Mercredi 5 avril 2023

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 09 h 30.

Audition de M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)

Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, je suis très heureuse d'accueillir ce matin le directeur scientifique agriculture de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), M. Christian Huyghe.

Je vous remercie d'être venu devant notre commission pour évoquer les solutions scientifiques et techniques que votre institut de recherche est en mesure d'apporter à nos 400 000 exploitants agricoles.

On le sait, les sujets que nous allons aborder ce matin sont des sujets compliqués, à la fois techniquement, scientifiquement, et politiquement, mais évidemment passionnants, car c'est en eux que se trouve la clé pour relever le défi de notre production agricole, de notre souveraineté alimentaire et de la transition écologique.

Pour aller droit au but, monsieur le directeur scientifique : l'idée de cette audition m'est venue après la décision de la Cour de justice de l'Union européenne du 23 janvier dernier, confirmant que les dérogations de certains États membres, dont la France, à l'interdiction de l'usage de deux néonicotinoïdes, le thiaméthoxame et la clothianidine, étaient illégales.

En l'occurrence, les « surtranspositions » ne sont pas en cause, puisque c'est une décision de justice, fondée sur un règlement de 2009, valable sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne, mais il n'empêche que ces décisions ont des conséquences économiques souvent difficiles. La coopérative agricole Tereos a par exemple annoncé son projet de fermeture de l'une de ses sucreries, à Escaudoeuvres, dans le Nord, la baisse des volumes de betteraves la rendant impossible à rentabiliser.

D'autres substances actives sont en sursis, comme le S-métolachlore, l'un des herbicides les plus utilisés en France dans le maïs, le soja ou le tournesol, et qui a fait l'objet d'un avis défavorable de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).

Quelles sont les solutions pour aider les cultivateurs à surmonter les interdictions ou les menaces d'interdiction et à quel horizon peuvent-elles intervenir ? Où sont les différents programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) ?

Quelles sont les perspectives en matière de sélection génétique des végétaux - je sais que c'est votre champ de spécialité -, d'agriculture de précision, de pratiques culturales permettant de réduire l'impact des ravageurs ou de désherber de façon plus ciblée ?

Y a-t-il également des recherches sur d'éventuelles molécules « miroirs », qui auraient les mêmes bénéfices que les substances aujourd'hui utilisées, mais seraient moins dangereuses pour la santé et l'environnement ? On a tendance à oublier que la dangerosité de chaque molécule est différente et qu'il ne faut probablement pas mettre tous les produits phytosanitaires dans le même lot.

Plus généralement, la trajectoire, proposée par la Commission européenne, de réduction de 50 % de l'utilisation de produits phytosanitaires chimiques d'ici à 2030, s'annonce heurtée car porteuse d'impasses techniques pour certaines filières. La profession agricole est très inquiète de l'impact du pacte vert sur le potentiel de production et donc la souveraineté alimentaire dans l'Union européenne.

Quelle pourra être la contribution de l'Inrae au « plan d'action stratégique pour anticiper le retrait des substances actives potentiellement problématiques, et pour renforcer le pilotage et l'adaptation des techniques de production des cultures », annoncé par la Première ministre au salon de l'agriculture ? Concrètement, avez-vous des solutions à court terme ?

Quelles solutions globales l'Inrae propose-t-il pour lisser cette transition ? Les résultats d'une expertise scientifique collective de l'Inrae sur « une Europe sans pesticides chimiques en 2050 » ont été présentés le 21 mars 2023. Ils s'appuient sur trois scénarios impliquant les technologies numériques et la sélection génétique, les micro-organismes ou encore la diversification des cultures. Pouvez-vous en donner les principales conclusions ?

Enfin, dans quelle mesure les préoccupations économiques et environnementales peuvent-elles se rejoindre ? Peut-on vraiment mener de front la bataille de la compétitivité, de la souveraineté alimentaire et de la transition écologique ? C'est bien sûr notre voeu.

Notre commission a récemment adopté un rapport sur la « compétitivité de la ferme France », de MM. Duplomb, Louault et Mérillou, qui appelle notamment l'Inrae à se consacrer davantage à la recherche appliquée et à renforcer les collaborations avec les instituts techniques. Dans cet esprit, nous aimerions vous entendre dans votre réponse évoquer des exemples très parlants de programmes de recherche de l'Inrae qui ont donné des résultats concrets dans tous les domaines et qui bénéficient donc aux exploitations agricoles.

M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture de l'Inrae. - Merci de nous accueillir. Je dois tout d'abord excuser Philippe Mauguin, président-directeur général de l'Inrae, qui n'a pu être présent aujourd'hui, que je vais essayer de remplacer. Faute de grives, vous devez manger un merle.

Les questions que vous avez posées, madame la présidente, rejoignent un sujet majeur pour l'Inrae, celui de savoir comment assurer une performance économique et une performance productive en réduisant l'impact sur le milieu.

Améliorer l'impact sur le milieu en réduisant la production est facile. Cela reviendrait à dire qu'on est sur une relation négative, presque linéaire, entre l'impact qu'on a sur le milieu et la production, auquel cas on ne fait aucun progrès. Nous ne sommes pas dans cette logique. Nous nous posons la question de savoir comment imaginer des systèmes productifs, de la production jusqu'à la consommation sans oublier au milieu les industries agroalimentaires, qui permettent d'assurer une performance productive, une performance économique, et de répondre à la demande des consommateurs européens, y compris en matière de biens non alimentaires, tout en jouant notre responsabilité dans le monde.

On ne peut considérer que « réduire l'impact sur l'environnement » est satisfaisant car, lorsqu'on utilise cette phrase, on légitime ce dernier. Ce qu'il faut, c'est améliorer l'incidence qu'on a sur l'environnement. Il faut donc - et l'Inrae y est engagé - travailler à l'innovation, tout en réfléchissant aux trajectoires que les systèmes de production peuvent emprunter pour répondre à cet enjeu.

Il faut en même temps travailler à relever les grands défis environnementaux liés au changement climatique. Tout le monde a en mémoire les difficultés de l'été 2022, qui n'est absolument pas une année extrême dans les scénarios climatiques qu'on pourrait avoir d'ici 2030 - et je ne parle même pas de 2050.

L'année 2022 a été marquée par trois périodes de canicule, selon la définition actuelle - et l'on va devoir en changer pour ne pas être tout le temps en canicule -, ainsi que par des stress hydriques extrêmement marqués. On commence l'année 2023 avec des réserves en eau très basses. Il est peu vraisemblable qu'il se mette à pleuvoir en continu et qu'on connaisse une année 2023 sereine.

On doit donc résoudre le défi du changement climatique en s'adaptant à la fois aux températures qui montent, aux aléas de la ressource hydrique, tout en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre.

L'agriculture, qui compte pour 3 % du PIB, représente 20 % des émissions de gaz à effet de serre en France. On pourra y revenir, même si Thierry Caquet, que vous avez auditionné, vous a déjà apporté des éléments à ce sujet.

L'autre dimension concerne la restauration de la biodiversité, et ceci pour deux raisons. La première, c'est que la biodiversité est une forme de bien commun de l'humanité. La deuxième raison réside dans le fait que la biodiversité apporte des services à l'agriculture. On met très souvent en avant la pollinisation. Un peu plus de la moitié des espèces que nous consommons sont issues d'une pollinisation par les insectes, mais ceux-ci rendent nombre d'autres services, comme la régulation. Les insectes, comme tous les autres organismes, appartiennent à la chaîne alimentaire, et il existe des organismes qui se nourrissent des insectes parasites, en bas de la chaîne alimentaire.

D'autres éléments, en particulier la fertilité du sol, sont directement liés à l'activité de la biodiversité, qu'elle soit faunistique - lombrics - ou microbienne. En moyenne, par hectare de sol, en France, on trouve 1,5 tonne d'animaux, donc, en gros, de vers de terre, 5 tonnes de racines et 5 tonnes de bactéries, qui jouent un rôle absolument considérable dans la fertilité.

La question, en matière agricole, est de savoir comment arriver à restaurer les services de la biodiversité en assurant nos fonctions productives. Les pesticides que vous avez mentionnés, madame la présidente, ont à ce sujet un impact direct que l'on ne connaissait pas bien lorsqu'ils ont été mis sur le marché. On a ensuite organisé des systèmes, jusqu'à se retrouver en situation de tension, comme dans le cas des néonicotinoïdes, que je connais bien, puisque j'ai la chance de présider le Comité de coordination technique du plan national de recherche innovation sur la betterave, que le sénateur Louault connaît bien aussi.

Comment sortir d'une dépendance totale à un insecticide ou un groupe d'insecticides, ces molécules ayant été introduites dans la pharmacopée du traitement de semences de betteraves en 1993 et en en ayant constitué jusqu'à 100 % ? Comme vous l'avez rappelé, par arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 19 janvier dernier, un certain nombre de molécules utilisées en traitement de semence - clothianidine, thiaméthoxame, mais aussi imidaclopride - se retrouvent dans la même « charrette ».

Les professionnels français se sont émus du fait que l'arrêt portait exclusivement sur les néonicotinoïdes utilisés en traitement des semences. L'Union européenne a précisé que cet arrêt s'applique aussi en traitement de végétation, en particulier celui utilisé en régime dérogatoire par l'Allemagne en 2020, l'acétamipride, que la France n'emploie pas. On voit se dessiner ici non les difficultés mais les défis qui se dessinent pour à peu près toutes les filières.

Pourquoi les néonicotinoïdes ont-ils fonctionné aussi bien, et pourquoi ont-ils eu un tel impact sur le milieu ? Il s'agit d'un groupe de molécules qui a le même effet que la nicotine et qui ciblent le système nerveux des insectes en bloquant le récepteur à acétylcholine. Cette cible est partagée par tous les insectes, et tous sont donc touchés de la même façon par ces molécules.

Ceci est connu depuis 1680, époque à laquelle Jean-Baptiste de la Quintinie a écrit un recueil conseillant aux lingères de France de mettre des feuilles de tabac entre les linges et les draps de maison pour les protéger contre les insectes.

Les néonicotinoïdes sont une famille assez restreinte, sept molécules seulement ayant été produites dans le monde, et cinq ayant été utilisées en Europe. Les insectes ne présentent pas tous la même sensibilité, mais ils sont tous touchés. Il s'agit en outre de produits systémiques, qui circulent dans la plante de la graine jusqu'aux racines. Les betteraves en absorbent à peu près 25 %, 75 % restant dans le sol. Tous les insectes du sol y sont donc exposés.

En 2020, certains insectes se sont mis à avoir un comportement anormal. Cette année-là, les carabes auraient dû débarquer en quantité industrielle pour manger les pucerons, qu'ils utilisent comme dessert. Or ils ne sont pas venus car les collemboles, petits arthropodes qui vivent dans les sols où ils se nourrissent de pellicules de graines et qui constituent la base du régime alimentaire des carabes, étaient tous morts.

On voit donc bien qu'il faut étudier la totalité de l'écosystème dans lequel on travaille.

L'autre élément important qui constitue une des forces de ces molécules et en même temps une de leurs très grandes faiblesses, c'est leur demi-vie, qui est très longue. La demi-vie d'un produit comme l'imidaclopride est de 228 jours. Au bout de 228 jours, 50 % de la molécule est encore présente et disponible dans le sol. Au bout de 456 jours, il en reste encore 25 %.

À ces teneurs-là, si vous semez une plante 450 jours après, elle va être en mesure d'absorber ces molécules par ses feuilles, ses fleurs et son nectar. C'est là le vrai problème : quand vous avez semé une betterave, des quantités d'imidaclopride, par exemple, restent disponibles dans le sol durant deux années, à des teneurs suffisantes pour avoir un impact sur la biodiversité. C'est pourquoi la loi de 2020 a interdit de semer du colza durant deux années après le cycle de culture des betteraves.

L'acétamipride, que la France n'a heureusement jamais utilisé, est pire que l'imidaclopride. Il s'agit d'un produit stable qui est donc en quelque sorte le « chlordécone de l'hexagone ».

Comment faire pour en sortir ? Ce que je vais vous expliquer à présent peut être appliqué à presque toutes les substances. Vous avez dû entendre parler du plan phosmet, organophosphoré un peu problématique, qui a aujourd'hui disparu, ou du diméthoate, qui tourne autour de la même question, avec une difficulté supplémentaire pour la betterave que l'on n'est pas dans un dialogue betterave-puceron mais dans un triangle betterave-puceron-virus, le puceron n'étant là que comme vecteur. Son incidence propre est assez proche de zéro, sauf certaines années abondantes. On est alors face à deux pucerons, le puceron vert du pêcher, myzus persicae, et le puceron noir de la féverole, aphis fabae, qui produit des colonies assez denses mais n'est pas le plus problématique.

Les colzas d'hiver que l'on trouve en France hébergent des colonies de pucerons verts qui se mettent en place durant l'hiver. Au printemps, la température montant, les colonies augmentent et une génération acquiert des ailes. En passant du colza, où ils ne portent pas de virus, à la betterave sucrière, ils s'arrêtent dans certains endroits et contractent des virus. Or la betterave est sensible aux virus.

