de la prostitution. Mon précédent livre portait sur les EHPAD, il dénonçait la réalité du quotidien de ces établissements. J'aime toujours écrire des romans vrais dans lesquels je dénonce une réalité sociale. Lors de mes échanges avec plusieurs femmes prostituées, j'ai remarqué que trois éléments peuvent mener à la prostitution :

- l'abus sexuel : il faut une forme de mépris pour son propre corps pour se prostituer ;

- une fragilité, une vulnérabilité quelle qu'elle soit : la misère, l'innocence - je crois que c'était le cas pour Arlette ;

- une mauvaise rencontre.

Ces trois éléments réunis peuvent faire basculer une vie dans la prostitution.

Le destin d'Arlette m'a touché car elle est née en 1943 comme ma mère et j'ai eu l'impression, en découvrant son histoire, que beaucoup d'autres femmes auraient pu basculer dans la prostitution à sa place.

Linda. - Lors d'un reportage sur mon histoire réalisé à la sortie du livre, la journaliste qui m'interrogeait s'est mise à pleurer. Elle m'a dit que sa propre mère avait failli basculer dans la prostitution, comme moi, ce qui l'a émue.

Moi, je n'aurais jamais cru que je deviendrais un jour une prostituée. Je suis tombée sur un garçon qui a commencé par me massacrer - je suis marquée de partout - avant de m'obliger à me prostituer. Je voulais me suicider, tant j'étais dégoûtée de moi. J'ai été sauvée, mais j'avais honte de moi, de vendre mon corps pour de l'argent. Je préférais encore travailler à l'usine, j'y étais beaucoup plus heureuse.

Vous savez, j'avais pris un petit chien, auquel j'avais dit « Paris, c'est beau, mais les gens sont complètement cinglés ». Je ne pouvais parler qu'avec lui. J'avais peur. Le soir, j'étais dégoûtée de me sentir, de me voir.

M. Jean Arcelin. - C'est une tache, une honte. C'est ce qu'il faut dire aux jeunes. C'est vendre quelque chose de sacré. Cette honte ne part pas. Elle reste avec vous toute votre vie.

À la fin du livre, j'ai assisté à cette scène qui m'a bouleversé, lorsqu'Arlette retrouve Jean, son premier amoureux. En rentrant dans cette maison, nous avons été accueillis par la femme pour laquelle il l'avait quittée. Nous avons eu le vertige en pensant que cette femme aurait pu être Arlette. Une mauvaise rencontre a fait basculer sa vie.

Linda. - Ma mère m'avait dit qu'il ne fallait pas qu'un garçon me touche, sinon je tomberais enceinte. Parfois, notre vie peut être gâchée. À cette époque, les parents ne nous expliquaient rien. Lorsque j'ai eu mes règles, j'ai pleuré en pensant que j'allais mourir. Le curé avait mis la main dans ma culotte la veille. J'ai cru que mes règles étaient arrivées à cause de lui. Ma mère m'a dit que je les aurais chaque mois. Elle m'a donné des serviettes en éponge. Elle ne m'a même pas parlé de la durée des règles. J'ai dû en parler à ma grand-mère, qui m'a indiqué qu'elles dureraient quatre ou cinq jours.

Quand vous ne connaissez rien à la sexualité et que vous vous retrouvez prostituée, c'est affreux. Je voyais tous ces hommes me toucher, me demander des choses. Je ne connaissais rien. Je n'avais couché qu'avec mon tortionnaire.

Les hommes me demandaient des choses inimaginables. Si je vous racontais tout ce que j'ai dû faire avec des hommes dans ma vie, vous me diriez que ce n'est pas possible. Je peux vous assurer que certains ont des fantasmes terribles. Je devais en piquer un avec des aiguilles. J'en promenais un autre, nu avec un collier de chien. Certains hommes ont des fantasmes inimaginables.

