Mercredi 9 mars 2022

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Contrôle budgétaire – École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP) – Communication

M. Claude Raynal, président. – Nous commençons notre réunion par la présentation du contrôle de notre collègue Antoine Lefèvre, rapporteur spécial des crédits de la mission « Justice », sur l’École nationale d’administration pénitentiaire.

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. – J’ai effectivement le plaisir ce matin de vous présenter les conclusions de mes travaux de contrôle budgétaire portant sur l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP). Ces travaux ont été initiés au début de l’année 2020, mais le bouleversement de l’actualité liée à la crise sanitaire, et l’impossibilité de mener des déplacements dans ce contexte, m’ont contraint à reporter à plusieurs reprises leur restitution.

Les tensions récurrentes sur le recrutement des agents de l’administration pénitentiaire et le déploiement du plan de construction de 15 000 places de prison supplémentaires d’ici 2027 m’ont amené à conduire ce contrôle sur l’École nationale d’administration pénitentiaire (ENAP), école historique de formation de cette administration. Dans cette perspective, j’ai mené plusieurs auditions, y compris avec les organisations syndicales ; j’ai adressé un questionnaire écrit à la direction de l’école et réalisé deux déplacements, le premier à Agen, sur le campus de l’école, le second à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, plus grande prison d’Europe, dans l’objectif de rencontrer de jeunes surveillants tout juste sortis de l’ENAP.

Avant toute chose, je tiens à remercier de leur disponibilité et de leur réactivité la direction de l’administration pénitentiaire et l’ENAP, qui ont répondu à mes sollicitations avec diligence et ont concouru au bon déroulement de ce contrôle budgétaire.

L’ENAP, qui porte ce nom depuis 1977, est l’une des quatre écoles de formation du ministère de la justice. Elle a le statut d’établissement public de l’État à caractère administratif depuis 2000 et est placée sous la tutelle de la direction de l’administration pénitentiaire. Le budget de l’école repose quasi intégralement sur la subvention pour charges de service public qui lui est allouée au titre de la mission « Justice ». En 2021, le montant de cette subvention s’est élevé à 32,1 millions d’euros. Si cette subvention représente une part marginale du budget de l’administration pénitentiaire – moins de 1 % des crédits de paiement en 2021 –, le rôle stratégique de l’ENAP au sein de cette administration ne doit pas être sous-estimé. Au-delà de ses missions historiques de formation et de recherche, les missions confiées à l’école se sont élargies, à compter de 2016, à la formation continue de l’ensemble des agents de l’administration pénitentiaire, à la préparation aux concours et au rayonnement international. Elle forme actuellement une douzaine de filières différentes, pour des durées de formation allant de six mois à deux ans.

Outre ses missions élargies, l’ENAP doit constamment adapter sa formation aux évolutions du milieu carcéral. Par exemple, un département de formation au renseignement pénitentiaire a été récemment créé en son sein. L’ENAP est le reflet des mutations profondes que connaît l’administration pénitentiaire depuis plusieurs années. Les métiers de l’administration pénitentiaire se sont progressivement diversifiés et ne se résument plus désormais à un parcours linéaire en tant que surveillant, ce qui doit nécessairement être pris en compte au cours de la formation initiale, puis de la formation continue. La variété des métiers de cette administration contribue à la fierté de ceux qui exercent ces fonctions. Je tiens ici à saluer leur dynamisme et motivation pour exercer ce métier extrêmement difficile.

Au cours des dernières années, le rôle pivot de l’ENAP s’est renforcé à mesure que les besoins en recrutement de l’administration pénitentiaire se sont accrus. En effet, les vagues de départs à la retraite des agents recrutés et formés dans les années 1980, l’augmentation du nombre de détenus et l’élargissement des missions de l’administration pénitentiaire, par exemple avec le transfert des extractions judiciaires, sont autant de facteurs qui justifient l’augmentation du nombre d’agents nécessaires au bon fonctionnement du service public pénitentiaire. Le plafond d’emploi de l’administration pénitentiaire a d’ailleurs été augmenté de 14 % depuis 2017, pour atteindre 44 000 ETPT environ. Ainsi, le nombre d’élèves formés à l’ENAP a été multiplié par deux depuis 2017, pour atteindre 4 869 élèves en 2021.

Comment l’école s’est-elle adaptée pour absorber une telle montée en puissance ?

Premièrement, la scolarité des surveillants a été raccourcie et réorganisée en 2018 pour accélérer le rythme des formations et « industrialiser » les plannings de formation. Désormais, l’école forme quatre promotions annuelles de 600 élèves, soit un effectif annuel théorique de 2 400 élèves. De l’avis des personnes auditionnées, le raccourcissement de 8 mois à 6 mois de la durée de formation des surveillants n’aurait pas de conséquences notables sur la qualité professionnelle des personnels. Lors de mes échanges, j’ai pu constater que la question de l’adéquation de la formation théorique aux réalités du terrain était plus importante que celle de la durée de la formation en elle-même.

Deuxièmement, les moyens alloués à l’école ont été augmentés, dans des proportions « raisonnables ». Depuis 2017, le montant de la subvention a augmenté de 5 % environ, en passant de 30,8 à 32,3 millions d’euros. Sur la même période, l’augmentation des recettes a été moins dynamique que celle des dépenses de l’école, réduisant ainsi sa marge de manœuvre budgétaire. Il m’a semblé étonnant que l’alourdissement du plan de charge de l’école, mesuré par le nombre de jours élèves (NJE), ne soit qu’indirectement pris en considération dans la détermination du montant de la subvention. En dépit du raccourcissement de la scolarité des surveillants pénitentiaires, la saturation des capacités d’accueil de l’école se traduit nécessairement par des recrutements supplémentaires et des coûts de fonctionnement plus élevés, ne serait-ce que pour la restauration et les dépenses de maintenance et d’entretien des locaux agrandis et désormais occupés toute l’année. Enfin, les dépenses d’investissement ont connu une tendance haussière, même si leur évolution varie fortement d’un exercice à l’autre, en fonction des projets à financer. Il convient de relever le projet d’extension du campus actuellement mis en œuvre, qui permettra d’augmenter les capacités d’accueil de l’école et de créer de nouveaux plateaux techniques à disposition des élèves. Ce projet, d’un montant d’environ 60 millions d’euros, est piloté par l’Agence publique pour l’immobilier de la justice.

De plus, la gouvernance de l’école a connu des modifications importantes en 2016, par voie réglementaire, afin de conforter l’autonomie de l’établissement. Ces évolutions s’inscrivaient dans la continuité des recommandations de la Cour des comptes qui, en 2014 déjà, estimait que la tutelle était omniprésente dans la gestion de l’école.

Enfin, comme pour l’ensemble des administrations du ministère de la justice, la crise sanitaire a accéléré la transition numérique de l’école. Cette mutation n’était pas aisée, compte tenu de l’importance de la pratique, et donc du présentiel, pour certains modules de formation très concrets – sécurité, tir, incendie, etc.

Toutefois, l’école reste confrontée à plusieurs défis majeurs.

En premier lieu, la question de son attractivité pose des difficultés concrètes en termes de gestion budgétaire. L’enjeu de l’attractivité s’applique aussi bien au recrutement des élèves qu’à celui des formateurs de l’ENAP.

S’agissant des élèves, les incertitudes sur le plan de charge d’une année sur l’autre contraignent l’élaboration du budget, en particulier pour les promotions de surveillants, qui constituent près de 70 % des effectifs. Ainsi, les derniers concours n’ont pas permis de pourvoir toutes les places disponibles, près de 20 % en moyenne des lauréats « s’évaporant » entre la sélection et l’entrée à l’école. Au-delà de ce sujet de gestion, ce constat est particulièrement inquiétant par rapport à l’exigence de sélectivité de ce concours de la fonction publique. En outre, par le passé, le plan de charge communiqué n’a pas toujours comporté l’intégralité des promotions à former, obligeant l’école à s’adapter dans des délais très contraints.

Certes, des réponses ont été apportées par la réforme de la scolarité des surveillants dont les promotions entrent à date fixe et la fin du recours à la liste complémentaire. Néanmoins, la direction du budget admet qu’une connaissance anticipée, pluriannuelle et fiable du plan de charge serait bénéfique à l’amélioration de la gestion budgétaire de l’école.

S’agissant des formateurs, les auditions ont témoigné du fait que le statut de formateur à l’ENAP n’était pas suffisamment attractif pour encourager les personnels habilités à venir y passer quelques années de leur carrière. Les places sont difficiles à pourvoir, orientant la direction de l’école vers le recrutement de contractuels. Or ce vivier est limité en raison des compétences spécifiques qui sont recherchées et de la forte concurrence du secteur privé qui propose des rémunérations plus attractives. Disposer d’un nombre suffisant de formateurs est pourtant le gage d’une formation d’excellence.

De plus, certaines tensions budgétaires devraient se concrétiser dans les prochains exercices. En 2021, la subvention allouée n’a pas permis de couvrir la totalité des dépenses de personnel et de fonctionnement. Des prélèvements sur le fonds de roulement sont effectués depuis plusieurs exercices, entraînant une division par deux de son montant. Si celui-ci n’a pas vocation à être trop élevé, il ne doit pas non plus atteindre un niveau critique, ce qui limiterait le financement d’investissements nécessaires.

Enfin, une réflexion doit être engagée sur le rôle de l’ENAP au titre de la formation continue, compte tenu des effectifs croissants de l’administration pénitentiaire. Si la formation continue fait partie de ses compétences, l’ENAP ne dispose pas de relais territoriaux. Elle s’appuie sur des unités régionales de formation et de qualification qui dépendent des directions interrégionales. Les auditions menées ont révélé la forte appétence des agents pour la formation continue. Toutefois, des obstacles matériels semblent limiter la participation des agents à ces modules – frais de déplacement remboursés tardivement, difficultés de gestion de l’emploi du temps, problèmes administratifs pour solliciter une formation. La direction de l’administration pénitentiaire a appelé de ses vœux une réflexion sur le sujet dans le cadre des états généraux de la justice et il conviendra que l’ENAP en soit un acteur clé pour préserver le socle de compétences des agents.

Ce constat m’a conduit à formuler six recommandations, réparties en deux axes, visant à sécuriser le rôle majeur de l’ENAP au sein du service public pénitentiaire dans les prochaines années.

Le premier axe repose sur l’attractivité de l’ENAP et, plus largement, sur celle de l’administration pénitentiaire. Force est de constater que la question de l’attractivité des métiers de l’administration pénitentiaire est au cœur des difficultés de gestion de l’école. Lors de mes échanges avec de jeunes surveillants, j’ai pu constater qu’un certain nombre d’entre eux s’étaient tournés vers l’administration pénitentiaire faute d’avoir réussi à intégrer d’autres corps « en tenue ». La vocation familiale et l’importance du service public pénitentiaire au sein d’un bassin d’emploi local restent des déterminants de la motivation des candidats, davantage que la diversité des métiers et des parcours offerts par l’administration pénitentiaire.

Bien entendu, des mesures ont déjà été prises pour attirer ces nouvelles recrues, telles que des campagnes de communication, ou des primes de fidélisation.

Il me semble qu’un autre levier à ne pas sous-estimer est celui de la garantie d’une formation adaptée aux exigences du terrain, afin de déconstruire les préjugés sur les métiers de l’administration pénitentiaire. Dans cette perspective, la question du statut des formateurs est centrale. Alors que, depuis 2016, la durée maximale d’affectation des formateurs à l’école est fixée à sept ans, cette disposition réglementaire n’est pas appliquée, faute de consignes et d’indications de la direction de l’administration pénitentiaire sur la mobilité ultérieure de ces formateurs après leur passage à l’école. Par conséquent, il conviendrait de prendre dans les meilleurs délais des mesures permettant l’effectivité de cette disposition, afin de garantir une formation initiale au plus près du terrain (recommandation n° 1). Certes, cette obligation de mobilité peut s’avérer contraignante pour les formateurs, dans la mesure où leur mobilité géographique est d’une durée déterminée. Par conséquent, en contrepartie, l’une des priorités pour valoriser l’offre pédagogique est le renforcement de l’attractivité du statut de formateur à l’ENAP (recommandation n° 2).

Enfin, la prise de fonction à l’issue de la scolarité est toujours une étape difficile, a fortiori pour les stagiaires originaires d’outre-mer, qui peuvent représenter jusqu’à 30 % des effectifs selon les filières. Ce constat est régulièrement dressé et a notamment été souligné dans les travaux de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les dysfonctionnements de l’administration pénitentiaire. Il faut mener une réelle réflexion de fond pour faciliter l’accès au logement de ces agents, qui doivent s’établir à proximité des établissements pénitentiaires. La mise en place d’un « référent local hébergement » au sein des établissements d’accueil de ces personnels, sur le modèle de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, me semble être une bonne initiative, en complément d’autres dispositifs déjà existants (recommandation n° 3). Certes, cette recommandation dépasse le strict champ de compétences de l’ENAP, mais répond à des enjeux liés à l’insertion et la fidélisation des élèves formés.

