Mardi 12 décembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Institutions européennes - Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, sur la réforme du pacte de stabilité et de croissance

M. Jean-François Rapin, président. - Mesdames et messieurs les sénateurs, chers collègues, nous auditionnons aujourd'hui M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, à propos de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance. Nous vous remercions, monsieur le ministre, de vous être rendu disponible pour cette audition par la commission des affaires européennes du Sénat à laquelle nous avons également convié trois membres de la commission des finances, M. Claude Raynal, son président, M. Jean-François Husson, rapporteur général, ainsi que M. Jean-Marie Mizzon, rapporteur spécial.

Le Pacte de stabilité et de croissance, adopté en 1997, vise à garantir une coordination des politiques budgétaires des États membres afin d'assurer le bon fonctionnement de l'union économique et monétaire. Il reprend les critères du traité de Maastricht comprenant un ratio de 3 % du produit intérieur brut (PIB) pour le déficit public, et un ratio de 60 % du PIB pour la dette publique. Ce Pacte comprend deux volets, un volet préventif visant à garantir des politiques budgétaires saines à moyen terme, et un volet correctif comportant une procédure de déficit excessif pouvant être déclenchée lorsque les seuils de déficit et de dette sont dépassés. Depuis mars 2020 et le début de la crise du Covid, les règles du Pacte de stabilité et de croissance sont suspendues en raison de l'activation de la clause dérogatoire. Initialement prévue pour la fin de l'année 2022, la désactivation de cette clause a été repoussée à la fin de l'année 2023 en réaction aux conséquences économiques de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Le retour aux règles de la période précédant la crise du Covid apparaît aujourd'hui difficile. D'une part, leur réintroduction sans flexibilité mettrait en difficulté de nombreux États membres, en premier lieu la France, compte tenu de la dégradation de leurs finances publiques. D'autre part, la prise de conscience de l'importance des investissements à réaliser en matière de défense et de transition numérique et climatique rend inadapté le cadre actuel. Dès lors, une réforme s'impose.

Quels seraient les contours de ce nouveau cadre ? Cette question était la semaine dernière à l'ordre du jour de notre commission. Mercredi 6 décembre, nos rapporteures, Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde, nous ont présenté une communication faisant le point sur l'avancée des négociations. Le soir même, monsieur le ministre, vous dîniez avec vos collègues ministres des finances de l'Union européenne dans l'espoir de vous mettre d'accord. La négociation a duré tard dans la nuit et s'est poursuivie le lendemain. Vous avez plaidé pour une flexibilité dans le rythme de réduction des déficits pour les États membres faisant l'objet d'une procédure de déficit excessif, à condition qu'ils investissent dans des secteurs stratégiques ou mènent des réformes structurelles porteuses de croissance.

Malgré des avancées substantielles, la négociation n'a finalement pas abouti. Vous avez indiqué qu'un accord avait été trouvé sur 95 % de la réforme, quand votre homologue allemand, M. Christian Lindner, estimait pour sa part que les propositions espagnoles de compromis constituaient le début d'un autre débat technique et non sa conclusion. Le Conseil pour les affaires économiques et financières (Ecofin) semble prêt à se réunir encore pour trouver un accord d'ici la fin de l'année. Le temps presse en effet, car les nouvelles règles doivent être approuvées par le Parlement européen avant sa dissolution en avril, les élections européennes se tenant au mois de juin.

Monsieur le ministre, nous aimerions que vous nous présentiez d'abord la position que vous défendez au nom de la France dans ces négociations. Ensuite, vous pourriez nous exposer ce qui a déjà été convenu avec nos partenaires européens et nous donner des précisions à propos des 5 % qui restent sur la table des négociations, puisque vous avez indiqué que 95 % des discussions avaient abouti à un accord. Ces 5 %, comme le dernier kilomètre, ne sont-ils les plus difficiles à achever ? Nous sommes curieux de savoir dans quelle mesure vos échanges bilatéraux avec votre homologue allemand peuvent nourrir un certain optimisme. Monsieur le ministre, je vous cède la parole.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. -- Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir pour cette audition sur les nouvelles règles du Pacte de stabilité et de croissance. Ce sujet, s'il ne fait pas la une des journaux, est probablement l'un des plus stratégiques que nous avons à traiter pour les années voire les décennies à venir. Je voudrais dresser deux constats avant de répondre à vos questions. D'abord, les écarts de dettes et de situations budgétaires entre les États membres n'ont jamais été aussi élevés depuis la crise du Covid et la crise inflationniste. L'écart maximal de niveau de dette publique entre l'État le plus endetté, la Grèce, et les États les moins endettés, est proche de 150 points : le niveau de dette publique de la Grèce atteint 166 % de son PIB quand celui du Luxembourg représente 25 % de sa richesse nationale. Chacun mesure que, dans ce contexte, les règles anciennes, dont l'application est suspendue jusqu'à la fin de l'année 2023, sont obsolètes. Si contenir la dette publique en deçà de 60 % a du sens lorsque l'écart est compris entre 40 et 70 %, cela n'en a plus lorsque cet écart est compris entre 25 et 170 % de la richesse nationale.

Le second constat est très important parce que le Pacte de stabilité et de croissance doit servir un objectif politique. Mon principal sujet de préoccupation aujourd'hui est l'écart de croissance et de productivité entre les États-Unis et l'Europe. Nous sommes en train de perdre la partie. La croissance des États-Unis a augmenté de 2,5 % en 2023 quand les États de la zone euro ont vu leur croissance progresser de 0,6 %, soit une différence de deux points de croissance. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une situation dans laquelle l'économie américaine est en forte croissance, crée beaucoup d'emplois, investit, innove et récupère des pans entiers de l'industrie européenne, tandis que l'Europe reste les bras croisés.

Depuis plusieurs mois, nous plaidons, avec le Président de la République, pour que l'Europe procède de façon urgente aux investissements, qu'ils soient nationaux ou européens, nécessaires en matière de décarbonation, d'innovation et de sécurité. Je le répète : le Pacte de stabilité et de croissance doit servir un objectif politique, et notre objectif politique est de construire une Europe puissante et prospère, et non une Europe en récession et en proie à l'austérité.

