Mardi 21 mars 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition de M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, MM. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine, Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France, et des docteurs Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU) et Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (SYNPREFH)

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux par une audition conjointe des représentants de plusieurs organismes représentatifs de la profession de pharmacien, maillon incontournable et central de la chaîne d'approvisionnement du médicament.

Les pharmaciens étant, par définition, en première ligne face au problème des pénuries de médicaments essentiels, nous savons que vous n'avez pas attendu l'intervention des pouvoirs publics pour vous organiser en ce domaine. Pour n'en donner qu'un seul exemple, la plateforme DP-Ruptures, mise en place par votre profession, fête cette année son dixième anniversaire. Depuis lors, les pénuries vont crescendo.

Nous avons recueilli, jusqu'à présent, les constats et les recommandations des acteurs publics de la régulation du médicament - la Haute Autorité de santé (HAS), l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le Comité économique des produits de santé (CEPS), la direction générale de la santé (DGS), la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) -, ainsi que d'un certain nombre de prescripteurs et d'experts, notamment d'économistes, de la Cour des comptes, de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et du Conseil général de l'économie (CGE).

Il nous est particulièrement précieux aujourd'hui de bénéficier de votre recul et de l'expérience très concrète que vous tirez des situations que vous rencontrez au quotidien, afin de vérifier la convergence ou la divergence de vos analyses et préconisations avec celles que nous avons entendues au fil de nos auditions précédentes.

Sont présents autour de la table : M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie, Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens, accompagnée de M. Philippe Coatanea, vice-président, M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (Uspo), M. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), accompagné de M. Denis Millet, secrétaire général, le docteur Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires (SNPHPU), et le docteur Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux (Synprefh).

Je vais vous céder à chacun tour à tour la parole pour un propos introductif de cinq minutes, temps de parole liminaire que je vous serais reconnaissante de ne pas dépasser, car vous êtes nombreux à avoir répondu à notre invitation, ce dont nous nous félicitons. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

À l'issue de l'audition, nous vous adresserons un questionnaire complet auquel nous vous demanderons de répondre par écrit avant le 7 avril prochain.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Bonnemain, Mme Carine Wolf-Thal, M. Pierre-Olivier Variot, M. Philippe Besset, M. Philippe Meunier et Mme Élise Remy prêtent serment.

M. Bruno Bonnemain, président de l'Académie nationale de pharmacie. - L'Académie nationale de pharmacie est placée, comme l'Académie de médecine, sous la protection du Président de la République et compte environ 500 membres.

La pénurie de médicaments est un sujet que nous suivons depuis 2011. Nous avons rédigé un rapport en 2018, publié juste avant celui du Sénat, et nous avons publié la semaine dernière un Livre blanc sur le sujet, qui vous a été transmis.

Les causes des pénuries sont bien connues : l'augmentation de la demande mondiale - de 5 % à 10 % par an - ; la baisse excessive des prix de certains produits ; la délocalisation, conséquence du point précédent et de problèmes environnementaux ; les appels d'offres hospitaliers et le manque d'une politique de long terme sur le médicament propre à constituer un guide pour tous les acteurs. Nous avons une gestion à court terme de la pénurie.

Notre première recommandation est de lister les médicaments indispensables ; le Gouvernement y travaille d'ailleurs activement. Le rapport de l'Igas et du CGE sur les ruptures d'approvisionnement a proposé une méthode pertinente pour identifier 100 à 200 molécules à suivre de près. Avec une liste restreinte, on pourra appliquer plus précisément les mesures législatives, réglementaires et économiques.

Notre deuxième recommandation est d'analyser les enjeux économiques sur les produits indispensables. En dessous d'un certain prix, on voit apparaître des ruptures ; il faut prendre en compte cet aspect et examiner les problèmes économiques. Toutefois, les problèmes économiques, ce n'est pas que le prix, ce sont aussi l'investissement et les taxes ; je pense en particulier à la clause de sauvegarde inscrite dans la loi de financement de la sécurité sociale, qui pénalise aussi les produits anciens.

Il faut également revoir la gouvernance, afin d'instaurer une véritable coordination entre tous les ministères. Aujourd'hui, la direction générale des entreprises (DGE) s'occupe des matières premières et la DGS des produits finis ; ce n'est pas adapté. Il faudrait une coordination interministérielle rattachée au Premier ministre. De même, il faut une coordination à l'échelon européen. L'Union européenne a beaucoup évolué sur cette question depuis deux ans, notamment l'EMA - l'Agence européenne des médicaments -, mais il manque une coordination avec la France.

Par ailleurs, les « méga-appels d'offres » hospitaliers conduisent à ne retenir qu'un seul fournisseur, ce qui met l'approvisionnement en risque. Beaucoup de pays ont changé de méthode en retenant plusieurs fournisseurs pour un produit. Il faut en outre tenir compte des productions françaises et européennes, favoriser les circuits courts, ce qui ne fait pas partie des critères des appels d'offres. On peut également s'intéresser aux dates de péremption ; la Food and Drug Administration (FDA) américaine a proposé de repousser cette date pour certains médicaments. Il convient enfin de diminuer les livraisons en urgence, qui désorganisent l'industrie.

Enfin, je veux évoquer les outre-mer, où la situation est encore pire : ces territoires souffrent de la distance par rapport à la métropole. À Mayotte, où il faut 120 à 180 jours pour disposer des produits, la situation devient critique : elle est liée au transport maritime, mais surtout aérien, car les médicaments ne sont pas considérés comme prioritaires.

On peut envisager quelques mesures complémentaires : allonger les péremptions des produits finis, renoncer aux notices papier, inutiles dans les hôpitaux, éviter les particularités locales de conditionnement, chaque pays ayant ses règles - pour les produits indispensables, il faudrait un conditionnement européen -, et élargir l'objectif de la sérialisation, pour suivre les stocks à l'échelon européen.

Mme Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens. - Je souscris à tous les propos de M. Bonnemain.

Je représente l'ordre des pharmaciens, donc l'ensemble des métiers de la pharmacie : industriels, grossistes-répartiteurs, officinaux et hospitaliers, ainsi que la biologie médicale. Ma contribution est préparée par l'ensemble des métiers de la chaîne. Le vice-président qui m'accompagne est ancien président d'un grossiste-répartiteur, donc il pourra répondre à vos questions sur ce secteur.

