Jeudi 15 juin 2023

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Audition de M. François Braun, ministre de la santé et de la prévention

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en entendant M. François Braun, ministre de la santé et de la prévention.

Je vous remercie, monsieur le ministre, de vous être mobilisé aujourd'hui. Votre audition, traditionnelle à la fin des travaux des commissions d'enquête et des missions parlementaires d'information, intervient deux jours à peine après l'annonce d'une liste de 450 médicaments essentiels. Deux jours avant l'audition de votre collègue du Gouvernement Roland Lescure, ministre délégué chargé de l'industrie, une première liste de 280 médicaments avait été publiée. Avec un peu de malice, nous pourrions croire que nos travaux servent d'aiguillon au Gouvernement, mais je n'oserais aller plus loin dans l'interprétation de la situation...

La publication de la liste de ces quelque 450 médicaments essentiels marque une nouvelle étape de la « feuille de route pénuries ». Vous pourrez nous préciser selon quel processus cette liste a été établie, entre consultation des sociétés savantes, retour d'expérience de la Société française d'anesthésie-réanimation, intervention de la Société française de pharmacie clinique et discussion avec le comité d'organisation. Nous avions déjà eu un échange avec la direction générale des entreprises (DGE) sur la première liste et nous aimerions savoir, depuis la liste des 58 médicaments originellement validés, comment l'évolution a été réalisée.

Le Président de la République a par ailleurs annoncé la constitution d'une « liste coeur d'une cinquantaine de médicaments essentiels pour lesquels notre dépendance aux importations extra-européennes est avérée [...] ou dont la production française est insuffisante par rapport à la demande et qu'il faut donc relocaliser ». Sans nous révéler le contenu de cette liste, vous pourrez, je l'espère, nous indiquer dans quel délai elle sera finalisée et selon quelle méthode. Est-ce que cela sous-entend que les 400 autres médicaments ne sont pas concernés par des problèmes de production ?

En outre, je souhaite que vous puissiez nous dire comment le calendrier des relocalisations annoncées mardi a été établi, car nous n'oublions pas qu'il y a trois ans quasiment jour pour jour le Président de la République avait annoncé que la France serait en mesure trois ans plus tard de « reproduire, conditionner et distribuer » du paracétamol. Mais l'usine Seqens de Roussillon, dont nous avons visité le chantier, devrait entrer en production d'ici à 2025 seulement. Pourquoi ce délai, même si nous imaginons qu'il est justifié par des raisons essentielles ?

Les mesures de relocalisation de la production s'inscrivent donc d'évidence dans la durée, mais pendant ce temps les pénuries continuent. Ainsi, j'ai été alertée il y a deux jours sur la pénurie de Betahistine, un anti-vertigineux qui n'est certes pas un médicament d'intérêt thérapeutique majeur (MITM), mais que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) considère comme d'usage très élevé, puisqu'il concerne plus de 40 000 patients chaque année. Cela pose par ailleurs la question de l'approvisionnement de médicaments essentiels pour la qualité de vie des malades, mais qui ne sont pas réglementairement considérés comme tels. Vous nous direz comment vous entendez dialoguer avec les associations de patients concernés par ce type de difficultés ; je pourrais également citer certains traitements contre la maladie de Parkinson. Compte tenu de la liste des quelques 3 500 signalements de pénurie, de nombreux problèmes spécifiques se posent, par exemple pour des médicaments permettant de lutter contre des cancers hématologiques, ou pour des antiépileptiques.

Enfin, il y a quelques semaines, les pédiatres de cinq pays européens, dont la France, ont déjà alerté sur les risques de pénuries à l'automne prochain. Quelles assurances pouvez-vous nous donner sur les moyens mis en oeuvre pour faire en sorte que les difficultés graves rencontrées l'hiver dernier ne se reproduisent pas ? Au-delà de l'intitulé du « plan blanc », c'est sur son contenu que nous vous interrogeons : comment les choses doivent-elles se dérouler ? Nous sommes suffisamment en amont de cette période pour voir clair dans les stocks et la disponibilité des médicaments, avant la crise épidémique hivernale et la rentrée de septembre.

Sur tous ces sujets, je vais maintenant vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Braun prête serment.

M. François Braun, ministre de la santé et de la prévention. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je sais l'avancement de vos travaux. Je vais reprendre des éléments généraux, et je reste bien sûr à votre entière disposition pour préciser certains points dans la suite des débats.

La question de la pénurie de médicaments n'est pas récente : elle existe quasiment depuis toujours, oserais-je dire, et je l'ai connue en tant que médecin hospitalier, pas uniquement durant l'hiver d'ailleurs. Depuis un an, la situation est particulièrement suivie, non seulement en raison d'un meilleur signalement des risques de rupture et de pénurie par l'ANSM, qui s'est équipée des outils nécessaires, mais également en raison des chocs exogènes ayant frappé l'industrie du médicament, comme la guerre en Ukraine, qui a entraîné des difficultés pour les outils de conditionnement, et la période ayant suivi la crise du covid, qui a totalement modifié notre perception de la consommation de médicaments, en étant très dense pour certains médicaments comme le paracétamol, et moins dense pour les antibiotiques, des mesures de protection ayant permis une diminution des prescriptions.

Cet hiver, nous avons rencontré des difficultés importantes pour deux de ces produits, le paracétamol et l'amoxicilline, principalement sous leurs formes pédiatriques. Si vous le souhaitez, nous pourrons revenir sur ces difficultés très particulières.

Quelle réaction ai-je voulu mettre en place face à ces pénuries ? Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, une « feuille de route pénuries » a été élaborée. Le principe était d'établir cette fameuse liste des médicaments essentiels, qui a été publiée il y a deux jours, pour mieux les identifier, les surveiller, les contrôler, et réaliser pour chacun d'entre eux une cartographie des risques, depuis la production des principes actifs jusqu'à la distribution des boîtes en pharmacie. Il est important de préciser l'étendue et le caractère complet de ce dispositif. Concernant l'amoxicilline, j'ai constaté cet hiver une différence entre les industriels, selon qui les stocks existaient et qui affirmaient pouvoir produire, et les pharmaciens qui indiquaient ne pas parvenir à se procurer des boîtes. Il faut donc prendre en compte non seulement la production, mais également la chaîne de distribution.

En dehors des mesures conjoncturelles prises cet hiver, comme la possibilité laissée aux pharmaciens de ne distribuer que le nombre de comprimés strictement nécessaires, la possibilité de déconditionner les médicaments ou les mesures de fabrication dans certaines pharmacies de préparations magistrales, une stratégie de relocalisation de la production des principes actifs a été annoncée il y a deux jours par le Président de la République, dans la continuité des plans France Relance et France 2030. Dans cette feuille de route, il y a surtout une volonté d'information, de transparence et de clarté non seulement envers nos concitoyens, mais aussi envers les professionnels de santé, invitant ces derniers, en cas de difficultés ou de tensions, à aligner leurs prescriptions sur des molécules plus facilement disponibles.

Parallèlement à cette stratégie française, une autre stratégie a été mise en place à l'échelon européen. J'ai eu l'occasion d'échanger à plusieurs reprises avec mes homologues européens. Notre dernière réunion, à Stockholm, avait pour unique sujet les pénuries de médicaments en Europe, car cette problématique dépasse largement nos frontières. La France s'est associée avec dix-huit autres pays à une proposition de la Belgique, le Critical Medicines Act, qui vise à adapter à ces médicaments essentiels la stratégie adoptée pour les métaux rares, considérés comme indispensables. Les mesures prévues sont très proches de celles qui ont été prises par la France : établissement d'une liste de médicaments dits essentiels, principe de solidarité européenne, exigence de transparence des productions des industriels, stratégie de relocalisation de la production de ces principes actifs et de ces médicaments en Europe. Le plan que nous avons déployé à la suite des difficultés de cet hiver est parallèle au plan européen, et s'articulera avec lui pour que nous puissions aboutir à la souveraineté pour l'ensemble des médicaments dits essentiels.

Concernant la réalisation et l'évolution de la liste, la première liste de 58 médicaments que vous mentionniez était issue des travaux de la Société française d'anesthésie-réanimation, que nous avons souhaité reproduire pour l'ensemble des spécialités. Nous suivons la méthode Delphi, bien connue dans le monde médical : un comité identifie l'ensemble des molécules utilisées par chaque spécialité, puis confie cette liste à un groupe d'experts composé d'une vingtaine de membres, qui attribue une note à chaque médicament en fonction de sa criticité pour les patients et de sa fréquence d'utilisation. À l'issue de cette consultation ressort une liste de médicaments considérés comme essentiels pour chaque spécialité. Nous avons donc reproduit cette méthode pour l'ensemble des spécialités, ce qui aboutit à cette liste finale de 450 médicaments, composée, pour être précis, de 400 médicaments critiques et de 50 médicaments de santé publique, c'est-à-dire qui répondent à des objectifs de santé publique comme les vaccins ou la pilule abortive.

Cette stratégie n'est que médicale ; elle est faite par les professionnels de santé et elle se combine avec une stratégie industrielle, qui aboutit à cette liste coeur dont parlait le Président de la République, avec la volonté de relocaliser la production d'une cinquantaine de médicaments, dont les 25 premiers ont été annoncés il y a deux jours.

Les associations de patients vont bien sûr être associées à l'élaboration finale de cette liste, qui n'est pas gravée dans le marbre et reste vivante : chaque interpellation sera évaluée selon la même méthode par les spécialistes concernés, qui établiront s'il y a lieu ou non d'y rajouter des médicaments, et elle sera mise à jour tous les ans pour suivre les évolutions thérapeutiques et la sortie éventuelle de nouveaux médicaments.

Concernant la Betahistine, cet anti vertigineux rend un service médical modéré et il ne fait pas partie de la liste des 6 000 MITM, dont 400 médicaments ont été identifiés pour des raisons de stocks, tout à fait différentes. Selon la Haute Autorité de Santé (HAS), il existe des alternatives thérapeutiques à la Betahistine, comme le Tanganil : si des médicaments peuvent en remplacer d'autres de manière tout à fait transparente, la problématique de pénurie est moindre.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - À la suite du propos liminaire de la présidente, vous avez apporté certains éléments concernant votre travail sur la liste des 450 médicaments dits essentiels. Le dossier de presse indique que 40 % de ces médicaments ont connu des ruptures d'approvisionnement au cours des deux dernières années. Mardi dernier, dans le journal Le Parisien, vous avez annoncé qu'il faudra disposer de stocks de quatre mois pour ces médicaments essentiels, peut-être même davantage pour certains, notamment ceux qui sont fabriqués dans quelques usines seulement. Doit-on comprendre que l'ensemble des médicaments essentiels feront l'objet d'une obligation de stocks renforcée, portée à quatre mois, comme c'est déjà le cas, me semble-t-il, pour 422 MITM à fort risque de rupture ?

Parmi ces 450 médicaments, 50 font l'objet de mesures de relocalisation, dont la moitié à court terme, d'après les annonces du Président de la République. Pour 25 médicaments, la production augmentera donc significativement sur le territoire national. Par l'intermédiaire de France 2030, l'État soutient huit projets de relocalisation, pour un investissement total de 160 millions d'euros ; parmi les médicaments concernés, on trouve le midazolam, l'amoxicilline, et six anticancéreux. Parmi les bénéficiaires de ces investissements se trouve le laboratoire GSK, que nous connaissons bien, dont les bénéfices s'élevaient à 17 milliards d'euros en 2022.

Quelle aide allez-vous apporter à ce laboratoire ? Pensez-vous qu'une telle aide soit indispensable pour rompre avec les pénuries, d'autant qu'en 2020, par l'intermédiaire de France Relance, 200 millions d'euros ont déjà été attribués à l'industrie pharmaceutique ? Cette politique sans contrepartie vous semble-t-elle réellement efficace, compte tenu des pénuries ? Envisagez-vous de poser des conditions à ces aides ? Depuis trente ans, les grands laboratoires pharmaceutiques ont délocalisé ; aujourd'hui, nous appuyons la volonté de relocalisation de la production en France et en Europe, mais sans conditionnalité rien ne garantit que dans quelque temps la production ne sera pas à nouveau délocalisée. Il faut surtout des garanties par rapport à l'emploi. Nous avons entendu à deux reprises le laboratoire Sanofi, et nous avons hélas eu la confirmation de la suppression de 135 postes d'ici à 2025 sur les sites d'Aramon, Mourenx et Sisteron, qui s'accompagnerait, selon les syndicats, d'une perte de production de plus de 50 tonnes de produits actifs. L'État prend effectivement ses responsabilités ; mais quelles garanties avez-vous que les laboratoires prennent les leurs, afin que nous ne nous retrouvions pas à nouveau dans une situation de pénurie telle que celle que nous connaissons aujourd'hui ?