Je voudrais également souligner qu'il est impératif de mesurer les besoins d'investissement massifs de ce début de XXIème siècle. Investir dans la décarbonation économique et dans l'industrie verte est indispensable si nous souhaitons ne pas délaisser des pans entiers de l'économie au profit des États-Unis. La guerre en Ukraine nous rappelle douloureusement que des investissements dans la défense sont également indispensables. Enfin, il est nécessaire de procéder à des investissements en matière d'intelligence artificielle pour servir notre ambition de concevoir une intelligence artificielle générative européenne indépendante. À ce sujet, je souhaite que chacun appréhende bien les deux voies qui s'ouvrent devant nous : ou bien nous serons demain de simples clients de ChatGPT, de Google ou de Microsoft, et dès lors nous ne serons plus indépendants, ou bien nous créons dès aujourd'hui notre propre intelligence artificielle générative, avec nos propres entreprises, au prix d'investissements colossaux. La semaine dernière, le président de Microsoft m'indiquait que son entreprise entendait investir dans les années à venir 100 milliards d'euros en achat de microprocesseurs. Autrement dit, aucun État européen, ni même l'Union européenne dans son ensemble, n'atteint à elle seule le montant de l'investissement d'une seule entreprise privée américaine.

Dans ce contexte, il est évidemment indispensable de revenir sur les règles définies à la fin du siècle dernier. Si nous ne définissons pas de nouvelles règles immédiatement, nous reviendrons au 1er janvier 2024 aux règles anciennes qui, je l'ai indiqué, sont totalement obsolètes. Il s'agirait à la fois d'une erreur économique, car ces règles procycliques nous entraîneraient dans l'austérité, et d'une faute politique qui attesterait de l'impuissance des États européens à se mettre d'accord sur des éléments structurants de leur avenir commun.

Nous estimons qu'il convient d'établir, pour le prochain quart de siècle au moins, de nouvelles règles reposant sur trois principes. Le premier est la différenciation des trajectoires budgétaires nationales. Comme je l'ai indiqué, initier une trajectoire budgétaire à partir de 25 % de dette publique est sans commune mesure avec une situation où la dette représente 160 % de la richesse nationale. Il s'agit d'une évidence qu'il n'est pas inutile de rappeler. Nous souhaitons que, sur la base d'une évaluation de la dette et de sa soutenabilité, c'est-à-dire sur la base d'une Debt sustainability analysis (DSA), des trajectoires différenciées de réduction de la dette et de réduction du déficit soient définies, qui correspondent à la situation de chaque État.

Le deuxième principe est celui de l'appropriation, c'est-à-dire qu'il revient à chaque État de définir sa propre trajectoire budgétaire nationale. Ce point est très important pour contrer l'affirmation récurrente, émanant en particulier de certains partis politiques, selon laquelle la Commission européenne dicte à la France les règles qu'elle doit suivre, ce qui est totalement faux. Au contraire, ces nouvelles règles reposeront sur des propositions des États membres.

Enfin, le troisième principe que nous avons défendu, qui est absolument fondamental et qui était au coeur de la négociation, repose sur la nécessité de prendre en compte les investissements et les réformes, tant sur le volet préventif du Pacte de stabilité et de croissance, c'est-à-dire lorsque le déficit est inférieur à 3 % du PIB, que sur son volet correctif, lorsque ce déficit est supérieur à 3 % du PIB. Nous souhaitons que, dans tous les cas de figure, les États membres trouvent un intérêt à investir et à procéder à des réformes structurelles, sans quoi l'Europe sera le continent de l'austérité au lieu d'être le continent de la prospérité.

Telle est la position que nous défendons au cours de ces négociations. Depuis plus d'un an, les multiples rencontres avec mon homologue allemand, M. Christian Lindner, me permettent de vous annoncer que nous sommes désormais très proches d'un accord. Nous avons progressé sur chacun des points que j'ai mentionnés. Dans le cadre du volet préventif, l'accord est quasiment complet. Sur la différenciation, une DSA sera effectuée pour chaque État, tenant compte de ses particularités, de sa croissance potentielle, de sa démographie ou encore de la situation de ses finances publiques. Sur la base de cette DSA, un système d'ajustement sera mis en place pour placer l'État sur une trajectoire soutenable à moyen terme, c'est-à-dire à l'horizon d'une décennie. Cette différenciation reposera sur un indicateur précis, à savoir la croissance des dépenses primaires hors charges d'intérêt de la dette et nettes des mesures de prélèvements obligatoires qui pourraient être décidées par les États.

Par ailleurs, il est convenu, conformément à la position constante de la France, qu'une extension du redressement de la dette de quatre à sept ans sera possible dans le cas où un État procèderait à certains investissements précisément définis, notamment sur la décarbonation, ou bien enclencherait des réformes structurelles. Ce dispositif nous semble particulièrement vertueux.

Le principe de l'appropriation montre que chaque État peut définir de manière indépendante sa méthode pour atteindre un nécessaire désendettement, tout en respectant les règles communes qu'implique un ensemble budgétaire commun.

La discussion qui s'est tenue les 7 et 8 décembre 2023 au sein de l'Ecofin portait sur le volet correctif du Pacte de stabilité et de croissance. L'intérêt direct de la France est engagé sur cette question, puisque son déficit public dépasse 3 % de son PIB, et que cette situation, dans l'état actuel de la loi de programmation des finances publiques, durera jusqu'en 2027. Si nous pouvons faire mieux, si la croissance est au rendez-vous et que les parlementaires, dans leur grande sagesse, proposent des économies supplémentaires, nous en serons très heureux. Mais, pour le moment, la procédure pour déficit excessif nous concerne. Dès lors, la règle appliquée suppose un ajustement structurel de 0,5 point par an tenant compte de la charge d'intérêt de la dette.

Il s'agit d'une règle sur laquelle l'immense majorité des États membres ne souhaite pas revenir, estimant que tout assouplissement poserait une difficulté. Or le défaut de cette règle, comme je l'ai indiqué, tient à son caractère procyclique. Dans une situation où tant d'États sont en récession ou en croissance très faible, et que la croissance moyenne de l'Union européenne est elle-même faible, l'application stricte d'une telle règle conduira à alimenter la récession et le ralentissement de la croissance en Europe. La Grèce a connu une situation similaire lors de la crise financière, quand les règles très strictes qui lui ont été imposées n'ont eu pour résultat que de freiner son redressement.

Nous avons par conséquent négocié, notamment avec notre partenaire allemand, et nous sommes convenus de la possibilité, au cours des années 2025, 2026 et 2027, de déduire de l'augmentation de la charge d'intérêt de la dette les investissements et les réformes que nous entreprendrons. Il s'agit bien entendu d'une incitation à réaliser des investissements dans la décarbonation et à mener des réformes structurelles alimentant la croissance, y compris en présentant un déficit public au-dessus des 3 % de PIB.

