Mercredi 22 mars 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 14 heures 05.

Justice et affaires intérieures - Certificat européen de filiation - Proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement du Conseil relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation (COM 2022(695))

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, suivant la proposition de son groupe de travail sur la subsidiarité, notre commission a décidé, au début de ce mois, d'approfondir, sous l'angle de sa conformité au principe de subsidiarité, l'examen d'un projet de législation européenne qui entend créer un certificat européen de filiation. L'établissement de la filiation est un sujet sensible, car c'est un acte fondateur de la famille, et ce d'autant plus que le mariage est concurrencé par d'autres modes de conjugalité. La filiation relie non seulement à une famille, mais aussi à toute une communauté nationale, à tout un droit et finalement à toute une culture. C'est dire l'enjeu à la fois juridique et symbolique de ces questions et leur forte dimension nationale. L'appréciation de la pertinence d'une action européenne en ce domaine et l'évaluation de sa proportionnalité sont donc à mener avec soin. C'est pourquoi nous avons confié ce travail délicat à l'un de nos membres particulièrement qualifiés en la matière : Dominique de Legge, qui a siégé au Haut Conseil de la population et de la famille et fut délégué interministériel à la famille, de 2003 à 2008. Je le remercie de nous présenter le fruit de son travail.

M. Dominique de Legge, rapporteur. - Avec la présente proposition de règlement, la Commission européenne souhaite imposer à tout État membre de l'Union européenne (UE) la reconnaissance mutuelle de la filiation établie dans un autre État membre, au profit des familles dans des « situations transfrontières », et ce « quelle que soit la manière dont l'enfant a été conçu ou est né, et ce quel que soit le type de famille de l'enfant », qu'il s'agisse d'un couple marié, hétérosexuel ou homosexuel, d'une filiation biologique, d'une filiation issue d'une procréation médicalement assistée ou d'une gestation pour autrui (GPA).

La Commission européenne apporte à l'appui de cette réforme deux justifications : d'une part, « l'intérêt supérieur de l'enfant », protégé à la fois par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et par l'article 24 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ; d'autre part, le principe de non-discrimination, inscrit à l'article 21 de la Charte.

Pour parvenir à imposer cette reconnaissance mutuelle « automatique » des filiations, la proposition de règlement prévoit des règles uniformes.

En premier lieu, elle définit la loi applicable pour l'établissement de la filiation. Cette dernière serait en priorité « la loi de l'État de résidence habituelle de la personne qui accouche au moment de la naissance ». Signalons que la formulation retenue, qui évite de mentionner la « mère » qui accouche, pourrait en théorie permettre l'application de la loi de l'État de résidence habituelle d'une personne transgenre qui accouche.

En deuxième lieu, la proposition prévoit la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, ainsi que celle des actes authentiques établissant une filiation dans un État membre. En cas d'intervention d'une juridiction, c'est la juridiction de l'État membre dans lequel l'enfant a sa résidence habituelle qui aurait la priorité.

En outre, ces juridictions ne pourraient refuser la reconnaissance d'une filiation que si ce refus est conforme aux droits et principes fondamentaux énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, et notamment au principe de non-discrimination.

En quatrième lieu, la proposition de règlement institue un certificat européen de filiation, qui pourrait être demandé par l'enfant ou son représentant légal dans l'État membre où la filiation a été établie, afin de produire automatiquement ses effets dans tous les États membres.

Comme l'a rappelé le président, nous nous réunissons pour étudier la conformité de la proposition de règlement au principe de subsidiarité.

À cet égard, il faut d'abord constater que l'analyse d'impact de la proposition est insuffisante : plusieurs lacunes empêchent de conclure à la nécessité d'un dispositif qui, pourtant, doit théoriquement pouvoir s'appliquer clairement, sans texte de transposition.

En effet, s'il faut saluer la présence d'une analyse d'impact pour justifier la proposition de règlement, on ne peut que déplorer qu'elle ne comporte pas d'étude de droit comparé, qui aurait permis de comprendre rapidement l'état du droit de la filiation dans les États membres, d'évaluer les difficultés exactes qui se posent et d'estimer avec fiabilité les personnes concernées.

En outre, le texte manque de clarté. Sur ce point, il est significatif de constater l'absence de définition de la notion de « situation transfrontière », alors que c'est cette dernière qui a motivé le dépôt de la proposition de règlement par la Commission européenne. Par ailleurs, si la version française de la proposition de règlement vise bien la « filiation », concept juridique clair établissant le lien entre un enfant et ses parents, l'analyse d'impact et la version anglaise du texte sont relatives à la « parentalité » (parenthood), situation de fait, au titre de laquelle une personne exprime sa volonté d'exercer un rôle éducatif à l'égard d'un enfant, sans pour autant que ce lien soit juridiquement fondé.

Enfin, alors que l'article 3 de la proposition de règlement souligne que la réforme ne concerne pas les filiations établies dans des pays tiers, force est de constater que la loi applicable à l'établissement d'une filiation pourrait être en pratique la loi du pays tiers.

Cette proposition est donc un texte juridiquement flou, ce qui est peu rassurant concernant un texte visant la sécurité juridique de certaines familles.

La réforme envisagée est fondée sur un présupposé : par essence, l'existence de règles différentes entre les États membres en matière d'établissement et de reconnaissance de la filiation est une difficulté à résoudre, et il convient de la surmonter par des règles européennes uniformes. En conséquence, l'objectif du texte est bien d'accroître la part du droit de l'Union européenne en ces matières. L'exposé des motifs le reconnaît explicitement en affirmant qu'« en réglant à titre préliminaire la question de la filiation de l'enfant, la proposition faciliterait l'application des instruments existants de l'Union en ce qui concerne la responsabilité parentale, l'obligation alimentaire et les questions de succession ».

Lorsque j'ai échangé avec les représentants de la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice, ces derniers m'ont indiqué que le droit en vigueur en France était satisfaisant, et que le ministère ne constatait aucune difficulté liée à la reconnaissance de la filiation d'enfants de familles en situation transfrontière établie dans un autre État membre.

Cette volonté d'uniformisation des règles européennes de filiation est donc étonnante, d'autant plus qu'elle n'est pas sans poser des interrogations de principe. Ainsi, si l'on comprend que les refus de reconnaissance d'une filiation doivent être respectueux de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, pourquoi citer seulement son principe de non-discrimination ?

Quid en effet du respect des autres principes de la Charte : inviolabilité de la dignité humaine, interdiction de faire du corps humain une source de profit, et droit pour tout enfant d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt  ?

De plus, la détermination de ces motifs d'ordre public, si elle peut découler de l'application de conventions internationales, relève également de « l'identité nationale » de chaque État membre, cette dernière étant définie par les traditions politiques et constitutionnelles des États membres et par la jurisprudence de leurs juridictions suprêmes nationales. Or, pour rappel, l'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne n'indique pas qu'il revient à l'Union européenne de définir cette identité nationale, mais de la « respecter ».

Au nom de « l'intérêt supérieur de l'enfant », et du principe de non-discrimination, la proposition de règlement vise en particulier à prévoir la reconnaissance automatique de la filiation des enfants issus d'une GPA dans un autre État membre ou réalisée dans un pays tiers, et déjà reconnus dans un État membre. Pour rappel, quatorze États membres, dont la France, interdisent la GPA.

Or, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) assure déjà cette sécurité juridique, en imposant la reconnaissance d'un lien de filiation d'un enfant issu d'une GPA réalisée à l'étranger et régulièrement reconnu sur place, à l'égard de sa « mère d'intention », tout en laissant au législateur national une marge d'appréciation pour y parvenir. À cet égard, la transcription de la filiation dans l'état civil à l'égard de la « mère d'intention » n'est pas obligatoire dès lors qu'une mesure alternative, telle qu'une procédure d'adoption, est possible. C'est la solution retenue dans un équilibre délicat par la loi française du 2 août 2021 relative à la bioéthique, au terme d'un débat qu'il ne s'agit pas de rouvrir ici.

Ayant précisé les modalités de reconnaissance de la filiation, la Cour a également souligné qu'il fallait veiller à « la protection contre les risques d'abus que comporte la gestation pour autrui ». Elle a alors confirmé que les États membres disposaient d'une marge d'appréciation dans cette tâche, concluant par exemple que n'était pas contraire à la Convention européenne des droits de l'homme la prise en charge par les services sociaux italiens d'un enfant de neuf mois, né en Russie dans le cadre d'une convention de GPA passée entre une femme russe et un couple de ressortissants italiens, et ramené illégalement en Italie. L'absence de tout lien biologique entre l'enfant et les requérants et la courte durée de leur relation avaient conduit la Grande Chambre à conclure à l'absence de vie familiale.

De même, la Cour a jugé conforme à la Convention le refus d'un État partie à la Convention, l'Islande, de transcrire dans son état civil la filiation entre deux femmes islandaises alors mariées, et un enfant conçu pour elles lors d'une GPA réalisée en Californie.

Or, cette marge nationale d'appréciation disparaîtrait si une reconnaissance « automatique » de ces filiations était en vigueur.

En réalité, l'absence de consensus au sein des États membres aurait pu conduire la Commission à privilégier le dialogue avec les États membres.

Selon la procédure de l'article 81, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) qui est ici applicable, un accord à l'unanimité est nécessaire au sein du Conseil pour faire adopter cette réforme. Or, dans les discussions en cours, plusieurs États membres ont déjà fait part de leur opposition de principe à la proposition de règlement.

Conformément aux déclarations réitérées du Président de la République, le gouvernement français a quant à lui clairement indiqué aux autres États membres que le retrait de la GPA du champ d'application du texte conditionnait son soutien à la proposition.

Quant à la présidence suédoise du Conseil de l'Union européenne, elle a explicitement signifié que ce projet ne constituait pas pour elle une priorité politique, annonçant son intention de présenter un simple rapport d'étape sur les négociations en cours, au mois de juin prochain.

En conséquence, si le choix d'un règlement d'effet direct est cohérent avec l'approche maximaliste retenue, on peut le considérer comme disproportionné par rapport aux traités et aux objectifs poursuivis, car, dans le cas de filiations issues de GPA, ce choix empêcherait le maintien des mesures alternatives précitées permettant de respecter « l'intérêt supérieur de l'enfant ». Sur un même sujet, la Commission européenne, en 2004, avait légiféré avec prudence par le biais d'une directive, respectant ainsi la nécessaire « marge nationale d'appréciation ».

Enfin, la possibilité de confier à la Commission européenne le soin de modifier le format et le contenu du certificat européen de filiation par la voie d'actes délégués apparaît comme inappropriée au regard des exigences définies dans les traités.

Cela semble contraire au principe de subsidiarité, car ce certificat serait l'instrument principal pour la reconnaissance « automatique » des filiations établies dans les autres États membres. Il est donc un élément essentiel de la proposition de règlement. Par conséquent, son contenu ne peut être défini par la voie des actes délégués : je rappelle en effet que, selon l'article 290 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, « un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif. »

Pour toutes ces raisons, qui sont résumées dans la proposition de résolution portant avis motivé qui vous a été transmise, je propose que le Sénat dénonce le fait que ce dispositif de reconnaissance « automatique » des filiations, dont celles issues d'une GPA réalisée ou reconnue dans un autre État membre, ne respecte pas le principe de subsidiarité.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci de ce travail approfondi, qui s'appuie notamment sur la jurisprudence, et qui étoffe la décision proposée.

M. Jacques Fernique. - La proposition de règlement de la Commission européenne vise d'abord à protéger les droits fondamentaux de l'enfant, indépendamment de leur origine, de leur mode de conception ou de la composition familiale, selon l'objectif principal de l'intérêt supérieur de l'enfant. Il y a bien urgence à adopter ce règlement : ce certificat européen de filiation est nécessaire, car des enfants se voient actuellement refuser la reconnaissance de leur lien de filiation dans un autre État membre. Au-delà des chiffres évoqués, parfois contradictoires, il y a de vraies souffrances : en franchissant une frontière, un enfant peut perdre l'un de ses parents, se voir refuser la reconnaissance de sa filiation en vue d'un héritage ou d'une pension alimentaire ; un parent peut se voir refuser la visite de son enfant dans un hôpital, ou le droit d'agir comme représentant légal pour des questions scolaires.

Affirmer que cette proposition de règlement ne respecterait pas le principe de subsidiarité me semble exagéré. Les bases juridiques sont là. Certes, le droit matériel de la famille, y compris le statut juridique des personnes, relève de la compétence des États membres, mais l'Union européenne peut adopter des mesures relatives au droit de la famille ayant une incidence transfrontière. Les mesures visant à faciliter la reconnaissance de la filiation dans tous les États membres, une fois celle-ci établie dans l'un d'entre eux, en font partie.