Le second axe porte sur la gestion budgétaire de l’école en elle-même. S’agissant des moyens budgétaires de l’école, l’augmentation de ses recettes propres pourrait constituer une piste pour « soulager » les tensions budgétaires qui se dessinent. La Cour des comptes avait d’ailleurs recommandé que les élèves s’acquittent d’une participation financière pour l’hébergement et la restauration. Si tel est désormais le cas pour la restauration, l’hébergement reste gratuit. Cette recommandation ne me semble pas opportune pour l’ENAP. En effet, tous les élèves ne disposent pas encore d’une chambre individuelle. Il s’agit également d’une question d’équité avec d’autres écoles de formation des corps « en tenue », comme la police nationale, la gendarmerie ou les armées, dans lesquelles l’hébergement est gratuit. Enfin, il convient de prendre en compte la spécificité des publics en formation à l’école, qui comptent en leur sein une part importante d’agents en reconversion professionnelle, qui assument déjà les dépenses de leur foyer et sont logés loin de chez eux. En revanche, il sera utile d’apprécier si le niveau de la subvention reste adapté pour faire face aux dépenses de fonctionnement et de personnel au cours des prochains exercices. Il conviendrait également de mieux prendre en compte les évolutions du plan de charge de l’école dans la définition des moyens budgétaires qui lui sont alloués. Dans cette perspective, connaître le coût complet de la formation d’un élève serait un indicateur utile (recommandation n° 4).

En outre, la gestion prévisionnelle des effectifs, malgré les améliorations récentes, reste un enjeu majeur pour l’école. Seule une gestion prévisionnelle fondée sur une programmation pluriannuelle, notifiée suffisamment tôt à l’école et donnant lieu à un dialogue permanent entre celle-ci et la tutelle, permettra une gestion budgétaire moins sujette aux « à-coups ». La transmission d’un plan de charge exhaustif, intégrant tous les publics de formation pour les prochains mois, constitue une exigence minimale à laquelle il ne faut pas déroger (recommandation n° 5).

Enfin, dans un contexte marqué par une forte implication de la tutelle dans la gestion de l’école, il est primordial de renouer avec les bonnes pratiques permettant d’assurer un dialogue de gestion de qualité (recommandation n° 6).

En conclusion, je salue le professionnalisme et l’engagement de l’ensemble des professionnels de l’administration pénitentiaire, qui travaillent dans un contexte parfois difficile.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. – Vous avez mentionné un sujet évoqué de manière récurrente, à savoir le manque d’attractivité des métiers de l’administration pénitentiaire. Quelles sont, selon vous, les voies de progrès, sachant que l’attractivité n’est pas uniquement une question de moyens ?

Enfin, dans vos préconisations, je suis surpris par le constat de l’inadéquation des moyens budgétaires accordés au regard des besoins que l’on devrait pouvoir cerner précisément. Qu’est-ce qui explique cette difficulté ?

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. – Parmi les voies de progrès concernant l’attractivité des métiers, il me semble qu’un effort de communication est nécessaire pour mieux faire connaître l’évolution des missions dévolues aux surveillants de l’administration pénitentiaire, notamment les nouvelles missions liées aux extractions, qui peuvent intéresser un public plus large, attiré par les métiers de la sécurité.

En ce qui concerne l’inadéquation des moyens budgétaires, il s’agit surtout d’un message d’alerte à adresser à la direction de l’administration pénitentiaire.

M. Roger Karoutchi. – Les syndicats de l’administration pénitentiaire se plaignent depuis des années d’une différence de traitement avec les policiers et gendarmes, qu’il s’agisse des rémunérations, de la formation, etc. L’amélioration de l’attractivité de l’école ne dépend-elle pas d’une revalorisation du statut, l’administration pénitentiaire faisant figure de « parent pauvre » parmi les corps « en tenue » ?

M. Jérôme Bascher. – La faible attractivité de l’ensemble des métiers de l’administration pénitentiaire n’est-elle pas liée à l’absence de perspectives de mobilité au cours de la carrière ? Certes, les directeurs d’établissement pénitentiaire peuvent devenir sous-préfets, mais rien ne semble prévu pour les autres catégories.

M. Jean-Marie Mizzon. – Dans le même ordre d’idées, existe-t-il des possibilités de « passerelle » vers les autres administrations ? Sont-elles utilisées ?

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. – Les syndicats font effectivement état de grandes différences de traitement avec les autres corps « en tenue ». Pourtant, un effort de revalorisation indiciaire a été engagé, accompagné de primes de fidélisation dans le cadre des nouveaux concours nationaux à affectation locale. Pour mémoire, la dernière loi de finances poursuivait cet effort de revalorisation du traitement, avec une enveloppe de 22 millions d’euros prévue à cet effet. J’ajoute que la commission d’enquête de l’Assemblée nationale avait proposé, parmi ses recommandations, d’étudier un classement de l’ensemble des surveillants du corps d’encadrement et d’application en catégorie B, ce qui représente évidemment un coût non négligeable.

Concernant la mobilité, il faut certes continuer à l’encourager. Je rappelle toutefois que de beaux parcours sont d’ores et déjà possibles : ainsi, l’actuel directeur de Fleury-Mérogis est un ancien surveillant.

Il existe des possibilités de détachement vers d’autres administrations. Toutefois, on a surtout observé un mouvement vers les polices municipales, avec des départs souvent définitifs, donc il ne s’agit pas à proprement parler d’une passerelle.

La commission adopte les recommandations du rapporteur spécial et autorise la publication de leur communication sous la forme d’un rapport d’information.

Contrôle budgétaire – Situation financière et perspectives de la SNCF– Communication

M. Claude Raynal, président. – Nous poursuivons notre réunion par la présentation du contrôle de nos collègues Hervé Maurey et Stéphane Sautarel, rapporteurs spéciaux sur les crédits des transports terrestres de la mission « Écologie, développement et mobilité durables ». Ce contrôle porte sur la situation financière de la SNCF et ses perspectives.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – Après un point d’étape en septembre dernier, nous vous présentons aujourd’hui les conclusions définitives de notre mission de contrôle.

Pourquoi nous paraît-il si urgent de remettre sur les rails le modèle économique de la SNCF ? Les conséquences conjoncturelles de la crise occupent la majorité des discours sur les finances de la SNCF. Loin de nous l’idée d’en nier l’ampleur, mais la crise n’explique pas à elle seule les difficultés financières de la SNCF et plus particulièrement celles de son cœur ferroviaire.

Nous avons porté notre attention sur les déterminants structurels de la situation de la SNCF. Il nous est apparu que les réformes qui se sont succédé au cours des trois dernières décennies ne sont pas suffisantes pour assurer la viabilité économique du modèle ferroviaire, dans un contexte où il doit considérablement se développer pour que nous respections nos engagements climatiques.

Nous appelons ainsi à la fois à une remise à plat de la gouvernance et du modèle de financement du réseau, à un engagement stratégique réel, sincère et ambitieux de l’État en faveur du ferroviaire, mais aussi à des efforts de productivité importants de la SNCF. Ces trois conditions doivent être réunies pour que le modèle ferroviaire puisse se développer massivement dans des conditions économiques structurellement soutenables.

Depuis trois décennies, une série de réformes ont eu pour ambition de restaurer la soutenabilité financière de la SNCF et du modèle ferroviaire. Après sa création par la réforme de 1997, Réseau ferré de France (RFF) a vu sa dette doubler en un peu plus de quinze ans pour atteindre 40 milliards d’euros en 2014. Cette situation résultait largement des décisions de l’État visant à lui faire financer le développement massif des lignes à grande vitesse (LGV).

La loi du 4 août 2014 devait restaurer la soutenabilité économique du secteur. Unifié au sein de l’EPIC SNCF Réseau, le gestionnaire d’infrastructure revient alors dans le giron d’un groupe ferroviaire intégré. La mise en œuvre de cette réforme a pris beaucoup de retard et, en 2017, la dette de la SNCF approchait les 55 milliards d’euros.

La réforme de 2018 était donc indispensable. Elle a notamment réorganisé le groupe en sociétés anonymes et supprimé le statut de cheminot. En parallèle, l’État s’est engagé à reprendre 35 milliards d’euros de la dette de SNCF Réseau. En augmentant la contribution de SNCF Mobilités au fonds de concours, elle portait aussi l’ambition d’un système financièrement autoporteur.

Aujourd’hui, plusieurs des hypothèses sous-jacentes de la réforme sont remises en cause. Par ailleurs, il est devenu clair que, pour tenir nos engagements climatiques, il est nécessaire de développer massivement l’offre et la demande ferroviaires. À l’issue de nos travaux, et alors que les conséquences de long terme qu’aura la crise sur la mobilité ajoutent un paramètre nouveau, nous pensons que la réforme de 2018 ne sera pas suffisante pour assurer l’équilibre financier de la SNCF et du système ferroviaire.

Même en faisant abstraction des conséquences de la crise, la situation financière structurelle du groupe SNCF reste à ce jour déséquilibrée et l’atteinte de ses objectifs incertaine. Ce constat est tout particulièrement vrai pour le cœur ferroviaire du groupe. En effet, évolution majeure observée ces dernières années, le moteur du groupe est dorénavant extérieur au cœur de métier de la SNCF : Geodis et Keolis représentent 50 % de son chiffre d’affaires. Geodis a vu son activité et sa marge opérationnelle progresser d’un tiers depuis 2019. Autant dire que la relative embellie actuelle, ainsi que l’espoir du groupe d’atteindre ses objectifs de retour à l’équilibre, dépend très largement des performances exceptionnelles de son logisticien. La dynamique financière de ses activités périphériques, pourvoyeuses de croissance, de marge opérationnelle et de cash, masque les faiblesses structurelles de la SNCF.

Sans parler de la gestion des infrastructures, sur laquelle nous reviendrons, la compétitivité de la SNCF est très insuffisante. Entre 1996 et 2013, les gains de productivité réalisés par la SNCF avaient été de quatre à cinq fois moins importants que ceux de ses homologues allemand et suisse. En 2018, le déficit de compétitivité de la SNCF par rapport à ses homologues était estimé à 30 %. L’extinction du statut de cheminot comblera partiellement cet écart, mais ses effets seront progressifs et la SNCF doit impérativement actionner d’autres leviers de compétitivité dès maintenant. L’opérateur a conscience de cette faiblesse, due notamment aux rigidités de son organisation du travail. C’est pour cette raison qu’il a fait le choix de créer des filières ad hoc pour répondre aux appels d’offres TER lancés par les régions. Pour l’activité TER, le constat est sans appel : les coûts de roulage de la SNCF sont supérieurs de près de 60 % à ce qu’ils sont en Allemagne, par exemple. Alors que le processus d’ouverture à la concurrence des TER est en marche, cette réalité fait peser une ombre sur les perspectives financières de SNCF Voyageurs.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Nos travaux nous ont convaincus que le mode de financement des infrastructures et la performance de SNCF Réseau constituent le nœud gordien de l’équilibre économique de la SNCF et du système ferroviaire.

Le réseau français présente un état de dégradation et de vieillissement inquiétant. Le sursaut intervenu après le rapport alarmant de 2005 sur le dépérissement des infrastructures a laissé place à une stagnation en euros courants autour de 2,7 milliards d’euros et donc, en réalité, à une réduction de l’effort de renouvellement du réseau depuis 2016. Cette réduction est d’autant plus préoccupante que le rapport de 2005 et ses actualisations estimaient le niveau d’investissements nécessaires à au moins 3,5 milliards en euros constants ! C’est cette même trajectoire de renoncement que nous promet le projet de nouveau contrat de performance de SNCF Réseau, puisque la trajectoire des investissements prévus dans la régénération des infrastructures est établie en euros courants et à un niveau bien inférieur à ce que l’ensemble des spécialistes considèrent comme nécessaire. D’autant plus qu’à compter de 2024, 14 petites lignes intègreront le réseau structurant et viendront ainsi en élargir le périmètre. Le projet de contrat de performance assume d’ailleurs explicitement une poursuite de la dégradation du réseau national, en parfaite contradiction avec l’ensemble des engagements pris par ce Gouvernement pour augmenter le report modal et lutter contre le changement climatique. Nous considérons que 1 milliard d’euros d’investissements supplémentaires chaque année pendant dix ans sont nécessaires pour réellement infléchir la tendance à la dégradation de nos infrastructures. À défaut, notre réseau « décrochera » irrémédiablement par rapport à ceux de nos voisins et les engagements du Gouvernement de diminution des émissions de CO2 des transports ne seront pas tenus.

Nous avons été particulièrement étonnés de constater qu’à la différence de nos partenaires européens, il n’existait aujourd’hui ni programmation sérieuse ni financement des projets de modernisation du réseau. Je vous rappelle qu’il existe deux principaux programmes de modernisation. La commande centralisée du réseau (CCR) doit considérablement optimiser la gestion des circulations, en remplaçant les 2 200 postes d’aiguillage actuels par une quinzaine de tours de contrôle ferroviaires. L’archaïsme du système d’aiguillage en France est tel qu’un tiers des 1 500 postes d’aiguillage du réseau structurant sont encore actionnés à la main ! 40 % des 13 000 postes affectés à la gestion des circulations pourraient être économisés, ce qui représente quand même 5 000 postes, ce n’est pas rien ! Le système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) est quant à lui un système de signalisation européen, interopérable, qui permet d’augmenter la fréquence de circulation des trains et donc la performance du réseau. Cette technologie est notamment cruciale pour le développement du fret ferroviaire mais aussi pour l’ouverture à la concurrence.

Alors que ces programmes doivent permettre des gains de productivité significatifs et sont indispensables pour développer la mobilité ferroviaire, la France accuse un retard considérable promis à se creuser dans des proportions importantes si l’État continue d’ignorer cet enjeu. S’agissant de la CCR, la plupart de nos partenaires ont équipé entre 70 % et 100 % de leur réseau, quand notre calendrier de déploiement doit s’étaler jusqu’en 2040, voire en 2050 ! Pour l’ERTMS, la France a pris des engagements au niveau européen qu’elle ne respectera pas et la Commission européenne nous considère comme l’un des plus mauvais élèves du continent. La France devient un obstacle au développement de l’interopérabilité ferroviaire en Europe. En freinant ainsi le développement d’un espace ferroviaire européen, elle maintient, par la même occasion, l’une des principales barrières à l’entrée du marché français.