M. Jean Arcelin. - Certains passages du livre sont explicitement sexuels, car c'était l'activité d'Arlette, mais nous nous sommes tout de même largement censurés. Nous pouvons nous interroger quant au rôle de ces femmes prostituées dans la réalisation des fantasmes masculins. Avez-vous des questions précises auxquelles nous pourrions répondre ?

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ce témoignage qui, forcément, nous émeut. J'ai lu le livre, et j'ai donc saisi certaines de vos allusions, que mes collègues n'ont peut-être pas tous compris. Lorsque vous indiquez que vous n'avez raconté qu'une partie des évènements, je dois dire que ceux qui sont dans votre livre sont déjà particulièrement violents.

Mais vous avez réussi à garder votre bienveillance et votre générosité malgré cette violence permanente autour de vous. Je laisse la parole à mes collègues pour vous interroger.

Mme Annick Jacquemet. - Bonjour à toutes et à tous. Votre témoignage m'a beaucoup émue. Vous avez une grande force de caractère après tout ce que vous avez vécu.

Vos propos concernant les jeunes d'aujourd'hui m'ont beaucoup interpellée, voire choquée. Vous dites que la prostitution est presque banalisée, que des jeunes filles y ont recours pour s'acheter une petite robe ou pour se payer quelque chose. En arriver là, c'est dur à entendre. Avec votre expérience, quelles sont, à votre sens, les solutions que nous pourrions mettre en place ? Comment leur parler ? Que faire pour les empêcher de tomber dans ce que vous avez vécu, et que vous décrivez avec des mots qui viennent du coeur ? Malgré tout, vous arrivez aujourd'hui à en parler ouvertement. J'en suis admirative. Je crois que votre témoignage va nous aider, et va aider toutes les femmes, à profondément réfléchir et à avancer dans ce domaine.

Linda. - Le problème touchant les jeunes a émergé avec Internet. Certains de mes clients allaient voir ces gamines de 16 ans. L'un d'eux m'a dit qu'une fille lui avait demandé 1 200 euros pour s'acheter un sac.

Comment parler aux jeunes ? Dans mon livre, j'essaie de les avertir de ne jamais commencer à se prostituer. Pour elles, c'est facile. Elles publient une annonce sur Internet, et elles se font un ou deux clients dans la journée pour s'offrir des futilités.

Il est du devoir des parents de les protéger. Si ces filles commencent, elles ne s'arrêteront pas.

Elles peuvent elles aussi tomber sur un homme comme celui que j'ai rencontré, qui les oblige à se prostituer chaque jour, qui les frappe. C'est ce que je veux leur dire.

M. Jean Arcelin. - Je crois qu'un travail de prévention est très important. Lorsqu'Arlette dit que la prostitution est facile, banale, je pense qu'elle évoque la banalisation de la prostitution à travers la pornographie, et même par certains aspects à travers la téléréalité, extrêmement vulgaire. Si vous preniez les émissions actuelles, et que vous les regardiez il y a trente ans, vous pourriez dire qu'il s'agit d'émissions sur la prostitution, dont elles reprennent tous les codes.

La sexualité et la vulgarité sont banalisées. Il y a une perte de valeur, c'est évident.

S'y ajoute toujours, à mon sens, une fragilité psychologique. La prostitution n'est pas nécessairement irrémédiable et peut être ponctuelle. Une femme peut se trouver dans une situation compliquée à un moment donné.

Pour autant, se prostituer ne s'oublie pas. Un sac Gucci ne vaut pas la peine de porter cette honte. Tout un travail de prévention doit être mené.

Au travers de ce livre ou d'autres témoignages, nous devons expliquer ce qu'est la prostitution. Ce n'est pas une activité qu'on peut faire comme on le souhaite, puis arrêter, de manière totalement autonome. Dès le début de la prostitution, ces filles prennent le risque d'entrer dans un engrenage et de se retrouver sous l'emprise de quelqu'un. Il ne faut pas penser faire ça six mois, le temps de se payer quelque chose, avant d'arrêter. Cela ne se passe pas ainsi. Il existe un vrai risque.