M. François Braun, ministre. - Si l'élaboration de la liste de médicaments d'intérêt thérapeutique majeur est issue de la loi Santé de 2016, le décret portant sur les stocks date de 2021. L'ensemble des médicaments de cette liste doivent respecter des stocks de deux mois ; en cas de difficultés ou de tensions d'approvisionnements lors des deux années précédentes, les médicaments intègrent une liste plus restreinte, composée aujourd'hui d'environ 400 médicaments, dont les stocks doivent atteindre quatre mois. Je ne peux pas aujourd'hui vous répondre pour l'ensemble des 450 médicaments dits essentiels. La constitution de stocks est l'une des réponses apportées à la suite de l'analyse de la cartographie des risques, qui prend en compte nos capacités de production, notre éventuelle dépendance à une ou plusieurs usines, et les capacités de montée en puissance de la production, et qui sera réalisée pour chaque médicament cette liste.

Bien sûr, une majorité des médicaments de cette liste sont déjà concernés par l'obligation de stocks de quatre mois qui s'impose à certains médicaments d'intérêt thérapeutique majeur. Il n'y a ni décision, ni choix, ni volonté de ma part de rapporter cette obligation de stocks de quatre mois à l'ensemble de la liste, mais c'est une possibilité, en fonction de l'analyse de la cartographie des risques.

Concernant les mesures de relocalisation, vous m'interpellez sur GSK. Cet industriel a déjà investi 22 millions d'euros. Pour ces entreprises, des conditions sont posées à l'attribution de financements par l'État et un contrôle des engagements pris par ces entreprises sera effectué. Je ne peux pas entrer dans le détail des contrats encore discutés entreprise par entreprise, mais ce contrôle comprend deux grands axes. D'une part, l'industriel s'engage sur des volumes à mettre à disposition du marché français à l'horizon 2026 ; d'autre part, ces investissements sont assortis de pénalités possibles en cas de non-respect des engagements industriels, tant pour les délais de mise en oeuvre que pour les volumes à produire. Oui, ces contrats comportent des conditions, mais je ne peux pas davantage rentrer dans leurs détails, car ils sont encore, pour certains, en cours de discussion.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Effectivement, certaines choses relèvent de ce qu'on appelle le « secret des affaires » ; mais vous êtes face à une commission d'enquête : vous pouvez nous indiquer par écrit certains éléments, sans qu'ils soient diffusés.

J'aimerais davantage de précisions. Vous indiquez que les stocks de quatre mois ne concernent pas tous les médicaments, mais le Sénat avait voté la nécessité de porter les stocks de tous les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur à quatre mois, et le Gouvernement avait ramené ce délai à deux mois. Il y a une contradiction apparente. Il s'agit de bien mesurer les tenants, les aboutissants et les conséquences de cette décision. La constitution de stocks de quatre mois demande la disponibilité d'un grand volume de stockage, qu'il faut anticiper.

Je suis ravie que vous posiez des conditions, mais je reste dubitative, et cette conditionnalité me semble un peu vague. Vous n'avez pas répondu au sujet des emplois ; or ces savoir-faire sont bradés lorsque ces entreprises se séparent de personnels. Il faut être plus attentif à cette question.

Des pénalités sont déjà prévues par la loi, mais elles sont trop peu exigeantes. L'ANSM fait ce qu'elle peut, compte tenu de ses moyens humains, mais très peu de sanctions tombent : en 2022, il n'y en a eu que trois. De plus, la publicité concernant les pénalités infligées ne reste affichée qu'un mois sur le site de l'ANSM. Il faut donc savoir que le laboratoire a été sanctionné, à quel moment la sanction est tombée, et il faut consulter le site. Si l'on pense que ces mesures sont dissuasives, il faut être plus exigeant.

Concernant les prix, notre commission d'enquête a reçu de nombreuses alertes au sujet de prix trop bas pour les médicaments anciens. Il y a une vraie contradiction : on nous dit que les prix seraient une cause des pénuries touchant les médicaments anciens, tandis que les produits innovants atteignent des prix exorbitants, pour ne pas dire scandaleux. Mais en même temps, les Suisses ont aussi connu des pénuries malgré des prix des médicaments bien plus élevés : ces derniers ne peuvent donc pas être les seules causes des pénuries.

Il y a eu un moratoire sur les prix ; vous aviez prévu une hausse des prix, en contrepartie d'engagements des industriels en faveur d'une sécurisation de l'approvisionnement du marché français. Pouvez-vous nous préciser quels sont ces engagements ? Comment vous assurerez-vous que les industriels respectent ce que vous leur demandez ?

Beaucoup de nos interlocuteurs ont parlé de la clause de sauvegarde, qui ne devait au départ s'appliquer qu'aux produits innovants, mais dont le champ est aujourd'hui beaucoup plus large. On a mis en avant le caractère imprévisible du marché, portant un coup à un certain nombre d'entreprises mises en difficulté. Ne faut-il pas réformer cette clause de sauvegarde ? Comment faire en sorte que cette clause de sauvegarde s'applique vraiment différemment pour les entreprises du « Big Pharma » et les PME ?

Par ailleurs, lors de la crise de la covid-19, les pharmacies à usage intérieur (PUI) et l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) se sont mobilisés pour faire face à l'explosion de la demande, notamment pour les curares, dont le cisatracurium. Grâce à ces structures publiques, le système de santé a pu faire face aux besoins des malades de la covid-19, notamment dans les services de réanimation. Il y a là un vrai savoir-faire, dont il serait dommageable de se priver. Monsieur le ministre, quand le décret nécessaire à l'application de l'article 61 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022 sur les préparations hospitalières spéciales sera t-il publié ? Pourquoi tarde-t-il tant ?

Il faut modifier notre système économique du médicament, pour que l'État dispose de contre-pouvoirs importants, afin peut-être de réinvestir une production publique pour certains médicaments, par exemple pour les 50 médicaments que vous avez mis en exergue. On pourrait s'appuyer sur le savoir-faire de l'Ageps, mais aujourd'hui, au lieu de s'appuyer sur cette agence, on lui retire des moyens et elle se trouve dans l'incapacité de fabriquer. Nous en avons eu la confirmation lors de notre audition de l'Ageps : alors que l'agence compte actuellement 120 équivalents temps plein (ETP), ce qui n'est pas beaucoup, elle va connaître une suppression de 40 à 50 ETP. Que pensez-vous faire pour endiguer ce phénomène ? Comme elle l'a prouvé lors de la crise de la covid-19, cette agence constitue un moyen intéressant pour permettre à l'État de lancer tout de suite la production de médicaments extrêmement critiques.

M. François Braun, ministre. - La constitution de stocks est placée sous la responsabilité de l'industriel, à l'exception des stocks stratégiques, bien entendu. Nous travaillons sur la constitution des stocks, mais également sur l'augmentation des capacités de production. L'obligation de stocks de quatre mois est liée à une pénurie ou à une tension lors des deux années précédentes, et donc à un facteur dynamique dans le temps ; elle peut donc évoluer. Nous travaillons main dans la main avec l'Europe : des travaux sont en cours pour développer les capacités de stockage européennes, notamment avec l'Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire (Hera), pour voir comment compléter les stocks nationaux par des stocks européens ; le meilleur exemple de ce travail mené avec Hera est bien sûr celui des stocks de vaccins contre le SARS-CoV-2 pendant la pandémie.

Concernant la publicité des sanctions de l'ANSM, j'entends votre remarque. Je me permets de vous suggérer de poser la question de la possibilité de maintenir plus longtemps l'information sur leur site aux membres de l'ANSM que vous recevrez tout à l'heure. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un problème majeur, si la commission juge que cela est nécessaire.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - C'est un décret qui fixe ce délai !

M. François Braun, ministre. - Nous étudierons la question, et je vous enverrai une réponse écrite : il n'y a pas de problème sur ce sujet.

Le sujet des prix, particulièrement complexe, revient très régulièrement. Même en Suisse, où le prix facial des médicaments est plus élevé qu'en France, des difficultés ont été observées. En réalité, ces difficultés concernent tous les pays, notamment l'Allemagne, que l'on compare souvent avec la France. Le sujet est complexe, car le prix facial n'est pas le prix réel payé par un pays, pour lequel plusieurs éléments entrent en ligne de compte, notamment l'équilibre entre les prix et les volumes : des produits très innovants touchant moins de patients ont des prix qui peuvent paraître très élevés.

La clause de sauvegarde se déclenche au-delà d'un certain bénéfice, défini par le Président de la République dans le cadre du Conseil stratégique des industries de santé (Csis), établi à 2,4 %. Il y a donc déjà une garantie de bénéfice pour les laboratoires pharmaceutiques, au-delà duquel la clause de sauvegarde se déclenche. Des réflexions ont été menées sur cette clause, et les importantes critiques opposées à son mode de calcul ont conduit la Première ministre à mettre en place une mission sur la régulation des produits de santé. Ses conclusions, qui seront rendues à la fin de ce mois-ci ou au début du mois de juillet, proposeront des pistes afin de revoir cette politique d'attribution des prix du médicament dans notre pays.

Je dois maintenir un équilibre entre la mise à disposition de ces médicaments pour nos concitoyens et le prix auquel nous sommes prêts à les payer, dans le cadre de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui doit prendre en compte l'ensemble de ces éléments.

Concernant le moratoire dont vous avez parlé sur les prix des produits les plus matures, et notamment sur les produits génériques, devant les remarques faites cette année à l'encontre de la clause de sauvegarde, nous avons décidé de bloquer les prix des médicaments génériques, ou en tout cas de ne plus les diminuer. Il y avait effectivement un équilibre à trouver, entre des médicaments innovants très chers et des médicaments plus anciens dont les prix pouvaient être diminués. Mon collègue Roland Lescure et moi-même interpellons les industriels et leur demandons de nous fournir des éléments de transparence pour connaître le coût réel de production de ces médicaments matures ou génériques, et déterminer leur juste prix. Si les coûts de production sont supérieurs aux prix de vente, nous sommes prêts à envisager une hausse de ces derniers pour maintenir ces médicaments sur le marché français. Aujourd'hui, je relance cet appel aux industriels et j'attends que les dossiers remontent pour réaliser cet équilibre. Des demandes de réévaluation des prix sont très régulièrement étudiées par le Comité économique des produits de santé (CEPS), mais pour l'instant nous n'avons pas de réponse permettant de faire évoluer les prix dans un sens ou dans l'autre.

Concernant le décret permettant la réalisation des préparations hospitalières spéciales dans les PUI, la concertation au ministère s'achèvera à la fin du mois. Ensuite, le décret devra être notifié à la Commission européenne, qui a un délai de trois mois pour nous donner son avis et l'approuver. Normalement, si le planning est tenu, le décret sera donc publié en octobre. En ce qui concerne mon ministère, le sujet est réglé.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Et concernant l'Ageps ?

M. François Braun, ministre. - Il est bien sûr essentiel de maintenir le savoir-faire de l'Ageps, comme nous l'avons vu pour le cisatracurium, mais aussi pour des principes actifs comme l'amoxicilline, dont nous avons demandé la remise en place à l'Ageps. Je ne peux pas vous apporter de réponse immédiate sur le nombre d'emplois, mais je vous transmettrai une réponse écrite sur ce point également.

Mme Émilienne Poumirol. - Je souhaite revenir sur des questions posées par Laurence Cohen, notamment sur les relocalisations et l'aide apportée à des « Big Pharma », qui ont été les premières à délocaliser pour faire baisser leurs coûts et réaliser des bénéfices plus importants, en ne tenant pas compte des conditions de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Je trouve choquant que l'on aide des laboratoires comme GSK ou Sanofi, que nous avons entendue à deux reprises ; alors que la directrice générale de Sanofi semblait ne rien savoir, le licenciement de 200 personnes a été annoncé dans la presse le lendemain !

La transparence vis-à-vis des « Big Pharma » est importante, mais le Gouvernement et l'État ont-ils la force nécessaire pour imposer à ces entreprises des conditionnalités importantes - si tant est qu'on doive les aider ? Il me semblerait plus logique d'aider des PME françaises, qui pourraient réaliser ces productions. Les normes RSE me paraissent fondamentales, tant sur le plan social qu'environnemental.

Je voudrais également revenir sur la production publique. Laurence Cohen vous a parlé de l'Ageps. Je suis allée voir la pharmacie centrale de mon centre hospitalo-universitaire (CHU), où du curare a été produit au moment de la pandémie de covid-19. J'ai discuté avec le pharmacien en chef de la PUI : nous ne remplacerons jamais toute la production pharmaceutique - ce serait une folie que de le penser -, mais nous disposons pour certains produits de capacités de production dans les pharmacies centrales. Lors de la crise de la covid-19, le curare a été produit sur quatre sites. Ne pouvons-nous pas envisager une production publique plus importante pour certaines molécules ?