La principale explication de ce retard vient du fait que, à la différence de nos partenaires européens, l’État n’a prévu aucun financement pour ces programmes. Actuellement, le gestionnaire d’infrastructure en est réduit à amputer l’enveloppe destinée à la régénération du réseau. Je rappelle que cette enveloppe est déjà très insuffisante. Fixer à la SNCF des objectifs de retour à l’équilibre financier sans intégrer l’enjeu de la modernisation du réseau est un non-sens. À ce titre, le projet de nouveau contrat de performance de SNCF Réseau a plutôt les allures d’un contrat de contre-performance !

Les coûts de déploiement de ces programmes sont élevés, estimés à 15 milliards d’euros pour la CCR et 20 milliards d’euros pour l’ERTMS. Ils doivent néanmoins être relativisés par les gains de performance et les bénéfices socio-économiques qu’ils induiront, jusqu’à 10 milliards d’euros par an si l’enveloppe de régénération du réseau est bien réévaluée en parallèle. Ces programmes ne sont pas envisageables sans un soutien public ambitieux.

La situation financière structurellement dégradée du gestionnaire d’infrastructure reste encore aujourd’hui la principale faiblesse du modèle économique ferroviaire même si la reprise de la dette a allégé le poids de ses frais financiers, qui représentaient 1,3 milliard d’euros. Ce fardeau s’en trouve allégé à condition que la dette ne se reconstitue pas. Le modèle de financement actuel de SNCF Réseau, qui repose essentiellement sur les recettes des péages, est extrêmement vulnérable aux chocs conjoncturels. Sans une subvention exceptionnelle de l’État, attribuée dans le cadre du plan de relance ferroviaire, le programme de régénération des infrastructures n’aurait pas pu être assuré. Toutefois, le plan de relance n’a compensé que les effets du premier confinement. Or les conséquences de la crise sur la circulation des trains et les recettes de SNCF Réseau ne se sont pas limitées à cette seule période. En aucun cas ce déficit ne doit conduire à limiter encore davantage les ambitions de régénération déjà très insuffisantes. Il est nécessaire d’évaluer les pertes occasionnées sur les ressources de SNCF Réseau pour, le cas échéant, prévoir un dispositif destiné à préserver ses capacités d’investissement.

Au cours de nos travaux, nous avons pu constater que l’organisation et le fonctionnement de SNCF Réseau demeuraient empreints d’archaïsmes. Cet opérateur souffre de la comparaison avec ses homologues européens. Sa productivité a stagné depuis vingt ans et, par rapport à la moyenne européenne, trois fois plus d’agents sont nécessaires pour faire circuler un train en France. Les coûts d’entretien, de maintenance et de renouvellement sont également supérieurs aux standards européens. Ainsi, la viabilité de long terme du modèle économique ferroviaire n’est pas atteignable sans une amélioration très significative de la performance de SNCF Réseau. Aujourd’hui, le gestionnaire d’infrastructure s’est concentré sur ses fournisseurs en optimisant sa politique d’achats, mais il n’a toujours pas mis en œuvre de vrais gains de productivité industriels. Nous avons été surpris d’apprendre qu’il ne disposait toujours pas de comptabilité analytique.

Le projet de contrat de performance prévoit un objectif de 1,5 milliard d’euros de gains d’efficience entre 2017 et 2026 contre 1,6 milliard d’euros fixés en 2018. Comme vient de le signaler l’Autorité de régulation des transports (ART), ces objectifs restent insuffisamment documentés et objectivés. Par ailleurs, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’État complique largement l’équation en plaçant SNCF Réseau devant des injonctions contradictoires. La première d’entre elles étant d’exiger des gains de performance ambitieux tout en lui refusant toute possibilité de financements pour le programme qui porte les principaux gisements en la matière, à savoir, la commande centralisée du réseau.

Ce dernier exemple illustre l’impasse du modèle de financement actuel de SNCF Réseau, dont l’atteinte des objectifs financiers repose, d’une part, sur des gains de performance très incertains faute de financement de la modernisation du réseau et, d’autre part, sur une trajectoire d’augmentation des péages et sur un rationnement des investissements dans les infrastructures absolument mortifère pour le ferroviaire.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – Les perspectives financières de la SNCF ainsi que celles du modèle économique du secteur ferroviaire reposent très largement sur le contrat de performance de SNCF Réseau. Le contrat actuel, mort-né, devait être actualisé en 2020. Les négociations se sont éternisées et un projet a été diffusé en fin d’année dernière seulement. Les acteurs sont unanimes pour en dénoncer les insuffisances. Il ne porte absolument aucune vision et aucune ambition stratégiques. Il balaie nombre d’engagements pris par l’État, notamment dans la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire. Les trajectoires d’investissements dans les infrastructures sont grandement insuffisantes et en complet décalage avec les objectifs de report modal affirmés par le Gouvernement. Par ailleurs, le redressement financier de SNCF Réseau repose sur des trajectoires d’évolution des péages peu réalistes et probablement insoutenables pour les régions qui les dénoncent.

Ses relations financières compliquées avec les régions, l’ouverture à la concurrence et les conséquences de la crise nous amènent à considérer avec la plus grande attention la situation de SNCF Voyageurs. D’autant plus que, dans le modèle actuel, elle est le principal financeur de SNCF Réseau, par les péages, mais aussi par ses résultats qui viennent abonder le fonds de concours dédié au programme de régénération. Pour affronter la crise, SNCF Voyageurs a considérablement réduit ses dépenses d’investissement. Cette décision pourrait déclencher un cercle vicieux susceptible de menacer sa compétitivité. Et pourtant, la situation aurait pu être plus grave si les régions et Île-de-France Mobilités (IDFM) n’avaient pas assumé, presque à elles seules, les conséquences de la crise sur le solde d’exploitation des activités TER et Transilien.

Les perspectives financières de SNCF Voyageurs sont assombries par le poids grandissant des péages, les plus élevés en Europe : 45 % des coûts d’exploitation du TGV avant la crise ! Ce phénomène illustre l’ambivalence des relations financières entre SNCF Réseau et SNCF Voyageurs. La principale ressource de SNCF Réseau, dont l’augmentation dynamique est la condition de son rétablissement financier, devient insoutenable pour SNCF Voyageurs et menace ses perspectives financières. Ce modèle de financement n’est plus soutenable, tout comme la cohabitation des deux sociétés au sein d’un groupe intégré.

Structurellement déficitaire jusqu’en 2021, Fret SNCF connaît une situation et des perspectives très dépendantes des aides que l’État consacre au transport ferroviaire de marchandises. Pour la première fois depuis de très nombreuses années, Fret SNCF a dégagé une marge opérationnelle et un flux de trésorerie d’exploitation positifs en 2021. Cette amélioration est le résultat des efforts de performance réels de la société, notamment en termes de baisse d’effectifs, ainsi que des nouvelles aides accordées par l’État, notamment en faveur des wagons isolés. Cependant, et compte tenu du déséquilibre financier historique de la société, nous attendrons de voir si cette tendance se confirme.

En ce qui concerne la politique d’aménagement ferroviaire du territoire, là aussi le bât blesse. L’État se désengage du financement des petites lignes et les objectifs de renouvellement recommandés par le rapport Philizot ne seront pas tenus. S’agissant des trains d’équilibre du territoire de jour comme de nuit, si, d’un côté, l’État est prompt à annoncer des objectifs ambitieux, de l’autre, les financements ne suivent pas et nous attendons toujours la nouvelle convention.

La « TGV dépendance » du modèle ferroviaire qui, dès avant la crise, ne reposait que sur les seules 50 % de LGV rentables, est aujourd’hui une source de fragilité. Outre « l’accident industriel » lié à la crise, la perte structurelle de la clientèle affaires, peut-être supérieure à 20 %, affectera la profitabilité du TGV. C’est, de l’aveu même de la SNCF, la « tendance post-crise la plus dangereuse ». Dans ce contexte, l’opérateur a décidé d’amplifier sa stratégie visant à miser sur les volumes au détriment des marges. Elle passe notamment par le développement de l’offre Ouigo. Si elle est probablement adaptée à la situation actuelle, cette stratégie n’est pas sans risque et il est dangereux de faire reposer tout l’édifice du ferroviaire en France sur la réussite de ce pari commercial.

Au-delà même de ce sujet de dépendance financière au TGV, le modèle français de financement du réseau, à la différence de nombre de ses partenaires européens, repose très majoritairement sur le gestionnaire d’infrastructure qui doit en couvrir le coût complet et non le seul coût marginal des circulations. Ce modèle induit une lourde pression financière sur SNCF Réseau, mais aussi, et surtout, les péages les plus élevés en Europe. La trajectoire prévisionnelle, prévue dans le projet de contrat de performance, et nécessaire pour équilibrer la situation financière de SNCF Réseau dans le cadre actuel, pourrait ne pas être soutenable pour les régions et/ou être invalidée par l’ART. Ce modèle de financement constitue un frein à l’ouverture à la concurrence et pénalise la compétitivité de la mobilité ferroviaire.

Nous faisons le constat que ce modèle est dans l’impasse et qu’il est nécessaire de le réviser en profondeur. Nous recommandons de s’inspirer des systèmes en vigueur chez nos voisins pour faire évoluer les équilibres financiers entre l’État, les régions et la SNCF, dans la perspective de diminuer les péages et les prix des billets afin de rendre possible un essor véritable du secteur ferroviaire.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Notre mission de contrôle nous a aussi convaincus que la SNCF a encore beaucoup de chemin à parcourir pour gagner en compétitivité. C’est à une véritable révolution culturelle qu’elle doit s’atteler.

Les pesanteurs du passé, notamment en termes d’organisation du travail, continuent d’être pour elle un handicap. Le législateur a fait sa part du travail en votant l’extinction du statut de cheminot, une mesure nécessaire, qui améliorera sa compétitivité, mais qui ne produira ses effets que progressivement. Désormais, la SNCF a toutes les cartes en main pour engager des réformes ambitieuses en matière de ressources humaines. Nos travaux nous ont permis de constater qu’elle disposait de marges de manœuvre dans ce domaine. Pour résorber ses sureffectifs, elle devra amplifier le rythme de ses réductions de postes pour le porter à environ 2 % par an.

Le programme d’optimisation des fonctions transverses devrait être approfondi, pour que la SNCF se rapproche des standards européens. La polyvalence des agents et l’externalisation devraient être davantage développées. Je rappelle que le Cour des comptes a évalué à 350 millions d’euros les gains escomptés d’une amélioration de la polyvalence à la SNCF.

Comme le lui permet la loi depuis 2018, la SNCF devrait décentraliser les négociations sociales, notamment sur l’organisation du temps de travail. Dans le but de préserver le climat social en son sein, ce n’est pas la voie qu’a suivie la SNCF lorsqu’elle a conclu un accord de groupe en octobre 2020. Ainsi, les règles rigides de l’accord collectif sur l’organisation du temps de travail de 2016 continuent de s’appliquer à l’ensemble du personnel de la SNCF. Elles handicapent sérieusement SNCF Voyageurs, d’autant plus que le déficit de compétitivité lié à cet accord est exacerbé sur le TER. Ce n’est pas un hasard si l’opérateur répond aux appels d’offres des régions par des filiales dédiées échappant à ce cadre rigide qui ne lui permettrait pas de rivaliser avec ses concurrents.

L’ouverture à la concurrence est une chance pour le secteur ferroviaire. Elle fera office d’aiguillon pour améliorer la compétitivité de la SNCF. Elle enclenchera un cercle financier vertueux favorable à la viabilité économique du secteur.

Cependant, pour que l’ouverture à la concurrence offre tous ses bénéfices au système, il ne suffit pas de la proclamer. Il faut la concrétiser en levant les freins qui l’entravent.

Les interrogations quant à l’indépendance réelle du gestionnaire d’infrastructure en font partie. L’organisation issue de la réforme de 2018, qui fait cohabiter SNCF Voyageurs et SNCF Réseau au sein d’un même groupe intégré et conduit des dirigeants de la société mère à siéger au conseil d’administration de SNCF Réseau, n’est pas de nature à donner toutes les assurances d’impartialité du gestionnaire d’infrastructure. Or celles-ci sont absolument indispensables pour instaurer le climat de confiance nécessaire au développement de la concurrence.

Par ailleurs, le fait que les résultats de SNCF Voyageurs déterminent le niveau des recettes de SNCF Réseau peut amener les opérateurs à s’interroger.

Aussi, pour permettre une réelle ouverture à la concurrence, nous recommandons de rendre SNCF Réseau parfaitement indépendant en le sortant du giron du groupe SNCF, sur le modèle de ce qui a été fait dans le secteur de l’énergie.

Après de nombreuses tentatives infructueuses et afin de remettre enfin sur rails les modèles économiques de la SNCF et du système ferroviaire, nous vous soumettons une série de recommandations qui demandent des efforts conséquents tant à l’État qu’à la SNCF. Nous sommes convaincus que ce n’est qu’à ce prix qu’il est réaliste d’envisager une massification économiquement viable du mode ferroviaire.