Mme Annick Billon, présidente. - Je laisse la parole à Laurence Cohen, mobilisée depuis de nombreux mois sur le sujet de la prostitution des jeunes.

Mme Laurence Cohen. - Merci beaucoup pour ce témoignage et pour ce livre, qui pourrait devenir un outil utile pour avancer en matière de prévention.

Lors de la réunion ayant précédé votre témoignage, nous avons évoqué différents aspects de la prostitution. Vous identifiez, chez les jeunes, une banalisation de cet acte. Nous avons vu qu'il touchait tous les milieux sociaux. Il donne l'impression aux jeunes d'être libres, de faire ce qu'ils souhaitent. Ce sentiment est alimenté par la presse, par des émissions...

En tant que parlementaires, nous sommes particulièrement touchés, car nous sommes alertés par les préfets et les procureurs au sein de nos départements quant à la montée de cette prostitution, très difficile à détecter et à stopper. Il est facile de tomber dans un engrenage, dans des réseaux. La prostitution rapporte énormément d'argent à ces proxénètes.

Aujourd'hui, la majorité des prostituées sont en outre des femmes qui arrivent en France ou en Europe attirées par l'Eldorado, à qui sont confisqués leurs papiers, et qui sont envoyées dans des réseaux de traite de personnes, confrontées à des violences terribles.

Avez-vous prévu de vous rendre dans des établissements scolaires pour travailler avec les enseignants et accompagner cette prise de conscience ? J'ai pu travailler avec une ancienne prostituée, Rosen Hicher, qui a beaucoup fait parler d'elle il y a quelques années en participant à une marche de 800 kilomètres. Elle a cofondé le Mouvement des survivantes avec Laurence Noëlle. Elle a notamment été prise en charge par l'association Le Nid. Elle parle vraiment de « survivantes » de la prostitution. À mes yeux, vous l'êtes, Madame. Vous êtes une survivante, une résistante, une battante. Votre témoignage est très fort.

À la suite de ce livre, avez-vous prévu de poursuivre un travail de prévention et d'éducation ? Avez-vous rencontré des associations qui vous soutiennent ?

Linda. - Personne ne m'a contactée. Je le ferais volontiers. Je ne voudrais pas que toutes ces jeunes qui ont commencé à se prostituer continuent à le faire. Une prostituée n'est jamais heureuse. Le bonheur, je ne le connais pas.

J'aimerais faire de la prévention à destination de toutes ces jeunes filles, par exemple dans les écoles, pour leur expliquer ce qu'est la prostitution. En tant que prostituée, j'ai tellement souffert. Lorsque j'étais dans une maison d'abattage, j'avais 100 clients par jour. Le soir, je souffrais physiquement. Ensuite, je suis passée à 35 clients par jour, pendant sept ou huit ans.

J'aimerais prévenir ces gamines. De nombreux clients ne vont désormais que sur Internet. C'est là que se trouvent ces jeunes filles.

M. Jean Arcelin. - Il est vrai qu'il faudrait trouver un moyen de faire passer ces messages de prévention, ne serait-ce que pour sauver quelques jeunes femmes de ce chemin en mettant en avant les dangers qu'elles pourraient rencontrer. Je ne sais pas si les établissements scolaires sont les lieux les plus adaptés pour passer ces messages. Les parents doivent eux aussi être sensibilisés. Ils ont un rôle à jouer. C'est en effet l'environnement proche qui peut détecter une vulnérabilité ou une tentation.

Linda. - Certaines étudiantes de province font leurs études à Paris, vivent dans un studio et passent des petites annonces. Les parents ne le savent pas, puisqu'ils ne sont pas dans la région. Elles ne font ça que dans l'objectif de s'acheter des vêtements, des sacs ou d'autres articles à la mode. Se prostituer pour s'acheter une robe... Moi, je l'ai fait parce que j'étais obligée, j'étais frappée. Elles, elles le font pour des futilités, c'est grave. Elles pourraient se prostituer parce qu'elles sont dans le besoin, mais ce n'est pas le cas.