Je voudrais saluer l'esprit d'ouverture de mon homologue allemand, M. Christian Lindner, qui nous a permis de trouver ce compromis. Nous nous sommes montrés très clairs quant au respect des règles. La France a accepté un certain nombre de garde-fous, et l'Allemagne, de son côté, a accepté de tenir compte de notre demande, à mon sens justifiée et indispensable, d'inclure les investissements et les réformes dans le volet correctif. Les garde-fous que nous avons acceptés sont rigoureux. Je considère qu'il est indispensable que les nouvelles règles définies fassent l'objet de contrôles sérieux, contrairement aux anciennes règles qui étaient si strictes et dotées de garde-fous si rigides, qu'elles n'ont jamais été appliquées en 25 ans, ce qui n'est pas la meilleure garantie de leur crédibilité.

Le premier garde-fou de ces nouvelles règles est l'obligation faite aux États, une fois sortis de la procédure pour déficit excessif, de réduire leur dette d'un point en moyenne par an. Ce point a été l'objet d'une âpre négociation, l'Allemagne préférant une baisse systématique d'1 point de la dette chaque année. Durant plusieurs semaines, nous avons négocié que la baisse de la dette soit de 1 point en moyenne par an, afin de tenir compte des aléas conjoncturels. En effet, il vaut mieux réduire la dette de 0,8 point une année, et 1,2 point l'année suivante, et atteindre 1 point en moyenne, que d'être obligé chaque année de baisser systématiquement la dette de 1 point.

Sur le déficit, nous sommes parvenus à un accord sur un objectif cible de 1,5 % de déficit structurel. Afin d'éviter toute confusion, je précise qu'il ne s'agit pas, comme j'ai pu le lire dans la presse, de diviser par deux l'objectif cible de l'actuel pacte de stabilité et de croissance. Dans le pacte actuel, la cible est fixée à 0,5 %. La règle des 3 % de déficit représente un plafond. Il convient donc de comparer ce qui est comparable. Nous passons d'un objectif cible de 0,5 % à un objectif cible de 1,5 %, ce qui laisse davantage de marge de manoeuvre. Le plafond reste quant à lui à 3 %, puisqu'il s'agit du seuil à partir duquel le niveau de dette publique peut baisser dans un État membre. Concernant ce déficit, l'objectif est d'atteindre 0,4 point par an d'ajustement afin de parvenir à cet objectif cible de 1,5 point de déficit structurel. Là aussi, dans le cadre du volet préventif, la possibilité est ouverte d'un ajustement plus lent, de 0,25 point par an, si un État réalise des investissements ou mène des réformes structurelles.

La véritable victoire française dans cette négociation est l'obtention, sur le volet correctif comme sur le volet préventif, d'une incitation à réaliser des investissements et à mener des réformes structurelles telles que la réforme des retraites ou la réforme de l'assurance chômage.

Enfin, dans ce nouveau cadre règlementaire, les sanctions seront plus progressives, moins procycliques, et pourront être révisées tous les six mois. Ces nouvelles règles seront par conséquent davantage crédibles que les règles actuelles qui, je le répète, n'ont jamais été appliquées.

Je terminerai mon propos par trois remarques. D'abord, l'accord n'est pas définitif. Si nous avons conclu avec l'Allemagne un accord soutenu par l'Italie et la présidence espagnole, ce qui représente une avancée majeure, il reste à convaincre les États du Nord, les États dits frugaux, les États baltes, les Pays-Bas, la Finlande, la Suède et le Danemark de le rejoindre. Une nouvelle réunion des ministres des finances européens se tiendra avant la trêve de fin d'année pour finaliser cet accord. Je tiens à souligner l'état d'esprit très coopératif dans lequel nous avons travaillé avec l'Allemagne, avec l'Italie et avec la présidence espagnole, et je salue en particulier le travail remarquable effectué par Nadia Calviño, qui est appelée à devenir présidente de la Banque européenne d'investissement.

Ensuite, je voudrais souligner que ces nouvelles règles, non seulement sont adaptées à la réalité de la situation économique, mais sont également moins brutales. Je donnerai comme exemple la règle actuelle du 1/20ème, absurde et totalement inatteignable. Elle stipule qu'un État dont la dette publique excède le plafond de 60 % de la richesse nationale est obligé de réduire le montant de sa dette de l'écart à 60 % au rythme de 1/20ème par an. Appliquée à la France, dont le niveau de dette publique s'établit à 110 % du PIB, l'écart par rapport à la cible à 60 % est de 50 points. La règle impose donc une réduction obligatoire de la dette de 2,5 points de PIB par an. Le point de PIB étant à 26 milliards d'euros, cela suppose de réaliser 65 milliards d'euros d'économies par an. Autrement dit, une telle obligation garantit une récession pour les années à venir. De telles règles tuent la croissance et tuent le rétablissement des finances publiques : elles n'ont plus aucun sens aujourd'hui.

Enfin, les nouvelles règles préservent nos capacités en matière d'investissement et de réforme. Je le répète, il s'agit pour moi du point clé que nous avons obtenu après des mois de négociation. J'espère dorénavant, et je compte me battre pour cela, qu'un accord global sera conclu avant la fin de l'année par tous les membres de l'Union européenne, afin que ces nouvelles règles, plus responsables et plus efficaces, puissent désormais s'appliquer.

M. Jean-François Rapin, président. - Avant de passer la parole au président de la commission des finances, j'aimerais vous poser deux questions. Je me suis rendu à Berlin avec le président du Sénat, et nous avons rencontré M. Wolfgang Schmidt, ministre fédéral. Nous ne sommes pas parvenus à percevoir quel impact la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avait sur la négociation. Pensez-vous que la trajectoire politique allemande peut en être affectée ?

Ma seconde question porte sur les échéances, dont l'horizon se situe à moyen terme. Une clause de revoyure sera-t-elle prévue, dans l'hypothèse où les mesures prises deviendraient trop contraignantes voire insoutenables ?

M. Bruno Le Maire. -- À votre première question, la réponse est oui. Je rappelle que la décision de la Cour de Karlsruhe vise à requalifier dans le budget allemand un fonds de 60 milliards d'euros destiné à la transformation et la décarbonation de l'économie. Cette décision complique grandement la tâche du gouvernement allemand et l'amène à adopter une position plus dure sur les sujets de finances publiques. Cependant, la relation de confiance que nous avons bâtie avec Christian Lindner nous a aidés à trouver ce compromis qui respecte les intérêts et les attentes des peuples allemand et français.

Quant à la clause de revoyure, elle n'est pas mentionnée dans le texte. Cependant, je rappelle deux points importants. D'une part, les sanctions peuvent être révisées tous les six mois, d'autre part, et j'aurais dû le préciser dans mon intervention, le texte prévoit une escape clause, c'est-à-dire la possibilité de suspendre l'application des règles du pacte en cas de crise majeure, comme celle du Covid ou la crise inflationniste que nous avons connue.