Nos recommandations, au nombre de dix-neuf, sont structurées autour de trois axes : premièrement, la SNCF doit faire sa part du chemin et agir résolument pour améliorer sa gouvernance et sa performance ; deuxièmement, l’État a affiché des objectifs en matière de relance du fret ferroviaire et de la desserte des territoires, il doit désormais les concrétiser ; troisièmement, nous pensons que les équilibres financiers entre l’État, la SNCF et les régions doivent être remis à plat et que l’engagement financier de l’État en faveur du réseau doit être renforcé.

M. Claude Raynal, président. – J’ai pour ma part une interrogation quant à la répartition des flux de financement. Quels sont les montants nécessaires pour rétablir l’équilibre financier du modèle ? Dans les autres pays européens, en fonctionnement « naturel », quelle est la part de l’État dans le fonctionnement du système ? On comprend bien qu’un financement incombant uniquement au client ne soit pas possible. Ainsi, pour le transport routier, c’est la collectivité nationale, État ou collectivités locales, qui paie les routes. Quelle est la bonne répartition entre l’État et l’usager au regard des modèles étrangers les plus vertueux ?

M. Jean-François Husson, rapporteur général. – La SNCF au sens large – desserte ferroviaire, offre ferroviaire, fret ferroviaire – est un puits sans fond : on y investit des milliards depuis des années, sans observer d’amélioration notable.

La ligne TGV Est est la première à avoir été financée par les collectivités territoriales...

M. Gérard Longuet. – À hauteur de 30 % !

M. Jean-François Husson, rapporteur général. – C’était déjà un premier coup de canif.

Les rapporteurs ont évoqué l’offre Ouigo : celle-ci a été supprimée au mois de décembre pour les destinations situées dans la région Grand Est. Force est de constater que notre modèle est dans l’impasse. Comment en sortir ?

En termes d’aménagement du territoire, si la desserte ferroviaire n’est pas améliorée, la confiance des Français ne sera pas rétablie, surtout pour ceux qui sont éloignés des lignes. Par ailleurs, l’offre sera loin d’être compétitive par rapport à celle de l’automobile. Or notre économie doit être de plus en plus décarbonée : il faudra bien être au rendez-vous des objectifs affichés. Le nouveau rapport du GIEC vient de nous alerter à nouveau sur la gravité de la situation. Quelles sont, selon vous, les perspectives dans ce domaine ?

M. Roger Karoutchi. – Depuis quinze ou vingt ans, j’entends parler du caractère insoutenable du mode de financement de la SNCF. Régulièrement, on nous annonce des réformes qui s’avèrent impossibles à mettre en œuvre, parce que la SNCF est un État dans l’État. Ses présidents successifs estiment que leur mission première est d’assurer la régularité du transport, c’est-à-dire la paix sociale. Toute réforme interne est inapplicable, parce qu’elle provoquera une grève dure et que l’autorité de tutelle demandera qu’on y mette fin au plus vite.

Ensuite, la SNCF refuse l’ouverture à la concurrence, bien que celle-ci ait été votée par le Parlement, puis décalée, reportée... L’ouverture à la concurrence est très faible chez nous, nous y sommes très mal préparés. Si la Commission européenne imposait une ouverture forcée, la situation serait dramatique.

Depuis au moins vingt ans, la SNCF se comporte très mal. J’ai siégé au conseil d’administration du Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF), devenu Île-de-France Mobilités (IDFM) : la SNCF Île-de-France nous expliquait qu’elle ne nous communiquerait jamais ses comptes et que les moyens nécessaires à l’amortissement du réseau et du matériel d’Île-de-France, où la clientèle est captive, étaient transférés au TGV.

La solution ne serait-elle pas la nomination d’un ministre des transports suicidaire, qui accepterait de faire la révolution à la SNCF en sachant que sa carrière politique est terminée ?

M. Bernard Delcros. – Le constat dressé par nos rapporteurs est inquiétant, mais ne me surprend pas.

Monsieur Sautarel, vous avez estimé l’effort d’investissement nécessaire à 1 milliard d’euros par an : pouvez-vous préciser au service de quel objectif ? Plus globalement, combien devrions-nous investir pour tout remettre en ordre de marche, et combien de temps faudrait-il pour y parvenir ?

Dans le Massif central, nous sommes bien placés pour savoir que les petites lignes n’ont pas été suffisamment entretenues. Résultat : le service n’est plus du tout attractif. Pensez-vous possible de remettre à niveau ce réseau, et à quel coût ? Ce serait un moyen d’offrir une solution de mobilité attractive aux habitants des territoires peu denses.

M. Sébastien Meurant. – Nos rapporteurs ont raison d’appeler à une révolution : oui, c’est une révolution dont nous avons besoin, maintenant ! Si la SNCF est un État dans l’État, comme l’a dit Roger Karoutchi, il nous faut un Richelieu…

Le désastre financier n’a d’égal que le désastre du service rendu – et voilà des années que cela dure. Il est temps d’agir !

Quand l’État demande à la SNCF de commander des TGV pour rouler sur des lignes classiques, maintient pendant seize ans le même président pour assurer la paix sociale ou décide la construction d’une liaison Bordeaux-Toulouse qui ne sera pas rentable au détriment de la remise à niveau d’autres infrastructures, il y a de quoi s’interroger.

De même quand on pousse à la concurrence au risque de condamner à la mort les petites lignes, non rentables. En Île-de-France aussi, des petites lignes ferment, entraînant des problèmes de mobilité.

Enfin, l’absence de transparence dénoncée par M. Karoutchi est terrible.

Les pouvoirs publics doivent agir de manière déterminée, car les enjeux sont colossaux !

M. Claude Raynal, président. – Inutile d’être provocateur en évoquant la ligne Bordeaux-Toulouse en ma présence… (Sourires)

M. Marc Laménie. – Passionné de longue date par le rail, je félicite nos rapporteurs pour ce travail très complet.

Plus le temps passe, plus j’ai du mal à m’y retrouver dans les acteurs en présence. Or les enjeux financiers sont considérables : 35 milliards d’euros de reprise de dette, nombreux investissements nécessaires dans les infrastructures...

La SNCF, c’est aussi un patrimoine : des gares et des milliers d’hectares de foncier.

M. Gérard Longuet. – Absolument ! C’est le deuxième patrimoine foncier après celui de l’armée.

M. Marc Laménie. – Les gares à l’abandon ne sont pas forcément vendues, alors que certaines collectivités territoriales sont intéressées. Quelle est votre analyse de la situation sur ce plan patrimonial ?

Par ailleurs, vous appelez à des réductions d’effectifs, mais ne perdons pas de vue qu’il y a de moins en moins de gares actives et de guichets ouverts. Les agents qui tiennent les guichets ont aussi un rôle de conseil, et ne perçoivent pas de gros salaires…

Comment envisagez-vous le rôle de l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF), étant entendu que l’État, SNCF Réseau, les régions, les départements et les intercommunalités participent au financement des infrastructures ?

Les régions, en particulier, font beaucoup, au point que les élus régionaux se transforment parfois en super-chefs de gare. Mais quid des élus nationaux ? Quelle est leur place dans la gouvernance ?

Enfin, le fret capillaire doit être encouragé. On parle d’environnement et d’aménagement du territoire, mais il y a des camions partout : quelle contradiction ! Or les petites lignes sont sous-utilisées – les voies navigables aussi.

M. Gérard Longuet. – Nos deux rapporteurs ont réalisé un travail remarquable : ils ont ouvert portes et fenêtres, l’air a circulé... C’est en de telles circonstances qu’on est heureux d’être parlementaire et de travailler à faire bouger le pays.

Roger Karoutchi a raison sur le plan historique. J’ai un souvenir précis des grèves de 1995, pour les avoir vécues au Gouvernement.

Ce que j’aurais peut-être aimé trouver dans votre étude, ce sont les grandes contraintes pesant sur le système ferroviaire, à commencer par la densité de population. Par rapport à la moyenne européenne, la nôtre est faible. J’ai présidé une région frontalière : du côté allemand, la densité est de 350 habitants au kilomètre carré, contre 110 côté français… C’est une donnée qu’on ne peut négliger.

J’ai été fort intéressé d’entendre parler de « tours de contrôle ». De fait, notre système est viscéralement rigide, pour des raisons de sécurité qu’on peut parfaitement comprendre. C’est ainsi que la durée d’un trajet en TGV peut être multipliée par trois parce qu’un animal a été repéré sur la voie…

Le ferroviaire est une technologie d’une époque. La seule révolution qui y ait été apportée, c’est l’offre TGV, qui a suscité une demande qu’on n’imaginait pas – il suffit de prendre un TGV vers l’ouest ou le midi en fin de semaine pour s’en rendre compte.

Une offre sans demande est inutile. Je suis frappé, à propos du ferroviaire local, de constater que ceux qui en parlent avec le plus de passion ne le prennent jamais – quand il existe encore. La raison ? C’est que, si le système est rigide, le mode de vie de nos compatriotes va, au contraire, vers la souplesse et la différenciation. Il est révolu, le temps où les michelines collectaient tous les ouvriers prenant leur poste à 7 heures 30...

Le problème, tout particulièrement en Île-de-France, c’est de gérer la pointe : il faut beaucoup d’offre quatre heures par jour, et le reste du temps il n’y a pas de clients.

Il ne suffit pas de dire : le ferroviaire, c’est formidable. Il faut prendre en compte les contraintes physiques, techniques et économiques qui pèsent sur lui, pour les surmonter.

La force du ferroviaire, c’est le transport de masse de point à point. Si le fret disparaît, c’est parce que, dans une économie industrielle moins pondéreuse, avec plus de valeur ajoutée au mètre cube ou à la tonne, il faut des systèmes très souples. Le ferroviaire, pour l’instant, n’a pas été en mesure de répondre à cette nécessité.

La concurrence peut-elle favoriser l’émergence de technologies nouvelles et de nouveaux modes de gestion d’un outil technique ancien, qui a l’avantage de la sécurité, mais l’inconvénient de la rigidité ? Conservatrice, la SNCF n’a en rien diminué le second. Or, sans réduction de la rigidité, les services ferroviaires resteront, compte tenu de notre densité démographique et de notre histoire, un tonneau des Danaïdes dans lequel nous continuerons indéfiniment à verser de l’argent.

Permettez-moi d’ajouter une remarque pour finir : quand on fait son plein, on paie 50 % de taxe ; quand on s’assied dans un TER, on reçoit 75 % de subventions ! Il y a tout de même un jour où ça finit par poser problème.

M. Didier Rambaud. – Je salue à mon tour nos rapporteurs pour la vision d’ensemble qu’ils nous offrent.

Jean-François Husson a parlé d’un puits sans fond. Mais, avec les propositions qui sont avancées, on est mal parti pour maîtriser la dépense publique…

Par ailleurs, j’ai entendu parler d’effets d’annonce. Je sais bien que, depuis quelques mois, le milliard n’impressionne plus personne, mais tout de même : 35 milliards d’euros de reprise de dette, c’est du concret !

S’agissant d’Île-de-France Mobilités, rappelons qu’elle bénéficie d’un soutien important de l’État, notamment dans le cadre du plan de relance.

Nous avons un choix d’aménagement du territoire à faire. Après des décennies de priorité donnée au TGV, un retour a été amorcé vers les transports de proximité. On peut, en effet, s’interroger sur l’utilité de la ligne TGV Bordeaux-Toulouse, quand des millions de Français ont besoin de transports de proximité. Entre Lyon et Grenoble, c’est un vrai problème.

Quant à l’ouverture à la concurrence, monsieur Karoutchi, elle est désormais effective : des TGV italiens circulent sur la ligne Paris-Lyon-Italie. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Quelles seront les conséquences de cette concurrence sur les finances de la SNCF ?

M. Vincent Capo-Canellas. – Le travail de nos rapporteurs est roboratif. Les comparaisons européennes, en particulier sont éloquentes : trois fois plus d’agents en France pour faire circuler un train par rapport à la moyenne européenne, un réseau français âgé de 29 ans contre 17 ans pour le réseau allemand.

La réforme de 2018 n’a-t-elle pas encore produit ses fruits ? Ou faut-il considérer qu’elle n’est pas suffisante ? J’ai l’impression que nos rapporteurs penchent plutôt pour la seconde option...

Relance du fret, trains d’équilibre du territoire : tout cela coûte. Bien sûr, nous aimons la SNCF, et le train est essentiel pour nos territoires, ruraux comme métropolitains. Mais nous devons veiller à la bonne utilisation de l’argent public. SNCF Voyageurs est-elle condamnée, par rapport à des filiales qu’elle crée spécialement pour répondre aux appels d’offre des régions et qui prendront le pas sur elle ? Avec la concurrence, les choses vont-elles se régler d’elles-mêmes ?

M. Charles Guené. – Voiture taxée, train subventionné : la formule de Gérard Longuet est assez heureuse… Dans mes contrées assez reculées, les habitants font entre 50 et 100 kilomètres de voiture par jour pour aller travailler. Dans quelle mesure la transition énergétique modifie-t-elle l’équation ?

M. Jean-Marie Mizzon. – M. Longuet a raison : la densité de population est un facteur central dans l’économie du transport.

Historiquement, les gares sont situées dans les centres-villes, alors que les emplois d’aujourd’hui sont en périphérie. C’est une raison de la perte d’attractivité du ferroviaire.

Pour prendre régulièrement le train, comme nombre d’entre vous, je constate qu’on rencontre à bord un nombre croissant d’agents de sécurité : leur présence rassure les voyageurs, mais elle a aussi un coût. S’agit-il de personnels de la SNCF ou de salariés de prestataires ?