Mme Annick Billon, présidente. - Pour rappel, en 2020 et 2021, 90 % de la prostitution est dite « logée » et a lieu désormais dans les hôtels et appartements privés. Ce n'était pas le cas il y a quelques années lorsque la prostitution sur la voie publique était majoritaire.

Avant de laisser la parole à mes collègues, j'ai une question. Votre livre, témoignage extrêmement personnel et poignant, relate l'enfer que vous avez vécu. À quel moment avez-vous pu révéler votre histoire à votre famille, si vous l'avez fait ? Comment cette révélation publique a-t-elle été perçue ? Comment se passent vos relations aujourd'hui ? Votre famille a-t-elle été un frein à votre témoignage ?

Linda. - J'ai perdu mes parents. J'ai une fille et un petit-fils. Ma fille a toujours beaucoup lu et en tombant par hasard sur mon livre, elle a tout de suite su que c'était moi, même si elle n'était au courant de rien. Elle a toujours pensé que je ne l'aimais pas. Lorsqu'elle était enfant, je n'étais pas là. Elle vivait à Bruxelles, et je travaillais à Paris. Je devais travailler deux mois pour avoir une semaine de vacances. Pour cette raison, elle me voyait tellement peu qu'elle a toujours pensé que j'étais totalement indifférente face à elle. J'ai fait des dépressions nerveuses, des crises de spasmophilie. Je n'étais jamais bien. Son père lui disait que j'étais folle. Grâce à cet ouvrage, elle a tout compris. Elle a vu ma vie. Elle s'est remémoré notre histoire. Elle m'a dit « Maintenant, je sais que tu m'aimes ». Je la vois désormais chaque semaine, alors qu'il m'arrivait de ne pas la voir pendant trois mois. Elle m'appelle tous les jours. Elle m'a écrit une lettre extraordinaire. Elle m'a appelée « Ma maman chérie ». Elle a compris pourquoi je n'étais jamais là. La relation est bien plus apaisée. C'est également le cas avec mon petit-fils. Tout s'est arrangé.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci. J'imagine que ce regard de votre fille sur votre parcours de vie vous a apaisé.

Mme Marie-Pierre Monier. - Bonjour Madame. Quel courage ! Il vous en a fallu durant toutes ces années, mais également dans la rédaction de cet ouvrage. Comment avez-vous eu l'idée de témoigner ? M. Arcelin est-il venu vous chercher, ou avez-vous pris vous-même cette décision ? Il était important de faire connaître votre récit. Vous n'êtes pas extérieure au système, vous l'avez vécu de l'intérieur.

Tout à l'heure, Laurence Cohen a parlé de survivantes. Comment avez-vous pu survivre toutes ces années ? Qu'est-ce qui vous a fait tenir ? Comment vous en êtes-vous sortie ? Vous l'avez dit, certaines prostituées sont mortes sur le trottoir. Pas vous.

Enfin, comment s'est passé votre passage à la retraite ?

Linda. - Le passage à la retraite se passe bien, mais je fais toujours des cauchemars la nuit, j'ai eu une vie si violente. Je vois encore ce que j'ai subi.

Actuellement, je touche 270 euros par mois et je n'ai pas de retraite. Ce n'est pas simple. J'avais un peu d'économies, heureusement. Si les femmes se prostituent si longtemps c'est parce qu'elles n'ont rien et vivent dans une grande précarité. C'est pour cette raison que j'en ai vu mourir sur le trottoir.

J'aurais dû mourir plusieurs fois. J'ai pris tant de coups. Mon tortionnaire m'a même tiré dessus. J'ai également été agressée et braquée dans mon studio.

M. Jean Arcelin. - Arlette a une nature extrêmement forte, solaire. Je ne l'ai jamais entendue se plaindre. Elle est presque surnaturelle. Elle est vraiment résiliente. Dans ce destin sombre, elle a peut-être une bonne étoile. Pour ceux qui ont lu le livre, la carte  « Azur » que sa mère cartomancienne lui prédisait arrive peut-être maintenant. Elle va trouver un peu de soleil, et va porter ce message de prévention qui donne du sens à sa vie.

