Mercredi 7 juillet 2021

- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Projet de loi autorisant la ratification du protocole d'amendement à la convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Bruno Sido, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi n° 561 (2020-2021) autorisant la ratification du Protocole d'amendement à la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel.

Signé par la France le 10 octobre 2018, jour d'ouverture à sa signature, ce Protocole amende, pour la 2e fois, la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, dite « Convention 108 », du Conseil de l'Europe, qui date de 1981.

Elle fut, il faut le remarquer, non seulement le premier instrument international juridique contraignant en la matière, mais elle continue aussi d'être le seul à ce jour.

À ce jour, cinquante-cinq États sont parties à la Convention : les quarante-sept États membres du Conseil de l'Europe, ainsi que huit États tiers (Argentine, Cap Vert, Maroc, Maurice, Mexique, Sénégal, Tunisie, Uruguay).

Quarante-quatre États sont parties au Protocole additionnel : trente-six États membres du Conseil de l'Europe, ainsi que les huit États tiers qui sont parties à la Convention 108. La plupart des États membres du Conseil de l'Europe qui n'y sont pas parties l'ont signé mais ne l'ont pas ratifié.

La Convention et son Protocole additionnel nécessitent d'être modernisés afin de répondre aux nouveaux défis que posent l'utilisation des nouvelles technologies de l'information et de la communication ainsi que l'intensification et la mondialisation accrue des échanges de données personnelles à l'ère du numérique, par rapport à la protection de la vie privée et des données personnelles.

C'est ce que propose de faire ce protocole d'amendement, qui comporte un préambule, quarante articles et une annexe.

En fait, si la philosophie reste la même, c'est l'ensemble de la Convention et de son Protocole additionnel qui se trouve modifié par le présent protocole d'amendement. Il est déjà convenu d'appeler la future Convention révisée « Convention 108+ ».

En particulier, il intègre dans la convention les grands principes du Règlement général sur la protection des données (RGPD) et de la directive « Police - Justice », textes postérieurs à la Convention d'origine. Il prévoit également le renforcement des autorités de contrôle nationales.

Cette convention modernisée est par ailleurs parfaitement compatible avec la règlementation européenne et notre réglementation nationale en la matière.

De plus, les précautions ont été prises pour qu'elle n'enfreigne pas l'activité de nos services de renseignement.

En conclusion, je recommande l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier, compte tenu de l'intérêt que représente ce protocole d'amendement pour la protection des données personnelles à un niveau international.

De plus, comme l'indique l'étude d'impact, la nouvelle Convention « 108+ » contribuera à une « exportation » d'un modèle européen cohérent et ambitieux de protection des données à caractère personnel.

L'examen en séance publique au Sénat est prévu le mardi 13 juillet 2021, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté le rapport et le projet de loi précité, une sénatrice du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) s'abstenant.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Kosovo relatif à l'emploi des membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Kosovo relatif à l'emploi des membres des familles des agents des missions officielles de chaque État dans l'autre, sur le rapport de notre collègue André Guiol.

M. André Guiol, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, ces trois dernières années, notre commission a examiné sept projets de loi autorisant l'approbation d'accords similaires avec huit pays d'Amérique, quatre pays européens, trois États africains et un pays d'Asie.

Le souhait de favoriser la mobilité internationale de ses agents a conduit le Quai d'Orsay à moderniser le cadre d'expatriation et tenir compte, entre autres, de la volonté croissante des familles de leurs personnels, en particulier les conjoints et les partenaires de PACS, d'occuper un emploi dans l'État d'accueil. En effet, la possibilité de poursuivre sa carrière professionnelle apparaît de plus en plus déterminante dans la décision d'expatriation, car aujourd'hui, un changement de résidence est souvent vécu comme une contrainte et non comme une source d'enrichissement.

Des facilités existent au sein de l'Espace économique européen, qui réunit trente États, en vertu du principe de libre circulation des travailleurs. En revanche, tel n'est pas le cas dans la plupart des pays situés hors des frontières de l'Union européenne.

Ainsi, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a entamé, en 2015, des négociations visant à tripler le nombre de conventions bilatérales permettant aux conjoints des agents en mission officielle à l'étranger d'avoir accès au marché du travail local, sans préjudice de leur statut diplomatique ou consulaire et de certaines immunités qui leurs sont accordées. L'activité professionnelle rémunérée peut être exercée au sein d'une entreprise privée, ou bien au sein d'une structure française sous tutelle du Quai d'Orsay - ambassade, consulat, Alliance française, Institut français, établissement scolaire relevant de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger.

Au total, ce sont quelque 3 000 familles d'agents publics qui seraient potentiellement concernées par le bénéfice de ce dispositif. Il s'agit, pour l'essentiel, des conjoints de fonctionnaires du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, auxquels s'ajoutent les conjoints d'agents issus d'autres administrations, comme le ministère des armées et le ministère de l'économie, des finances et de la relance.

L'accord soumis à notre examen résulte de négociations engagées à la demande de la partie kosovare. Il a pour objet d'autoriser, sur la base de la réciprocité, les membres des familles des agents diplomatiques et consulaires à occuper un emploi pendant toute la durée d'affectation des agents dans les pays cocontractants. Cela participera d'une meilleure conciliation de leur vie privée et de leur vie professionnelle.

L'accord s'appliquera en premier lieu au conjoint de l'agent, ou à son partenaire de PACS, ayant obtenu la délivrance d'un titre de séjour spécial par le ministère des affaires étrangères de l'autre partie. Je souligne à cet égard que le Kosovo reconnaît le mariage homosexuel dans sa Constitution, mais pas encore dans son droit civil. Cependant, le pays a déjà accepté d'accréditer le partenaire de même sexe d'un agent pacsé, et l'accord prévoit cette possibilité.

L'accord concernera également les enfants des agents français, célibataires et âgés de moins de 21 ans qui vivent à la charge et au foyer de leurs parents.

La procédure de demande d'autorisation de travail est détaillée dans l'accord. Il est précisé que toute demande doit être transmise par la mission officielle au protocole du ministère des affaires étrangères de l'autre partie. En cas de changement d'employeur, l'accord stipule qu'une nouvelle demande doit être établie. Les bénéficiaires d'une autorisation de travail doivent naturellement se conformer à la législation fiscale et sociale de l'État d'accueil, en particulier lorsqu'ils exercent des professions réglementées. Il leur est interdit de poursuivre l'exercice de leur emploi après la fin de la mission officielle de l'agent de leur famille.

Enfin, les immunités civiles et administratives cessent de s'appliquer pour les personnes concernées dans le cadre de leur nouvelle activité professionnelle, à la différence de l'immunité de juridiction pénale qui pourra toutefois faire l'objet, dans le cas de délits graves, d'une demande de renonciation écrite par l'État accréditaire.

Pour conclure, cet accord répond à une volonté de notre diplomatie d'améliorer la qualité de vie des familles de leurs agents en mission. Il permettra principalement à leurs conjoints de mieux s'insérer dans le pays d'affectation et de poursuivre ou de diversifier leur parcours professionnel, en exerçant une activité rémunérée.

Le nombre de bénéficiaires du présent accord est relativement limité. D'après le Quai d'Orsay, il pourrait concerner trois personnes côté français, et entre trois et cinq personnes côté kosovar.

Les perspectives professionnelles restent toutefois limitées pour nos ressortissants établis au Kosovo. En effet, malgré la présence de quelques grandes entreprises françaises, le marché de l'emploi local est restreint et le pays connaît un taux de chômage supérieur à 30 %. Néanmoins, il n'est pas exclu que notre réseau diplomatique, consulaire et culturel puisse profiter, par ce biais, de la mise à disposition de certaines compétences faisant défaut sur place. En outre, même si le nombre de personnes concernées est modeste, ce type d'accords est important pour nos concitoyens expatriés, car leurs partenaires ou conjoints - le plus souvent des femmes - suspendent leur carrière pour les accompagner à l'étranger. Ces accords leur permettent donc de poursuivre leur vie professionnelle et d'apporter des compétences nouvelles aux pays d'accueil ; il est donc essentiel d'élargir le tissu conventionnel à l'ensemble des pays du monde.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi. Son examen en séance publique est prévu le mardi 13 juillet prochain, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je tiens à rappeler l'importance de ces accords pour nos agents diplomatiques et consulaires.

Par ailleurs, il faut souligner que la représentation diplomatique française est extrêmement modeste au Kosovo, puisque notre poste est composé d'une quinzaine de personnes, contre près de cent cinquante agents à l'ambassade d'Allemagne.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté le rapport et le projet de loi précité.

« Quelle boussole stratégique pour l'Europe ? » - Examen du rapport d'information

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons maintenant le rapport d'information « Quelle boussole stratégique pour l'UE », présenté par nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret.

M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - À la fin des années 2010, alors que les menaces planant sur l'Europe avaient progressé, et en nombre, et en gravité, le président des États-Unis, Donald Trump, remettait en question la protection des Alliés européens par l'OTAN - rappelons-nous l'interview qu'il avait donné à Fox News sur l'article 5 et le Monténégro. Pourtant, la PSDC, la politique de défense et de sécurité commune, patinait en dépit de tentatives de relances successives. Alors l'Allemagne proposa un nouvel exercice, la « boussole stratégique », pour donner une chance à l'Union européenne de parvenir à un document stratégique vraiment opérant, en renouvelant doublement l'approche : par la méthode et la largeur de vue.

Certes, ce document aura une structure classique, avec une première partie sur les menaces - à l'horizon de 2030 - et une deuxième sur les objectifs et les moyens que l'Union européenne doit se donner en conséquence. Mais c'est à une échelle inédite que l'exercice organise l'écoute réciproque d'experts et de représentants des exécutifs de tous les États membres. Par ailleurs, il élargit la réflexion stratégique à l'ensemble des menaces pour s'employer à garantir, au-delà la sécurité de l'Union européenne, sa « résilience ».

L'analyse des menaces a été finalisée en novembre 2020. Elle n'a pas été agréée politiquement, ce qui a permis d'éviter un premier écueil : devoir prioriser des risques perçus très différemment selon les État membre de l'Union européenne.

Tout au long du premier semestre, les États membres ont travaillé aux objectifs et aux moyens autour de quatre « paniers » : la gestion de crise, les capacités - domaines attendus -, la résilience et les partenariats - qui consacrent une nouvelle ambition. L'exercice évite ici un second écueil en évitant de promouvoir explicitement l'« autonomie stratégique » ou la « souveraineté » de l'Union européenne, qui sont des termes irritants pour certains partenaires européens estimant qu'ils pourraient froisser les États-Unis.

La boussole stratégique est censée aboutir en mars 2022, sous la présidence française de l'Union européenne. Quels espoirs cette démarche, lancée pendant le mandat de Donald Trump, peut-elle susciter aujourd'hui, dans le contexte d'une réaffirmation énergique de l'attachement des États-Unis au multilatéralisme et de l'OTAN à la clause de défense mutuelle de l'article 5 ?

De fait, l'Union européenne compte sur l'OTAN, non seulement pour la défense de son territoire via l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, mais aussi pour la gestion de crise tout en haut du spectre, les deux concernant a priori le flanc Est. Reste en principe à l'Union européenne de savoir répondre aux autres défis sécuritaires alentours - opérations de stabilisation, de maintien de la paix, contrôle des mouvements migratoires -, cette gestion de crise concernant a priori plutôt le flanc Sud. Saurait-elle le faire en toute circonstance ? Alors même que la conflictualité augmente, le nombre d'opérations de gestion de crise de l'Union européenne tend à se réduire.

Pourtant, la PSDC a été relancée en 2009 par le traité de Lisbonne, en 2016 par la « stratégie globale de l'Union européenne », avec une floraison d'initiatives prometteuses sur le papier. Mais les coordinations sont facultatives, les processus comportent des échappatoires pour tout État pacifiste, atlantiste, économe ou sceptique, sachant que les décisions en matière de PSDC sont normalement prises à l'unanimité.

Une intégration totale des outils de sécurité et de défense des États membres serait bien sûr inenvisageable dans un domaine foncièrement régalien. Une PSDC qui orienterait fortement les développements capacitaires des États membres et pourrait les obliger à participer à une opération, personne n'en a jamais voulu, même durant le mandat de Donald Trump ! Mais il nous semble possible de corriger certains des défauts les plus criants de la PSDC et de la rendre plus crédible, au moins pour la gestion de crise.

En matière capacitaire, des instruments dits « à acronymes » - PDC, CARD, CSP, FED, etc. - sont conçus pour combler les lacunes et acquérir une BITDE, une base industrielle et technologique de défense européenne, en encourageant les coopérations. Mais que dire, pour commencer, du PDC, le Plan de développement des capacités ? Bien que très structurant, il se contente d'énumérer les priorités que les États membres veulent bien se fixer en s'inspirant d'une liste de lacunes capacitaires établie sur la base de scénarios moyennement réalistes et de déclarations peu sincères...

Le problème central est la préférence pour les planifications capacitaires nationales. Il faudrait parvenir à y intégrer des éléments du processus capacitaire de l'Union européenne. Ce sera difficile, d'autant qu'existe déjà le processus capacitaire de l'OTAN. On peut aussi chercher à corriger certains défauts d'articulation entre les outils capacitaires. Mais probablement pas tous, car certains aboutissent à ménager la souveraineté des États.

La CSP, la coopération structurée permanente - la PESCO en anglais -, a suscité de nombreux projets. Mais il faudrait être plus sélectif pour gagner en qualité, tandis que le risque d'ITARisation - c'est-à-dire d'application de la réglementation américaine ITAR - devrait rester une préoccupation qui ne semble pas partagée avec la même intensité dans toute l'Union européenne. Une avancée majeure, toutefois, doit être signalée avec le financement européen du FED, ou FEDEF, le fonds européen de défense. La commission devra veiller à ce qu'il ne soit pas utilisé comme un fonds de redistribution.

J'en viens aux aspects opérationnels. Une PSDC timorée, dont les opérations se raréfient alors qu'augmente la conflictualité, nuit à la stature et à la crédibilité de l'Union européenne. La boussole pourrait ici prévoir quelques mesures efficaces :

- Il faut d'abord chercher à mieux s'accommoder du principe d'unanimité. L'expédient, nous le connaissons : ce sont les opérations nationales et les opérations ad hoc, Agénor, Takuba, dont la France s'est faite une spécialité. Or, contourner la PSDC prive de commandement européen, de financements, d'une couverture politique et de la participation éventuelle de pays qui, comme l'Allemagne, ne peuvent intervenir sans mandat.

Faciliter le recours à la PSDC semble ici faisable : sur le territoire de l'Union européenne, avec une automaticité de l'entraide en cas d'agression sur la base de l'article 42.7 du traité de l'Union européenne TUE ; en matière de gestion de crise, avec la possibilité de proposer une opération « clé en main » économisant études et discussions préalables, ou encore avec l'apport par la PSDC de « briques de coopération » à des opérations nationales ou ad hoc.

