Jeudi 6 avril 2023

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Santé des femmes au travail - Table ronde sur les métiers de la grande distribution et de la propreté

Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, après une première table ronde ce matin consacrée au secteur dit du care, nous poursuivons nos travaux « sectoriels » consacrés aux secteurs d'activité les plus féminisés, au sein desquels les risques professionnels sont souvent sous-estimés et les politiques de prévention dédiées aux femmes insuffisamment développées.

Notre seconde table ronde de la matinée porte sur les métiers de la grande distribution d'une part, et ceux du nettoyage d'autre part.

Je rappelle que quatre rapporteures ont été désignées par notre délégation pour étudier la thématique de la santé des femmes au travail. Il s'agit de Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.

S'agissant de la grande distribution, les femmes représentent 60 % des employés. Elles occupent plus des trois quarts des postes de caissiers - on devrait plutôt dire de « caissières » - et 40 % d'entre elles sont à temps partiel.

Les caissières et employées de libre-service sont particulièrement exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS).

S'agissant des métiers du nettoyage, d'après des chiffres de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), huit emplois sur dix sont occupés par des femmes, le plus souvent âgées de plus de 50 ans, sans diplôme et d'origine étrangère.

Ces métiers sont très exposés aux risques physiques. 71 % des salariés du nettoyage sont exposés au travail répétitif, 61 % au risque chimique et 52 % aux postures pénibles. En plus des TMS, les agents du nettoyage sont donc soumis à un important risque chimique, dû à la composition des produits utilisés, ainsi qu'à un rythme de travail intense et le plus souvent fragmenté.

Le secteur de la propreté est également le plus grand employeur de travailleurs à temps partiel puisque, dans les métiers du nettoyage, plus de la moitié des postes principaux sont occupés à temps partiel.

Quels sont les obstacles à l'identification des facteurs de risques et à la reconnaissance des maladies professionnelles dans ces secteurs particulièrement féminisés ? Comment réussir à mettre en place des actions de prévention efficaces dans ces secteurs ?

Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons ce matin :

- Guillaume Boulanger, responsable de l'Unité « Qualité des milieux de vie et du travail et santé des populations » chez Santé publique France ;

- François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), co-auteur de l'ouvrage Deux millions de travailleurs et des poussières. L'avenir des emplois du nettoyage dans une société juste, paru en 2022 ;

- Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice honoraire de recherches à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), accompagnée de Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail, toutes deux membres du Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle du Vaucluse (Giscop 84, Université d'Avignon).

Bienvenue à toutes et tous.

Je laisse sans plus tarder la parole à notre premier intervenant, Guillaume Boulanger, qui représente Santé publique France. Cette agence nationale de santé publique a participé à une étude de surveillance épidémiologique sur les maladies à caractère professionnel chez les salariés de la grande distribution alimentaire, et publiera dans quelques semaines un rapport sur les maladies professionnelles, avec des données genrées qui pourront nourrir nos travaux.

M. Guillaume Boulanger, responsable de l'Unité « Qualité des milieux de vie et du travail et santé des populations » chez Santé publique France. - Je vous remercie pour cette invitation. J'ai le plaisir de partager avec vous ces résultats concernant la grande distribution alimentaire.

Il me semble nécessaire de définir ce qu'est une maladie professionnelle pour bien comprendre la suite des résultats. Ce terme, selon la loi, correspond aux conséquences directes de l'exposition d'un travailleur à un risque, ou résulte des conditions dans lesquelles il exerce son activité professionnelle. On entend souvent parler des données de l'Assurance maladie concernant les accidents du travail et maladies professionnelles, qu'on appelle les maladies professionnelles indemnisées. Elles font l'objet de tableaux de maladies. Parfois, lorsque les conditions ne sont pas suffisantes ou qu'il n'y a pas de tableau, un système complémentaire de reconnaissance peut être mis en oeuvre. Il s'agit de données visibles s'agissant de la réparation par les régimes de sécurité sociale - Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) ou Mutualité Sociale Agricole (MSA). C'est souvent la face émergée de l'iceberg. Lorsque l'on considère toutes les maladies professionnelles, on observe que certaines ne sont pas reconnues, parce qu'il n'y a pas de tableaux de maladies professionnelles ou qu'elles ne font pas l'objet d'une demande de reconnaissance par le salarié. Nous le verrons par la suite, elles représentent un important corpus de maladies professionnelles.

Notre programme de travail, chez Santé publique France, a pour objectif de surveiller et de rendre plus visibles ces maladies à caractère professionnel, depuis 2003.

La notion de maladie à caractère professionnel a été définie lors de la mise en place du premier tableau, en 1919. Le code de la sécurité sociale prévoit que tout médecin - notamment du travail - doit déclarer une maladie qui présente « à son avis » un caractère professionnel. Aucun décret ni aucune modalité n'organisent ce signalement. Ainsi, depuis 2003, le code de la santé publique a donné la charge à Santé publique France, en partenariat avec l'inspection médicale du travail et les observatoires régionaux de santé, de monter ce système de centralisation des données concernant les maladies à caractère professionnel.

Ce programme a pour objectif d'estimer les prévalences de ces maladies chez les salariés. Nous organisons deux quinzaines chaque année avec les médecins du travail pour faire remonter ce type de pathologies. Nous visons aussi à réaliser un suivi historique. Il est très important de contribuer à l'estimation de la sous-déclaration pour les maladies professionnelles indemnisables, et de faire évoluer les tableaux. Enfin, Santé publique France a bien évidemment pour finalité d'orienter les politiques de prévention en milieu professionnel.

Venons-en à la grande distribution. Elle est définie par l'ensemble des grandes, moyennes et petites surfaces de commerce de détail et de biens à prédominance alimentaire. D'après les dernières données que j'ai pu recenser, un peu plus de 44 000 points de vente alimentaires existent sur l'ensemble du territoire. Le secteur est un important pourvoyeur d'emplois, puisqu'il compterait entre 660 000 et 750 000 salariés. Il est très féminisé, environ 60 % de ses effectifs étant des femmes. Il est aussi plutôt jeune, incluant un peu moins de 40 % de salariés de moins de 35 ans. Ces salariés, et notamment ces femmes salariées, sont soumises à une multi-exposition des contraintes biomécaniques et physiques - répétition de mouvement, manutention -, organisationnelles - fragmentation des horaires de travail -, et psychosociales, en termes de management, mais aussi de contact avec le public, générant parfois de violentes tensions.