Nous pouvons également parler de la naissance du livre.

Linda. - J'ai toujours voulu écrire ma vie, mais je ne l'aurais pas publiée. Je me disais que ma fille comprendrait seulement après ma mort. Heureusement, j'ai rencontré Jean.

M. Jean Arcelin. - Nous nous sommes rencontrés rue Saint-Denis. Comme je le raconte au début du livre, un jour j'ai assisté à l'interpellation d'une jeune prostituée noire par quatre policiers municipaux à Cannes. Cette arrestation m'a semblé totalement indigne. Cette jeune femme parlant à peine le français était terrorisée. Je suis intervenu. Je me suis dit que la pire misère se trouvait au coin de la rue. Cette scène est restée en moi. Je me suis alors dit que je devais raconter le destin d'une femme prostituée. J'ai cherché mon héroïne. J'ai écrit à des associations, mais personne ne parle. Je n'ai reçu aucun retour. J'ai donc pris mon courage à deux mains.

Le 31 mai 2019, j'ai fait la rue Saint-Denis pendant plusieurs heures. Je me suis fait éconduire assez sèchement. Ces femmes ne parlent pas, raison pour laquelle ce témoignage est assez rare. J'ai essayé de me vendre, sans succès. Vers 18 heures, Arlette est sortie de chez elle. Elle est apparue un peu en retrait, sur un tabouret haut. Elle se prostituait, je l'ai rencontrée sur son lieu de travail. J'ai eu un coup de coeur. Elle m'a regardé de la tête aux pieds et m'a invité à en discuter autour d'une bière. C'est ainsi que le livre a commencé.

Nous avons identifié de multiples coïncidences. La vie cachée d'Arlette était sur la Côte d'Azur, près de chez moi. Ma mère est née en 1943, comme elle. En écrivant ce livre, j'ai souvent été bouleversé. Je crois que cet ouvrage parle beaucoup aux femmes nées dans ces années-là, et à toutes celles qui vivent dans la peur, dans l'emprise. Elles sont nombreuses.

Il y a toutefois une bonne nouvelle. Après chaque entretien, je ramenais Arlette rue Saint-Denis. La laisser dans ce studio me serrait le coeur. J'avais le sentiment de l'abandonner. Désormais, elle ne se prostitue plus, grâce au livre. J'ai assisté à un dîner chez sa fille, qui m'a invité. Ce repas était magnifique, rien que pour cette réconciliation. Très souvent, Arlette m'avait dit que si sa fille apprenait son histoire, elle ne lui parlerait plus jamais. Le fait qu'elle ait finalement réagi avec tant de sensibilité et d'intelligence, c'est magnifique.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces réponses.

Mme Micheline Jacques. - Permettez-moi de vous remercier infiniment pour ce témoignage très poignant, qui m'a émue. Vous avez également l'âge de ma maman. Je rejoins les propos de Jean Arcelin quant à cette éducation à l'ancienne. Vous étiez innocente à l'époque. Vous n'aviez pas reçu d'informations sur votre corps et son fonctionnement.

Je rejoins également Laurence Cohen. Je suis très attachée à l'éducation et à la prévention. Il pourrait être intéressant de réaliser un documentaire à visée pédagogique sur votre vie, qui pourrait être diffusé dans les collèges pour sensibiliser les jeunes à ces questions. Bien que des pédagogues et enseignants en parlent, ils ne peuvent avoir autant d'impact qu'une personne ayant vécu ces épreuves. Vous l'avez dit, les réseaux sociaux et la téléréalité font miroiter aux jeunes filles une vie facile et futile. Votre témoignage courageux m'a beaucoup émue et me donne envie d'aller dans les collèges de Martinique pour sensibiliser à la problématique de la prostitution des jeunes. Je peux comprendre cet élan magnifique de votre fille à votre égard. Elle aurait eu beaucoup de regrets d'apprendre la vie que vous avez menée si elle n'y avait eu accès qu'après votre décès.