Le principe de subsidiarité est, selon moi, bien respecté : l'adoption de ce texte ne conduira pas à une harmonisation du droit matériel des États membres en ce qui concerne la définition de la famille ou l'établissement de la filiation dans les situations nationales. Elle ne me semble pas non plus empiéter sur la reconnaissance d'une filiation établie à l'étranger, qui restera établie par le droit international privé des États membres. En revanche, d'un point de vue juridique, pratique et politique, il y a une vraie pertinence à instituer au niveau européen ce dispositif de reconnaissance automatique des filiations. Les États membres ne peuvent pas résoudre seuls les problèmes liés à la reconnaissance de la filiation : les règles et procédures doivent être identiques ou compatibles pour que la filiation soit reconnue entre États membres. Une action européenne est nécessaire pour garantir que chaque État membre reconnaîtra la filiation établie dans un autre État membre, afin d'éviter les filiations contradictoires relatives à une même personne au sein de l'Union.

« Si vous êtes parent dans un pays, vous êtes parent dans tous les pays » : c'était l'une des promesses phares de la présidente de la Commission européenne. Cette proposition de règlement était attendue. Si le Sénat français, avec cette proposition de résolution, participait à rendre possible l'émission d'un « carton jaune » à l'adresse de la Commission européenne, il se joindrait au Sénat italien, dont la majorité est très à droite, voire à l'extrême droite, ou au Parlement hongrois. Pour rappel, onze États membres de l'UE refusent la reconnaissance légale de la filiation homoparentale, six États membres n'ont prévu aucune possibilité d'union entre personnes du même sexe. Renforcer un tel front ne correspond pas au signal que nous voulons envoyer aux citoyens européens et français. Mon groupe ne votera pas cette proposition de résolution.

Mme Patricia Schillinger. - Notre groupe ne souscrit pas aux conclusions du rapporteur. Si le droit matériel de la famille relève effectivement de la compétence étatique, l'Union européenne peut toutefois adopter des mesures relatives au droit de la famille lorsque celles-ci ont « une incidence transfrontière », en vertu de l'article 81 du TFUE, et c'est le cas des mesures facilitant la reconnaissance de la filiation dans tous les États membres, une fois cette filiation établie dans l'un d'eux. Pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), le principe de subsidiarité est respecté par ce règlement, parce que les difficultés liées à la reconnaissance de la filiation établie dans un État membre par un autre État ont bel et bien une dimension européenne, ne serait-ce que parce qu'au moins deux États sont concernés. Les conséquences d'une non-reconnaissance de la filiation sont bien européennes, puisque les familles peuvent renoncer à exercer leur liberté de circulation de crainte que la filiation d'un enfant ne soit pas reconnue dans un autre État. Ainsi, une action au niveau de l'Union est nécessaire, pour éviter des filiations contradictoires relatives à une même personne.

En outre, la proposition respecte à nos yeux le principe de proportionnalité, puisqu'elle n'empiète ni sur la compétence des États en matière de droit de la famille, ni sur les règles des États relatives à la reconnaissance des mariages ou partenariats conclus à l'étranger. Un principe est défendu par ce règlement : l'intérêt supérieur de l'enfant. Aujourd'hui, selon la Commission européenne, 2 millions d'enfants se voient refuser la reconnaissance de leur lien de filiation dans un autre État européen. Concrètement, cela signifie qu'un enfant peut se voir refuser l'héritage de l'un de ses parents ou une pension alimentaire en cas de divorce.

En contribuant à rendre possible l'émission d'un « carton jaune » sur cette proposition, le Sénat français, je le souligne à mon tour, se joindrait au Sénat italien, et à sa majorité d'extrême droite, et au Parlement hongrois, s'alliant ainsi avec les pays les plus réactionnaires de l'Union. C'est un mauvais signal que la France enverrait.

Je rappelle en outre qu'il s'agit d'une promesse phare de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, elle-même issue de la droite européenne. Il s'agit également d'une priorité de notre famille politique européenne, Renew Europe.

Le groupe RDPI votera donc contre cette proposition de résolution européenne.

M. Jean-Yves Leconte. - Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) rejoint les propos tenus par Jacques Fernique et Patricia Schillinger. Je ne reviens pas sur l'article 81, alinéa 3, du TFUE, déjà cité par Patricia Schillinger. Le projet de règlement visant à harmoniser à l'échelle de l'Union les règles de droit international privé relatives à la filiation est centré sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Il doit apporter une clarification juridique à toutes les familles se trouvant dans une situation transfrontalière au sein de l'Union. La reconnaissance de la filiation d'un enfant est un élément de sécurité juridique ayant de nombreuses incidences - nom, succession, autorité parentale - auxquelles la CEDH est sensible.

Cette proposition de résolution européenne ne tient pas compte de nos échanges à Strasbourg sur ces questions. J'avais évoqué les conséquences de la rédaction de l'article 47 du code civil pour la reconnaissance internationale des actes d'état civil. Il m'avait été répondu que des affaires étaient en cours. Il n'est donc pas sérieux d'affirmer que l'équilibre issu de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique est conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'il y a des affaires pendantes et que la modification de l'article 47 du code civil vise à « jouer la montre » contre les principes généraux de la CEDH en matière d'exigence pour tout enfant de l'effectivité de la filiation. La modification de cet article, au travers de la loi bioéthique, était selon moi un moyen détourné de refuser ce que la CEDH a reconnu. Je reconnais en revanche qu'il y a un sujet concernant les langues de travail. La seule version anglaise fait foi, c'est une difficulté, et je serais d'accord pour le remettre en cause.

Par ailleurs, cette proposition de résolution européenne soulève un problème de méthode au sein de la commission des affaires européennes. À la commission des lois, tous les commissaires peuvent assister aux auditions organisées par un rapporteur sur un sujet. Nous devrions faire de même ici. Nous ne savons pas quelles auditions ont eu lieu et seul le rapporteur a pu y assister.

Il s'agit non pas de justifier la GPA, mais d'assurer la reconnaissance d'une filiation, qui permet la liberté de circulation. Cela ne constitue nullement une remise en cause de la subsidiarité.

Le groupe SER votera contre cette proposition de résolution européenne.

M. Jean-François Rapin, président. - Sur l'organisation des auditions, je suis tout à fait ouvert à votre proposition ; simplement, mon cher collègue, je constate qu'elle n'avait jamais été formulée auparavant. Or, le Bureau de notre commission se réunit régulièrement et lorsque cela est nécessaire. Si votre proposition est soumise au Bureau, elle sera bien évidemment examinée.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. -Je voudrais saluer la rigueur et le sérieux du travail de Dominique de Legge tout en constatant que cette proposition de résolution européenne me gêne.

Ce sujet concerne nombre de familles transnationales, donc de Français de l'étranger, qui éprouvent de grandes difficultés. Presque chaque jour, on porte à ma connaissance de telles difficultés, par exemple entre la France et l'Allemagne. Cette dernière est un pays très bien organisé juridiquement pour défendre les intérêts de l'enfant et, presque systématiquement, les tribunaux allemands confient la garde de l'enfant au parent allemand et non au parent français. Sans doute, l'Allemagne a un déficit démographique, mais nous aussi, notre groupe l'a suffisamment souligné lors de l'examen du texte sur les retraites. Il me semble contradictoire de ne plus nous en préoccuper maintenant... En tout état de cause, il faut se concentrer sur l'intérêt supérieur de l'enfant.

Je suis pour ma part convaincue qu'il faut revenir sur la solution trouvée par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique concernant la transcription des filiations issues d'une GPA car elle a des conséquences graves pour nombre de familles et d'enfants. Pourquoi une femme française qui a recouru à la GPA et qui vit à l'étranger ne pourrait-elle pas faire reconnaître son enfant ? Aujourd'hui, elle doit passer par l'adoption de son propre enfant, c'est une stigmatisation. Il y a des milliers de situations de ce type. Il faut les étudier plus avant. La dernière étude de législation comparée sur le sujet établie par le Sénat date de 2008 : elle est totalement dépassée et doit être complétée au regard de la loi de 2021. J'en ai fait la demande officielle.

Ce règlement pose sûrement des questions, mais il est une première étape et il représente une avancée. Nous devons progresser sur ce sujet, qui crée de grandes inégalités et engendre des discriminations et de la souffrance.

Mme Colette Mélot. - Je salue à mon tour le travail du rapporteur, mais je me joins également aux propos précédents. Le plus important, dans les questions de filiation, est de considérer l'intérêt supérieur de l'enfant. Il ne nous appartient pas aujourd'hui de réécrire la loi bioéthique ni de nous prononcer sur la GPA. Il s'agit de résoudre des difficultés pratiques vécus par des familles. Mon groupe votera contre cette proposition de résolution européenne.

Mme Véronique Guillotin. - Je remercie également le rapporteur. Ce texte porte sur un sujet difficile.

C'est l'intérêt supérieur de l'enfant qui doit nous guider ici. Quelque 2 millions d'enfants sont concernés par des problèmes de filiation au sein de l'Union européenne. Nous retrouvons là les discussions assez vives de la loi bioéthique.

Je suis en outre sensible à l'argument sur le message qu'enverrait la France en adressant un avis motivé à la suite de l'Italie et de la Hongrie.

Quant à la GPA, je pense que c'est une erreur de la balayer ainsi dans sa globalité. Il y a, comme pour les dons d'organe, des GPA « non éthiques » et des GPA « éthiques ». Cette pratique existe dans des pays tout proches, comme la Belgique, où elle est tolérée. La Grèce s'y penche aussi.

Je ne voterai pas non plus cette proposition de résolution européenne.

M. Didier Marie. - Je salue également le travail de Dominique de Legge.

Sur la forme, un dossier aussi complexe aurait mérité un examen plus long.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes soumis au rythme d'examen des textes et du délai que les traités nous octroient pour vérifier le respect du principe de subsidiarité.

M. Didier Marie. - Vu la complexité du sujet, il aurait été utile de faire plus d'auditions.

Sur le fond, le sujet qui nous réunit n'est pas le mode de procréation ; il s'agit de sécuriser juridiquement la reconnaissance de la filiation des enfants et de faciliter les démarches administratives, afin de sécuriser les successions ou encore les droits alimentaires. Le projet de règlement s'inscrit dans la stratégie globale de l'UE pour favoriser l'égalité de traitement des LGBTIQ, mais la question est celle de la reconnaissance des droits de l'enfant. Nous ne pouvons pas souscrire à la proposition du rapporteur.

Il serait néanmoins opportun de revenir sur ce sujet, car il y a des améliorations à apporter.

Mme Amel Gacquerre. - Je rappelle que nous avons tous à coeur de défendre l'intérêt supérieur de l'enfant, en l'occurrence en uniformisant les règles de filiation.

Je rejoins plusieurs éléments d'analyse du rapport, sur le manque d'études de droit comparé et de clarté préjudiciable à son évaluation. Le droit de la famille relève en effet des États membres, donc la question du respect du principe de subsidiarité peut se poser, mais le principe « l'enfant d'abord » doit primer. Sans doute, nous sommes contraints par le temps, mais il aurait été nécessaire de débattre davantage.

En tout état de cause, le groupe Union Centriste s'abstiendra sur cette proposition de résolution européenne.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Sur la question de la GPA, la France a déjà été condamnée par la CEDH en 2014, car l'intérêt supérieur de l'enfant n'était pas reconnu. La transcription de l'acte de naissance des enfants nés de GPA est très importante.

M. Dominique de Legge, rapporteur. - Le débat porte non pas sur la bioéthique ou la GPA, mais sur les droits de l'enfant, et je comprends que cela soulève des enjeux très forts. Mon rapport - j'y insiste - a pour objet non pas les enjeux relatifs à la GPA ou à la bioéthique, mais des aspects juridiques.

Les questions qui se posent sont strictement juridiques : s'agit-il d'harmoniser ou d'uniformiser les législations ? Nous pourrions tous convenir qu'il pourrait être nécessaire d'harmoniser nos législations dans le respect des droits de l'enfant. Or, selon la Commission européenne, il s'agit d'uniformiser nos législations. C'est à cette aune qu'est posée la question du respect du principe de subsidiarité par l'Union européenne.

Le débat sur la filiation - je rappelle que les dispositifs en vigueur en France n'empêchent ni la reconnaissance ni la circulation des enfants, selon la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice que j'ai auditionnée -, soulève une question juridique relative à l'état civil : est-ce que la reconnaissance d'un acte de filiation établi dans un État membre a force de loi dans l'État membre de résidence ? Le débat porte non pas sur la GPA, mais sur les conséquences de l'acte de filiation et de sa reconnaissance.

La CEDH, qui a condamné la France en 2014, postule que chaque État a une obligation de résultat concernant la reconnaissance d'un lien de filiation au profit de l'enfant issu d'une GPA réalisée à l'étranger, mais pas une obligation de moyens. Elle affirme ainsi que la reconnaissance de la filiation à l'égard du « parent d'intention » peut devenir effective au moyen d'une procédure d'adoption. C'est cette solution qui a été retenue par la France dans la loi bioéthique précitée du 2 août 2021. Lors des débats au Sénat sur cette loi, le Garde de sceaux faisait le rappel suivant : « Le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, au mois de décembre 2019, a soustrait les GPA réalisées à l'étranger de tout contrôle du juge. Il est donc nécessaire de rétablir ce contrôle, et ce avant l'établissement du lien de filiation à l'égard du parent d'intention. Pour ce faire, la procédure d'adoption est tout à fait adaptée et ne pénalise en rien l'enfant. Cette solution a d'ailleurs été jugée équilibrée par le Conseil d'État et a été validée par la Cour européenne des droits de l'homme, notamment dans un arrêt tout à fait récent du 16 juillet 2020. » Ainsi, on peut porter l'appréciation que l'on veut sur l'arrêt de la CEDH, mais on ne peut pas dire, d'un strict point de vue juridique, que la France a été condamnée, puisqu'elle a réglé ce problème.