M. Claude Raynal, président de la commission des finances du Sénat. - Je souhaite réagir à vos propos. Vous avez exposé le fruit de vos négociations, tout en ayant la prudence de rappeler que cet accord entre la France et l'Allemagne doit encore être partagé par les autres pays membres de l'Union européenne. Le sous-entendu est lourd. Obtenir l'accord des pays dits frugaux et de certains pays marqués par de récentes élections ne sera pas chose simple.

Mais je voudrais d'abord revenir sur l'Allemagne. Votre présentation laisse apparaître que l'Allemagne avait à coeur de trouver une solution avec la France. Pourquoi ? Lorsque nous avons rencontré des parlementaires allemands, ils nous ont paru, quelle que soit leur formation politique, extrêmement raides sur ces questions, et peu enclins, c'est un euphémisme, à se rallier aux positions françaises. Il est toujours important de comprendre ce que les uns et les autres gagnent à trouver un compromis. Sans doute la nouvelle situation économique de l'Allemagne l'a-t-elle amenée à faciliter cet accord. J'aimerais connaître votre analyse sur ce point.

Ma question suivante porte sur un point déjà abordé lors du vote sur la loi de programmation des finances publiques. Ces nouvelles règles, si elles devaient rallier le soutien de tous les États membres, sont-elles compatibles avec la loi de programmation des finances publiques telle qu'elle a été finalement votée grâce au recours à l'article 49.3 ? Nous avions nous-mêmes soulevé dès le départ cette difficulté, en demandant si le vote de cette loi de programmation n'intervenait pas trop tôt au regard des négociations européennes en cours. Dès lors, j'aimerais vous demander si l'accord modifie, et de quelle façon, la trajectoire des finances publiques que vous proposez.

Enfin, vous avez évoqué l'investissement, qui est un sujet dont nous avions beaucoup débattu au Sénat. Durant ces débats, il était question d'investissements d'avenir selon une formulation vague. Vous nous dites à présent que l'accord prend en considération l'investissement relatif à des objectifs de transition écologique et de décarbonation. Êtes-vous en mesure de nous apporter des éléments plus clairs quant au type d'investissement dont il s'agit ? Je crains que beaucoup d'États n'y voient qu'une brèche assez lâche permettant de déroger au système. Une liste de principes concernant ces investissements a-t-elle été établie, qui permettrait de justifier une sortie du déficit excessif plus lente que prévue ?

M. Bruno Le Maire. -- Je partage bien entendu votre appréciation, monsieur le président, sur le fait que nous ne sommes pas parvenus encore à un accord global. Une année de négociation et de nombreuses réunions, à Berlin et à Paris, auront été nécessaires pour obtenir un accord franco-allemand. Pourquoi sommes-nous finalement tombés d'accord ? Du point de vue allemand, le souci de parvenir à des règles crédibles prévalait. Comme je l'ai indiqué, des règles dures qui ne sont jamais appliquées ne font pas des règles. Des règles crédibles sont bien plus efficaces. Du côté français, notre ligne constante a été de préserver notre capacité d'investissement et de réforme, puisqu'elle est au coeur de notre stratégie de politique économique dont l'objectif est la croissance et l'emploi. Et je constate d'ailleurs que la croissance française est aujourd'hui supérieure à la croissance allemande.

Enfin, les Allemands n'acceptent de dérogation à la règle du 0,5 point d'ajustement structurel par an qu'à la condition qu'elle ne s'applique qu'en 2025, 2026 et 2027. Cette disposition nous convient tout à fait, dans la mesure où la France n'a pas vocation à rester structurellement au-dessus des 3 % de déficit. Cependant, elle implique qu'une fois revenus sous les 3 % de déficit, en 2027 au plus tard, nous devrons y rester. Autrement dit, la flexibilité que nous avons obtenue est une flexibilité transitoire. Dans le cas inverse, si cette règle avait été permanente, un État pourrait revenir sous le seuil des 3 % à la faveur d'investissements et de réformes structurelles, puis repasser à nouveau au-dessus des 3 % au cours des années suivantes. Je considère que la flexibilité transitoire que nous avons obtenue constitue une bonne chose pour la France, parce que cette disposition nous contraint à terme à respecter la règle des 3 % de déficit. Elle n'incite pas de façon permanente à dépasser la barre des 3 % et ainsi à déroger à la règle. En d'autres termes, nous avons accepté une règle transitoire parce que la France n'a pas vocation à voir son déficit excéder en permanence le seuil des 3 %, et l'Allemagne de son côté a accepté qu'il soit tenu compte de notre stratégie économique d'investissements et de réformes structurelles dans notre chemin pour revenir sous ces 3 %.

Cet accord est compatible avec la loi de programmation des finances publiques. En effet, l'ajustement structurel s'élève à 0,35 point en moyenne par an. Mais grâce à la souplesse offerte par les investissements et les réformes structurelles, il correspond au 0,5 point fixé comme règle. C'est précisément en cela que la flexibilité s'avérera très utile pour les années 2025, 2026 et 2027.

Enfin, les investissements sont en lien avec les objectifs stratégiques fixés par l'Union européenne sur la défense, et les objectifs stratégiques sur le climat, à savoir Fit for 55 et le Net Zero Industry Act (NZIA). Il s'agit de choix structurants pour l'avenir de l'Europe. Si nous n'investissons pas dans ces domaines, c'est-à-dire la décarbonation, les batteries électriques, l'hydrogène vert, les anodes et les cathodes, l'éolien, les panneaux solaires ou la chimie, alors nos industries iront s'installer aux États-Unis. Si l'Europe n'investit pas massivement dans l'industrie verte, celle-ci s'implantera aux États-Unis et bénéficiera, entre autres facilités, de l'Inflation Reduction Act, le crédit d'impôt mis en place par le gouvernement américain. Alors nous aurons été responsables de la désindustrialisation du continent européen. L'industrie verte est une nouvelle révolution industrielle. La France a poussé un projet de loi industrie verte, soutenu au Sénat, et nous sommes le premier État en Europe à mettre en place ce crédit d'impôt sur l'industrie verte. La décarbonation doit constituer une opportunité de réindustrialisation. Les États-Unis l'ont parfaitement compris, la Chine l'a parfaitement compris, l'Europe ne l'a compris qu'à moitié.

Il en va de même pour les innovations et en particulier l'intelligence artificielle. Si nous ne mobilisons pas d'importants moyens financiers sur ce sujet, nous échouerons. Le Président de la République s'est exprimé très clairement hier pour rappeler que si notre régulation est plus stricte que celle des Américains, alors nous aurons moins d'innovations que les Américains, et les entreprises de l'intelligence artificielle européenne ne prospèreront pas. C'est la raison pour laquelle nous plaidons pour que les niveaux de régulation mis en place en Europe ne soient pas plus stricts que ceux mis en place par le décret présidentiel américain.