Linda. - J'ai connu beaucoup de prostituées martiniquaises.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci. Je laisse la parole aux deux derniers intervenants.

Mme Martine Filleul. - J'ai été moi aussi très émue par vos témoignages et par l'aventure que vous avez vécue ensemble. Un sujet m'interroge, m'émeut et m'inquiète à la fois. Vous semblez toujours avoir été solitaire. À aucun moment de votre vie, nous ne voyons de main tendue de la part d'une association, d'un service public ou de la police pour vous aider à sortir de l'enfer que vous décrivez. Est-ce vraiment cela que vous avez vécu ?

Linda. - Jamais personne n'a été là pour moi. J'ai pris tant de coups. J'ai été chez le médecin, qui m'a simplement dit « Il faudrait peut-être que tu ne restes pas avec cet homme, car il te tuera un jour ». C'est tout. J'avais trop peur que mon tortionnaire me tue pour me rendre à la police. Il m'a déjà tiré dessus. Personne ne m'a aidé, même lorsqu'on me voyait avec des traces de coups. Au contraire, j'ai parfois été importunée par des policiers.

M. Jean Arcelin. - La scène à laquelle j'ai assisté il y a quelques années à Cannes m'a fait comprendre pourquoi beaucoup de prostituées ne se rendent pas au poste pour demander de l'aide. Je ne pense pas qu'une femme prostituée ait le réflexe d'aller parler à des policiers. J'espère que la situation a changé depuis les années 1960. La police était à l'époque cliente, corrompue. Elle touchait des enveloppes. Nous l'expliquons dans le livre. Les forces de l'ordre doivent être éduquées sur le sujet.

Je sais qu'il y a beaucoup de prostituées étrangères. Je crois qu'environ 80 % de ces femmes se prostituent sous la contrainte. Sur 40 000 personnes prostituées en France, 30 000 femmes vivent en état d'esclavage, sans que personne ne s'en émeuve. Tous les deux, nous n'arrêterons pas la prostitution. Le fait que la prostitution forcée existe encore en 2021 me semble inacceptable.

J'ai imaginé le destin de cette jeune femme croisée à Cannes, quittant son Afrique en parlant à peine français. Elle a dû s'entendre dire, comme Arlette, que Paris était magnifique et que la France était formidable. Elle s'est finalement retrouvée là, sur un trottoir, à moitié nue en pleine nuit. Un service de prévention devrait accueillir ces femmes, les entourer, les garder. Je ne sais pas comment nous pouvons encore tolérer 30 000 femmes en état d'esclavage en France.

Mme Annick Billon, présidente. - La réunion que nous avons organisée avant votre audition faisait écho à une table ronde, organisée il y a quelques semaines, portant sur la loi visant à mettre fin à la prostitution. Cette loi n'est pas appliquée correctement sur tout le territoire. Aujourd'hui, un quart des départements qui auraient dû installer les commissions départementales de lutte contre la prostitution en préfecture ne l'ont pas fait. Elles devraient pourtant prendre en charge l'accompagnement de ces prostituées.

Certains sénateurs autour de cette table ont connu toutes les étapes du passage de cette loi, très longue. Laurence Rossignol rappelait tout à l'heure que ce texte avait épuisé plusieurs ministres, qui avaient dû faire face à de nombreuses réticences. La loi n'est pas appliquée, car il n'y a pas de volonté politique. Ce régime abolitionniste n'était pas vraiment souhaité. Une partie de la population estime encore que la prostitution peut être heureuse. Ce n'est pas le cas.

Je laisse la parole à notre collègue Marc Laménie avant de mettre un terme à cette belle rencontre.

M. Marc Laménie. -  Merci beaucoup de vos témoignages emprunts de beaucoup de vérité et de sincérité. J'ai eu connaissance de votre livre dans le journal local du département des Ardennes. Vous avez tout à fait raison d'évoquer une banalisation de la prostitution et les dangers des nouvelles formes de prostitution qui se développent avec Internet.