Ces différentes dimensions ont été gérées dans le cadre du plan d'action de sortie du phosmet. Comment faire pour rendre la betterave résistante à ces virus ? On n'a pas qu'un virus mais quatre, dont trois virus de la jaunisse assez problématiques, dont le BYV, qui est le pire. On doit apporter des résistances à ces trois premiers virus au moins. Ce bloc est entre les mains des sélectionneurs. On sait que cela va prendre un certain temps, mais ils sont tous sur cette voie. Si on obtient des variétés résistantes - et on en aura -, il va falloir aussi les protéger car si on met des variétés résistantes aux virus, ceux-ci vont trouver la parade. On est maintenant tous habitués aux variants. Une variété est résistante à une souche. En maximisant la pression, on sélectionne des souches qui vont contourner le virus. On doit donc trouver des variétés résistantes et les protéger.

Comment ? On peut les protéger en réduisant les populations de pucerons, en modélisant le problème. Leur arrivée est déterminée par les températures, qui connaissent des courbes exponentielles. C'est une phénologie. La température moyenne entre le 1er janvier et le 15 février permet de prédire la date d'arrivée moyenne. En 2023, ce sera le 2 mai. Ces dernières années, les dates sont assez cohérentes. Dans le Sud-Ouest et sur la bordure côtière, la date d'arrivée est plus précoce. Plus on va vers le nord-est, plus la date d'arrivée est tardive.

De ce point de vue, la mauvaise nouvelle vient cette année de ce que les dates de semis sont très tardives, 50 % des betteraves seulement ayant été semées jusqu'à aujourd'hui.

Comment ralentir ces pucerons ? Il existe trois leviers pour ce faire, qu'on utilise en fonction de leur date d'arrivée. Si celle-ci est très précoce, il faut semer des plantes campagnes, qui ont un effet répulsif. L'avoine rude fonctionne bien. Elle a comme particularité de modifier le paysage olfactif et le paysage visuel. Elle assure ainsi la protection des betteraves durant les six premières semaines d'installation, jusqu'au stade quatre feuilles. Si la prévision est suffisamment tardive pour qu'il n'y ait rien jusqu'au stade quatre feuilles, ce n'est pas la peine de la semer.

Le deuxième levier, qui va être totalement validé cette année, comportait une incertitude sur son échelle spatiale. Les insectes sont sensibles aux kairomones, des composés répulsifs. En fait, ils ne sont sensibles qu'à deux types d'odeurs : celles utilisées pour leur reproduction, des phéromones sexuelles qu'on emploie lorsqu'on pratique la confusion sexuelle, par exemple sur le pommier ou contre la tordeuse de la grappe en viticulture ; et celles liées aux endroits où vont s'alimenter les pucerons, les kairomones. Dans ce second cas, certains insectes sont exclusivement attirés par une odeur et n'utilisent qu'une seule cible, et d'autres sont plutôt repoussés par un cocktail. Or, il existe un mélange de deux molécules dans un ratio très particulier qui a tendance à éloigner les pucerons.

Troisième levier : plus on se rapproche de la date de fin de couverture qu'on veut obtenir, qui est en gros le début du mois de juin, plus il faut utiliser des insecticides de contact, comme le Teppeki, un flonicamide homologué.

On arrive ainsi à repousser la date d'arrivée des pucerons, dont les populations restent très basses.

Enfin, comment faire pour jouer sur le réservoir viral ? On ne savait pas trop où ces pucerons étaient contaminés par les virus. C'est pourquoi on a mené au départ beaucoup de recherches sur les adventices, en pensant que certaines mauvaises herbes pouvaient jouer un rôle.

En fait, le réservoir viral se situe dans les autres betteraves, les betteraves porte-graines, dans le sud du bassin parisien, qui représentent 800 hectares semés au mois d'août et récoltés au mois de juillet de l'année suivante. Elles assurent une forme de pont.

Le volume principal provient cependant des repousses de betteraves : quand vous récoltez une parcelle de betteraves, sur les 80 à 90 tonnes de racines disponibles, une tonne n'est pas récoltée. Ce sont les plus petites, qui restent à la surface du sol, mises en silo sur des cordons de déterrage. Certaines betteraves peuvent repousser. Or 50 % des blés qui viennent derrière les betteraves sont en semis directs. Les petites betteraves restent donc à la surface.

Il faut intégrer cette question pour gérer différemment ces lots. On arrive ainsi à faire s'effondrer le réservoir viral, ce qui fait que les pucerons, s'ils arrivent, seront « propres » et n'infecteront aucune culture betteravière.

On doit donc jouer sur plusieurs leviers en même temps. Pour l'agriculteur, c'est relativement complexe. Auparavant, un agriculteur achetait des semences enrobées. À présent, il doit choisir la variété et, en fonction de la date d'arrivée des pucerons, savoir s'il doit mettre en oeuvre des plantes compagnes, utiliser un répulsif ou simplement du Teppeki. Il va devoir, avec ses voisins, gérer le réservoir viral, sachant que, l'année suivante, il va peut-être devoir se préoccuper de ses colzas pour qu'ils ne servent pas de réservoirs aux pucerons.

Il y a à tout cela un aspect très positif. Tout d'abord, les agriculteurs qui veulent s'attaquer à cette question - et certains le font - peuvent le faire. Par ailleurs, ce faisant, on va restaurer la régulation biologique. Lorsque vous répandez un insecticide ou un fongicide, vous mettez brutalement à zéro une population d'insectes. Tout le cortège de régulation meurt aussi faute d'alimentation. Avec les différents leviers que je viens de mentionner concernant les pucerons, on ne ramène jamais la population à zéro. Elle reste à un niveau où elle ne génère pas de dégâts, et l'ensemble du cortège de régulation reste présent.

Ces cortèges de régulation agissent sur tous les pucerons. Ils ne sont pas spécifiques aux pucerons verts qui vont sur la betterave. Ce sont les mêmes qui vont gérer le puceron lanigère du pommier, celui des céréales qui, potentiellement, vectorisent la jaunisse de l'orge. Ainsi, en préservant la biodiversité, on récupère un certain nombre de services.

C'est un vrai changement d'attitude. Cette innovation organisationnelle permet d'assurer financièrement le risque pris par un agriculteur si, une année, des conditions climatiques extrêmes ne permettent pas aux leviers de fonctionner. Il existe des projets autour de ces sujets dans le cadre du Plan national de recherche et innovation (PNRI).

On doit donc être innovant sur ces leviers. C'est le premier point.

En deuxième lieu, les innovations sont d'ordre biotechnique et organisationnel. Je crois beaucoup à ces dernières. On a la chance, en France, d'avoir des filières qui fonctionnent bien, des interprofessions solides. Comment les utilise-t-on ?

L'innovation se fait aussi dans les territoires. On ne peut en effet gérer certains leviers dans une logique de filière : par exemple le colza et la betterave concernent deux interprofessions différentes. Cela relève de logiques de coopération entre agriculteurs.

À un certain moment, il faut amener des formes d'innovations réglementaires pour faire en sorte que les politiques publiques, dont vous êtes des acteurs extrêmement importants, assurent une cohérence.

L'Inrae contribue à ces activités à travers trois missions. Notre mission première est de produire de la connaissance, y compris au travers de relations internationales, amener une contribution à l'innovation en partenariat avec des organismes de recherche appliquée, comme les instituts techniques agricoles, ou des entreprises. Dans le cadre du biocontrôle par exemple, nous avons créé un consortium qui rassemble des organismes de recherche, mais aussi beaucoup d'universités, des instituts techniques et des entreprises du secteur. Nous faisons la même chose pour les agroéquipements, qui sont un autre levier d'innovation.

Notre mission consiste également à apporter notre appui aux politiques publiques. Nous avons la particularité d'être le seul organisme de recherche publique en France et le seul à l'échelle mondiale dans ce cas. Nous gérons ainsi, pour le compte de l'État, le dispositif de certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP), qui est un levier mis en place dans le cadre du plan Écophyto.

Pour accompagner cette transition, il faut quantifier l'effet de telle ou telle pratique. Ce faisant, nous servons de tiers de confiance aux opérateurs.

Je reviens sur la question des différents programmes de recherche mis en oeuvre dans le cadre de la stratégie d'accélération agriculture (Sadea), qui aborde la transformation de l'agriculture dans une logique d'agroécologie et de performances productives et économiques. Nous avons là trois Programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR).

Le Programme prioritaire de recherche (PPR) « Cultiver et protéger autrement », quasiment la version zéro de ces modalités, tournait autour de la logique de sortie des produits phytosanitaires. L'objectif étant de pousser la recherche à explorer des fronts nouveaux, nous avons établi un scénario avec zéro pesticide. Ce n'est pas du tout un scénario prescriptif, mais un cadre qui oblige la recherche à explorer des inconnues. Nous avons dix projets majeurs évalués par un comité scientifique international qui ne comporte aucun Français. Ils ont sélectionné des projets soit à l'échelle d'une filière, soit à l'échelle de leviers, d'épidémiosurveillance, de microbiote et même d'économie, en rupture dans le domaine de la protection des cultures.

On a ainsi deux énormes projets sur le microbiote des végétaux, l'un sur les plantes en croissance, l'autre sur les semences. Il s'agit de comprendre comment celui-ci peut protéger la plante et peut potentiellement se déformer pour devenir pathogène.

Nous avons un projet majeur qu'on utilise dans un cadre d'épidémiosurveillance pour prévoir l'arrivée des insectes uniquement en traçant les phéromones qu'ils émettent. C'est un dispositif aujourd'hui pratiquement totalement couvert par le secret. Nous allons essayer de breveter ces logiques de rupture, mais en ayant la capacité, avec des technologies remarquables, de capturer chacune des molécules de phéromones émises par des insectes. Comme elles sont incroyablement précises, on peut identifier une seule espèce.

En comptant les phéromones qui passent et en les couplant avec des modèles aériens, nous pouvons identifier à quel endroit se trouvent la source des insectes et la taille de la population. Dans un dispositif d'épidémiosurveillance, cela devient un levier majeur, à la fois pour des insectes courants dont on peut prévoir les vagues d'arrivées et pour des insectes exotiques. Pour se prémunir, il faut pouvoir anticiper leur arrivée. Il vaut mieux percevoir les phéromones qu'ils émettent plutôt que de voir l'insecte. C'est parce qu'on a posé cette question du zéro pesticide qu'on a forcé les équipes à chercher aussi loin.

Notre deuxième grand projet prioritaire concerne l'agroécologie et le numérique : comment mettre la transition numérique à la disposition de l'agroécologie ? Le numérique est partout, qu'il soit basé sur les problématiques moléculaires qui génèrent énormément de données, sur le numérique agricole qu'on utilise à destination de robots, ou sur les logiques de reconnaissance. Ainsi, dans les smartphones, l'application PlantNet va connaître une version 2 dans le cadre de ce PEPR pour devenir un instrument de reconnaissance de maladies, ce que la version actuelle ne permet pas.

Le numérique est partout, et nous sommes extrêmement attentifs à la façon dont ces données sont gérées et à ce qu'elles permettent de faire.

Le troisième PEPR porte le nom de « Sélection végétale avancée ». Il y sera question d'édition des génomes. Comment peut-on avoir la maîtrise de cette technologie de rupture, créer les technologies de demain, prendre en compte les questions de propriété intellectuelle et les appliquer à l'échelle de systèmes de culture ? Deux projets ciblés emblématiques porteront sur des systèmes de cultures annuelles et sur la production fruitière et légumière.

Si on veut améliorer la tolérance aux aléas climatiques et l'adaptation au changement climatique ainsi que les questions de protection des cultures, que doit-on d'abord modifier dans un système de culture ? Il faut établir des priorités.

Il existe à côté de cela deux grands défis qui sont totalement associés au partenariat public-privé (PPP). Le premier porte sur la robotique agricole et sera lancé par le ministre au mois de mai sur un site que nous possédons dans l'Allier. Il est porté par l'Inrae et par une association de constructeurs, RobAGri, dont l'objectif est d'accélérer l'ensemble des développements sur ce sujet.

Le second projet porte sur le biocontrôle et les biostimulants. Aujourd'hui, les laboratoires mettent en avant telle et telle molécule et essaient d'en faire une activité. Il faut inverser cette logique, en ayant un criblage à très haut débit de toutes les possibilités, et une analyse à très haut débit des conditions qui permettent de maximiser le potentiel de ces leviers, alors qu'aujourd'hui on teste un produit de biocontrôle dans les mêmes configurations que les produits chimiques. Or cela ne fonctionne pas parce que le but d'un pesticide est de tuer. On supprime le problème en le tuant, alors que le biocontrôle a pour approche de réguler une population.

Quand on teste un fongicide chimique, on le teste sur la variété la plus sensible, tandis que le produit de biocontrôle est testé sur la variété la plus résistante, l'articulation entre les deux devant stabiliser le résultat. Ce sont des ruptures qu'il faut générer.