Les investissements ne doivent pas reposer uniquement sur les États, dont les finances publiques sont dégradées. Un des enjeux clés est d'unir les marchés de capitaux. En effet, le financement bancaire ne suffira pas à soutenir l'investissement. Nous ne trouverons pas 100 milliards d'euros auprès des banques, surtout dans une période où les taux d'intérêt sont élevés. Il convient donc de trouver d'autres voies de financement, notamment par des fonds d'investissement. Je ferai des propositions en ce sens dès le début de l'année 2024. Depuis cinq ans, nous négocions l'union des marchés de capitaux sur une base globale supposant une supervision générale et la fusion de tous les superviseurs nationaux en un seul superviseur européen. Trop ambitieuse, cette négociation est vouée à l'échec. Il convient par conséquent de changer de méthode au profit d'une méthode d'opt-in, dans laquelle deux, trois ou quatre États fusionneraient leur supervision, et ensuite inviteraient à les rejoindre les autres États intéressés par une union des marchés de capitaux. J'estime que nous devons nous montrer plus pragmatiques et plus rapides sur ce sujet, dans la mesure où les besoins en capitaux sont massifs.

M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances du Sénat. - J'entends, monsieur le ministre, votre volontarisme. Je vous ai écouté avec en tête la situation des finances publiques de la France, qui est particulièrement dégradée. Je pense à l'histoire, à la réconciliation franco-allemande qui a posé les deux piliers de l'Europe, la communauté européenne du charbon et de l'acier et la politique agricole commune, et je mesure aujourd'hui les dégâts causés par l'affaiblissement de ces deux piliers.

Les orientations que vous proposez, monsieur le ministre, me laissent inquiet voire dubitatif, parce qu'elles supposent d'investir et simultanément de redresser notre situation financière. Au regard des indicateurs économiques et financiers, les conditions de financement de notre politique d'investissement et d'innovation seront moins favorables que pour les pays en meilleure santé financière, tels que l'Allemagne et les pays dits frugaux. Dès lors, je crains que le moteur franco-allemand connaisse des ratés. Je salue votre implication pour maintenir la cohésion du tandem historique franco-allemand, mais je regarde aussi les chiffres et la situation politique dans les deux pays. En France, la force politique de la majorité s'effrite. En Allemagne, la coalition présente des signes de fragilité. Il me semble indispensable non seulement de consolider le couple franco-allemand, mais surtout de former une sorte de noyau dur autour de ce couple afin d'entraîner l'Europe sur le chemin de la réussite.

Les Français doutent de l'Europe, et je souffre que l'Europe soit perçue comme la source de nos difficultés alors que, sans elle, la France n'a plus la capacité de donner le ton. Aussi, il me semble difficile de trouver le chemin qui lui permettrait à la fois de se désendetter, de réaliser des investissements de bon niveau et de retrouver la place qu'elle a malheureusement perdue, celle d'une puissance entraînante, dotée de bons indicateurs économiques et budgétaires.

M. Bruno Le Maire. -- Je partage vos propos, monsieur le rapporteur général. Si l'on veut résumer la situation à grands traits, on peut dire que la France a plus de dettes et que l'Allemagne a moins de croissance. L'Allemagne traverse ses propres difficultés, et le risque existe de la voir réduire ses investissements, notamment depuis la décision de la Cour de Karlsruhe. Sa situation économique difficile ne sert aucunement les intérêts de la France. L'analyse du Fonds monétaire international (FMI) montre que l'impact d'une récession en Allemagne sur la croissance française varie entre 0,1 et 0,2 point de PIB par an. Je rappelle qu'un point de PIB correspond à 26 milliards d'euros. Cet impact est donc considérable.

La France a connu une lente dégradation de ses finances publiques depuis un quart de siècle. En 2000, le niveau de la dette publique en France était à peu près équivalent à celui de l'Allemagne, c'est-à-dire 60 %. La crise financière a été un choc massif, dont la France est sortie avec 30 points de dette publique de plus que l'Allemagne. L'Allemagne a rétabli ses comptes et a retrouvé un taux d'endettement sur PIB de 62 % en 2011, alors que celui de la France dépassait 90 %. Nous n'avons jamais rattrapé ces 30 points. Ensuite, de 2011 à 2017, la situation s'est lentement dégradée, à un rythme moins soutenu, la dette publique passant de 90 à 98 % du PIB. En 2018, le déficit public est passé sous la barre des 3 % et nous avons accéléré le désendettement. Depuis, le triple choc de la crise des gilets jaunes, de la pandémie de Covid et du choc inflationniste nous ont amenés à augmenter la dette publique de 15 points, une augmentation légèrement supérieure à la moyenne européenne, située à 12 ou 13 points. Cette dégradation des finances publiques françaises nous a conduits à réagir en 2017 et en 2018, puis à amortir les chocs, et enfin à réagir de nouveau à présent. Je souligne avec force que le redressement des finances publiques est indispensable à l'indépendance française et à notre souveraineté. Et si certains n'aiment pas ces grands mots, le redressement des finances publiques est indispensable pour faire face à n'importe quel nouveau choc conjoncturel. Si demain nous sommes confrontés à un risque militaire plus élevé qu'aujourd'hui, et qu'il est nécessaire de réinvestir dans nos capacités de défense, alors nous devrons mobiliser des réserves financières. Aujourd'hui, nos scientifiques, nos laboratoires, nos algorithmes et nos supercalculateurs font de nous l'un des pays les plus attractifs d'Europe dans le domaine de l'intelligence artificielle. Mais si nous ne sommes pas en mesure d'investir les 10 ou 15 milliards d'euros requis, nous sacrifierons des emplois qualifiés ainsi que notre capacité de calcul indépendante. Le redressement des finances publiques est donc impératif et il me tient à coeur parce qu'il en va de l'intérêt supérieur du pays. La programmation des finances publiques est portée par cette ambition et doit être tenue coûte que coûte. La faible croissance économique actuelle en Europe rend la tâche difficile, mais d'autant plus nécessaire. Ce n'est pas parce que la situation économique est plus difficile qu'il ne faut pas suivre rigoureusement et scrupuleusement la trajectoire de rétablissement des finances publiques portée par la loi de programmation des finances publiques. Nous sommes parvenus plus vite que prévu à sortir de la crise inflationniste. Les chiffres de l'inflation, aujourd'hui, baissent rapidement, au prix néanmoins d'une croissance légèrement plus faible : les taux d'intérêt élevés font baisser l'inflation, mais ralentissent la croissance. Quelles sont nos solutions ? Les seules solutions à notre disposition sont soit le plan d'investissement France 2030, doté de 57 milliards d'euros, soit l'investissement privé. En revanche, il ne saurait y avoir de nouveaux investissements publics, à moins qu'au niveau européen, une réflexion collective nous mène à investir ensemble sur la décarbonation ou l'intelligence artificielle. Je ne vois pas d'autre option que cette réflexion collective sur l'investissement européen pour gagner en productivité, en croissance et en emploi.