Il y a quelques années, nous avions entendu l'Institut national du cancer (INCa), qui nous indiquait qu'un produit utilisé en cancérohématologie, qui était fabriqué par les PUI, avait été repris par un laboratoire privé, et coûtait vingt fois plus cher qu'avant. Selon moi, il y a là un bon levier d'action non seulement sur la production, mais également sur les prix. Les hôpitaux sont tenus dans une contradiction : compte tenu de la faiblesse de l'Ondam, ils recherchent les prix les plus bas dans les marchés publics pour tenir leurs budgets, ce qui fausse la donne et ne favorise pas la production française.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les laboratoires accompagnés dans le cadre de la relocalisation ont été repérés, car ils produisent des médicaments en pénurie ou connaissent une situation industrielle fragile. Nos nombreuses auditions ont montré que, en situation de pénurie, les arbitrages concernant la répartition des stocks n'étaient pas toujours réalisés au bénéfice de la France. Or ces mêmes laboratoires vont être accompagnés pour produire à nouveau en France. D'ici à 2026, dans les conditions posées, est-il précisé que des stocks particuliers doivent être destinés à la France ?

M. François Braun, ministre. - Pour répondre d'abord à cette dernière question, les arbitrages n'ont pas toujours été faits au bénéfice de la France, ce qui m'a amené à prendre des décisions cet hiver pour interdire aux grossistes comme aux laboratoires produisant en France d'exporter les produits dont nous manquions. L'interdiction des exportations constitue l'un des volets du plan blanc ; c'est une décision que l'on peut prendre de manière immédiate.

Je ne saurai répondre à toutes vos questions sur l'industrie, notamment au sujet des clauses environnementales et des productions vertes, qui peuvent jouer sur les prix, mais qui concernent davantage mon collègue Roland Lescure, ministre de l'industrie - je ne cherche pas systématiquement à lui passer le ballon. La transparence est l'élément clé, que nous demandons systématiquement en cas de tension sur les approvisionnements ou pour les relocalisations.

Vous parlez des « Big Pharma ». Il y a trois jours, nous étions en Ardèche au laboratoire Aguettant. C'est un petit laboratoire, certes, mais Roland Lescure et moi-même avons pu travailler pour lui permettre de reprendre l'usine Carelide, dans le nord de la France, qui fabrique des poches à perfusion. Dans ce secteur, l'industrie française est très dynamique, et dans cette usine, à Champagne, en Ardèche, les capacités de production sont démultipliées. C'est aussi cela, la relocalisation : il faut augmenter les capacités de production d'entreprises sur place. Ces entreprises sont extrêmement agiles et peuvent en quelques heures changer le produit de leur chaîne de production dès que le principe actif est disponible.

Concernant les marchés publics et les hôpitaux, ces derniers peuvent avoir une propension à chercher les prix les moins élevés. Les coûts de production par les hôpitaux sont souvent supérieurs à ceux de l'industrie, si l'on prend en compte l'ensemble de la chaîne et non seulement la fabrication des gélules après production du principe actif. Je le sais : pour la petite histoire, ma mère était pharmacienne, et j'ai participé à la fabrication des gélules dans l'officine... Les coûts de production dans les PUI et les pharmacies d'officine restent supérieurs, en général, à ceux de l'industrie. Il s'agit plutôt de solutions supplémentaires, possibles dans le cadre du plan blanc.

Au sujet de la production publique, l'Ageps a certes un rôle de production, mais l'agence doit aussi avancer vers un rôle de coordonnateur pour l'ensemble des productions possibles, au niveau des pharmacies d'officine, des PUI, voire de certains sous-traitants, afin d'adapter notre marché de production. Je souhaite que la réflexion sur les productions publiques soit orientée vers des molécules très matures, abandonnées par certains laboratoires pharmaceutiques pour des raisons de rentabilité. C'est surtout pour ces molécules, il me semble, que la puissance publique a un rôle à jouer.

C'est toujours la question de l'équilibre entre la mise à disposition des médicaments et le prix à payer, qui doit être le plus juste possible, même s'il est toujours difficile de déterminer ce qu'est un juste prix.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Dans mon propos introductif, je vous posais la question du contenu du plan blanc. Quelles mesures ont-elles déjà été arbitrées ?

Concernant le délai de quatre mois de stocks obligatoires, qui contrôle ces stocks ? Se fondera-t-on uniquement sur du déclaratif ? Les laboratoires ont été régulièrement mis en défaut sur ce sujet. Faute de contrôles, on ne peut pas vérifier l'exactitude des stocks indiqués. Passer de deux à quatre mois représente certes une grande avancée, mais si les stocks ne sont pas vérifiés, on n'avancera pas pour les médicaments en situation de pénurie, notamment parce que laboratoires et grossistes répartiteurs se renvoient la balle, et qu'il y a une sorte de flou autour de la responsabilité. Les stocks des grossistes-répartiteurs seront-ils également contrôlés, des exigences leur seront-elles imposées ?

Quelles sont les mesures à mettre en place en amont pour se préparer à un contexte de tensions et de pénuries ; et quel serait le délai raisonnable ?

Ma quatrième question porte sur le coût des pénuries. Si l'on parle beaucoup du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et de l'Ondam, le coût des pénuries reste une réalité non définie. Par exemple, les pénuries amènent les hôpitaux à renégocier avec les laboratoires et les prix augmentent, le médicament de remplacement étant souvent plus coûteux que le médicament d'origine. Il y a aussi les coûts indirects en matière de santé et de prise en charge sanitaire : le retard de la prise en charge, plus coûteux du point de vue thérapeutique - en cancérologie notamment -, les renoncements aux traitements, qui ont un coût financier pour la santé. En somme, le coût - tant sanitaire que financier - des pénuries n'est jamais mis en avant. Cet élément doit pourtant entrer en ligne de compte dans l'arbitrage. Il faudrait, à tout le moins, une estimation.

Enfin, concernant les appels d'offres hospitaliers, on dit qu'on favoriserait davantage les fabrications françaises ou au moins européennes. Si on ne commande pas en France, soit par la voie hospitalière, soit par la voie de commandes groupées des cliniques privées, les produits iront ailleurs et les industriels pourraient vouloir aller produire ailleurs également.

M. François Braun, ministre. - Concernant le plan blanc - cela fait référence au plan blanc hospitalier, l'expression est parlante pour les professionnels -, le principe n'est pas celui d'une liste de choses à faire dans l'ordre. Un plan blanc est déclenché soit lorsque toutes les mesures antérieures n'ont pas été efficaces, soit lorsque la situation est par nature imprévisible - l'incendie d'une usine ou d'une chaîne de production - ou liée à un choc exogène, comme la guerre en Ukraine et son principe est d'offrir une liste d'actions dans laquelle piocher.

La liste d'actions peut être vaste. Nous pouvons agir, avec le pharmacien, sur le déconditionnement des boîtes de médicaments afin de ne délivrer que le strict nécessaire. Nous pouvons également agir, avec nos concitoyens, sur la récupération. Enfin, nous pouvons agir, avec les professionnels, sur la consommation de produits équivalents. Il existe, par exemple, des classes thérapeutiques équivalentes à l'amoxicilline.

Pour résumer, le plan blanc est un paquet de solutions et d'outils à adapter à chaque situation. La feuille de route « pénuries » sera disponible au mois de juillet.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Je parle du plan blanc hivernal parce que c'est en ces termes qu'il a été annoncé.

M. François Braun, ministre. - Il y a un plan blanc global, à travers lequel nous nous concentrerons sur les médicaments essentiels. Il existe, par ailleurs, un « plan hivernal » dans la mesure où nous retrouvons, chaque hiver, les mêmes pathologies et les mêmes besoins : en paracétamol, en antibiotiques, en corticoïdes, etc.

De façon précise, il faut évaluer la capacité des industriels à fournir le volume de médicaments nécessaires, fondé sur non pas uniquement la consommation de l'année passée mais sur l'ensemble des années antérieures.

Le bon usage est une réponse à la question des tensions que vous avez soulevée. Dans cette perspective et dans un souci de transparence, l'action doit être menée le plus en amont possible et l'information doit faire l'objet de la diffusion la plus large possible. Par exemple, nous pouvons signaler une tension sur un antibiotique à un professionnel de santé afin qu'il réoriente ses prescriptions. C'est d'autant plus pertinent que l'on prescrit en moyenne plus d'antibiotiques en France que dans les autres pays européens. Le bon usage, enfin, passe par des tests rapides d'orientation diagnostique (Trod), pour des angines par exemple, pour prescrire ou non des antibiotiques.

Je vous rejoins sur la nécessité d'un contrôle renforcé des stocks, des industriels, d'une part, des grossistes répartiteurs, d'autre part. Un système d'information est en cours de déploiement pour répondre à cet enjeu.

Il n'existe pas encore de vade-mecum, comme vous le demandez, mais nous allons nous rapprocher du ministre délégué chargé de l'industrie pour en créer un sans contredire le secret des affaires.

Le coût des pénuries mérite notre attention. Si le coût des renégociations est identifiable - je pourrai vous fournir des chiffres -, le reste des coûts est, en revanche, très difficile à évaluer car ils sont complexes et multifactoriels. Par exemple, le coût d'un traitement ou d'une intervention retardée est très difficile à estimer

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Difficile mais possible !

M. François Braun, ministre. - Bien sûr, mais l'objectif est de ne pas arriver à ces situations, en anticipant. Dans cette perspective, la politique de prévention, en faveur de la vaccination notamment, joue aussi un rôle essentiel. En effet, la meilleure façon de ne pas avoir besoin de médicaments, c'est d'être en bonne santé.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Concernant les appels d'offres et les commandes publiques, les industriels nous ont signalé qu'ils disposaient de capacités de production mais ne recevaient pas de commandes. En période de pénuries de corticoïdes, l'un des fabricants, EuroAPI, à qui nous avons rendu visite, nous a expliqué qu'il n'était pas en charge pleine de production faute de commandes. Des commandes par les systèmes hospitaliers publics et privés permettraient de sécuriser la production et la consommation de médicaments sur notre territoire.

Mme Patricia Schillinger. - J'aimerais évoquer la pénurie de médicaments dans le secteur pédiatrique, qui a beaucoup ému la France l'hiver dernier et à laquelle les médias ont accordé un traitement anxiogène. Comment allez-vous anticiper, notamment au niveau de la gestion des stocks et de la communication ? Comment diminuer les prescriptions d'antibiotiques, via un effort de pédagogie ?

M. François Braun, ministre. - Le Made in France, c'est le sujet...

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Ou in Europe ...

M. François Braun, ministre. - Il faut soutenir ce modèle économique. Une circulaire sur les achats hospitaliers permet de flécher des fonds spécifiques pour acheter français. Cette préoccupation est réelle et il serait peu efficace d'avoir une politique de relocalisation tout en continuant d'acheter à l'étranger.

Je vous rejoins, madame la sénatrice, sur le traitement médiatique anxiogène de ces pénuries. Pour le paracétamol et l'amoxicilline, il y a eu, non pas des ruptures complètes, mais des tensions importantes, surtout sur les formes pédiatriques, tandis que des formes adultes demeuraient disponibles. Mais les médias ont parlé de rupture pour des molécules qui n'étaient pas concernées, d'où une différence entre les manques réels et les manques ressentis.

Les pharmaciens d'officine ont joué un rôle majeur en recherchant des formules équivalentes. Je précise que la presse a beaucoup parlé de l'antiépileptique Sabril en évoquant une rupture alors qu'il était plutôt question de tensions ; il faisait simplement l'objet d'une procédure de commande modifiée et 100 % des demandes étaient satisfaites en quarante-huit heures. Par ailleurs, hormis des difficultés sur les conditionnements à un seul comprimé dans les officines, en ce qui concerne la pilule abortive, il n'y avait pas de phénomène de rupture.

Pour toutes ces raisons, communiquer est essentiel, à la fois auprès des professionnels de santé et des patients.

Pour l'hiver à venir, la cartographie des médicaments les plus essentiels est faite. Nous discutons avec les laboratoires pour savoir s'ils garantissent une capacité d'augmentation de la production ou s'il faut faire des stocks.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Monsieur le ministre, vous avez parlé dans les médias de traitements innovants en les présentant comme des solutions aux pénuries de vieux médicaments. Quels sont-ils ? Pour quelles maladies ? Que faut-il comprendre par « innovants » ?

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez parlé de transparence. Le CEPS fait un travail important et difficile, avec peu de moyens. La transparence à tous les niveaux, y compris des prix, ne serait-elle pas un outil efficace contre l'inflation du prix des médicaments ?

En matière d'aides accordées aux entreprises, j'ai parlé de conditions : elles sont encore timides et il est peut-être nécessaire d'aller plus loin quand le service attendu n'est pas au rendez-vous. Vous ne m'avez d'ailleurs pas répondu sur les suppressions d'emplois chez Sanofi, qui auront des conséquences sur la production de certains principes actifs sur notre territoire. Aussi, à défaut de conditions fermes en amont, ne faut-il pas des exigences fermes de remboursement des financements ?

Vous avez évoqué l'idée d'un financement public d'une partie de la fabrication d'une cinquantaine de médicaments, y compris des médicaments abandonnés. Cela fait écho aux difficultés exprimées dans ce domaine par les laboratoires Delbert en l'absence de « secret de fabrication » mis à disposition par le laboratoire ayant cessé de fabriquer la molécule. Comment y remédier ?