Cela me permet de répondre à votre série de questions sur les perspectives de sélection des plantes. Elles sont extrêmement importantes, les New Breeding Techniques (NBT) venant s'ajouter à l'ensemble des techniques déjà disponibles. Il ne faut jamais oublier que les premières ressources dont nous disposons sont les ressources phytogénétiques, qui sont des réservoirs de solutions, une sorte d'assurance contre les aléas de demain, qu'il s'agisse de pressions parasitaires ou d'aléas climatiques. C'est dans les ressources phytogénétiques qu'il va d'abord falloir chercher la solution. Les NBT s'ajouteront donc à la panoplie des leviers.

Quant à la résistance aux maladies et aux bioagresseurs, on en a beaucoup, en particulier pour les champignons, les virus et les insectes. En revanche, les perspectives de sélection sont très faibles concernant des variétés qui supportent la présence d'adventices. Dans ce cas, ce n'est pas le levier principal. Mais pour ce qui est des insectes et des champignons, les leviers du biocontrôle montrent des perspectives extrêmement intéressantes, pour partie alimentées par la découverte, que j'ai déjà mentionnée, du microbiote des végétaux.

On pense tous qu'une plante saine est une plante sur laquelle il n'y a rien. C'est une fausse vision : une plante qui est saine est une plante qui est habitée, couverte d'un microfilm. C'est la stabilité de ce microfilm qui assure la santé de la plante. Une maladie fongique est une déformation du microbiote. On peut faire le parallèle avec le microbiote humain. Il peut exister des aléas dus à un champignon extérieur qui met une pression énorme sur le microbiote, mais on peut aussi connaître, par les pratiques agricoles, des déformations de ce microbiote.

Par exemple, les usages de fongicides à titre préventif ont une vertu négative parce qu'ils déstabilisent tout un cortège. Cela présente aussi une forme de défi réglementaire. Un microbiote, c'est une communauté. Au regard de la réglementation européenne, et en particulier du règlement 1107/2009, une souche de champignon est un produit chimique et on n'a donc le droit d'en commercialiser qu'une à la fois. Vous ne pouvez pas vendre une communauté parce que, par construction, une communauté n'est pas descriptible à un instant donné. Elle va bouger au cours du temps. La réglementation, aujourd'hui, ne le permet pas.

On pourrait penser que c'est plus permissif ailleurs. Eh bien non ! Aux États-Unis, le même cadre d'analyse préalable est le même. En gros, c'est la chimie et donc les molécules qui définissent la façon de faire.

L'autre grand progrès concerne les insectes. Pourquoi les insectes se déplacent-ils, et comment peut-on modifier ce paysage ?

Nous menons également des travaux en matière de diversification des cultures. Tous les travaux qui sont poursuivis à travers le monde montrent, à l'échelle d'un paysage agricole, d'une exploitation agricole, que lorsqu'on augmente la diversité dans le temps ou dans l'espace, voire simultanément, on récupère des tas de services environnementaux en mélangeant plusieurs espèces.

Deux excellentes synthèses ont été réalisées, l'une par Tamburini, publiée en 2020, et l'autre par Beillouin, publiée en 2021, qui exploitent respectivement un peu plus de six mille et de mille articles scientifiques. Elles montrent, à l'exception de deux cas où il existe des effets négatifs, soit qu'il existe une forme de neutralité dès qu'on diversifie les espèces et les pratiques, soit un bénéfice, dans plus de 75 % des cas, sur la production, la régulation des bioagresseurs, mais aussi sur la fertilité des sols.

Il n'existe pas une seule configuration, dans toutes les études qui ont été menées, qui démontrent qu'augmenter la diversité entraîne un effet négatif sur la fertilité. Pourquoi s'en passer dans ce cas ? On s'en passe parce qu'on n'en a pas besoin.

Cette logique de diversité est extrêmement importante, mais elle pose une question majeure, qui rejoint votre interrogation sur la compétitivité : si on diversifie, encore faut-il que quelqu'un consomme. La vraie question est de savoir comment analyser simultanément l'évolution de la production et l'évolution de la consommation.

Les trajectoires alimentaires font partie des éléments qui relèvent à la fois des choix, mais aussi de l'éducation et de l'offre. L'outil industriel se trouve au milieu.

Nous mettons en place des travaux en ce sens via les Territoires d'innovation agricoles et agro-alimentaires. Ce sont des démarches qui prennent en compte la recherche des utilisateurs, mais aussi des citoyens et des consommateurs. L'un de ces territoires d'innovation est celui de Dijon alimentation durable. Il met en relation un fournisseur, Dijon céréales, avec la métropole de Dijon, qui est à l'initiative de cette question. La cantine centrale fait un énorme travail, et Seb fournit des éléments techniques pour assurer les transformations. La transition porte sur l'offre alimentaire, avec plus de produits végétaux et en particulier de légumineuses à graines, permettant une diversification de l'offre alimentaire.

La motivation première de la métropole de Dijon n'était pas liée aux produits phytosanitaires et à la diversification, mais portait sur la question de savoir comment réduire l'obésité parmi les populations d'enfants les plus défavorisées. Les travaux qui ont été menés à l'échelle européenne montrent que lorsqu'on augmente la diversité de l'offre alimentaire, on réduit mécaniquement l'obésité. Ce travail donne des résultats fascinants. Les enfants ont une appétence très forte pour ce genre de produits, parce qu'ils sont bien cuisinés. Il y a là une vraie innovation. Cela montre à la fois une évolution de l'offre, de la consommation et de l'innovation des process. Cette question de diversification est extrêmement importante. Elle est même centrale par rapport à tout ce que l'on pourra faire demain.

J'ai mentionné la question des agroéquipements, que l'Inrae a décidé de soutenir. Une unité expérimentale existait à Montoldre, dans l'Allier, où nous avons fait des investissements extrêmement importants pour renforcer notre activité en matière d'agroéquipements nécessaires à la transition agroécologique. Nous le faisons en lien avec des entreprises.

Le comité d'orientation stratégique compte le président de l'Inrae et un vice-président de l'entreprise. L'objectif est de réaliser des agroéquipements pour demain au travers de bancs de recherche et d'expérimentations afin d'assurer un service de qualité dans une situation agroécologique, de savoir de quel type de machines on aura besoin, comment produire les connaissances et tester des machines.

Parmi les sujets que la présidente a évoqués, le seul sur lequel nous ne nous penchons pas est celui des molécules « miroirs ». Nous ne travaillons pas à la production de molécules chimiques de demain, d'abord parce que ce sont les entreprises qui le faisaient historiquement. Par ailleurs, même si une molécule a moins d'impacts toxicologiques, écotoxicologiques, génotoxicologiques, elle revient quand même à faire tomber une population à zéro et casse les régulations biologiques. Elle est antinomique avec les mécanismes que l'on cherche à mobiliser, dont il a été démontré qu'ils étaient extrêmement efficaces, et qui se cachent derrière le mot de « transition agroécologique ».

Une autre raison constitue une des motivations majeures de la réflexion sur les alternatives aux pesticides. En matière phytosanitaire, il existe très peu de modes d'action pour toucher des mauvaises herbes, des champignons ou des insectes. Le dernier mode d'action qu'on a découvert en matière de protection des cultures date de 1994. En l'espèce de trente ans, la recherche des entreprises - et il y en a : le budget recherche de Bayer est quatre fois celui de l'Inrae - n'a pas trouvé mieux, car il n'y a plus de cible disponible. En outre, le produit découvert en 1994 a eu une espérance de vie de cinq ans : il s'est révélé totalement inefficace et a disparu.

L'ensemble de la panoplie dont on dispose aujourd'hui est amené à s'éteindre. Au bout d'un certain temps, la cible finit par contourner les modes d'action. Le vivant est ainsi fait : il s'adapte. Pratiquement tous les herbicides, à une exception près, ont vu apparaître des résistances. Pourtant certains, comme le glyphosate, par exemple, avaient un mécanisme d'action extrêmement astucieux dont on n'imaginait pas qu'il puisse un jour être contourné. C'est la richesse de la variation naturelle, d'où l'intérêt de garder celles-ci à notre disposition.

Puisque aucun système nouveau n'a été découvert et qu'on observe ce phénomène de résistance, bien qu'on ait utilisé cette voie un certain temps, on doit maintenant maîtriser ses impacts, et il faut de toute façon chercher autre chose. C'est pourquoi nous ne travaillons pas là-dessus. Cette recherche n'aurait pas de sens de ce point de vue.

La trajectoire imposée par la Commission est-elle jouable ? Réduire de 50 % les produits chimiques constitue une forme de défi. Mais, en réalité, l'indicateur qui est proposé est un peu plus souple, car il donne un poids considérable aux produits classés CMR1 et CMR2. Si on les réduit, on a déjà fait une partie du chemin.

C'est un enjeu ambitieux, mais il en va de même pour la réduction des gaz à effet de serre et la trajectoire vers la neutralité climatique. Au regard de notre responsabilité envers les générations suivantes, y a-t-il une option B ? De mon point de vue, il n'y en a pas, et la question centrale est de savoir comment forcer l'innovation et parvenir à stimuler la recherche.

Nous prenons notre part au niveau national et à l'échelle européenne. Nous avons mis en place une alliance européenne de recherche sur ces problématiques phytosanitaires. Elle regroupe aujourd'hui 35 organismes de 20 pays différents, avec beaucoup de projets européens et d'actions en vue d'augmenter la communauté scientifique et avoir de jeunes chercheurs.

Je pense que nous allons dans le bon sens. La question de la souveraineté est importante, mais on ne peut considérer que la consommation ne bougera jamais.

Enfin, vous êtes revenue sur la recommandation numéro 11 du rapport sénatorial, d'excellente facture, sur la compétitivité. Comment l'Inrae peut-elle se mobiliser davantage en termes de recherche appliquée ? On pourrait interpréter cette recommandation de différentes façons. Il ne faudrait pas qu'elle soit considérée comme le constat que la recherche appliquée en France ne fonctionne pas.

La recherche appliquée est aujourd'hui portée par dix-huit instituts techniques agricoles, plutôt organisés par filières, dont la programmation est définie par leur conseil d'administration, systématiquement présidé par des agriculteurs, sauf celui de l'Institut français du cheval et l'équitation (IFCE). Le monde agricole, en relation avec un conseil scientifique, réfléchit donc aux trajectoires.

Il s'agit d'une recherche de qualité. Les instituts techniques agricoles font partie, à l'échelle européenne, des organismes impliqués qui ont la plus grande efficacité productive en termes de production scientifique et technique ou de taux de réussite dans les projets européens. J'ai eu la chance de présider durant douze ans le comité d'orientation scientifique et technique de l'Association de coordination technique agricole (ACTA), qui chapeaute ces instituts techniques. Cela fonctionne bien.

Nous cherchons à renforcer le lien entre la recherche publique, dite « finalisée », comme à l'Inrae, et ces instituts. Nous avons énormément de projets en commun, mais nous souhaitons renforcer davantage encore le lien de façon structurelle.

Cela se traduit par des unités mixtes technologiques (UMT) qui regroupent des chercheurs et des personnels des instituts techniques travaillant sur le même projet, dans le même pas de temps.

Nous allons, dans le cadre de la révision de la convention que nous avons avec l'ACTA, étendre nos UMT en leur donnant une capacité de couverture plus large, mais surtout la possibilité d'aller vers plus d'applications sur le terrain. C'est ce que l'on appelle l'On-Farm Experimentation (OFE).

Nous allons également renforcer le lien entre ces dispositifs et le transfert aux agriculteurs.

Il ne s'agit pas de considérer que les organismes de développement ne font pas leur travail, mais d'augmenter le transfert grâce aux outils numériques, accueillir des gens sur les sites et travailler avec l'enseignement agricole et l'enseignement supérieur en imaginant des systèmes d'accueils d'ingénieurs et de personnes en formation continue au sein de ces dispositifs.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci de ce panorama très intéressant.

Mes chers collègues, vous êtes dix-neuf à vous être inscrits pour des questions. Je vous demanderai donc de vous astreindre à deux minutes maximum chacun par intervention.

M. Daniel Laurent. - Monsieur le directeur, nous avions eu le plaisir de vous accueillir au sein du groupe d'études Vigne et vin, et nous avions longuement échangé sur les recherches agronomiques permettant à la viticulture de s'adapter au changement climatique et aux attentes de nos concitoyens.

Aujourd'hui, j'aimerais que vous fassiez le point sur vos travaux en la matière pour nos collègues n'appartenant pas au groupe d'études. Je pense plus particulièrement aux plants résistants pour réduire les intrants, aux évolutions des techniques culturales, et tout particulièrement à l'agroforesterie.

Je parle sous votre contrôle, monsieur le directeur : l'Inrae a démontré qu'une parcelle agroforestière de 100 hectares pouvait produire autant de biomasse qu'une parcelle de 136 hectares où les arbres et les cultures sont séparés. Pouvez-vous nous apporter des précisions et nous donner votre avis sur cette expérimentation, qui semble en tout cas, prometteuse ?