Mme Florence Blatrix Contat, rapporteure de la commission des affaires européennes. - Monsieur le ministre, vous avez abordé la question du calendrier, qui est cruciale. Vous nous avez indiqué espérer un accord d'ici la fin de l'année. Si celui-ci devait advenir, à quelle échéance le trilogue pourrait-il aboutir ? Dans le cas où les négociations ne seraient pas conclues avant la fin de l'année, un accord final pourrait-il intervenir avant les élections européennes de juin 2024 ? Les risques qui pèsent sur cette échéance électorale peuvent-ils conduire les pays à trouver un accord avant la tenue des élections ? Dans cette perspective, et d'après nos échanges avec la Commission européenne, il apparaît que l'année 2024 serait une année de transition et peut-être en irait-il de même pour l'année 2025. Au cours de cette année de transition, la France sera en déficit excessif. Étant donné que la réforme ne sera pas encore complètement adoptée, une procédure pour déficit excessif pourrait-elle être engagée contre la France ?

Nous avons constaté, au fil des négociations, l'introduction de clauses de sauvegarde et de critères relativement uniformes, alors que l'esprit de la réforme allait vers davantage de différenciation. Depuis quarante ans, nous avons accumulé des déficits qui nous handicapent au moment où nous nous trouvons face à des défis immenses et que les États-Unis sont très réactifs, comme vous l'avez souligné. Ne convient-il pas, dès lors, de s'interroger au niveau européen sur des initiatives collectives au vu du niveau d'endettement de certains pays, dont la France, afin de faire face à la rivalité extra-européenne et aux enjeux de la transition écologique ?

Mme Christine Lavarde, rapporteure de la commission des affaires européennes. - Les règles de la réforme envisagée ne sont-elles pas trop complexes vu ses nombreuses dispositions dérogatoires ? Comment ces règles échappent-elles au caractère procyclique reproché aux règles précédentes ?

J'aimerais aborder ensuite le sujet du contrôle démocratique. Les plans nationaux s'étendent jusqu'à un horizon temporel de dix-sept ans, c'est-à-dire bien au-delà des mandats des parlementaires dans les pays de l'Union européenne, et bien au-delà des mandats des différents gouvernements. Dans quelle mesure une nouvelle majorité qui arriverait au pouvoir pourrait-elle remettre en cause ce qui a été décidé par une majorité précédente ? Enfin, quel sera le rôle des parlements nationaux, notamment concernant le respect des engagements européens par les États membres ? Je note que les parlements nationaux ne sont quasiment pas mentionnés dans les documents qui circulent sur la réforme.

M. Bruno Le Maire. -- À propos du calendrier, permettez-moi d'être très clair : ou bien nous parvenons à un accord avant la fin de l'année, ou bien il n'y a pas d'accord du tout. Il me semble impossible de repartir pour une négociation avec une nouvelle présidence de l'Union européenne, après la négociation que nous venons de mener, qui a été âpre et longue. Par conséquent, et comme je l'ai toujours indiqué, nous devons conclure avant la fin de l'année 2023. J'estime que l'esprit porté de compromis dont ont fait preuve l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la France, devrait inspirer l'ensemble des autres États membres, sans quoi nous reviendrions aux anciennes règles, inapplicables et témoignant d'une faiblesse politique européenne. En cas d'accord, le trilogue devrait se tenir en février 2024 au plus tard. L'année 2024 serait une période de transition et les nouvelles règles s'appliqueraient en 2025.

Le déclenchement de la procédure pour déficit excessif sera décidé au printemps prochain. Il est hautement probable que la France, comme une dizaine d'autres États européens, n'y échappe pas, puisque son déficit public excède les 3 %. Dans ces conditions, conserver une marge de manoeuvre pour les investissements et pour les réformes est primordial.

Je rejoins totalement vos propos, madame Blatrix Contat, sur les choix que l'Union européenne doit opérer. Les règles du Pacte de stabilité et de croissance sont importantes pour fixer un cadre collectif. Cependant, l'enjeu pour l'avenir européen consiste à renouer avec notre capacité à retrouver de la productivité. Sans productivité, l'Europe connaîtra un appauvrissement collectif. La productivité dépend de facteurs parfaitement identifiés : la formation, la qualification, l'accompagnement des salariés, ainsi que l'investissement dans l'innovation et dans les technologies de rupture telles que l'intelligence artificielle. Dès lors, un choix stratégique se présente à nous. Certains pays d'Asie, à l'exemple de Singapour, ont renoncé à bâtir une intelligence artificielle indépendante et utilisent massivement l'intelligence artificielle importée des États-Unis. Ils en retireront des gains de productivité considérables dans les années à venir. Si nous, Européens, n'investissons pas non seulement dans l'application actuelle de l'intelligence artificielle, mais dans notre propre intelligence artificielle, alors nous resterons sur le bas-côté et nous perdrons la course face aux États-Unis, aux pays asiatiques, à la Chine et à tous les pays développés. Il convient donc de se montrer très attentif sur ce sujet, car deux Europe peuvent se profiler à échéance de 25 ou 30 ans : une Europe repliée sur elle-même, vieillissante, en perte de productivité et qui s'appauvrit collectivement, et une Europe ayant résolument opté pour les nouvelles technologies, l'investissement, la productivité, la formation et qui demeure l'une des grandes puissances économiques de la planète. Ne confondons pas la fin et les moyens. Le Pacte de stabilité et de croissance est le moyen de garantir la stabilité financière de l'Europe, mais il n'est pas une fin en soi. Je me suis efforcé sans relâche d'expliquer ceci à tous les États européens à l'occasion des réunions très constructives que nous avons eues ces six derniers mois. Le Pacte de stabilité et de croissance doit être au service d'un objectif politique, celui d'une Europe prospère, sûre et décarbonée.

Vous me demandez, madame Lavarde, si les nouvelles règles prévues sont trop complexes. Je considère qu'elles sont bien plus simples que les règles existantes. Bien plus simples, par exemple, que la règle incompréhensible du 1/20ème que j'ai évoquée dans mon propos introductif.