Mme Christine Lavarde. – J’ai visité hier une entreprise de logistique urbaine. Alors même qu’une de ses plateformes est installée sur un hub ferroviaire, recourir au train pour son dispatching lui coûterait 1 million d’euros de plus qu’utiliser des camions. Elle est prête à absorber un surcoût de 200 000 ou 300 000 euros, mais certainement pas de 1 million d’euros. Le contexte actuel de fort renchérissement du pétrole n’est-il pas de nature à accélérer la transition ? Pour des raisons tout autres, le prix du pétrole atteint les niveaux auxquels l’aurait conduit la trajectoire de taxe carbone votée en 2017…

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – De façon générale, j’ai le sentiment que l’État est plus responsable de la situation que la SNCF.

La dette reprise par l’État, c’est l’État qui l’a causée, en ne jouant pas son rôle de financeur des infrastructures. Dans nombre de pays, les infrastructures sont payées par l’État. SNCF Réseau a dû le faire, ce qui a produit cette dette et provoqué le déficit de renouvellement du réseau, dont la remise à niveau nécessite aujourd’hui des sommes considérables. De même, aujourd’hui, c’est l’État qui ne donne pas à SNCF Réseau les moyens de cette régénération : les sommes prévues dans le contrat de performance – ou plutôt, de contre-performance – vont conduire à une nouvelle dégradation du réseau…

C’est aussi l’État qui fait sans arrêt des annonces non financées. Je pense au fret ou aux trains de nuit : quand l’État autrichien annonce qu’il financera une part du déficit du Paris-Vienne, l’État français ne prévoit aucun financement, ce qui conduira à fermer la ligne si elle n’est pas excédentaire.

C’est encore l’État qui impose un modèle de financement insoutenable, avec des péages très élevés qui freinent l’ouverture à la concurrence. Une part importante du financement du réseau pèse sur les régions : le contrat de performance prévoit une hausse de leur participation de plus de 3 % chaque année.

Ce contrat doit être la pierre angulaire de la relation entre l’État et la SNCF. Or le premier ne tenait absolument pas la route, nous l’avons tous dit. Aujourd’hui, nous n’avons qu’un projet de nouveau contrat, dans lequel rien n’est prévu sur la modernisation. On se moque un peu du monde !

Certes, cette modernisation, essentielle, coûte 35 milliards d’euros. Mais, selon le président de la SNCF lui-même, elle dégagera 10 milliards d’euros d’économies par an si on la conjugue avec un réel effort de régénération.

En plus d’entériner une dégradation de l’état du réseau, ce contrat de performance ignore les engagements liés au Green Deal et ne prévoit aucun investissement d’ampleur. Ce n’est pas sérieux, et tout le monde le sait…

Rappelons enfin que la SNCF a pour actionnaire l’État, lequel ne fait rien pour qu’elle entreprenne les réformes et sa modernisation nécessaires.

Roger Karoutchi a raison comme souvent – pour ne pas dire toujours : ce n’est pas une maison simple.

Reste que, à un moment, il faut faire preuve de courage. Songez qu’il n’y a même pas de comptabilité analytique : c’est fou !

Les retards sont parfois dus à un manque de polyvalence. Un de nos anciens collègues m’avait rapporté que, à la suite de la chute d’une branche sur la voie, il avait fallu attendre deux heures l’arrivée d’un agent avec une tronçonneuse. Dans d’autres systèmes, il y a une tronçonneuse dans la locomotive…

Oui, la SNCF a beaucoup à faire ; mais l’État, encore plus !

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – L’État doit être envisagé dans trois dimensions : comme actionnaire, d’abord ; comme financeur, ensuite, à travers le contrat de performance, piloté par Bercy ; comme ministère des transports, enfin, lequel donne le sentiment de regarder passer les trains… C’est pourquoi nous estimons que ce contrat dit de performance est en réalité un contrat comptable.

M. Maurey l’a rappelé : si l’on investit 35 milliards d’euros dans la modernisation et un milliard de plus dans la régénération, c’est pour réaliser 10 milliards d’euros de bénéfices socio-économiques annuels. Cette approche économique et financière des investissements fait aujourd’hui défaut.

La France est l’un des seuls pays européens à appliquer, outre le péage de maintenance, un péage complémentaire destiné au financement des investissements. Ce second péage représente environ 3 milliards d’euros annuels transférés de SNCF Voyageurs vers SNCF Réseau. La charge de SNCF Voyageurs est ainsi accrue de 3 milliards d’euros sur un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros, sans que SNCF Réseau dispose pour autant d’une capacité d’investissement à la hauteur des enjeux.

Aujourd’hui, la puissance publique injecte chaque année 17 milliards d’euros dans la SNCF : 10 milliards d’euros pour les régions, 7 milliards d’euros pour l’État. J’entends que les choses ne sont pas simples, mais nous pourrions envisager une autre approche systémique : déplacer ces 3 milliards d’euros de péages dans le budget de l’État pour financer les investissements, avec une visibilité pluriannuelle. Les Allemands, par exemple, financent directement les infrastructures sur le budget de la Nation, dans le cadre d’un engagement pluriannuel.

En 1984, le ferroviaire représentait 25 % du fret dans notre pays. Aujourd’hui, cette part modale n’est plus que de 9 %, contre 18 % en moyenne en Europe. Nous nous sommes engagés à la doubler d’ici à 2030 : mais, même en la doublant, nous serons encore largement à la traîne en Europe… En la matière, il faut péréniser le financement public du wagon isolé et résoudre le problème des nœuds ferroviaires ne permettant pas la circulation du fret. Par ailleurs, un autre problème est que, parce que le réseau a souffert historiquement d’un déficit de régénération, les chantiers sont nombreux et réalisés de nuit, ce qui bloque les trains de marchandises.

J’ajoute, à l’intention de Bernard Delcros, que le milliard d’euros supplémentaire concerne la régénération du réseau : ce volet devrait être porté de 2,8 milliards à 3,8 milliards d’euros par an pendant dix ans. En plus de ces 38 milliards d’euros, 35 milliards d’euros sont nécessaires pour la modernisation. Au total, l’effort à fournir est donc de l’ordre de 7 milliards d’euros par an sur dix ans.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Monsieur Karoutchi, l’ouverture à la concurrence existe déjà. S’agissant des lignes conventionnées, la région Sud a choisi un prestataire autre que la SNCF, et les régions Grand Est et Hauts-de-France pourraient faire un choix similaire. En ce qui concerne les lignes non conventionnées, les premiers TGV italiens circulent entre Paris et Lyon.

Reste que ce n’est pas simple, notamment parce que les péages sont dissuasifs. SNCF Voyageurs fait aussi un peu de rétention d’informations. Il y a également des obstacles techniques, SNCF Voyageurs ayant seule la maîtrise de certains équipements de signalétique.

On en revient à la question de la séparation de SNCF Réseau et SNCF Voyageurs. Certains élus régionaux se disent : si nous choisissons un autre prestataire que la seconde, la première ne nous attribuera peut-être pas aussi facilement des sillons…

En ce qui concerne les petites lignes, ce n’est pas à la SNCF de les financer. On ne peut pas lui demander à la fois d’être une entreprise gérée comme telle et d’assumer des missions de service public. Celles-ci sont tout à fait nécessaires, mais c’est à la puissance publique de les financer. Or les moyens qui devaient être consacrés aux petites lignes selon le rapport Philizot ne sont pas au rendez-vous : on est à 400 millions d’euros par an, sur les 700 millions d’euros prévus – d’ici à 2028, l’écart se monte à 1,7 milliard d’euros.

Voilà qui accrédite notre constat : il y a des effets d’annonce, et puis les moyens ne suivent pas.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – Sans compter qu’on finance sur ces crédits d’investissement la fin du glyphosate pour le désherbage et l’entretien de proximité – comme l’évacuation des feuilles… J’insiste : il y a un problème systémique en matière de financement.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Monsieur Laménie, la SNCF fait un effort pour se séparer de certaines gares, mais ces bâtiments ne sont pas toujours exploitables par les collectivités territoriales, notamment pour des raisons d’accessibilité aux personnes en situation de handicap. Des cessions ont lieu régulièrement, certes à un rythme un peu lent.

S’agissant de la place des élus nationaux dans la gouvernance, je souligne qu’aucun parlementaire ne siège plus dans les instances de la SNCF, contrairement à ce qu’avait promis Mme Borne, en réponse à l’une de mes interventions, lors du débat sur la loi d’orientation des mobilités (LOM). Cette situation inédite est tout à fait regrettable.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – Au regard de l’objectif « zéro artificialisation », la remise sur le marché d’un certain nombre de terrains et bâtiments de la SNCF est un enjeu important. Or cette gestion n’est, pour l’heure, pas du tout optimisée.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Je ne sais pas, monsieur Longuet, si l’ouverture à la concurrence amènera des technologies nouvelles, mais, d’après les exemples étrangers, elle devrait avoir des effets vertueux : réduction des coûts et augmentation du volume global du ferroviaire, donc aussi de l’activité de l’opérateur historique. De notre point de vue, il faut aller résolument dans cette direction.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – C’est la logique de l’offre qui joue sur ce marché, comme on le voit sur la ligne Marseille-Nice, où la fréquence a été doublée avec un coût équivalent.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Certaines dépenses seront sources d’économies. Ainsi, la modernisation et une véritable régénération du réseau généreront 10 milliards d’euros par an et densifieront le trafic, ce qui favorisera le fret ferroviaire. Il ne faut pas avoir une approche exclusivement comptable, « bercyenne », comme dans le contrat de performance.

Au début du quinquennat, le Gouvernement a donné la priorité à la régénération du réseau d’abord, au transport de proximité ensuite. J’ai soutenu cette démarche. Un conseil d’orientation des infrastructures (COI) a été mis en place pour faire le tri dans les projets de ligne TGV annoncés, sans financement, lors des quinquennats précédents. Mais, il y a quelques mois, le Premier ministre a sorti de son chapeau des lignes nouvelles, dont nul ne sait comment elles seront financées… Ce type d’injonction contradictoire et de revirement sans explication n’est pas du tout positif.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – Monsieur Luc Lallemand, le président de SNCF Réseau a mené, comme responsable du réseau belge, une modernisation et une optimisation dans une logique industrielle. Aujourd’hui, il se trouve face à un contrat de performance qui ne donne absolument pas les moyens à la SNCF d’être performante.

L’ouverture à la concurrence est décidée – simplement, elle ne sera pleinement effective pour les TER qu’en 2033. Le problème, c’est que l’état du réseau ne permet pas de la supporter…

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Monsieur Capo-Canellas, la réforme de 2018 était nécessaire, mais elle n’a pas été suffisante. Elle a produit aujourd’hui tous les effets qu’elle pouvait produire. Il faut aller beaucoup plus loin si l’on veut vraiment sauver la SNCF et le système ferroviaire.

Les 10 milliards d’euros pour le fret ne sont pas à la seule charge de l’État. L’État s’est engagé à fournir 250 millions d’euros sur un premier milliard, mais le contrat de performance en reporte le versement. Nous n’avons aucune visibilité sur le financement des 9 milliards d’euros restants. Un exemple de plus d’annonce non financée…

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – L’association Fret ferroviaire français du futur, ou 4F, se plaint de la difficulté d’accès au marché et des réponses très technocratiques de la SNCF. Pour utiliser un sillon qui va du nord-est au sud-ouest de la France, il faut s’adresser à chaque direction régionale concernée…

SNCF Voyageurs doit opérer un certain nombre de mutations, en grande partie engagées. Une question demeure : le coût du transport et la transparence de la politique tarifaire. Une expérience de modification de la politique tarifaire a d’ailleurs été conduite l’année dernière.

Avant la pandémie, il avait pu être envisagé de céder Geodis et Keolis, aujourd’hui les deux filiales les plus rentables de la SNCF. Pour des raisons stratégiques aussi, il est bon qu’elles soient restées dans le giron public : Geodis a été notre grand logisticien pendant la crise sanitaire.

M. Hervé Maurey, rapporteur spécial. – Oui, monsieur Guené, la transition énergétique doit inciter à développer le ferroviaire. Le Gouvernement a fait beaucoup d’annonces, mais les moyens doivent suivre.

Enfin, monsieur Mizzon, les agents de sûreté sont bien des personnels de la SNCF.

M. Stéphane Sautarel, rapporteur spécial. – Les opérateurs de fret sont prêts à payer un peu plus pour passer par le ferroviaire, mais pas dans la proportion aujourd’hui proposée, comme l’a expliqué Christine Lavarde. Le soutien public au wagon isolé est indispensable. L’intégration croissante de la préoccupation environnementale dans les investissements peut aussi contribuer à l’absorption de ce surcoût, au moins en amorçage.

M. Claude Raynal, président. – Il nous reste à nous prononcer sur les dix-neuf recommandations des rapporteurs spéciaux.

Je m’abstiendrai sur la quatrième recommandation, visant à amplifier le rythme de réduction des effectifs ; ne sachant pas si c’est ou non faisable, j’opte pour la prudence.

La commission adopte les recommandations des rapporteurs spéciaux et autorise la publication de leur communication sous la forme d’un rapport d’information.