Le 21 mars, l'Inrae a présenté ses travaux portant sur une agriculture européenne sans pesticides en 2050. Est-ce possible et comment ? L'engagement de la recherche privée est-il à la hauteur des enjeux, et les partenariats public-privé doivent-ils être renforcés selon vous ?

M. Pierre Louault. - Monsieur le directeur, je connais bien le travail qui a été fait. On reproche souvent à l'Inrae d'être très optimiste en matière de substitution des molécules chimiques.

On oublie souvent qu'il faut du temps et de la recherche collaborative. On le voit bien pour les néonicotinoïdes. Il faudra au moins six ans pour mettre véritablement en place des solutions satisfaisantes.

Je crois qu'on ne le souligne pas suffisamment : ce qui est catastrophique, c'est le fait de supprimer des molécules du jour au lendemain. Diminuer une molécule de 10 % par an aurait un effet beaucoup plus positif. Si on envoie une voiture à 100 kilomètres à l'heure dans le mur, elle se casse. Si elle va à 10 kilomètres à l'heure, elle s'en sort !

Il a fallu vingt ans de recherches pour trouver un plant de vigne résistant. Faire croire qu'on aura réglé tous les problèmes en 25 ans est faux ! Il faut du temps et de la mutualisation dans les méthodes. On est allé assez vite avec la betterave parce qu'on avait autour de la table l'Institut technique des céréales et des fourrages (ITCF), les groupements de producteurs, les obtenteurs, les semenciers.

Pour faire travailler tout ce monde-là ensemble sur un objectif précis, il faut beaucoup de moyens, beaucoup d'hommes. Il faut rappeler ces impératifs de temps nécessaires à une bonne évolution.

M. Joël Labbé. - Monsieur le directeur, merci beaucoup pour cette présentation. Cela ne vous surprendra pas : je suis très heureux de vous entendre - et ce n'est pas par complaisance. Votre parole est scientifique, il est important de le rappeler.

Vous auriez pu - mais ce n'est pas un reproche - présenter l'étude prospective de l'Inrae qui vient de sortir et qui démontre comment aboutir à notre objectif 2050. Je lis les conclusions : « La transition vers le zéro phytosanitaire nécessite des politiques publiques cohérentes et articulées ».

Notre collègue Pierre Louault dit, comme on l'entend très souvent, qu'il faut du temps. Il faudra toujours du temps si on ne commence pas ! Nous connaissons depuis longtemps l'état des lieux que vous dressez, mais pas à ce niveau scientifique. En février 2015, j'ai arraché ma cravate de colère pour protester contre les néonicotinoïdes.

Le temps passe. Les choses ont avancé et, finalement, les néonicotinoïdes seront remplacés non par des molécules, mais par des méthodes de culture. Je trouve que c'est extrêmement encourageant de vous entendre, et je propose que la commission des affaires économiques se retrouve en séminaire pendant deux jours sur ces sujets, avec des scientifiques pour débattre avec eux et afin qu'ils nous présentent l'état de leurs travaux. Cela changerait la face du monde et celle du Sénat !

Mme Sophie Primas, présidente. - Une sorte de retraite !

M. Henri Cabanel. - Monsieur le directeur, merci pour les travaux que vous réalisez pour nos agriculteurs. Je voudrais m'associer à ce que vient de dire Daniel Laurent sur les cépages résistants Resdur et Bouquet dont vous nous avez fait profiter. Je sais que c'est la seule solution, en tout cas en matière viticole, pour pouvoir lutter contre les intrants. Il s'agirait simplement que certaines régions soient moins sectaires sur ce sujet, comme on le constate malheureusement.

Je voudrais évoquer la connaissance des sols dont vous avez parlé. Le constat est aujourd'hui partagé quant au fait que les pesticides ont détruit au fil du temps la structure des sols.

Je voudrais également aborder le sujet de l'irrigation, car la sécheresse impacte de plus en plus les agriculteurs, qui réclament de l'eau. Or celle-ci se raréfie, et il sera pratiquement impossible que tous en bénéficient.

Avez-vous mené des études sur les systèmes d'irrigation et leur efficacité - goutte-à-goutte par aspersion, goutte-à-goutte enterré ou goutte-à-goutte de surface ? Peut-on lutter efficacement contre la sécheresse en restructurant les sols grâce à la matière organique ? Combien de temps cela prendra-t-il ?

Mme Amel Gacquerre. - Monsieur le directeur, le sujet que j'aimerais évoquer est celui de la gestion durable de l'eau, question particulièrement d'actualité en ce moment. Les recommandations de l'Inrae concordent avec celles du Gouvernement, puisqu'on parle de recyclage de l'eau et d'amélioration de la qualité.

Le plan eau prévoit une réduction de la consommation de 10 % dans tous les secteurs d'activité d'ici 2030. Cet objectif est-il selon vous réalisable ? Quels sont les points d'attention particuliers qu'il convient d'avoir à l'esprit ?

Le plan ne mentionne pas le contrôle des prélèvements. La réalisation de certains forages est bien sûr réglementée, mais les moyens de contrôle sont faibles, ce qui est dommageable puisque les prélèvements d'eau accentuent généralement le manque en abaissant encore le niveau des rivières et des nappes. Les forages peuvent par ailleurs avoir une incidence sur la qualité de l'eau.

Enfin, l'agriculture consomme 58 % de l'eau potable, les ménages 26 %, l'industrie 16 %. Or les ménages supportent 85 % des redevances. Au regard des enjeux à venir en matière agricole et industrielle, doit-on remédier à cette iniquité ? Avez-vous des propositions à nous soumettre ?

M. Jean-Claude Tissot. - Monsieur le directeur, permettez-moi de vous remercier pour le cours d'agronomie que vous nous avez donné. Quand c'est vous qui tenez ce discours, aucune discussion n'est possible. Nous nous y essayons parfois, mais avec beaucoup moins de compétences techniques, et nos collègues nous écoutent donc moins.

Je rejoins par ailleurs le propos de Joël Labbé : réfléchir plus longuement sur ces thèmes serait une bonne chose...

Mme Sophie Primas, présidente. - Rien ne nous en empêche !

M. Jean-Claude Tissot. - Très bien !

J'ai cependant quelques questions plus directes...

Tout d'abord, lors de la récente présentation du plan eau, Emmanuel Macron a annoncé que la construction de certains ouvrages de stockage de l'eau pourrait être accordée à des agriculteurs sous réserve - je cite - « de changements de pratiques significatifs », notamment sur l'usage de produits phytosanitaires. Quel regard portez-vous sur cette annonce ? Ce nouveau « en même temps » - stockage de l'eau et réduction des pesticides - a-t-il été abordé dans vos recherches ? Si c'est le cas, selon quels critères ?

D'autre part, pour revenir à la récente étude réalisée par l'Inrae sur l'agriculture européenne, l'un des points particulièrement intéressants réside dans le fait que deux des trois scénarios agroécologiques proposés permettraient un renforcement de la souveraineté alimentaire de l'Union européenne. C'est pourtant un défaut de l'agroécologie et de l'agriculture biologique qui a ici souvent été mis en avant par les défenseurs du modèle conventionnel productiviste. Quels sont, selon vous, les axes importants qui pourraient permettre ce développement conjoint de la souveraineté alimentaire et l'émergence d'un nouveau modèle agricole plus responsable ?

Enfin, la question de l'indépendance de la recherche scientifique, particulièrement sur les sujets alimentaires et agricoles, est revenue dans les débats ces derniers temps, notamment avec les questionnements sur la crédibilité de l'ANSES, portée par son propre conseil scientifique. On sait également que les conséquences du conflit qu'on est en train de vivre en Ukraine et la stratégie de la ferme à la fourchette ont suscité une levée de boucliers de l'industrie agroalimentaire. Que pouvez-vous nous dire sur l'indépendance de la recherche au sein de l'Inrae ? Avez-vous des inquiétudes à ce sujet ?

M. Bernard Buis. - Monsieur le directeur, avec la projection de réduction des produits phytosanitaires et la pénurie de main-d'oeuvre déjà évidente, ne pensez-vous pas que l'on va vers des difficultés de production ?

L'épandage de pesticides par drone est-il aujourd'hui fiable et envisageable selon vous ?

M. Jean-Marc Boyer. - Monsieur le directeur, les États-Unis et le Canada sont à 15 tonnes de CO2 par habitant et par an, et le Qatar à 39 tonnes. La France libère seulement 5 tonnes de CO2 par an et par habitant, soit 0,8 % du total. Vous nous avez dit que l'agriculture est responsable de 3 % des émissions de CO2. Si je comprends bien, il s'agit de 3 % des 0,8 %. C'est donc excessivement faible !

La biodiversité apporte des services à l'agriculture, et je pense que les agriculteurs ont maintenu et maintiennent la biodiversité. Ne pensez-vous pas que l'agriculture apporte un grand service à la biodiversité ?

Ma deuxième question concerne la lutte contre le campagnol terrestre. La limitation de l'utilisation de la bromadiolone remonte à un certain nombre d'années. Des crédits très importants ont été libérés en termes de recherche, non seulement au profit de l'Inrae, mais aussi de l'université. Avez-vous des données sur les résultats, en particulier sur l'immunocontraception ?

M. Pierre Cuypers. - Monsieur le directeur, plus on cherche, plus on trouve, plus on peut s'affaiblir et se mettre en difficulté.

Partant de là, quelles sont les conséquences des néonicotinoïdes sur le genre humain ? Pourquoi cette brutalité s'il n'y a pas de conséquence avérée ? Je rejoins ici les propos de Pierre Louault quant aux délais qui nous sont imposés et à tout ce qui est mis en oeuvre pour stopper toute une production, ce qui va avoir des conséquences économiques désastreuses en matière de sucre, d'alcool, etc.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Monsieur le directeur, on utilise souvent dans nos instances la formule « pas d'interdiction sans solution ». Comment l'appréciez-vous ?

Par ailleurs, s'agissant de l'étiquetage et les labels verts dans l'alimentaire, l'exécutif européen doit présenter un plan pour une initiative de justification des allégations environnementales, avec l'objectif d'imposer des sanctions aux entreprises qui font des déclarations environnementales trompeuses ou non fondées.

Vous êtes intervenu sur ces sujets en soulignant la difficulté d'attribuer une valeur globale de durabilité à un produit, dans la mesure où ces impacts peuvent être divers et contradictoires, positifs pour la biodiversité, mais négatifs en termes d'impact carbone. L'enjeu serait de pouvoir exercer des contrôles tout au long de la chaîne de valeur. On mesure la difficulté lorsqu'on connaît l'importance des produits liés à l'importation en France. Quelles clés de contrôle pourriez-vous proposer ? Quelle est la part de l'outil d'analyse en cycle de vie dans votre réflexion ?

M. Jean-Pierre Moga. - Monsieur le directeur, des solutions innovantes pour la gestion de l'eau dans les zones agricoles ont été développées, comme les systèmes d'irrigation de précision ou les capteurs intelligents. Où en sont les recherches en matière d'innovation technologique ?

Selon vous, ces innovations technologiques, si elles sont généralisées, peuvent-elles permettre à elles seules de résoudre cette problématique de pénurie d'eau qui touche la filière agricole ?

Quelles techniques agronomiques recommandez-vous pour réduire la demande en eau et améliorer l'utilisation de l'eau dans les zones agricoles ?

M. Rémi Cardon. - Monsieur le directeur, on a entendu parler de temps et de brutalité. La certification de Haute valeur environnementale (HVE) date de 2010, soit il y a treize ans. Pouvez-vous dresser un bilan de son efficacité pour mener vers des pratiques et des produits d'une « haute valeur environnementale » ? Je m'interroge sur la pertinence de ce label qui peut être trompeur pour le consommateur. Peut-on selon vous le faire évoluer ?

M. Laurent Duplomb. - Madame la présidente, il va m'être difficile de respecter la durée de deux minutes, d'autant que je passe du stade dubitatif à celui de la colère ! Il me semble que l'Inrae, a connu trois stades : un premier stade où elle était spécialisée dans les recherches techniques, en appui à l'agriculture et aux agriculteurs, un deuxième stade de recherche quasiment uniquement fondamentale et un troisième que je qualifierai de recherche dogmatique.

Je croyais que l'Inrae pouvait jouer le rôle de soutien à l'agriculture et aux agriculteurs, mais je me rends compte qu'au fil des messages, la totalité du dogme écologiste poussé à outrance fait la part belle à ses recommandations.

J'ai deux exemples, monsieur le directeur...

Sandrine Allain, chercheure à Grenoble, suite aux annonces du Président de la République, nous explique, dans toutes les pages de la presse quotidienne, qu'il est vrai qu'on n'a plus besoin de stocker de l'eau et de la retenir pour pouvoir l'utiliser quand les sols en ont besoin et qu'il faudrait au contraire pousser le sol à retenir l'eau, car ce serait crucial pour s'adapter.