Existe-t-il un risque de procyclicité ? Certainement, il s'agit naturellement d'un risque majeur, parfaitement identifié, et vous avez raison de le souligner. Rien ne serait pire en effet que des règles budgétaires qui maintiendraient l'Europe dans la croissance molle, voire dans la récession. Cependant, trois éléments permettent de se prémunir contre ce risque. Premièrement, ces règles sont appliquées sur le moyen terme, et il est possible d'étendre de quatre à sept ans les périodes d'ajustement en fonction de l'investissement et des réformes structurelles. L'Allemagne souhaitait restreindre cette extension à quatre années plus deux années au maximum, voire quatre années seulement. Nous avons obtenu, difficilement, cette extension de quatre à sept ans qui prémunit contre le caractère potentiellement procyclique des mesures et représente une véritable incitation à investir et à procéder à des réformes structurelles. Deuxièmement, les références quantitatives ne sont que des garde-fous, et non des obligations en tant que telles, ce qui maintient une marge de manoeuvre. Troisièmement, la révision semestrielle des sanctions qui s'appliquent aux États ne respectant pas les règles garantit que celles-ci puissent être modifiées au cas où elles présenteraient un caractère procyclique.

Enfin, le Parlement sera naturellement consulté dès lors qu'il s'agit de règles s'appliquant au budget de la France.

Mme Audrey Linkenheld. - Je vais peut-être poser une question un peu moins consensuelle, ce qui ne signifie pas que je n'adhère pas à un certain nombre de propos tenus au cours de cette audition, y compris une partie des vôtres, monsieur le ministre. Aujourd'hui même, à l'appel de la Confédération européenne des syndicats, 5 000 personnes défilent à Bruxelles contre l'austérité. Ces manifestants redoutent que le retour du Pacte de stabilité et de croissance se traduise par une austérité que vous-même nous dites vouloir éviter. Les organisations syndicales réclament une flexibilité des critères et en particulier l'intégration des investissements liés à la neutralité carbone. Vous nous avez expliqué en quoi consiste cette flexibilité, et en quoi consiste l'intégration des investissements en faveur de la croissance verte. Cependant, vous avez insisté sur le fait que la souplesse dans les mécanismes d'ajustement était liée aux investissements et aux réformes structurelles. Vous avez cité, à titre d'exemples de ces réformes structurelles, la réforme des retraites et la réforme de l'assurance chômage. Vous n'ignorez pas que si la nécessité de soutenir l'investissement en général, et les investissements de décarbonation et d'innovation en particulier, recueille l'assentiment général, les réformes des retraites et de l'assurance chômage sont quant à elles loin de faire l'unanimité. Êtes-vous en mesure de préciser la part que représentent les réformes structurelles par rapport à celle de l'investissement dans le mécanisme d'ajustement ? C'est sur ce point que vous convaincrez ou non les 5 000 manifestants de Bruxelles qui, malgré votre discours rassurant, redoutent l'austérité.

M. Bruno Le Maire. -- Je veux rassurer les personnes qui défilent à Bruxelles. J'espère que peu de Français figurent dans leurs rangs, parce que j'estime qu'avec 4,9 % de déficit public et 56 % de dépenses publiques dans notre richesse nationale, on peut parler en France d'une austérité généreuse. En toute franchise, je ne souhaite pas que la France se singularise par un niveau de déficit et de dette plus élevé que celui de ses partenaires, comme c'est le cas aujourd'hui. Je souhaite que nous revenions dans la norme européenne parce qu'il en va de l'intérêt national et que cela garantit notre ancrage européen.

Je considère que nous devons mener de nombreuses et indispensables réformes structurelles, par exemple une réforme de structure du lycée professionnel afin de mieux accompagner les jeunes vers l'emploi. Je me suis exprimé sur l'assurance chômage et je maintiens mes positions. J'estime que nous ne rendons pas service à nos aînés en leur permettant de bénéficier d'indemnités de chômage durant 27 mois, alors que leur intérêt est au contraire de reprendre une activité le plus vite possible, d'autant que le risque de ne pas retrouver un emploi augmente au fur et à mesure de la durée du chômage et de l'âge. J'ai émis des propositions sur des contrats à 80 % de temps d'activité, 90 % de rémunération, 100 % de cotisations retraites afin de maintenir dans l'emploi les personnes de plus de 55 ans. Augmenter l'activité des personnes de plus de 55 ans demeure indispensable à mes yeux. Nous devons augmenter le volume global de travail de la France, sans quoi nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Et cela ne concerne pas les règles européennes.

Il n'est pas question d'austérité. L'intérêt des réformes structurelles réside dans l'augmentation du taux d'emploi et de la croissance, et donc la réduction en proportion de l'effort nécessaire pour réduire les dépenses publiques. Nous n'avons jamais, sous l'autorité du Président de la République, mené une politique reposant exclusivement sur la réduction des dépenses publiques. Nous avons toujours maintenu un équilibre entre la réduction des dépenses publiques et le soutien à la croissance, à l'emploi et au taux d'activité des Français. J'insiste sur ce point : la bonne tenue des comptes publics n'est pas une fin en soi. Elle est le moyen de garantir la prospérité et les investissements. À ce sujet, il est vrai que des différends peuvent nous opposer à certains membres de l'Union européenne en raison de sensibilités culturelles divergentes.

M. Stéphane Sautarel. - Par le passé, il est arrivé que le budget européen soit mobilisé pour soulager l'effort d'investissement qui relève des États. Que prévoit la réforme du Pacte de stabilité et de croissance à ce sujet ? Que pourra financer le budget européen ? Est-ce une perspective qui renvoie à la négociation sur le budget européen lui-même ?

Vous avez beaucoup insisté, monsieur le ministre, sur la productivité, qui est en effet un sujet majeur et qui renvoie à la notion d'investissement, puisque la productivité dépend de la formation. Nos dépenses d'investissement sont-elles encore pertinentes au regard de la nécessaire amélioration de la productivité ?

Enfin, j'aimerais attirer l'attention sur la question démographique, qui rejoint celle de la productivité. La démographie allemande explique en partie la position de l'Allemagne, au moment où la France connaît un retournement démographique. Avez-vous des éléments d'éclairage sur ce point ?

M. Bruno Le Maire. -- Je vous réponds d'abord sur la démographie, qui est un enjeu clé en termes de soutenabilité de la dette et de soutenabilité du modèle social. Lorsque notre modèle social a été conçu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fonctionnait avec peu de prestations et beaucoup de cotisants. Soixante-dix ans plus tard, le rapport est inversé, avec beaucoup de prestations et de moins en moins de cotisants, ce qui pose une difficulté majeure. La France n'est pas le seul État à connaître cette situation. La Chine, par exemple, sera prochainement confrontée à un changement démographique très brutal qui entraînera un ajustement tout aussi brutal, notamment sur le secteur immobilier.