Si l'Union européenne instaure ce certificat de reconnaissance, cela signifie qu'elle se reconnaît compétente en matière d'état civil, ce qui revient à établir une citoyenneté européenne, voire une nationalité européenne ! C'est souhaitable ou non, selon les opinions de chacun, mais cela changerait assurément la nature des relations, caractérisées par la subsidiarité, entre les institutions européennes et chacun des États membres, qui sont indépendants. C'est pourquoi, selon moi, d'autres réponses doivent être apportées à la question soulevée par le certificat.

Au bilan, sur le fond - la commission des lois devra se prononcer sur le texte qu'adoptera notre commission -, je maintiens ma position, fondée sur une analyse juridique : le principe de subsidiarité n'est pas respecté. Ces dispositions remettent en cause non seulement la filiation, mais également le code civil, duquel découle l'état civil.

M. Jean-Yves Leconte. - Compte tenu de la gravité du sujet, je souhaiterais que ce texte soit retiré.

M. Jean-François Rapin, président. - Cela n'est pas possible, puisque le groupe de travail « Subsidiarité » de la commission a décidé de l'examiner.

M. Jean-Yves Leconte. - Si nous postulons que l'Union européenne est un espace de valeurs, comment ne pourrions-nous pas placer l'intérêt supérieur de l'enfant au coeur même de ces valeurs ?

L'arrêt de la CEDH du 16 juillet 2020 a conduit la Cour de cassation à prendre de nouvelles décisions en la matière et a poussé le Sénat à modifier l'article 47 du code civil, qui tend à interdire la reconnaissance d'état civil entre différents pays. Ainsi, le Sénat lors de l'examen du projet de loi relatif à la bioéthique a contourné la décision de la CEDH, contrairement à ce que laisse entendre M. le rapporteur. Soyons un peu sérieux, lorsque nous faisons du droit sur un sujet aussi fondamental !

M. Didier Marie. - Nous nous interrogeons sur la capacité de la Commission européenne de décider en la matière, alors que c'est au Conseil de le faire, selon l'article 81-3 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Dans ces conditions, les questions de subsidiarité peuvent être aisément réglées. Selon moi, la commission des lois pourrait fort utilement se saisir de ce dossier au fond.

M. Jean-François Rapin, président. - Je sais que la commission des lois y réfléchit.

M. Dominique de Legge, rapporteur. - Un peu de sérieux ne nuit pas, bien sûr, mais, contrairement à ce qui vient d'être affirmé, le rapporteur n'en a pas manqué.  Et, concernant l'intérêt supérieur de l'enfant, mes chers collègues, il faut faire attention à ce que l'on dit !

J'aimerais de nouveau citer les propos du Garde des sceaux, lors de débats de la loi bioéthique : « Il est absolument indispensable de conserver un contrôle sur les conditions dans lesquelles l'enfant a été remis à ses parents d'intention. L'enfant est-il bien issu d'une convention de GPA ? N'est-il pas victime d'un trafic d'enfants ? » C'est une question éminemment grave et sérieuse. Il faut donc lui apporter une réponse tout aussi sérieuse et non balayer les interrogations posées, en affirmant hâtivement que l'intérêt supérieur de l'enfant induit la reconnaissance automatique des filiations issues d'une GPA à l'étranger. Je rappelle enfin que la position du Gouvernement français, actuellement défendue dans les négociations au Conseil sur cette proposition, est de ne pas accepter la reconnaissance des filiations issues d'une GPA réalisée dans un autre État membre.

La commission adopte la proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Proposition de résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement du Conseil relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation, COM (2022) 695 final

Présentée comme une action clé de mise en oeuvre de la stratégie de l'Union européenne en faveur de l'égalité de traitement à l'égard des personnes LGBTIQ et de la stratégie de l'Union européenne sur les droits de l'enfant, la proposition de règlement COM(2022) 695 final relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation a pour objectif d'assurer la reconnaissance mutuelle de la filiation d'un enfant entre les États membres dans les situations transfrontières.

Afin de parvenir à cet objectif, ce texte prévoit, à titre principal :

- une définition de la filiation comme le « lien de parenté en droit », qui « recouvre le statut juridique d'enfant d'un ou de parents donnés » ;

- l'identification des juridictions des États membres compétentes pour statuer sur les questions de filiation, en donnant priorité à celles de l'État membre où l'enfant concerné a sa résidence habituelle (articles 6 à 15) ;

- la détermination de la loi applicable à l'établissement d'une filiation, en faisant primer la loi de l'État dans lequel « la personne qui accouche » a sa résidence habituelle au moment de la naissance, même si cet État n'est pas un État membre de l'Union européenne (articles 16 et 17) ;

- une obligation, pour chaque État membre, de reconnaître les décisions de justice en matière de filiation rendues dans les autres États membres ainsi que les actes authentiques qui y ont un effet juridique contraignant, sans procédure spéciale (articles 24 et 36) ;

- la mention explicite exclusive de l'article 21 de la Charte européenne des droits fondamentaux dans ses dispositions encadrant les motifs d'ordre public permettant de refuser une telle reconnaissance (articles 31 et 39) ;

- la création d'un certificat européen de filiation, qu'un enfant ou son représentant légal peut demander dans l'État membre où la filiation a été établie, pour produire ses effets dans les autres États membres, sans qu'il soit, là encore, nécessaire de recourir à une procédure spéciale (articles 46 à 57).

Enfin, les articles 3 et 5 de la proposition précisent que cette dernière :

- ne s'applique pas aux domaines suivants : reconnaissance d'un mariage ou d'un partenariat enregistré ; responsabilité parentale ; capacité des personnes physiques ; émancipation ; adoption internationale ; obligations alimentaires ; trusts et successions ; nationalité ; reconnaissance des décisions de justice et des actes authentiques d'un État tiers établissant ou prouvant une filiation ;

- ne porte pas atteinte aux compétences des autorités des États membres en matière de filiation.

Vu l'article 88-6 de la Constitution,

Le Sénat émet les observations suivantes :

- l'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union » ; ce qui implique d'examiner, non seulement si l'objectif de l'action envisagée peut être mieux réalisé au niveau communautaire, mais également si l'intensité de l'action entreprise n'excède pas la mesure nécessaire pour atteindre l'objectif que cette action vise à réaliser ;

- la protection des droits et des principes fondamentaux des citoyens des États membres s'impose à l'Union européenne comme aux États membres, et doit être assurée dans le respect des compétences prévue par les traités.

Or, la proposition de règlement soumise à l'examen du Sénat ne semble pas répondre à l'ensemble de ces exigences des traités ;

Concernant les insuffisances de l'étude d'impact et l'imprécision du champ d'application de la proposition de règlement :

En premier lieu, le Sénat constate que plusieurs lacunes et ambiguïtés de la proposition de règlement empêchent de conclure - en l'état de sa rédaction - à la nécessité de l'ensemble des dispositions de la proposition de règlement :

- en effet, si la présentation d'une analyse d'impact pour justifier la proposition de règlement doit être saluée, l'absence d'étude de droit comparé en son sein doit, elle, être déplorée. Cette étude aurait permis en effet de comprendre rapidement les différences de droit de la filiation entre les vingt-sept États membres et d'identifier et évaluer qualitativement et quantitativement les difficultés invoquées par la Commission européenne pour justifier sa proposition ;

- de surcroît, le Sénat s'interroge sur le nombre envisagé de bénéficiaires de la réforme alors que l'exposé des motifs de la proposition de règlement évoque « deux millions d'enfants »(4) susceptibles d'être confrontés aux difficultés invoquées tandis que l'analyse d'impact recense « 103 000 »(5) personnes concernées en totalité ;

- en outre, l'imprécision de la rédaction de la proposition nuit à sa lisibilité et à la détermination de l'étendue de son champ d'application. Ainsi, la proposition de règlement est ambigüe quant à son objectif même : est-elle relative à la « filiation », c'est-à-dire à un concept juridique clair établissant le lien entre un enfant et ses parents, comme l'affirme la version française du texte, ou, conformément à sa version anglaise, est-elle relative à la « parentalité » (« parenthood »), c'est-à-dire à une situation de fait qui peut exprimer une simple volonté d'exercer un rôle éducatif auprès d'un enfant sans pour autant que cette volonté s'accompagne d'un lien de parenté et d'effets juridiques ? De même, alors qu'elles justifient la présentation de ce texte par la Commission européenne, les « situations transfrontières » n'y sont pas définies. En toute logique, elles devraient être comprises comme les situations concernant au moins deux États membres. Enfin, alors que la proposition de règlement annonce exclure en principe la reconnaissance d'une filiation établie dans un pays tiers, elle semble de fait permettre la reconnaissance de telles filiations dès lors qu'elles ont déjà été reconnues dans un premier État membre ;

Concernant le risque d'empiètement de l'Union européenne sur les compétences des États membres :

En deuxième lieu, la nécessité de la proposition de la Commission européenne peut également être interrogée au regard du contenu de ses dispositions :

- en effet, par ce texte, la Commission européenne souhaite imposer, pour les familles connaissant une situation transfrontière, une reconnaissance mutuelle « automatique » des filiations établies dans chaque État membre, « quelle que soit la manière dont l'enfant a été conçu ou est né, et quel que soit le type de famille de l'enfant ». Ce qui signifie en conséquence la reconnaissance des filiations de couples homosexuels et hétérosexuels, mariés ou ayant contracté des partenariats validés dans un État membre, et parents d'un enfant en raison d'un lien biologique, d'une assistance médicale à la procréation ou d'une gestation pour autrui (GPA) ;

- or, il ne s'agit pas de garantir aux enfants concernés les droits à la libre circulation et au séjour dans l'Union européenne, puisqu'ils sont déjà assurés par les dispositions de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, précisées récemment par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) mais d'accroître la part du droit de l'Union européenne en matière de responsabilité parentale, d'obligations alimentaires et de succession, pour les familles concernées, afin de « réduire les frais de justice et la charge juridique » qui pèseraient sur leurs membres ;

- en outre, selon l'exposé des motifs de la proposition de règlement, c'est cette différence-même des droits nationaux qui constituerait la difficulté à surmonter : « les difficultés actuelles liées à la reconnaissance de la filiation ont pour origine le fait que les États membres ont des règles de fond différentes en ce qui concerne l'établissement de la filiation dans les situations nationales » mais aussi « en matière de compétence internationale », « de conflit de lois différentes en ce qui concerne l'établissement de la filiation dans les situations transfrontières » et de « reconnaissance de la filiation établie dans un autre État membre » ;

- la Commission européenne a ainsi choisi de légiférer par la voie d'un règlement d'effet direct, qui vise à assurer, non pas seulement une harmonisation, mais une uniformisation du droit en la matière ;

- ces règles ne laissent aucune marge d'appréciation aux États membres dans l'application de la réforme. A contrario, en 2004, le législateur européen, avec prudence, avait fait le choix d'une directive pour harmoniser les droits des familles connaissant une situation transfrontière liés à la libre circulation et au séjour ;

- or, si l'article 81, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne permet bien au législateur européen de prendre une initiative législative en matière de droit de la famille ayant une incidence transfrontière, cette compétence est à la fois dérogatoire, facultative et soumise à une décision à l'unanimité du Conseil. En principe, elle suppose donc un consensus entre États membres sur les mesures proposées, qui, en l'espèce, n'existe pas ;

- de fait, le gouvernement français affirme au Conseil son refus de toute reconnaissance automatique des filiations issues d'une GPA réalisée dans un autre État membre, position que le Sénat soutient, en conformité avec la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique;

- dans ces conditions, le Sénat estime que le choix de la Commission européenne de préférer au dialogue avec les États membres sur les éventuelles difficultés à résoudre, la proposition d'un règlement d'effet direct visant à imposer la reconnaissance mutuelle « automatique » de toutes les filiations établies dans chaque État membre n'est pas respectueux de la répartition des compétences prévus par les traités ;

- à cet égard, le Sénat rappelle que la compétence des États membres est première dans la définition du droit de la famille et de la filiation, laquelle résulte de leurs traditions constitutionnelles et de leur identité nationale que l'article 4, paragraphe 2, du traité sur l'Union européenne impose à l'Union européenne de respecter ;

Concernant la remise en cause de l'équilibre trouvé par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique et conforme à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne :

En troisième lieu, l'intérêt supérieur de l'enfant est largement invoqué pour justifier la réforme. Or, si cet intérêt supérieur impose incontestablement la sécurisation juridique de situations de fait dans lesquelles un enfant doit pouvoir bénéficier d'une identité, cet intérêt ne contraint pas à procéder à l'uniformisation proposée par la Commission européenne, qui excéderait les exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) en matière de reconnaissance de la filiation issue d'une gestation pour autrui (GPA) réalisée dans un autre État membre :

- en effet, la CEDH a affirmé que le refus de reconnaissance de tout lien de filiation dans cette hypothèse était contraire à l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; mais elle a simultanément reconnu la possibilité de non-transcription, sur les registres de l'état civil d'un État membre, de l'acte de naissance d'un enfant né à l'étranger d'une GPA désignant la « mère d'intention » comme sa mère, dès lors qu'une solution alternative, telle que l'adoption, lui est ouverte. Cette solution a été transposée en droit français par le législateur lors de l'adoption de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique, et, depuis l'adoption de cette loi, aucune difficulté n'a été recensée ;

- en rendant automatique, au bénéfice des personnes en « situation transfrontière », la reconnaissance des filiations issues de GPA réalisées dans un autre État membre, la proposition de règlement remettrait ainsi en cause cet équilibre délicat qui permet de maintenir un contrôle au cas par cas du juge français sur les GPA réalisées à l'étranger, en particulier pour s'assurer de l'absence de trafic d'enfants. Elle amoindrirait dans le même temps la portée utile des dispositions législatives interdisant la GPA en France ;

- il est également possible de s'interroger sur la proportionnalité de la réforme au regard des droits et principes fondamentaux protégés par la Charte européenne des droits fondamentaux. Le respect de ces droits et principes, en particulier le principe de non-discrimination (article 21 de la Charte) est bien invoqué pour justifier la proposition de règlement, en particulier, ses dispositions limitant les motifs d'ordre public permettant de refuser la reconnaissance d'une filiation. Toutefois, il est possible de se demander dans quelle mesure la proposition de règlement est également conforme à d'autres principes fondamentaux de la Charte : inviolabilité de la dignité humaine (article premier de la Charte), interdiction de faire du corps humain « une source de profit » (article 3), et droit des enfants à connaître leurs parents et leurs origines (article 24) ;

Concernant la délégation de compétences inappropriée à la Commission européenne :

En dernier lieu, l'article 63 de la proposition de règlement confère à la Commission européenne le pouvoir de modifier, par acte délégué, ses annexes I à IV, qui définissent les attestations formalisant la reconnaissance mutuelle des décisions de justice et des actes authentiques établissant une filiation dans un autre État membre, mais également son annexe V, qui formalise le certificat européen de filiation :

- conformément aux dispositions de l'article 290 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, « un acte peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif » ;

- cette définition correspond effectivement aux attestations précitées, visées aux annexes I à IV de la proposition. En revanche, cette délégation semble inappropriée pour définir et modifier, à l'annexe V, le contenu du certificat européen de filiation, document permettant, sans autre procédure, la reconnaissance d'une filiation dans l'ensemble des États membres et qui est l'élément principal de la présente proposition, d'autant que de tels actes délégués ne peuvent faire l'objet d'aucun contrôle des Parlements nationaux ;

Pour ces raisons, le Sénat estime que la proposition de règlement COM(2022) 695 final, n'est pas conforme, dans sa rédaction actuelle, à l'article 5 du traité sur l'Union européenne et au protocole n° 2 annexé à ce traité.

La réunion est close à 14 h 55.

Jeudi 23 mars 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture -

La réunion est ouverte à 9 h 15.

Culture - Enjeux européens de la liberté des médias et de la protection des journalistes - Audition

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - La liberté de la presse est un pilier de la démocratie, et à ce titre il importe de la préserver, en Europe et dans notre pays. Les fondements de la démocratie sont remis en cause à nos frontières et dans nombre de pays du monde et la désinformation se répand partout sur les réseaux sociaux.

La commission des affaires européennes a désigné trois rapporteurs, Florence Blatrix Contat, André Gattolin et Catherine Morin-Desailly sur le projet de règlement de la Commission européenne visant à créer un cadre législatif européen commun de la liberté des médias, dont l'objet - louable - est de garantir l'indépendance des médias, notamment en contrôlant les concentrations entre organes de presse. À cet effet, un comité de régulation européen chargé de préserver le pluralisme du paysage médiatique européen serait institué, ce qui est assez novateur par rapport à notre propre système national de régulation des médias.

Au cours de cette table ronde, les rapporteurs présenteront d'abord le contenu et les enjeux du texte, à propos duquel nous nous réjouissons de solliciter, ensuite, l'avis des professionnels de la presse écrite et en ligne, ici présents.

Je rappelle que la commission des affaires européennes du Sénat a préalablement contrôlé la conformité de cette proposition législative européenne au principe de subsidiarité. En effet, les traités fondateurs européens stipulent que les parlements nationaux peuvent vérifier que l'Union européenne reste bien dans son rôle, intervient à bon escient et évite l'excès de réglementation. À ce titre, la commission reçoit toutes les propositions législatives de la Commission européenne et les examine sous cet angle : la plupart de ces propositions respectent la répartition des compétences entre l'Union européenne et ses États membres, telle qu'elle est fixée dans les traités.

En revanche, si tel n'est pas le cas, nous proposons alors au Sénat de le dénoncer en adoptant un avis motivé visant à alerter sur le risque que l'Union européenne aille trop loin. C'est ce que nous avons jugé utile de faire pour ce texte relatif à la régulation européenne de la liberté des médias. Notre commission a donc adopté, à l'unanimité, une proposition d'avis motivé, qui est devenue une résolution définitive du Sénat le 11 décembre dernier.

Selon nous, en effet, le texte présenté par la Commission européenne n'est pas conforme à ce principe de prudence et d'équilibre, qui doit borner les initiatives du législateur européen et préserver la marge de manoeuvre des parlements nationaux. Ce faisant, le Sénat ne conteste nullement les intentions, les objectifs ou le fond même du texte, mais sa valeur ajoutée, par rapport à un cadre législatif national déjà très développé en France.

De surcroît, au travers de cette résolution, nous nous interrogeons sur la base juridique de ce projet de règlement, car la Commission européenne fonde son initiative sur le seul article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui a pour objet d'assurer le fonctionnement du marché intérieur. Or s'il existe un marché intérieur des médias en Europe, celui-ci n'échappe pas à une segmentation nationale, culturelle et linguistique, qui justifie tout autant d'invoquer l'article 167 du TFUE, lequel a pour objet le respect de la diversité culturelle et des législations nationales.

Nous sommes très heureux d'engager aujourd'hui, grâce à nos invités et en commun avec la commission de la culture, l'examen au fond de ce projet de règlement européen.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Au Sénat, nous souhaitons non pas subir, mais anticiper la législation européenne. À ce titre, je remercie la commission des affaires européennes d'avoir organisé cette table ronde sur la liberté des médias et sur le projet de règlement European Media Freedom Act (Emfa), qui soulève plusieurs enjeux, sur lesquels la commission de la culture s'est prononcée ces dernières années.

Je pense aux travaux de notre rapporteur pour avis sur la presse Michel Laugier et aux rapports pionniers de Catherine Morin-Desailly sur la régulation dans le secteur du numérique et la lutte contre les fausses informations et la haine en ligne, qui sont des préoccupations partagées à l'échelle de l'Europe.

Je pense également à la proposition de loi sur les droits voisins des éditeurs et des agences de presse, qui constitue la transposition française d'une directive, ainsi qu'à la commission d'enquête sur la concentration des médias, qui a établi un panorama à l'échelle européenne des différences d'approche et des convergences de problématiques. Or ces sujets constituent le coeur même du projet de règlement européen.

Cependant, ce projet soulève un problème juridique - la commission des affaires européennes l'a souligné dans sa proposition de résolution du 8 décembre dernier - et un problème de principe : le projet de règlement est-il compatible avec les fondements établis dans la loi de 1881 sur la liberté de presse et dans la loi de 1986 relative à la liberté de communication ?

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure de la commission des affaires européennes. - Nous entamons avec cette audition collective, dont je me réjouis, l'examen au fond d'un texte dense, touffu et complexe : la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2022, qui a pour objet d'établir un cadre européen commun de régulation de l'ensemble du secteur des médias.

Porté par la vice-présidente de la Commission européenne, chargée des valeurs et de la transparence, Mme Vera Jourová, et le commissaire français au marché intérieur, M. Thierry Breton, ce texte tend à mettre en oeuvre l'engagement politique pris par sa présidente, Mme Ursula von der Leyen, qui avait annoncé cette initiative dans son discours sur l'état de l'Union de 2021 : « Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres. Leur indépendance est essentielle. Voilà pourquoi l'Europe a besoin d'une loi qui garantisse cette indépendance. L'année prochaine, nous présenterons précisément une telle loi sur la liberté des médias. » Elle figure effectivement dans le programme de travail de la Commission pour 2022.

Ce texte tend à prolonger un paquet de mesures destinées, d'une part, à réguler le cadre d'exercice des services numériques et des services de médias, d'autre part, à défendre la liberté de la presse, conformément au plan d'action de la Commission européenne pour la démocratie européenne, tout en établissant un nouveau cadre législatif commun et harmonisé d'un marché intérieur des services de médias.

Les objectifs de ce texte sont louables et ambitieux, mais ils sont disparates. Nous partageons l'objet principal de cette nouvelle proposition de législation européenne. Il s'agit, compte tenu de la situation constatée depuis plusieurs années dans certains pays de l'Union, notamment en Pologne ou en Hongrie, de renforcer la liberté et l'indépendance éditoriale des entreprises de médias, en recommandant des financements dédiés aux médias de service public, des mesures relatives à l'attribution équitable et transparente de la publicité, des règles portant sur la transparence de la propriété des organes de presse et un contrôle des concentrations.

Ce texte tend à instituer pour cela un comité de régulation européen, qui jouerait également un rôle spécifique dans la lutte contre la désinformation. Ce comité se substituerait au groupe des régulateurs européens pour les services de médias audiovisuels, communément appelé Erga (European Regulators Group for Audiovisual Media Services), institué par la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA). Il serait compétent pour protéger toutes les entreprises de médias contre des mesures nationales injustifiées, disproportionnées et discriminatoires, afin de préserver le pluralisme du paysage médiatique européen, de garantir son bon fonctionnement et de renforcer la protection de l'État de droit.

Il est nécessaire d'agir, cela ne fait guère de doute à l'échelle européenne, mais, ainsi que l'a indiqué M. le président Rapin, la base juridique de l'article 114, dont les dispositions visent à assurer le fonctionnement optimal du marché intérieur des services de médias semble contestable. En effet, la plupart des pays européens ont mis en place de longue date des règles spécifiques nationales pour réguler le secteur, particulièrement dans notre pays, comme vient de le préciser M. le président Lafon.

Entendons-nous bien, la Commission européenne propose un nouvel accroissement du champ des compétences matérielles du législateur européen, au détriment des parlements nationaux. Ce constat est au coeur de notre avis motivé sur la non-conformité de ce texte au principe de subsidiarité.

M. André Gattolin, rapporteur de la commission des affaires européennes. - La loi du 29 juillet 1881 devrait sans doute être modifiée si le projet de règlement européen était adopté tel quel, en raison des dispositions de son article 4 qui ont pour objet d'élargir la protection des sources des journalistes, qui est a priori une bonne chose, et celles de son article 6 qui sont relatives à l'indépendance éditoriale. Cette modification ne constitue pas une difficulté en soi, mais la rédaction actuelle du projet de règlement n'emporte pas totalement notre adhésion. Ces articles tendent à mettre en jeu la responsabilité pénale du chef de rédaction, selon la terminologie proposée par la Commission, qui demanderait à être précisée au regard du droit français, lequel ne reconnaît que la responsabilité pénale du directeur de publication. Ce point jette le soupçon sur la validité d'un tel projet.

Le schéma de régulation européen envisagé par la Commission s'inspire quasi exclusivement de la réglementation audiovisuelle. Au lieu de reconnaître les spécificités sectorielles de la presse, le texte vise donc à soumettre presse et audiovisuel à un cadre commun. S'il est possible, dans une certaine mesure, de justifier l'existence d'un marché unique des services audiovisuels dans l'Union européenne, il est toutefois contestable de postuler l'existence d'un marché européen de la presse, compte tenu de l'importance des différences culturelles et linguistiques entre les États membres.

Le débat porte sur le choix du fondement juridique du texte, c'est-à-dire l'article 114 du TFUE, qui a pour objet le marché unique, compétence exclusive de la Commission, alors qu'il aurait pu être établi sur l'article 167, qui est relatif à la diversité culturelle, compétence partagée.

Par ailleurs, nous nous interrogeons sur l'articulation de ce texte avec les trois principaux instruments européens qui constituent la base de l'acquis communautaire en matière de régulation des médias. Je pense à la directive SMA, à la directive établissant des règles sur l'exercice du droit d'auteur et des droits voisins applicables à certaines transmissions en ligne d'organismes de radiodiffusion et retransmissions de programmes de télévision et de radio, dite CabSat 2, et au règlement relatif à un marché unique des services numériques, le Digital Services Act (DSA).