En termes de maladies indemnisées, le secteur est caractérisé par un lourd fardeau et une sinistralité assez forte, à la fois en accident du travail, mais aussi en matière de maladies professionnelles. Enfin, très peu de données d'études épidémiologiques s'intéressent en profondeur à ces salariés de la grande distribution.

S'agissant des résultats, je me concentrerai uniquement sur les femmes salariées. Il me semble important de souligner qu'elles présentent des TMS de manière plus importante que les autres secteurs, et ce pour toutes les localisations : cou, épaule, rachis, mains, poignets... Dans le même temps, on observe un signalement moins important de souffrance psychique, bien que nous soyons possiblement face à un biais de déclaration. En tout cas, une souffrance psychique est déclarée dans le secteur, et elle est égale ou légèrement inférieure à la moyenne de l'ensemble des salariées faisant l'objet d'une surveillance dans le cadre de notre programme.

Il nous semblait également intéressant de dresser un focus plus particulier sur les caissières et les employées de libre-service, qui assurent entre autres le rayonnage. Elles ont tendance à être exposées à un risque plus important de TMS par rapport aux autres métiers de la grande distribution, et par rapport au secteur.

Grâce à une étude réalisée entre 2009 et 2016, nous observons une tendance à la baisse significative de la prévalence des TMS chez les salariées de la grande distribution alimentaire. Parmi nos hypothèses expliquant ce constat, nous identifions notamment l'implantation de plus en plus forte de caisses automatiques à partir de 2007. Elles présentent un intérêt pour limiter les TMS, mais certaines études montrent un report de pression psychosociale. Par le passé, la caissière était en relation avec le client. Elle se positionne désormais plutôt en surveillance. Nous pouvons également citer une évolution des conditions de travail. Un effort important a été réalisé en termes de limitation du port de charge. Un certain nombre d'actions de prévention ont été mises en place, notamment par la Cnam.

Dans le même temps, nous constatons une hausse notable de la souffrance psychique à partir de 2010. Nous devrions réaliser une actualisation pour voir si cette tendance se prolonge après 2016.

Avant de conclure, je me permets de vous présenter une ouverture. Aujourd'hui, nous discutons principalement de la grande distribution alimentaire et de l'entretien. Nous n'avons malheureusement pas mené de travaux sur ce dernier secteur, mais il pourrait faire l'objet d'une plaquette ou d'une analyse dans notre programme de travail. Il me semblait intéressant d'illustrer mon intervention avec d'autres travaux. Nous réalisons à chaque fois des analyses genrées. Nous avons récemment publié une plaquette sur des résultats qui concernent les femmes aides à domicile. Nous constatons qu'elles sont plus âgées, plus souvent à temps partiel, et sont exposées à des contraintes physiques ou biomécaniques très fortes, notamment de port de charge. Elles sont également soumises à une exposition à des produits chimiques, en particulier des agents nettoyants, et à des agents biologiques. Souvent, elles aident des personnes malades, et sont ainsi potentiellement exposées à des agents infectieux. Elles présentent plus souvent des affections de l'appareil locomoteur - des TMS -, des allergies cutanées ou respiratoires en lien avec les produits. Enfin, elles supportent plus fréquemment de souffrance psychique.

Nous avons publié une deuxième plaquette faisant écho à la première table ronde, concernant les professionnels de la santé humaine et de l'action sociale. On retrouve chez ces femmes une tendance durable et historique à plus de TMS. C'est un métier très dur. Les salariées en santé humaine souffrent également de plus d'irritation et d'allergie. On observe en outre une forte hausse de la souffrance psychique, avec les tensions de l'activité hospitalière notamment.

Le 18 avril prochain, nous sortirons des résultats avec une profondeur historique de 2012 à 2018. Je ne manquerai pas de vous les faire suivre.

Je terminerai mon intervention par deux points d'attention. Souvent, l'inégalité de genre se double d'une inégalité sociale de santé. Les aides à domicile, les salariées de la santé humaine et de l'action sociale ainsi que de la grande distribution sont les femmes ouvrières ou employées, plus impactées que les professions intellectuelles ou cadres. On identifie un vrai gradient social doublé de cette inégalité de genre.

Enfin, ce programme est le seul, en France, qui permet de mesurer et de quantifier la sous-déclaration. Environ 75 % des TMS, qui correspondent à un tableau de maladie de professionnel existant, ne font pas l'objet d'une déclaration. Les raisons souvent invoquées voudraient que le salarié ne connaisse pas le dispositif de réparation, qu'il le refuse pour conserver son emploi, par exemple, ou en raison d'une non-satisfaction des critères permettant de remplir les conditions du tableau de maladies professionnelles.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je donne la parole à François-Xavier Devetter, professeur des universités à Lille et auteur d'un ouvrage consacré aux emplois de la propreté.

M. François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). - Je précise que je suis également membre de l'Institut de recherche économique et sociale (Ires), depuis peu.

Je vous parlerai des métiers de la propreté, et plus spécifiquement du secteur de la propreté. Il est scindé en deux volets importants, bien que nous puissions si nous le souhaitions le diviser davantage : les salariés relevant des prestataires de service, dans les entreprises de la branche, et ceux qui se chargent de l'entretien, du nettoyage et de la propreté au sein d'une entreprise, d'une administration, qui ne relèvent pas de la branche propreté. Ils connaissent des conditions de travail et de santé différentes. Je n'aurai pas le temps d'entrer à chaque fois dans le détail de ces différences, mais nous y reviendrons éventuellement.

Mon intervention se déroulera en quatre points. Je commencerai par deux brèves illustrations, dont la valeur dépasse la simple dimension anecdotique, avant de pointer quelques chiffres ou quelques données statistiques qui rejoindront ce qu'a dit mon prédécesseur Guillaume Boulanger. Je m'arrêterai ensuite un instant sur les raisons qui expliquent, selon moi et selon mes collègues qui ont mené ces recherches, pourquoi nous sommes dans cette situation. Je terminerai par quelques pistes de réflexion.