Faut-il instaurer un Conseil de sécurité européen, dans la perspective de créer un noyau dur de la défense européenne ? La chancelière Angela Merkel l'envisageait, le président Emmanuel Macron l'a finalement approuvé, mais c'était il y a trois ans, à l'époque d'une autre présidence américaine...

Une seconde piste consiste à améliorer les opérations et à les rendre plus incitatives. On peut d'abord progresser sur le plan de la qualité des opérations militaires en améliorant les formations dispensées à des forces étrangères dans le cadre des EUTM, les missions d'entraînement de l'Union européenne, qui sont au nombre de trois et concernent le Mali, la Centrafrique et la Somalie. De ce point de vue, la mise en place, cette année, de la FEP, la facilité européenne pour la paix, qui permettra le financement de la fourniture de matériel létal, est une véritable avancée.

Point crucial, la rapidité de la génération de force : les battlegroups, bataillons de 1 500 hommes mis en place en 2006 pour composer une permanence militaire, n'ont jamais été déployés, et ils sont souvent indisponibles. Un financement par la FEP serait une incitation décisive. Mieux : dans le cadre des discussions sur la boussole stratégique, une petite majorité d'États soutiennent l'initiative française d'une « force d'entrée en premier », dont le noyau dur pourrait être deux gros battlegroups ainsi relancés, avec des composantes terrestre, aérienne et maritime. Ce serait l'occasion pour la boussole de réaffirmer et préciser la complémentarité OTAN-Union européenne en cohérence avec un niveau d'ambition réaliste. En disant enfin clairement ce que l'Union européenne doit savoir faire, on ne pourra qu'améliorer la coordination capacitaire et opérationnelle.

Autre vecteur d'amélioration, le commandement militaire européen, c'est-à-dire la MPCC - la capacité militaire de planification et de conduite  -, placée sous l'autorité de l'état-major de l'Union européenne, qui évite de s'en remettre à l'OTAN ou à un État membre pour la direction d'une opération de la PSDC. Cantonnée aujourd'hui aux EUTM, il faudrait étendre son rôle au commandement des missions exécutives et disposer ainsi d'un OHQ, autrement dit d'un état-major de planification, couvrant la totalité des missions militaires. Dans cette perspective, la France soutient le maintien de l'unicité du commandement de l'état-major de l'Union européenne et de la MPCC - que l'Allemagne voudrait remettre en question - pour préserver l'unité de la réflexion capacitaire.

Enfin, il faut impérativement combler les lacunes d'un renseignement européen qui n'est pas à la hauteur des enjeux.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais rappeler que, pour ce rapport, nous avons repris le processus que nous avions suivi pour notre rapport sur la défense européenne de 2019, qui consiste à consulter nos partenaires européens. Nous l'avons fait par visioconférence et par questionnaire envoyé aux ambassades, qui ont presque toutes répondu. Cette démarche nous a permis de nous fixer assez rapidement sur un certain nombre de points, souvent d'une manière peu encourageante puisque nous avons réalisé que les citoyens européens et les Parlements des États membres n'étaient pas du tout sensibilisés à la boussole stratégique. Je voudrais donc ici féliciter la commission de s'être saisie de ce sujet, ce qui nous a permis de l'étudier, de comprendre que bien des choses qui se passent en Europe sont généralement méconnues et que nous disposons, avec la boussole stratégique, d'un outil à la fois remarquable et inédit.

Les velléités successives d'améliorations de la PSDC, maintenant trentenaire, incitent aujourd'hui, au moment de formuler de nouvelles ambitions, au réalisme. En revanche, la « résilience » - l'un des 4 paniers de la boussole stratégique - comporte toutes les promesses d'un futur projet.

Préserver l'accès aux espaces stratégiques contestés, réduire notre dépendance industrielle en matière de sécurité et de défense, renforcer notre accès à des technologies critiques ou à des matériaux stratégiques, garantir notre sécurité économique, sanitaire et climatique... La résilience c'est, en un mot, la sécurité hors PSDC.

La commission européenne est très active sur ces sujets. Un changement de dimension est perceptible depuis la crise sanitaire. La mise en place en 2020 de la DG DEFIS est révélatrice d'une nouvelle propension de l'UE à mobiliser sa puissance économique sur le plan stratégique.

Cette Europe géopolitique repose aussi sur ses partenariats, quatrième panier de la boussole. Concernant les États-Unis, Joe Biden est revenu sur la plupart des décisions prises par son prédécesseur, très critiquées par l'Union européenne, et les relations semblent apaisées. Nous devrions cependant nous garder de tout suivisme. D'abord, l'intérêt américain s'est déplacé vers l'Asie avec une relation bilatérale très tendue avec la Chine. L'Union européenne, elle, a une relation moins concurrentielle, passant notamment par l'exigence de réciprocité économique. Il est donc important que nous développions un partenariat indopacifique qui nous soit propre. Le partenariat avec l'Afrique est lui aussi de toute première importance, la Chine y étant cette fois appréhendée en rivale. Reste le partenariat avec l'OTAN, de loin le plus problématique, tant il devient structurant pour la boussole stratégique.

Nous assistons à un grand retour du tropisme atlantique. L'élection de Joe Biden est allée de pair avec la réaffirmation par l'OTAN de sa protection à ses Alliés européens. Il n'en fallait pas plus pour démobiliser les Européens sur l'autonomie stratégique et la PSDC...

Le Brexit ajoute un argument pour faire pencher la balance du côté de l'OTAN, puisque le Royaume-Uni est l'Allié dont les dépenses de défense sont les plus importantes -  60 milliards de dollars - après les États-Unis - 785 milliards de dollars. Si bien que les pays de l'Union européenne appartenant à l'OTAN ne représentent plus que le cinquième de la dépense de défense des pays de l'Alliance, comme se plaît à le rappeler le secrétaire général de l'OTAN. Par ailleurs, la crise sanitaire, tout en focalisant l'attention sur la résilience, a entraîné de fortes dépenses de soutien à l'économie qui déboucheront peut-être sur des ajustements budgétaires. Les Alliés de l'Union européenne ne s'en remettront que plus volontiers à l'OTAN pour s'autoriser des renoncements capacitaires et opérationnels. Ajoutons que les prochaines élections allemande et française pourraient conduire à des changements qui pèseraient sur la mobilisation de l'Union européenne pour la sécurité et la défense.

Tous les voyants de la marche vers l'autonomie stratégique passent au rouge. Au même moment, la coordination avec l'OTAN devient aléatoire.

Premièrement, le positionnement géostratégique de l'Union européenne diffère de celui de l'OTAN et des États-Unis : la Chine n'est pas pour nous l'ennemi ultime, la Russie reste un voisin, les agissements de la Turquie nous touchent directement, à l'inverse des Américains pour qui elle reste, en outre, un Allié.

Deuxièmement, rien ne dit que le parapluie de l'OTAN, largement redéployé depuis l'élection de Joe Biden, ne perdra pas en étanchéité si les Républicains gagnent les prochaines présidentielles, voire les midterms, dans un peu plus d'un an. Le Trumpisme reste une force politique majeure.

Troisièmement l'OTAN entreprend en ce moment, à l'initiative de son secrétaire général, un « grand bond en avant ». Celui-ci prône une stratégie de défense à 360 degrés reprise par l'agenda OTAN 2030, que viennent d'approuver les Alliés. L'utilisation de l'article 5 en cas de cyberattaque y est avancée, ce qui méritera des précisions, ces actes pouvant être le fait de pays vis-à-vis desquels les risques et les finalités de l'Union européenne et des États-Unis ne sont pas les mêmes. Par ailleurs, l'Agenda envisage la résilience dans son sens le plus large, et il va jusqu'à prévoir l'attribution d'objectifs aux Alliés dont la réalisation ferait l'objet d'un suivi !

Si toutes les perspectives ouvertes par l'Agenda se réalisent, la résilience que l'Union européenne veut orchestrer pourrait finir dans l'ombre d'une résilience pilotée par l'OTAN - de même que la PSDC vivote à côté de l'Alliance. Or, ce que l'incommensurable puissance de l'armée américaine peut ici expliquer, là, rien ne le justifierait au regard des moyens de l'Union européenne.

Quatrièmement, sur le plan capacitaire, le processus otanien est bien mieux suivi que celui de l'UE, au détriment du développement d'une BITDE. L'Agenda 2030 prévoit la mise en place d'un fonds OTAN pour l'innovation qui pourrait en outre affaiblir le Fonds européen de défense.

Cinquièmement, la boussole stratégique s'élabore au même moment que le « concept stratégique », autre document stratégique auquel travaille l'OTAN. Pour éviter que le second ne déteigne sur le premier, les réflexions ont été décalées, de même que leur aboutissement, le concept stratégique ne devant sortir qu'à l'été 2022. Mais l'OTAN multiplie travaux et réflexions et tout se passe, d'après certains observateurs, comme si elle se livrait à une course de vitesse.

Au fond, la boussole stratégique est devenue un exercice à risque. Nous en avons identifié cinq, qui peuvent se recouper.

Le premier risque est bien sûr celui d'un document de faible envergure. La réaffirmation de la couverture atlantique réduit les ambitions de la plupart des États membres pour la PSDC.

L'analyse définitive des menaces, celle qui seront endossées politiquement dans la boussole, pourrait se concentrer sur les plus consensuelles, de type hybride et technologique, favorisant la résilience au détriment de la gestion de crise. Au moins deux années - celles de l'élaboration de la boussole - auront alors été perdues pour la PSDC. Ce demi-échec pourrait être relativisé - et rendu présentable - par des initiatives améliorant les seules missions civiles ou militaires non exécutives, que l'Allemagne préfère aux missions exécutives.

Le second risque est celui d'un document calé sur les seuls besoins de l'OTAN et qui se coulerait dans le concept stratégique. La boussole ne proposerait rien qui puisse doublonner les moyens de l'Alliance ou s'émanciper de ses ambitions - tant en matière militaire que de résilience. Ses principaux attendus concerneraient le partenariat avec l'OTAN. Il faudrait qu'un dialogue politique s'instaure entre Josep Borrell et le secrétaire général de l'OTAN pour dégager la cohérence nécessaire entre les deux exercices tout en garantissant l'autonomie de notre démarche. Rien n'indique qu'un tel dialogue puisse avoir lieu...

Le troisième risque est celui d'un document plus ambitieux, mais peu suivi d'effet. Des effets d'affichage seront peut-être recherchés. Quoi qu'il en soit, le document final pourrait comprendre des ouvertures intéressantes, notamment en matière de résilience concernant les espaces contestés, dont il faudra organiser la postérité. En matière de PSDC, la proposition française d'une force d'entrée en premier, dont vient de parler mon collègue, serait une avancée importante. Soutenue par Josep Borrell, elle pourrait apparaître acceptable, même dans une perspective atlantiste. C'est pourquoi devront être mis en place un mécanisme de suivi et un portage politique, suivant l'une des principales préoccupations française.

Le quatrième risque est à notre avis celui d'un document trop détaillé, au point d'en devenir contreproductif en cas de crise. L'épisode pandémique a montré que l'Union européenne est capable d'un sursaut de volonté à l'épreuve des faits. En cas de crise, un document très formalisé, surtout s'il préjuge d'une capacité d'action minimale, serait donc un carcan. Ce raisonnement vaut aussi pour les relations avec l'OTAN, vis-à-vis de laquelle des ajustements devront toujours rester possibles.

Le dernier risque est que la France, craignant que la boussole stratégique ne ternisse sa présidence, en fasse un peu trop. Gardons-nous de suivre notre tendance aux déclarations et à la promotion de concepts, qui effraient et indisposent nos partenaires ! Mais la France est écoutée, ses analyses sont attendues : elle devra, dans le respect d'autrui, assumer ses convictions, les expliquer et chercher à convaincre.

Un échec de la boussole stratégique serait très dommageable pour la PSDC : les désillusions en la matière font reporter à bien plus tard toute velléité de progrès.

Nous formulons ici un regret de taille, qui nous ramène à la méthode : les discussions sur la boussole stratégique n'ont pas été élargies aux Parlements, privant la boussole stratégique d'un levier d'enrichissement et de profondeur d'audience auprès des citoyens européens dont nous craignons fort de regretter l'absence quand il s'agira de parachever l'exercice. Nous proposons par ailleurs que la boussole stratégique fasse l'objet d'une révision tous les 5 ans. Il importera donc que les Parlements en soient systématiquement saisis.

M. Cédric Perrin, président. - Vous appelez notre attention sur la nécessité de rester attentifs à ce sujet et d'exercer un droit de suite. À cet égard, je vous signale que nous tiendrons au Sénat, le 25 février 2022, la conférence PESC/PSDC du volet parlementaire de la présidence française de l'Union européenne. Ce sera l'occasion de revenir sur ce sujet avec nos partenaires. 

M. André Guiol. - Les rapporteurs ont évoqué le problème de la montée en puissance de la défense européenne et de l'OTAN. J'ai lu récemment que, pour de nombreux militaires américains, les deux étaient incompatibles, que c'était l'un ou l'autre. Comment montrer que ce peut être l'un et l'autre ?

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure.  - Nous avions préconisé, dans notre rapport de 2019, l'écriture d'un Livre blanc, et estimons que l'Europe s'est ici dotée de l'outil nécessaire pour y aboutir, sur la base d'une analyse commune, à 27, des menaces. Puis il y a eu cette décision unilatérale du secrétaire général de l'OTAN d'engager un processus très similaire à celui de la boussole stratégique, nous privant d'un exercice véritablement autonome en nous poussant à l'insérer dans celui, beaucoup plus important, de l'Alliance atlantique. D'ailleurs, c'est devenu une sorte de course de vitesse, on voit que l'OTAN, qui se renouvelle, s'occupe désormais de réchauffement climatique, de résilience - bref, de sujets qui n'entrent pas dans ses prérogatives historiques.

M. Ronan Le Gleut, rapporteur.  - Rappelons-nous qu'un certain nombre d'États de l'Union européenne ne sont pas membres de l'OTAN. Les deux organisations ne se superposent pas. Pour que l'Union européenne puisse adopter une position, nous avions fait, dans notre rapport de 2019, la proposition d'un Livre blanc - l'idée n'était évidemment pas nouvelle, mais nous l'avions remise en avant. L'existence de cette boussole stratégique est donc une bonne nouvelle, elle s'inscrit ainsi dans les préconisations de notre commission d'il y a deux ans, et nous pourrons en tirer une certaine fierté. Le fait même que cet exercice existe, le fait que les services de renseignement des États membres de l'Union européenne aient des échanges en vue d'établir une analyse des menaces qui soit partagée, c'est une première. Cette avancée considérable répond au fond à votre question : c'est bien l'un et l'autre.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - J'ajoute que l'un est censé renforcer l'autre.