Le sujet des pénuries empoisonne les Français. Il faut trouver des solutions, car la situation est source d'angoisse et de rupture d'égalité, donc de pertes de chances.

Aujourd'hui, les pharmaciens dispensateurs gèrent les ruptures, font au mieux pour compenser ou substituer, mais ils n'ont pas de plan pour empêcher les ruptures à la source. Je ne retrace pas toutes les causes qu'a exposées M. Bonnemain, mais il faut les analyser et mieux gérer les pénuries.

Le traitement des causes ne peut passer que par une stratégie européenne, voire mondiale. L'économie du médicament est mondialisée ; adopter des solutions « franco-françaises » sans tenir compte du contexte international ne servirait à rien ; cela ne ferait qu'imposer aux acteurs français des contraintes n'existant pas ailleurs. Il faut prendre en compte le contexte mondial pour agir à la source et empêcher les pénuries.

En revanche, à l'échelon national, on peut améliorer la gestion des pénuries et limiter leurs effets pour les patients. Nous le faisons collectivement depuis des années ; vous avez cité le DP-Ruptures, qui permet un meilleur échange d'informations, mais on peut aller plus loin dans le partage d'informations, à tous les maillons de la chaîne.

D'abord, la transmission d'informations est essentielle entre l'industriel, le grossiste et l'officinal pour connaître l'état des ruptures. La liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) existe, mais n'est pas connue des dispensateurs ; il serait utile qu'elle le soit. Les dispensateurs doivent en outre mieux connaître les contraintes qui pèsent sur les industriels et les grossistes-répartiteurs.

Certains monopoles entraînent en outre des pénuries. Lorsqu'il n'existe qu'une seule molécule, fournie par un fabricant pour toute la France, et que ce médicament est en rupture, cela crée des difficultés. Il faut éviter les situations monopolistiques. On pourrait également imaginer de renforcer le caractère obligatoire du DP-Ruptures, car rien n'oblige les industriels à s'y abonner et à déclarer leurs ruptures aux dispensateurs.

Pour les distributeurs et les exploitants, la communication sur toute la chaîne est à améliorer. Je vous proposerai par écrit des solutions très concrètes dans ce domaine.

Par ailleurs, certaines solutions sont négligées, comme la possibilité de faire des préparations spéciales, à l'hôpital et en officine. On a permis récemment aux officinaux de préparer l'amoxicilline, mais il faut aller plus loin et plus vite, ouvrir cette solution rapidement, dans les jours ou les semaines suivant l'apparition de la rupture. Actuellement, l'autorisation est accordée trop tard : il faut des semaines, voire des mois pour pouvoir substituer une préparation à un médicament. Aujourd'hui, c'est très compliqué réglementairement, alors que pour un pharmacien, c'est très simple à faire.

Je souscris aux propos tenus sur l'outre-mer ; c'est valable dans tous les territoires. Le fret de médicaments doit pouvoir être une priorité.

Sur l'Europe, les choses vont dans le bon sens, avec le plan de prévention des pénuries. La feuille de route de la DGS s'inscrit dans ces travaux.

Pour lutter contre la cause des pénuries, il faut une stratégie internationale. Pour gérer les pénuries, il faut améliorer la communication tout au long de la chaîne et aider les dispensateurs à gérer la rupture.

M. Pierre-Olivier Variot, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine. - Les ruptures ne concernent pas que les molécules généralement citées - amoxicilline, paracétamol ou corticoïdes -, elles concernent beaucoup de molécules. On compte près de 4 000 médicaments en rupture et cela touche aussi des anticancéreux, des antalgiques, des antihypertenseurs, etc.

Je veux insister sur les conséquences de ces pénuries. En pharmacie, on passe six à douze heures par semaine à chercher des molécules. À l'échelon européen, ce temps est estimé à sept heures, ce qui montre que les ruptures sont plus importantes en France. Les conséquences pour les patients sont l'inquiétude, le stress, la colère, des pertes de chances, l'incompréhension, voire la non-observance du traitement pour étaler la consommation de leur médicament sur une durée plus longue.

Les causes des pénuries sont multiples. Elles ont été parfaitement décrites par M. Bonnemain, je n'y reviens donc pas.

Les exportations parallèles - la possibilité pour certains industriels d'exporter en Europe des médicaments destinés au marché français - appauvrissent nos stocks.

Les industriels ont parfois tendance à vendre, dans le cadre de politiques commerciales douteuses, leurs produits directement aux officines, sans passer par les grossistes, au travers d'un circuit plus long et plus complexe pour le pharmacien, alors que le grossiste est plus proche.

Je veux à mon tour insister sur le problème des appels d'offres. Vous avez écarté ce risque dans le dernier PLFSS, c'était très bien. Tous les pays qui ont utilisé ce système d'approvisionnement ont connu des ruptures. Dans certains pays, on doit passer des appels d'offres tous les quinze jours, c'est ingérable.

Quelles solutions envisager pour mettre fin aux ruptures ? Il faut impérativement avoir plus de transparence sur toute la chaîne du médicament. Il faut pouvoir justifier toute rupture à tout moment. Cet hiver, quand il y a eu des ruptures, le discours était opaque, on ne comprenait pas ce qu'il se passait. La transparence permet de comprendre la rupture et de l'éviter à l'avenir. On nous disait chaque fois que les molécules étaient produites et envoyées, mais on ne savait pas où elles étaient ; on savait seulement qu'elles n'étaient pas à l'officine ni chez nos patients. C'était anxiogène : les mères qui avaient une prescription pour un traitement antibiotique, du Doliprane, un antitussif et de la cortisone repartaient les mains vides... Cette opacité entraîne une perte de confiance sur toute la chaîne. Il faut la restaurer et cela passe par la transparence. On a commencé à le faire avec l'ANSM et cela a permis de débloquer peu à peu les situations.

Il faut renforcer le DP-Ruptures, formidable outil mis à disposition par l'ordre, en l'étendant aux industriels et aux grossistes, afin d'identifier le lieu de la rupture.

Les industriels doivent anticiper les besoins. Ils nous expliquent que l'épidémie de cet hiver a été forte. Certes, mais c'était prévisible : nous étions confinés ces deux dernières années ! Et nous retrouvons cette année peu ou prou les chiffres d'il y a trois ans...