Ma première anecdote renvoie à un échange sur les réseaux sociaux entre Philippe Jouanny, président de la Fédération des entreprises de propreté, et Alexandre Bellety, chef d'entreprise de ce même secteur. Le second a posté un court message sur ses réseaux, disant « Dans la propreté la pénibilité est forte, dans l'hôtellerie la pénibilité est très forte ». Philippe Jouanny lui répond très rapidement « Dans la propreté la pénibilité forte... depuis quand ? Vous avez une statistique ? Je suis preneur » s'en suit un smiley interrogatif face à cette position très forte de son collègue. M. Bellety renvoie alors aux publications de la Dares, du ministère du travail, ce à quoi M. Jouanny répond que ces statistiques sont contestées par la Fédération des entreprises de la propreté et que, je cite, « par ailleurs, il n'y a pas de notion de pénibilité inscrite dans la nomenclature actuelle des métiers référencés comme pénibles ». Cet échange nous rappelle combien la pénibilité est une question de convention sociale, de discussion, et une question sociopolitique au-delà d'une stricte observation. Je retiens aussi de ce qui été présenté plus tôt que l'on pourrait peut-être considérer l'existence de métiers à caractère pénible, et non pas directement pénibles au sens juridique du terme.

La deuxième histoire est celle de Badia, 50 ans, agent d'entretien depuis vingt ans. Elle travaille le matin de 6h30 à 9 heures pour une société, puis de 14h30 à 20 heures pour une autre société. Le 31 décembre de l'année dernière, le chantier de l'entreprise du matin est repris par la société de l'après-midi. Un premier problème apparaît : son temps de travail cumulé dépasse le temps plein. L'entrepreneur refuse donc de reprendre intégralement son contrat. Après des pressions et difficultés, elle finit par abandonner une partie de ses heures de travail. Le problème majeur, pour nous, n'est pas là. Le second souci survient quelques jours plus tard : le 5 janvier, Badia est victime d'un accident du travail. Aujourd'hui, trois mois plus tard, elle n'est toujours indemnisée que sur la base de son premier contrat de travail, ou de ce seul contrat de travail, celui de 12h30 par semaine. Elle ne perçoit donc que 400 euros mensuels depuis janvier, alors qu'elle occupait normalement un temps plein.

La prise en charge des accidents du travail par l'Assurance maladie dans ce secteur est rendue particulièrement complexe par l'organisation économique du travail, et notamment par la sous-traitance.

Nous pouvons compléter ces deux histoires par des statistiques, nombreuses. On l'a évoqué précédemment, comme pour la grande distribution, il est difficile de dénombrer le nombre de salariés. Selon les sources, ils seraient entre 300 000 et 800 000. Comptons-nous les postes, les personnes, les temps pleins, les salariés présents tout au long de l'année, les contrats courts ? Ces éléments renvoient à une précarité forte, qui constitue un défi, y compris pour les analyses statistiques.

Le secteur compte deux tiers - si ce n'est plus - de femmes, et environ 40 % d'immigrés. Là aussi, les décomptes sont difficiles. Une forte concentration est observée en Ile-de-France. La moyenne d'âge est élevée, dépassant les 49 ans, soit au moins huit ans de plus que la moyenne des actifs.

Toutes les enquêtes statistiques, et notamment celles de la Dares sur les conditions de travail ou de l'enquête Sumer, renvoient à un état de santé déclaré « mauvais », à des inaptitudes fréquentes. Selon l'enquête « emploi », entre 60 et 62 ans, ce sont 50 % des salariés ou anciens salariés de la propreté qui déclarent des limitations pour effectuer les gestes de la vie quotidienne, contre un peu moins de 30 % pour l'ensemble de la population active. Les licenciements pour inaptitude sont fréquents, voire très fréquents. Les nettoyeurs représentent à eux seuls environ 7 % des licenciements pour inaptitude, alors qu'ils ne représentent dans la même base de données que 1,7 et 1,8 % des CDI. Cette situation s'explique évidemment par une exposition à de multiples mauvaises conditions de travail. Nous avons parlé de poly-exposition tout à l'heure. 96 % des sondés déclarent des postures debout prolongées. Plus des deux tiers déclarent des mouvements douloureux ou des postures pénibles. On peut aligner ici des chiffres bien connus. Le risque chimique est également très présent et mal mesuré. En revanche, les études épidémiologiques montrent des problèmes respiratoires et dermatologiques largement surreprésentés dans ces populations. La plupart de ces études sont plutôt internationales. Je pense que ma collègue reviendra plus précisément sur cette question. Les difficultés sont également d'ordre temporel : des journées hachées, une densité de la journée de travail faible. Si on rapporte le temps de travail payé à l'amplitude de la journée de travail, on avoisine 60 % de travail payé. Ce taux est similaire pour les aides à domicile. La journée est poreuse. Nous observons en quelque sorte une sous-rémunération du temps dédié au travail, qui n'est pas au sens strict un temps de travail.

Les horaires sont atypiques, mais sont dans leur immense majorité non dérogatoires. De la même façon que les maladies, la pénibilité fait l'objet d'une définition juridique. La nuit également. Les salariées travaillent en horaires décalés, pénibles pour la vie familiale et la santé, mais pas entre minuit et 5 heures du matin. Elles ne perçoivent donc pas les compensations adéquates et qui correspondent au travail de nuit.

Les difficultés psychosociales sont également nombreuses. L'isolement est extrêmement marqué. Le management est souvent marqué par la discipline.

Le dernier risque présentant un impact important sur la santé est le risque de pauvreté. Les rémunérations horaires sont faibles - plus ou moins au niveau du Smic - pour des temps partiels. Selon les sources, entre un tiers et la moitié des salariées sont des travailleuses pauvres. L'ensemble des travailleuses de la propreté constitue le paquet le plus important de ces travailleurs pauvres.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Les salariées concernées sont souvent rejetées de la communauté de travail du site sur lequel elles interviennent. Elles sont déléguées, voire reléguées à des prestataires spécialisés. Qui dit prestataire dit « faible marge de manoeuvre » et « obligation de faire pression sur les salariés pour retrouver ces marges financières ». À titre d'illustration, j'évoquerai un bâtiment pour lequel il était prévu, en 2006, 22h30 de nettoyage quotidien pour l'entretenir. Aujourd'hui, en 2023, seules 12h30 de nettoyage sont prévues. Cette règle est assez courante. Le renouvellement des marchés engendre une diminution du volume de travail accordé pour des bâtiments qui - sauf vérification - n'ont pas tendance à se réduire avec le temps. Ce doublement des cadences est évidemment pénible pour les salariés.

Le caractère « spécialisé » de l'activité implique également une absence de diversité des métiers et des tâches, et une impossibilité de reclassement lorsque l'on a des TMS. Souvent, le licenciement pour inaptitude s'impose. Dans ce contexte, les salariés craignent la médecine du travail, qui est perçue comme une autorisation à travailler plutôt que comme un soutien, comme un outil de contrôle plutôt que d'accompagnement.