Mme Gisèle Jourda. - Il a été évoqué un sujet qui nous a tenus à coeur, tant au sein de cette commission que dans celle des affaires européennes, c'est le Fonds européen de défense. C'est un élément fondateur pour la dimension européenne de la défense, alors qu'il a déjà été impacté financièrement. Est-il possible d'avoir des précisions sur les risques que cet instrument encourt ?

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - La France avait en effet soutenu un abondement du Fonds européen de défense à hauteur de 13 milliards d'euros. Nous en sommes à 8 milliards d'euros. Mais nous restons satisfaits, car c'est la première fois que l'Union européenne se dote d'un tel fonds. Dans le cadre de ce fonds, on dénombre 26 projets qui ont fait l'objet d'un processus très inclusif, qui encourage la greffe sur un grand projet initial de PME issues de divers États membres. C'est une bonne structure, qui va dans le bon sens. Bien sûr, le danger existe d'un saupoudrage de l'argent ne permettant pas de soutenir des projets permettant véritablement à l'Union européenne de rester concurrentielle sur le plan industriel. Mais le danger que nous venons d'évoquer résulte, lui, du fait que l'OTAN souhaite s'occuper d'innovation en créant son propre fonds, qui serait évidemment bien mieux abondé que le Fonds européen de défense et risquerait de s'y substituer. Nous avons résisté pour obtenir que les entreprises de pays non membres de l'UE ne puissent avoir accès au Fonds européen de défense. Les États-Unis, en particulier, dépensent des milliards en recherche et en innovation dans leur propre pays, et accéder au Fonds européen de défense leur permettrait d'avoir accès à l'argent du contribuable européen pour augmenter encore cette dépense. Certes, des entreprises européennes travaillent pour des entreprises américaines, ou sont les filiales de ces entreprises, qui essayent ainsi d'entrer dans le Fonds européen de défense par la petite porte. Il reste que ce fonds existe, qu'il a vocation à monter en puissance dans la durée et qu'il représente un progrès considérable. Dans notre rapport de 2019, nous avions par ailleurs proposé la création d'une direction qui elle aussi a été mise en place. En tout, deux de nos propositions ont ainsi prospéré... Quoi qu'il en soit, je ne sais pas si, dans vingt ans, le Fonds européen de défense aura ou non été absorbé par l'OTAN, je crains que la situation ne soit devenue un peu compliquée.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je crois qu'il faut rester modestes, des collaborations entre services de différents pays existaient bien avant que ne commencent les travaux sur la boussole stratégique. Par ailleurs, nous sommes plusieurs ici à faire partie de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, et, pour ma part, je suis agacée d'entendre revenir aussi souvent, au sujet de l'Alliance, les même discours et vieilles lunes. Il y a le propos d'Emmanuel Macron, cette vision presque romantique d'une Europe qui travaillerait à sa défense avec la Russie... Je voudrais rappeler que, selon les termes mêmes de son secrétaire général, l'Alliance atlantique est la plus réussie au monde, qu'aucun pays ne l'a jamais quittée et qu'elle assure notre défense sans qu'ait jamais été rencontré le moindre problème à ce sujet, même s'il existe des tensions aux frontières de l'Union européenne. De très nombreux États membres de l'Union européenne sont extrêmement favorables à l'OTAN, contrairement à ce que l'on peut entendre ici, tandis que d'autres ne veulent pas suffisamment contribuer - comme ils devraient le faire - au budget de l'Union européenne, si bien que la protection de l'OTAN est particulièrement bienvenue. Alors ce discours anti-otanien, qui tend à se répandre, cette petite musique, tout cela devient exaspérant pour les personnes qui voient ce qui se passe à l'OTAN, le travail qui y est accompli, dont tous mes collègues présents à l'assemblée parlementaire de l'OTAN sont, je crois, bien conscients.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Retour d'expérience du conflit du Haut-Karabagh - Examen du rapport d'information

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - Alors que les conflits interétatiques paraissaient presque obsolètes, le conflit du Haut-Karabagh est venu rappeler la possibilité d'un conflit territorial symétrique, classique dans son essence, sinon dans ses modalités. Cette guerre a été une « surprise stratégique » dont il convient de tirer les enseignements tant sur le plan géopolitique que sur le plan militaire.

Avec Marie-Arlette Carlotti, et nos collègues Gilbert Bouchet, Bernard Fournier et Joël Guerriau, nous avons auditionné des représentants de l'ensemble des parties prenantes, nos ambassadeurs en Arménie, en Azerbaïdjan et au sein du Groupe de Minsk, ainsi que de nombreux experts. Nous avons été frappés par la divergence des « narratifs » arménien et azerbaïdjanais, chaque partie ayant sa propre lecture de l'histoire. Le passé a créé des rancoeurs inimaginables. Nous prenons acte de ces divergences sans prétendre en démêler tous les tenants et aboutissants. L'essentiel est, selon nous, de se projeter vers l'avenir.

Nous avons tiré, de ce conflit du Haut-Karabagh, dix enseignements : Marie-Arlette Carlotti présentera d'abord cinq enseignements d'ordre géopolitique ; puis j'évoquerai cinq enseignements d'ordre militaire, car ce conflit hors normes pourrait bien, dans ses modalités, en annoncer d'autres.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure. - L'histoire du Caucase du sud a été très marquée par la domination des puissances voisines, perse, russe et ottomane. Cette région demeure aujourd'hui une région sous influences.

Le premier enseignement de ce conflit, c'est la responsabilité manifeste de l'Azerbaïdjan et de la Turquie. Les négociations engagées depuis près de 30 ans s'enlisaient. La coprésidence du Groupe de Minsk - France, Etats-Unis, Russie - a proposé plusieurs plans de paix. Mais les parties n'ont jamais vraiment semblé prêtes à un compromis, les Arméniens ayant l'espoir de maintenir le statu quo sur les frontières de 1994, et les Azéris occupant ce temps à préparer la riposte, ce qui a été fait méticuleusement et avec le soutien de la Turquie.

Le déséquilibre économique entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan s'est vite traduit par un déséquilibre de leurs capacités militaires. Les deux pays investissent environ 5 % de leur PIB dans la défense, certes, mais pour l'Azerbaïdjan cela représentait 2,2 milliards de dollars en 2020, tandis que pour l'Arménie cela représentait 630 millions de dollars. L'Azerbaïdjan a profondément transformé son armée, avec l'aide de la Turquie qui a déployé 1500 à 2000 mercenaires syriens en appui - et qui sont peut-être encore aujourd'hui dispersés sur le territoire, ce qui pourrait être extrêmement dangereux.

La Turquie a joué un rôle déterminant dans le renversement du rapport de force et le déclenchement de la guerre. Chacune des interventions militaires turques récentes a répondu à une logique propre : problématique kurde, rivalités en Méditerranée orientale... Il en a été de même dans ce conflit. Soutenir l'Azerbaïdjan allait permettre à la Turquie d'étendre son influence politique et sa présence économique dans le Caucase, région clef où la Russie et l'Iran ont aussi des aspirations.

Face à cette situation, il est regrettable que le gouvernement français ait, du moins initialement, cru devoir adopter une position de neutralité. L'impartialité de la France en tant que co-présidente du Groupe de Minsk pouvait s'expliquer dans le cadre des négociations, pas en cas d'agression ni de recours aux armes. Ce fut une erreur de la part du gouvernement français.

La question du Haut-Karabagh doit figurer à l'agenda de nos relations diplomatiques, particulièrement dans nos relations avec la Turquie, dans toutes les enceintes pertinentes : relations bilatérales, dialogue UE-Turquie et OTAN.

Le deuxième enseignement c'est que ce conflit n'est peut-être pas terminé : l'instabilité demeure.

La déclaration tripartite du 9 novembre 2020 a permis de stopper l'avancée azérie. Environ un tiers du territoire du Haut-Karabagh est désormais sous le contrôle de l'Azerbaïdjan, de même que les sept districts conquis par les Arméniens pendant la première guerre. En Arménie, la guerre a créé un profond traumatisme, une inquiétude existentielle, l'hémorragie de toute une génération. Ceux qui ont survécu souhaitent bien souvent émigrer, notamment vers la Russie.

La pression s'est progressivement déplacée du Haut-Karabagh vers le territoire arménien lui-même, avec des incursions aux frontières et une impatience manifeste de la part de l'Azerbaïdjan à ouvrir des axes de communication et des couloirs sur le territoire arménien.

Aujourd'hui, tout est possible. Compte-tenu de certains discours aux accents nationalistes et belliqueux des dirigeants turcs et azéris, on peut légitimement craindre que l'Azerbaïdjan ne soit tenté de pousser plus loin son avantage. Dans ce contexte, le soutien de la France à l'Arménie est essentiel.

La sécurité des territoires demeurant sous administration du Haut-Karabagh repose entièrement sur les forces russes, soit 2000 soldats en théorie et probablement davantage en réalité. Les forces russes, qui avaient quitté l'Azerbaïdjan en 2012 sont désormais de nouveau présentes dans les trois pays du Caucase du Sud.

La Russie a donc les clefs en main. Elle a établi une sorte de protectorat sur le Haut-Karabagh et une relation de dépendance avec l'Arménie. La Russie a plus à gagner à discuter avec l'Azerbaïdjan où son influence a reculé au cours des dernières années qu'avec l'Arménie qui n'a plus grand-chose à faire peser dans la balance. C'est pourquoi la France doit la soutenir.

La France a laissé pendant longtemps le leadership russe s'exercer dans cette région. Elle doit désormais entreprendre un dialogue renforcé avec la Russie pour l'inciter à jouer un rôle constructif.

Le troisième enseignement du conflit, c'est la nécessité de reconstruire le processus multilatéral.

La Russie privilégie le cadre trilatéral qui lui permet d'être la seule médiatrice entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et laisse une part résiduelle au Groupe de Minsk. Or, les nombreuses questions qui restent en suspens entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan redonnent une certaine utilité au Groupe de Minsk, moyennant une extension de son mandat et un accroissement de ses moyens.

La question des prisonniers est prioritaire pour l'Arménie ; celle des mines antipersonnel est prioritaire pour l'Azerbaïdjan. Il s'agit de « donnant-donnant », comme l'a montré récemment la libération de prisonniers contre la remise de cartes des mines par la partie arménienne, chacun gardant une monnaie d'échange, ce qui explique que cette question évolue lentement.

Il faudrait par ailleurs inciter les deux pays à signer la Convention d'Ottawa sur l'interdiction des mines anti-personnel.

S'agissant de la frontière, sa délimitation et sa démarcation ne sauraient être réglées par le fait accompli. Une négociation est là aussi nécessaire. La création de zones tampons et le déploiement d'observateurs de l'OSCE, au moins sur les 400 kilomètres de frontières contestée, permettraient de rétablir une certaine confiance.

La question du statut du Haut-Karabagh doit rester posée au niveau international. C'est le sens de la résolution du Sénat du 25 novembre dernier.

Enfin, l'élection d'un nouveau président américain a créé un contexte favorable pour donner de l'oxygène à la négociation. Désormais, la France et les États-Unis devraient travailler main dans la main pour promouvoir, dans la région, des États forts et démocratiques. La Russie et la Turquie n'agiront pas dans ce sens, préférant probablement des États faibles et peu démocratiques.

La relance du Groupe de Minsk serait facilitée par un renouvellement du mandat des co-présidents et par un renforcement de leurs moyens. Ces moyens sont très réduits au regard de ceux d'une mission de l'OSCE : 1300 personnes sont par exemple engagées au sein de la Mission spéciale d'observation en Ukraine. Le Groupe de Minsk, avec 3 ambassadeurs et 1 représentant de l'OSCE ne dispose pas, par exemple, d'observateurs sur place pour élaborer sa propre évaluation de la situation. De plus, le mandat actuel des co-présidents comporte l'éventualité d'un déploiement d'une force de maintien de la paix. Il conviendrait d'examiner à nouveau cette possibilité.

Le quatrième enseignement de ce conflit est relatif au patrimoine culturel de cette région du Caucase du Sud, berceau de l'humanité, qui abrite un patrimoine religieux chrétien au coeur de l'identité arménienne.

Les Azéris développent une théorie, non reconnue par la communauté scientifique internationale, d'après laquelle une partie du patrimoine arménien serait un patrimoine albanais du Caucase, antérieur à l'arrivée des Arméniens.

Le conflit récent suscite de fortes inquiétudes : 1500 monuments arméniens sont passés sous le contrôle de l'Azerbaïdjan. On peut espérer la conservation des monuments les plus connus, surveillés par satellites, dont la destruction susciterait la réprobation de la communauté internationale. Mais le risque de destruction ou de dénaturation est plus fort sur le petit patrimoine, les stèles, les pierres-croix, les cimetières...

Une mission d'inventaire préliminaire a été proposée par l'UNESCO. L'Azerbaïdjan en a accepté le principe pour trois régions. La balle semble désormais dans le camp de l'Arménie. Or, cette mission, même imparfaite et limitée, est une nécessité pour enclencher un processus impliquant davantage l'UNESCO dans la protection du patrimoine de la région.

Par ailleurs, la communauté internationale s'est fortement mobilisée, et la France a été à l'avant-garde par l'intermédiaire de l'Institut National du Patrimoine. Mais désormais, il faut avancer. Pour cela, il serait utile de créer un groupe de contact impliquant des experts internationaux susceptibles de servir d'intermédiaires, afin qu'un dialogue puisse s'instaurer entre les parties.

Enfin, le cinquième et dernier enseignement est d'ordre économique et culturel. Si nous avons des marges de progrès, c'est bien dans le domaine économique, tant pour l'UE que pour la France. En 2019, les échanges commerciaux de l'UE avec l'Azerbaïdjan étaient dix fois plus élevés que ses échanges commerciaux avec l'Arménie. L'ouverture récente du corridor gazier sud-européen renforcera encore les liens économiques avec l'Azerbaïdjan, bien placé, par ailleurs, dans le projet chinois des « Routes de la soie », alors que l'Arménie demeure marginalisée.

Les relations bilatérales de la France avec ces deux pays sont également très déséquilibrées en faveur de l'Azerbaïdjan. Les relations économiques de la France avec l'Arménie ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être.

La France a, par ailleurs, livré à l'Azerbaïdjan, depuis 2011, 148 millions d'euros de matériels soumis à autorisation préalable d'exportation : un satellite, alors qu'aucun matériel de ce type n'a été livré à l'Arménie sur cette période.

En fait : c'est l'humanitaire et le mémoriel pour l'Arménie, et le business pour l'Azerbaïdjan.

La diaspora pourrait jouer un rôle. Mais quel est le projet français porté par la diaspora arménienne ? Orange a rapidement quitté l'Arménie à cause de la corruption, Carrefour a mis sept ans à s'installer. L'Union Européenne et la France doivent participer au désenclavement économique de l'Arménie.