Nous demandons également de renforcer le bon usage des médicaments. On a la possibilité de faire des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod) afin d'empêcher les mésusages, notamment des antibiotiques. Il y a, par exemple, des Trod d'angine, qui ne sont pas assez déployés. Aux Pays-Bas, l'emploi des Trod a permis de diminuer de 40 % la consommation d'antibiotiques. En période de pénurie, c'est intéressant.

À plus long terme, il conviendra de réindustrialiser la France, y compris dans l'industrie de médicaments, car, plus le circuit est court, plus il est facile de s'approvisionner.

En cas de pénurie, il faudrait pouvoir fermer certains canaux, notamment la dispensation sur internet, qui ne permet pas de gérer les volumes, et réserver les circuits aux grossistes.

Il faut promouvoir les préparations magistrales, cela a été dit. D'ailleurs, le terme ne convient pas, car les préparations magistrales sont destinées à un patient. Il faudrait pouvoir proposer une préparation déjà prête. Pour cela, il nous faut une base réglementaire autorisant à avoir la préparation en avance à l'officine. Il nous faudrait également un tableau d'équivalence permettant de remplacer telle molécule en rupture par une autre, en prévenant le médecin, mais sans son accord, puisque le tableau existerait a priori. Cela permettrait en outre d'économiser du temps médical.

Enfin, quand on doit reconstituer les stocks, il faut commencer prioritairement par les officines, puis les reconstituer chez les grossistes et en dernier lieu chez les industriels, et non l'inverse, comme on l'a fait cet hiver.

On ne doit pas s'habituer à vivre avec les ruptures. Nous devons en sortir.

M. Philippe Besset, président de la Fédération des pharmaciens de France. - Beaucoup de choses ont déjà été dites.

Le principal, c'est la transparence de l'information. Il faut avoir une vision claire et prospective du besoin en médicaments, notamment sur les 200 molécules essentielles qui seront listées par le ministère de la santé. En effet, sans connaître le besoin, on a du mal à agir et à trouver les bonnes politiques pour prévenir les ruptures.

Je souhaite fournir quelques données chiffrées. Cette année, les ruptures ont concerné les enfants, ce qui a ému la population. Pourtant, on a consommé beaucoup de médicaments pédiatriques. On a consommé plus de 11 millions de boîtes d'amoxicilline pédiatrique, contre 9 millions au cours d'une année normale, comme 2019, et 33 millions de boîtes de Doliprane pédiatrique, contre 26 millions l'année dernière.

Pour que vous compreniez bien le problème, je prendrai l'exemple de la vaccination antigrippale. Nous avons potentiellement, chaque année, 30 millions de personnes à vacciner contre la grippe. Chaque année, nous devons nous demander, au mois de mars ou avril, combien de vaccins nous devons commander, et nous en commandons à peu près 17 millions. En réalité, on vaccine un peu plus de la moitié de la population cible, à savoir 15 millions de personnes. Il y a trois ans, nous avons vacciné près de 18 millions de personnes. Nous étions en rupture, parce que nous avions commandé, comme chaque année, 17 millions de doses. Il a fallu qu'on aille chercher les doses manquantes en Allemagne et dans d'autres pays. Tout se base sur les prévisions.

Il en va de même pour tous les médicaments. On doit savoir de combien de médicaments on a besoin par classe. Il y a deux solutions au niveau industriel. La première consiste en l'existence d'un stock de sécurité, qu'il faut gérer en bon père de famille, pour qu'il ne soit pas détruit. Or, depuis deux ans, on détruit des vaccins antigrippe : on en a commandé plus à la suite de cette année de pénurie. C'est donc un gaspillage. La seconde solution est l'agilité dans la production : il s'agit de pouvoir agir de façon très rapide quand on constate une rupture afin de pouvoir remettre les médicaments à disposition. Bien évidemment, cette agilité est meilleure si la fabrication se fait sur le sol national ou européen. Imaginons que la production soit à l'échelle globale : il serait impossible de demander du jour au lendemain à nos amis chinois ou indiens de s'occuper prioritairement de notre marché !

Je suis tout à fait d'accord avec Mme Wolf-Thal : ce que nous faisons, nous, pharmaciens, c'est de la gestion - de la gestion de crise, de pénurie. Nous avons besoin, pour gérer au mieux, de l'information. Sur ce plan, les pouvoirs publics nous doivent une information meilleure que celle dont nous disposons aujourd'hui - nous y travaillons actuellement. Nous devons savoir si le produit va revenir dans trois jours, dans une semaine, dans un mois ou dans un an. En effet, on n'agit pas de la même façon avec les patients qui sont en face de nous suivant l'information dont on dispose. Si l'on sait que le produit va être disponible dans trois jours, on dira à la personne d'attendre. Sinon, on travaille autrement...

Il a été question du bon usage. Il faut renforcer la pertinence de la prescription ainsi que la potentielle vérification de l'adéquation de la prescription par le pharmacien. Les dispositifs comme les Trod permettent de s'assurer que le médicament est pris à bon escient, donc d'en limiter, par le bon usage, la consommation.

Enfin, dans le cadre du Plan blanc qui est actuellement à l'étude au ministère de la santé pour lutter contre les ruptures, il faut accorder aux pharmaciens le droit de substitution sur une liste préétablie par l'ANSM. Celui-ci se déclencherait avec la mise en oeuvre de ce Plan blanc. Par exemple, nous avons actuellement des difficultés avec les corticoïdes. Nous savons qu'il est tout à fait possible de substituer la prednisone par la prednisolone et inversement, et nous avons alternativement l'une et l'autre dans nos stocks en fonction des approvisionnements. Il serait assez simple de dire que ces produits sont substituables lorsque le Plan blanc pénurie est déclenché.

Je reprends les cinq points clés : l'information transparente du régulateur et, au plus près du terrain, du pharmacien - c'est la base - ; le stock de départ, pour pouvoir faire face dans les premiers jours ; l'agilité de la production ; le bon usage ; la gestion de crise, avec la substituabilité.

M. Philippe Meunier, président du Syndicat national des pharmaciens, praticiens hospitaliers et praticiens hospitaliers universitaires. - J'essaierai de ne pas répéter ce qui a déjà été dit. Nous souscrivons à de nombreux items qui ont été évoqués.

S'agissant du détournement des moyens pharmaceutiques, dans une équipe hospitalière, par exemple, on essaie de trouver des solutions dans la gestion de cette pénurie, qui n'est pas une crise - il faut, de fait, apprendre à vivre avec.