On peut ajouter que le fonctionnement de cette branche via l'article 7 de la convention collective des entreprises de propreté (CCN n° 3043), qui organise les transferts conventionnels, fait disparaître la notion d'employeur et sa responsabilité, y compris en matière de santé.

Enfin, quelles évolutions envisager ? J'en mentionnerai trois. Nous identifions un enjeu essentiel sur les rémunérations, et donc sur les temps de travail. Je le dirai très simplement : quand on nettoie, 28 heures de travail par semaine correspondent à un temps plein en termes d'usure professionnelle. Le calcul du temps devrait ainsi probablement être modifié.

Ensuite, j'évoquerai les conditions de travail au sens propre, et l'enjeu principal que constituent les cadences. Elles sont aujourd'hui d'une opacité totale, alors qu'elles sont relativement objectivables. Au-delà de 300 m² à l'heure, le travail n'est pas soutenable.

Enfin, le dernier enjeu concerne l'exclusion, l'invisibilisation des salariées. Elles pourraient le plus souvent être réintégrées dans la communauté de travail, couvertes par la commission de santé et sécurité au travail ou la convention collective du donneur d'ordre. Elles pourraient également le plus souvent travailler en journée.

Ces transformations concernent les employeurs, mais également les donneurs d'ordres. Les pouvoirs publics, à ce titre, représentent environ un tiers du chiffre d'affaires du secteur. Une circulaire de mars 2022, portant sur l'achat public responsable, constitue une avancée. Pour autant, elle reste peu appliquée et n'est suivie que de peu d'éléments concrets. Pourtant, pour une partie des salariés, les pouvoirs publics sont, en tant que donneurs d'ordre et régulateurs, les détenteurs de l'intégralité des leviers pour améliorer la situation de ces travailleurs.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Je me tourne vers nos deux dernières intervenantes, Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et spécialiste des sujets de santé au travail, co-auteure d'un rapport sur l'identification et la prévention des expositions aux cancérogènes dans les produits de nettoyage et qui a également travaillé sur les conditions de travail des femmes en grande surface. Vous êtes accompagnée de Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail et membre, comme vous, du Giscop 84 qui travaille sur les cancers d'origine professionnelle.

Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé. - Merci. Je vous parlerai aujourd'hui de l'invisibilisation du travail, des travailleurs et des maux du travail dans ces activités de nettoyage, en prenant le relais de l'exposé précédent. Mon propos se composera de quatre axes : un travail invisible et des risques ignorés ; la démarche de recherche des Giscop visant à briser l'invisibilité des cancers professionnels ; l'expertise des parcours professionnels pour identifier les expositions à des cancérogènes avérés ; et les inégalités de genre liées à la question du nettoyage.

Le travail est invisible, car il est sous-traité, qu'il dépend des rythmes de travail des salariés du donneur d'ordre, qu'il est précaire ou à temps partiel. C'est un travail majoritairement confié aux femmes, en raison de la division du travail.

Les risques sont ignorés. La Dares a mené un ensemble d'enquêtes permettant tout de même de pointer le risque chimique, en particulier. Au moins 61 % des salariés des métiers du nettoyage y sont exposés. Je dis au moins en raison de cette invisibilité sur laquelle nous travaillons.

Les Groupements d'intérêt scientifiques sur les cancers d'origine professionnelle (Giscop) réunissent un certain nombre d'institutions se regroupant pour soutenir institutionnellement, scientifiquement et financièrement un programme de recherche sur un sujet ne faisant pas partie des thématiques officielles de la recherche scientifique. Depuis 2002, ce programme existe en Seine-Saint-Denis sous la forme d'une enquête permanente auprès de patients atteints de cancers respiratoires et urinaires. Nous travaillons avec des services hospitaliers. Nous avons reconstitué les parcours professionnels de 1 200 patients atteints de cancers primitifs dans ces services.

Le Giscop 84 travaille quant à lui depuis 2017sur les cancers hématologiques. Nous travaillons avec le Centre hospitalier d'Avignon sur les hémopathies cancéreuses.

Cette démarche est partie du constat d'une triple invisibilité des cancers d'origine professionnelle, à commencer par l'ignorance toxique. Énormément de substances sont mises en milieu de travail et de production sans avoir été testées pour la toxicité. On estimait au début des années 2000 à moins de 10 % le nombre de substances évaluées, en comprenant les mélanges. Cette ignorance toxique est plus forte pour les femmes que pour les hommes. J'y reviendrai plus tard.

Nous observons également une invisibilité physique. La plupart des cancérogènes ne sont pas perceptibles pour ceux qui les manipulent ou les respirent ; une fibre d'amiante ne se voit pas, le benzène est inodore. De nombreuses substances toxiques sont imperceptibles. Ainsi, cette invisibilité physique contribue à maintenir les travailleurs dans l'ignorance. J'aurais de nombreux exemples à vous fournir, mais je n'ai pas le temps de les exposer.

Enfin, l'invisibilité sociale correspond au fait qu'il n'y a pas de véritable traçabilité des expositions en milieu de travail. Elle est également percutée par l'importante sous-déclaration des cancers professionnels, mais aussi d'autres maladies professionnelles qui pourraient alerter sur ce risque de cancer.

Dans nos enquêtes, le cancer est appréhendé comme un évènement sentinelle pour chaque patient. On considère que la maladie permet d'accéder en rétrospectif aux expositions professionnelles subies et aux cancérogènes avérés. Un premier temps de reconstitution des parcours professionnels est suivi de leur analyse par un collectif d'experts des conditions de travail, de la toxicologie, de l'ergo-toxicologie. Ces collectifs multidisciplinaires permettent d'identifier les cancérogènes auxquels les salarié.es ont été exposés dans chaque poste de travail.

Les données que je vais vous communiquer résultent de cette expertise. S'en suit une phase prospective. Les experts se prononcent sur la possibilité ou non pour le patient de faire une déclaration de maladie professionnelle. L'équipe assure un suivi de la procédure de déclaration-reconnaissance ce qui permet aussi d'en analyser les difficultés et les obstacles.

D'un point de vue structurel, les grandes tendances que nous retrouvons dans ces deux enquêtes, qui concernent maintenant 1 600 patients environ, nous montrent que les parcours de ceux-ci sont massivement marqués par la précarisation sociale de l'emploi, du travail et de la santé. Nous observons également une fréquence du travail ouvrier sous-traité, notamment dans les fonctions de maintenance, de nettoyage et de gestion des déchets. Plus de 85 % des patients concernés par nos enquêtes ont en outre été massivement exposés à des cancérogènes, avec une prédominance de la poly-exposition. Ainsi, ils ont parfois été confrontés à dix ou quinze cancérogènes au cours de leur parcours professionnel.