Dans le domaine culturel, nous demandons que le Fonds pour les écoles chrétiennes francophones d'Orient soit renforcé et mis à contribution pour aider les écoles francophones du Caucase du sud.

Cette affaire du Haut-Karabagh est très grave. Demain, quel sera le prochain théâtre ? Pourquoi Erdogan et Poutine s'arrêteraient-ils alors qu'il n'y a aucun répondant du côté occidental ?

Ce qui manque à la France et à l'Union Européenne, c'est une vision stratégique. C'est d'autant plus regrettable que lorsque l'on demande aux Arméniens : « quel est le meilleur ami de l'Arménie ? », ils répondent « la France ».

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - Le sixième enseignement de ce conflit est relatif à la place nouvelle des drones comme acteurs incontournables de la troisième dimension.

Dans cette guerre, les drones ont rempli les fonctions complètes, classiques, de l'arme aérienne - renseignement, coordination, appui-feu, frappes - à un coût bien moindre.

Ce conflit a contribué, avec d'autres, à l'émergence d'une nouvelle doctrine d'emploi des drones. Ceux-ci sont en effet, progressivement, intégrés à de vastes dispositifs offensifs, en coordination avec l'artillerie et l'usage de munitions télé-opérées dites « maraudeuses ». Ainsi, le conflit du Haut-Karabagh est symptomatique d'une étape intermédiaire entre la « dronisation des forces », qui s'est imposée depuis 30 ans, et le « combat collaboratif en essaim », qui pourrait devenir une réalité dans 30 ans.

Je ne m'attarderai pas sur ce sujet, également développé dans l'excellent rapport de nos collègues sur les drones, mais la France continue d'avoir un emploi « stratégique » de ses drones MALE Reaper armés, pour des opérations de haute valeur ajoutée. Certes, une partie de notre retard devrait être rattrapée, avec l'arrivée dans les forces du système de drones tactiques et des acquisitions dans le domaine des drones de contact. Nos forces devraient être équipées de plus de 1000 drones d'ici trois ans. Mais il reste à tirer tous les enseignements des conflits récents, s'agissant des drones et munitions télé-opérées d'emploi « tactique », au profit des unités de première ligne, et de l'usage de matériel moins coûteux, pouvant être considéré comme « consommable » sur de courtes périodes.

Le septième enseignement porte sur l'importance des défenses sol-air et de la lutte anti-drones.

Les défenses sol-air arméniennes, pourtant denses, ont été dépassées par l'offensive azerbaidjanaise. La mauvaise prise en compte de la menace « drones » dans la définition des capacités a eu des conséquences dévastatrices. La France n'est certes pas dans la situation de l'Arménie. Mais force est de constater que les défenses sol-air ont été négligées, de façon d'ailleurs logique, en raison des contraintes budgétaires, dans le contexte post-guerre froide, alors que nos OPEX se font en situation de supériorité aérienne.

Il faut désormais anticiper des situations dans lesquelles nos forces seraient la cible d'actions impliquant l'emploi de drones et de munitions télé-opérées. La combinaison des drones, en nombre important, et de moyens plus classiques pose de nombreux défis en termes de détection, de neutralisation et de coordination de la défense. Les défenses sol-air, incluant la défense de proximité des unités terrestres, constitueront un enjeu majeur de la prochaine LPM.

Huitième enseignement : ce conflit est un exemple de ce que peut être la « haute intensité ».

Cette guerre a vu le retour de la manoeuvre, avec une armée de l'Azerbaïdjan à l'offensive, mettant en oeuvre toute la gamme de matériels à sa disposition. Ce type de dispositif nécessite un système de commandement et de coordination qui doit parfaitement fonctionner. La fonction logistique y est essentielle. La guerre de haute intensité est une guerre de stocks, une guerre économique, très consommatrice en équipements et en munitions. Elle implique un risque de pertes humaines plus importantes que celles que la France subit en OPEX : 4000 soldats arméniens tués, c'est un chiffre considérable pour un pays qui compte moins de 40 000 naissances par an - environ 10 % d'une classe d'âge. Les pertes matérielles sont également impressionnantes.

L'armée de terre française a subi au cours des dernières décennies des choix budgétaires, qui ont conduit à délaisser une partie du matériel utile à la haute intensité. Le développement de ce matériel spécifique, et l'accroissement des volumes d'équipements et de munitions, doivent être planifiés au cours des années à venir. L'armée de terre ne dispose plus, par exemple, de moyens de minage anti-chars mécaniques, ni de moyens de déminage lourds. Le système de déminage actuel est fondé sur un engin blindé du génie qui a près de 40 ans d'âge.

L'Azerbaïdjan a fait usage de lance-roquettes multiples et de missiles balistiques. Pour le même usage, la France dispose du lance-roquettes unitaire (LRU) qui répond toutefois davantage à une logique de précision que de saturation. Par ailleurs, les drones « consommables » tendent à devenir des équipements incontournables.

De façon générale, l'arbitrage entre masse/rusticité et technologie, voire haute-technologie, doit être repensé en profondeur. Ce sera l'un des enjeux du programme Titan de renouvellement du segment lourd de l'armée de terre et, en particulier, des programmes menés en coopération avec l'Allemagne (MGCS).

Le 9e enseignement que nous tirons de ce conflit porte sur l'importance de la réactivité, face au risque de surprise stratégique.

Les hypothèses d'engagement majeur doivent prendre en compte la possibilité d'un préavis très court et donc d'une montée en puissance très rapide.

Comme la Revue stratégique de 2017 et son Actualisation de 2021 l'ont bien souligné, la fonction « connaissance et anticipation » est essentielle. Son renforcement doit se poursuivre, notamment dans le domaine de l'analyse du renseignement.

Afin de réduire les effets d'inertie des programmes et opérations d'armement, il faut renforcer leur capacité à intégrer rapidement des modifications de l'environnement stratégique ou technologique. Ceci vaut tant pour la conduite des programmes nationaux que pour celle des programmes internationaux dont la gouvernance est particulièrement complexe.

Enfin, le 10e et dernier enseignement de cette guerre du Haut-Karabagh porte sur les partenariats militaires et la complexification des conflits.

À l'heure où la France cherche à contribuer à la montée en puissance des armées de pays partenaires, dans le cadre de partenariats militaires opérationnels, le conflit du Haut-Karabagh a donné l'exemple d'un partenariat particulièrement efficace entre l'Azerbaïdjan et la Turquie, dont certains enseignements positifs pourraient probablement être tirés.

Mais ce partenariat entre l'Azerbaïdjan et la Turquie illustre aussi une tendance à la complexification des conflits, qui est un facteur d'aggravation de la violence. La guerre du Haut-Karabagh en a donné deux exemples.

S'agissant tout d'abord du déploiement de mercenaires par la Turquie, il convient de rester pleinement mobilisé sur ce sujet qui monte en puissance, de même que celui des sociétés militaires privées, alors que la France réprime l'activité de mercenaire par la loi du 14 avril 2003. Nous n'avons pas pu déterminer avec précision où se trouvent aujourd'hui ces mercenaires.

S'agissant du commerce des armes, l'embargo de l'OSCE doit être réaffirmé avec force et rendu, dans la mesure du possible, plus effectif et plus contraignant. Cet embargo souple n'a pas empêché l'Azerbaïdjan de s'équiper de matériels de guerre de haute technologie auprès de ses partenaires, notamment turc et israélien, s'agissant en particulier des drones. La présence de composants canadiens sur les drones turcs Bayraktar TB2 a, par ailleurs, été mise en évidence pendant le conflit, démontrant la difficulté à faire respecter ce type d'embargo purement incitatif, non contrôlé et non sanctionné, même verbalement, qui peut être contourné de multiples manières.

Pour conclure, cette guerre dramatique du Haut-Karabagh, qui a duré 44 jours, n'est donc pas une guerre lointaine, anecdotique, encore moins un accident de l'histoire. C'est une guerre qui nous concerne car elle illustre des tendances géopolitiques profondes, et parce qu'elle annonce, dans ses modalités, ce que pourraient être les conflits futurs. La surprise stratégique et l'avance technologique ont toujours été des facteurs de supériorité décisifs dans la guerre. Un conflit « classique » dans son essence peut donc s'accompagner d'éléments novateurs : c'est le cas de celui du Haut-Karabagh.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour ces observations et recommandations tout à fait intéressantes. La situation en Arménie est préoccupante, pour ne pas dire dramatique, comme nous l'avons constaté avec le Président Gérard Larcher lors de notre déplacement dans ce pays. J'approuve ce qui a été dit sur l'ambiguïté de la position de la France. Il nous faudra interroger à nouveau le Ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur ce point.

La situation politique en Arménie s'est clarifiée avec la réélection du Premier Ministre Nikol Pachinian. Mais l'Azerbaïdjan rêve de relier la mer Noire à la mer Caspienne, en établissant un couloir à travers l'Arménie entre les territoires récemment reconquis et l'enclave du Nakhitchevan. Les avancées de l'armée azerbaidjanaise portent atteinte à la souveraineté de l'Arménie. Une relance du Groupe de Minsk est nécessaire, comme le proposent les rapporteurs, alors que la Russie est aujourd'hui seule garante de la sécurité de l'Arménie.

Par ailleurs, lors de ce conflit, des drones armés de petite taille ont fait des dégâts considérables. Les soldats arméniens ont pu être repérés grâce aux ondes de leurs téléphones portables. Les blessures infligées sont effroyables. En matière de drones, la France travaille sur des équipements lourds - l'Eurodrone - mais la tendance est aujourd'hui à la multiplication de drones plus simples, plus petits. C'est une évolution que nos forces armées ont commencé à intégrer.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Merci pour cet excellent rapport. Depuis 2004, je représente le Sénat au sein de la Commission nationale pour l'élimination des mines antipersonnel. Je souhaiterais revenir sur cette question des mines. Le lobbying azerbaïdjanais est considérable, non seulement auprès des parlementaires, mais aussi sur les réseaux sociaux, où le discours anti-arménien est très présent. Avez-vous des informations chiffrées objectives sur ces mines antipersonnel ? Il me semble que nous devrions aussi interroger le Ministre de l'Europe et des affaires étrangères à ce sujet qui est instrumentalisé par l'Azerbaïdjan. Comme l'ont rappelé les rapporteurs, la disproportion des moyens entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan est considérable.

M. Bruno Sido. - L'Arménie n'a pas utilisé ses moyens aériens. Ses forces ont subi les attaques sans réagir. Si l'Arménie avait utilisé ses avions de chasse, cela aurait-il changé les choses ?

M. Mickaël Vallet. - La résolution du Sénat sur la reconnaissance du Haut-Karabagh a-t-elle eu une utilité immédiate, a-t-elle fait bouger les lignes ? Cette résolution a-t-elle influé sur les orientations du gouvernement français, trop attentiste, alors qu'il aurait fallu passer d'une attitude équilibrée à davantage de fermeté, dès lors qu'il y avait agression ?

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - Le sujet des mines antipersonnel est très complexe. Ni l'Arménie ni l'Azerbaïdjan n'ont adhéré à la Convention d'Ottawa. Aux mines posées lors de ce conflit s'ajoutent celles issues du conflit antérieur. On estime que la superficie des zones minées est de l'ordre de 1500 km2. C'est un sujet de négociation : des restitutions de prisonniers sont intervenues en échange de l'obtention de cartes des mines sur certaines zones. La question des prisonniers est d'ailleurs elle aussi l'objet d'interprétations divergentes. Pour l'Azerbaïdjan, les seuls prisonniers restants sont des soldats arméniens qui se seraient infiltrés sur le territoire azerbaïdjanais après le cessez-le-feu.

L'aviation a en effet été très peu utilisée dans ce conflit, par crainte des défenses antiaériennes. L'utilisation des drones a été déterminante, mais pas décisive. Ces drones ont permis de saturer les défenses aériennes. L'Arménie n'a pas pu répliquer.

Concernant la résolution du Sénat, elle a été très mal perçue par les autorités azerbaidjanaises. C'est un sujet à double tranchant, car si l'on reconnaît le Haut-Karabagh, comment évolueront les autres conflits dits gelés ? Le Sénat a souhaité réagir, ajouter un élément à la négociation.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteur. - L'Arménie a, elle aussi, posé des mines antipersonnel. 747 victimes ont été recensées avant le conflit récent, souvent des civils. Deux journalistes ont été tués en 2020. Les deux parties se renvoient la responsabilité du minage, aucune des deux n'ayant signé la Convention d'Ottawa. Les Arméniens communiquent les cartes au compte-goutte. Les Azéris utilisent les prisonniers comme monnaie d'échange. La diplomatie azerbaidjanaise a été très active auprès de la communauté internationale et ce travail a payé.

La résolution du Sénat a été très importante pour le peuple arménien, qui s'est senti à nouveau soutenu par la France, alors que le gouvernement français avait été d'une prudence infinie. Cette résolution est sur la table. Je ne suis pas sûre que l'on puisse avancer beaucoup sur la question de la reconnaissance du statut du Haut-Karabagh, mais peut-être peut-on avancer sur d'autres questions. Par exemple, l'ambassadeur de France en Arménie ne peut pas se rendre au Haut-Karabagh. Le représentant de l'Artsakh à Paris n'a pas de statut officiel. Peut-être peut-on avancer sur des questions de ce type.

M. Christian Cambon, président. - Cette résolution était un acte politique nécessaire. Sa portée a été d'autant plus grande qu'elle a fait l'objet d'une quasi-unanimité du Sénat. Elle a eu un écho important sur place. Mais ce genre de conflit se prête rarement à une interprétation manichéenne. Les territoires restitués avaient été conquis par les Arméniens en 1994. L'histoire et la géographie sont d'une complexité extrême.

Que peut faire la France ? Nous souhaitons qu'elle réactive autant que possible le Groupe de Minsk. Les Azerbaidjanais communiquent dans le sens d'un apaisement, sur la reconnaissance du rôle de l'UNESCO par exemple. Ils estiment avoir libéré tous les prisonniers de guerre et ne détenir que des prisonniers capturés lors d'une incursion postérieure au cessez-le-feu. Il nous est très difficile de trancher face à ces interprétations divergentes. Nous resterons vigilants et nous réinterrogerons le Ministre à ce sujet. L'Azerbaïdjan est, certes, un partenaire économique important. Mais nos relations économiques et culturelles avec l'Arménie doivent être renforcées. L'Agence française de développement est, par exemple, très insuffisamment impliquée dans ce pays.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur. - On parle souvent d'échec du Groupe de Minsk. Mais celui-ci manque cruellement de moyens. Et surtout, il n'y a jamais vraiment eu de volonté de négocier de la part des deux parties.