Enfin, je veux revenir à l'Ageps. J'ai évoqué la suppression annoncée de 30 à 40 ETP, qui aura nécessairement des conséquences sur la production de médicaments. Le ministre que vous êtes ne pourrait-il pas intervenir de manière forte et déterminée ?

L'article R. 5124-69 du code de la santé publique dispose que les établissements pharmaceutiques gérés par les établissements publics de santé ne peuvent entrer en concurrence avec le privé. Serait-il possible de modifier cet article pour permettre à l'Ageps ou aux pharmacies centrales d'intervenir lorsqu'un laboratoire rencontre des défaillances pour produire un médicament ?

M. François Braun, ministre. - En ce qui concerne les traitements innovants, qui apportent un bénéfice médical avéré, ils peuvent faire leur apparition dès la phase 2 des essais cliniques. Nous avons recours à différentes procédures pour ces traitements, qu'on ne met pas sur le marché sans les avoir analysés.

La procédure de l'accès précoce permet de mettre plus rapidement les médicaments sur le marché, en général un an avant que la majorité des autres pays européens ne le fassent. Cette procédure accélérée respecte l'ensemble de notre circuit de validation et la HAS comme l'ANSM doivent rendre des avis, qui s'appuient sur des données scientifiques.

Par ailleurs, nous avons désormais la possibilité d'utiliser des mises sur le marché conditionnelles sur la base d'un avis de l'Agence européenne des médicaments, ce qui permet de mettre ces produits très innovants à disposition de nos concitoyens de façon plus rapide. La mise sur le marché du Trodelvy, médicament aux résultats intéressants dans le traitement du cancer du sein triple négatif, a récemment suivi cette procédure.

Ces traitements très innovants peuvent être à amélioration du service médical rendu (ASMR) 1, 2, 3 ou 4. Une interrogation demeure sur l'ASMR 5, qui regroupe deux classes de produits que nous envisageons de distinguer. D'une part, il y aurait les produits qui ne font pas mieux que les autres pour soigner les patients et qu'il n'y aurait pas intérêt à mettre rapidement sur le marché. D'autre part, il y aurait les produits pour lesquels il n'existe pas de comparateur. Quand le produit est tellement innovant qu'on ne peut le comparer, il faudrait qu'on puisse le mettre sur le marché.

Dans le cas des thérapies considérées comme innovantes, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 permet d'étaler le paiement des produits. Il s'agit d'ajuster le prix initial en fonction des résultats observés dans la vie réelle. Ce suivi individualisé se fait patient par patient, pour évaluer l'efficacité du médicament et ajuster son prix.

Enfin, la procédure d'accès direct constitue un accélérateur de mise sur le marché pour des produits à l'ASMR comprise entre 1 et 4. Avant même que les discussions sur le remboursement n'aient lieu et pendant la période de négociation du prix, nous pouvons ainsi mettre le produit sur le marché à un prix temporairement fixé. Cet accès direct est très positif pour nos concitoyens. Une fois le prix défini avec le CEPS, le laboratoire peut être amené à rembourser la différence si le prix définitif est inférieur au prix initial.

Toutes ces procédures se fondent sur l'analyse scientifique que réalise la HAS pour évaluer la pertinence de l'utilisation de ces produits et leur efficacité.

J'en viens aux questions de transparence, sur lesquelles nous nous rejoignons : la transparence est essentielle à tous les niveaux et particulièrement quand il s'agit du prix. Malheureusement, nous sommes presque systématiquement confrontés au secret des affaires et il est très compliqué d'obtenir une transparence totale sur la fixation des prix. Il serait difficile d'afficher les vrais prix parce qu'il n'est pas aisé d'y avoir accès et que ce serait compliqué pour les laboratoires, qui ne voudraient plus commercialiser en France s'ils devaient afficher un prix plus bas que dans les autres pays européens. Maintenir les médicaments sur le marché constitue aussi un enjeu.

Pour autant, le prix défini en France reste un prix de référence pour de nombreux pays, y compris en Europe.

Par ailleurs, les prix ne sont ni fixes ni définitifs. Ils connaissent une dynamique qu'il faut prendre en compte.

Sur les éventuelles pénalités et la conditionnalité dont nous pourrions assortir certaines aides données aux entreprises, je vous rejoins : il faut sûrement aller plus loin dans les mesures que nous mettons en place. Nous pourrions les rendre visibles dans le cadre du vade-mecum que nous avons évoqué. Il s'agit d'un travail interministériel, puisqu'il faut répondre aux exigences des industriels mais aussi à celles que je nourris en matière de disponibilité du produit et de garantie pour éviter la rupture de stock.

En ce qui concerne les médicaments abandonnés, je souscris à votre remarque. Cette question relève de celle de la mise à disposition des brevets. Malheureusement, les règles concernées ne dépendent pas que de la santé.

J'en viens à l'information concernant les emplois de l'Ageps, que j'apprends ici. Nous étudierons la question pour savoir d'où viennent ces annonces et ce qu'elles recouvrent.

Quant à l'article R. 5124-69, il doit être considéré de très près dans la perspective de confier la production de médicaments à l'Agence non pas seulement lorsque ces derniers ne sont pas produits par ailleurs mais aussi lorsque les industriels sont défaillants. Il me semble que ce que nous avons fait cet hiver relève exactement de cette approche.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Il faut élargir.

M. François Braun, ministre. - Nous avons déjà eu recours à cette façon de procéder et, si le cas devait se reproduire, nous ferions de même.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - L'information concernant la suppression des postes provient du témoignage du directeur de l'Ageps lors de son audition.

Merci, monsieur le ministre, pour vos réponses. Nous rendrons nos propositions assez rapidement. Il y aura sûrement des convergences mais aussi des complémentarités. Le Sénat a déjà produit un rapport d'information sur ce sujet à l'été 2018 et il est temps d'accélérer les choses. À ce titre, toutes les contributions seront utiles. Vous pouvez compter sur le Sénat pour apporter une liste de propositions, qu'il faudra prendre en compte de façon plus ferme qu'en 2018.

M. François Braun, ministre. - Quand remettrez-vous ces propositions ?

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Début juillet.

M. François Braun, ministre. - Je pourrai donc intégrer certaines de vos remarques à ma feuille de route.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Nous maintiendrons l'échange, l'objectif de la commission d'enquête étant de faire avancer le sujet pour le bien public.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 25.

- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -

La réunion est ouverte à 10 h 40.

Audition de Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, madame la rapporteure, après avoir entendu le ministre de la Santé, M. François Braun, nous poursuivons cette séquence finale des travaux de notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française en auditionnant de nouveau Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. Vous êtes accompagnée de Mme Carole Le Saulnier, directrice réglementation et déontologie, de M. Guillaume Renaud, directeur de l'inspection et de M. Pierre-Olivier Farenq, responsable du centre d'appui aux situations d'urgence, aux alertes sanitaires et à la gestion des risques.

Nous vous avions reçue, madame, le 15 février dernier, en préambule, ou presque, de nos travaux ; cette première audition nous avait permis de couvrir, dans toute sa diversité, le champ des politiques publiques liées au problème qui nous réunit, et dont nous souhaitons la résolution prochaine, à savoir celui du caractère désormais chronique (en particulier durant les épidémies hivernales), dans le quotidien des patients français, des pénuries de médicaments. Vous êtes en effet, je le rappelle, la directrice générale de l'agence qui est notamment chargée de recueillir les déclarations de rupture et de risques de rupture émises par les laboratoires pharmaceutiques et de contrôler le respect des obligations qui leur incombent en matière de prévention et de gestion de telles ruptures, en sanctionnant d'éventuels manquements.

Quatre mois et demi après le démarrage de nos travaux, nous vous auditionnons de nouveau, madame, alors qu'ils sont sur le point de s'achever. Au regard de la centralité de l'agence que vous dirigez dans le pilotage de la politique du médicament, et avec désormais le recul offert par dix-huit semaines d'auditions, de déplacements et d'enquête, il nous a paru nécessaire de vous réentendre à l'aune des témoignages que nous avons reçus dans cet intervalle. Nous vous remercions de vous être mobilisée de nouveau.

Étant donné l'ampleur et la criticité d'un phénomène qui est très loin de dater d'hier, et compte tenu, en retour, de l'ambition des annonces formulées hier par le Président de la République, la question se pose en particulier de savoir si vos moyens et votre « dimensionnement » sont appropriés à pareille tâche, celle-ci supposant notamment une capacité à bien cartographier les chaînes de production et de distribution du médicament et à traiter et analyser les nombreuses données et documents dont l'Agence est destinataire.

Je vais donc vous céder la parole, madame, pour un bref propos introductif. Ensuite, Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christelle Ratignier-Carbonneil prête serment.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Madame la directrice générale, vous avez la parole.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. - Madame la présidente, madame la rapporteure, je vous remercie de donner à nouveau l'occasion à l'ANSM, que j'ai l'honneur de diriger, d'être auditionnée par votre commission d'enquête. Vous avez évoqué vos dix-huit semaines d'auditions. Le large panorama qu'elles ont permis de dresser témoigne de la complexité et du caractère extrêmement multifactoriel du sujet. Pour autant, il est nécessaire de trouver des mesures d'anticipation, de prévention et de gestion des situations de tension et de pénurie de médicaments.

Les annonces du Président de la République ont porté sur les questions de relocalisation et sur la publication d'une liste de médicaments « essentiels » - terme désormais consacré -, que le ministre de la santé et de la prévention vient d'évoquer devant vous. Cette liste est le fruit d'un travail mené avec les sociétés savantes pour définir le caractère particulièrement nécessaire, d'un point de vue médical et clinique, de certains médicaments. Ensuite, au sein de cette liste, seront identifiés des produits dits « critiques », qui présentent un certain nombre de vulnérabilités du point de vue de la production. Le Président de la République l'a annoncé ce mardi, la production de cinquante de ces médicaments fera l'objet d'une politique de relocalisation.

Je vais commencer par décrire la façon dont, de longue date, la puissance publique s'est mobilisée sur le sujet des pénuries de médicaments. Les premières dispositions en la matière ont été introduites dans la loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé. Le dispositif s'est ensuite progressivement affiné, notamment dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, puis dans la loi du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020.

Aujourd'hui, environ 12 000 spécialités sont commercialisées sur le territoire national. La mobilisation de l'ensemble des acteurs se fait sous forme de « poupées gigognes ». Environ 6 000 de ces 12 000 spécialités répondent à la définition du médicament d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Concernant ces 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, après des débats et des échanges, notamment au Parlement, sur les niveaux de stocks pertinents, la loi a fixé à deux mois le niveau du stock de sécurité. Ce seuil atteint quatre mois pour certains médicaments, la loi ayant consacré cette dérogation pour ceux qui ont fait l'objet de ruptures au cours des deux années civiles précédentes. Aujourd'hui, un peu plus de 400 spécialités sont déjà astreintes à quatre mois de stock de sécurité. Ces spécialités se retrouvent, pour partie, dans la liste des médicaments essentiels, qui rassemble 450 produits classés par dénomination commune internationale (DCI) - paracétamol, amoxicilline -, qui se déclinent en un nombre beaucoup plus important de présentations - formes orales, formes injectables, formes adultes, formes pédiatriques, etc.

Le travail des sociétés savantes a donc abouti à une liste de 450 médicaments essentiels, qui comprend aussi des produits essentiels du point de vue de la santé publique, substituts nicotiniques, vaccins obligatoires, pilules abortives et pilules du lendemain. En croisant ce travail de définition des besoins thérapeutiques majeurs avec un travail d'identification des vulnérabilités de production, on aboutit à une liste plus restreinte de 50 candidats à la relocalisation, qui ont fait l'objet des annonces du Président de la République. Un système d'entonnoir est ainsi mis en place afin de nous rendre attentifs aux situations les plus à risque.

Nous faisons face, par ailleurs, aux situations récurrentes, notamment de pathologies hivernales. Chaque année, nous savons que surviennent, à l'automne ou en hiver, des épidémies hivernales importantes et récurrentes. En résulte une saisonnalité de la consommation des produits de santé, donc de la consommation des médicaments. Il est par conséquent nécessaire d'anticiper et de mettre en place à cet effet un plan de gestion des tensions liées à ces situations hivernales. La commande nous a ainsi été passée par le ministre d'un plan de gestion de ces tensions. Il est en cours de coconstruction, sous l'égide de l'ANSM, avec l'ensemble des parties prenantes, professionnels de santé, médecins, pharmaciens et patients, et sera disponible dans les prochaines semaines.

Le plan de gestion prévoit plusieurs niveaux d'intervention, de la veille à l'anticipation et aux actions que nous mettrons en oeuvre lorsque surviennent des situations complexes. Les indicateurs pris en compte sont multiples. Il s'agit à la fois d'indicateurs épidémiologiques, d'indicateurs quantitatifs de suivi de l'approvisionnement et d'indicateurs obtenus via des remontées de terrain émanant de ces sentinelles que sont les pharmaciens et les médecins - vous avez en effet déjà souligné qu'il existe une hétérogénéité de l'approvisionnement sur le territoire. Le plan hivernal est mobilisé dans ce cadre. Il s'agit d'une étape avant le plan blanc, dont le ministre vous a parlé il y a un instant. L'objectif est, de septembre à avril, de mobiliser ce plan comme une boîte à outils permettant de disposer de l'ensemble des leviers susceptibles de limiter au maximum les situations de tension.