La proposition est en effet très imprécise sur son articulation avec la directive SMA, qu'elle est pourtant censée prolonger, selon la Commission européenne. Or les définitions proposées ne sont pas intégralement harmonisées, pour les services de médias ainsi que pour les notions de responsabilité et de décisions éditoriales.

L'article 6, relatif au niveau de protection applicable aux fournisseurs de services de médias et d'actualités, ne tient aucun compte des dispositions existantes dans ce domaine dans la directive SMA. Il en va de même des dispositions obligatoires sur l'organisation éditoriale des médias.

Les dispositions des articles 7 et suivants, qui ont pour objet le rôle des autorités de régulation, visent à instaurer un « comité » européen, terme retenu dans la version française pour traduire le terme board, qui signifie pourtant « conseil » en anglais, ce qui ne renvoie pas à la même réalité. Le projet de règlement tend ainsi à modifier de façon importante l'équilibre entre les autorités nationales et européennes, tout en prévoyant que la Commission européenne en assure le secrétariat. Nous serons attentifs à ce point.

À l'article 17, le projet de règlement a pour objet de prévoir un nouveau mécanisme destiné à éviter une double modération des contenus publiés ou édités par les médias, afin d'être compatible avec le DSA. Il tend ainsi à instaurer une obligation pour les fournisseurs de très grandes plateformes de mettre à disposition des utilisateurs un formulaire de déclaration en tant que fournisseurs de services de médias, afin de bénéficier de modalités de modération spécifiques. Il s'agit là d'une modification significative des dispositions du DSA, alors que ce dernier n'est pas encore entré en application.

Il est indispensable de clarifier ces ambiguïtés pour coordonner et articuler cette proposition avec le DSA, qui vient d'être adopté.

Il nous a donc semblé que la Commission européenne allait un peu trop loin et un peu trop vite, dans son ambition législative, en assimilant dans son projet de règlement la régulation des médias locaux et culturels de presse au développement d'un marché intérieur des médias dans l'audiovisuel et dans le numérique.

Il importe enfin de rappeler que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) - dont je suis membre - est très active dans le domaine de la protection du pluralisme et de la liberté des médias - d'ailleurs l'Association des journalistes européens y est reconnue comme observatrice. L'Assemblée a adopté en janvier 2020 une résolution sur les menaces pesant sur la liberté des médias et sur la sécurité des journalistes en Europe et, en juin 2022, une résolution intitulée « le contrôle de la communication en ligne : une menace pour le pluralisme des médias, la liberté d'information et la dignité humaine ».

Hélas, le Conseil de l'Europe n'est mentionné nulle part dans la proposition de règlement, qui néglige ainsi d'encourager l'Union européenne et ses États membres à coopérer avec cette institution particulièrement attentive au respect des droits des journalistes et des médias. C'est pourquoi nous avons inclus dans l'avis motivé du Sénat une mention à ce sujet.

Nous avons maintenant hâte de vous entendre et d'échanger avec vous sur vos réactions, vos analyses, vos expériences en rapport avec ce projet de réglementation européenne.

M. Jean-Pierre de Kerraoul, président de l'Association européenne des éditeurs de journaux (Enpa) et de la commission juridique de l'Alliance de la presse d'information générale (Apig). - Les éditeurs de presse européens n'ont aucune objection aux dispositions du texte proposé par la Commission qui visent à prévenir les risques d'ingérence extérieure, garantir l'indépendance des médias et assurer une meilleure transparence.

En revanche, notre premier sujet de préoccupation porte sur l'article 6, qui tend à confier au rédacteur en chef l'ensemble des décisions éditoriales, ce qui revient, en France, à priver le directeur de publication - le publisher en anglais - de sa capacité effective à diriger. Or, selon nous, il n'est pas possible de disjoindre l'autorité et la responsabilité. Au regard de la loi de 1881, le directeur des publications est civilement, pénalement et personnellement responsable du contenu de sa publication, il ne peut donc être privé d'un pouvoir d'intervention et de direction effectif de sa publication, au quotidien. Par ailleurs, la loi française tend à imposer à toutes les publications de respecter une charte éditoriale qui est négociée entre les journalistes et l'éditeur. Aussi, l'introduction de cette nouveauté reviendrait à disjoindre autorité et responsabilité, ce qui va à l'encontre de l'esprit de la loi de 1881.

Dans l'immense majorité des cas, l'éditeur est le premier défenseur de la liberté de la presse et le premier rempart de ses journalistes. Ainsi, donner l'impression qu'il existerait un conflit structurel entre l'éditeur et les journalistes est assez artificiel. D'ailleurs, nulle part dans le texte il n'est fait mention de l'éditeur ou du publisher. Les auteurs du texte donnent l'impression que le sujet se joue exclusivement entre des actionnaires - shareholders - et des journalistes. Or, dans notre pays et dans tous les pays européens, l'entreprise de presse est pilotée par un éditeur, dont les responsabilités sont très claires en France.

Au Parlement européen, certains députés envisagent de diviser le texte actuel en deux parties, l'une qui relèverait d'une directive et l'autre d'un règlement. Si le texte demeure entièrement un règlement, il serait d'application directe, ce qui ne nous laisserait pas, en France, la possibilité d'adapter les principes généraux, à des fins de compatibilité avec la loi de 1881.

Selon nous, la deuxième difficulté porte sur l'article 17, dont les dispositions visent à permettre aux grandes plateformes de modifier unilatéralement ou de supprimer les contenus de presse. C'est inacceptable, même si les organes de presse en étaient d'abord informés.

Il faudrait en effet que les éditeurs des sites en question se déclarent auprès des grandes plateformes, qui jugeraient ce qui relève de la presse ou non - cela n'est guère légitime. Cette forme de labellisation, qui consisterait à dire ce qui relève ou non de la presse, pourrait plutôt être dévolue, en France, à la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), qui s'appuie sur une légitimité politique et professionnelle ; à défaut, d'autres instances pourraient jouer ce rôle - le Journalism Trust Initiative (JTI), par exemple -, à condition que les éditeurs de presse soient associés. Il importe d'assurer la légitimité de l'instance qui va délivrer ce label. Nous sommes ouverts à cette forme de labellisation à condition qu'elle n'incombe pas aux plateformes.

Par ailleurs, il faudrait que la décision d'une plateforme de supprimer un contenu de presse qui serait contraire à ses conditions générales d'utilisation aille de pair avec une procédure contradictoire ; à défaut, ce serait au juge judiciaire de trancher et non à la plateforme, contrairement à ce que prévoit la rédaction actuelle du texte.

Notre troisième difficulté porte sur l'instauration du conseil européen des médias. Un tel conseil pourrait être compétent en matière d'audiovisuel, mais en matière de presse écrite, nous ne comprenons pas très bien quelle serait sa compétence. D'ailleurs, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), qui serait le représentant français au sein du board, n'a pas de compétence en matière de presse et ne souhaiterait pas en avoir.

Au total, il ne faudrait pas mettre en place de mauvaises solutions pour résoudre de véritables problèmes, notamment en matière de liberté de la presse. Et n'inventons pas pour cela un marché intérieur de la presse écrite, car il n'existe pas ! Actuellement, la véritable menace qui pèse sur la presse écrite vient de la puissance considérable des grandes plateformes. L'enjeu est donc de rééquilibrer la relation entre les grandes plateformes et les éditeurs de presse, digitaux ou écrits.

La liberté de la presse ne pourra être améliorée en séparant les éditeurs des journalistes, qui font face, ensemble, à un défi démocratique, industriel et professionnel en raison du déséquilibre de puissance entre les grandes plateformes et la presse. Dans ce contexte, ce n'est pas le moment d'avoir des postures. Les journalistes et les éditeurs doivent se battre ensemble pour sauver la presse, la renouveler et lui permettre de jouer son rôle au service de la démocratie.

Mme Cécile Dubois, coprésidente du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil). - Nous partageons un certain nombre des lignes rouges présentées par votre commission, mais nous trouvons que les objectifs de ce projet de règlement européen sont intéressants. C'est, tout d'abord, le cas de la protection contre les régimes illibéraux. Il y en a plusieurs dans l'Union européenne et, en France, nous ne sommes pas à l'abri d'une telle dérive, même si la loi de 1881 demeure un excellent pilier. C'est, ensuite, le cas du dialogue avec les plateformes - le rapport de force entre un syndicat d'éditeurs et une plateforme est très déséquilibré -, qui serait renforcé par le « supercomité » envisagé. Celui-ci permettrait en effet d'instaurer un dialogue suivi entre les États membres, les syndicats d'éditeurs et les plateformes. Notre réserve porte sur la nature de ce « supercomité », de surcroît contre par la Commission européenne, qui en assurerait le secrétariat, comme cela a été rappelé.

L'association européenne News Media Europe, dont le Spiil est membre, suggère d'intégrer à la gouvernance de ce « supercomité » des associations d'éditeurs. Nous y souscrivons, cela permettrait de rééquilibrer le pouvoir au sein de cette instance. En tout état de cause, son secrétariat ne doit en aucun cas être assuré par la Commission : il doit être indépendant.

L'autre ligne rouge que nous partageons avec Jean-Pierre de Kerraoul porte sur la rédaction actuelle de l'article 6, paragraphe 2 (a), relatif à l'indépendance des rédactions. La formulation retenue sous-entend que le rédacteur en chef doit pouvoir prendre des décisions individuelles sans que l'éditeur puisse intervenir. Cela pose problème : la loi de 1881 protège les journalistes via l'éditeur, lequel porte la responsabilité juridique des publications des rédacteurs ; en outre, la presse est déjà financièrement fragile, donc fragiliser encore plus la position des éditeurs en les empêchant de maîtriser leur ligne éditoriale mettrait fin à tout investissement dans la presse, c'est-à-dire à son financement pérenne. En outre, ce serait inefficace, car les influences s'exprimeraient différemment ; on peut toujours renvoyer son rédacteur en chef... C'est pourquoi nous soutenons sur cet article 6, paragraphe 2 (a), un amendement visant à permettre des marges de manoeuvre de la rédaction, mais dans le cadre de la ligne éditoriale décidée par l'éditeur. D'ailleurs, l'éditeur n'est pas au quotidien derrière le rédacteur en chef.

L'article 6, paragraphe 2 (b), nous semble en revanche très intéressant pour prévenir les conflits d'intérêts réels ou potentiels. Lors des travaux de la commission d'enquête du Sénat sur la concentration des médias, nous avions déjà soulevé la question ; selon nous, le sujet en France n'est pas tant la concentration des médias que l'appartenance de beaucoup de médias à des groupes dont l'activité principale n'est pas la presse - l'armement ou les télécoms -, car cette situation peut engendrer des conflits d'intérêts. Prévoir un mécanisme de garde-fou est donc intéressant.

Pour ce qui concerne les plateformes et la question du retrait unilatéral des contenus, nous pensons qu'il est nécessaire de pouvoir réagir. L'enjeu est certes de bien reconnaître les titres de presse ; or la loi de 1881 assure la liberté d'expression non seulement de la presse, mais de tous les citoyens, elle n'opère aucune distinction. Ainsi, au-delà de la question de la définition des médias, le fait de concentrer l'attention sur les seuls médias n'est pas satisfaisant, car il faut qu'un citoyen ou un lanceur d'alerte s'exprimant sur des plateformes puissent réagir en cas de retrait de leur contenu, dans un cadre contradictoire.

À cet égard, le projet de règlement insiste sur un point important : le personnel des plateformes est sous-dimensionné pour réagir aux contenus. Lorsque son compte est piraté ou supprimé, on n'a pas d'interlocuteur, car il y a bien souvent une seule personne par pays chargée de la relation avec les médias et, de fait, elle n'est jamais joignable. Au-delà de ce texte, la France pourrait donc exiger que soit garantie la présence d'un interlocuteur auquel les médias ou tout citoyen dont le compte est usurpé ou supprimé pourraient s'adresser.

M. Patrick Eveno, historien des médias. - Comme le dirait Boris Vian, il y a du « trouble dans les andains », ces raies de foin coupé alignées parallèlement dans nos champs...

D'abord, l'Europe veut appliquer le même système à trois ensembles démocratiques différents. Il y a les démocraties illibérales d'Europe de l'Est, principalement visées par ce texte. Dans ces pays, le pouvoir et/ou les oligarques contrôlent de fait les médias et c'est là qu'il y a véritablement un enjeu, là que l'Europe veut agir, mais sans le faire frontalement. Il y a ensuite les démocraties libérales classiques - les pays d'Europe du Nord, l'Allemagne, etc. - où il n'y a, en gros, pas de sujet. Il y a enfin les démocraties libérales instables - j'y inclus la France et l'Italie -, qui sont entre les deux. L'enjeu de ce texte est donc de pouvoir s'appliquer à la Hongrie, à l'Allemagne et à la France, sachant que les rédacteurs du projet de règlement visent prioritairement, on le sent bien, les illibéraux...