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteur. - La France doit avoir une vraie stratégie dans cette région. Elle est attendue. Notre communauté arménienne doit poursuivre son action dans le domaine mémoriel, mais aussi investir en Arménie et contribuer à l'indépendance économique de ce pays.

La publication du rapport est approuvée.

Désignation de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

- M. Alain Houpert sur le projet de loi n° 670 (2020-2021) autorisant l'approbation de l'avenant à l'accord de sécurité sociale sous forme d'échange de lettres des 7 et 20 septembre 2011 entre le Gouvernement de la République française et l'Organisation internationale pour l'énergie de fusion en vue de la mise en oeuvre conjointe du projet ITER ;

- MM. Hugues Saury et Rachid Temal sur le contrat d'objectifs et de moyens (COM) de l'AFD.

La réunion est close à 12 h 05.

Présidence de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères et de M. Bruno Retailleau, président du Groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens, les minorités au Moyen-Orient et les Kurdes

La réunion est ouverte à 16 h 35.

Situation des Chrétiens et minorités d'Orient - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, cher Bruno Retailleau, chers collègues, notre dernière réunion conjointe sur la situation des minorités religieuses au Moyen-Orient s'est tenue il y a maintenant deux ans, le 6 mars 2019, et je me réjouis, monsieur le ministre, de votre présence à ce rendez-vous régulier et malheureusement bien nécessaire.

À l'époque, je le rappelle, nous nous étions particulièrement émus du martyre des Yézidis et des exactions perpétrées par Daech, dont l'emprise territoriale vivait ses dernières heures.

Depuis, nous le savons, la situation a évolué en Syrie et en Irak, et vous nous direz les points favorables que l'on peut relever, mais aussi les nombreux sujets d'inquiétude qui demeurent.

La commission des affaires étrangères a auditionné en février dernier M. Ali  Dolamari, représentant à Paris du gouvernement régional du Kurdistan irakien. Il nous a redit tout l'attachement du gouvernement régional à la diversité des peuples qui y vivent - Chaldéens, Assyriens, Turkmènes, Kurdes de confession musulmane, Yézidis et autres composantes -, tout cela dans un climat de tolérance et de compréhension mutuelle.

De même, nous avons reçu plus récemment notre consul général à Jérusalem, René Troccaz, dans une communication tout à fait passionnante mais aussi, quelques jours plus tard, Anne Grillo, ambassadrice au Liban. La même question lancinante se pose et continue de se poser au Proche et au Moyen-Orient : vivre-ensemble est-il toujours possible, dans le respect des convictions de chacun ? La visite du pape en Irak, au mois de mars dernier, qui fut une réussite, n'est-elle qu'une parenthèse ?

Vous savez, monsieur le ministre, l'attachement du Sénat, qui a toujours plaidé et oeuvré, dans la mesure de ses moyens, pour préserver cette diversité religieuse et culturelle au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Nous voudrions croire que cette diversité plurimillénaire va survivre à notre temps. Vous nous direz votre sentiment à ce sujet, mais les derniers événements au Liban démontrent amplement que les dangers sont toujours là.

J'ajoute que cette audition est captée et retransmise sur le site internet du Sénat.

Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, merci de votre présence. Je me rends toujours au Sénat avec grand plaisir, mais aussi beaucoup d'intérêt.

Vous l'avez dit et je le répète avec détermination, l'engagement de la France aux côtés des chrétiens d'Orient et des minorités, qui remonte à 1536, est historique. Il ne s'agit donc pas seulement d'une réaction aux exactions épouvantable commises par Daech à l'encontre des chrétiens d'Orient et des minorités irakiennes et syriennes, qui se sont développées depuis 2014.

Au-delà de la guerre que notre pays a menée et que nous n'avons pas achevée, la persécution des chrétiens d'Orient par les djihadistes du Levant n'est pas notre seule préoccupation à leur égard. Sur fond de guerre, de bouleversements économiques, de discrimination, de violence, ces conditions de vie les ont poussés à l'exil dans des proportions massives, et c'est bien le sujet central. Nous en avions déjà parlé précédemment. La population globale de la région s'en est trouvée drastiquement réduite et les populations qui sont restées occupent désormais une position encore plus minoritaire dans les sociétés auxquelles ils appartenaient.

Ce mouvement de fond constitue notre préoccupation centrale et il est clair que leur situation ne pourra s'améliorer durablement sans résolution des crises politiques et des conflits du Moyen-Orient -c'est une de nos priorités, et j'y consacre une partie de mon temps-, mais cela ne pourra s'améliorer sans des législations plus équitables et des politiques plus inclusives.

Des mouvements sont à souligner dans ce cadre. Nos partenaires semblent, pour certains, s'être engagés dans cette voie. Je pense en particulier à l'Irak, où Noël est devenu, par exemple, un jour férié pour tous. Je pense à l'Égypte, où le président Abdel Fattah al-Sissi a décidé la construction de la cathédrale de la nativité de la nouvelle capitale du Caire, qu'il a inaugurée avec le pape de l'Église copte orthodoxe Tawadros II. Il a également nommé pour la première fois une femme copte à un poste de gouverneur.

Plus généralement, les autorités religieuses musulmanes sont nombreuses à professer leur respect des chrétiens et le devoir de respecter leurs droits. C'est relativement récent par rapport à ma précédente communication sur ce sujet. Il faut également relever le déplacement historique du pape François aux Émirats arabes unis, en 2019 et en Irak, en mars dernier. Il a d'ailleurs, à cette occasion, rencontré la principale autorité religieuse du chiisme, l'ayatollah Ali al-Sistani, après que nous-mêmes ayons pu l'approcher à Nadjaf.

Le pape et le grand imam de la mosquée de l'université al-Azhar ont par ailleurs signé la déclaration d'Abou Dhabi sur la fraternité humaine pour la paix mondiale. Ces deux autorités religieuses ont créé en outre un Haut Comité pour la fraternité, soutenu par l'Égypte et les Émirats arabes unis, chargé de promouvoir la mise en oeuvre des objectifs de la déclaration.

Ce sont des éléments plutôt positifs en matière d'inclusivité. Malheureusement, force est de constater que bien des sujets de préoccupation demeurent, en dépit de ces raisons d'espérer que je viens d'indiquer, et les crises continuent à nourrir la pauvreté, à susciter les violences et à contraindre au départ nombre de femmes, d'hommes et d'enfants.

Je voudrais aussi rappeler que, quelle que soit la force des liens historiques qui nous unissent aux chrétiens d'Orient, les principes au nom desquels notre République s'engage à leurs côtés nous portent aussi à oeuvrer pour la protection et l'intégration de l'ensemble des minorités ethniques et religieuses de la région. Notre action sur le terrain n'en a d'ailleurs que plus de cohérence et d'efficacité.

Notre conviction est que la diversité ethnique et religieuse est non seulement une part constitutive de ces sociétés du Proche et du Moyen-Orient, mais également un atout pour leur avenir. La situation des chrétiens d'Orient est liée à celle des autres minorités de la région. Je pense aux Yézidis, aux Shabaks, aux Baha'is, aux Kakaiyyas, mais aussi aux sunnites en pays chiite et aux chiites en pays sunnite.

Je pense aussi, au-delà des chrétiens appartenant aux églises historiques qui existent depuis 2000 ans au Moyen-Orient, à une partie des chrétiens dont on ne parle pas assez souvent, que sont les millions de chrétiens d'origine étrangère venus dans les pays arabes, notamment dans les pays du Golfe, pour y travailler.

Je pense enfin aux personnes de plus en plus nombreuses converties de l'islam au christianisme, souvent par des églises évangéliques. Nous devons donc agir sur l'ensemble du spectre pour faire respecter les identités et permettre la diversité ethnique et religieuse.

Vous avez rappelé que la France, après avoir appelé l'attention du Conseil de sécurité sur cette question, en mars 2015, avait organisé en septembre la conférence de Paris sur la protection des victimes de violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient. Le plan d'action qui en est issu demeure notre feuille de route, tant dans son volet politique que dans son volet humanitaire. Il s'agit de permettre le retour en sécurité des réfugiés et des personnes déplacées ou, dans le domaine judiciaire, de lutter contre l'impunité.

Nous nous attachons encore aujourd'hui à ce que les principes qui sont issus de cette feuille de route restent inscrits à l'agenda international, que ce soit la promotion d'une citoyenneté égale pour tous, l'éducation ou la réinsertion économique des réfugiés.

Nous avions convenu d'une autre conférence de même domaine mettant encore davantage l'accent sur l'enjeu d'une citoyenneté inclusive dans les sociétés de la région. Elle devait avoir lieu fin 2019. Nous avions passé des accords avec les autorités irakiennes pour la coorganiser à Bagdad, afin qu'un événement de portée internationale puisse s'y dérouler à la suite de la réunion de 2015. Il était opportun de le faire à la suite de l'échec et de la fin du califat territorial de Daech. C'était significatif et symbolique à tous égards, mais la situation en Irak nous a conduits à repousser plusieurs fois cette échéance, d'abord du fait des mouvements de contestation populaire et des violences qui ont eu lieu à l'automne 2019, puis à la suite de la démission du Premier ministre Abdel Mahdi et de son remplacement, en mai 2020, par le Premier ministre Moustafa al-Kazimi.

Tout cela a constitué une situation quelque peu tendue. Puis des attaques contre les emprises de la coalition ont eu lieu et se poursuivent d'ailleurs, puisqu'il y en a eu une hier soir à Erbil par drones. Nous avons également assisté à l'élimination du général iranien Qassem Soleimani en janvier 2020, puis la crise sanitaire et il faut maintenant tenir compte de la proximité du scrutin législatif anticipé du 10 octobre en Irak.

Je reste déterminé dans l'idée d'organiser cette réunion en Irak. Je pense que c'est le bon pays et le bon moment, mais on ne pourra le faire que lorsque la situation politique et les conditions de sécurité seront stabilisées. C'est donc après les élections en Irak, en souhaitant qu'elles se passent bien, que nous pourrions envisager un nouveau forum coprésidé par les autorités irakiennes. Je ne pense pas qu'il y aura d'opposition pour l'organiser assez rapidement. Je le souhaite en tout cas. C'est un outil d'affirmation des politiques publiques, de nos principes fondamentaux et de notre volonté de lutter contre toutes les exactions, en particulier contre la résurgence de Daech.

La semaine dernière s'est tenue à Rome, pour la première fois depuis longtemps, une réunion de la coalition contre Daech en présentiel. Les principaux acteurs y ont marqué leur volonté de poursuivre le combat. Nous ne sommes pas sortis de cette situation, on le voit bien. Si l'Irak ne se redresse pas, il peut y avoir des risques de résurgence de Daech.

Il importe donc d'encourager la pacification irakienne, qui n'est pas encore au rendez-vous. Un accompagnement militaire a été une nouvelle fois annoncé par les différents acteurs, dont nous sommes, dans le domaine de la formation. Un redressement économique est indispensable sous peine de voir réapparaître, en particulier dans les zones sunnites, les initiatives de Daech, qui vit aujourd'hui dans la clandestinité, mais qui reste très présent, avec des actes de violence et des dérives de milices pro-iraniennes. Vraisemblablement, ce qui s'est passé hier à Erbil est symbolique de ces mouvements.

Dans la même logique, nous avons mis en place un fonds de soutien aux victimes des violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient doté de 35 millions d'euros, soit 5 millions d'euros par an, pour accompagner des projets concrets, principalement en Irak, mais également en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Turquie.

Nous prenons par ailleurs notre part dans l'accueil des réfugiés et des minorités menacées. Nous avons convenu avec la communauté de Sant'Egidio que des corridors humanitaires permettent d'accompagner dignement des réfugiés syriens du Liban vers la France. Nous le faisons sans ostentation ni publicité, dans des créneaux qui ne sont pas nécessairement faciles et des modes de fonctionnement parfois dangereux.

Nous avons accueilli sur notre sol une centaine de femmes yézidies, avec leurs enfants. Mais l'objectif n'est pas de provoquer des migrations de chrétiens ou de minorités vers la France. Face à l'urgence, il faut essayer de faire en sorte que ces minorités puissent vivre sur les terres où elles ont historiquement leur place.

Parallèlement, nous avons intensifié notre soutien au patrimoine des chrétiens et des autres minorités d'Orient. C'est un sujet de référence. J'ai, il y a quelques jours, visité à Beyrouth la bibliothèque orientale de l'université Saint-Joseph, dont nous avons assumé la reconstruction, après les dégâts causés par l'explosion du 4 août dernier.

Nous avons aussi contribué à la réhabilitation du monastère de Mar Behnam, avec l'Association française Fraternité en Irak. Nous avons restauré les temples yézidis détruits par Daech dans la province du Sinjar. Bref, grâce à notre intervention et, en particulier, grâce à la naissance de la fondation ALIPH (Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit), qui remet en état des bâtiments ou des éléments de patrimoine détruits par la guerre. La France y contribue à hauteur de 30 millions de dollars, et nous poursuivons notre action pour la mise en oeuvre de la protection du patrimoine des chrétiens d'Orient.

Nous allons essayer de faire en sorte que cette association puisse avoir une dimension européenne lors de la présidence française. C'est un des objectifs que je me donne au premier semestre 2022 pour faire en sorte que cette protection et cette réhabilitation du patrimoine soient partagées.

Je pense que nous allons y arriver, et j'observe d'ailleurs avec intérêt que la nouvelle présidente du Louvre, Mme Laurence des Cars, qui va prendre ses fonctions le 1er septembre, a décidé de mettre en oeuvre rapidement le projet de création d'un neuvième département dédié à Byzance et aux christianismes orientaux. C'est une bonne nouvelle.

Ce volet culturel et patrimonial de notre action est indissociable du soutien que nous apportons aux écoles chrétiennes du Proche-Orient, confrontées à des difficultés financières, à travers le fonds de soutien aux écoles d'Orient soutenu et présidé par Charles Personnaz.

La création de ce fonds avait été annoncée par le Président de la République en janvier 2020 à Jérusalem. Le travail a commencé l'été dernier, avec une part égale d'un million d'euros de l'oeuvre d'Orient et d'un million d'euros de l'État, qui nous permettent de financer des projets de restauration de locaux et de soutien aux organisations caritatives.

J'en profite pour saluer la sénatrice Christine Lavarde, qui est membre du Conseil d'orientation de ce fonds, et qui s'y investit beaucoup. Ce Conseil va d'ailleurs se réunir vendredi prochain.

Je voudrais à présent passer en revue les situations dans les différents pays, avant que nous puissions échanger sur tous ces sujets, en commençant par le Liban, où il y avait urgence à soutenir les quelque 30 établissements chrétiens du réseau homologué de l'enseignement français à l'étranger, sur un total de 55 établissements. On compte plus largement 333 établissements chrétiens francophones ou enseignant le français au Liban. Ils accueillent 190 000 enfants et constituent le plus gros contingent d'établissements de cette nature dans la région. Pour mémoire, on en compte 90 en Égypte, 47 en Israël, 30 en Palestine, 40 en Jordanie et 6 en Turquie, pour un total évalué à 400 000 élèves.