J'ai choisi de focaliser mes résultats sur ce qu'il se passe dans le Vaucluse, car ce sont les données les plus récentes dont nous disposons. Elles sont genrées, ce qui nous permet de voir comment se construit l'invisibilisation des cancers professionnels chez les femmes. Les patients inclus correspondent à tous les patients dans la file active du service. Nous avons pu expertiser 318 parcours sur 555 patients inclus. L'écart est souvent lié à la gravité de la maladie qui rend impossible l'entretien avec le malade. Les parcours de 188 hommes et 130 femmes ont été expertisés, ce qui correspond à un sex-ratio de 1,5 environ. On s'est aperçu que la connaissance des risques toxiques était moindre chez les femmes, car il n'y a que très peu d'épidémiologie. Je dirais que nous remarquons une extrapolation de l'épidémiologie des hommes vers les femmes. Aucune étude ne lie les métiers du nettoyage et le cancer. Des études ont été réalisées au Canada et en France pour montrer qu'il existe un immense déficit de connaissances épidémiologiques et toxicologiques sur les métiers féminins.

À partir de la connaissance des expositions, nous observons 126 orientations vers une déclaration de maladie professionnelle pour 188 parcours expertisés chez les hommes, contre seulement 38 orientations pour 130 parcours expertisés chez les femmes. Dans l'engagement dans la déclaration, nous constations, en outre, que les femmes hésitent beaucoup plus. En reconnaissance, nous observons encore un déficit supplémentaire, le sex-ratio s'élevant alors à 11,5.

Les hommes et les femmes n'occupent pas les mêmes places dans la division sociale du travail. Nous observons une invisibilisation des risques cancérogènes dans le travail des femmes, et une invisibilité de leurs cancers professionnels. Nous avons également identifié un énorme angle mort : le nettoyage, qui regroupe une population à 90 % féminine. C'est ce qui a motivé la création du groupe de travail nettoyage au Giscop 84, avec des experts et des membres de l'équipe, pour rechercher les expositions cancérogènes en réalisant une veille documentaire et des analyses de produits, et pour revenir sur la connaissance des parcours de travail et d'exposition.

S'agissant des substances, la première démarche initiée sur 18 à 24 mois montre la présence de sept cancérogènes, parmi lesquels le formaldéhyde, l'un des produits les plus utilisés dans le nettoyage. Il a été interdit en 2018, mais remplacé par des produits contenant des « libérateurs de formaldéhyde ». Ainsi, bien qu'elle ait fortement diminué, l'exposition reste présente. Or un cancérogène est une substance avec absence de seuil de toxicité. Le formaldéhyde est là. Dans des situations de co ou poly-exposition, sa présence joue certainement un rôle dans la possibilité de développer un cancer.

Je ne détaillerai pas les sept substances, mais la silice est très présente dans l'Ajax, le Cif et un certain nombre de produits pour lesquels des substituts seraient possibles. Elle figure sur le tableau n° 251(*) des maladies professionnelles. C'est un des polluants les plus connus depuis deux siècles. L'oxyde d'éthylène est quant à lui utilisé dans la stérilisation des dispositifs médicaux, en milieu hospitalier notamment, mais pas uniquement. Je pense notamment à Tétra Médical, une entreprise d'Annonay qui a stérilisé pendant des années avec ce produit. Sachant que la contamination des lieux de travail par le gaz d'oxyde d'éthylène a été très présente, le nettoyage est évidemment concerné par la pollution extensive dans cette entreprise. Le nettoyage était effectué dans des lieux où étaient entreposés les objets stérilisés pour un dégazage. On a observé des cancers, y compris parmi les salariées en charge du nettoyage. Nous allons tenter de les faire reconnaître en maladies professionnelles.

Rien que sur ces trois cancérogènes, la situation est très préoccupante du point de vue de l'exposition ignorée des travailleuses du nettoyage.

S'agissant de la connaissance des activités de travail et d'exposition, la multiplicité des produits utilisés et les mélanges peuvent occasionner des effets de synergie. À l'utilisation de produits interdits, notamment dans le ménage à domicile, aux caractéristiques propres des activités de travail exposantes, s'ajoutent des dimensions des conditions de travail qui peuvent jouer un rôle important sur la contamination par des cancérogènes, telles que des postures, de la respiration ou des contacts cutanés, un travail confiné.

J'évoquerai également les co-expositions et expositions successives. Il y a les produits de nettoyage mais aussi les surfaces nettoyées. J'attire ici votre attention sur l'amiante. La situation est catastrophique du point de vue de l'exposition des travailleuses du nettoyage à ce minéral à travers les sols amiantés appelés dalami, que l'on retrouve dans de nombreux locaux publics, y compris des écoles ou hôpitaux. L'usage des mono-brosses remet en suspension, dans l'air, des fibres d'amiante. Dans ce cas, les nettoyeuses devraient porter les équipements spécialisés utilisés sur les chantiers de désamiantage. Malheureusement, nous n'avons pour l'heure pas obtenu que la Direction générale du travail (DGT) se prononce sur le sujet. Seule une recommandation de la Cnam porte plus ou moins sur cet aspect. L'usage des mono-brosses sur des sols amiantés devraient pourtant être interdit. Il nous serait donc utile que votre délégation se prononce à ce propos.

En conclusion, nos démarches montrent une identité de problèmes que l'on pourrait certainement décliner sur toutes les régions de France. Il est urgent de briser l'invisibilité du rôle du travail et de la division sociale et sexuelle du travail dans l'épidémie de cancer. Nous devons agir sur les causes de non-recours au droit à la réparation, car la situation est très préoccupante. Les femmes, ignorant les risques, sont aussi beaucoup moins favorables, pour leur cas personnel, à l'engagement dans la procédure de déclaration et reconnaissance. Même lorsque l'on essaie de les convaincre qu'il y a des risques, elles sont convaincues qu'ils n'existent pas, car elles ne peuvent pas imaginer qu'on puisse les mettre sciemment dans une situation de danger aussi grave. Elles n'initient alors pas la démarche de déclaration, même lorsqu'elles y ont droit. Enfin, dans les activités de nettoyage, la prévention est jusqu'à présent un domaine vierge, alors même que le nettoyage est un secteur dans lequel la substitution est possible. Le savon noir, parmi d'autres produits non toxiques, pourrait par exemple être utilisé. L'interdiction des mono-brosses dans le nettoyage des sols amiantés est également nécessaire. Malheureusement, concernant l'amiante, nous en avons encore pour longtemps, car il y en a partout, sachant que 80 kilogrammes d'amiante par habitant ont été importés en France. Il n'y a pas de recensement précis, mais on peut faire l'hypothèse que moins de 10 % de tout l'amiante présent a pu être enlevé.