Par exemple, au centre hospitalier régional universitaire de Tours, où je travaille, un équivalent temps plein (ETP) de pharmacien cherche, tous les jours, des solutions de gestion pour faire face aux tensions d'approvisionnement et aux ruptures de stocks de médicaments et dispositifs médicaux.

Ce n'est pas l'objet de la réunion d'aujourd'hui, mais la question des dispositifs médicaux, en particulier pour les établissements de santé, est également particulièrement importante. Dans les deux cas, cela concerne un certain nombre de produits dits « matures », notamment de produits qui concernent la réanimation, l'anesthésie, les urgences. Il ne faut vraiment pas l'oublier. Il faudrait essayer de trouver une forme de cohérence dans la gestion des deux types de produits de santé.

L'obligation de constituer un stock de deux mois pour les fournisseurs pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur est-elle respectée ? Comment la contrôle-t-on ? Existe-t-il un bilan des sanctions prononcées contre les industriels ? Ces sanctions sont-elles effectives ?

On peut s'interroger sur l'opérationnalité de cette fameuse liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Au-delà peut-être de l'ANSM, je pense que cette liste doit être élaborée en collaboration ou avec les sociétés savantes, en fonction des indications - on en revient à la recherche d'alternatives -, et non pas forcément d'une classification chimique ou de leur dénomination commune internationale. La liste devrait, en effet, permettre de s'orienter vers des alternatives validées par les sociétés savantes. C'est d'ailleurs ce qu'elles ont fait en partie, avec la Société française d'anesthésie et de réanimation (Sfar) notamment, au moment de la covid. Cette liste devrait sans doute intégrer les antidotes - ce n'est pas un détail. Dans l'hôpital pédiatrique où je travaille, nous rencontrons des difficultés pour certaines maladies métaboliques.

S'agissant des propositions complémentaires, il va falloir clarifier qui fait quoi. Il y a un comité de pilotage ministériel, des groupes de travail de la direction générale de l'offre de soins (DGOS), de l'ANSM... Il faudra, un jour, simplifier un peu l'opérationnel et rendre plus lisibles les différents organes de proposition, de décision et de suivi. Il faudrait quelque chose de transversal, qui soit fonctionnel et moins technocratique.

La production de matières premières, de médicaments ne doit sans doute pas être gérée uniquement au niveau national, loin de là. Je pense qu'il faut accélérer la recherche de solutions au niveau européen. Cela commence à être fait.

Il faut donner les moyens à Santé publique France d'aider vraiment, quitte peut-être à créer un établissement pharmaceutique national pour la recherche de ressources et de solutions de fabrication et de production in situ, en Europe en particulier. On en revient à la cartographie, précédemment évoquée : où sont les médicaments ? Qui peut produire ? Qui peut faire ?

Je ne reviens pas sur l'interdisciplinarité et « l'interministérialité ».

Sur la déclaration des tensions d'approvisionnement, est-ce DP-ruptures qui doit être généralisé ? Il faudrait vraiment que l'on ait une plateforme unique de déclaration, avec une standardisation des messages. En effet, il faut avoir une information le plus en amont possible sur les tensions d'approvisionnement et leur qualité. De fait, on ne traite pas une rupture de quelques jours de la même manière qu'une longue tension à venir !

La sérialisation - c'est une proposition que nous avions faite - pourrait peut-être nous aider à cette transmission de l'information et de connaissance des stocks, avec peut-être une forme de régionalisation de cette cartographie. Tout cela nécessite des moyens informatiques. Or vous savez que, dans nos hôpitaux, nos logiciels sont un sujet, et personne ne se parle beaucoup ! Pardon de sortir ma casquette syndicale, mais je regrette que le Ségur du numérique n'ait pas abordé ce point.

En effet, il faut sans doute qu'il y ait une certaine transparence des coûts, notamment de la part de l'industrie. Mais cela veut dire aussi qu'il ne faut pas que l'innovation thérapeutique soit le seul financement de l'industrie, ce qui veut dire qu'il faudra, derrière, revoir un certain nombre de déterminations de prix.

Je ne reviens pas sur la nécessité d'arrêter les injonctions contradictoires. On en revient toujours à nos problèmes de non-transversalité, mais il est vrai que la préoccupation de faire des économies sur les produits de santé exprimée chaque année en loi de financement de la sécurité sociale entre en contradiction avec la nécessité de répondre aux besoins croissants de la population en termes de santé publique. C'est un serpent qui se mord la queue.

Il faut sans doute arrêter les baisses de prix par classe thérapeutique. Faut-il sortir les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur de la clause de sauvegarde, qui consiste dans le versement d'une contribution à l'assurance maladie par les laboratoires lorsque leur chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France croît trop rapidement ? On peut, en effet, se poser la question.

La massification à outrance des achats n'aide sans doute pas à trouver des solutions ; on atteint les limites. La situation est peut-être encore pire pour les dispositifs médicaux. Ne faut-il pas se poser la question d'une régionalisation des achats pour les établissements de santé ? Cela permettrait peut-être aussi d'avoir une cohérence sur un territoire.

Pardon de finir sur une note un peu iconoclaste, mais pourquoi ne pas fixer un prix national des médicaments hospitaliers, comme pour les médicaments dispensés en ville ?

Faut-il se poser la question de l'allongement des brevets ? Je ne sais pas si c'est possible.

Mme Élise Remy, membre du conseil d'administration du Syndicat national des pharmaciens des hôpitaux. - Je ne reviendrai pas sur le contexte. On l'a dit, la mutualisation des achats, dans les hôpitaux, conduit parfois à des situations de quasi-monopole. Il y a peu de fournisseurs pour de vieilles molécules, et la délocalisation de productions de matières premières n'aide pas à gérer les pénuries.

On a, en fait, dans nos pharmacies à usage intérieur (PUI), énormément de ruptures. Les causes sont hétérogènes, et la criticité également : les ruptures peuvent toucher des médicaments d'urgence, comme la Métalyse, qui permet de faire la thrombolyse en cas d'infarctus du myocarde. Cela pose un vrai problème dans les véhicules des services mobiles d'urgence et de réanimation (Smur), par exemple. Les ruptures concernent aussi des molécules avec un impact thérapeutique majeur, comme le Nulojix, qui est utilisé dans la prévention du rejet de greffe. On ne peut plus instaurer un traitement chez de nouveaux patients, et il est déjà très compliqué de se procurer les traitements pour les patients en cours.