Je viens de mener des analyses du sol sur mon exploitation - et je demande à toutes les exploitations de France - dont certaines en particulier - de faire de même : sur mes parcelles où je pratique la polyculture-élevage, on trouve 49 grammes par kilo de matière organique, dont 28,4 grammes de carbone organique. Mes sols ne peuvent en porter plus. On est quasiment à saturation !

Pourtant, vous nous expliquez que la seule solution serait celle-là. Je suis en terrain volcanique ou granitique, et mes sols ne font pas plus de 15 à 25 centimètres de profondeur. Dessous, on trouve soit du basalte, soit du granit. Comment y stocker de l'eau, alors qu'ils ne sont pas suffisamment profonds ?

Par ailleurs, l'Inrae dit banco à la formule zéro pesticide en 2050 : on nous propose là aussi une multitude de solutions, avec trois scénarios qui conduisent soit à consommer plus de fruits et légumes...

Mme Sophie Primas, présidente. - Les deux minutes sont écoulées...

M. Laurent Duplomb. - Encore une seconde !

Mme Sophie Primas. - Quelle est la question ?

M. Laurent Duplomb. - Si c'est ainsi, je m'arrête là !

Mme Sophie Primas, présidente. - Très bien !

Mme Viviane Artigalas. - Merci beaucoup, monsieur le directeur, pour votre intervention très intéressante - et surtout très pédagogique.

Vous avez dit qu'une des pistes pour lutter contre les pucerons repose sur la modification du travail organisationnel des agriculteurs, qui vont devoir analyser beaucoup de données chaque année. Savez-vous si une étude est menée pour la mise en oeuvre d'applications numériques, qui permettraient d'aider les agriculteurs dans ce travail d'analyse des données afin de mieux gérer les choses en temps réel ?

M. Daniel Salmon. - Merci, monsieur le directeur, pour votre brillant exposé, qui introduit une pensée écosystémique et nous permet d'appréhender toutes les problématiques d'une agriculture basée sur beaucoup de chimie.

J'aurais aimé recueillir votre sentiment au sujet du métolachlore. En Bretagne en particulier, de nombreux captages sont interdits, bien qu'on ait relevé les seuils admissibles de ce composé. Il s'agit là d'un problème de santé publique qui me semble très important.

Vous avez par ailleurs évoqué le budget recherche de l'Inrae, qui est le quart de celui de Bayer. Pouvez-vous nous faire un point sur les financements publics par rapport aux financements privés ? On entend parfois parler d'un problème d'indépendance, et je pense qu'il faut poser la question.

Pourriez-vous enfin nous fournir quelques éléments sur l'intérêt de la polyculture-élevage concernant la vie des sols, celle-ci permettant d'avoir des fertilisants organiques plutôt que des fertilisants de synthèse ?

M. Franck Montaugé. - Merci, monsieur le directeur, pour votre exposé très intéressant.

Avez-vous, à l'Inrae, une connaissance exhaustive de la qualité agronomique des sols agricoles français ? Sinon, seriez-vous vous-même favorable à un inventaire qui permettrait d'y parvenir, le sol et le sous-sol étant la base de tout ?

Par ailleurs, on entend dire depuis longtemps que la production de méthane entérique est une des causes importantes du réchauffement climatique. J'ai un peu de mal à suivre ce type de propos, d'autant que, lorsqu'on cherche à comprendre, on s'aperçoit que ce genre de position n'est pas étayé par une prise en compte globale de l'élevage dans son écosystème. Je fais ici allusion aux fonctions de stockage de carbone des prairies, etc., et aux conséquences territoriales, économiques et sociales - si ce n'est environnementales - que peut avoir la disparition progressive de l'élevage sur certains territoires.

Une autre approche du sujet nous permettrait-elle de pondérer et de nuancer certains propos, qui me semblent un peu réducteurs - pour ne pas dire plus ?

Mme Martine Berthet. - Monsieur le directeur, lors du salon de l'agriculture, nous nous sommes rendus avec la commission sur votre stand et avons pu voir les travaux que vous menez concernant l'alimentation et les fermentations. Pouvez-vous nous en dire plus concernant l'alimentation et les substituts protéiques ? Menez-vous des travaux à ce sujet ?

Enfin, quel regard portez-vous sur la biomasse et la compétition entre les usages ?

M. Laurent Somon. - En complément de ce qui a été dit sur l'élevage, où en est l'état des recherches concernant la question de l'apport organique et la protection des paysages par rapport à l'alimentation des ruminants ? Quel est l'avantage de la prairie et de l'apport de l'élevage en matière de piège à carbone ? Où en sont les recherches sur l'alimentation animale concernant l'effet du méthane sur la situation environnementale ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci à chacun d'avoir respecté son temps de parole.

Monsieur le directeur, vous avez la parole.

M. Christian Huyghe. - Je commencerai par les remarques de M. Duplomb, qui vient de partir et qui ne pourra donc entendre ma réponse.

Je ne pense pas avoir été dogmatique dans mes propos. Le fait que l'Inra, devenue l'Inrae, soit passé d'une approche fortement technique à une approche riche en recherche fondamentale fait partie de l'évolution de pratiquement tous les organismes de recherche à l'échelle mondiale. Cela relève des missions que l'État nous confie, qui reposent sur le constat que la découverte de connaissances nouvelles permet de fonder l'appui technique et l'innovation.

Il faut faire bouger les fronts de connaissance, et cela passe par la connaissance que M. Duplomb a qualifiée de fondamentale. Nous parlons quant à nous plutôt de recherche finalisée : il s'agit de produire des connaissances qui, demain, peuvent potentiellement peser sur l'innovation, mais aussi sur les politiques publiques.

Nos chercheurs s'expriment dans la presse. Oui, nous leur donnons encore cette liberté, et essayons de faire la part des choses entre l'expression d'un chercheur et l'expression de l'institution. Je ne commenterai donc pas davantage ce qu'a dit Sandrine Allain.

Plusieurs, dont MM. Laurent et Cabanel, ont évoqué les vignes et les cépages résistants. M. Louault disait que ceux-ci remontaient à plus de vingt ans. Cela fait bien plus longtemps. Le premier croisement a été réalisé par Alain Bouquet en 1974, avec une difficulté majeure : réussir à faire un croisement entre muscadinia rotundifolia et vitis vinifera, ce que personne n'avait réussi à faire à l'échelle mondiale. Cela avait été testé en 1919 par un dénommé Norton, qui avait capitulé, n'ayant obtenu que des graines stériles. Alain Bouquet s'est attaqué à la question, avec une obstination quasi monacale, et a obtenu des fruits.

La recherche est obligée d'explorer des fronts, même si on ne sait pas si cela va déboucher sur quelque chose. Aujourd'hui, on est content d'avoir des cépages résistants, mais si Alain Bouquet n'avait pas exploré des domaines où la probabilité de réussite était proche de zéro, on ne serait pas là où on en est aujourd'hui. Grâce à ces systèmes, on va connaître une révolution, en France et à l'international.

En deuxième lieu, il faut oeuvrer avec les utilisateurs, bien que ceux-ci ne renvoient parfois aucun signal intéressant.

Nous avons longtemps travaillé sur les cépages résistants. En 2011, les professionnels ne comprenaient même pas pourquoi on se posait la question. C'est en février 2016, après une émission de télévision, que « la cabane est tombée sur le chien » : tout le monde a découvert que l'on mettait des pesticides sur les vignes ! C'est à ce moment que les professionnels sont venus vers nous en nous demandant pourquoi ces cépages n'étaient pas implantés chez nous, alors qu'ils n'en avaient jamais voulu !

Enfin, plusieurs d'entre vous se sont interrogés sur le temps nécessaire pour parvenir à de telles avancées. Le temps impose l'anticipation. En matière de néonicotinoïdes, c'est une des difficultés que nous avons eues. Pourquoi toutes les filières n'ont-elles pas décidé d'effectuer une transition en 2015 ?

À l'époque, je m'occupais déjà de betteraves, et nous avions abordé le sujet sans aller plus loin, en pensant que cela « allait le faire ». Il ne faut pas attendre qu'il soit trop tard ou que la stimulation arrive de l'extérieur, ni ouvrir tous les chantiers en même temps. Le point central consiste à savoir identifier les sujets qu'il faut obligatoirement traiter, même s'ils ne sont pas critiques aujourd'hui. Ne faut-il pas, de la même façon qu'on a eu un conseil scientifique sur le Covid, avoir une sorte de conseil scientifique de l'agriculture et de l'alimentation, qui joue le rôle de vigie ? Nous en avons discuté dans le cadre de la préparation de la loi d'orientation et d'avenir qui est en cours d'élaboration au ministère de l'agriculture.

Il ne s'agit pas de négocier, mais de s'interroger sur les sujets qui vont être critiques demain. Ce n'est pas parce que l'on dit que cela ne se produira pas que ce ne sera pas le cas.

Comment parvenir à un signal politique suffisamment stable ? Cette question est majeure et va de pair avec la cohérence des politiques publiques. Des politiques publiques qui vont dans des directions différentes ou qui changent trop souvent ne sont pas pertinentes.

Pour en revenir à la question des pesticides, la prospective, que nous avons rendue publique le 21 mars dernier, comporte trois scénarios non pas prescriptifs, mais narratifs. On a étudié les choses depuis la production jusqu'à la consommation, en passant par l'organisation des filières. Les scénarios sont très contrastés de ce point de vue.

Nous avons voulu avoir une dimension économique et une dimension environnementale intégrée. Ces scénarios sont chiffrés grâce à nos économistes, qui portent de grands modèles mondiaux d'équilibre global. Par définition, vous ne pouvez pas consommer quelque chose que vous n'avez pas produit, mais vous pouvez jeter quelque chose que vous avez produit. Comment ces questions s'organisent-elles ?

Nous avons étudié les incidences de trois scénarios sur le fonctionnement des filières, l'organisation locale, les dimensions territoriales, pour savoir si l'on pouvait mettre en face des fronts d'innovation et des leviers.

Le scénario numéro 1 comporte une dimension autour de l'immunité végétale, qui est un champ génétique émergent. Les problématiques en matière de numérique et de digitalisation permettent de développer une efficacité tournée vers l'agriculture de précision.

Un deuxième bloc rejoint un peu ce que je disais sur le microbiote. On travaille avec des olobiontes et les microbes qu'ils hébergent. Si on considère la plante comme un olobionte, quelles perspectives de recherche cela ouvre-t-il entre maintenant et 2050 ? Notre ambition est d'être les premiers mondiaux sur ce sujet.

Enfin, le troisième bloc consiste à considérer les territoires agricoles comme des lieux de régulation, en les combinant avec un narratif autour de la consommation localisée des territoires, que vous pouvez retrouver dans les programmes alimentaires territoriaux (PAT). On voit bien qu'une forme de relation se crée entre l'endroit où l'on a produit et l'endroit où l'on a consommé. Les scénarios ne sont pas exclusifs l'un de l'autre : vous pouvez nourrir les territoires français avec des démarches localisées, mais vous ne nourrirez pas Shanghai avec. Vous aurez donc toujours besoin d'une coexistence entre filières locales et filières longues, en coexistence avec les leviers de protection.

Ce ne sont pas des scénarios prescriptifs, pas plus que des scénarios exclusifs, mais cela force la réflexion. On voit bien que, pour atteinte des équilibres, on ne pourra pas faire ce que l'on veut en production sans réfléchir à la trajectoire de consommation et en identifiant un élément critique pour nous : si on est en dessous de l'échelle base de production, certaines choses ne fonctionnent pas. Si on est au-dessus, on gagne des degrés de liberté. Il y a un enjeu majeur dans la dimension de production.

S'il y a une critique à formuler à l'encontre de ces scénarios, elle réside dans le fait qu'on a fait le choix de ne pas intégrer de façon massive et totalement explicite l'impact du changement climatique. On a réalisé un scénario moyen. Si l'impact du changement climatique est plus sévère, nos scénarios vont souffrir.

J'espère avoir répondu à l'ensemble des questions que vous avez posées sur ce sujet. Pour nous, réaliser des scénarios prospectifs en les partageant avec des professionnels est un exercice extrêmement important.

Nous avons travaillé avec 144 experts associés durant deux ans, des experts nationaux issus de la recherche et des filières, mais aussi des experts européens. Nous avons décliné ces scénarios dans quatre territoires répartis sur l'Europe, l'un en France à Bergerac et Duras, un autre en Finlande dans des filières de céréales, un troisième dans des productions légumières en Roumanie et un dernier dans les productions céréalières pour filières longues, en Italie.

Les scénarios nous permettent de nous projeter et de considérer les grands défis. A-t-on des raisons d'être optimiste ? Si vous n'êtes pas un peu optimiste dans la recherche, il vaut mieux changer de métier. Il faut attendre les choses très longtemps et entretenir l'enthousiasme des équipes. Il s'agit de réussir à porter une ambition, soutenue par une vision. C'est ce qui mobilise les troupes et les partenariats.