Nous identifions également un problème d'information et de formation. Par ailleurs, il est nécessaire d'alerter les acteurs de la prévention. C'est ce que nous tentons de faire au travers des institutions membres des deux GIS, dont la Direction générale du travail, les Directions régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets), les inspecteurs du travail, la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et les services de santé au travail, mais aussi, en premier lieu, les Comité sociaux et économiques (CSE) et syndicalistes, y compris des donneurs d'ordre. Ils doivent disposer de cette information sur les dangers cancérogènes du nettoyage.

Enfin, je tiens à évoquer ici le droit au suivi médical pour les personnes exposées aux cancérogènes, mutagènes et produits toxiques pour la reproduction en activité et au suivi post-professionnel pour les personnes à la retraite. Malheureusement, ils ne sont pas mis en oeuvre.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation extrêmement complète. Vos propos étaient très précis et détaillés.

Compte tenu de la force de frappe de communication des entreprises dans le domaine de la propreté, je m'étonne que jamais personne ne se soit préoccupé de la santé des salariés dans ce secteur. C'est assez stupéfiant. Lorsque nous voyons toutes les études menées sur l'utilisation d'autres produits, dans d'autres secteurs tels que l'agriculture, je suis surprise de constater qu'il n'existe absolument rien dans ce domaine. On sait pourtant parfaitement que ces entreprises de nettoyage utilisent de nombreux produits, avec les conséquences que vous avez pu exposer.

Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Madame Thébaud-Mony, vous avez parlé des appareils mono-brosses. Vos propos m'ont interpellée. Dans de nombreuses collectivités, presque tout le ménage est réalisé à l'aide ces équipements, en partie en raison de l'influence des commerciaux. Les personnes en charge de l'entretien ont pu vivre leur arrivée comme un soulagement, comme un apport rendant leur travail plus technique, ressentant une certaine valorisation de leur métier. Je découvre qu'ils font remonter l'amiante des sols qui en ont. Vous indiquiez que ces sols dalami étaient nombreux dans les écoles. Dans ce cadre, je suis étonnée que ce sujet n'ait pas plus alerté les pouvoirs publics alors que beaucoup de personnes, dont une majorité d'enfants, les fréquentent.

Nous n'avons pas parlé des Équipements de protection individuelle (EPI). Le fait qu'on ne les propose pas aux femmes relève-t-il de la négligence du travail qu'elles effectuent ? Est-ce parce qu'il n'y a pas suffisamment de formation pour expliquer en quoi ils pourraient les protéger de ces maladies ? Nous savons que la reconnaissance des dangers de l'amiante, notamment pour les peintres en bâtiment, a demandé des décennies. J'espère que la reconnaissance des risques occasionnés par les produits aujourd'hui utilisés ne prendra pas autant de temps.

Enfin, Monsieur Boulanger, vous avez évoqué des études signifiant la baisse significative de la prévalence des TMS et le rôle de surveillance induit par les caisses automatiques de plus en plus nombreuses. Dans ces conditions, nous comptons aussi moins de femmes travaillant sur les caisses dites « historiques ». Cet élément ne contrarie-t-il pas votre étude ? Comment faites-vous la part des choses entre la baisse du recrutement et l'impact de ces caisses automatiques ?

Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Je n'ai pas de question, vos exposés étant très clairs et exhaustifs. Je retiens simplement qu'il n'y a pas d'épidémiologie sur les substances chimiques utilisées dans les métiers à dominance féminine. On travaille uniquement par extrapolation à partir des métiers masculins. C'est comparable avec ce que l'on observe de manière générale en termes de santé. Nous devrions, à mon sens, noter dans notre rapport le constat selon lequel la santé est phallo-centrée.

Bien sûr, les substances cancérogènes sont celles pour lesquelles on n'a pas de seuil d'exposition. Sur toutes les substances analysées, une étude est-elle réalisée sur les femmes au foyer, qui nettoient toute la journée, pour certaines ? Ce point concerne, si ce n'est la santé professionnelle des femmes, au moins leur santé en général.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, chère collègue. Peut-être que les femmes au foyer ne nettoient pas toute la journée, tout de même. Elles ont sûrement d'autres occupations très intéressantes.

Mme Annie Thébaud-Mony. - Sur les mono-brosses, un problème préalable n'est pas suffisamment évoqué : il s'agit de l'évaluation des risques et du repérage de l'amiante avant travaux. Le Diagnostic technique amiante (DTA) a été instauré en 1996. Il devrait être à disposition de toute personne souhaitant savoir où se situe l'amiante dans le bâtiment. On pense que 85 % des écoles sont encore amiantées, quel que soit le niveau d'enseignement. Le DTA devrait ainsi être accessible. Il devrait ensuite conditionner toute démarche de travaux, y compris de nettoyage. Quand on sait qu'il y a du dalami quelque part, le repérage de l'amiante avant travaux doit être réalisé. Il a été instauré en 2012. Un dispositif similaire pour le nettoyage n'existe pas. Enfin, en situation de sous-traitance, un plan de prévention doit être établi entre le donneur d'ordre et le sous-traitant. Ce dernier n'est pas nécessairement censé savoir qu'il travaille sur du dalami. C'est donc dans le cadre du plan de prévention que cet élément devrait être évoqué, avec les éléments de protection nécessaire pour éviter l'exposition à l'amiante. Voilà l'architecture de la prévention. Maintenant, demandez à une femme de ménage qui se retrouve dans une école ou un hôpital où l'on trouve du dalami si elle en est informée. Elle ne sait même pas que ces dispositifs existent. Elle ne sait pas qu'il y a de l'amiante dans le sol.

Il est évident que dans le secteur, des équipements devraient être mis à disposition dès lors que l'on utilise des mono-brosses. À mon sens, il n'est d'ailleurs pas judicieux de s'en servir, dès lors que l'on sait qu'il y a de l'amiante. En effet, elles mettent en suspension un nuage de fibres invisibles, extrêmement nocives, parce que fraîchement émises et encore plus réactives vis-à-vis de leur toxicité. Ainsi, les équipements devraient automatiquement être mis à disposition, dans les conditions adéquates. En effet, ils sont très fatigants. Il existe des dispositions sur le temps durant lequel les travailleurs les portent. Se pose également la question des pauses mais aussi des vestiaires. On devrait être dans le cas de figure des chantiers amiantés.