On n'a pas du tout parlé d'une autre façon de gérer les ruptures, qui est le contingentement par les industriels. Ce contingentement n'est pas simple. Il est certain qu'il est préférable d'avoir un peu que pas du tout, sauf que l'on arrive à des situations compliquées, où l'on est obligé de prioriser les patients. C'est très compliqué pour les médecins, mais aussi pour nous, avec des patients qui sont souvent en panique.

On parle peu de la Lévofloxacine, dont la pénurie peut être vraiment inquiétante pour les infections ostéo-articulaires, puisque l'on n'a pas vraiment d'alternative à ce médicament, qui a une bonne pénétration osseuse. Au reste, c'est un traitement long - de quatre à six semaines.

Les pénuries concernent aussi des médicaments de base, comme les dosettes de chlorure de sodium. D'ailleurs, le laboratoire qui le fabrique est en France, ce qui prouve bien que la relocalisation de la production en France n'est pas toujours la solution...

Je veux aussi insister sur un risque iatrogénique, qui est important dans les services de soins. À force de changer les dosages et les molécules, surtout quand celles-ci sont un peu complexes, on peut arriver à des erreurs de prescription et d'administration. Cela demande beaucoup de vigilance de la part de tous les soignants. Je trouve que l'on n'en parle pas assez. D'ailleurs, les médecins qui ne peuvent pas appliquer les protocoles thérapeutiques élaborés et validés dans les établissements ne sont pas très contents.

Dans l'hôpital où j'exerce, on a également un équivalent temps plein pour gérer les ruptures de dispositifs médicaux, mais la situation est plus complexe en raison de la dépendance des opérateurs, qui fait qu'une pince de bloc ne va pas pouvoir être substituée aussi facilement qu'un médicament.

On a un vrai problème de visibilité sur les causes et, surtout, sur la durée des ruptures. C'est un vrai souci, parce que l'on ne peut rien anticiper. En fait, c'est quand on voit que l'on n'a pas la commande que l'on se dit qu'il y a un problème... Nous ne sommes jamais prévenus, alors que les industriels sont au courant. Il faut attendre de parvenir à les joindre pour avoir l'information. Et chaque pharmacien, dans chaque PUI, fait la même chose ! Souvent, on nous répond que le délai est indéterminé, mais c'est un vrai souci parce que l'on ne sait pas quoi répondre aux médecins et aux patients qui viennent en rétrocession - cela touche parfois aussi les produits de rétrocession.

Le manque de transparence est vraiment crucial.

J'ajouterai aussi le manque de réactivité : une fois que les stocks sont reconstitués, on ne comprend pas pourquoi ils n'arrivent pas plus vite jusqu'aux utilisateurs. Lors de réunions avec l'ANSM, les laboratoires nous ont dit qu'il n'y avait plus de problème de rupture d'amoxicilline. Sauf que nous, on a toujours ce problème ! On ne comprend pas pourquoi on ne peut pas être plus réactif une fois que les stocks sont reconstitués.

L'ANSM dresse une liste des ruptures, mais celle-ci n'est pas exhaustive. Cela nous pose problème.

Les ruptures sont très chronophages pour les pharmaciens.

En outre, le dépannage, dans les hôpitaux, entraîne souvent un surcoût, qui peut être assez monumental pour certaines molécules : comme tout le monde cherche une solution, le laboratoire qui peut dépanner fait monter les prix, ce qui est logique. Dans les marchés publics hospitaliers, théoriquement, le fournisseur qui est titulaire du marché doit payer la différence. Mais on ne reçoit que des courriers nous disant que, avec les problèmes de la covid, de surcoût, de transport, etc., on ne saurait la leur réclamer. Par conséquent, le surcoût reste à la charge des établissements, dont beaucoup, je le rappelle, ne sont pas en grande santé financière.

Nous sommes aussi pas mal sollicités par la ville, qui est aussi en rupture. Parfois, l'hôpital est en rupture un peu après la ville. Des patients nous appellent parce qu'ils ont fait le tour de plusieurs officines, sans succès. Ce n'est pas encadré du tout, et on ignore si l'on peut faire des rétrocessions. De toute façon, on n'a pas tellement de stock...

Quelles améliorations ? Nous l'avons déjà dit, il faut une meilleure transparence. Je crois que c'est le mot clé.

Il faut également une meilleure réactivité de la chaîne logistique. Pendant la crise de la covid, des stocks d'État ont été constitués. C'est très bien, sauf que, à un moment où l'on avait besoin de curare, il n'y en avait plus, parce que l'État avait réquisitionné les stocks de laboratoires, si bien qu'il y a eu un moment vraiment critique, où il n'y avait plus rien dans nos hôpitaux, et c'était vraiment compliqué pour les réanimateurs.

On a déjà parlé de la liste des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Elle est importante. En revanche, il faut qu'elle soit exhaustive et régulièrement mise à jour, ce qui n'est pas toujours le cas.

Nous aimerions qu'il y ait des propositions validées par les sociétés savantes sur les switchs ou encore les antibiotiques, mais pas seulement. Ce serait tout de même bien que l'on puisse avoir une information descendante, validée, qui mette un terme à cette situation où chacun, dans son hôpital, se pose la même question.

Je ne crois pas trop à la fin de la rupture maintenant. On pourrait déjà essayer d'améliorer les choses à court terme. Il est vrai qu'il y a le DP-ruptures, mais il n'est pas encore très implanté à l'hôpital. Il faudrait vraiment, quelle que soit la base de données, qu'elle soit centralisée, avec des laboratoires, des industriels qui jouent le jeu. Une petite start-up, MaPui Labs, a produit un logiciel, Hospistock, pour essayer de trouver des solutions ; 1 000 PUI y sont connectés, et seulement 11 laboratoires. Cela montre qu'on est loin de l'envie d'avoir une transparence...

Sur le moyen terme et le long terme, il faut vraiment développer le bon usage des produits de santé. La consommation d'amoxicilline est tout de même deux fois supérieure en France à ce qu'elle est dans les autres pays européens ! Celle de paracétamol est trois fois supérieure. Ce n'est pas normal. Il est vraiment nécessaire de travailler aussi sur ce point. En France, la surconsommation est à la mode. On a un symptôme, on veut un médicament.