Cela rejoint la question de la problématique de l'indépendance et du financement de la recherche. Si la recherche doit avoir une dimension indépendante, cela ne signifie pas qu'elle doit être coupée du monde. Ce que nous faisons ce matin montre à quel point on peut être connecté avec l'ensemble des acteurs et la représentation nationale que vous êtes. L'indépendance de la recherche, pour nous, est assurée par son statut et par son financement.

La subvention pour charges de service public représente 80 % de notre budget, si j'ai bonne mémoire. Le reste vient des contrats, mais la part de contrats avec les entreprises privées est extrêmement faible. On a beaucoup de contrats à l'échelle européenne et beaucoup d'appels à projets au niveau national. Dans un certain nombre de cas, ces appels à projets sont bilatéraux, la recherche publique travaillant avec des entreprises financées par l'État, ce qui ne pose pas de problème d'indépendance. Ce faisant, on maximise la vitesse de transfert, ce qui est l'objectif.

L'indépendance de la recherche tient au fait d'avoir, en interne comme en externe, un certain nombre d'instances qui jouent le rôle de garants. Nous avons un conseil scientifique. Tous nos dispositifs partenariaux ou nos grands projets, comme les PEPR, ont tous un conseil scientifique. Dans tous les cas, on essaye de faire en sorte que ces conseils scientifiques soient extrêmement ouverts, et si possible à l'international.

Je suis un Européen et un internationaliste convaincu, en particulier en matière de recherche. On est très fort lorsqu'on est ensemble, pas lorsqu'on s'oppose les uns aux autres. Le fait d'avoir de grands chercheurs à l'international présents dans nos instances est une forme de garantie de notre indépendance et, en même temps, une obligation de voir loin.

Nous disposons, en interne, de comités d'éthique et de déontologie qui permettent de fixer des règles aux chercheurs pour éviter les glissements ou une trop forte dépendance aux entreprises. On a dans toutes les configurations une analyse très précise des conflits d'intérêts.

Je pense que vous pouvez être rassurés sur l'indépendance de la recherche. Nous nous appliquons les mêmes règles lorsque nous faisons une expertise scientifique collective. Une déclaration des conflits d'intérêts est obligatoire, comme on le fait pour les projets européens. Vous avez raison de souligner à quel point il faut être en permanence vigilant sur ces questions.

Beaucoup ont évoqué les questions d'irrigation et d'eau. C'est un sujet compliqué. Le problème vient du fait qu'une grande partie de cette eau est salée. On a très longtemps considéré que l'eau était disponible en quantité illimitée et constituait un dû. Il n'y a pas si longtemps que la population à un accès continu à l'eau. Dans la région où je vis, elle n'est arrivée dans toutes les campagnes qu'en 1960.

Ce qui change, c'est que la disponibilité de l'eau baisse du fait du changement climatique - et cela ne va pas s'arranger. En fait, la répartition bouge, avec des sécheresses estivales un peu plus fortes. Tous les modèles climatiques convergent.

Il ne faut pas oublier que la première incidence de l'augmentation des températures est l'augmentation de l'évapotranspiration. Un champ de maïs, en été, absorbe chaque jour 50 tonnes d'eau par hectare, soit 5 millimètres d'évapotranspiration. Avec une augmentation de la température, on peut passer à 60 tonnes. Ceci augmente la pression sur les besoins.

De quels leviers dispose-t-on ? On peut jouer un tout petit peu sur le fait que le sol peut en accumuler, mais les degrés de liberté sont assez limités et on a plus de chance d'en perdre si le sol se dégrade en qualité, avec une baisse de la matière organique. La déstructuration vient aussi de l'augmentation des phénomènes de tassement. Le stockage d'eau est alors bien moindre, et l'eau ne s'infiltre pas.

Les calculs montrent que si on augmente de quelques points la teneur en matières organiques, on pourrait gagner une petite dizaine de millimètres, soit deux jours d'évapotranspiration pour le maïs. Ce n'est pas beaucoup mais, en situation critique, cela peut représenter le delta.

On peut aussi jouer sur l'irrigation. Vous avez été plusieurs à l'évoquer. Les systèmes d'irrigation dont dispose la France aujourd'hui sont des systèmes conçus dans une période où l'eau était disponible en quantité illimitée, avec une irrigation au canon. Nous n'avons pas fait beaucoup d'études à ce sujet, mais il en existe beaucoup dans la littérature : quand on recourt au canon, 28 % de l'eau est perdue par vaporisation. L'avantage est que ces systèmes permettent d'aller très vite et d'irriguer de très grandes surfaces.

Existe-t-il des mécanismes permettant d'économiser l'eau ? Vous avez mentionné l'irrigation au goutte-à-goutte. Elle est effectivement extrêmement efficace. Si elle est enterrée, les pertes sont très faibles, mais le coût d'installation est considérable. Les systèmes qui constituent le meilleur compromis sont des systèmes développés au cours des dernières années aux États-Unis, où l'eau est une véritable contrainte dans les États du sud, et en particulier du sud-ouest, avec des irrigations à l'aide de très grandes rampes, l'eau tombant par un système de basse pression. L'inconvénient est que cela irrigue relativement doucement. Ce sont de grands systèmes, mais la perte par vaporisation est inférieure à 5 %.

Il ne faut pas non plus oublier tout ce qui est perdu dans les réseaux d'adduction. On en a parlé ces derniers jours, avec des communes qui subissent jusqu'à 50 % de perte. Ce qui est critique, c'est qu'on commence par nettoyer l'eau pour la perdre. Cette question est fondamentale. On peut faire le pendant avec les problématiques alimentaires, où 30 % de tout ce qu'on produit est jeté. C'est pareil pour l'eau. Comment jouer là-dessus ?

Un autre élément réside dans la question de l'augmentation des réserves utiles mises à disposition des agriculteurs. Même si je travaille à Paris, je vis en Poitou-Charentes, à 20 kilomètres de Sainte-Soline. La mégabassine de Sainte-Soline représente 600 000 mètres cubes. Compte tenu de ce que je disais sur les besoins en irrigation d'une culture comme le maïs, qui consomme beaucoup d'eau les années extrêmement sèches, il y a là assez d'eau pour irriguer 300 hectares. Cela apparaît gigantesque pour une surface irriguée très faible. La question est donc de savoir ce que nous voulons faire.

Il existe deux façons de regarder les choses, qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre. La première est de se demander si on doit avoir ces volumes pour alimenter une production de maïs ou si on utilise la bassine pour sécuriser les cultures en cas d'aléas interannuels très forts.

Dans le premier cas, on répond à la tendance moyenne, dans le deuxième cas, on couvre le risque. Cette question est centrale dans les questions de changement climatique. Le changement climatique a un effet tendanciel mais connaît surtout, sur les vingt prochaines années, des variations interannuelles très fortes. On peut se retrouver dans une configuration où des agriculteurs vont investir collectivement sur de grandes bassines d'eau. Ils vont augmenter l'eau disponible et peuvent augmenter la surface qu'ils veulent irriguer. Cela veut dire que les années extrêmement difficiles, ils vont être encore plus en difficulté sur des surfaces plus grandes. Comment gérer ce point ?

Dans le cas présent, on donne à l'eau un statut privé, mais l'eau constitue un bien commun. Le fait de réfléchir à l'eau comme à un bien commun change-t-il la donne ? Cela rejoint la question que vous posiez sur la réduction des produits phytosanitaires.

Si on prélève un bien commun, on pourrait aussi se demander ce que l'on apporte en échange. On pourrait imaginer que, dans certains territoires, le bien commun soit le travail et l'activité économique. Partant de là, quel type de culture irrigue-t-on ? Irrigue-t-on une culture destinée à des grains qui sont exportés - auquel cas des agriculteurs y travaillent, et c'est tout à fait légitime -, ou s'agit-il d'une activité économique qui, localement, va générer énormément de main-d'oeuvre, comme le maraîchage ou, dans la région de Sainte-Soline, la production de semences, qui génère énormément d'activité économique et de main-d'oeuvre locale ?

La notion de bien commun, en agriculture, permet, sur des sujets qui comportaient autrefois peu de contraintes, de revisiter plusieurs façons de penser. Cela nous oblige surtout à les travailler autrement, collectivement. Je mentionnais tout à l'heure les territoires d'innovation, où il s'agit de regrouper tous les acteurs, y compris les « bénéficiaires indirects », terminologie canadienne qui désigne en général plutôt ceux qui souffrent, pour mettre tout ce petit monde autour de la table afin de construire un autre scénario. Cette notion de bien commun est extrêmement importante.

La pénurie de main-d'oeuvre est un vrai sujet. Globalement, cette question s'inscrit dans le cadre de la transmission des exploitations. Environ 50 % des agriculteurs quitteront potentiellement leur activité dans les sept à dix prochaines années, libérant des surfaces considérables. Cela va-t-il servir à l'agrandissement des exploitations, auquel cas on va connaître une augmentation de la pression sur la main-d'oeuvre, ou parvient-on à avoir des jeunes qui ne soient pas exclusivement les successeurs de leurs parents ? Comment arrive-t-on à donner une vision optimiste de l'agriculture ?

L'épandage par drone n'est qu'une réponse. Je ne dis pas qu'on fixe comme seule perspective aux agriculteurs de se tuer à la tâche. La question est d'avoir un travail et un revenu décents et de mobiliser les techniques en regard. Il faut utiliser toutes les technologies possibles, sans penser que la technologie va résoudre toutes les contraintes. Le métier d'agriculteur a du sens, mais on ne peut se dire qu'on est là pour souffrir.

Madame Artigalas, vous avez posé la question de la modification des organisations et du rôle des applications numériques. C'est effectivement un levier de la transformation dans le cadre des discussions qu'on a eues pour le pacte et la loi d'orientation et d'avenir agricoles (Ploaa).

Nous avons suggéré de considérer que les outils d'aide à la décision constituent une accrétion de connaissances. Pour réaliser un outil d'aide à la décision, vous agrégez toutes les connaissances disponibles et, si vous le faites évoluer, vous prenez les connaissances au fur et à mesure qu'elles arrivent et les intégrez. Pourrait-on imaginer des packages d'outils d'aide à la décision qui seraient mis à disposition des agriculteurs au moment où ils s'installent ? De la même façon qu'on fait des dotations aux jeunes agriculteurs, on ferait ce genre de dotation, le tout étant de savoir comment faire remonter des informations sur les pratiques.

Cela peut conduire à des sortes de jumeaux numériques d'exploitations. Un certain nombre d'outils d'aide à la décision existent aujourd'hui. Ils sont très souvent assez partiels. La question est de savoir comment faire des ensembles plus globaux pour intégrer des approches systémiques là où, jusqu'à présent, on a plutôt fait le contraire. Je pense qu'il y a là un champ tout à fait intéressant.

Plusieurs d'entre vous ont mentionné le S-métolachlore, herbicide qui a été extrêmement utilisé du fait de son faible coût. Il a généré ses propres résistances. Il nécessitait de maintenir des doses relativement élevées. C'est pourquoi les réductions de doses homologuées n'ont pas fonctionné. Il y a beaucoup de résidus et, en particulier, dans les sols avec des strates de filtration assez limitées. C'est pour cela qu'on le retrouve beaucoup en Bretagne, sur des sols qui sont issus d'arène granitique.

Nous avons mené, dans le cadre de travaux pour l'État, un travail d'évaluation comparative sur ce produit pour savoir s'il existe des alternatives chimiques et non chimiques. C'est un produit pour lequel il existe des alternatives chimiques. C'est ce qui porte une partie de la décision de l'Anses.

Cette question présente intrinsèquement une difficulté : le volume des deux herbicides équivalents qui restent va augmenter très brutalement. Dans cinq ans, on sera face au mur. Cela pose la question de la façon même dont le règlement 1107/2009, publié en 2009 mais pensé avant, a été conçu. On a considéré qu'il y aurait toujours des molécules de substitution. La façon dont on l'évalue est donc quelque peu pervertie.

Nous avons proposé aux services de l'État, plutôt que de réfléchir molécule par molécule, de penser par groupes de molécules. Dans le cas du S-métolachlore, il s'agit de considérer l'usage de tous les herbicides à effets racinaires utilisés sur les cultures sarclées. Dans ce cas, la meilleure des options n'est pas de retirer les molécules, mais de prévoir un abaissement des doses homologuées, le temps que d'autres logiques puissent arriver. Comment réduire les doses homologuées sans faire émerger des résistances ? Il convient de ne pas désherber la totalité des surfaces. S'agissant de cultures sarclées, il faut obligatoirement mettre en oeuvre des logiques de désherbinage avec des outils adaptés. Il n'existe qu'une culture pour laquelle ce n'est pas possible.

La difficulté que l'on a aujourd'hui avec les produits chimiques, c'est qu'on les considère comme un intrant et non comme relevant de la santé des plantes. Si vous allez chez votre médecin et qu'il vous donne une ordonnance pour un antibiotique, vous ne pouvez pas aller dans dix pharmacies différentes pour obtenir dix boîtes. Si vous avez du S-métolachlore, vous pouvez aller où vous voulez récupérer les quantités que vous voulez. Il faut qu'on change notre vision à ce sujet. Je ne suis pas favorable à une police dans ce domaine, mais comment l'encadrer ?