En raison de la crise économico-politique qui frappe le Liban et l'explosion survenue dans le port, ce patrimoine éducatif extrêmement précieux, qui est aussi un élément essentiel de notre politique d'influence au service des valeurs de la francophonie, s'est trouvé menacé par toutes ces perturbations. Nous avons mobilisé près de 25 millions d'euros, mis à la disposition des établissements français et francophones et des familles libanaises. 21 millions d'euros depuis la rentrée 2020 sont homologués pour le réseau, auxquels s'ajoute le fonds Personnaz, qui va attribuer près de 2 millions d'euros aux écoles francophones chrétiennes du Liban.

En raison de la gravité de la situation, nous avons décidé d'ouvrir à titre exceptionnel en 2021 l'aide à la scolarité pour les élèves de ces établissements. Je me suis rendu au collège des Saints-Coeurs, endommagé par l'explosion du port de Beyrouth, où j'ai pu constater que celui-ci avait pu bénéficier des aides à la reconstruction, aux familles, aux projets pédagogiques.

Je m'entretiens très régulièrement avec le cardinal Raï, patriarche maronite du Liban, sur le diagnostic de la situation politique, sur lequel nos avis concordent mais restent malheureusement impuissants.

S'agissant de la situation en Jordanie, les chrétiens se voient reconnaître l'égalité devant la loi et la liberté de culte. La monarchie hachémite s'attache à tenir un discours de tolérance et de coexistence religieuse sur la scène régionale et internationale. Nous les aidons dans le cadre du fonds minorités que j'évoquais tout à l'heure. Nous soutenons plusieurs projets menés par les églises du patriarcat latin en Jordanie et par Caritas, en particulier en faveur des réfugiés irakiens, afin de favoriser leur intégration économique.

Dans le cadre du fonds de soutien aux écoles d'Orient, nous avons pu aussi intervenir sur plusieurs projets de modernisation d'établissements. La situation est relativement sereine.

Concernant l'Égypte, nous sommes résolument engagés aux côtés des autorités dans la lutte contre le terrorisme, qui a souvent endeuillé la communauté des chrétiens d'Orient. C'est la plus importante, avec entre 6 et 7 millions de Coptes.

Comme vous le savez, le pape Tawadros II a été reçu à Paris par le Président de la République, en octobre 2019. J'ai moi-même eu l'occasion de lui rendre visite à plusieurs reprises. Nous sommes dans une mobilisation active de la population, j'observe l'attitude positive des autorités égyptiennes - ce qui ne nous empêche pas de dire aux Égyptiens et au président Sissi que nous attendons des autorités qu'elles respectent les droits de l'homme. Constatons toutefois que, s'agissant de la communauté copte, certaines positions antérieures étaient différentes de celles d'aujourd'hui.

À propos de la Syrie, afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïté entre nous, je souligne que nous n'aurons pas d'attitude positive à l'égard de ce pays tant qu'il n'y aura pas eu un règlement politique. Je parle ici de l'ensemble des acteurs de la coalition contre Daech.

Nous sommes réunis spécialement sur la question syrienne à Rome, et nous considérons qu'en l'absence de solution politique, les mêmes causes continueront à provoquer les mêmes effets, et le risque d'une résurgence de Daech et du terrorisme restera présent en Syrie. L'ensemble des acteurs de cette action - Européens, Américains et pays du Golfe, qui sont parties prenantes - estiment qu'il faut mettre en oeuvre la résolution 22-54 du Conseil de sécurité.

Je vous rappelle que plus de la moitié de la population syrienne est déplacée, à hauteur de 6 millions de personnes en Syrie et 5 millions de réfugiés hors Syrie. Seule une solution politique et inclusive permettra de donner des garanties solides à l'ensemble des minorités. Je dis souvent à ceux qui l'ont oublié que c'est Bachar al-Assad qui a libéré de ses prisons les éléments qui ont encadré Daech ou al-Nosra au moment où il avait besoin de réaffirmer son autorité. Je suis bien placé pour le savoir, ayant été à ce moment-là ministre de la défense.

J'ajoute que nous restons mobilisés avec nos partenaires de la coalition et nos partenaires locaux des forces démocratiques syriennes, notamment kurdes, dans le Nord-Est syrien, pour empêcher la résurgence de Daech dans cette partie de la Syrie où il y a le plus de risques.

Je rappelle qu'il faut rester prudent, car on croise dans le Nord-Est syrien, sur un espace extrêmement restreint, des Russes, des Américains, des Turcs, des Kurdes, quelques Français, des Irakiens, des éléments de Daech. Il faut absolument s'assurer de la sécurité des lieux parce qu'on y trouve des prisons et des camps où il existe des risques de résurgence de Daech.

Je voudrais ajouter quelques mots à propos de l'Irak. Il est important que la crise irakienne aboutisse à une intégration et à une politique inclusive, où chaque communauté puisse trouver sa place, à commencer évidemment par la communauté kurde, avec laquelle nous avons des relations régulières. J'ai reçu il y a peu M. Nechirvan Barzani à Paris. Je lui ai dit l'importance de notre coopération sur le plan sécuritaire et j'ai souhaité avancer avec lui sur le renforcement de notre coopération dans le domaine sanitaire, en particulier pour appuyer l'hôpital d'Halabja, dédié aux victimes de l'attaque chimique de mars 1988, où certaines d'entre elles sont toujours soignées en raison du drame qu'elles ont connu à l'époque.

En Irak, nous sommes aussi en relation avec la communauté yézidie. Nous avons la volonté de relever la région du Sinjar en Irak en soutenant Mme Nadia Murad, qui était à Paris il y a trois jours, en particulier en faisant en sorte que le nouvel hôpital ouvert à toutes les communautés puisse devenir un chantier emblématique. Les travaux ont commencé. C'est un engagement que la France a pu respecter, malgré des complications, dont des problèmes sécuritaires dans cette zone qui n'est pas complètement pacifiée.

S'agissant des territoires palestiniens, les chrétiens qui représentaient 20 % des Palestiniens en 1948 ne constituent plus aujourd'hui que 1 à 2 % de la population israélienne et palestinienne. Je le disais en commençant : c'est une difficulté sur la durée. Ils sont 150 000 en Israël, 50 à 60 000 dans les territoires palestiniens, moins de 20 000 dans l'agglomération de Bethléem, 10 000 à Jérusalem-Est et 2 000 à Gaza.

Leur rôle est traditionnellement très important dans la société et la vie politique palestiniennes, mais malgré leur identité très forte de chrétiens de Terre sainte, ils souffrent d'une double marginalisation, d'une part d'un statut minoritaire de plus en plus affirmé, notamment dans les parties des territoires palestiniens les plus marquées par l'islam politique et, d'autre part, de l'occupation et de la colonisation israélienne qui les touchent au même titre que les autres Palestiniens. Je n'oublie pas, dans ce contexte, l'importance symbolique et religieuse que revêt Jérusalem pour les trois religions du Livre.

Je voudrais rappeler ici, puisque cela fait aussi partie, je pense, de vos préoccupations, que la France a hérité de l'Histoire un rôle spécifique auprès des chrétiens palestiniens et israéliens, qui illustre plus largement ses liens historiques avec les chrétiens d'Orient. Tout cela remonte au Traité de capitulations de 1536. Nous avons un rôle de protection des lieux saints et de garantie du libre accès de ces lieux aux chrétiens. Nous avons un rôle de protection de certaines communautés religieuses d'origine française établies en Terre sainte, en raison des accords de Mytilène de 1901, reconduits par l'accord franco-israélien Chauvel-Fischer de 1948. Enfin, nous avons la propriété de quatre sites relevant du domaine national, dont trois sont chrétiens, l'église Sainte-Anne en vieille ville, que le Président de la République a visitée en janvier dernier, l'église du Pater Noster et le monastère d'Abou Gosh, en Israël.

Vous parliez tout à l'heure, monsieur le président, du consul général de France à Jérusalem, que vous avez reçu. Je voudrais saluer tout particulièrement la mémoire de l'ambassadeur de France Jean Guéguinou, récemment disparu qui, avant de devenir ambassadeur auprès du Saint-Siège, avait occupé les fonctions de consul général de France à Jérusalem, et qui resta toute sa vie mobilisé par la mission de la France auprès des chrétiens d'Orient. Il a eu une action tout à fait remarquable, que je voulais saluer lors de cette audition.

Voilà l'essentiel de ce que je voulais vous dire en introduction. Nous sommes tout à fait déterminés à poursuivre notre action. Nous enregistrons des avancées. Des situations très périlleuses demeurent aussi. Il ne faut pas que nous puissions identifier notre politique d'influence uniquement en direction des minorités, notamment chrétiennes, comme si elles étaient étrangères dans leur propre pays, comme s'il s'agissait de communautés séparées et soutenues par les Occidentaux, alors qu'ils font partie du tissu social du Moyen-Orient depuis deux millénaires. Il ne faut pas que nous puissions être suspectés d'une telle logique, qui n'est pas celle que nous souhaitons.

C'est donc aux États de la région qu'incombe la responsabilité première de protéger les droits des chrétiens d'Orient et des membres des autres minorités et d'en faire des citoyens à part entière dans les sociétés auxquelles ils appartiennent. C'est pourquoi nous veillons à toujours associer les États à nos efforts, les poussons à prendre leurs responsabilités et à prendre des initiatives à cet égard. C'est le cas depuis 2019 dans certains pays. Il faut poursuivre en ce sens par notre action commune, notre présence et notre volonté partagée.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre, pour ce tableau très contrasté de la situation des chrétiens et des minorités. Il était utile que vous rappeliez l'action de la France, dans un contexte particulièrement difficile, d'autant que les principales autorités religieuses, dont le cardinal Raï, lorsque nous les avons reçues ici, autour du président Larcher, nous ont suppliés de ne pas organiser de rapatriement de ces chrétiens. Le premier réflexe est en effet de les accueillir, mais si nous les accueillons, nous risquons de les rayer de la carte. Or le but de toute action vise au contraire à leur permettre de vivre là où sont leurs racines.

Vous avez aussi souligné l'action de la France vis-à-vis des établissements scolaires. Je crois qu'il faut véritablement insister sur ce point.

La parole est au président Retailleau.

M. Bruno Retailleau. - Merci, monsieur le ministre, de vous prêter à cette audition commune à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et au groupe de liaison avec les chrétiens d'Orient et les minorités, que j'ai l'honneur de présider.

Vous l'avez dit en filigrane dans votre déclaration liminaire, la présence de ces minorités, chrétiennes et autres, concerne l'identité, l'histoire mais aussi l'avenir de ces pays. J'ai souvent utilisé une métaphore entre l'abeille, l'environnement, ces minorités et la paix. Ces minorités sont pour les pays ce que l'abeille est à l'environnement, c'est-à-dire les témoins de la santé civique et de la concorde civile.

Ainsi, la communauté des chrétiens d'Orient, que je connais bien, assure très souvent une sorte de passerelles, entre les sunnites et les chiites d'un certain nombre de pays, pour des raisons historiques et culturelles que je veux souligner.

Je ne reviens pas sur ce que vous avez rappelé au sujet des relations historiques et des responsabilités particulières de la France vis-à-vis de ces communautés, et notamment des chrétiens d'Orient.

S'agissant du Liban, vous avez cité la sénatrice Christine Lavarde, qui préside le groupe d'amitié. Avec quelques autres sénateurs, nous nous rendrons au Liban dans quelque temps. Le pays est en train de s'effondrer et ce n'est pas faute de la volonté de la France de le redresser.

Face à cet effondrement, le risque est de perdre des infrastructures et des services publics essentiels dans le domaine de la santé et de l'éducation. Charles Personnaz a écrit au Président de la République pour lui faire part d'une idée que nous souhaitons soutenir, celle d'une agence des bailleurs internationaux, qui pourvoiraient l'aide internationale. Face à la corruption, cette agence recueillerait l'aide pour qu'elle ne s'évapore pas. Elle permettrait de payer directement les salaires des réseaux de santé et d'éducation, car si ceux-ci s'écroulent à leur tour, il sera très difficile de reconstruire le pays. C'est capital pour la population. Cela me semble une idée positive, peu compliquée à mettre en place et qui pourrait être très utile. Je voudrais recueillir votre analyse sur ce sujet, monsieur le ministre.

Le problème du Liban, c'est aussi la Syrie et ses 2 millions de réfugiés. C'est comme si, en France, nous avions 20 millions de réfugiés - et même peut-être plus. Imaginez-vous ce que représente, pour un pays qui est en train de s'effondrer, le fait de devoir soutenir une telle proportion de réfugiés.

La stabilisation de la Syrie est donc importante. J'attire votre attention sur le fait que nous sommes à trois jours de la fin du délai pour la résolution portant sur les corridors humanitaires dans le Nord-Ouest du pays. Les Russes pourraient mettre un veto au Conseil de sécurité, et nous sommes très concernés par l'accès de Bab al Hawa, qui pourrait ne pas être renouvelé. Si c'est le cas, c'est plus d'un million de personnes qui vivent dans le Nord-Ouest du pays qui seront privées d'aide vitale et qui sont en grand danger. Quelle contribution pourrait apporter la France sur ce point ?

Certes, Bachar al-Assad est un criminel, mais certaines des personnalités que vous croisez ont aussi du sang sur les mains. La diplomatie ne consiste pas à dialoguer uniquement avec des gens fréquentables. Comment établir un dialogue constructif avec ce pays pour l'aider à se relever ?

Concernant l'Irak, vous avez souligné la visite du pape François à l'ayatollah al-Sistani. On a tous vu ces deux personnalités se donner la main. C'étaient de très belles images, propres à restaurer un peu de paix civile.

Le retrait militaire américain se poursuivant, où en est-on vraiment du point de vue de l'administration Biden, des cellules dormantes et de la sécurité ? L'attaque de drones sur Erbil pourrait être d'origine iranienne. Vous nous le direz peut-être.

Je suis très heureux que vous ayez abordé le sujet du patrimoine. Dans l'histoire, tous les totalitarismes s'en sont toujours pris à la culture. La culture, c'est l'âme des peuples et, dans la volonté farouche d'éliminer ceux-ci, on va jusqu'à éliminer leur identité culturelle.

Nous avons organisé ici même, il y a quelques jours, une table ronde sur la question de la préservation du patrimoine regroupant l'ALIPH, M. Jean-Luc Martinez et d'autres personnalités. Il n'y aura pas de reconstruction matérielle sans reconstruction immatérielle. Nous avons également accueilli la remplaçante de M. Martinez au Louvre, qui va y créer un département consacré aux chrétiens d'Orient. Nous avons apprécié la nomination de M. Jean-Luc Martinez comme ambassadeur chargé de la préservation du patrimoine à partir de la rentrée.