Surtout, j'aimerais alerter sur l'observance, mais aussi sur l'automédication. Quand on fait des sensibilisations en iatrogénie auprès des patients, beaucoup nous disent garder les boîtes précieusement pour avoir ce qu'il faut dans le placard s'ils ont les mêmes symptômes et n'obtiennent pas de rendez-vous chez le médecin. Certains écourtent même leur traitement pour s'en garder un peu pour la prochaine fois... C'est un vrai problème, et je pense qu'il faut faire une vraie campagne de communication à ce sujet.

Évitons les prescriptions inutiles. La stratégie nationale 2022-2025 de prévention des infections et de l'antibiorésistance nous dit que 50 % des antibiothérapies sont inutiles ou inappropriées. Cela pose tout de même question.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup pour ces propos liminaires, déjà très complets.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez déjà répondu à nombre de questions que l'on pouvait se poser. J'aimerais néanmoins obtenir quelques précisions.

Madame Remy, vous avez parlé du contingentement par les industriels, qui complique les choses. Pouvez-vous nous donner un peu plus de précisions ?

Mme Élise Remy. - Le contingentement signifie que les laboratoires ne nous envoient pas la commande dans son entier. Par exemple, alors que l'on a commandé 400 flacons, ils ne nous livrent que 30 % de la commande, en nous disant que nous avons épuisé notre droit à boîtes pour le mois. C'est un vrai souci parce que l'on a un petit stock. On se retrouve à devoir prioriser, avec les médecins : on se dit que l'on va garder l'amoxicilline pour les femmes enceintes qui contractent un streptocoque, mais quand un patient se présente avec une endocardite et a besoin de quantités quotidiennes vraiment importantes, nous devons arbitrer... Il est insupportable de devoir choisir les « bons » patients. En plus, on va remplacer par un autre antibiotique, qui a parfois un spectre plus large, ce qui peut amener à des résistances bactériennes. C'est vraiment un problème très global.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Plusieurs d'entre vous ont évoqué la clause de sauvegarde, en disant qu'elle pouvait poser problème. Pouvez-vous être plus précis ? Que souhaitez-vous en réalité ? Qu'elle ne soit plus appliquée ? Qu'elle le soit moins ? Qu'elle ne le soit pas pour tous les médicaments ?

Dans quelle mesure l'existence de short-liners, ne respectant pas l'ensemble des obligations qui pèsent sur les acteurs de la répartition, vous paraît-elle favoriser l'apparition de phénomènes de rupture ?

L'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) a les capacités de fournir un certain nombre de médicaments. Elle a été très sollicitée au moment des pénuries. Ne faudrait-il pas, en lui donnant plus de moyens financiers et humains, lui permettre de tourner non pas seulement au moment des pénuries, mais de manière plus pérenne et à un plus haut niveau ?

Vous avez tous parlé de DP-ruptures, estimant que c'était un bon dispositif et qu'il n'était pas suffisamment élargi. Quelles propositions feriez-vous pour que tous les acteurs de la chaîne concernée puissent l'utiliser ? Est-ce possible en l'état actuel ? Ou y a-t-il une volonté de ne pas l'utiliser ?

M. Philippe Besset. - La clause de sauvegarde est pertinente pour répondre à la problématique du lien entre les prix et les volumes pour les médicaments innovants. Les laboratoires négocient un prix avec le CEPS en fonction du volume de vente escompté. Dès lors, si la consommation du produit s'avère plus élevée que prévu, son prix baisse, en application de la clause de sauvegarde. En revanche, ce dispositif ne convient pas pour les médicaments génériques, dont les prix sont déjà bas et dont l'assurance maladie veut encourager le développement à grande échelle.

En ce qui concerne le dispositif DP-Ruptures, en tant qu'utilisateurs, nous plaidons pour une simplification des démarches informatiques en pharmacie. Deux systèmes nous font remonter les informations : l'un est Pharma-ML, qui est géré par les grossistes-répartiteurs et que l'on utilise au quotidien ; l'autre est DP-Ruptures. Nous souhaiterions que toutes les informations soient accessibles en un même lieu, ce qui nous permettrait de connaître immédiatement le statut d'un produit, sa disponibilité et la manière de s'en procurer.

Mme Carine Wolf-Thal. - DP-Ruptures est un outil qui permet aux dispensateurs, en officine comme à l'hôpital, de déclarer les ruptures, c'est-à-dire lorsqu'un produit a été commandé et qu'il n'a pas été reçu dans les 72 heures. Cette démarche est réalisée automatiquement par le logiciel de commande dans les officines. Pour les PUI, cela passe par une interface web.

Aujourd'hui, 93 % des officines sont connectées à DP-Ruptures et il est prévu que toutes le soient après le déploiement de la première vague du Ségur numérique ; de même, 85 laboratoires, qui fabriquent 84 % des médicaments, sont abonnés au service sur la base du volontariat, de même que 10 grossistes-répartiteurs, qui représentent 94 % des médicaments du marché. Comme ce dispositif émane de l'ordre des pharmaciens, la question d'une mauvaise utilisation des données par les industriels ou d'autres acteurs ne se pose pas. Ces données valent très cher et nous sommes très attentifs à les protéger. C'est pour cette raison que l'ordre des pharmaciens est farouchement opposé à l'utilisation des données de la sérialisation pour la gestion des stocks : la sérialisation doit servir à éviter les falsifications des médicaments ; utiliser cette base à d'autres fins serait très dangereux, avec le risque d'une vente des données à différents acteurs.

Les short-liners sont des grossistes qui ont une obligation de moyens, mais non de résultats : quand ils demandent l'ouverture d'un établissement, ils bénéficient d'un an de stock, fourni par les industriels, de toute la gamme des médicaments, sans que ce stock corresponde d'ailleurs nécessairement à leur clientèle. Le problème est qu'ils peuvent disparaître rapidement s'ils n'arrivent pas à pénétrer le marché. Ils ferment et rouvrent ailleurs. Ils ne remplissent pas leurs obligations de service public comme le font les grossistes-répartiteurs. L'ANSM est très occupée à contrôler ces établissements. Contribuent-ils à l'apparition de pénuries ? Il est clair en tout cas qu'ils ont une politique d'exportation clairement affichée... Je vous laisse en tirer les conclusions quant aux conséquences éventuelles sur les pénuries.