Se pose ensuite la question des EPI pour les substances toxiques évoquées plus tôt. Je laisse Marie-Christine Limame exposer ce point.

Mme Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail. - J'aimerais que l'on revienne sur les principes généraux de prévention du code du travail. Les équipements de protection individuels ne devraient intervenir qu'en fin de liste. Il faudrait d'abord tout faire pour encourager la substitution, principe le plus important. Nous avons à notre disposition des produits non dangereux. Dans ce cadre, il est regrettable d'utiliser des produits irritants ou allergisants, ou cancérogènes. Ils vont agresser le système immunitaire, et ainsi favoriser le développement d'un cancer. Parmi ces substances, je peux citer des colorants pour « faire joli », ou des parfums pour « sentir bon ». Le savon noir ne présente pas ces inconvénients. En cas d'utilisation de vinaigre blanc, il suffit d'aérer un peu pour faire disparaître l'odeur. Le bicarbonate de soude ou le nettoyage vapeur sont également non-dangereux. On s'est malheureusement fait avoir depuis des décennies par les fabricants de lessive, qui ont cherché à nous vendre de beaux produits.

Vous évoquiez les femmes au foyer, je mentionnerai plus largement les consommatrices dans ce propos. Nous achetons en supermarché ou en droguerie des produits en vente libre, qui ne nous semblent pas dangereux. Cette première représentation est à combattre. Je pense également aux aides à domicile, à qui des personnes âgées exigent d'utiliser de l'eau de javel - ce qui leur est interdit -, parce qu'elles en ont une certaine représentation de produit miracle contre tous les microbes. Il faut ainsi que ces professionnelles soient formées pour argumenter auprès de la personne âgée sur les raisons de l'interdiction d'utiliser l'eau de javel. Le service d'aide à domicile doit alors également porter ce message de prévention, de sensibilisation et d'information directement auprès des bénéficiaires lorsque ceux-ci se montrent très réticents, évitant ainsi à la salariée d'être seule face à une personne qui aurait mis une bouteille d'eau de javel sous l'évier.

Les travailleuses, consommatrices et femmes au foyer sont confrontées aux mêmes difficultés. Lorsqu'elles achètent un produit en supermarché, si elles ne sont pas toxicologues, elles ne savent que le 2-bromo-2-nitropropane-1, 3-diol est cancérogène. Il y a l'étiquetage, la lecture de l'étiquette - qui n'est parfois pas visible -, et l'absence de la mention d'un produit cancérigène, car il a été décidé dans la réglementation de ne pas le noter sur l'étiquette s'il était présent à moins de 5 %. Ce taux, qui ne repose sur aucune donnée scientifique, laisse entendre qu'une présence de la substance à 6 % serait dangereuse, alors qu'elle ne le serait pas à 4 %. On invisibilise ici une donnée importante pour un produit potentiellement cancérogène. Ce faisceau d'invisibilisation nous rend démunies, raison pour laquelle les femmes ne se sentent pas légitimes à demander une reconnaissance en maladie professionnelle. Elles ont utilisé du Cif en poudre ou des berlingots de Mini-Mir, estimant que ce n'était pas dangereux. En réalité, ça l'était peut-être.

Nous travaillons sur la composition des produits disponibles actuellement, mais peinons à retrouver des informations sur le sujet pour les produits des années 1980 à 2 000.

Pour ce qui est des EPI, encore faut-il qu'ils soient fournis, adaptés et portés, ce qui renvoie à la formation des personnels de nettoyage et au choix des entreprises. Il arrive que des gants soient commandés seulement en grande taille, pour correspondre à tout le monde. Pourtant, quand vos mains sont petites, les gants pendouillent, tombent, et vous ne les portez pas. Des aides à domicile n'ont pas accès aux gants stockés au siège social le week-end, lorsque celui-ci est fermé. Il arrive qu'elles aillent s'acheter elles-mêmes une boîte de gants le samedi, en dépannage. Par ailleurs, ceux qui leur sont fournis sont-ils adaptés ? Ils peuvent être poreux, auquel cas le produit pourrait les traverser, ou trop courts, et il pourra se faufiler. La cadence de changement est également à prendre en compte. Y a-t-il plusieurs chantiers, plusieurs bénéficiaires ? Peut-on se changer des pieds à la tête en sortant de chez M. Martin pour se rendre chez Mme Dupont ? Tous ces aspects doivent être étudiés.

Rappelons bien le grand principe de la substitution. Ensuite, on descend dans le détail, et on est confronté à de nombreux problèmes.

Rappelons aux employeurs leurs obligations en matière de santé et de sécurité au travail, de moyens et de résultats. Or, s'il y a des cancers, c'est que le résultat n'a pas été atteint.

Je signale enfin que les tableaux de maladies professionnelles ont été pensés au masculin pour les secteurs des mines, de la chimie ou du BTP. Il faut maintenant les penser au féminin, pour l'hôpital ou la propreté.

M. François-Xavier Devetter. - En effet, il faut rappeler aux employeurs leurs obligations. Pour cela, ils doivent être présents. La sous-traitance les fait disparaître. Je n'ai pas évoqué la partie domicile, mais il y aurait beaucoup à dire sur les particuliers employeurs. Ce système est une négation de l'idée même d'un employeur responsable, le plus souvent. Il n'y a pas de CHSCT, de CSE, de collectif de travail ou d'accompagnement. Les suivis médicaux, de sécurité et autres sont alors plus que défaillants. Très souvent, les choses sont renvoyées à la responsabilité individuelle et à la prise de conscience de la salariée elle-même.

Il est évident que cette prise de conscience, qui concerne les EPI, les formations, les dangers, est une première étape, mais la renvoyer au niveau individuel est très décalé. Elle est extrêmement dépendante du contexte organisationnel dans lequel s'effectue le travail. On ne sait pas forcément par soi-même, mais parce qu'on a suivi une formation ou parce qu'on a des collègues de travail, parce qu'on a eu droit à un encadrement et à un accompagnement. Encore une fois, les situations de sous-traitance ou d'emploi direct nient, par leur nature et leur mode organisationnel, ces possibilités.