C'est un état d'esprit qui changera lorsqu'il existera des options. Le retrait de molécules n'est sans doute pas la meilleure des options aujourd'hui. Il faut le faire pour certaines afin d'envoyer un signal mais, pour d'autres, l'impact est beaucoup trop fort.

Pour ce qui est de la vie des sols, le Groupement d'intérêt scientifique sur les sols (GIS Sol) regroupe toutes les analyses qui sont faites sur l'ensemble des sols de France, avec les teneurs en matière organique, les réserves utiles, les teneurs de tous les composés que vous souhaitez. Chaque fois qu'un agriculteur fait une analyse de sol, la donnée peut remonter et le système s'enrichit. Il existe aussi une analyse des micro-organismes dans les sols mesurée par la quantification de l'ADN bactérien des sols.

L'élevage joue un rôle effectivement considérable dans ces sols, grâce à deux mécanismes différents. Quand on parle d'élevage, on parle toujours d'élevage herbivore, les porcs et les volailles n'ayant pratiquement aucun effet étant donné qu'ils se nourrissent de grains. En France, environ 9 millions d'hectares de prairies sont consommés par des herbivores, auxquels il faut ajouter 1,5 million d'hectares de maïs. Les prairies, en tant que telles, du fait que ce sont des structures pérennes, augmentent les restitutions de carbone au sol.

Pour maintenir le carbone dans les sols français, il faut restituer en moyenne, sous nos climats, 1,9 tonne de carbone par hectare et par an, sans quoi les micro-organismes du sol passent leur temps à manger du carbone.

Les prairies le font très bien. Si vous faites de l'élevage, vous avez plus de prairies. On peut aussi faire de l'élevage de ruminants uniquement avec du maïs, auquel cas cela ne s'applique pas.

Un des enjeux majeurs reste la gestion de ces prairies. Si on veut plus de prairies, il faut augmenter la production. Il existe par ailleurs un défi considérable en matière de composition floristique des prairies. Des prairies uniquement composées de graminées ne sont pas une bonne chose, les prairies associant graminées et légumineuses étant nettement meilleures.

Cela établit un lien avec une autre question que vous avez posée sur les émissions de gaz à effet de serre. Pourquoi en veut-on au méthane des vaches ? La vache émet du méthane parce que son rumen lui permet de dégrader de la cellulose, ce que nous sommes totalement incapables de faire. Or le mécanisme de dégradation de la cellulose conduit à l'émission de méthane.

Des travaux portent aujourd'hui sur la recherche d'additifs alimentaires. L'un d'eux est sur le marché. Il s'agit du Bovaer, dont la molécule est le 3-NOP, qui modifie un tout petit peu l'équilibre des bactéries du rumen et fait baisser la population de bactéries méthanogènes.

Est-ce pertinent de mettre la pression sur le méthane des vaches ? La réponse est non à l'échelle globale, parce qu'on sait que les ruminants n'émettent aujourd'hui pas plus de méthane qu'il y a douze ans. Or douze ans, c'est la durée de vie du méthane dans l'air. Cependant, si vous voulez une politique publique où on constate un effondrement rapide des émissions de gaz à effet de serre, on doit cibler ce qui a un effet majeur. Le pouvoir de réchauffement global du méthane est de 30, mais le temps de résidence est court.

Pour autant, les ruminants ne sont pas totalement dédouanés. En moyenne, si vous faites du lait et de la viande, vous avez besoin de 4 à 5 kilos de protéines végétales pour faire un kilo de protéines animales. Le poids des ruminants, en termes d'émissions de gaz à effet de serre, provient beaucoup plus du protoxyde d'azote lié à la culture des végétaux qu'aux émissions de méthane.

Cet azote peut venir des légumineuses, auquel cas il n'y a pas d'émission de protoxyde d'azote liée à la fertilisation, mais celui-ci peut venir du recyclage des effluents d'élevage. Entre les engrais minéraux et les engrais organiques, le coefficient d'émission différentiel est de 2,5 : pour les premiers, 1,5 % est perdu sous forme de protoxyde d'azote et, pour les seconds, 0,6 %.

Une des voies pour résoudre le problème consiste à réfléchir au couplage entre production animale et production végétale. La particularité de territoires comme la France vient du fait qu'on les a géographiquement séparés. Les élevages sont dans certaines régions et les grandes cultures se trouvent ailleurs.

Quelles sont les marges de manoeuvre sur la déspécialisation des territoires ? On peut éventuellement déspécialiser les exploitations, mais cela suppose d'y associer une usine. C'est pourquoi toutes nos réflexions traitent de l'ensemble du bloc, depuis la production jusqu'à la consommation, avec cette étape intermédiaire.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci infiniment pour cette audition passionnante, qui a suscité l'intérêt des uns et les autres.

J'ai bien compris ce que vous nous avez expliqué sur la recherche globale que vous menez sur les écosystèmes entiers, qui me paraît être intéressante. Chacun a des appréciations différentes, mais je crois que nous allons dans le même sens.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Viande in vitro - Suite de l'examen du rapport d'information

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous passons à la suite de l'examen du rapport d'information sur les aliments cellulaires.

M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Merci, madame la Présidente. Mes chers collègues, voici enfin venu le moment de présenter les conclusions de notre rapport sur les aliments cellulaires.

Nous nous étions réunis il y a trois semaines pour débuter l'examen de ce rapport. Le moins que l'on puisse dire est qu'il y a eu des réactions et des débats.

Devant les nombreuses réflexions que vous aviez exprimées mais aussi le manque de temps dû au retard lié à la commission mixte paritaire qui précédait la réunion, nous avons alors cru bon avec Henri Cabanel et madame la présidente de poursuivre nos travaux afin de préciser certains éléments et notamment notre position politique sur le sujet.

Je forme le voeu que le temps de dialogue que nous avons eu, la prise en compte de vos remarques et nos clarifications politiques lèveront toute ambiguïté.

Avant de laisser mon corapporteur entrer dans le vif du sujet et présenter dans le détail les quelques modifications apportées au rapport, je voudrais commencer par une mise au point politique.

Non, il ne s'agissait pas avec notre rapport d'apporter un blanc-seing aux aliments cellulaires, de leur témoigner notre soutien, pas même de faire preuve d'une neutralité bienveillante à leur égard.

Les différents articles qui ont pu être publiés sur l'avant-projet de rapport ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Le Figaro a par exemple titré : « Le Sénat veut sévèrement encadrer la viande et le poulet de synthèse ». Les autres titres ont davantage insisté sur l'appel à plus de recherche, qui était, effectivement, le premier constat de notre rapport :

Le Monde : « La recherche sur la “viande” cellulaire encouragée par le Sénat » ;

Public Sénat : « Viande in vitro : un rapport du Sénat appelle à “accélérer” les recherches » ;

Libération : « Les enjeux de la viande in vitro décortiqués par le Sénat ».

Vous remarquerez que ces titres employaient tous le terme de « viande », ce qui montre que notre proposition d'interdire la dénomination « viande » était encore minoritaire et sans doute plus ferme que ce que l'opinion majoritaire attend.

À la suite de la première partie de l'examen du rapport, M. Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Inrae et plutôt sceptique sur le développement des aliments cellulaires, nous a remercié pour la dimension « riche, bien documentée et complète » de notre rapport. Nous avons également organisé deux visioconférences après avoir été sollicités par Interbev et la FNSEA. Ces dernières ont appuyé notre rapport tout en appelant à la vigilance sur la terminologie utilisée quant à la production d'aliments cellulaires.

J'ai ainsi souhaité introduire une partie préliminaire qui redit sans aucune ambiguïté que les aliments cellulaires ne représentent pas un modèle alimentaire souhaitable. Cette partie insiste sur nos réserves anthropologiques, éthiques, culturelles, et en somme politiques.

À l'évidence, les aliments cellulaires ne sont pas seulement des « amas de cellules » ou des « apports protéiniques » : ils charrient avec eux un imaginaire, une conception de l'homme et de sa place dans le monde.

Je vous propose donc de décliner notre position politique en dix points figurant dans un premier chapitre du rapport :

Premièrement, nous risquons avec ces produits de distendre notre lien avec la nature, dans un contraste saisissant avec l'interdépendance de l'humain et du sauvage que l'on peut constater dans la vie d'un bocage.

Deuxièmement, cette technologie comporte une mise à distance des animaux de nos vies, a fortiori des animaux de rente. L'humoristique « adieu veau, vache, cochon, couvée » de La Fontaine deviendrait une réalité dystopique.

Avec cet effondrement des animaux de rente, la troisième évolution prévisible est que notre rapport aux animaux pourrait devenir complètement anthropomorphisé, puisque seuls les animaux de compagnie subsisteraient dans nos vies. Il pourrait en résulter un brouillage des catégories entre l'humain et l'animal.

Quatrièmement, les promoteurs de ces produits les présentent parfois comme une troisième catégorie de produits animaux, après les produits carnés et les produits laitiers. Cependant, ils sont le fruit de l'esprit humain et sont créés de toutes pièces par l'ingénierie humaine. L'idée a même été entendue que les animaux n'auraient pas été « conçus » spécifiquement pour entrer dans l'alimentation humaine et qu'il serait donc inefficient voire absurde de les intégrer à nos régimes alimentaires. Cette façon de voir dit bien toute l'ambition scientiste et le prométhéisme de ce projet, parfois présenté comme une « nouvelle forme de domestication », et je dois dire qu'elle nous perturbe profondément. Personnellement, elle m'évoque l'apprenti sorcier de Goethe.

Cinquièmement, cette innovation nous semble pousser la production alimentaire un cran plus loin dans l'industrialisation du vivant, en changeant, comme le dit la sociologue et éleveuse Jocelyne Porcher, « le niveau d'extraction de la matière animale, la cellule au lieu de l'animal, l'incubateur au lieu de la vache ».

Sixièmement, je réaffirme notre trouble quant à des applications potentielles de cette technologie à la production d'aliments à partir d'animaux exotiques (lion, éléphant) ou de compagnie (chien, chat), voire disparus. La semaine dernière, une start-up australienne a ainsi présenté de la viande de mammouth laineux reconstituée à partir de traces de son ADN. Les applications médicales des biotechnologies, comme les fécondations in vitro, ou les vaccins à ARN messager sont une chose, mais leur application à notre alimentation en est une autre.

Septièmement, le cadrage du débat par les start-ups du secteur nous interpelle, en ce qu'il néglige la question du pourquoi au profit de celle du comment. Ce n'est pas parce qu'une innovation technologique peut être réalisée qu'elle doit être réalisée. Ainsi le clonage animal destiné à la consommation est-il interdit, alors que la démonstration a été faite de notre maîtrise de ce procédé.

Huitièmement, la vision purement utilitaire de l'alimentation qui sous-tend le développement des aliments cellulaires est à l'opposé de la nôtre : nous voyons d'abord dans l'alimentation un fait culturel et social. Comme l'a rappelé le chef Thierry Marx, entendu par la commission le 8 février : « Ce n'est pas cela, se restaurer : c'est ramener une histoire, un savoir-manger et un savoir-être dans l'assiette. » En outre, la production d'aliments cellulaires semble en décalage avec la recherche de produits naturels et non transformés, une aspiration pourtant de plus en plus partagée parmi les consommateurs.

Neuvième et avant-dernier point, l'impact de la consommation humaine de ce produit à long terme ne pouvant par définition être évalué a priori, il nous semble important d'être très prudent. Comme le disait également Thierry Marx : « La table et l'alimentation, c'est le plaisir, le bien-être, la santé. » On ne peut pas jouer avec la santé de nos concitoyens, comme essaient de le montrer nos recommandations.

Dixièmement, rien ne garantit que notre élevage extensif, aujourd'hui fragile économiquement, ne serait pas le premier touché par cette innovation, bien que celle-ci soit destinée à remplacer plutôt les importations de viande de piètre qualité. Or la polyculture-élevage comporte d'importantes aménités pour les territoires ruraux. Comme l'a rappelé l'inspectrice vétérinaire Anne-Marie Vanelle : « bouleversement socio-économique, de l'équilibre de l'aménagement rural et urbain, de l'entretien des paysages, de la biodiversité », les conséquences de cette évolution doivent être bien mesurées.

De manière générale, toute innovation doit être dûment pesée et soupesée avant de prendre des décisions à son propos. Notre rapport apporte une première contribution en abordant le sujet sous un angle assez technique. Cependant, davantage de recherches scientifiques devraient y être consacrées, afin de mieux étayer ces dix inquiétudes que, pour la plupart, vous partagez.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - Merci Olivier, merci madame la Présidente.

Lors de notre première réunion, je m'étais chargé de présenter les deux volets consacrés à l'encadrement de la production, de la commercialisation et de la consommation d'aliments cellulaires.