M. Pierre-Olivier Variot. - Vous avez posé la question du contingentement. On observe l'existence d'un contingentement dans les officines, qui est lié au contingentement imposé par les industriels aux répartiteurs : les industriels craignant des exportations parallèles ne fournissent pas la totalité des médicaments, et nous devons parfois fortement insister pour être livrés, laboratoire et répartiteurs se renvoyant la responsabilité. Le contingentement n'a pas lieu d'être quand il n'y a pas de rupture. Il convient en revanche de veiller à ce qu'il n'y ait pas d'exportations. Les short-liners sont, à mon avis, les plus importants fournisseurs d'exportations parallèles, bien plus que les grossistes-répartiteurs qui ont le devoir de nous livrer les médicaments.

Lorsqu'un pharmacien commande 100 boîtes d'un médicament et n'en reçoit aucune, une alerte est envoyée dans DP-Ruptures, mais s'il n'en reçoit ne serait-ce qu'une, l'alerte n'est pas envoyée. Il faudrait que le mécanisme soit plus précis.

M. Philippe Meunier. - Vous nous interrogez sur l'Ageps. Cette question rejoint mon propos liminaire sur l'opportunité de créer un établissement pharmaceutique national. L'Ageps a fonctionné en période de crise, en travaillant avec des sous-traitants, sans être toutefois réellement un producteur. Faut-il revenir au système de la pharmacie centrale des hôpitaux qui existait autrefois ? Cela fait partie, de manière sous-jacente, de nos propositions.

M. Bruno Bonnemain. - Il est clair que l'Ageps a été fermée. Ses équipements sont obsolètes. Elle n'a plus les moyens de produire des médicaments.

Les exportations sont peut-être une source de pénuries, mais on manque de données précises permettant de connaître les montants exportés. On demande aux industriels de disposer de deux mois de stocks de médicaments, mais ceux-ci peuvent être utilisés par les short-liners pour les exporter. C'est incohérent !

La clause de sauvegarde était initialement prévue pour les nouveaux produits ; elle permettait d'établir un prix de vente en fonction des volumes de vente escomptés. Mais aujourd'hui cette clause est utilisée de manière globale, indifférenciée, et s'applique en cas de croissance du chiffre d'affaires des laboratoires, c'est aberrant ! Il faudrait revenir à la philosophie d'origine. Certains produits sont en croissance, comme les génériques : leur appliquer une clause de sauvegarde ne se justifie pas.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je voudrais vous interroger sur le déconditionnement. La dispensation à l'unité des médicaments serait-elle utile afin d'éviter que des stocks de médicaments ne s'accumulent dans les armoires des patients ? Que pensez-vous d'une éventuelle prolongation de la date de péremption : certes cette date est fixée en fonction d'impératifs sanitaires, mais aussi parfois en fonction d'impératifs de gestion de marché. La FDA a ainsi prolongé certaines dates de péremption, sans causer de drame sanitaire.

Les Trod constituent une aide à la prescription. Leur usage augmente-t-il ? S'accompagne-t-il d'une amélioration des prescriptions ?

Comment expliquez-vous la pénurie de monodoses de chlorure de sodium, produit qui est pourtant fabriqué en France ?

Enfin, quel regard portez-vous sur les dispositions relatives aux médicaments contenues dans la LFSS ? Quelles évolutions préconisez-vous en matière de gestion financière du médicament ? L'hôpital n'est pas visé par le dispositif. On manque d'une visibilité complète du coût du médicament en France.

Mme Carine Wolf-Thal. - Les pharmaciens peuvent déjà pratiquer la dispensation à l'unité pour certaines classes thérapeutiques, comme les stupéfiants, ou pour certains antibiotiques, mais ils le font assez peu en pratique parce qu'ils manquent des outils leur permettant d'opérer dans de bonnes conditions de sécurité. Le meilleur déchet est celui que l'on ne produit pas. Si les patients ont de médicaments non consommés dans leurs tiroirs, ils risquent d'être tentés de s'en servir et d'en faire un mauvais usage. C'est dangereux.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - En ce qui concerne le paracétamol, il y a un trésor à récupérer dans les armoires à pharmacie des Français !

Mme Carine Wolf-Thal. - C'est vrai. Des dispositions permettent déjà aux pharmaciens de ne pas dispenser un médicament dans certains cas, par exemple si le patient en possède déjà à la maison, mais on se heurte souvent à un refus du patient.

D'autres pistes que le déconditionnement existent. La première serait d'adapter les conditionnements des industriels aux prescriptions. Les laboratoires définissent en effet leur conditionnement en fonction des autorisations de mise sur le marché (AMM), qui déterminent le traitement, la posologie, la durée, etc. Toutefois, comme les recommandations de la HAS évoluent, le boîtage peut ne plus être adapté aux autorisations de mise sur le marché initiales. Il conviendrait de faire preuve de prudence en la matière, car l'emballage des industriels comprend de nombreuses informations précieuses pour la sécurité : il comporte les notices d'utilisation, les précautions d'emploi, les contre-indications, etc. Si le pharmacien déconditionne les médicaments, il faut qu'il donne par écrit au patient toutes ces informations, sinon celui-ci n'y aura plus accès et ne saura plus toujours comment prendre les trois ou quatre comprimés, sortis de leur boîte, qui lui auront été fournis. Si l'on s'engage dans cette voie, il faut donner les moyens aux pharmaciens de fournir aux patients toutes les informations nécessaires sur les médicaments et sécuriser la dispensation.

Une autre piste serait de permettre au pharmacien d'ajuster les prescriptions : souvent celles-ci ne sont pas parfaitement conformes aux AMM ni aux recommandations de la HAS. Les prescriptions nous obligent ainsi parfois à donner une boîte supplémentaire au patient, dans laquelle celui-ci ne prendra que deux comprimés... Ajouter un jour de traitement oblige parfois à délivrer une boîte de plus. Ne pourrait-on pas conditionner la délivrance de la seconde boîte à l'état du patient une fois la première boîte consommée ?

En conclusion, le déconditionnement est une piste, mais il faut donner aux pharmaciens les moyens de sécuriser la dispensation et d'ajuster les volumes fournis en fonction des besoins du patient, en ajustant le cas échéant les prescriptions. Il faut aussi travailler avec les industriels pour qu'ils développent des conditionnements adaptés à des prescriptions différentes.

M. Bruno Bonnemain. - La date de péremption des médicaments ne peut être fixée au-delà d'une période de trois ans après la fabrication, conformément aux règles européennes. Il est vrai que, pour un certain nombre de produits, la date de péremption pourrait être plus tardive. La FDA a publié une liste des produits stables après trois ans et dont la date de péremption pourrait être repoussée par les professionnels de santé en cas de pénurie. Il n'en demeure pas moins qu'il est compliqué pour les industriels de garder les produits en stock pendant plus de trois ans ; c'est une usine à gaz, car les volumes sont considérables.