Je termine en abordant un autre sujet, qui n'est pas sans lien avec celui des approvisionnements et de la cartographie de la situation. Il est impossible d'agir en effet sur la garantie de la couverture des besoins sanitaires de nos concitoyens sans évoquer le sujet du bon usage. La France présente la particularité d'être très consommatrice de médicaments. Il existe par conséquent un sujet de bon usage, de juste utilisation du médicament - ni trop peu, ni trop, mais au bon niveau et selon le bon équilibre. Dans ce cadre, l'ANSM a lancé, la semaine dernière, une campagne de communication sur le bon usage du médicament. Elle repose sur le slogan suivant : « Les médicaments ne sont pas des produits ordinaires, ne les prenons pas à la légère ». L'objectif est d'interpeller chacun sur sa connaissance des médicaments et de lui rappeler la nécessité de recourir aux conseils d'un professionnel de santé avant de les utiliser. Il s'agit d'un point majeur. Les deux doivent aller de pair, la garantie de l'approvisionnement et de la couverture des besoins des patients d'une part, la juste utilisation, d'autre part - nous y reviendrons peut-être en évoquant l'exemple des antibiotiques.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci, Madame la directrice générale, pour votre propos introductif. Nous avons effectivement auditionné le ministre de la santé et de la prévention avant votre audition. Des déclarations ont eu lieu en outre, comme vous l'avez rappelé dans votre propos liminaire, sur 50 médicaments essentiels.

Au regard de votre connaissance du secteur et compte tenu des pratiques que vous observez chez les industriels, vous paraît-il pertinent d'exiger des entreprises, pour certains médicaments, des stocks supérieurs à quatre mois ? Le Sénat s'était prononcé en faveur de stocks de quatre mois. Le ministre Véran était aux commandes et les stocks avaient été rapportés à deux mois. Une nouvelle réflexion a, depuis lors, été menée compte tenu de l'aggravation des pénuries. Faut-il désormais imposer des stocks supérieurs à quatre mois ?

Ma deuxième question concerne les plans de gestion des pénuries. Le décret de mars 2021 prévoit de tenir compte des risques relatifs aux sites de fabrication et de distribution. Les PGP transmis à la commission d'enquête apparaissent cependant, pour certains d'entre eux, lacunaires. Comment l'ANSM contrôle-t-elle ces PGP ? Priorisez-vous les contrôles sur les médicaments essentiels ? Quand vous constatez qu'une partie du PGP est lacunaire ou contient des anomalies, comment réagissez-vous ? Avez-vous déjà infligé des sanctions financières à une entreprise qui n'avait pas établi un PGP complet ? Dans le cas contraire, de telles sanctions financières ne seraient-elles pas utiles ?

Une troisième question porte sur la possibilité de bénéficier de l'établissement de la liste des médicaments essentiels pour hiérarchiser davantage les attentes et les demandes adressées aux industriels d'enrichir ces PGP portant sur ces médicaments. Vous êtes au coeur de cette problématique. Comment l'envisagez-vous ?

Ma quatrième question porte sur les sanctions financières. Nous avions déjà eu l'occasion d'échanger sur le sujet lors de votre première audition. Nous commencions alors nos auditions et nous avons depuis nourri notre réflexion. Nous voyons que votre agence ne prononce que très peu de sanctions à l'encontre des industriels qui ne respectent pas leurs obligations en matière d'approvisionnement. Dans quelle mesure ces sanctions sont-elles efficaces ? Quels sont les manques pour prononcer davantage de sanctions, en ayant recours à cet outil prévu par la loi ? Je sais pertinemment qu'on demande de plus à plus à l'ANSM, sans parallèlement développer ses moyens humains. Mon objectif n'est donc pas de vous mettre en difficulté ; j'attends que vous détailliez les manques dont souffre l'ANSM pour aller plus loin. L'année dernière, par exemple, seulement trois sanctions ont été infligées.

Ma cinquième question porte sur l'alerte que nous ont transmise les professionnels de santé, notamment les médecins, sur le manque d'informations dont ils peuvent disposer à propos des tensions et des pénuries de médicaments. Il existe réellement un contraste entre l'information détenue par les pharmaciens et l'information à disposition des médecins. Nous ne comprenons pas ce décalage. D'ailleurs, Jérôme Martin, cofondateur de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, a souligné que le grand public avait été informé de certaines pénuries avant même les professionnels de santé. Pourquoi ce hiatus ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Pour ce qui est des stocks de sécurité, comme je vous l'indiquais, l'obligation est de deux mois ou de quatre mois : les deux existent. Vous me posez la question d'en allonger la durée maximale au-delà de quatre mois. Quelle est la philosophie de ce dispositif ? Il s'agit de disposer de temps lorsqu'un industriel transmet un signalement de risque de tension ou de rupture, afin de prendre les mesures nécessaires en organisant par exemple l'importation ou l'orientation d'un patient vers un autre traitement. Étendre les stocks de sécurité au-delà de quatre mois est-il raisonnable ? Il faut poser la question tant du point de vue de la conservation des médicaments que de celui de l'attractivité de notre territoire, l'objectif n'étant pas d'être « répulsif » et d'inciter au désengagement des industriels - le risque, en effet, est que la France devienne encore moins prioritaire qu'elle ne l'est actuellement : il faut trouver le bon équilibre, en fonction de l'importance du médicament et des volumes qui sont en jeu. Il est important en effet d'éviter que la France ne soit plus considérée comme prioritaire.

Se pose par ailleurs la question de savoir où le stock est le plus indispensable et le plus facilement mobilisable : est-ce au niveau de l'industriel ? On l'a bien vu à l'occasion des pénuries qui ont affecté le paracétamol pédiatrique : à partir du moment où l'industriel est réapprovisionné, cela prend du temps pour que le médicament arrive dans l'une des 21 000 officines. En tout état de cause, il nous faut réfléchir en fonction des médicaments, en fonction des pathologies et en fonction des volumes, avec toujours cette même philosophie : se donner du temps pour trouver des solutions et garantir la couverture des besoins des patients.

Votre deuxième question concerne les plans de gestion des pénuries. Des règles ont été établies, notamment depuis 2021. Un cahier des charges a été défini par les équipes de l'ANSM, et le modèle type des éléments qui doivent être renseignés par les industriels est public. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre du comité d'interface par lequel nous échangeons avec les industriels du médicament, dans le respect total de la déontologie.

Je l'indiquais précédemment, il y a 6 000 médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, donc 6 000 PGP. Certes, je peux compter sur un petit peu plus de 1 000 collaboratrices et collaborateurs, mais ils ne sont évidemment pas tous affectés au traitement des pénuries, loin s'en faut. Eu égard à nos moyens, nous n'avons pas la capacité de vérifier l'ensemble des PGP, il faut être très transparent sur ce point. Pour autant, lorsqu'une tension importante ou une rupture est signalée, nous pouvons mobiliser une vérification des plans de gestion des pénuries. Et dans le cadre des inspections globales - qui dépassent de loin le seul sujet des pénuries - auxquelles nous procédons très régulièrement, la vérification par échantillonnage des PGP de l'industriel fait partie des contrôles que nous effectuons »

Il y a donc un sujet de priorisation, comme vous l'avez indiqué. Sur les 450 médicaments essentiels, il faut avoir des attentes plus importantes, tant en matière de vérification des plans de gestion des pénuries que de contrôle des stocks de sécurité : il y va d'obligations déclaratives, mais l'important est de pouvoir vérifier. Nous sommes justement en cours de vérification de l'existence des stocks de sécurité concernant les 422 spécialités dont le stock doit être de quatre mois ; les résultats ne sont pas encore disponibles. Cette liste de médicaments essentiels va permettre de prioriser les contrôles et de porter une attention toute particulière à ces spécialités.

Vous avez abordé le sujet des sanctions financières. Le nombre des sanctions prononcées est resté limité jusqu'à la fin de l'année 2022. À compter du 1er octobre 2022, nous avons renforcé de manière manifeste les critères et le niveau des sanctions financières. Un certain nombre de sanctions sont d'ailleurs en cours d'instruction - la phase du contradictoire n'étant pas achevée, je ne peux vous donner les chiffres - concernant des spécialités, notamment des antibiotiques, dont l'approvisionnement a connu des tensions importantes pendant la période hivernale.

Je partage votre point de vue sur la publicité des sanctions. À l'heure actuelle, le décret nous impose de ne pas publier la décision pendant plus d'un mois : nous ne pouvons pas aller au-delà. Pour en prendre connaissance, il faut bien sélectionner son créneau... Certes, nous communiquons : les informations figurent sur notre site internet et chacun peut s'abonner à la newsletter de l'ANSM... Pour autant, un mois, du point de vue de la visibilité...

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Pardonnez-moi de vous interrompre, madame la directrice générale. N'existe-t-il pas une disposition précisant que le délai d'un mois peut être dépassé si la pénurie dure plus longtemps ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Non. Le décret encadre très précisément l'application des dispositions légales : une publicité plus longue pourrait être considérée comme une double peine.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - J'ai sous les yeux les termes exacts qui s'appliquent : « La décision de sanction financière prononcée peut être publiée sur le site internet de l'agence pendant une durée qui ne peut excéder un mois ou, le cas échéant, jusqu'à la régularisation de la situation si celle-ci n'est pas intervenue à l'issue de cette durée ».

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Compte tenu des délais d'instruction du dossier, les sanctions financières sont souvent prises bien après, alors que la rupture a été régularisée. Nous ne pouvons donc aller au-delà d'un mois, ce qui est en effet assez restrictif. Ce point, qui tient à la disponibilité de l'information, est peut-être à examiner.

La dynamique est donc à la hausse pour ce qui est des sanctions financières. En tant que directrice générale de l'ANSM, je serais extrêmement satisfaite si aucune sanction financière n'était prononcée. L'objectif est en effet que l'ensemble des acteurs se montrent diligents et respectent les obligations qui leur incombent. Pour autant, quand le respect des règles fait défaut, il est important qu'une sanction financière soit prise et qu'elle soit à la hauteur des enjeux, mais aussi, de surcroît, connue et publique, l'information étant peut-être, en la matière, plus importante encore que le montant, compte tenu de son impact sur l'image de l'entreprise concernée.

Au sujet des moyens humains de l'ANSM, vous avez indiqué que vous ne souhaitiez pas me placer dans une situation délicate, ce dont je vous remercie. Pour autant, l'enjeu est évidemment majeur, vu l'augmentation extrêmement importante du nombre de signalements enregistrés.

À cet égard, l'Agence doit mobiliser un large panel d'actions intégrant de multiples dimensions, comme on l'a vu pendant l'automne et l'hiver derniers ; mes équipes analysent notamment les centaines de milliers de données relatives aux niveaux des stocks et aux volumes et prévisions de vente qui lui sont transmises par les industriels pour chaque chaque spécialité, étant entendu que, par exemple, le paracétamol se décline en une trentaine de présentations : pour chacune, nous disposons de l'ensemble des données de stock semaine par semaine, puisque nous fonctionnons à la maille hebdomadaire.

L'enjeu est donc multiple : analyse des données, définition des actions à mener, information. Oui, il est très probablement nécessaire de renforcer les moyens de l'Agence, en effectifs et en compétences - data science, gestion des risques, gestion des flux. Précisons, au passage, qu'une tension sur un médicament indiqué dans le traitement d'une pathologie chronique ne concernant qu'un petit nombre de patients est tout aussi critique qu'une tension sur le paracétamol, avec ses 400 millions de boîtes dispensées par an... Et pourtant, les deux situations sont sans commune mesure. Il est donc nécessaire de nous renforcer, notamment pour que nous puissions continuer de mener à bien la tâche que nous avons accomplie en matière d'information de l'ensemble des parties prenantes, médecins, pharmaciens hospitaliers, pharmaciens d'officine, patients. Pendant l'apex de la crise, nous avons organisé avec eux des réunions tous les quinze jours pour partager les éléments d'information dont nous disposions, tâche chronophage mais indispensable.

J'en viens à votre cinquième question concernant la sensation de disparité d'information entre les pharmaciens, les médecins et le grand public. Lorsque survient une rupture d'approvisionnement, le médecin, pour prescrire de manière adéquate, doit obtenir le plus tôt possible l'information, afin d'orienter son patient vers une spécialité ou une classe thérapeutique disponible. Il peut alors s'orienter vers une spécialité ou une classe disponible. Toutes nos informations sont disponibles sur notre site internet. Pour autant, il est évidemment illusoire de demander à un médecin, dans le temps de la consultation et de la prescription, d'aller surfer sur le site de l'ANSM. En ligne, chacun peut accéder à nos informations relatives aux ruptures, qui sont actualisées chaque matin, en s'abonnant à notre newsletter. Mais l'idéal - nous échangeons à ce sujet avec les professionnels de santé - serait qu'au moment de la prescription, lorsque le médecin sélectionne une spécialité ou une molécule, l'information soit immédiatement disponible dans son logiciel métier, la très grande majorité des médecins étant informatisés. Nous sommes en train d'y travailler : c'est un sujet de connexion et d'interopérabilité entre différents systèmes d'information.