Élaboration, composition, pilotage et mise en œuvre des crédits du plan de relance – Audition de M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, pour suite à donner à l’enquête de la Cour des comptes

M. Claude Raynal, président. – Mes chers collègues, nous allons procéder à l’audition pour suite à donner à l’enquête de la Cour des comptes, réalisée à la demande de notre commission en application du 2° de l’article 58 de la loi organique relative aux lois de finances, sur la préparation et la mise en œuvre du plan de relance.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. le Premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, ainsi que le président de la formation interchambres chargée de cette enquête, M. Christian Charpy.

Monsieur le Premier président, votre présence témoigne de l’importance que votre institution accorde à une politique publique qui, il est vrai, mobilise 100 milliards d’euros.

À l’issue de votre exposé, le rapporteur général Jean-François Husson nous livrera son analyse en tant que rapporteur spécial de la mission « Plan de relance ».

Afin de prendre en compte, comme il est de tradition, les observations des administrations, M. Husson auditionnera la direction du budget et le secrétariat général du plan de relance, par visioconférence, le vendredi 18 mars à 16 heures 30. Cette audition sera ouverte à l’ensemble des membres de notre commission.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. – Je vous remercie de m’avoir invité à vous présenter le rapport de la Cour des comptes relatif à la préparation et à la mise en œuvre du plan de relance.

La Cour des comptes a pour mission de nourrir le débat public, d’éclairer la décision et de contribuer à votre contrôle vigilant des dépenses publiques. La Constitution lui confie une mission d’assistance au Parlement, qui me tient beaucoup à cœur. Notre institution entretient d’excellentes relations avec le Sénat.

Je suis accompagné d’une partie de ceux qui ont mené à bien ce travail de grande ampleur, ayant mobilisé l’ensemble des chambres : le président Christian Charpy, MM. Louis-Paul Pelé et Lionel Vareille et Mme France Thery, rapporteurs, ainsi que M. Géraud Guibert, contre-rapporteur.

Ce rapport répond à la saisine du président de votre commission en date du 17 décembre 2020. Il fait suite à des publications antérieures de la Cour des comptes, en particulier au rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques de juin dernier et au rapport sur la stratégie de finances publiques pour la sortie de crise, réalisé, également en juin dernier, à la demande du Président de la République et du Premier ministre. Ces deux rapports traitent notamment du renforcement de notre croissance potentielle.

Par ailleurs, le rapport public annuel que j’ai présenté devant votre assemblée il y a peu est entièrement consacré à la gestion de la crise sanitaire et économique. En outre, la Cour des comptes a récemment publié des rapports relatifs à certains dispositifs intégrés au plan de relance, dont MaPrimeRénov’.

Enfin, dans quelques semaines, notre rapport sur le budget de l’État et les notes d’exécution budgétaire qui l’accompagnent donneront une information détaillée sur la consommation des crédits en 2021, notamment en ce qui concerne la mission « Plan de relance ».

Je vous livrerai ce matin une analyse d’ensemble du plan de relance, dont la mise en œuvre, j’y insiste, est loin d’être achevée : elle se poursuivra tout au long de 2022 et même au-delà, notamment dans son volet européen, qui court jusqu’en 2026 au moins. Le présent rapport constitue donc un bilan d’étape de la préparation et de la mise en œuvre du plan de relance.

J’aborderai successivement la genèse de ce plan et les objectifs qui lui sont assignés par le Gouvernement ; les difficultés identifiées dans la conception et la mise en œuvre de ce plan et nos recommandations visant en particulier à améliorer le suivi de son exécution et l’information du Parlement, ainsi que les territoires et les bénéfices qu’ils peuvent tirer de ce plan ; l’état de la mise en œuvre financière de ce plan, sur la base des données dont nous disposons ; les enjeux et les risques que nous identifions pour l’avenir.

À l’été 2020, au sortir du premier confinement et des premières mesures restreignant l’activité économique, la France faisait face à une contraction sans précédent de son PIB – de 8 % sur l’ensemble de 2020. Toute l’Europe se trouvait dans la même situation.

Après avoir mis en œuvre des mesures d’urgence visant à limiter la contraction de l’activité, notamment l’activité partielle, le fonds de solidarité et les prêts garantis par l’État, le Gouvernement a lancé un plan de relance pour permettre un retour rapide de l’activité économique au niveau d’avant-crise. Cet objectif de relance s’accompagnait d’un second : la transformation de l’économie.

Annoncé le 3 septembre 2020, le plan France Relance consacre 100 milliards d’euros à ces deux objectifs. Il a vocation à être mis en œuvre principalement en 2021 et 2022.

Sur ce montant, 86 milliards d’euros sont financés par l’État, dont 64 milliards d’euros sous forme de crédits budgétaires, 2 milliards d’euros sous forme de garanties et 20 milliards d’euros sous forme de baisses d’impôts de production, pour 10 milliards d’euros par an en 2021 et 2022.

Les autres financeurs du plan de relance sont les administrations de sécurité sociale, pour 9 milliards d’euros, ainsi que la Banque des territoires de la Caisse des dépôts et consignations et Bpifrance, pour 5 milliards d’euros.

Une partie notable de ces 100 milliards d’euros doit être refinancée par l’Union européenne ; j’y reviendrai, car c’est un enjeu important pour l’avenir.

J’en viens à la conception et à la mise en œuvre de ce plan, notamment sous l’angle territorial.

Ces 100 milliards d’euros financent un ensemble assez touffu de mesures. Celles-ci ne font pas l’objet d’un recensement exhaustif, unique et partagé entre les différentes administrations, ce qui, il faut le reconnaître, ne facilite pas leur suivi.

Le plan de relance s’organise autour de trois priorités destinées à transformer l’économie sur le moyen terme : la transition écologique, notamment la rénovation thermique des bâtiments publics et des logements, la décarbonation de l’industrie et le développement des mobilités vertes ; la compétitivité des entreprises, avec la baisse des impôts de production, le soutien à l’innovation ciblé vers des secteurs comme le spatial et l’aéronautique et les aides à la relocalisation ; la cohésion sociale et territoriale, avec des mesures en faveur de l’emploi, certaines ciblées sur les jeunes, et le soutien à l’investissement public dans le cadre du Ségur de la santé.

Une part des crédits de France Relance abonde des dispositifs qui existaient déjà. Ainsi, MaPrimeRénov’bénéficie d’une enveloppe supplémentaire de 2 milliards d’euros. Il en va de même des mesures de soutien aux marchés clés des technologies vertes, déjà programmées dans le cadre du quatrième programme d’investissements d’avenir.

Une autre partie de ces crédits bénéficie à des décisions qui étaient envisagées, mais attendaient des financements. Ainsi du financement des investissements sur le réseau de la SNCF. Les crédits affectés à ces investissements proviennent de la recapitalisation de la SNCF à hauteur de 4,05 milliards d’euros dans le cadre du plan d’urgence, suivie d’un reversement de même montant à l’État sur un fonds de concours. Les investissements financés par ce versement correspondent en partie à des travaux déjà prévus, répondant à des impératifs réglementaires ou de mise aux normes.

Enfin, il y a, tout de même, des mesures entièrement nouvelles, comme l’accélération de la stratégie nationale en faveur de l’hydrogène, la baisse des impôts de production, les aides à la relocalisation et les mesures en faveur de l’emploi des jeunes.

La frontière avec d’autres plans ou programmes en cours n’est pas toujours claire et parfois même confuse. De fait, cet objet particulier qu’est le plan de relance se caractérise par sa complexité.

Certaines dépenses peuvent être considérées comme relevant plutôt de l’urgence, comme l’allocation de rentrée scolaire versée en août 2020, avant l’annonce du plan de relance, les tickets de repas universitaires à 1 euro et les mesures temporaires de soutien aux recettes des collectivités locales.

D’autres relèvent de programmes ordinaires plutôt que de la relance. C’est le cas des mesures relatives à la poursuite d’études des néobacheliers, destinées à créer des places supplémentaires dans l’enseignement supérieur à la suite du taux de réussite exceptionnellement élevé au baccalauréat 2020.

Enfin, nous constatons des recouvrements entre le plan de relance, les programmes d’investissement d’avenir successifs, dont 11 milliards d’euros ont été intégrés au plan de relance, et le plan France 2030, ce qui ne facilite pas le suivi des différents dispositifs.

Complexe, le plan de relance l’est aussi du point de vue de sa gestion, confiée à un nombre important d’acteurs : administrations centrales et déconcentrées, opérateurs, collectivités territoriales, administrations de sécurité sociale, Banque des territoires, Bpifrance, réseaux consulaires. Certes, des comités de pilotage ont été mis en place au niveau national comme au niveau local ; mais leur fonctionnement s’est révélé inégal, surtout au niveau local, comme l’ont confirmé les associations d’élus que nous avons consultées.

La création de la mission « Plan de relance » a permis de regrouper et d’identifier une part importante des financements assurés par l’État, mais elle n’englobe pas l’ensemble des crédits : certains sont disséminés dans d’autres missions budgétaires, avec un risque de banalisation.

Par ailleurs, les différents mécanismes mis en œuvre – commande publique classique, mesures de guichet, appels à manifestations d’intérêt, appels à projets – ont nécessité une machinerie administrative assez lourde pour assurer une mise en œuvre rapide.

Cette rapidité d’exécution a pu avoir pour contrepartie une moindre exigence dans la sélection des projets retenus, avec un risque d’effet d’aubaine. De fait, le choix des projets a reposé sur des critères simples, avec une conditionnalité limitée et sans ciblage massif. Ainsi, pour MaPrimeRénov’, nous avons relevé que, si l’objectif de massification est très perceptible, la vérification de la qualité et de l’efficacité des travaux menés n’est pas assurée.

Enfin, le suivi du plan de relance s’est avéré difficile à assurer de manière exhaustive au niveau le plus fin, notamment pour les dispositifs gérés par les opérateurs. Entre le moment où le décaissement est effectué par l’État vers ceux-ci et celui où les bénéficiaires finaux reçoivent les fonds publics, une zone grise existe, difficile à appréhender.

Nous formulons deux recommandations pour pallier ces difficultés.

D’abord, il conviendrait de ne plus ouvrir d’autorisations d’engagement sur la mission « Plan de relance » au-delà de la fin 2022 et de prévoir sa suppression le plus tôt possible après cette échéance. En effet, il est nécessaire de bien délimiter le plan de relance dans le temps, une intervention aussi massive devant rester ponctuelle.

Ensuite, nous préconisons de mettre en place rapidement un dispositif de suivi des crédits décaissés par les opérateurs pour chaque programme de la mission « Plan de relance », afin de disposer d’une information complète sur l’avancement du plan.

Enfin, nous relevons le coût élevé de la communication autour du plan de relance : le Service d’information du Gouvernement a dépensé 17 millions d’euros pour des campagnes visant à faire connaître le plan de relance, auxquelles se sont ajoutées des actions de communication sectorielles menées par les ministères et les opérateurs, pour plusieurs millions d’euros supplémentaires. C’est tout de même beaucoup.

L’objectif de territorialisation, auquel vous êtes naturellement très attachés, a été ajouté aux deux objectifs initiaux par le Gouvernement dans un second temps.

Le déploiement du plan dans les territoires s’est en grande partie appuyé sur les préfets : ils ont joué un rôle d’animation auprès de l’ensemble des acteurs locaux et ont choisi les bénéficiaires de certaines mesures. Par ailleurs, un peu plus de 10 milliards d’euros sont consacrés à des actions qui bénéficient directement aux collectivités territoriales.

La Cour des comptes constate un manque de coordination des différents supports de contractualisation entre l’État et les collectivités territoriales : accords de relance avec les régions et les départements, contrats de relance et de transition écologique, contrats de plan État-région. De surcroît, toutes les collectivités territoriales n’ont pas bénéficié du plan de relance dans les mêmes conditions, certaines demeurant à l’écart des contractualisations ou ne disposant pas de l’ingénierie nécessaire à la présentation d’un projet.

Enfin, nous observons que le suivi du plan de relance ne permet pas, actuellement, d’identifier l’ensemble des bénéficiaires de toutes les mesures dans un territoire. Les associations d’élus locaux que nous avons consultées l’ont confirmé.

C’est pourquoi nous recommandons de publier au premier semestre de cette année un bilan d’ensemble du déploiement territorial des mesures.

Où en sommes-nous de la consommation des 100 milliards d’euros ?

À la fin de l’année dernière, 72 milliards d’euros avaient déjà été engagés, dont 42 milliards d’euros décaissés. Je le répète : ces décaissements ne signifient pas forcément que les dépenses ont atteint leurs bénéficiaires finaux.

L’objectif du Gouvernement est de consommer la totalité des engagements avant la fin de 2022. En revanche, l’examen détaillé des mesures montre que les décaissements pourraient s’étaler sur plusieurs années, au moins jusqu’en 2026, voire en 2028. Il convient donc de pouvoir suivre dans la durée, au-delà de 2022, la mise en œuvre du plan de relance et l’évolution des sommes engagées et effectivement versées aux bénéficiaires finaux.

Même si le Gouvernement a publié l’année dernière des informations sur la mise en œuvre de certaines mesures emblématiques du plan de relance, il nous paraît nécessaire de publier, à intervalles réguliers, un état, détaillé par grandes composantes, de l’avancement budgétaire du plan de relance.

De son côté, la Cour publiera très prochainement une analyse plus détaillée de la consommation des crédits budgétaires du plan de relance dans les notes d’exécution budgétaire qui vous seront transmises lors du dépôt par le Gouvernement du projet de loi de règlement.

Je terminerai en évoquant les enjeux pour l’avenir.

Vous connaissez le contexte macroéconomique actuel. Il sera modifié par les suites du conflit en Ukraine, dramatiques à tous égards, même si nous ne savons pas dans quelle proportion.