En 2010, la part des médicaments dans l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) s'élevait à 14 % ; elle est actuellement de 11 %, alors que les besoins ont augmenté sous l'effet notamment du vieillissement et de la mise au point de traitements innovants et coûteux. Cette évolution pousse à s'interroger.

M. Pierre-Olivier Variot. - Si les patients conservent des médicaments chez eux, c'est avant tout parce qu'ils arrêtent leur traitement quand ils vont mieux, éventuellement avant la fin prévue, et ce n'est pas parce qu'on leur aurait délivré une boîte de trop ! Une dispensation à l'unité ne changerait rien.

Dans la dernière convention avec la Cnam, les pharmaciens étaient autorisés à procéder à une dispensation adaptée, à ne pas fournir, après une discussion avec le patient, la totalité du traitement, lorsque la posologie est variable. La Cnam a reconnu l'intérêt de ce mécanisme et l'a repris dans la nouvelle convention, mais elle ne l'a pas encore redéployé. C'est dommage.

En ce qui concerne le chlorure de sodium, le problème tient au manque de pipettes en plastique, qui ne sont pas fabriquées en France.

Les pharmaciens demandent de pouvoir réaliser davantage de Trod. La proposition de loi portant amélioration de l'accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé, dite proposition de loi Rist, contient une disposition visant à nous permettre de réaliser tous les tests Trod. Aujourd'hui, leur usage est très limité : par exemple on ne peut réaliser de test pour mesurer la glycémie capillaire en cas de diabète, que pendant la semaine du diabète alors qu'il faudrait que ce soit possible toute l'année. Quand on a réalisé les tests pour détecter la covid, il n'y a pas eu de problème, les gens savaient que, s'agissant d'un virus, les antibiotiques étaient inefficaces. Quand on explique aux gens à quoi sert un test Trod, ils comprennent.

M. Philippe Besset. - En ce qui concerne le prix des médicaments, on arrive au bout d'un système qui a commencé en 2007 et a duré un peu trop longtemps, car ses effets se font ressentir pour les médicaments essentiels dans l'arsenal thérapeutique, souvent des produits anciens dont le brevet est tombé dans le domaine public.

Depuis 2007, le législateur veut stabiliser le budget consacré aux médicaments : le budget devant rester constant, les nouveautés doivent être financées par la baisse du prix des produits anciens. Résultat, le médicament le moins cher est le Levothyrox 25, à 38 centimes d'euros la boîte ; le Strensiq, qui traite certaines maladies osseuses rares, est le plus cher, à 52 000 euros la boîte. Cet écart de prix pour deux traitements majeurs me semble étrange. Certes, il faut payer la recherche et l'innovation, mais ce mode de financement de l'innovation n'est plus viable. Il n'est plus possible de baisser encore le prix du Levothyrox. Sans doute faudra-t-il prévoir des tarifs plus « raisonnables » pour l'innovation.

Il convient de généraliser les tests Trod, qu'ils soient réalisés par des médecins ou des pharmaciens. Deux arrêtés ont été publiés au Journal officiel du mardi 14 mars, qui comportent des protocoles de délégation entre le médecin et le pharmacien, au sein des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), pour la prise en charge des angines et des cystites, en autorisant l'utilisation de tests Trod en pharmacie. Il faut aller plus loin, car en restreignant cette possibilité aux endroits bénéficiant d'un réseau d'exercice coordonné de la médecine, on prive la moitié des Français de l'accès à ce dispositif. Il serait plus utile de rendre applicable dans toutes les pharmacies le même protocole décisionnel établi par la HAS, qui permet de déterminer dans quels cas le pharmacien peut délivrer un traitement ou doit renvoyer vers le médecin.

Mme Élise Remy. - Les conditionnements sont déjà différents à l'hôpital et en médecine de ville. Les conditionnements sont souvent plus importants à l'hôpital - le Doliprane, par exemple, nous est livré par boîtes de 10 comprimés - et nous sommes donc habitués à faire du déconditionnement. Les industriels ont déjà des chaînes de fabrication différentes.

Mme Carine Wolf-Thal. - Dans le cas des pathologies chroniques, le déconditionnement est inutile, car le patient doit prendre son traitement à vie. La question du déconditionnement se pose pour les pathologies aiguës, pour les antibiotiques. Mais le déconditionnement n'aurait pas été une solution aux dernières pénuries que l'on a connues. Il est ainsi difficile de déconditionner l'amoxicilline pour les enfants, car elle est en sirop.

Les pharmacies à usage intérieur des hôpitaux possèdent les structures permettant de reconditionner les médicaments en doses individuelles en toute sécurité, mais les officines de ville ne sont pas équipées de robots permettant de le faire.

M. Bruno Belin. - Je suis pharmacien en zone rurale, où les patients doivent faire plusieurs kilomètres pour venir à l'officine. Il ne faut pas croire que le déconditionnement constitue une solution aux pénuries de médicaments ! La galénique a ses règles. Tous les produits ne sont pas déconditionnables, je pense aux médicaments orodispersibles, aux molécules sensibles à la lumière, etc.

Il n'en demeure pas moins que nous devons proposer des solutions. Pourquoi, par exemple, ne pas demander aux industriels de sanctuariser la production de flacons pour les médicaments, afin d'éviter les pénuries dans ce secteur ? Il faut prévoir des stocks de sécurité ; nous devons donc poser la question de leur financement. Je suis inquiet sur l'avenir de la répartition pharmaceutique : bientôt les pharmaciens en zones rurales auront du mal à se fournir et devront aller chercher en voiture leurs médicaments ! Il faut assurer la pérennité du système, si l'on veut garantir l'accès à la santé pour tous dans notre pays.

M. Bruno Bonnemain. - Un dernier mot sur les prix. Dans les années 1970, les prix étaient fixés en fonction du prix de revient industriel (PRI), puis ils ont été fixés en fonction du service médical rendu. Il semblerait logique de revenir au PRI pour les produits anciens et de rester au service rendu pour les nouveaux produits.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je vous remercie. Je note que vos avis divergent sur le déconditionnement. Je vous remercie aussi de nous faire parvenir vos réponses écrites à notre questionnaire.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 45.