L'objectif n'est pas inatteignable : il s'agit de « pousser » les données de l'ANSM, qui sont publiques, afin qu'au moment de la situation de prescription ou de dispensation elles soient intégrées et même « digérées » par le logiciel métier, et que le médecin ou le pharmacien ait à sa disposition toutes les informations pertinentes, sous forme de pop-up par exemple. Ainsi gagnerait-on énormément en efficacité : le médecin pourrait instantanément réorienter sa prescription et le patient économiserait tout le temps perdu en allers-retours entre le prescripteur et le pharmacien. Un seul objectif doit de toute façon nous guider : faciliter le parcours du patient, ce qui requiert que le médecin ait accès à une information « digeste » et instantanée sans avoir à aller la chercher de manière proactive, car cela n'est pas possible dans la vraie vie. Une information éclairée étant ainsi transmise au patient, l'anxiété de chaque maillon de la chaîne diminuera et, de surcroît, on évitera les surstockages délétères et les mauvais comportements.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Quand pensez-vous mettre au point ce système, qui paraît une bonne idée, mais semble aussi, à première vue, un peu complexe à mettre en oeuvre ? Quel serait le délai avant d'obtenir un résultat opérationnel ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Nous n'avons pas de baguette magique : nous sommes ambitieux, mais réalistes. Nous souhaitons lancer une expérimentation avec certains éditeurs de logiciels à la fin du dernier trimestre 2023. Il ne sert à rien de se fixer des objectifs impossibles à atteindre, sinon à engendrer des frustrations. Il importe de préciser, à cet égard, que nos données sont déjà structurées et formatées, puisqu'elles sont disponibles sur notre site internet : reste à les rendre disponibles en construisant les « tuyaux » nécessaires, mais le prérequis est déjà là - cette étape est déjà franchie. Nous ne faisons jamais les choses seuls : nous travaillons en partenariat avec la direction générale de la santé et avec l'Agence du numérique en santé. Il s'agit bel et bien, en tout état de cause, d'un travail prioritaire.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Les données que vous fournissez sont souvent des données « macro ». Or, dans vos propos liminaires, vous avez parlé d'hétérogénéité des données. Je m'interroge sur l'iniquité territoriale qui affecte l'accès au médicament en fonction des circuits logistiques : une région, voire un département, peut se trouver en situation de pénurie quand la région voisine ou un département voisin ne connaît à cet égard aucun problème particulier. Il s'agit d'un vrai sujet, en particulier pour les patients. Quel regard portez-vous sur la question de la veille en matière de pénuries ? Le message national est-il suffisant ? Ne serait-il pas utile d'envisager également une information plus décentralisée ?

Je souhaite également réagir à propos des réseaux Sentinelles, pour rappeler qu'ils n'ont pas été particulièrement soutenus financièrement ces dernières années. Ils ont plutôt été une variable d'ajustement, alors qu'ils étaient extrêmement performants. Ajoutez-y la disparition des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), et vous comprendrez comment s'est délité le réseau de veille sanitaire fine qui maillait le territoire il y a encore une quinzaine années.

Constatez-vous un besoin de remettre en place un système de veille territorialisée, y compris sur le plan sanitaire, au-delà de la seule question des pénuries de médicaments ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Je partage votre constat. Il s'agit d'un enjeu majeur : l'Agence a pour mission de garantir la couverture des besoins des patients en tout point du territoire. Si un pilotage national est nécessaire, le jacobinisme a ses limites : il y a un besoin de territorialité à satisfaire. Il y a là une dimension que nous souhaitons promouvoir ; nous le faisons déjà, d'ailleurs, sur le sujet du bon usage du médicament. L'Agence a mis en place, en collaboration avec le Collège de médecine générale et deux syndicats de pharmaciens d'officine, la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) et l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), un réseau de sentinelles : cinquante binômes de médecins et de pharmaciens se sont choisis sur l'ensemble du territoire, y compris outremer, et peuvent être mobilisés sur différents sujets. Leur vocation première était d'intervenir sur celui du bon usage du médicament, mais ils doivent pouvoir être saisis également du sujet des ruptures de stock : dans les deux cas, il s'agit de bénéficier d'indispensables remontées de terrain.

Vous l'avez indiqué : il peut exister des tensions dans une région ou dans un département, mais non dans l'autre, pourtant voisin. Une vision territoriale est donc nécessaire, et je souhaite que nous développions d'importantes collaborations avec les agences régionales de santé pour qu'une veille ait lieu au niveau des territoires. L'outremer présente des caractéristiques spécifiques, en matière de circuits logistiques notamment ; elle doit donc faire l'objet d'un traitement spécifique. Nous devons également travailler en étroite collaboration avec l'assurance maladie. Derechef, nous n'agissons pas seuls - nous sommes d'ailleurs loin d'avoir la main sur tout.

Notre tâche consiste à examiner l'état des approvisionnements à chaque étape et à chaque maillon du cycle et de la chaîne du médicament, industriels, grossistes-répartiteurs, officines, pharmacies à usage intérieur (PUI). Nous demandons donc que les systèmes d'information nous donnent une vision territoriale, pour ce qui est du niveau des stocks dans les officines par exemple - des entités, notamment privées, recueillent déjà ce genre de données. Nous tâchons déjà de repérer d'éventuelles hétérogénéités dans la répartition des stocks entre régions, et je rappelle quel rôle indispensable jouent à cet égard les grossistes-répartiteurs, qui ont des obligations de service public et dont la mission est d'assurer l'approvisionnement le plus équitable et le plus homogène possible sur l'ensemble du territoire.

Les deux dimensions, nationale sous l'égide pleine et entière de l'ASNM, et territoriale, sur la base de collaborations, doivent par conséquent cohabiter, afin que les spécificités locales puissent être prises en compte - je pense aux typologies de patientèle, qui diffèrent selon les régions. Notre actuel contrat d'objectifs et de performance (COP) arrive à échéance, et cette dimension de territorialité est un enjeu majeur dans la perspective du prochain, qui couvrira les années 2024 à 2028.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup, madame la directrice générale. Avez-vous des remarques complémentaires ?

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Je souhaite aborder trois points supplémentaires.

Premièrement - c'est une nouveauté : elle n'était pas encore disponible lorsque j'ai été auditionnée en février dernier -, nous avons créé une plateforme publique, data.ansm, qui fournit un historique exhaustif des données de l'Agence, et notamment de toutes les déclarations relatives aux ruptures de stock, à la pharmacovigilance et aux erreurs médicamenteuses, depuis 2014. Cette mise à disposition d'un historique des données tant quantitatives que qualitatives représente une avancée majeure, dont la valeur ajoutée est indéniable du point de vue de la bonne information du public.

Deuxièmement, nous sommes disposés à réaliser au bénéfice de la commission une démonstration du fonctionnement de la plateforme Trustmed, sur laquelle nous avons reçu près de 3 800 signalements l'année dernière : il est intéressant de se rendre compte comment concrètement les industriels alimentent la plateforme en informations.

Troisièmement, je souhaite conclure en évoquant de nouveau le sujet majeur du bon usage. Le médicament est précieux : le bon médicament doit être administré au bon patient, au bon moment, selon la bonne posologie et la bonne durée. Exemplairement, pour ce qui est des antibiotiques, nous savons que la France surconsomme largement par rapport à ses voisins européens. Le bon usage aurait permis de traverser l'hiver dernier, période de tension et de pénurie, de manière radicalement différente - et je ne parle même pas d'antibiorésistance. En la matière, la mobilisation ne peut passer que par l'indispensable triptyque médecin-pharmacien-patient : chacun a une part de la réponse, aux côtés des autorités publiques. Il y va d'une meilleure connaissance des médicaments, qui seule permet de s'écarter du réflexe du « tout-médicament ». C'est dans ce cadre que nous diffusons nos informations vers l'ensemble des publics concernés, patients et professionnels de santé, afin de repositionner le bon usage du médicament au coeur d'un engagement qui ne vise qu'à faciliter le parcours de soins du patient et le travail des médecins et des pharmaciens. L'objectif est qu'au moment où une décision est prise elle le soit toujours de la manière la plus éclairée possible.

Le médicament est par définition une réalité mouvante : il y a un cycle de vie du médicament, qui n'est jamais figé - nouvelles indications, nouveaux effets indésirables, évolution du rapport bénéfice-risque. Il est par conséquent nécessaire d'apporter à tous et en permanence l'information adéquate, afin que les professionnels de santé puissent exercer leur activité, et les patients bénéficier de produits de santé, dans un environnement éclairé et sécurisé.

À propos du respect des indications de l'autorisation de mise sur le marché et des recommandations des sociétés savantes, je fais souvent l'analogie avec le ski. On peut tomber, mais les pistes sont balisées : y rester diminue de beaucoup les risques ; faire du hors-piste, c'est ne pas savoir à quoi l'on s'expose. C'est exactement la même chose pour le bon usage du médicament. C'est vraiment en traitant de pair ces deux enjeux, souveraineté sanitaire et bon usage, que l'on garantira la couverture sécurisée des besoins.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez raison d'insister sur la notion de bon usage, voire de mésusage, puisque il n'y va pas seulement de la responsabilité des médecins : les patients s'automédiquent. Nos auditions ont néanmoins montré la nécessité d'éviter une mauvaise traduction de cet enjeu au niveau de la décision politique. La culpabilisation des professionnels n'est certes pas à l'ordre du jour - vous n'avez d'ailleurs pas tenu de tels propos, qui sont néanmoins à la mode.

Le risque est que, le moment venu, l'on prétende s'autoriser du bon usage pour imposer aux médecins des quotas, sur la base de comparaisons entre prescripteurs. Or l'acte médical n'est pas une course de chevaux et le médicament est non pas une marchandise, mais un bien universel - on a tendance à l'oublier -, tout comme la santé. Il est malheureusement plus facile de demander aux médecins de moins prescrire que de s'attaquer réellement aux difficultés qui touchent à la production de médicaments et aux industriels qui ne tiennent pas leurs engagements.

Mme Christelle Ratignier-Carbonneil. - Je partage pleinement vos propos. Notre intention n'est absolument pas de culpabiliser les médecins : notre mission, au quotidien, est d'assurer la sécurité des patients exposés aux produits de santé et d'aider et d'accompagner les professionnels de santé, ce qui veut dire les « outiller » en sorte qu'ils aient accès à toute l'information - celle-ci étant, je l'ai dit, perpétuellement évolutive - dont ils ont besoin.

Oui, le médicament est un bien universel, extrêmement précieux, que l'on saurait galvauder. D'où notre slogan : les médicaments ne sont pas des produits ordinaires, ne les prenons pas à la légère. Les médicaments sont une chance ; pour bien les utiliser, il faut que tout le monde soit bien informé. Telle est précisément notre mission ; et nous devons, à cet égard, gagner en visibilité, tout en nous attaquant - je vous rejoins complètement - aux questions de production et de respect des obligations, ce qui suppose de contrôler et de sanctionner. Quand une autorisation de mise sur le marché est émise, il est de la responsabilité de l'industriel de mettre le médicament à disposition de telle façon que les besoins de la population cible qui a été définie soient couverts.

Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Merci beaucoup pour ces réponses complètes, qui nous ont permis d'affiner l'appréhension d'un certain nombre d'enjeux, et notamment l'enjeu territorial

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 00.

- Présidence de Mme Mélanie Vogel, vice-présidente -

La réunion est ouverte à 13 h 40.

Audition de Mmes Clélia Delpech, sous-directrice du financement du système de soins, et Charlotte Masia, cheffe du bureau des produits de santé, et Delphine Champetier, cheffe de service auprès du directeur, à la direction de la sécurité sociale du ministère de la santé et de la prévention

Mme Mélanie Vogel, présidente. - Je vous prie d'excuser la présidente de notre commission d'enquête, retenue en séance.

Nous procédons à la dernière de nos auditions de la journée en entendant trois représentantes de la direction de la sécurité sociale (DSS) : Mmes Clélia Delpech, sous-directrice du financement du système de soins, Charlotte Masia, cheffe du bureau des produits de santé, et Delphine Champetier, cheffe de service auprès du directeur, que je remercie de s'être mobilisées pour nous répondre.

En matière de pénuries de médicaments, il nous a semblé incontournable de vous entendre sur les sujets de l'accès au soin des Français et de la régulation par le prix des médicaments, car ils sont directement liés aux équilibres financiers de la sécurité sociale.

Votre administration a une double mission : garantir l'accès aux soins de tous les Français, mais aussi limiter au maximum le coût pour la sécurité sociale de cet accès. Au cours de nos travaux, nous nous sommes souvent interrogés pour savoir si l'équilibre entre ces deux finalités, tel qu'il a été trouvé jusqu'à aujourd'hui, était le bon. Vous nous donnerez votre point de vue.