À l’origine, la mise en œuvre du plan de relance était prévue pour l’automne 2020. Ce calendrier a été bousculé par la deuxième vague de l’épidémie, puis la troisième. La montée en charge du plan a ainsi été ralentie, certaines entreprises ou certains secteurs devant encore bénéficier du soutien d’urgence avant de s’engager dans une phase de reprise.

En dépit de cette mise en œuvre progressive du plan de relance, la situation économique s’est améliorée plus rapidement que prévu. Dans le contexte de reprise que nous connaissons, des tensions apparaissent, notamment des difficultés d’approvisionnement et une hausse des prix de l’énergie, considérablement amplifiée par les événements en cours. L’inflation sur un an a atteint 2,8 % en décembre dernier ; elle ne cesse d’augmenter.

Les tensions se manifestent notamment dans le secteur du BTP. Les services préfectoraux et les collectivités territoriales font remonter des craintes sur le bon déroulement des travaux. Le risque existe donc d’une consommation ralentie des crédits du plan de relance.

Ces tensions invitent à une certaine vigilance dans la suite de la mise en œuvre du plan de relance : il s’agit d’éviter qu’il ne contribue à les accentuer. Une plus forte sélectivité dans le choix des projets peut permettre de limiter les engorgements. Par ailleurs, dès lors que l’objectif de relance est atteint, les mesures qui n’atteignent pas leur cible devraient être supprimées.

Le bilan de l’efficacité du plan de relance reste à établir. L’objectif d’évaluation a été intégré dès l’origine et confié à un comité, ce qui constitue une bonne pratique. Ce comité a publié, en octobre dernier, un premier rapport qui analyse l’efficacité de quelques dispositifs. De son côté, la Cour des comptes a eu l’occasion d’examiner certaines mesures du plan de relance, comme MaPrimeRenov’.

L’évaluation du plan de relance est indispensable, non seulement dispositif par dispositif, mais aussi de manière plus globale, au regard des deux objectifs de relance et de transformation de l’économie.

Le succès incontestable rencontré par plusieurs mesures oblige à s’interroger sur la suite à leur donner. Plusieurs ont déjà fait l’objet d’une pérennisation dans le cadre du budget 2022 : MaPrimeRénov’, mais aussi le fonds friches et les mesures de soutien à l’acquisition de véhicules propres, dont la restriction des conditions d’accès a été repoussée au 30 juin prochain.

Par ailleurs, du fait de l’abondance de candidats, certaines enveloppes ont été consommées très rapidement. La rénovation énergétique des bâtiments de l’État en est un exemple : les dossiers ont représenté un montant total de 8 milliards d’euros, pour une enveloppe de 2,7 milliards d’euros. Les projets refusés sont ceux dont la mise en œuvre n’était pas immédiate, sans que cela remette en cause leur justification.

Enfin, la logique voudrait que certaines mesures soient prolongées, à l’instar de celles en faveur du renouvellement forestier, qui n’auront de sens que si elles s’inscrivent dans une politique pluriannuelle de soutien à la filière forêt, recommandée par notre institution.

Si le plan de relance a fait apparaître le bien-fondé de certaines interventions de l’État, il ne faut pas oublier que ses dispositifs sont justifiés par un objectif de relance. Par nature, un tel plan est temporaire. Les finances publiques doivent retrouver une trajectoire compatible avec la soutenabilité de la dette, compte tenu des évolutions en cours. S’il apparaît souhaitable de prolonger certaines mesures, il convient de le faire dans le respect de cette trajectoire, donc de les compenser par des économies.

Je terminerai mon intervention par l’enjeu européen. Sur les 100 milliards d’euros du plan de relance, environ 39 milliards d’euros doivent être refinancés par l’Union européenne dans le cadre du plan Next Generation EU, doté de 750 milliards d’euros.

Je souligne que ce financement européen est subordonné à des exigences. La France a reçu en août dernier un premier versement, de 5,1 milliards d’euros, et s’apprête à en recevoir un autre, de 7,4 milliards d’euros. Mais ce concours de l’Union européenne n’est pas automatique : il est conditionné à l’atteinte d’ici à 2026 de 175 cibles et jalons, dont certains font référence à des réformes clés, telles que la mise en œuvre d’une trajectoire de redressement des finances publiques et la poursuite de la réforme de l’assurance chômage. D’autres cibles sont plus quantitatives et portent sur la mise en œuvre de certaines mesures de relance.

Soyons conscients que la Commission européenne vérifiera, avant chaque échéance de versement, l’atteinte de ces objectifs. Ce qui rend nécessaire une disponibilité complète et durable des données d’exécution du plan. Certains acteurs, comme le ministère de l’agriculture, sont familiers du haut degré d’exigence de la Commission européenne ; mais il sera nouveau pour d’autres.

Afin de garantir le financement européen prévu jusqu’en 2026, il nous paraît essentiel de prévoir les moyens propres à assurer le respect des exigences relatives au contrôle interne et à l’audit des fonds européens. C’est d’autant plus important que le plan Next Generation EU repose sur des emprunts européens, fait inédit.

De fait, les 750 milliards d’euros de ce plan devront être remboursés par la Commission européenne à compter de 2028, à partir de deux types de ressources : de nouvelles ressources propres, dont le contenu n’est pas encore arrêté ; à défaut, une augmentation des contributions des États membres, que le Gouvernement évalue pour la France à 2,5 milliards d’euros par an à terme. La Cour sera attentive aux choix qui seront opérés et à leur incidence sur les finances publiques françaises.

Permettez-moi d’insister sur le fil rouge de ma présentation. Le plan de relance est d’abord un label, soit l’expression d’une volonté, et un montant – les deux sont assez aisés à retenir, ce qui n’est pas critiquable en soi. Il englobe une multitude de mesures, portées par des acteurs très nombreux, avec une très forte exigence de rapidité d’exécution. Si l’objectif de relance a été atteint, il ne faut pas oublier l’objectif de transformation de l’économie, dont l’atteinte ne pourra être vérifiée qu’à moyen terme.

La plupart de nos recommandations portent sur cette temporalité moins immédiate du plan de relance, ainsi que sur la nécessité de suivre dans la durée cet objet porteur de changements importants pour notre économie, mais aussi de risques si son exécution et son suivi ne sont pas optimaux.

Je sais le Sénat attentif à cet aspect des choses, et je me réjouis d’avoir pu vous présenter ce matin le résultat de cette enquête in itinere.

La Cour se tient à la disposition du Parlement, en particulier de votre commission, pour contribuer à éclairer le débat sur les finances publiques et les politiques publiques.

M. Jean-François Husson, rapporteur spécial de la mission « Plan de relance ». – Je remercie la Cour des comptes pour ce rapport fourni et détaillé sur un enjeu majeur pour l’action publique : l’accompagnement de notre économie au sortir d’une crise inédite.

Ce plan de relance est d’une ampleur sans précédent : 100 milliards d’euros, c’est environ trois fois plus que le montant engagé en 2009 et 2010. Il a été annoncé en 2020, avec l’objectif d’accroître le PIB de 4 points cumulés sur la période 2020-2025, ce qui correspond à peu près à son coût sur la même période.

L’année dernière, l’effet multiplicateur, de 0,7 à 0,8, ne paraissait pas très élevé, notamment parce qu’un tiers de l’effort prenait la forme d’une baisse des impôts de production pour l’ensemble des entreprises, mais son intérêt économique est indéniable.

S’agissant des autres mesures du plan de relance, vos analyses confirment que nombre d’entre elles ont manqué de ciblage : elles auraient dû être plus sélectives, notamment vers les secteurs qui auraient sans doute pu créer une meilleure dynamique de relance, compte tenu des sommes engagées.

Le plan de relance français est l’un des plus verts de l’Union européenne, avec 50 % des crédits alloués à la transition écologique.

Il a connu une vitesse de décaissement relativement élevée, comme en Allemagne mais contrairement à l’Espagne et l’Italie. Cette rapidité de mise en œuvre a été permise par la reprise pour partie de mesures existantes, comme MaPrimeRenov’, et qui manquaient parfois de financement – je pense notamment au soutien du secteur ferroviaire.

J’ai ainsi une certaine crainte sur la dilution des dépenses.

Les effets d’annonce ont été nombreux, au risque de faire croire que la publication d’un appel à manifestation d’intérêt suffirait à donner de l’activité aux entreprises. En outre, le risque existe d’un manque de sélectivité dans les dépenses financées, avec de possibles effets d’aubaine et une conditionnalité insuffisante.

À cet égard, pensez-vous que certains projets ont bénéficié de crédits de la relance alors qu’ils auraient été réalisés dans le même calendrier sans cette aide publique spécifique ? Vous avez évoqué de tels effets d’aubaine, mais pourriez-vous être plus précis ?

Alors que le plan de relance prévoyait de supprimer 80 000 passoires thermiques en 2021 grâce à MaPrimeRénov’, vous notez que cette prévision a été ramenée à 2 500, un objectif de 20 000 étant fixé pour 2022. Ce recalibrage confirme d’ailleurs les analyses dejà faites par la Cour des comptes en septembre dernier. Le Gouvernement se félicite du nombre de personnes qui souscrivent à ce dispositif et je puis apprécier l’effet d’entraînement de MaPrimeRénov’sur l’activité économique et l’emploi dans le bâtiment, mais je crains que cet effet ne soit bien moindre que l’impact annoncé pour l’amélioration de la performance énergétique des logements, qui est pourtant une nécessité absolue pour les prochaines décennies.

S’agissant du financement européen partiel du plan de relance, un versement de 7,4 milliards d’euros vient en effet d’avoir lieu, après un premier versement de 5,1 milliards d’euros reçu en août dernier. Toutefois, ce financement s’accompagne de contraintes administratives fortes : les versements sont liés à la réalisation de 175 cibles et jalons et à l’atteinte de cibles quantitatives, ce qui me paraît parfaitement fondé mais cela met aussi en jeu un dispositif d’audit et de contrôle parfois relativement lourd pour l’État, et davantage encore pour les organismes et administrations locales peu habitués aux financements européens ou dotés de moindres moyens.

D’une manière générale, pour évaluer une politique économique, il faut en isoler les effets et disposer d’indicateurs dès le début de sa mise en œuvre. Or votre rapport montre que les dispositifs labellisés « relance » ont des points de chevauchement avec certains dispositifs d’urgence, mais aussi avec des dispositifs d’investissement et des dépenses ordinaires des ministères, et même avec le plan France 2030.

En outre, pour certains secteurs, l’effet de relance risque d’être vite dilué dans les effets des nouvelles crise : hausse des prix de l’énergie et difficultés d’approvisionnement que nous connaissons depuis l’an dernier et conséquences de la guerre en Ukraine. Cela va conduire à la mise en place d’un plan de résilience réactivant semble-t-il certaines mesures d’urgence, même si elles pourraient être davantage ciblées.

Dès lors que l’objectif de retour à l’activité économique à son niveau d’avant-crise a été atteint dès la fin de l’année 2021, vous estimez que la mise en œuvre des crédits subsistants devrait désormais donner lieu à une plus forte sélectivité. Qu’entendez-vous par là précisément ? Devrait-on arrêter certains dispositifs pour lesquels subsistent des crédits non utilisés ? Aménager les critères de sélection définis au démarrage du plan ?

S’agissant des indicateurs, vous montrez que le Gouvernement n’a mis en place qu’un outil de suivi limité et loin d’être exhaustif, nommé « Pilote relance ». Voici ce que la Cour des comptes écrivait il y a douze ans, au sujet du plan de relance mis en œuvre à la suite de la crise financière : « Le dispositif de pilotage retenu a privilégié l’efficacité d’exécution sur le système d’informations, ce qui rend complexe l’évaluation du plan de relance ». Rien n’a changé, il semble qu’on apprenne assez peu du passé…

Dans ces conditions, pensez-vous que l’impact spécifique du plan de relance pourra être un jour bien évalué ? Pourra-t-on véritablement tirer les leçons d’un dispositif qui aura mobilisé 100 milliards d’euros ?

Enfin, nous avions souligné l’insuffisante prise en compte de la territorialisation lors de la présentation du plan. Le Gouvernement a quelque peu déconcentré la gestion de certaines mesures.

Vous recommandez de publier au premier semestre de cette année un bilan d’ensemble du déploiement territorial des mesures. Nous ne pouvons que partager cette recommandation, car il faut mieux contrôler la mise en œuvre du plan de relance et, surtout, lui donner de la chair et une réelle visibilité au niveau local. Mais ce bilan d’ensemble peut-il être réalisé, si le suivi local n’est pas assuré dans tous les territoires de la même manière ni avec le même degré de précision ?

Par ailleurs, les collectivités territoriales ont été appelées à cofinancer des mesures, sous des formes très diverses d’un territoire à un autre. De quelle manière pourrait-on dresser un bilan de la participation des collectivités locales au plan de relance ?

En d’autres termes, arrivera-t-on à dresser un bilan consolidé du plan de relance, alors qu’aucune méthode organisée et précise n’a été définie au départ ? Quels seront les critères d’évaluation retenus : niveau d’investissement atteint, plus-value des crédits de relance, amélioration de la compétitivité, effet d’accélération, créations d’emploi ? Je crains que l’on ne rencontre quelques difficultés à obtenir une telle évaluation consolidée au niveau national, tous les territoires ne disposant pas des mêmes outils de suivi. Rien ne serait pire que de constater qu’un territoire a oublié dans la relance des espaces importants – je n’ose préjuger de leur caractère urbain ou rural. Il faudrait aussi examiner quelles filières auront été aidées, au regard des objectifs annoncés.