En outre, le projet de règlement considère que le marché des médias est européen, alors que ce n'est pas du tout le cas. Le marché est soit complètement international - on peut penser à Murdoch ou à Bertelsmann -, soit non européen. Il n'y a que quelques exceptions, que j'ai tâché de lister : le groupe franco-belge Rossel, Springer, Bertelsmann, qui cherche à se retirer, mais que, malheureusement, l'Autorité de la concurrence n'a pas autorisé à vendre RTL et M6 au groupe TF1, Czech Media Invest (CMI), de Kretinsky, qui est à cheval sur la République tchèque et la France, Mediaset, de Berlusconi, en Italie et en Espagne, ou encore Vivendi, mais qui n'exporte que Canal+, donc du divertissement.

Ensuite, je veux évoquer la composition du futur comité européen pour les services des médias. Jean-Pierre de Kerraoul sera sûrement en désaccord, mais pourquoi, à l'heure de la convergence généralisée, alors que tout le monde - presse, radio, internet - fait de la presse, de la radio et de l'internet, laisser de côté la presse ? Tôt ou tard, l'Arcom étendra son contrôle aux podcasts ! Pourquoi donc ne pas adjoindre à ce comité - cet « Erga transformé » - les conseils de presse ou de déontologie ? Je prêche pour ma boutique, sans doute, comme chacun ici, mais je pense qu'il faut intégrer les 20 conseils de presse de l'Union européenne. On pourrait ainsi imaginer un comité européen pour les services de médias détaché de la Commission, indépendant, et comportant trois collèges : l'Erga transformé, l'Association européenne des conseils de presse (Alliance of Independent Press Councils of Europe, ou AIPCE) et des personnalités qualifiées indépendantes : chercheurs, universitaires ou autres.

Je me suis livré à une analyse sémantique de ce projet de règlement. Le mot « régulation » apparaît 154 fois, quand le mot « autorégulation » n'apparaît que 18 fois ; sans doute, l'Arcom a un pouvoir de coercition que n'ont pas les conseils de presse, qui ne font que du « name and shame »... Le mot « indépendance » est cité 129 fois, « pluralisme » 73 fois, mais ni l'un ni l'autre de ces termes ne figurent parmi les définitions de l'article 2 ; ils ne sont nulle part définis : parle-t-on de pluralisme interne ou externe ? D'indépendance des médias ou des journalistes ? Il n'y a aucune occurrence des « usages » des consommateurs, notion absente de ce projet ; c'est étonnant. On ne compte que 11 occurrences du mot « convergence » et on ne rencontre que 62 fois le mot « liberté » et 54 fois celui de « concentration ».

Par ailleurs, au 20e considérant, on indique que « la ligne éditoriale a fait l'objet d'un accord entre les propriétaires et les chefs de rédaction », mais c'est simpliste, cela fait fi de la nature même des médias. Un média est un objet tripartite : c'est une entreprise détenue par un ou des actionnaires, une rédaction et un public. Tant que l'on ne tient pas compte de cela, on ne comprend rien aux médias ! Le considérant n° 40 et les articles 21 et 22 reflètent la pensée indigente des rédacteurs sur cette question. On y entretient une confusion entre concentration et menace sur l'indépendance et le pluralisme. On évoque un droit à refuser l'arrivée d'un actionnaire, mais quid de la viabilité des entreprises ? Que se serait-il passé si le journal Le Monde avait refusé l'arrivée de l'association Bergé-Niel-Pigasse en 2010 ? Aurait-il mis la clef sous la porte ? Il arrive que des actionnaires soient toxiques - confer Bolloré -, mais ce n'est pas toujours le cas.

Du reste, ce n'est pas forcément une question de concentration. Quand Nicolas Barré est renvoyé de la direction du journal Les Échos par son propriétaire, ou plus exactement par son éditeur sur les ordres de son propriétaire, ce n'est pas une question de concentration : Bernard Arnault a un tout petit groupe de médias, avec 300 millions de chiffre d'affaires et 300 000 exemplaires vendus par jour. Ce n'est donc pas une question de concentration, ou alors il faudra fixer des seuils très faibles pour pouvoir atteindre MM. Bolloré ou Arnault. Si on doit descendre à 9 % d'audience pour atteindre Bolloré, on bloquera toute fusion future et il faudra également démanteler TF1, voire France Télévision !

On voit d'où tout cela vient : beaucoup de personnes militent en France contre les concentrations, alors que le problème est la toxicité éventuelle du propriétaire ou de la concentration. On peut tout à fait vendre des avions de chasse et maintenir Le Figaro tel qu'il était avant l'achat et tel qu'il sera après la revente : un journal conservateur, catholique, de droite ; le journal n'a pas changé du fait de son achat par Dassault.

Ensuite, comment définir la toxicité ? C'est là qu'est le véritable enjeu. On peut clairement affirmer qu'il y en a dans le groupe Bolloré, par exemple.

On parle par ailleurs d'information fiable et de médias de qualité, mais qui fera le distinguo ? La JTI ? Du reste, un label serait contre-productif, car ceux à qui il sera accordé seront considérés par les complotistes comme étant du côté du pouvoir, des « méchants ».

On parle également de régulation de l'offre de contenu médiatique, mais quid de la liberté ? Sans doute, des gens ne me plaisent pas dans certains médias, mais ils plaisent à d'autres et la liberté n'existe qu'au prix du pluralisme, de la contradiction.

Sur les mesures d'audience, la publicité d'État et la protection des sources, je suis d'accord.

On parle de garde-fous ; d'accord, mais cela doit être pesé au trébuchet.

Enfin, sur la transparence, je rappelle que j'avais promu, dès 2009, lors de l'examen d'un texte régulant la concentration des médias, la création d'un observatoire européen du pluralisme et de la transparence dans les médias.

M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières. - Cette proposition de texte suscite du scepticisme, non seulement dans cette salle, mais encore dans les Länder allemands, chez les éditeurs nordiques ou chez des historiens des médias, et sans doute y a-t-il matière à amendement à certains égards. Néanmoins, elle représente aussi une formidable opportunité et il serait dommage que le Sénat adoptât une position par trop défensive, au moment où nous sommes confrontés à des enjeux majeurs et où l'Union européenne entend jouer un rôle dans ce domaine.

Y a-t-il un marché intérieur européen des médias ? Selon moi, le marché des médias - au sens des producteurs d'information, de journalisme - n'existe plus vraiment. Ces médias produisent du contenu qui se retrouve en concurrence avec celui de toutes sortes d'autres producteurs : propagandistes, citoyens, fermes à trolls, industrie de la désinformation, corrupteurs d'information ; bref, du positif et du négatif qui se retrouvent dans une concurrence indistincte entre contenus. Le marché européen ou national n'existe plus, car l'espace public numérisé est maintenant globalisé et il n'y a plus de frontières en la matière, sauf celles des régimes despotiques.

Ainsi, saisissons l'occasion de ce texte ; que le Sénat en profite pour proposer une vision de long terme, faire des propositions pouvant changer la donne ! Sans cela, le financement des médias sera de plus en plus difficile, à cause de la concurrence déloyale des autres producteurs de contenu, et le journalisme finira par ne plus pouvoir être défendu.

Quels sont les points sur lesquels on peut avancer ou amender le texte ?

Le premier est la définition des médias et de leurs obligations. Comment éviter la capture oligarchique, qui est un danger réel ? S'il y a des problèmes dans la rédaction actuelle du texte, qui viennent d'ailleurs en partie, effectivement, d'une mauvaise traduction de l'anglais, il convient de mettre en place des processus pour garantir l'indépendance éditoriale du journalisme. Cela passe par des procédures ou par l'introduction de la notion de trafic d'influence dans le champ de l'information.

Second point : le rapport aux plateformes. À partir du 1er janvier 2024, lorsqu'elles seront soumises au DSA, les plateformes n'auront plus tous les droits, mais le DSA est fondé sur la distinction entre licite et illicite. L'article 17 de ce texte prévoit un engagement dérisoire pour les plateformes : faire tout leur possible pour prévenir à l'avance des décisions de modération. Comment faire pour que les plateformes protègent l'information journalistique et même lui donnent un avantage ? Comment amplifier la fiabilité de l'information ? Il faut à cet égard distinguer entre le journalisme et le reste. Sans cela, on ne pourra pas promouvoir la fiabilité dans l'espace public.

La Journalism Trust Initiative constitue un moyen non discrétionnaire de le faire. Il n'y a pas d'organe qui décide qui est journaliste ou non, cela repose sur une norme européenne transparente, définie par des éditeurs, des journalistes et des associations de consommateurs, et cette norme peut être vérifiée par le marché de la certification. La norme est assez proche de celle de la CPPAP, mais, contrairement à celle-ci, elle est reconnue à l'international par les plateformes et elle tient compte de la convergence médiatique. Il s'agit alors d'obliger les plateformes à utiliser ce mécanisme de promotion de la fiabilité de l'information.

La Commission européenne avait négocié avec les plateformes numériques un code de conduite contre la désinformation. L'engagement n° 22, consistant à mettre en place des indicateurs de fiabilité de l'information, était très léger, mais une seule plateforme sur les quatorze signataires y a souscrit. Les plateformes prétendent mener des actions contre la désinformation, mais licencient les personnes qui en sont chargées et refusent de s'engager sur cette question. Nos espaces publics démocratiques ont été construits grâce aux mécanismes, via la régulation des médias et l'autorégulation des journalistes, favorisant la fiabilité de l'information. Ce texte est l'occasion de renforcer cette exigence. Ne passons pas à côté.

Enfin, troisième point : ce texte est aussi l'occasion de mettre en place un mécanisme de protection des espaces informationnels démocratiques, sur un fondement réciproque. Nous devons trouver les moyens de traiter les ingérences étrangères sur le fondement d'un cadre juridique et non de décisions de sanctions économiques. Il faut créer un cadre juridique spécifique, créant une troisième voie entre refragmentation des espaces publics numériques et maintien de l'ouverture des démocraties.

Je le répète, ce texte est l'occasion de constituer un véritable régime de responsabilité, avec des droits et devoirs, pour les différents acteurs. Sans doute est-ce une erreur d'accorder un rôle trop important à la Commission européenne, il faut dégager les décisions dans ce domaine de toute influence politique, y compris de la Commission.

Mme Catherine André, vice-présidente de l'Association des journalistes européens. - L'Association des journalistes européens (AJE) a une mission d'observation et de recueil des témoignages de journalistes à travers toute l'Europe. Elle est la section française de l'Association of European Journalists (AEJ) : elle compte 43 membres en France, mais l'AEJ a 20 sections et plus de 1 000 journalistes adhérents. Elle a été fondée en 1962 par six journalistes pour promouvoir l'harmonie européenne. L'AEJ est représentée auprès du Conseil de l'Europe et des institutions européennes.

Nous avons organisé une grande conférence sur la liberté des médias en Europe en 2019 en partenariat avec RSF et l'Unesco. On observait déjà alors une forte dégradation de la situation et des conditions de travail des journalistes partout en Europe, sauf dans les pays nordiques, et y compris en France. Il n'a jamais été aussi difficile d'exercer le métier de journaliste en Europe. Il n'y a pas que la question de la concentration, de l'actionnariat ou de la collusion entre pouvoirs publics et médias publics : il y a aujourd'hui une difficulté à informer de façon indépendante. L'autocensure guette aussi les journalistes et elle ne vient pas de nulle part : la question démocratique influe sur la liberté d'écrire et d'informer. Il y a beaucoup d'exemples d'ingérence ; la société des journalistes du journal Les Échos est par exemple très inquiète de son indépendance.

Même si la Commission européenne a en tête les régimes illibéraux quand elle prépare ce texte, qui est une réponse à ce qui se passe en Hongrie et en Pologne, je salue cette initiative. En Hongrie, il n'y a pas de journaliste en prison ; la façon d'empêcher les médias d'exister est autre, en les contraignant à fermer, par exemple. Beaucoup de médias indépendants hongrois sont accusés d'être des agents de l'étranger, empêchant Viktor Orban de mener souverainement sa politique. Le musellement de la presse est donc protéiforme : il n'y a pas que la prison ou les assassinats, même si cela existe encore.

Je précise que je n'ai pas de mandat pour m'exprimer au nom de l'AEJ ni de l'AJE sur ce texte. Les objectifs de cette proposition de règlement qui reconnaît la très grande fragilité de la presse sont louables. Elle est déjà touffue, mais certains de ses aspects devraient être précisés. L'article 6, paragraphe 2(a), portant sur le rôle du directeur de la rédaction et du rédacteur en chef, soulève effectivement des difficultés. Si le directeur de l'information est une marionnette de l'actionnaire, il ne protège qu'à moitié les journalistes.

La situation de la presse est dégradée parce que les rédactions n'ont plus, pour la plupart, les moyens de travailler. Les médias indépendants ont du mal à subsister : il y a une difficulté économique évidente, entraînant une diminution du nombre de correspondants dans tous les pays, sauf dans les grandes rédactions. La concentration des médias se double d'une perte du maillage des médias indépendants. Il y a beaucoup de médias indépendants en Hongrie, mais ils n'arrivent plus à émettre parce qu'ils sont fermés par le pouvoir.