Il faut par ailleurs soutenir l'ALIPH, non seulement parce que sa vice-présidente est une ancienne sénatrice que vous connaissez bien et que nous aimons beaucoup, mais aussi parce que l'ALIPH fait un travail fantastique. Le monastère de Mar Behnam est d'ailleurs, de ce point de vue, un symbole, puisqu'il est un lieu consacré et vénéré à la fois par les Yézidis, les musulmans et les chrétiens. Je pense que la culture constitue un lien au sein d'un même groupe civilisationnel, religieux, mais, et peut-être aussi entre différents groupes.

Je comptais vous interroger sur la conférence internationale et sur les victimes de violences ethniques et religieuses. La dernière conférence a eu lieu Bruxelles, il y a trois ans. J'y étais. Je suis favorable à ce qu'elle se tienne prochainement à Bagdad, mais il ne faudrait pas qu'on perde encore une année. Je préférerais encore qu'elle se tienne à Paris ou ailleurs, mais qu'elle ait lieu, même si je comprends parfaitement les raisons qui vous poussent à souhaiter l'organiser à Bagdad.

Un dernier mot à propos du fonds de soutien. On l'a vu presque disparaître budgétairement. Cinq millions, c'est assez peu. Il a constitué un levier extrêmement puissant. J'y ai participé. Vous avez aidé des ONG. Des actions très concrètes ont ainsi pu échapper à la corruption. Je pense qu'il faudrait renforcer ce fonds, y associer à nouveau les ONG et quelques élus. Cela permettrait de participer à l'effort de relèvement commun en faveur de ces minorités.

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - S'agissant du Liban, je note votre proposition au sujet d'une agence de bailleurs. Nous allons l'étudier. Elle nous paraît a priori intéressante, sous réserve qu'elle s'adresse bien aux domaines sanitaire et éducatif, comme vous l'avez souligné.

Je parle ici avec pondération car, dès que j'évoque le Liban, mes propos font la une de L'Orient-Le Jour. Je répète qu'il n'existe pas d'échappatoire possible pour les Libanais : il faut qu'ils se dotent d'un gouvernement. J'ai bien entendu le Premier ministre par intérim nous demander hier de ne pas abandonner son pays, qui se trouve dans une situation très difficile, y compris au niveau humanitaire. C'est vrai, mais cela fait un an et demi que la communauté internationale demande au Liban de se doter d'un gouvernement. Sans cela, rien ne sera possible et la communauté internationale ne sera pas au rendez-vous financier. On sait que c'est possible mais on n'ignore pas où sont les blocages.

Je ne suis pas opposé à ce qu'il y ait parallèlement des actions d'accompagnement de la population libanaise, qui souffre, mais on a bien identifié les responsabilités. Je rappelle que les représentants des différents courants politiques libanais ont promis, le 1er septembre dernier, à la résidence des pins, de constituer un gouvernement dans les quinze jours, un gouvernement de techniciens dont le but est de commencer les réformes que tout le monde attend et de faire en sorte qu'il y ait des élections en 2022. Ces promesses ne sont pas tenues.

Nous allons faire en sorte qu'une conférence humanitaire se tienne le 20 juillet. Elle va permettre de rassembler des fonds. Cette aide humanitaire doit être au rendez-vous, mais ce pays a énormément de possibilités et ne doit pas continuer à vivre uniquement de l'aide humanitaire. Je valide donc volontiers cette proposition d'une agence qui ne doit concerner que certains secteurs.

L'explosion de Beyrouth remonte à presque un an : à ma connaissance, l'enquête n'a toujours pas abouti. Franck Riester va se rendre à Beyrouth dans quelques jours pour travailler sur des questions techniques et portuaires. Cette situation est dramatique. Il faut que l'opinion publique internationale se réveille !

La nouveauté réside dans le fait que le secrétaire d'État américain, M. Antony Blinken, a pris position. Nous avons pu nous rencontrer avec notre collègue saoudien, il y a quelques jours. J'espère que cette dynamique va perdurer. J'aurai l'occasion d'en reparler avec M. Blinken la semaine prochaine, à Washington. La difficulté, c'est que les acteurs antérieurement parties prenantes se désintéressent à présent de la situation. Je suis toujours un peu ému lorsque j'en parle, parce que la situation est vraiment insupportable.

Pour ce qui est des corridors humanitaires, plusieurs étaient prévus, deux au Nord-Ouest, dont Bab Al-Hawa, qui est toujours ouvert. Il y avait auparavant Bab Al-Salam. Il y en a un au Sud, à la frontière avec la Jordanie, Deraa, mais ce corridor n'a plus tellement d'intérêt parce qu'il y a plus vraiment de réfugiés dans cette partie de la Syrie. Il existe un autre corridor entre Yaarubiya, au Nord-Est, entre l'Irak et la Syrie.

Nous sommes en pourparlers pour une ouverture de ces corridors humanitaires. Cette discussion va se poursuivre devant le Conseil de sécurité. Il se trouve que c'est la France qui le préside depuis le 1er juillet. Je le présiderai en personne pendant plusieurs jours la semaine prochaine. Nous allons essayer de faire avancer ce dossier. La responsabilité en la matière est d'abord celle des Russes. Nous nous battons pour maintenir trois ouvertures. J'espère que nous allons y parvenir. C'est essentiel pour assurer l'aide humanitaire aux populations syriennes dans la partie Nord-Ouest.

Dans la partie nord-est, il est très difficile d'identifier les zones tenues par tel ou tel groupe. Le fait que les États-Unis restent sur la zone évite des confrontations turco-kurdes et une présence russe intempestive. On est pour l'instant dans une situation de stabilité, mais les choses demeurent très complexes, car plusieurs milliers de combattants de Daech sont dans des camps ou des prisons, suite aux combats qui se sont produits dans cette partie de la Syrie, à la frontière avec l'Irak.

La situation politique syrienne n'est pas encore stabilisée. On sait bien que la solution ne sera pas totalement démocratique, mais il faudrait une solution politique. La communauté internationale, réunie à Rome la semaine dernière, a décidé de ne pas bouger en matière de reconstruction ou de réacheminement des réfugiés syriens, dont les deux millions qui se trouvent au Liban, comme en Jordanie, se mélangent à la population. Cela se traduit par un besoin dans les domaines de l'enseignement, de l'emploi. La solution politique n'est pas au rendez-vous. Les élections qui ont récemment eu lieu ont été truquées et ne peuvent être considérées comme une solution politique.

Les Nations unies ont mandaté un envoyé spécial, M. Patterson, qui essaye de trouver le moyen, dans les discussions qui ont lieu à Genève, de passer à une autre étape. Pour l'instant, l'obstruction russe ne nous permet pas de réaliser beaucoup d'avancées.

S'agissant de l'Irak, je pense que les élections étaient souhaitables. On n'a pas à prendre position sur la qualité des autorités politiques, mais je trouve que le Premier ministre actuel a joué l'apaisement. Nous l'avons reçu à Paris il y a peu. Il faut attendre que le processus aille jusqu'à son terme pour faire en sorte d'obtenir une unification des dispositifs de sécurité.

Nous entretenons des relations très suivies et positives avec les représentants du Kurdistan irakien, mais aussi avec les autorités irakiennes. La France a une importante carte à jouer. Nous sommes crédibles par rapport à l'ensemble des acteurs irakiens, et nous accompagnons leur volonté d'inclusion. La mise en oeuvre d'une unité militaire de sécurité afin que les milices populaires ne perturbent pas le processus d'intégration est difficile.

Le discours des autorités religieuses chiites est plutôt positif, comme vous avez pu vous-mêmes le constater. Nous souhaitons que ces élections puissent se dérouler dans les meilleures conditions. Nous enverrons des observateurs pour ce faire. Je souhaite qu'on puisse faire en sorte, avec les nouvelles autorités, que cette conférence puisse se tenir. Je pense qu'il vaut mieux qu'elle se tienne au Moyen-Orient. Le site le plus adapté est Bagdad.

Concernant le patrimoine, vous avez dit ce qu'il convenait de dire. J'ai indiqué combien nous étions attachés à sa préservation, à la reconstruction des sites qui ont été détruits. Cette volonté perdurera grâce à l'ALIPH, que nous voulons étendre dans sa dimension financière grâce à une participation européenne plus forte. J'espère que nous serons au rendez-vous. Nous devrions pouvoir aboutir.

Enfin, pour ce qui est du fonds de soutien, celui-ci est engagé. Il est significatif. L'Agence française de développement (AFD) va aussi entrer en action, à la grande satisfaction du président Cambon. Nous allons faire en sorte que ce fonds en faveur des minorités puisse être abondé. Nous sommes au rendez-vous des 5 millions d'euros et ne dérogeons pas en la matière, pas même dans le cadre du dernier budget.

J'ai été quelque peu solennel concernant le Liban, afin qu'on puisse m'entendre.

M. Christian Cambon, président. - Nous approuvons le langage de vérité que vous tenez aux dirigeants libanais.

S'agissant du dernier point, vous vous rappelez mon entêtement à faire en sorte que l'AFD abonde le fonds de soutien. Nos rapporteurs nous signalent que les grilles de critères qu'impose l'AFD sont telles que cela se termine généralement par des contributions bien trop modestes.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Cela dépend des projets.

M. Christian Cambon. - Nous allons vous fournir des indications pour éclairer ce point. L'AFD fait des déclarations de principes positives mais, finalement, le projet n'est pas finançable parce que les choses sont trop compliquées. L'AFD représente 13 milliards d'euros, ce qui n'est pas rien. En l'occurrence, elle peut servir la présence française en alimentant ce fonds de soutien.

La parole est à présent à nos collègues.

M. Joël Guerriau. - Monsieur le ministre, la guerre du Liban s'est conclue par l'accord de Taëf, qui a finalement fragilisé les chrétiens, qui ont dû céder une partie de leurs pouvoirs. L'équilibre est aujourd'hui d'ordre confessionnel, avec toute la fragilité que cela comporte. Il a été dit qu'on ne souhaitait pas encourager l'émigration des chrétiens vers l'Occident. Ce sont malheureusement eux qui aspirent à fuir le pays. Comment pourrions-nous les en empêcher ?

A contrario, la forte immigration chiite et sunnite déstabilise cet équilibre national. Que risque-t-on ? Le pays est le seul de la zone à disposer aujourd'hui d'un président chrétien. Il est donc important, me semble-t-il, de demeurer vigilant. Vous l'avez dit, beaucoup de choses sont faites par la France - et nous ne pouvons que vous en remercier - pour éviter que les chrétiens ne se sentent de plus en plus en difficulté sur ce territoire très fragile.

L'ambassadrice du Liban s'est rendue récemment en Arabie Saoudite avec l'ambassadrice des États-Unis. La question des chrétiens a-t-elle été évoquée lors de cette rencontre ?

Enfin, concernant les crimes commis sur des chrétiens, que ce soit en Irak ou en Syrie, des enquêtes sont-elles conduites pour déterminer les responsabilités en la matière ? Un tribunal international condamnera-t-il les auteurs de ces exactions pour éviter qu'elles puissent se reproduire demain ?

M. Olivier Cadic. - Monsieur le ministre, votre propos introductif nous permet d'appréhender la globalité des difficultés auxquelles sont confrontés les chrétiens d'Orient.

En Jordanie, l'impression est que rien ne change depuis l'arrivée des réfugiés irakiens, en 2014. Ces derniers ne peuvent travailler qu'au sein d'une église, en attendant de pouvoir émigrer vers le Canada ou l'Australie. Ils ne veulent plus rentrer chez eux en Irak, comme le confirment plusieurs témoignages.

Vous avez mentionné le fonds destiné à aider les minorités géré par nos postes diplomatiques. Le président Retailleau vient de souligner son utilité. Laurence Ledger, notre conseillère des Français de l'étranger pour la Jordanie et l'Irak, suggère que l'on maintienne ce fonds, si possible qu'on l'augmente et qu'elle puisse donner un avis sur les projets d'aide aux minorités présentés à l'ambassade. Que pensez-vous de cette suggestion ?

Au Liban, la distinction faite par la France entre un Hezbollah politique et un Hezbollah armé a eu pour conséquence de nous éloigner des Américains. C'est un des paramètres qui a contribué à diviser les chrétiens du Liban. Cela a également eu pour effet de créer le désarroi, eux qui sont les premiers candidats au départ du Liban. Mécaniquement, cela renforce le Hezbollah et la ligne Téhéran-Damas. Rien n'est pire pour la France que de menacer de sanctions et de ne rien faire.

Le projet du cardinal Raï, qui prône la neutralité du Liban, soutenu par toutes les communautés libanaises souveraines - chrétiens, sunnites, druzes et chiites -, échappe au contrôle du Hezbollah et n'a toujours pas eu d'échos dans la diplomatie française.

L'ambassadrice, Mme Anne Grillo, nous a confié le 22 juin, au Sénat, que le patriarche ira début juillet à Rome. Elle plaide pour qu'il passe par Paris afin qu'il puisse être entendu. Nous sommes le 7 juillet, le patriarche a vu le pape, qui a adopté le projet de neutralité. Nous allons vraisemblablement connaître le retour en force d'un acteur de premier plan de la région dans les jours qui viennent, en soutien à cette démarche, mais le patriarche n'a pas été reçu à Paris. Vous venez de nous dire que vous vous entretenez régulièrement avec lui. Soutenez-vous son projet en faveur de la neutralité du Liban ?

M. Christian Cambon. - Nous le recevons au Sénat. Je l'ai déjà vu deux fois avec le président Larcher.

M. Philippe Folliot. - Monsieur le ministre, il existe deux catégories de chrétiens ou de minorités, ceux qui vivent dans des pays où ils sont très fortement minoritaires - Syrie, Irak, Iran, Arabie Saoudite, etc. - et ceux qui sont dans des pays où ils sont plus nombreux, comme au Liban. Ces situations sont différentes.

Le Liban, vous l'avez souligné, est au bord de l'écroulement. Il est nécessaire d'accompagner le pays, en mettant en oeuvre l'aide humanitaire. On a dit ce matin, en faisant référence à la situation de l'Arménie et du Haut-Karabagh, que des avions partent « chargés de couches-culottes et de pâtes ». Ne pourrait-on rediriger cette aide humanitaire d'urgence et l'envoyer vers le Liban, où beaucoup de besoins se font sentir, en particulier chez les chrétiens ?

M. Hugues Saury. - Monsieur le ministre, je souhaitais vous poser une question sur l'AFD, mais vous l'avez déjà évoquée. Nous aurons prochainement l'occasion d'en parler en commission.