À titre d'exemple, les assistantes maternelles déclaraient majoritairement en 2005, dans l'enquête « Conditions de travail », ne pas porter de charges lourdes, alors que les auxiliaires de puériculture déclaraient en porter. L'écart s'est considérablement réduit dans les enquêtes suivantes, en 2013 et 2019, en raison d'une prise de conscience progressive du fait qu'un enfant, aussi merveilleux soit-il, puisse être lourd. Il peut peser 15, 16, jusqu'à 20 kilos, même avant trois ans. Le contexte de travail et l'accompagnement de la Carsat, des syndicats et des particuliers employeurs ont permis de prendre conscience d'une pénibilité qui n'était pas vécue auparavant.

Sur les questions de nettoyage et d'usage de produits chimiques ou toxiques, cette prise de conscience est aussi très importante.

S'agissant des EPI, il n'y a pas de petits profits pour les entreprises. Elles peuvent récupérer un peu d'argent sur ces démarches.

Ensuite, j'observe un paradoxe sur les mono-brosses. Elles sont fortement utilisées, alors que la classification de la branche impose un passage automatique en AS 2, loin d'être majoritaire, lorsqu'elle est employée. Ainsi, son usage et la reconnaissance de celui-ci sont fortement décalés, parce que des répercussions en termes de coûts devraient être appliquées sur les donneurs d'ordre.

Je rappelle enfin que les coûts des inaptitudes sur l'assurance maladie, entre autres, ne sont pas intégrés dans les calculs de décision d'externalisation. On oublie que c'est bien la collectivité publique qui récupérera la dépense.

Mme Annie Thébaud-Mony. - Je précise que tous les cancers professionnels n'étant pas reconnus sont portés au compte du régime général et de l'Assurance maladie, et ne sont pas à la charge de l'employeur. Or moins de 0,5 % des cancers sont reconnus comme maladie professionnelle.

M. Guillaume Boulanger. - Le code du travail organise trois types de prévention, à commencer par la prévention primaire, sur laquelle vous avez insisté, à savoir la substitution. Elle concerne les produits chimiques, mais aussi l'organisation du travail. Les activités d'entretien peuvent être réalisées la journée, pas nécessairement la nuit, de manière organisée pour moins contraindre les travailleuses. Lorsqu'on met en place de nouvelles formes d'activité - je pense ici aux caissières et employées de libre-service -, on peut mesurer et quantifier les impacts. Ce partage d'expérience me semble nécessaire, avec d'autres secteurs. Il est important de changer ou adapter les conditions de travail.

La prévention secondaire consiste à dire que si l'on ne peut écarter le risque, on doit s'adapter. C'est ici qu'interviennent les EPI, qui doivent en effet être adaptés. S'agissant des produits d'entretien, on pourra utiliser du savon noir dans certaines conditions, mais il ne sera pas suffisant à l'hôpital par exemple, où les agents infectieux sont plus dangereux. Ainsi, une analyse au cas par cas est essentielle. Vous évoquiez plus tôt les chantiers de désamiantage. Les masques qui y sont utilisés sont des FFP3, proposant une protection très forte. Dans le même temps, ils contraignent beaucoup le travailleur dans son activité. Ainsi, si vous réalisez une activité très physique, vous ne pourrez pas le conserver en permanence. Il faut le prendre en compte, et adapter le risque avec des moyens appropriés.

Enfin, la prévention tertiaire vise à accompagner la réparation. Encore une fois, il est primordial de sensibiliser les personnes à cette possibilité, puisque nous avons constaté une forte sous-déclaration, concernant notamment les troubles musculo squelettiques (TMS). Par ailleurs, il n'existe pour l'heure pas de tableaux de maladies professionnelles concernant la souffrance psychique. Ainsi, des efforts doivent être fournis sur chaque type de prévention, notamment dans des secteurs touchés par la précarité, très féminisés.

Vous indiquiez que la prise en charge des pathologies est reportée sur la branche générale. Sachez qu'une commission présidée par un magistrat de la cour des comptes, tous les trois ans, dresse un bilan de la sous-déclaration. Elle demande à la branche ATMP de reverser à la branche générale son équivalent, évalué à un milliard d'euros. Si cette compensation ne change rien, dans les faits, elle correspond à une reconnaissance du problème.

J'insisterai maintenant sur l'épidémiologie, trop rare. Il est très compliqué pour le secteur de la surveillance sanitaire, les agences d'expertise ou la recherche de rentrer dans les entreprises. Nous ne pouvons le faire que sur la base du volontariat. Santé publique France peine à réaliser des études épidémiologiques dans ces sociétés. Nous émettons alors des recommandations de portage institutionnel des administrations et politiques pour assurer cette mission de surveillance par les agences d'expertise et par la communauté des chercheurs.

Madame Richer, le nombre de postes de caissières a en effet décru au fil du temps, à mesure de l'automatisation et des caisses en libre-service. Néanmoins, d'un point de vue épidémiologique et statistique, les effectifs restent conséquents. On travaille sur plus de 20 000 cas, ce qui nous permet de comparer des effectifs plus importants par le passé qu'aujourd'hui. Des méthodes statistiques nous permettent d'obtenir des données probantes et robustes. Finalement, la diminution de l'effectif ne nous contraint pas trop dans la comparaison des analyses.

Enfin, nous travaillons avec l'Observatoire de la qualité de l'air intérieur, qui mène une campagne de mesure dans 600 logements en France, ayant vocation à être représentative de toutes les habitations. Nous faisons passer un questionnaire santé et sur l'utilisation des produits d'entretien. Nous avons pour objectif d'identifier un éventuel lien entre les personnes du foyer - notamment celles qui restent au domicile toute la journée -, et l'utilisation de produits d'entretien. Ces résultats ne devraient pas être publiés avant 2025.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces interventions. Nous clôturons cette matinée consacrée aux métiers du care, de la grande distribution et de la propreté, avec des informations extrêmement précieuses, portant notamment sur l'invisibilité, les techniques et le déficit de reconnaissance des maladies professionnelles. N'hésitez pas à nous envoyer des informations complémentaires qui viendront étayer notre rapport.

Mme Marie-Christine Limame. - Je terminerai sur une bonne nouvelle. Les pays nordiques se sont penchés sur le travail de nuit dans le secteur du nettoyage, à cause du risque cancérigène. Le travail a été modifié et transformé, et le ménage se fait désormais en journée.

Mme Annick Billon, présidente. - Pour avoir entendu les représentants des entreprises de propreté, cette piste me semble être une solution pragmatique, qui devrait pouvoir être mise en oeuvre. À l'heure où nous avons besoin de relations sociales, après la crise du covid, cela me semblerait d'ailleurs être bénéfique pour tous.

Merci pour votre participation à cette deuxième table ronde. Bonne journée à tous, et merci aux rapporteures.


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