Ce qui paraît intéressant dans cette proposition de règlement, c'est le fait de nommer les conflits d'intérêts, que l'on retrouve dans chaque pays. Je ne sais pas si l'on peut parler de marché européen des médias, car il a complètement changé du fait de la prééminence des plateformes que l'on n'arrive pas à réguler et qui finissent par devenir les instances de régulation des contenus de presse. D'où une difficulté à soutenir le pluralisme, la diversité et l'indépendance des médias, car les médias indépendants sont en train de fermer la porte, ce qui est dramatique pour la qualité de l'information.

Je suis d'accord avec Cécile Dubois, l'article 6, paragraphe 2 (b) est très intéressant. Les plateformes sont un point de vigilance, je ne sais pas si ce texte y répond, mais le fait d'en débattre constitue une avancée en soi. Je comprends la crainte des parlements nationaux d'être dépourvus de leur capacité à réguler le marché des médias, mais il y a de fortes disparités en Europe : si le cadre législatif français est fort, grâce à la loi de 1881, il peut être très faible ailleurs. Ce règlement peut-il compenser l'absence d'un cadre législatif fort en Hongrie ou en Pologne ? Je ne le sais pas...

Je suis également d'accord pour ne pas circonscrire le périmètre de l'information aux seuls médias ; je pense aux lanceurs d'alerte, mais aussi à l'émergence de podcasts et de supports d'information approfondie qui ne sont pas produits par des médias traditionnels. Il faut réfléchir à une information plurielle. Le règlement n'y répond qu'à moitié, mais le fait d'en débattre me paraît important.

Il n'y a pas de marché national des médias, car l'importance de l'information et de sa qualité pour la démocratie dépend de plus en plus de ce que font les voisins. Il me paraît important de préserver un espace public et civique européen. Faire circuler l'information dans plusieurs langues et sans s'arrêter aux frontières est important. Il serait donc intéressant de créer une instance européenne à laquelle on pourrait faire appel, mais il ne faut pas créer une usine à gaz.

M. Bernard Fialaire. - J'observe souvent une confusion entre indépendance des médias et indépendance des journalistes. Cette confusion n'est-elle pas une façon de fuir ses responsabilités ? Chaque fois que je pose cette question, on me répond à côté. Ce projet de texte nous éclaire-t-il sur ce point ?

M. André Gattolin, rapporteur de la commission des affaires européennes. - Je partage les propos de Catherine André. J'ai rencontré nombre de responsables de presse indépendants en Pologne et les instruments proposés ne me paraissent pas être de nature à lutter efficacement contre les attaques portées à la liberté de la presse. La Commission européenne veut s'emparer des questions d'État de droit, c'est bien, mais son approche est biaisée. Elle parle par exemple de l'attribution de la publicité, mais les centrales d'achat d'espaces en Pologne sont privées, donc elles ne sont pas visées. C'est cela qui justifierait à mes yeux la référence au Conseil de l'Europe.

La suspension de Klubrádió, la plus grande radio hongroise d'information indépendante, a été justifiée par un retard dans le délai de dépôt relatif au quota de chansons hongroises. La question des définitions préalables est donc centrale, il faut clarifier les objets. Nous, sénateurs, et vous, via vos différents organismes, avons un rôle de définition à jouer.

Le support est double : il y a des contenus journalistiques, et des contenus publicitaires. Qui est responsable de ces derniers ? Le rédacteur en chef n'est pas responsable des messages publicitaires qui alimentent financièrement son journal. La question n'est pas simple : la responsabilité juridique du directeur de publication peut l'obliger à s'autoréguler.

M. Pierre Ouzoulias. - Je partage le souci de venir en aide aux journalistes dans les pays où leurs droits sont menacés. Cependant, il ne faudrait pas abaisser le niveau de protection dont nous bénéficions en France. Les lois de 1881 sur la liberté d'expression, de 1901 sur la liberté d'association et de 1905 sur la liberté de culte forment le socle de l'État de droit républicain français. Je n'imagine pas que, pour combattre l'illibéralisme à l'est de l'Europe, on puisse abaisser la garantie en France de ces libertés.

Un compromis vous semble-t-il possible, pour d'une part, préserver ces lois, qui ont fait preuve de leur bon fonctionnement, et d'autre part conforter la liberté des journalistes dans les pays où elle est menacée ? Quel diagnostic posez-vous sur cette voie moyenne que nous pourrions défendre dans notre proposition de résolution, sans attaquer violemment le règlement ? Nous devons faire comprendre à la Commission européenne qu'une voie médiane est possible.

M. Patrick Eveno. - On ne cesse de parler d'indépendance, sans jamais la définir. S'agit-il de l'indépendance du média, de celle de la rédaction, ou de celle du journaliste ? Je vous rappelle ces propos d'Hubert Beuve-Méry, pape de tous les journalistes français : « Quant à la liberté de chacun dans l'entreprise, on sait très bien, quand on entre dans un journal, quelle est la ligne générale de celui-ci. Donc, en principe, on s'agrège à une équipe dans laquelle on pense pouvoir jouer un rôle, sans trop avoir à en souffrir. Ce que je crains personnellement [...], c'est que chaque journaliste estime qu'il a le droit d'étaler ses tripes sur la table, de penser et d'écrire ce qu'il veut en fonction de ses sentiments. Ce n'est tout de même pas aussi simple. »

On n'attache pas assez d'importance à la triangulation entre l'entreprise, la rédaction et public : l'entreprise recrute des journalistes pour fournir de l'information à un public déterminé. Un journaliste du Figaro fournit des informations différentes de celles de L'Humanité ; on ne parle pas de la même façon du pape dans Charlie Hebdo ou dans La Croix ; mais cela ne pose pas de problème, car les publics, les rédacteurs et les entreprises ne sont pas les mêmes.

Effectivement, il faut une indépendance, mais celle-ci reste à définir. On insiste trop sur la dimension capitalistique de l'indépendance, alors que la ligne éditoriale est élaborée de manière plus ou moins conflictuelle entre la rédaction et l'entreprise, en fonction du public visé. Le choix éditorial appartient à la rédaction, mais il est dirigé vers un public. Parler de la neige et non de l'Ukraine au journal de TF1 résulte de l'idée que cela correspond aux attentes du public - ce que l'on peut ou non regretter.

Il est important d'avoir un tel texte garantissant la liberté des médias à l'échelle européenne, mais il faut revoir ce texte de fond en comble, pour toute une série de raisons. L'avantage du règlement, c'est qu'il n'emporte pas d'obligation d'adaptation des lois nationales. Une directive doit être transposée dans les droits nationaux, ce qui prend des années. Le règlement est plus pratique, car il est d'application immédiate.

Mme Cécile Dubois. - Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain : cette proposition de règlement comporte des éléments intéressants et établit des lignes rouges, comme l'article 6, paragraphe 2 (b) : il n'y a pas d'indépendance d'un journaliste sans indépendance des décisions éditoriales.

Concernant la Pologne et l'encadrement de la publicité publique, il me semble que la rédaction du texte, en imposant une allocation des dépenses proportionnée à des objectifs non discriminatoires, pourrait permettre à un comité, à condition d'un élargissement de sa gouvernance aux éditeurs et à un conseil de déontologie, de questionner les actions d'un pays allouant ces ressources financières à des centrales d'achat privées, verrouillées, et ne répondant pas aux objectifs de non-discrimination. Ce règlement trace un chemin pour améliorer la situation.

M. André Gattolin, rapporteur de la commission des affaires européennes. - Le règlement parle de la publicité publique d'État, ce qui est très secondaire...

Mme Cécile Dubois. - Elle est très importante dans le financement des médias. Le règlement peut contrer le verrouillage de certaines régies par l'État. Évidemment, il est imparfait, mais il ouvre des pistes, notamment pour l'encadrement de la publicité publique. À d'autres articles, il propose également une rationalisation des mesures d'audience, ce qui permettrait sans doute d'améliorer les pratiques dans certains pays.

Le Spiil a une définition très claire de l'indépendance : un média indépendant est un média dont l'éditeur concentre son activité principale sur la presse ; il ne dépend pas financièrement d'un seul grand groupe, mais atteint un équilibre entre ses dépendances. Un journaliste indépendant, lui, n'est pas attaché à une rédaction ; il est indépendant dans son travail, mais la publication est visée par le directeur de celle-ci. Il y a une distinction entre les deux : exercer son métier de journaliste de manière indépendante, ce n'est pas la même chose qu'être indépendant vis-à-vis de la publication, dans la pratique de son métier.

M. Christophe Deloire. - Cette question est historique. Nehru Gandhi, fondateur de l'Inde moderne, demandait si la liberté de la presse se résumait à la liberté des propriétaires de faire ce qu'ils veulent de leur argent, à la liberté des journalistes de dire ce qui leur passe par la tête, ou à la liberté du public. À la fin, la question concerne les droits des citoyens.

Le mot d'indépendance est utilisé dans tous les sens, mais le réel enjeu est l'indépendance de l'information. Une information ne peut être réputée fiable si elle est sous tutelle, sous ordres, si elle dépend d'intérêts politiques ou privés. Évidemment, il faut des lignes éditoriales diversifiées : la libre poursuite des réalités objectives figure dans les statuts de l'Unesco, et peut amener à trouver des vérités factuelles très différentes. Il est nécessaire d'imposer des obligations méthodologiques et le respect de principes éthiques, ce qui exclut le conflit d'intérêts.

Si la production d'information peut être soumise à des visions du monde, elle doit être détachée des intérêts individuels des journalistes - l'éditeur étant responsable de licencier les journalistes corrompus -, tout comme des intérêts du propriétaire du média, imposés par l'éditeur ; il est sinon de notre devoir de nous opposer à cette atteinte au droit à l'information des citoyens. À la fin des fins, la seule indépendance fondamentale, c'est celle de l'information.

Monsieur Gattolin, pour évaluer le contrôle d'un État, il faut prendre en compte les contrôles indirects, y compris par des parties paraissant privées.

Monsieur Ouzoulias, le texte ne résoudra sûrement pas tous les problèmes rencontrés en Pologne ou en Hongrie. Mais, compte tenu de l'ampleur des enjeux contemporains autour de l'information, de sa mondialisation non contrôlée et du rôle des plateformes numériques, il faut sortir de ce semblant de contradiction entre la défense des journalistes dans ces pays et l'affaiblissement de leur protection dans notre pays. Il faut trouver une vision transpartisane.

M. Jean-Pierre de Kerraoul. - Ce qui est important, c'est l'indépendance de l'information, et non celle de la corporation des journalistes, qui sont au service de la qualité de l'information. L'exercice quotidien des journalistes ne doit pas être perturbé par des interventions extérieures - des pressions pouvant venir non exclusivement des actionnaires -, ou des interventions excessives de la part d'un éditeur. Par définition, le pluralisme suppose des visions du monde différentes : on doit accepter que d'autres médias ne partageant pas nos valeurs existent.

Le directeur de publication a une double responsabilité : il est personnellement et pénalement responsable de l'intégralité du contenu du journal - et donc également d'une publicité mensongère - ainsi que de l'équilibre économique de l'entreprise, ce qui l'oblige à trouver des solutions pour atteindre un équilibre raisonnable. Cette responsabilité complète du directeur de publication est au service de la qualité de l'information.

En Pologne et en Hongrie, nos confrères des associations des éditeurs européens disent ne rien avoir contre ce règlement, mais n'avoir non plus aucune illusion : jamais ce règlement ne suffira à empêcher la survenue de régimes illibéraux. Si un membre venant d'un tel régime représente son pays dans le comité, la situation pourrait même être pire qu'aujourd'hui.

En Pologne, il y a dix-huit mois, le gouvernement a voulu imposer une taxe de 15 % sur toutes les ressources publicitaires de la presse polonaise, tous médias confondus. L'ensemble des éditeurs s'est mobilisé, en affichant des pages noires dans les journaux et sur internet, pour faire céder le gouvernement, qui a finalement renoncé à son projet de taxe. Le vrai pouvoir est économique : le gouvernement a tenté d'étouffer la liberté de la presse, et l'ensemble de la profession s'est levée.

Trouver un compromis est difficile : comment préserver la solidité du système français, et trouver une solution pour les pays où cette liberté est menacée ? Le but, comme le dit Christophe Deloire, c'est d'éviter la capture oligarchique. Il est difficile de le faire au moyen d'un règlement. Si l'Europe avait le courage politique de sanctionner les comportements caractérisés par une capture oligarchique, cela pourrait être dissuasif. Mais ce problème est compliqué...

Mme Catherine André. - Un exemple sur l'indépendance de l'information : fréquemment, un actionnaire ayant des intérêts dans d'autres secteurs freine la publication d'une enquête concernant ces secteurs. Cela ne se dit jamais aussi directement, mais dans ma longue expérience de la presse, j'ai observé le retrait, la modification, ou même l'autocensure : on ne traite pas les questions qui peuvent provoquer un conflit, que l'actionnaire intervienne ou non.