J'aimerais savoir si vous avez-vous essayé d'arrêter et de vous détacher de votre tortionnaire ?

J'aimerais aussi revenir sur la question de la diffusion de votre témoignage. Il est très compliqué de faire intervenir des gens dans les programmes de l'Éducation nationale. Votre témoignage pourrait également être utile au niveau des associations. Avez-vous d'autres idées de solutions pour faire de la prévention ?

M. Jean Arcelin. - L'idée du documentaire pédagogique, expliquant vraiment ce qu'est la prostitution et en exposant les dangers, me semble très judicieuse.

Linda. - Concernant votre première question : oui j'ai tenté d'arrêter. J'y suis parvenue quelques mois, alors que mon mari était en prison, mais il en est sorti et j'ai dû recommencer.

Quand j'avais 14 ans, je travaillais à l'usine. J'étais heureuse ainsi. J'ai toujours aimé travailler.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ce récit. Je retiens de cette très belle audition les trois éléments soulignés par M. Arcelin, dont l'abus sexuel. Il est vrai que quand j'ai terminé ce livre, je me suis dit, Madame, que vous correspondiez à toutes les statistiques. Vous avez subi un abus sexuel et n'avez jamais été reconnue comme victime ni soutenue. Vous avez fait de mauvaises rencontres. Et, comme le soulignait notre collègue Martine Filleul, à aucun moment la société n'a été capable de vous apporter un soutien, qu'il soit associatif, sécuritaire ou judiciaire. J'espère que les choses ont changé pour les femmes qui se prostituent encore aujourd'hui.

Je retiendrai aussi de votre livre toute cette générosité déployée tout au long de votre vie. Tout à l'heure, un sénateur vous a demandé ce qui vous faisait tenir. Je pense que c'est cette générosité qui vous a toujours animée. Vous avez toujours cherché ce qu'il y avait de beau. Nous ne l'avons pas évoqué, mais vous avez subi plusieurs avortements, dans des conditions extrêmement difficiles à cette époque. Lorsque vous perdez cet enfant, vous adoptez ce chien, qui va vous accompagner et à qui vous dispenserez énormément d'amour. Je veux me persuader que c'est cette générosité qui vous a fait tenir. Vous avez vécu des choses terribles, mais avez, malgré tout, réussi à faire du bien autour de vous.

Vous êtes une survivante. Vous avez parlé tout à l'heure d'un documentaire. Je vais faire écho à une situation en Vendée. Il y a un an, un rescapé des camps de concentration est décédé à plus de 90 ans. Avec l'aide de ses enfants, il a témoigné dans toutes les écoles et au travers de sa page Facebook. Il est devenu une véritable star dans les collèges et les lycées. Il a témoigné de la terrible histoire de France de cette époque, puisqu'il avait été déporté. Vous êtes vous-même une survivante. Votre témoignage est important. Je vous en remercie.

Je tiens à redire qu'il n'y a pas de prostitution sans violence ou de prostitution heureuse. Il n'est pas acceptable qu'aujourd'hui, 40 000 femmes, et hommes, se prostituent en France. C'est de l'esclavage, de la traite d'êtres humains. Nous devons réussir à y mettre fin. Sachez tout de même qu'il y a des blocages, la volonté politique n'étant pas là. La délégation aux droits des femmes va continuer à travailler sur ce sujet qui nous mobilise.

Tout à l'heure, en vous écoutant, j'ai pensé à une citation, devise du village d'origine de mon mari, qui s'applique vraiment à vous-même : « Chaque jour, je renaîtrai ». Vous nous avez donné une belle leçon de vie ce matin, Madame. Malgré toutes les violences, tous les coups, toutes les difficultés de votre vie, vous témoignez aujourd'hui devant nous, avec beaucoup d'humilité. Nous vous en remercions. J'ai senti de l'émotion chez nos collègues vous ayant interpellée. Si vous deviez vous lancer dans un documentaire, n'hésitez pas à nous faire part des suites qui y seraient données.