Par ailleurs, il y a quatre mois, le pape François foulait pour la première fois le sol d'Irak. Quelques mois plus tard, il recevait au Vatican le Premier ministre al-Kazimi. Tout récemment, il intervenait à propos de la situation au Liban de façon très remarquée.

Quel est aujourd'hui le poids du Saint-Siège sur la scène diplomatique, et plus spécifiquement dans cette région du monde ? Pouvez-vous nous dire quelles sont les relations des services de votre ministère avec ceux du Vatican ?

M. Pierre Cuypers. - Monsieur le ministre, vous avez dit que la France n'adopterait pas une attitude positive tant qu'il n'y aurait pas de solution politique globale. Qui anime la solution politique ? Dans un an ou deux, ce sera la même chose ! La France a-t-elle du poids, et auprès de qui ? Sur qui pouvons-nous compter ?

M. André Gattolin. - Monsieur le ministre, je vous remercie de la large définition que vous avez donnée des chrétiens d'Orient. Je souhaiterais toutefois attirer votre attention sur la situation des chrétiens en Inde, qui sont 32 millions, où je me suis rendu plusieurs fois. J'ai rencontré à Delhi les représentants de la communauté chrétienne, à 70 % catholiques. C'est une petite population à l'échelle du sous-continent, mais ce qu'ils m'ont raconté m'a rappelé ce que j'avais entendu en Égypte dans les années 1970-1980 : les lieux de culte sont interdits, pour ne pas dire envahis, et la politique nationaliste et monoreligieuse que le Premier ministre Narendra Modi tente d'imposer aujourd'hui est un problème. Ils appellent au secours et ont le sentiment d'être largement oubliés par la communauté internationale.

Qu'est-ce que la France fait ou peut faire ? Compte tenu des relations assez bonnes que nous avons avec le pouvoir fédéral en Inde, y a-t-il moyen de faire comprendre au Premier ministre que ces communautés ne s'adonnent pas au prosélytisme et ne sont pas dangereuses pour le reste de la population ? Peut-on demander un peu plus de respect à leur égard ?

M. Guillaume Gontard. - Monsieur le ministre, je souhaitais intervenir au sujet de la situation des droits humains en Iran, qui est inquiétante, avec une utilisation de plus en plus fréquente de la peine de mort. Deux prisonniers politiques kurdes ont été notamment exécutés en 2020.

Par ailleurs, la situation des chrétiens est de plus en plus difficile, notamment du fait d'une loi restrictive qui a été mise en place en février. Nous sommes également interpellés par Amnesty International sur la situation de Zeinab Jalalian, défenseuse des droits kurdes, détenue depuis 2008, à qui on refuse des soins dont elle a urgemment besoin.

Enfin, le sommet de l'OTAN du 14 juin a-t-il permis de déboucher sur un plan d'action et des perspectives ?

Mme Christine Lavarde. - Pour compléter ce qui a pu être dit, la France soutient beaucoup le Liban, et la Banque mondiale nous disait hier encore que notre pays est l'un des bailleurs du fonds en matière de soutien à la reprise de PME.

J'aimerais revenir sur le sujet des sanctions. Cela nous éloigne spécifiquement de la thématique des minorités, mais seule la mise en place d'un nouveau système politique permettra la cohabitation.

La France est précurseur dans ce domaine. Vous avez fait des annonces en ce sens, monsieur le ministre. Si nous voulons être plus forts, il me semble que nous avons besoin d'agir de concert avec nos partenaires de l'Union européenne. Je sais que vous avez abordé ce sujet lors du dernier Conseil des affaires étrangères. Certains États membres ont tenté de faire décaler l'audit sur la corruption au Liban, qui pourrait contribuer à inscrire ce pays sur une liste noire. Les choses évoluent-elles ou continuons-nous à faire cavalier seul ?

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Je veux tout d'abord saluer l'action de Mme Lavarde.

Pour ce qui est des sanctions concernant les responsables libanais qui, pour diverses raisons, contribuent au blocage politique ou sont supposés être complices de corruption, nous avons pris position en matière de retrait de visas. On ne voit pas pourquoi aujourd'hui, dans la situation que connaît le Liban, telle ou telle personnalité pourrait venir faire des courses sur les Champs-Élysées, tout en se lamentant sur la situation que connaît son pays. Il y a des moments où il faut exprimer son mécontentement. Les déclarations ne suffisent pas, et d'autres mesures seront soumises au Conseil des ministres des affaires étrangères de l'Union européenne lundi prochain à Bruxelles.

Les États-Unis d'Amérique ont fait de même, de façon tout à fait complémentaire. Certains États membres peuvent s'interroger sur les sanctions qui pourraient viser des chrétiens. C'est d'ailleurs le cas des sanctions américaines. Ceux qui m'entendent se reconnaîtront.

Je reviens à la question du Hezbollah, qui m'a été posée tout à l'heure : certains chrétiens sont alliés avec le Hezbollah. Je le constate.

C'est sans doute une des raisons pour laquelle tout est bloqué. Il faut assumer ses alliances. C'est ce que je dirai à mes collègues qui connaissent moins bien la situation libanaise et qui peuvent éventuellement être influencés par tel ou tel, dont on connaît les arrière-pensées. Je serai très clair à ce sujet.

Pour revenir à ce que disait M. Guerriau, ce qui s'est passé entre Mme Grillo, l'ambassadeur des États-Unis à Riyad et les responsables saoudiens s'est produit à la suite de la rencontre que j'ai eue avec M. Blinken, à Rome, la semaine dernière. Tout ceci relève du même processus. Il s'agit d'agir en faveur de la composition d'un gouvernement. Tant qu'il n'y aura pas un gouvernement à Beyrouth, on n'arrivera à rien.

Nous proposons un gouvernement de techniciens. Le Premier ministre a été désigné par l'Assemblée. Il faut qu'il puisse composer son gouvernement, mais les contraintes sont telles qu'il n'y parvient pas. S'il y parvenait, le gouvernement ne gouvernerait d'ailleurs pas, ce qui n'est pas la solution. Certains sont spécialistes du blocage. Le Premier ministre désigné considère qu'il ne peut gouverner face à un droit de blocage. Optons donc pour un gouvernement qui gouverne, avec des techniciens !

Nous sommes en train d'essayer de travailler sur cette réorientation, mais il faut peser de toutes nos forces pour y aboutir. C'est le sens de la démarche que vous avez évoquée. Pour que les chrétiens restent sur le territoire, il faut un gouvernement qui mène des réformes permettant à ce pays qui bénéficie de nombreuses ressources de retrouver une dynamique. C'est la seule solution : pour éviter que la fuite ne se produise, il faut qu'ils se prennent eux-mêmes en main.

Quant au cardinal Raï, je le vois à chaque fois que je vais à Beyrouth mais, à ma connaissance, les communautés chrétienne et maronite ne l'écoutent pas. C'est la raison pour laquelle il s'exprime publiquement et va voir le pape pour obtenir un message commun.

Aujourd'hui, les forces armées libanaises (FAL) sont la seule colonne vertébrale du Liban. Elles connaissent de très grandes difficultés parce qu'elles n'arrivent plus à payer les soldes des soldats. Leur force vient de leur capacité d'inclusion. C'est une structure qui n'est pas soumise à toutes les difficultés claniques qui existent par ailleurs. Il faut la soutenir.

Nous avons organisé, il y a quelques jours, une réunion de soutien financier aux FAL, le 17 juin. C'est la seule entité qui tienne encore. Les chrétiens ont des positions politiques différentes, que je respecte. Certains soutiennent le Hezbollah, d'autres veulent qu'une autre solution s'impose dans ce pays. Nous souhaitons que le cardinal Raï soit entendu par les chrétiens du Liban. Cela nous permettra peut-être d'avancer.

Monsieur Folliot, vous disiez que le pays est au bord de l'écroulement. Je crois que l'écroulement a commencé. La dernière fois que je suis allé au Liban, j'ai dit que c'était le Titanic sans l'orchestre. Le bateau commence à couler. C'est vraiment dramatique. L'électricité ne fonctionne plus que durant deux heures par jour. La réforme de l'énergie fait partie du sujet que nous avions abordé ici, à Paris, lors de la réunion du groupement international de soutien (GIS) au Liban, que j'avais organisé moi-même. C'était une priorité.

C'est une préoccupation qui s'impose, y compris la fin du subventionnement de l'essence. Le travail est gigantesque. Ce pays ne s'est pas réformé depuis de très nombreuses années. Personne ne veut bouger. Voilà où en est à présent la situation, la corruption aidant. L'aide humanitaire d'urgence sera bien sûr au rendez-vous de la conférence humanitaire que nous organisons.

Pour ce qui est du poids du Saint-Siège, je suis convaincu de l'intérêt de la diplomatie vaticane. Lorsque je vais à Rome, je rencontre généralement le cardinal Pietro Parolin, qui joue le rôle de Premier ministre du Saint-Père, et je le reçois à Paris. Nous avançons utilement sur des sujets importants, dont certains concernant l'Amérique latine ou l'Afrique. Il y aura d'ailleurs une manifestation particulière sur la diplomatie vaticane sous forme de colloque, à l'automne, avec le cardinal Parolin, afin de marquer l'anniversaire des relations diplomatiques entre la France et le Vatican. Ce sont des relations auxquelles je suis attaché et qui fonctionnent concernant le Proche-Orient, l'Afrique et l'Amérique latine.

Monsieur Cuypers, la solution politique passe par une réforme constitutionnelle qui puisse aboutir à un processus inclusif débouchant sur des élections, quels que soient leurs résultats. Pour l'instant, rien ne bouge, mais il faudra aussi que la solution politique prenne en compte les minorités et l'histoire des populations des différentes parties de la Syrie. Ce sera un processus inévitablement très long, qui n'a pas encore commencé.

L'envoyé spécial des Nations unies est à la manoeuvre. Nous parlons souvent avec lui. Il serait souhaitable que nous puissions obtenir de la Russie qu'elle évolue. Pour l'instant, ce n'est pas le cas. On peut penser que la pression de la communauté internationale et, singulièrement, des pays arabes voisins pourra aider à en sortir car, aujourd'hui, le statu quo n'est plus possible pour personne, pas même pour Bachar al-Assad. Il faut donc trouver une porte de sortie. Nous ne prétendons pas qu'il faut d'abord que Bachar al-Assad s'en aille avant de trouver une solution politique. Ce n'est pas ce que je dis. Je réaffirme qu'il faut une solution politique et l'élaborer avec tous les acteurs qui interviennent sur le territoire. On vient de sortir de situations conflictuelles, qui perdurent dans le Nord-Ouest et le Nord-Est de la Syrie, pour ne pas parler de guerre larvée.

Monsieur Gattolin, j'entends ce que vous dites à propos de l'Inde. Je n'avais pas mesuré la situation. Nous avons de bonnes relations avec ce pays. Si d'aventure il fallait agir, nous pourrions le faire. C'est un pays, d'après ce que disent les ONG, où la liberté de religion recule le plus. Vous faites donc bien de le signaler. Les musulmans en sont les principales victimes, mais les chrétiens aussi. Ce n'est pas un dossier sur lequel nous étions très mobilisés jusqu'à présent. J'en ferai part.

S'agissant de la situation en Iran, le nouveau président n'a pas encore composé son gouvernement. Ce sera chose faite début août. Les difficultés se concentrent sur les personnes de confession baha'ie. C'est une de nos grandes préoccupations, car ces populations subissent de mauvais traitements, sans parler des autres atteintes aux droits de l'homme.

Nous interpellons sans cesse le gouvernement iranien, y compris s'agissant des personnes que vous indiquez, pour que la question des droits de l'homme en Iran soit prise en compte et soit à l'ordre du jour de l'Assemblée générale des Nations unies, en septembre prochain. La situation est extrêmement alarmante et les victimes nombreuses. Le régime est de plus en plus autoritaire, et je ne suis pas certain que la nouvelle présidence permette des ouvertures comme on pouvait en attendre précédemment. Le président Raïssi est un élément très conservateur soumis au guide suprême.

Pour ce qui est des accords de Taëf, il est vraisemblable que ceux-ci ne correspondent plus à la réalité de la situation actuelle, mais les remettre en cause supposerait de modifier la constitution du Liban. Je pense qu'il ne faut pas entrer dans cette logique. Un certain nombre d'acteurs, au Liban, développent l'idée qu'il faudrait la réformer avant toute chose : c'est le meilleur moyen de faire durer la situation !

Un gouvernement de transition, composé de techniciens, doit engager les réformes jusqu'aux élections de 2022, qui devront se dérouler sur la base de la loi constitutionnelle actuelle, afin que le nouveau parlement puisse envisager la réforme constitutionnelle, voire la remise en question des accords de Taëf.

Enfin, concernant les poursuites contre les crimes qui se sont déroulés en Irak, nous n'avons pas la possibilité de saisir aujourd'hui la Cour pénale internationale (CPI). Seul le Conseil de sécurité pourrait agir, mais notre proposition est bloquée par la Russie.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre.

Avant de laisser le président Bruno Retailleau conclure cette réunion qui, comme vous le constatez, a été suivie par de nombreux sénateurs, ce qui montre une fois de plus l'attention que nous portons à ces sujets, je voudrais saluer vos deux collaborateurs, l'ambassadeur Jean-Christophe Peaucelle, conseiller aux affaires religieuses, et l'ambassadeur Christophe Farnaud, directeur des affaires Afrique du Nord-Moyen-Orient, qui sont toujours très attentifs lorsqu'on les sollicite sur ces sujets. Je les remercie, ainsi que l'ensemble de l'équipe qui vous accompagne.

M. Bruno Retailleau. - Merci, monsieur le président, d'avoir accepté d'organiser à nouveau cette audition.

Merci, monsieur le ministre, de vous êtes prêté à notre jeu de questions, répondant de façon très précise à toutes celles qui vous ont été posées, sans en négliger aucune.

J'ajoute, s'agissant de l'Irak, que ce pays n'est malheureusement pas partie prenante à la convention de Rome, échappant ainsi à la compétence de la CPI...

M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - On pourrait passer par le Conseil de sécurité.

M. Bruno Retailleau. - En effet.

André Gattolin soulignait que des chrétiens et des minorités sont persécutés ailleurs dans le monde. L'index de la persécution des chrétiens dans le monde, établi par la très belle ONG Portes Ouvertes, témoigne que la Chine fait désormais partie des aires géographiques où c'est le cas.

De même, l'Afrique sahélienne connaît des luttes ancestrales entre Peuls, Dogons, habitants sédentaires et nomades, notamment au Nigeria. On n'en parle malheureusement pas suffisamment.

Merci enfin, monsieur le ministre, de veiller à ce que la conférence de Bagdad puisse se tenir et d'aider les ONG à travers le fonds de soutien. Nous y sommes très sensibles.

M. Christian Cambon, président. - Merci.

La réunion est close à 18 heures 05.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.