La DSS est notamment chargée de la préparation de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS). Or les dernières LFSS ont apporté des changements parfois subtils, parfois importants au système de fixation des prix de remboursement des médicaments, via la prise en compte des coûts réels ou des enjeux de souveraineté de l'approvisionnement notamment. Une mission, lancée par la Première ministre, doit aussi formuler des pistes d'évolution de la régulation du médicament : nous avons entendu deux de ses membres la semaine dernière. J'imagine que vous avez été associées à ces travaux.

Vous pourrez donc nous dire si ces évolutions traduisent un changement dans le regard porté sur le médicament : alors qu'il était jusqu'à présent perçu principalement comme un coût pour le système de santé, devant être régulé par l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), il est aujourd'hui redevenu un pilier de notre souveraineté sanitaire, dont l'approvisionnement doit être garanti presque à tout prix...

Vous pourrez également nous éclairer sur les enjeux respectifs des médicaments matures et des médicaments innovants, au regard de leur poids relatif dans la dépense de santé : constatez-vous de fait un glissement de la dépense vers les médicaments innovants, et cela traduit-il une nouvelle stratégie commerciale des laboratoires pharmaceutiques ? Je rappelle que le médicament qui coûte le plus cher à notre système de santé représente une dépense annuelle de plus de 1,5 milliard d'euros.

Je vais maintenant vous céder la parole pour un bref propos introductif. Puis Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, vous posera une première série de questions.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Clélia Delpech, Charlotte Masia et Delphine Champetier prêtent serment.

Mme Delphine Champetier, cheffe de service auprès du directeur. - Comme vous m'y avez invitée, madame la présidente, je commencerai par quelques mots de présentation rapide des missions qu'exerce la direction de la sécurité sociale en lien avec la politique du médicament. Vous avez rappelé l'essentiel dans votre introduction. J'évoquerai ensuite le rôle du prix et présenterai notre vision de l'impact de celui-ci sur les questions de pénurie qui occupent votre commission d'enquête. Nous répondrons ensuite à vos questions.

La DSS remplit essentiellement trois rôles en lien avec la politique du médicament.

Tout d'abord, nous participons avec d'autres directions et d'autres acteurs à la négociation des prix des produits de santé au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS). Chacun des acteurs qui y siègent a ses propres filtre et grille d'analyse. Les nôtres sont doubles. D'une part, nous nous demandons dans quelle mesure le prix permet un accès à l'innovation et aux traitements pour les patients. D'autre part, nous nous demandons dans quelle mesure il est soutenable sans remettre en cause la pérennité du financement de la sécurité sociale.

Notre deuxième mission consiste, avec d'autres directions du ministère, à concevoir et à proposer différents dispositifs visant à faciliter l'accès au marché des médicaments, et notamment des médicaments innovants. Dans le cadre du dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), nous avons ainsi travaillé sur l'accès au marché des médicaments et thérapies innovantes via les systèmes d'accès direct, précoce ou compassionnel. En tout état de cause, nous réfléchissons régulièrement à l'amélioration des conditions d'accès au marché.

Nous participons, troisièmement, à l'élaboration des objectifs de progression de la dépense d'assurance maladie dans le champ des produits de santé, mais aussi dans celui des dépenses hospitalière et de ville. Dans ce cadre, nous préparons la trajectoire de la dépense, mais nous réfléchissons aussi aux voies et moyens de tenir cette trajectoire. En effet, l'argent public étant une ressource rare, contrainte et non infinie, il faut l'affecter là où il a le plus d'impact, publiques étant contraintes, et non infinies, ce qui implique des mécanismes de régulation.

Il y a deux manières de faire de la régulation : soit on agit sur les tarifs soit on agit sur les volumes - à défaut de dépenser de l'argent public, on peut aussi décider de transférer des dépenses vers d'autres financeurs du système de soins, patients ou organismes complémentaires, mais alors on sort du champ strict de l'Ondam.

La France présente la particularité de consommer beaucoup de médicaments. Une partie des pénuries que nous subissons actuellement serait moins sévère si la consommation de certaines molécules était plus raisonnable. L'action sur les volumes est donc particulièrement importante. Elle doit s'exercer à la fois à l'égard des professionnels de santé qui prescrivent et dispensent qu'à l'égard des patients qui consomment.

Deuxième levier : l'action sur les prix. Ce mode de régulation se fonde sur un double équilibre : la régulation « micro », d'une part, s'exerce au travers des objectifs de baisse de prix fixés chaque année dans le PLFSS ; la régulation « macro », d'autre part, passe par un outil qui se déclenche a posteriori, la clause de sauvegarde : il s'agit de garantir que le niveau prévu de progression de la dépense n'est pas dépassé. La régulation par les prix marche sur ces deux jambes ; l'équilibre entre ces deux jambes a évolué ces dernières années.

Concernant le rôle du prix dans les pénuries, je vais redire des choses que vous avez probablement déjà entendues : le prix n'est pas du tout l'alpha et l'oméga de la résolution du problème des pénuries ; c'est un élément parmi d'autres d'une équation assez complexe. Certains pays, comme la Suisse, connaissent des difficultés d'accès à certaines molécules - sans doute parce que les volumes n'y sont pas suffisamment importants - alors même que les prix y sont bien plus élevés que chez nous, pour ce qui est notamment des médicaments matures. D'autres pays, comme les États-Unis, connaissent eux aussi des difficultés d'accès alors que ni les prix ni les volumes ne sont en cause. Le problème est donc plus général : il ne se résume pas au prix. Il importe néanmoins que la politique de prix ne vienne pas aggraver les pénuries ; tel est d'ailleurs l'objectif fixé par le Gouvernement aux négociateurs du CEPS.

Si vous le souhaitez, nous pourrons revenir plus longuement sur les évolutions de la politique de prix, et notamment sur la distinction entre les prix des produits matures et ceux des produits innovants. En effet, l'élaboration d'un système plus juste et plus protecteur pour les produits matures représente un enjeu pour les années à venir.

Enfin, certains leviers ont été récemment mis en place dans le cadre de la politique de prix afin de lutter contre la pénurie de médicaments : un moratoire sur les diminutions de prix des médicaments génériques a été décidé afin de les protéger de baisses de prix supplémentaires ; l'article 28 de l'accord-cadre entre le CEPS et le Leem permet de solliciter des augmentations de prix dans certaines conditions ; enfin, l'article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 vise à mieux prendre en compte la sécurité d'approvisionnement que garantit l'implantation des sites de production sur le territoire français. L'élaboration de la doctrine du CEPS a pris du temps, mais cet article peut désormais pleinement entrer en vigueur.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ma première question concerne l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam). Nous n'avons pas de visibilité sur la dépense de médicaments concernant spécifiquement l'hôpital. Nous comprenons qu'il existe une enveloppe fermée, au sein de laquelle, selon une logique de vases communicants, l'importante baisse du prix des médicaments matures compense l'envolée assez pharaonique de ceux des produits dits innovants. Pourriez-vous nous communiquer des éléments sur la répartition entre hôpital et ville ?

Ma deuxième interrogation se réfère au rapport du Sénat intitulé Pilotage de la dépense de santé : redonner du sens à l'Ondam. Ce rapport propose de « retracer de manière consolidée les dépenses de produits de santé dans l'Ondam ». Que pensez-vous de cette proposition ? Que penseriez-vous d'une distinction, au sein de l'Ondam, entre la dépense de médicaments génériques et la dépense de princeps ?

Ma troisième question concerne la « mission Borne » sur la régulation du médicament. La DSS a-t-elle été auditionnée ? Est-elle associée, d'une façon ou d'une autre, à cette régulation ?

En quatrième lieu, comment défendez-vous votre position en matière de prix au sein du CEPS? Quels éléments précis de chiffrage et d'évaluation apportez-vous à la table des négociations devant les industriels ? À ce propos, il était prévu que les hausses de prix se fassent en contrepartie d'engagements précis des industriels sur une sécurisation du marché français. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ces engagements et une assurance quant à leur respect ? Dans un autre domaine - la relocalisation -, des fonds sont en effet versés aux industriels sans que ces versements s'assortissent d'une conditionnalité très ferme.

Ma cinquième question porte sur le critère « industriel » prévu dans la LFSS pour 2022. Faut-il, comme le souhaitent les industriels, permettre l'application de ce critère de l'article 65 de la LFSS pour 2022 aux produits matures, d'ores et déjà inscrits au remboursement ? De plus, pensez-vous que ce nouveau critère permettra de mieux valoriser les produits matures fabriqués sur le sol français ou européen, et ainsi d'encourager la pérennité des relocalisations ?

Enfin, j'ai plusieurs questions sur la clause de sauvegarde, évaluée à environ un milliard d'euros : êtes-vous en mesure d'estimer la part de la clause de sauvegarde générée par le chiffre d'affaires sur les médicaments essentiels définis dans la liste publiée le 14 juin 2023 par le ministère de la santé et de la prévention ? Cette liste de 450 médicaments, dont 50 sont dits « critiques », avait suscité beaucoup d'attentes. Disposez-vous d'une évaluation à ce sujet ?

Selon vous, serait-il pertinent d'intégrer à la clause de sauvegarde un critère prenant en compte la criticité industrielle, mais surtout la criticité thérapeutique, des médicaments ? En effet, si les négociations entre le CEPS et les industriels prennent en compte tous les éléments déterminants dans l'appréciation de la criticité de chaque médicament, y compris son apport thérapeutique, tel n'est pas le cas de la clause de sauvegarde, qui a fait l'objet de nombreuses critiques au fil de nos auditions. Elle ne permet aucune anticipation de la part des industriels ni aucune distinction selon la taille de l'entreprise, entre « Big Pharma » et les PME.

Mme Delphine Champetier. - Je répondrai d'abord concernant la visibilité de la dépense de médicaments entre ville et hôpital dans l'Ondam. Je vous ferai ensuite part de nos réflexions visant à constituer un sous-objectif relatif aux produits de santé au sein de l'Ondam.

La dépense de médicaments est retracée en plusieurs endroits dans le budget de l'assurance maladie. Nous disposons d'une vision fine pour ce qui est de la médecine de ville : les systèmes d'information de l'assurance maladie permettent des analyses très poussées. Du côté de l'hôpital, les dépenses se retrouvent à deux endroits dans les circuits de financement : d'une part, dans une liste dite « en sus » réservée aux molécules et dispositifs médicaux les plus innovants et les plus onéreux, afin qu'ils ne pèsent pas sur les budgets des établissements ; d'autre part, dans le financement accordé à l'activité des établissements - avec cet argent, les établissements passent des marchés pour acquérir des médicaments par le biais de centrales d'achat. Sur ce second circuit, la vision dont nous disposons est moins fine, quoique les centrales comme UniHA nous permettent de connaître certains éléments. Cependant, nous ne disposons pas d'une vision comptable et consolidée de la dépense hospitalière au sein de l'Ondam.

À la suite de la remise du rapport du Haut conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM), nous avons réfléchi, avec les industriels notamment, à la constitution d'un objectif spécifique consacré aux produits de santé. Ces réflexions ne sont pas complètement abouties à ce jour. Un tel indicateur permettrait d'identifier clairement la dépense de produits de santé et d'en suivre la progression. Actuellement, des retraitements de données sont nécessaires, ce qui peut susciter des incompréhensions entre les acteurs.

Cependant, un tel dispositif présenterait un inconvénient. En effet, les dépenses hospitalières de la liste en sus seraient portées dans un autre ensemble qui manquerait de cohérence. En tout état de cause, les réflexions à ce sujet se poursuivent, mais il n'existe pas de consensus, à ce stade, quant à l'opportunité d'une telle norme.

Par ailleurs, nos contacts avec les personnalités qualifiées de la mission Borne sont très réguliers - nous les rencontrons par exemple demain matin. Il se trouve que cette mission a été installée dans un contexte où se pose de nouveau la question d'une bonne régulation de l'enveloppe « médicaments » des projets de loi de financement de la sécurité sociale - par où l'on rejoint vos questions sur la clause de sauvegarde. Le montant de la clause de sauvegarde est extrêmement élevé ; il s'élève, pour 2022, à plus d'un milliard d'euros. Par conséquent, il convient sans doute de réfléchir à des moyens de régulation plus prévisibles, plus efficaces pour les industriels et moins « irritants » que ce qu'est devenue la clause de sauvegarde.

À cet égard, nous attendons beaucoup des conclusions de la mission. L'objectif est qu'après expertise et analyse ses propositions puissent se « métaboliser » dans le prochain PLFSS. Dans un univers de ressources publiques contraintes, il faudra de toute façon que la mission propose des pistes qui ne soient pas incompatibles avec le taux de progression attendu de la dépense de produits de santé : nous n'aurons pas les moyens d'aller très au-delà.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Ma question portait certes sur votre association à la mission Borne, dont nous ne doutions pas, mais surtout sur les propositions précises et « disruptives » que vous défendez, pour reprendre l'expression utilisée par deux de ses membres devant notre commission.