Sur ces deux volets, j'avais eu l'occasion d'évoquer des recommandations que vous sembliez soutenir et sur lesquelles nous ne sommes donc pas revenus. J'en citerai cinq.

D'abord, notre proposition d'inscrire solennellement dans la loi l'interdiction de toute commercialisation d'aliments cellulaires, dans la restauration collective comme partout ailleurs. Vous pourriez me dire que tout ce qui n'est pas encore autorisé est interdit, mais ce n'est pas tout à fait le cas : des insectes avaient par exemple été mis en vente et faussement présentés comme non alimentaires, échappant au règlement « nouveaux aliments ». Cette proposition ne nous semble donc pas une précaution inutile ; au contraire, elle met en oeuvre le principe de précaution. Comme l'avait dit Daniel Salmon, le propre de la civilisation est de pouvoir poser des limites, et ce sont les interdictions qui font société. C'est ce que nous proposons.

Dans cet esprit, nous proposons un avis de l'Anses venant en doublon de l'avis que donne l'EFSA au niveau européen. Avec cette proposition, nous réaffirmons que la sécurité sanitaire de l'alimentation est une affaire sérieuse, qui ne tolère aucune imprudence.

Nous voulons également protéger nos filières de productions animales et l'information du consommateur à travers l'interdiction de l'usage du mot « viande » et l'extension du décret interdisant les dénominations « steaks » végétaux aux « steaks » d'aliments cellulaires. Il s'agit d'éviter ainsi une certaine forme de « colonisation du langage ».

Nous souhaitons rendre obligatoire au niveau européen l'affichage sur la face avant de tous les nouveaux aliments contenus dans les produits vendus en grande et moyenne surface. Cela comprend aussi bien les insectes que les graines de chia, et, hypothétiquement, les nouveaux aliments.

Cinquième proposition : nous plaidons pour des règles encadrant la production d'aliments cellulaires de façon très stricte. Cela peut se faire dès demain par voie législative, et cela ne manquerait d'ailleurs pas d'être interprété comme un coup fatal à l'équilibre économique de ces start-ups par les promoteurs de cette technologie.

J'espère présenter ces recommandations suffisamment clairement cette fois pour qu'elles ne soient pas perçues comme une forme de bienveillance, d'accompagnement, de tolérance, de neutralité et de résignation. L'accumulation de toutes ces mesures mises bout à bout formerait en effet l'un des cadres les plus restrictifs au monde vis-à-vis des aliments cellulaires. Elles figuraient déjà dans le rapport que nous vous présentions il y a trois semaines.

Il aurait été possible d'aller plus loin, en interdisant toute production sur le territoire national. Un exemple vient de nous être donné par le projet de loi présenté en conseil des ministres la semaine dernière en Italie par le gouvernement de Giorgia Meloni, la leader de Fratelli d'Italia : ce projet de loi, dont le texte n'a pas encore été publié, mais dont le contenu a été largement éventé dans la presse, impose des amendes de plusieurs milliers d'euros aux acteurs qui produiraient des aliments cellulaires.

Pour autant, comme souvent, le diable se cache dans les détails : la presse transalpine n'a pas manqué de souligner le caractère pour le moins bancal d'une interdiction qui ne vaut que pour soi, mais pas pour les autres. En effet, les interdictions prévues à l'article 2 de ce projet de loi ne s'appliqueront pas aux produits légalement fabriqués ou commercialisés dans un autre État membre de l'Union. Il ne serait pas possible, au regard du droit européen, d'interdire les importations d'autres États membres si le produit était autorisé au sein de l'Union. C'est pourquoi nous ne vous proposons pas de suivre cette voie.

Cependant, en plus de la mise au point politique d'Olivier Rietmann, les modifications apportées au rapport sont nombreuses et substantielles.

Tout d'abord, quatre recommandations sont purement et simplement supprimées.

Premièrement, celle qui tendait à demander aux instituts techniques de procéder à un état des lieux des synergies possibles ou non du secteur de l'industrie cellulaire avec les filières agricoles et agroalimentaires existantes. Nous ne souhaitons pas mêler, en effet, agriculture et industrie, là où cela n'a pas lieu d'être. Voilà pourquoi nous parlons d'industrie cellulaire et non d'agriculture cellulaire dans notre rapport.

Deuxièmement, celle qui tendait à demander au Gouvernement de forger une position interministérielle plus cohérente sur l'industrie cellulaire, soit au travers d'un livre blanc dédié, soit en l'intégrant dans la Stratégie nationale protéines végétales. D'abord, nous comprenons que l'inclusion dans la Stratégie protéines végétales était maladroite. Ensuite, la réflexion sur le sujet revient plutôt aux chercheurs qu'aux administrations, qui ont d'autres priorités plus urgentes. Cependant, nous réitérons la nécessité pour les pouvoirs publics d'anticiper et d'étudier la question : c'est, du reste, tout le sens de notre rapport.

Troisièmement, celle qui préconisait de ne pas exclure par principe le financement de l'innovation dans ce secteur par des subventions publiques ou des concours, tant que les résultats de l'expertise scientifique collective (ESCo) que nous demandons par ailleurs n'étaient pas rendus.

Et, quatrièmement, celle qui préconisait de clarifier le droit pour autoriser la dégustation d'aliments cellulaires dans un cadre réglementé. Ces dégustations dans un cadre non commercial ont lieu aujourd'hui, et plusieurs chercheurs que nous avons eu l'occasion d'entendre, comme Monsieur Hocquette, ont pu goûter ces produits. Toutefois, il n'est peut-être pas nécessaire de légiférer sur ce qui reste actuellement dans une zone grise.

Enfin, nous avons procédé à des modifications, soit terminologiques, soit plus substantielles, pour accéder aux différentes demandes exprimées pendant cette période de consultations.

Ainsi, nous avons réaffirmé la nécessité d'intensifier l'effort de recherche sur l'industrie cellulaire, mais surtout, de miser en priorité sur l'élevage et les protéines végétales pour relever le défi de l'autonomie protéique. Pour faire face à ce défi, il faut prioriser l'accélération de la mise en oeuvre de la stratégie protéines végétales, en augmentant en particulier les financements dédiés, plutôt que la recherche d'alternatives lointaines et plus incertaines. Nous pouvons difficilement être plus clairs.

Ensuite, s'agissant de la recommandation portant sur une expertise scientifique collective pour évaluer les impacts socio-économiques et environnementaux des aliments cellulaires, nous avons ajouté la mention de l'évaluation des effets sur la santé humaine à long terme de la consommation des aliments cellulaires. C'est certes déjà le travail de l'EFSA et de l'Anses, mais eu égard à l'ampleur des enjeux, il est légitime que la recherche puisse s'intéresser plus avant à la question.

Troisièmement, nous recommandons de maintenir voire de rehausser les soutiens à l'agriculture vivrière et à l'élevage dans l'aide publique et privée à destination des pays en développement.

Quatrièmement, nous parlons d'une procédure d'information et non plus de notification automatique des commissions chargées de l'alimentation au Parlement européen et dans les Parlements nationaux. La notion de notification nous semblait en effet trop légère.

Enfin, nous avons précisé que le volet sur la protection des consommateurs, par des dénominations claires, était aussi destiné à protéger nos filières de productions animales.

Voilà désormais un rapport que l'on peut véritablement qualifier de co-construit.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci à nos deux rapporteurs, Henri Cabanel et Olivier Rietmann.

Mme Françoise Férat. - Merci Messieurs les rapporteurs. J'ai l'impression d'avoir appréhendé ce rapport d'une autre manière que lors de l'examen précédent. Ce délai m'a permis d'approfondir ma réflexion. Mon premier réflexe consiste toujours à dire : halte à ces aliments étranges et dérangeants. Même si nous parlons d'innovation, ils me troublent. Je rappelle que notre gastronomie est réputée mondialement et reconnue par l'Unesco. Je n'ai aucune envie de manger ces aliments. Cependant, il ne faut pas rejeter cette technologie. En effet, il vaut mieux la maîtriser que la subir au risque qu'elle soit détournée. Dans ce cadre, les préconisations apportées me paraissent bonnes et nécessaires. J'en citerai quatre : intensifier la recherche ; contrôler étroitement les mises sur le marché, en soutenant notamment les effectifs d'inspection sanitaire ; favoriser la transparence envers les consommateurs ; protéger notre monde agricole avec intransigeance.

M. Joël Labbé. - Merci Madame la Présidente et Messieurs les rapporteurs. Un véritable travail a été accompli pour faire évoluer ce texte. Pour nous, cependant, il faudrait aller encore plus loin. Même s'il est très ennuyeux d'être rangé du côté de Giorgia Meloni, l'interdiction aurait le mérite de la clarté. En effet, l'accompagnement de la recherche permet, même implicitement, l'avancée de cette technologie. Nous voterons contre le rapport, tout en reconnaissant l'étendue du travail accompli et le bien-fondé de certaines recommandations.

M. Bernard Buis. - Je ne cautionne pas l'alimentation cellulaire. Cependant, il nous faut nous pencher sur cette pratique. Les recommandations vont dans le bon sens : il faut maîtriser pour mieux encadrer. Ainsi, je voterai favorablement.

M. Jean-Claude Tissot. - À notre tour de saluer le travail d'amélioration effectué sur le texte. Cependant, malgré des discussions internes, après avoir pris attache avec les territoires, nous voterons contre ce rapport, mais de manière bienveillante, si j'ose dire. Nous voulons montrer que ce rapport met le doigt dans un engrenage dont nous risquons de perdre la maîtrise. Si un texte de loi traite de la production des aliments cellulaires, nous y travaillerons, bien sûr. Néanmoins, il nous semble dangereux d'accepter d'étudier cette problématique dès à présent.

Mme Marie-Christine Chauvin. - Je veux remercier le travail d'écoute et de concertation des deux rapporteurs qui aboutit aujourd'hui. La position adoptée par le rapport me semble très claire : il affirme notre opposition aux aliments cellulaires tout en soutenant la recherche sur la question. Cette approche me convient, surtout dans sa première partie. Je voterai favorablement à ce rapport.

M. Fabien Gay. - Merci Madame la Présidente. Mon groupe ne souhaite pas mettre le doigt dans l'engrenage de la viande in vitro. Ce sentiment semble communément partagé ici. Cependant, le rapport propose d'affirmer une position qui me convient, tout en regardant la réalité en face. De la même manière, même si je suis opposé à la consommation de drogues, il vaut mieux travailler sur la prévention que nier la réalité. Nous avons intérêt à assumer cette position politique d'opposition à la viande cellulaire. Cependant, nous souhaitons a minima que la recherche publique étudie ces questions. Le moment venu, il faudra nous montrer capables de légiférer. Je remercie les deux rapporteurs d'avoir retravaillé ce rapport suite à la précédente commission. Je voterai favorablement, car nous avons intérêt à continuer de travailler sur cette question.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je voudrais remercier les rapporteurs pour le travail qu'ils ont réalisé et sa qualité d'écriture, ainsi que pour leur capacité d'écoute et de négociation.

M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Je voudrais saluer la qualité des échanges. Lors de la dernière séance, nous avons très rapidement compris les points sur lesquels des modifications étaient nécessaires. Nous avons voulu présenter un rapport technique, et sans doute pas assez politique, puisque notre position nous semblait évidente. Ces dernières semaines ont permis de compléter notre travail.

M. Henri Cabanel, rapporteur. - J'approuve les propos d'Olivier Rietmann. En politique, nous avons toujours du mal à reconnaître nos erreurs. Sans doute n'avions-nous pas été assez clairs, même si les ambitions de ce rapport sont restées les mêmes. Je rappelle à nos amis écologistes qu'au-dessus de la France et de l'Italie, il ne faut pas négliger l'Union européenne, qui peut autoriser la production d'éléments cellulaires sans l'aval des États membres. Je comprends également le choix exprimé par mes amis socialistes. Avec ce rapport, nous avons voulu prendre la mesure de la situation. De plus, toutes les inquiétudes auraient pu être exprimées au moment où le principe d'une mission d'information a été acceptée. Ainsi, les craintes auraient pu être formulées d'emblée auprès de la mission. Je salue également la qualité du travail effectué : il montre que l'intérêt général repose sur les compromis.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je mets aux voix la publication du rapport et des recommandations.

Le rapport d'information est approuvé à la majorité des suffrages.

Mme Sophie Primas, présidente. - Le rapport sera donc publié. Je vous remercie.

Projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire

La commission soumet au Sénat la nomination de Mme Sophie Primas, M. Daniel Gremillet, M. Didier Mandelli, M. Jean-Pierre Moga, M. Gilbert-Luc Devinaz, M. Franck Montaugé et M. Bernard Buis comme membres titulaires, et de M. Laurent Somon, M. Serge Babary, M. Olivier Rietmann, Mme Amel Gacquerre, M. Jean-Jacques Michau, M. Jean-Pierre Corbisez et M. Fabien Gay comme membres suppléants de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à l'accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.

La réunion est close à 12 h 30.