M. Claude Raynal, président. – Je salue votre proposition de clore le plan de relance en 2022.

Lors de l’anniversaire des vingt ans de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), j’ai fait observer que les plans successifs étaient « hors LOLF », avec une large liberté de manœuvre du Gouvernement au sein de ces enveloppes. On m’a répondu, fort logiquement, qu’une période de crise appelait des solutions de crise.

Mais les solutions de crise ne doivent pas être éternelles, ne serait-ce que pour ne pas mélanger tous les plans – nous ne sommes pas à l’abri d’un nouveau plan, à la suite des événements en Ukraine. À titre personnel, je trouve donc tout à fait judicieux de fermer le plan de relance en 2022.

Par ailleurs, je m’interroge sur le lien entre ce plan de relance et le taux de reprise de l’activité en 2021, dans une perspective internationale. A-t-on dépensé plus et fait mieux ? Notre forte reprise, de 7 %, est-elle à mettre en rapport avec le niveau du plan de relance ? La comparaison internationale des rythmes de reprise rapportés aux plans de relance contient-elle des éléments d’explication ?

Mme Sophie Taillé-Polian. – Les quartiers prioritaires de la politique de la ville ont-ils fait l’objet d’une évaluation particulière ? Nous nous souvenons que, à la suite de l’appel d’un grand nombre de maires issus de nombreux territoires et de familles politiques diverses, le Premier ministre a pris un engagement très fort en faveur de ces quartiers.

Or des moyens importants ont « atterri » sur ces territoires, mais sans finalités propres à ceux-ci. Ainsi, mon territoire a bénéficié de crédits au titre du fonds friches, mais ces sommes sont indépendantes de ses caractéristiques spécifiques.

Une évaluation particulière est-elle menée de cet objectif supplémentaire, ajouté in extremis sur pression des maires ?

M. Jérôme Bascher. – En fait de préparation du plan de relance, le Gouvernement a dit : je veux 100 milliards d’euros et les pleins pouvoirs, on crée une mission déconnectée de l’architecture de la LOLF et, peut-être, on vous rendra compte – heureusement, il y a la Cour des comptes pour nous éclairer. Du point de vue de l’autorisation parlementaire, c’est un peu court, surtout pour des sommes aussi considérables.

On me dira : la crise sanitaire était historique. Mais le plan de relance porte sur l’avenir. J’insiste : on n’a jamais autant nié l’autorisation parlementaire !

Ces 100 milliards d’euros, ce sont 100 milliards de dette, pour des effets de levier que vous semblez trouver modestes. Et pour cause : notre pays ayant l’un des taux de dépenses publiques les plus élevés au monde, il nous faut dépenser toujours plus pour obtenir un effet de levier minimal. C’est pourquoi nous avons un plan de relance qui paraît énorme par rapport à ceux de certains de nos partenaires européens, alors que nous sommes déjà les derniers de la classe en matière de trajectoire des finances publiques – vous l’avez suffisamment souligné dans vos fonctions actuelles, monsieur le Premier président, mais aussi dans votre fonction antérieure de commissaire européen.

Peut-on continuer à faire autant de plans de relance qu’on veut, qui sont autant de dette supplémentaire ?

M. Marc Laménie. – L’ampleur de ce plan est considérable, mais comment les fonds sont-ils géographiquement répartis ? Il serait intéressant d’avoir une idée précise de cette répartition, sans doute inégale, entre les différents territoires, en métropole comme en outre-mer.

Vous avez mentionné les investissements en direction du ferroviaire. C’est un sujet dont nous avons débattu juste avant votre audition, dans le cadre d’un contrôle budgétaire sur la situation et les perspectives financières de la SNCF. Les fonds consacrés aux infrastructures de réseau, même s’ils représentent plusieurs milliards d’euros, paraissent insuffisants par rapport aux besoins.

M. Christian Bilhac. – En ce qui concerne l’avenir, la situation actuelle commande la plus grande prudence. Il y a quelques semaines encore, on nous expliquait que tout allait mieux, que le Covid disparaissait, que notre économie se relevait dans les meilleures conditions. Et puis ce qui se passe en Ukraine aura des incidences financières dont nous sommes tous conscients. Dans ce contexte, faire des prévisions relève autant de la voyance que du savoir…

Vous avez insisté sur la nature forcément temporaire de ce plan de relance. Il est vrai qu’il faut concilier la nécessaire relance et le retour aux équilibres budgétaires.

Mais ce plan doit aussi être réactif, efficace. Or nombre de crédits se perdent en route. Ainsi, une part importante de la DSIL exceptionnelle n’a pas été consommée, parce que les communes et intercommunalités ont repoussé leurs travaux, à cause du flou sur les aides qu’elles pourraient obtenir – elles n’avaient de réponse qu’après le vote de leur budget.

J’ai également en tête un exemple personnel qui montre qu’il a fallu quatorze mois de rendez-vous et de compléments de dossier pour que, enfin, le dossier d’une rénovation énergétique soit retenu – mais pas encore approuvé. Il y avait de quoi devenir fou !

Il faut des contrôles, car l’État doit savoir où va l’argent ; mais entre contrôler et imposer des parcours du combattant, il y a un juste milieu à trouver.

M. Rémi Féraud. – En matière de territorialisation, l’information n’est pas la concertation. À Paris, le préfet de région nous réunit régulièrement par visioconférence, mais ce n’est pas de la concertation, plutôt de l’information. C’est mieux que rien, mais on est loin, très loin de la décentralisation. N’était-il pas possible qu’une part de ce plan soit vraiment décentralisée, notamment au niveau des régions ?

Par ailleurs, vous expliquez qu’il est difficile, aujourd’hui, d’apprécier le plan de relance dans son ensemble, faute d’information complète et détaillée. Mais pourra-t-on le faire un jour ?

En matière de contractualisation, le sentiment existe que c’est un peu à la tête du client. L’État a-t-il défini des critères objectifs ? Je n’ai pas eu ce sentiment.

Un bilan complet de la territorialisation est pourtant nécessaire, car il y va de l’égalité sur le territoire.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. – Notre rapport répond, pour l’essentiel, à vos réponses et remarques. Je le crois solide et vous engage à le lire.

Reste qu’il s’agit d’un bilan d’étape. En outre, beaucoup de réponses ne nous appartiennent pas ; c’est dans le dialogue avec l’exécutif qu’il faut les trouver.

La Cour des comptes ne se désintéresse pas du sujet : elle y reviendra, notamment dans les notes d’exécution budgétaire, mais aussi, sans doute, pour ce qui est de la territorialisation, à travers les travaux de la formation spéciale qui traite des finances locales.

Je répondrai d’abord aux observations faites par M. Husson, en miroir des nôtres ; il a ses propres jugements et ses propres expressions, mais sans aucun doute nous avons des points de convergence.

Oui, il faudra évaluer si le plan de relance a atteint sa cible. Nous contribuons à ce travail par ce rapport et nous continuerons de le faire. Le comité d’évaluation a aussi son rôle à jouer : sa première étude, publiée en octobre dernier, devrait être complétée.

Monsieur le président, vous trouverez à la page 19 de notre rapport des comparaisons européennes. Notre plan est comparable à ceux de nos principaux partenaires, hormis celui de l’Italie, plus important, mais qui bénéficie de financements européens sans comparaison aucune. Notre vitesse de décaissement est plus élevée, ce qui explique que l’objectif de relance a été atteint rapidement.

Des évaluations complémentaires sont attendues cette année. Le comité les présente comme complexes, notamment parce qu’il y a des interactions entre mesures et qu’il faut faire la part de l’incidence d’autres politiques publiques. Il faut veiller à ce que ces travaux se poursuivent.

La France doit recevoir 39,4 milliards d’euros de la Facilité européenne pour la reprise et la résilience. Je le répète : ces versements sont conditionnés à l’atteinte de 175 cibles et jalons de performance, ce qui rend nécessaire un dispositif d’audit et de contrôle interne. Nous recommandons la mise en place de moyens propres à assurer le respect des exigences relatives au contrôle interne et à l’audit des fonds européens, sans quoi nous ne bénéficierons pas de l’intégralité des financements européens.

Plusieurs mesures rencontrent un grand succès ou ont fait naître des attentes non satisfaites. Certaines ont déjà été prolongées ; c’est d’ailleurs parfois nécessaire à leur efficacité. D’autres ne peuvent pas être interrompues brutalement, comme le renforcement des effectifs pour le service civique.

Mais, globalement, nous appelons à la vigilance sur les pérennisations. Un plan de relance est par nature temporaire, et les finances publiques doivent retrouver une trajectoire compatible avec la soutenabilité de la dette, même si d’autres initiatives restent sans doute à prendre. À cet égard, le ministre des finances a dit ce matin qu’un nouveau plan de relance massif n’était pas justifié et risquait d’alimenter les risques de stagflation : je partage cette analyse. Certaines dépenses peuvent être assumées aussi au niveau européen : je pense au nouveau fonds de résilience et au fonds pour la défense – il en sera question demain au Conseil européen de Versailles.

S’il apparaît souhaitable de prolonger certaines mesures, il faut le faire dans le respect de la trajectoire de dépense qui sera définie dans la prochaine programmation des finances publiques.

Des mesures bénéficient directement aux collectivités territoriales, pour plus de 10 milliards d’euros : 4,2 milliards d’euros de compensations de pertes de recettes, 2,5 milliards d’euros de soutien à l’investissement public local et 3,7 milliards d’euros de mesures sectorielles. Je comprends que vous souhaitiez aller plus loin.

Madame Taillé-Polian, notre rapport ne comprend pas d’analyse particulière sur les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Un autre rapport, de la cinquième chambre, porte sur cette question. Il s’agit, en effet, d’une dimension qui peut être intégrée au bilan territorialisé que nous appelons de nos vœux. Mais c’est au Gouvernement de le faire.

Plusieurs remarques vont dans le même sens, dont celles du sénateur Féraud.

Les 4 milliards d’euros alloués à la SNCF étaient déjà prévus dans la trajectoire pour la modernisation des équipements de SNCF Réseau. Nous n’avons pas examiné si ce montant est suffisant.

En effet, monsieur le président, ce plan est hors LOLF. La mission « Plan de relance », qui regroupe des éléments divers, constitue une entorse au principe de spécialité budgétaire. Il faudra rentrer dans les clous du point de vue de l’organisation des finances publiques. Je ne peux pas plaider pour une meilleure gouvernance et ne pas souligner ce point.

Sur la répartition géographique des fonds, je n’ai pas suffisamment d’éléments pour vous répondre. Le bilan territorial que nous souhaitons doit être réalisé.

On ne peut pas dire que le plan de relance n’a pas eu d’effets. Ce qui est exact, c’est qu’il est difficile de distinguer précisément ses effets dans le rétablissement de la situation économique, réalisé avant le déploiement du plan. D’autres facteurs y ont contribué, à commencer par les mesures d’urgence. Mais ce rétablissement doit aussi à l’amélioration de la situation économique mondiale.

Reste qu’il y a eu des effets réels du plan. C’est à travers une analyse de politiques publiques qu’on pourra le mieux les mesurer.

Les travaux d’évaluation doivent donc être poursuivis, sous diverses modalités. La Cour des comptes contribuera à certaines d’entre elles. Ce rapport réalisé à votre demande fait œuvre utile, comme bilan d’étape.

M. Claude Raynal, président. – Ma question sur les comparaisons européennes portait, selon une approche pragmatique, sur la corrélation entre l’argent dépensé et les résultats obtenus. Cette analyse peut englober le plan de relance et le plan de soutien. En d’autres termes, la reprise de 7 % est-elle exceptionnelle alors que nous avons fait les mêmes efforts qu’ailleurs, ou résulte-t-elle du fait que, en proportion, nous avons injecté plus d’argent ? Peut-être est-il trop tôt pour le dire.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. – En effet, il est trop tôt. Ce que nous pouvons dire, c’est que notre plan a été diligent, peut-être plus que dans d’autres pays. L’Italie va assez vite aussi, et assez fort – 200 milliards d’euros, avec une forte participation européenne.

M. Christian Charpy, président de la formation interchambres. – Le plan italien est massif, mais repose assez largement sur des emprunts. Nous avons fait le choix de subventions.

Nous nous sommes demandés s’il est possible d’arrêter le plan de relance en considérant l’objectif de relance comme atteint. Nous avons conclu que ce n’est pas possible : le train est lancé, il faut aller au bout de l’engagement des sommes annoncées. En revanche, les mesures qui n’atteignent pas leur cible doivent être arrêtées.

La mission « Plan de relance » n’est pas « lolfienne », c’est certain. Pour autant, nous ne condamnons pas ce dispositif, à condition qu’il soit exceptionnel. Comment aurait-on fait autrement ? On aurait disséminé les crédits de relance dans les missions budgétaires, avec un risque élevé de saupoudrage des crédits et de pérennisation des mesures.

Sur ces deux questions, après avoir pensé être un peu plus raides, nous avons considéré qu’il valait mieux aller jusqu’au bout, à condition d’arrêter cette mission rapidement.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. – La Cour des comptes est donc ferme, mais pas raide…

M. Claude Raynal, président. – Nous prenons note de ces nuances…

La commission autorise la publication de l’enquête de la Cour des comptes ainsi que du compte-rendu de la présente réunion en annexe à un rapport d’information du rapporteur spécial Jean-François Husson.

Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 20.