M. Michel Laugier, rapporteur pour avis de la commission de la culture sur les crédits de la presse. - À vous entendre, il me semble revenir quelques mois en arrière, lors de la commission d'enquête sénatoriale sur la concentration des médias...

Comme M. Ouzoulias l'a indiqué, nous bénéficions en France d'un cadre efficace qui doit être conservé. C'est bien de réglementer, de légiférer et de réguler, mais encore faut-il que les avancées françaises résistent. Permettez-moi de dresser un parallèle avec les collectivités territoriales : en obligeant ces dernières à participer aux intercommunalités, on leur a fait perdre certaines compétences. Faisons attention : il faut tirer vers le haut, et non réguler pour bâtir un compromis !

L'indépendance des rédactions a fait l'objet des travaux de notre commission d'enquête. Dans le triptyque du professeur Eveno, ce qui compte à la fin, c'est le lecteur. Un éditeur ayant pris la responsabilité d'un journal populaire me disait ne vouloir changer ni la rédaction ni le contenu éditorial, parce que son lectorat en dépend.

Nous parlons de médias et de grandes entreprises, mais avons-nous encore les moyens d'avoir des médias autonomes, dont les finances seraient à l'équilibre ? En France, le coût de l'édition d'un média est important, même si les médias sont bien accompagnés par les aides publiques, qui concernent également la distribution... Un journal papier indépendant est-il encore possible en France, sans les aides de l'État ?

M. Jean-Pierre de Kerraoul. - Non, clairement. Ne rêvons pas sur les aides publiques : en pratique, elles baissent chaque année. L'idée que la presse s'en sort grâce à ces aides est fausse : elles sont nécessaires, car elles facilitent l'investissement, mais ce ne sont pas elles qui assurent l'équilibre financier.

La grande difficulté rencontrée partout en Europe, c'est que les ressources traditionnelles, c'est-à-dire les ventes et les ressources publicitaires, baissent tendanciellement, la solution ne pouvant être d'augmenter les prix des journaux. La pression formidable des plateformes fait baisser le coût pour mille de manière draconienne. La situation est aujourd'hui invraisemblable : en France, sur internet ou en papier, la presse n'a jamais eu autant de lecteurs, mais elle n'a jamais été autant en difficulté, parce que les ressources tirées des ventes et de la publicité baissent, le coût pour mille sur internet étant ridicule par rapport au coût pour mille pour le papier. Il y a un effet ciseaux : les ressources traditionnelles baissent, et les journaux sont contraints d'investir lourdement dans les mutations numériques, qui sont l'avenir. Mais la rentabilité ne viendra que dans quelques années, à condition que les plateformes soient effectivement régulées. Tel est le grand défi : pourra-t-on gagner des lecteurs payants et des ressources publicitaires sur internet, alors que la pression considérable sur les prix oblige à offrir des abonnements numériques à des prix très faibles, et à avoir des coûts pour mille très bas ?

Nous sollicitions pour cela une meilleure aide publique pour les trois ou quatre prochaines années, qui seront des années clés pour investir dans la transition numérique, alors que les ressources traditionnelles baissent.

M. Christophe Deloire. - Monsieur le sénateur, vous posez en somme deux questions : une question philosophique, et une question économique.

N'est-ce pas seulement le lecteur qui décide ? Un récepteur de contenu pourrait de lui-même distinguer le vrai du faux ; l'espace public n'aurait alors pas besoin d'être organisé ; chacun choisirait pour lui ce qui est vrai, ce qui est faux. Telle n'est pas la position des démocraties, tout au long du XXsiècle. Un espace public comme celui-là correspond à celui d'avant la Première Guerre mondiale, où les médias, sous l'influence d'hommes politiques, d'oligarques et de journalistes sans règles, ont mené aux pires conflits. Un espace public dérégulé, c'est un espace où peuvent régner les passions, les emportements, la désinformation et les rumeurs. C'est pour éviter cela qu'en 1918, le syndicat national des journalistes a édicté la charte de déontologie des journalistes.

Après la Seconde Guerre mondiale, des garanties ont été apportées, dans l'ensemble des pays. C'est la dérégulation, après les années Reagan, et le démantèlement progressif par la Cour suprême des États-Unis d'un certain nombre de garanties qui ont conduit à la création de médias polarisés, dont Fox News, qui font qu'à la fin, les gens ne veulent plus vivre dans le même pays.

Doit-on imposer des principes démocratiques dans l'espace public, pour favoriser le pluralisme et la fiabilité des informations, ou ce pluralisme est -il sui generis ? Je ne crois pas que cela vienne de soi-même.

Les médias pourraient-ils vivre d'eux-mêmes, sans être rachetés ? Certains médias peu sympathiques envers les milliardaires ont été rachetés, c'est vrai. Cette dynamique ne s'interrompra pas sans mesures pour financer le journalisme. Aujourd'hui, l'argent de la publicité finance d'abord les plateformes numériques américaines, qui captent les deux tiers des marchés publicitaires.

C'est précisément la responsabilité des parlementaires que de trouver les moyens de financer un journalisme de qualité, en mettant en place des mécanismes de marché respectant les principes démocratiques et le pluralisme, n'orientant pas le journalisme et laissant une liberté totale aux lignes éditoriales. Captation publicitaire, captation des contenus, demain captation par l'intelligence artificielle, et il sera même impossible de préciser l'origine des contenus : nous n'avons pas fini de dériver, sauf si des mesures législatives sont prises.

M. Michel Laugier, rapporteur pour avis. - Au Sénat, nous essayons de défendre la presse, comme en témoigne l'examen en séance mardi dernier d'une proposition de loi adoptée à l'Assemblée nationale, portant fusion des filières à responsabilité élargie des producteurs d'emballages et des producteurs de papier alors que, depuis le 1er janvier, les éditeurs doivent payer une écocontribution à Citeo.

M. Patrick Eveno. - Il faut creuser l'idée de financer la liberté de l'information, de la presse, des médias. J'appelle de mes voeux la création d'une fondation européenne pour la liberté de l'information. Ce n'est pas la même chose que ce qui est prévu avec ce règlement : à l'image du consortium international des journalistes, se réunissant pour mener des enquêtes communes, on pourrait imaginer un observatoire du pluralisme et de la transparence, regroupant toutes les données européennes, et une fondation permettant de financer ses travaux.

Monsieur Laugier, quelques journaux sont rentables : le groupe Le Monde est redevenu rentable. Le Monde diplomatique appartient à Xavier Niel : la « pression de l'actionnaire » sur la rédaction ne se fait pas voir... Le Monde, Courrier international, Telerama et La Vie, sont rentables.

Le journal Le Figaro perd de l'argent, mais le groupe est rentable en raison de l'apport du groupe CCM Benchmark et des activités de voyages, qui financent le journal. Depuis le début de la crise de la presse en France, en 1973, avec la fermeture de Paris-Jour et de Combat, on a estimé qu'on ne pouvait pas laisser le journal de la Résistance et d'Albert Camus disparaître, et les premières aides à la presse ont été créées. Depuis cinquante ans, les éditeurs de presse demandent de l'argent public non pour investir, mais pour boucler les fins de mois. L'essentiel des aides va à la distribution de la presse papier, dont l'avenir est assez compromis, à l'accompagnement du plan filière concernant les imprimeries de presse, soutiré par Jean-Michel Baylet, ou à l'indemnisation du syndicat du Livre parisien, quand tout a été regroupé chez l'imprimeur Riccobono...

Comme je le disais, il faudrait créer une fondation pour la liberté de l'information.

Encore une chose : sur la vérité et le problème des fake news, une citation de Marcel Proust, tirée de Du côté de chez Swann : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir. » Je crois beaucoup à la déontologie, mais la question des fake news tient d'abord au fait qu'il est très difficile de sortir de l'enfermement dans nos bulles informationnelles.

Mme Cécile Dubois. - La loi de 1881 a déjà été attaquée, rognée sur plusieurs points ; il faut la préserver. Assurons-nous qu'elle soit renforcée, et que l'on arrête de la détricoter ! La récente loi sur le secret des affaires a fait du tort à la presse, certains éditeurs se trouvant mis en cause devant la Cour de justice de l'Union européenne. Remettons les choses dans l'ordre, dans la bonne hiérarchie de la loi de 1881.

Par rapport à l'économie, sans détailler toutes nos propositions pour un financement pérenne de l'information indépendante, nous proposons, un peu dans le sens des propos de M. Eveno, la création d'un conseil national de la presse, à l'image du Conseil national de la musique par exemple, pour établir un dialogue permanent entre parlementaires, représentants de l'État, des éditeurs et des journalistes, travailler sur les financements ou sur la question essentielle des fake news et sur l'océan d'informations dans lequel on ne se retrouve pas.

M. Michel Laugier, rapporteur pour avis. - Je remercie les deux présidents des commissions, ainsi que les intervenants. Nous pouvons retenir de ces échanges qu'il est extrêmement difficile d'appliquer des règles harmonisées entre des pays de traditions différentes. Je garde en mémoire l'audition devant la commission d'enquête de Thomas Rabe, président du groupe allemand Bertelsmann, qui nous avait exposé la vision allemande de la concentration et des relations entre éditeurs et rédactions, ainsi que leur culture juridique et politique tout à fait autre.

Dans notre pays, le corpus juridique est ancré dans la loi de 1881, et la conception du pluralisme a été patiemment construite depuis plus d'un siècle. Je ne crois pas que l'on puisse toucher à cet édifice par le biais d'un règlement européen dont la nécessité mérite d'être pesée, et qui ne serait pas débattu devant les parlements nationaux. Je salue l'excellente initiative qu'ont eue la commission des affaires européennes et la commission de la culture de s'associer très en amont sur ce dossier. Je souhaite que cette approche se poursuive dans la suite du parcours de ce texte.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure de la commission des affaires européennes. - Pour conclure cette table ronde, je dirais que nous nous réjouissons de poursuivre ce travail avec nos collègues de la commission de la culture. Des travaux antérieurs alimentent notre réflexion, que nous aurons à étendre à la presse audiovisuelle - ce matin, nous n'avons parlé que de la presse écrite. Nous poursuivrons donc nos travaux, en dialoguant notamment avec le rapporteur pour avis de la commission du marché intérieur au Parlement européen, Geoffroy Didier.

J'ai été sensible au cri du coeur de Christophe Deloire, demandant au Sénat d'être offensif. Le Sénat a toujours été offensif sur ces sujets au niveau européen, et bien souvent en anticipation, notamment pour les droits voisins, le prix du livre numérique, ou encore les droits d'auteur. Nous continuons dans cet état d'esprit : nous avons émis des réserves sur ce texte au regard du principe de subsidiarité, et nous allons maintenant tenter de l'améliorer le plus possible. Notre souci est de ne pas écraser notre législation, en particulier la loi de 1881, qui reste un phare. Selon les États membres, la législation n'est pas aussi protectrice : il y a un risque d'homogénéisation par le bas, dont nous voulons nous préserver. Cela ne veut pas dire que tout est parfait en France, mais certains acquis essentiels doivent être préservés.

Nous partageons les objectifs : nous sommes préoccupés par l'État de droit dans certains pays européens. J'ai été sensible à la typologie proposée par M. Eveno, où la France apparaît comme un pays où la situation peut devenir menaçante. Nous devons rester vigilants, et nos travaux doivent apporter des solutions.

Nous avons pris en compte vos remarques sur l'article 6, paragraphes 1 et 2, ainsi que sur l'article 17. Vous avez tous évoqué la problématique des plateformes. Madame André, vous avez commis une sorte de lapsus en disant « si les plateformes peuvent être régulées ». Pour moi, elles doivent être régulées, c'est notamment l'objectif du DSA. Avec ma collègue Florence Blatrix Contat, nous étions co-rapporteures pour la commission des affaires européennes sur le DSA, et nous pensons que ce texte ne va pas assez loin. Au niveau européen, il faut trouver des compromis, et nous ne pouvons pas toujours faire valoir nos exigences, concernant par exemple le pouvoir donné aux plateformes de retirer des contenus, que nous jugeons excessif au détriment de la liberté d'expression et de la liberté de la presse.

Nous avons été sensibles à la proposition de Christophe Deloire d'inverser le raisonnement, afin d'exiger des plateformes qu'elles construisent la fiabilité de l'information et créent les conditions de l'exposition du journalisme professionnel, plutôt que de retirer des contenus. Nous la prendrons en compte.

Madame André, la précarité des journalistes a été évoquée. Nous en sommes bien conscients, cela fait partie du sujet. Nous vous remercions, car nous connaissons mieux désormais l'association que vous animez.

Notre ambition est de respecter nos acquis fondamentaux, notre législation qui a fait ses preuves, mais aussi d'apporter une pierre à l'édifice, en rencontrant des parlementaires des pays évoqués, avec lesquels nous pourrions défendre quelques idées au niveau européen.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 25.