La clause de sauvegarde a un intérêt : elle permet de faire entrer de l'argent dans les caisses publiques. Et son seuil de déclenchement prend en considération le chiffre d'affaires d'entreprises qui, pour certaines, font des bénéfices considérables. Quelle est donc la position de la DSS à ce sujet ?

Mme Delphine Champetier. - Nous réfléchissons évidemment à des pistes concernant l'évolution de la clause de sauvegarde ; la mission, de son côté, doit proposer des évolutions et des adaptations de la régulation actuellement en vigueur. Au moment de sa création, voilà quinze ans, la clause de sauvegarde n'avait pas du tout vocation à dégager un tel rendement. L'esprit de cette mesure était de sécuriser un taux de progression de la dépense de médicaments après activation du levier des négociations tarifaires et réalisation des objectifs de baisses de prix déterminés chaque année par le CEPS. Or ces objectifs se révèlent de plus en plus difficiles à tenir. En outre, le niveau d'ambition de la régulation « micro », c'est-à-dire à l'entrée des produits de santé sur le marché puis au long de leur cycle de vie, a diminué. Dans un environnement de progression contrainte de la dépense, la conclusion mathématique d'une telle tendance est que le système de régulation a posteriori qu'est la clause de sauvegarde prend quant à lui de l'ampleur, jusqu'à atteindre des montants élevés. Or le calcul de ces montants ne s'effectue que rétrospectivement, n'offrant qu'une visibilité réduite aux industriels.

Chaque année, nous proposons des évolutions plus ou moins importantes concernant la clause de sauvegarde. Ainsi, dans la LFSS pour 2023, une distinction a-t-elle été établie, assortie d'une clé de répartition, entre l'assiette relative au chiffre d'affaires et l'assiette relative à la progression du chiffre d'affaires. Par ailleurs, nous réfléchissons à des mesures qui permettraient de diminuer le poids de la clause de sauvegarde sur les produits matures.

À cet égard, nous attendons, dans les semaines qui viennent, les propositions des personnalités qualifiées de la mission Borne ; nous espérons qu'elles trouveront une traduction dans le prochain PLFSS. Pour cette raison, je ne peux répondre plus précisément à ce stade.

Mme Charlotte Masia, cheffe du bureau des produits de santé. - Je reviens tout d'abord sur votre première question. Nous pouvons vous transmettre un historique des chiffres dont nous disposons concernant la dépense de médicaments en ville, en rétrocession et sur la liste en sus - nous ne manquerons pas de le faire. En revanche, nous ne disposons pas de données fines sur les médicaments financés par le biais des tarifs hospitaliers.

Nous émettons par ailleurs, au sein du CEPS, des propositions tarifaires qui respectent les dispositions légales et réglementaires inscrites dans le code de la sécurité sociale, les règles de politique conventionnelle définies par les différents accords-cadres ainsi que les lettres d'orientation ministérielle.

Lors de l'analyse de chaque dossier, nous examinons les données économiques présentées par l'industriel, l'état du marché existant, c'est-à-dire le coût et le volume des alternatives, mais aussi les prévisions de volume du médicament négocié. Nous tenons évidemment compte de l'impact budgétaire de chaque négociation, puisque toute nouvelle convention s'inscrit dans le cadre de l'Ondam : nous veillons au niveau de prix accordé à l'entrée sur le marché.

Le dernier accord-cadre conduit à accorder beaucoup de bénéfices conventionnels aux industriels - c'est normal : tel est l'objet d'une politique conventionnelle. L'équilibre entre la régulation relative aux produits matures et celle qui a trait aux produits innovants pose néanmoins question au regard des prix publics octroyés. Ainsi, le prix revendiqué du traitement le plus coûteux dépasse cette année trois millions d'euros, contre 600 000 euros en 2018. On peut s'interroger sur le fait que cette politique conventionnelle permet parfois d'accorder à l'industriel le bénéfice d'une fixation du tarif public à hauteur du prix qu'il revendique. Nous en tenons compte dans les négociations de prix, en cherchant à limiter au maximum ces déséquilibres.

Vous posiez également la question des contreparties sollicitées en cas de recours à l'article 28 de l'accord-cadre. Il est expressément prévu que le bénéfice des dispositions prévues à cet article, c'est-à-dire la hausse de prix consentie, « s'accompagne d'un engagement de l'entreprise à approvisionner le marché français. À défaut, s'il est démontré que la responsabilité de l'entreprise est en cause dans la rupture d'approvisionnement, le Comité peut aligner le prix facial hors taxe du médicament sur le prix net ». Pareille sanction financière est assez dissuasive pour l'industriel. Une contrepartie est donc attendue - c'est heureux - en matière d'approvisionnement du marché français. Reste que la question d'un éventuel durcissement de cet engagement pourrait se poser.

Les industriels sollicitent de plus en plus l'application de l'article 28. Au cours du dernier trimestre, près de trente demandes ont été émises, contre cinq les trimestres précédents : la demande augmente. Le CEPS est très attentif à la pertinence des demandes qui sont formulées par les industriels : il ne les satisfait que lorsque sont observées des hausses de coûts qui mettent en péril le maintien sur le marché d'un médicament dont la criticité thérapeutique est avérée et dont la disparition entraînerait la non-couverture d'un besoin important. Néanmoins, un effet d'aubaine majeur est constaté ces derniers mois : certaines demandes ne correspondent pas à l'esprit de l'article 28 ; elles sont d'ailleurs rejetées par le CEPS. Quelque 40 % des dossiers déposés se révèlent éligibles à une hausse de prix, au regard des documents produits et des justifications exposées.

Mme Delphine Champetier. - Je reviens sur votre question relative à l'application de la clause de sauvegarde à la liste des médicaments essentiels. Nous n'avons pas encore étudié ce point ; nous vous transmettrons notre réponse après examen.

Mme Charlotte Masia. - Il est assez difficile d'estimer la part de la contribution liée à une molécule en particulier, puisque la clause de sauvegarde s'entend par laboratoire et, plus précisément, par chiffre d'affaires de laboratoire. Nous avons donc cherché à « qualifier » un laboratoire en tant que « génériqueur » en fonction de la part de médicaments génériques dans son chiffre d'affaires. Selon cette approximation, la contribution de la clause de sauvegarde se répartit à 80 % sur les laboratoires non génériqueurs et à 20 % sur les laboratoires exploitant une part importante de médicaments génériques.

Mme Mélanie Vogel, présidente. - Je souhaiterais pour ma part poser trois questions.

Tout d'abord, je reviens sur vos propos relatifs à l'effet d'aubaine. J'en déduis que l'augmentation de prix n'est pas accordée dans 60 % des cas. Ces refus ont-ils un impact sur la disponibilité des médicaments ?

Par ailleurs, partagez-vous l'idée qu'une meilleure coordination des systèmes de sécurité sociale au niveau européen serait l'une des clés d'une meilleure maîtrise des prix ?

Ma dernière question est liée aux droits de propriété intellectuelle. Certains brevets sont accordés à des médicaments largement financés par la recherche publique. La structure des brevets accordés est-elle prise en compte dans le cadre des réflexions destinées à améliorer la situation en matière de prix des médicaments ? Par exemple, un droit de propriété plus faible est-il envisageable lorsque 50 % des investissements nécessaires à la création d'un médicament proviennent de la recherche publique ?

Mme Charlotte Masia. - Nous n'avons pas encore de retour sur les conséquences des refus opposés aux dossiers déposés dans le cadre de l'article 28. Lorsque cette analyse sera faite, nous vous la transmettrons.

Mme Delphine Champetier. - En réponse à votre deuxième question, il conviendrait en effet de construire une politique européenne en la matière. Les volumes concernés seraient plus importants et le poids des payeurs s'en trouverait accru dans les négociations. Par ailleurs, une telle politique permettrait de se prémunir contre les effets de concurrence entre pays. La DSS n'intervient pas sur ces sujets, mais ils font partie des objectifs du Gouvernement.

Concernant votre troisième question, la détermination du prix répond à plusieurs règles très codifiées et sédimentées. L'amélioration du service médical rendu constitue notre boussole. En outre, nous ne disposons pas d'une vision d'ensemble de l'accompagnement de l'entreprise par des crédits publics, tant en amont qu'en aval. En effet, les divers dispositifs d'aide aux entreprises ne rétroagissent pas sur le prix. Certaines dispositions des précédents projets de loi de financement de la sécurité sociale visent à améliorer la vision de cette réalité économique des entreprises. Il existe sans doute des progrès à réaliser en ce domaine.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Merci pour ces éléments. Cependant, les questions précises de notre commission d'enquête appellent des réponses très précises. La DSS est partie prenante aux décisions du CEPS. Par conséquent, vous avez bien dû porter et faire valoir certaines propositions, même si vous attendez les conclusions de la mission Borne.

Par ailleurs, vous ne semblez pas avoir répondu sur deux points.

Premièrement, que pensez-vous précisément du critère industriel ? L'évaluation précise des coûts de production paraît une idée de bon sens. Cependant, certaines auditions ont attiré notre attention sur les risques de gonflement de ces coûts par les industriels ; l'intégration d'un tel critère dans la fixation du prix appellerait un contrôle.

Deuxièmement, si la clause de sauvegarde n'a pas été conçue à cette fin, serait-il envisageable d'en faire évoluer les modalités de déclenchement afin que soit pris en compte le service médical rendu, c'est-à-dire les bénéfices de santé publique attendus de chaque médicament ?

Mme Delphine Champetier. - La participation de la DSS au CEPS prend la forme de discussions très régulières sur un ensemble de dossiers. Il est difficile de lister ici les positions que nous défendons et de citer les produits. Néanmoins, s'il faut compléter notre réponse, nous le ferons sans difficulté.

Je mentionnerai une proposition émise dans le cadre d'un précédent PLFSS : nous avions alors proposé de lier la négociation sur l'admission au remboursement d'un médicament à la sécurisation de l'approvisionnement concernant les produits matures du portefeuille de l'industriel concerné. À la faveur de diverses discussions et concertations, cette contrepartie n'a pas été retenue.

À ce stade de l'année, nos propositions pour le prochain PLFSS ne sont pas finalisées. D'une part, nous attendons les conclusions de la mission Borne. D'autre part, nous ne disposons pour le moment d'aucune instruction politique.

L'idée d'un critère industriel est parfaitement compréhensible : il s'agit d'assurer une forme de sécurité d'approvisionnement grâce à une localisation des entreprises sur le territoire. Ce critère a de la valeur. Cependant, nous n'avons pas encore élaboré notre doctrine quant aux modalités d'application de cette disposition et au niveau de rémunération qui est susceptible d'être accordé dans ce cadre. Nous prendrons position en examinant les dossiers qui nous parviendront.

L'intégration d'un critère supplémentaire - le service thérapeutique rendu - dans la clause de sauvegarde fait partie des réflexions à mener. La DSS est très attachée à la clause de sauvegarde. Cet outil très efficace nous permet d'atteindre l'un de nos objectifs : le respect des objectifs de dépense de produits de santé. Toute proposition d'évolution de cet outil doit trouver l'équilibre entre visibilité pour les acteurs économiques et niveau de complexité. Nous devrons jouer sur ces leviers dans les prochains mois en cas d'évolution de la clause de sauvegarde.

Mme Charlotte Masia. - Les médicaments caractérisés par l'importance de leur niveau d'amélioration du service médical rendu sont déjà largement valorisés par le prix qui leur est accordé. Un allègement de leur participation poserait question alors qu'ils sont déjà majoritairement responsables du dépassement de la clause. L'ajout d'un critère serait intéressant, mais celui-ci n'est pas nécessairement le plus pertinent. Il conviendrait d'en mesurer l'impact.

Pour revenir sur le critère industriel, l'article 65 répond aux mêmes objectifs que l'article 28 : sécuriser l'approvisionnement par des investissements permettant de relocaliser une partie de la production en France ou en Europe. Ces critères sont intéressants. En revanche, il convient d'être attentif à ce que le changement opéré par l'industriel vienne réellement pallier une fragilité constatée sur la chaîne d'approvisionnement. À défaut, l'application de ces critères ne se justifie pas. Au sein du CEPS, les compétences pour en juger dépendent plutôt de la direction générale des entreprises.

Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les délocalisations effectuées il y a vingt ou trente ans étaient destinées à tirer profit de critères environnementaux et sociaux moins exigeants. Ces considérations doivent être prises en compte en cas de relocalisation. Le critère industriel peut-il intégrer ces préoccupations ?

Mme Delphine Champetier. - Ces sujets relèvent moins de notre compétence directe que de celle de la direction générale des entreprises. Toutefois, le Gouvernement semble envisager d'intégrer certains critères de type RSE.

Mme Mélanie Vogel, présidente. - Merci beaucoup. Je vous invite à nous communiquer par écrit des réponses plus détaillées. Notre commission d'enquête a besoin des éléments les plus précis dont vous disposez pour pouvoir finaliser ses travaux comme il se doit.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 35.