Sur la question du financement par le budget européen, je dirais que s'il est effectivement possible d'augmenter ce budget, les marges de manoeuvre sont réduites. Je rappelle que la France contribue au budget européen à hauteur de 17,4 %. La dette européenne et l'émission de dette en commun représentent un autre levier, qui nous a fortement protégés lors de la crise du Covid. Sans l'Europe et la zone euro, la France aurait subi durant cette période une vague de licenciements et de faillites comme elle n'en avait pas connue depuis 1945. Toutefois, si l'émission de dette en commun représente une option, la discussion préalable doit porter sur la définition des règles, l'évaluation des besoins en investissements et la possibilité de mettre en place rapidement une union des marchés de capitaux, y compris dans un nombre limité d'États.

M. Jean-François Rapin, président. -- La dette européenne, si elle devait être de nouveau contractée, ne peut s'entendre sans nouvelles ressources propres, parce que les États ne vont pas externaliser leur dette auprès de l'Union européenne tout en augmentant leur contribution budgétaire à l'UE.

M. Claude Raynal. - Je retiens de vos propos, monsieur le ministre, que vous fixez un objectif de stabilisation de la dette publique autour de 90 % d'ici treize ans, c'est-à-dire après trois années de procédure de déficit excessif, puis une décennie de réduction de la dette au rythme moyen d'un point par an. Est-ce bien votre vision de la diminution de la dette à moyen terme ? N'est-il pas nécessaire de se montrer davantage ambitieux ? Autrement dit, ces 90 % ont-ils remplacé, au titre de référence, les 60 % du début des années 2000 ?

M. Bruno Le Maire. -- Il est difficile de produire des certitudes à l'échelle d'une décennie, dans la mesure où le rythme du désendettement dépend de notre capacité à augmenter notre productivité et notre niveau de croissance. Les gains de productivité et de croissance accélèrent le désendettement, alors que celui-ci est plus lent s'il repose seulement sur la réduction des dépenses, d'autant que certaines dépenses sont incompressibles, sauf à remettre en cause les grands équilibres du modèle français. Il est possible de renoncer, par exemple, à l'arme nucléaire, ou bien à nos services publics hospitaliers de grande qualité, mais alors l'identité même de la France serait menacée. Je suis engagé dans la réduction des dépenses publiques, mais cette réduction atteint vite ses limites, et ce n'est pas elle qui permettra de passer d'une dette de 110 % à une dette de 50 %. Je le répète, le meilleur levier de diminution de la dette reste l'augmentation de la productivité et de la croissance.

M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, d'avoir éclairé notre commission sur les positions de la France. Je pense qu'en ces temps difficiles, il est important que le Sénat fasse entendre sa voix sur cette question du Pacte de stabilité et de croissance, afin de renforcer la position française dans les négociations à 27. Je souligne par ailleurs que la commission des affaires européennes est très attentive à l'évolution du budget européen, qui fait l'objet de notre inquiétude grandissante. Je comprends les financements supplémentaires requis par la guerre en Ukraine ou la crise du Covid, néanmoins les chiffres envisagés sont astronomiques et supposent de potentielles coupes budgétaires sur des secteurs vitaux pour la France, en particulier l'agriculture et la recherche.

M. Bruno Le Maire. -- Merci monsieur le président. Je tiens à vous remercier pour le sérieux, le calme et la sérénité de nos échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 15.

Mercredi 13 décembre 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 13h30.

Justice et affaires intérieures - Cybersolidarité (proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité, de s'y préparer et d'y réagir - COM(2023) 209 final) - Proposition de résolution européenne et avis politique

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous allons aujourd'hui examiner une proposition législative que la Commission européenne a présentée en avril dernier, destinée à renforcer la cybersécurité de l'Union européenne par une plus grande solidarité entre les États membres. Même si les attaques cyber ne cessent d'augmenter en nombre et en complexité, cette initiative ne manque pas d'étonner car la dernière directive en la matière, dite SRI2, date de décembre 2022 et n'est pas encore transposée par notre pays : le Gouvernement annonce d'ailleurs ce projet de loi de transposition pour le premier trimestre 2024. L'initiative de la Commission européenne s'impose toutefois à notre examen. Nous avions eu l'occasion de nous interroger avant l'été sur la conformité au principe de subsidiarité de ce nouveau règlement que la Commission européenne propose. Début juillet, à la suite d'interrogations formulées par notre groupe de travail « subsidiarité », notre ancienne collègue Laurence Harribey avait été chargée d'approfondir l'examen de la conformité de ce texte à ce principe. Elle avait alors énoncé plusieurs points de vigilance dans une communication devant notre commission, mais avait conclu, parce qu'une partie de cette proposition démontrait une « vraie valeur ajoutée » pour notre pays, que le Sénat n'avait pas intérêt à dénoncer la non-conformité du texte au principe de subsidiarité mais devrait plutôt chercher à peser sur la négociation au Conseil portant sur le contenu de la réforme. C'est l'objet de notre réunion aujourd'hui.

Je laisse donc la parole à nos trois rapporteurs, Catherine Morin-Desailly, Cyril Pellevat et Audrey Linkenheld pour nous présenter leur analyse.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Monsieur le Président, chers collègues, comme le rappelait récemment l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), dans son panorama des cybermenaces pour 2022, les systèmes informatiques et les réseaux de communication des États membres et des institutions européennes font désormais face à des risques élevés d'attaques, menées par des pirates informatiques liés à des réseaux criminels mais aussi, parfois, à des pays tiers hostiles.

Comme vous pouvez le constater sur le premier schéma qui vous a été distribué, ces attaques peuvent prendre différentes formes : les plus fréquentes sont les attaques par logiciels rançonneurs (ou « ransomware ») par lesquels les attaquants prennent le contrôle d'un système informatique et exigent une rançon en échange du rétablissement de son fonctionnement. Il faut également mentionner les attaques par déni de service, qui rendent impossible l'accès aux ressources d'un système, à la suite par exemple d'une « sursollicitation » du service ou de l'infrastructure du réseau.

Dès 2015, la France s'est dotée d'une stratégie nationale pour la sécurité du numérique, qui a été actualisée en 2017 et en 2021. Cette stratégie lie intrinsèquement cybersécurité et cyberdéfense, confère au Premier ministre, épaulé par l'ANSSI, la responsabilité en la matière avec cinq lignes d'action : garantir la souveraineté nationale, apporter une réponse forte contre les actes de cybermalveillance, informer le grand public, faire de la sécurité numérique un avantage concurrentiel pour les entreprises françaises et renforcer la voix de la France à l'international.

Sous l'impulsion de notre pays, l'Union européenne a également développé une politique de cybersécurité avec l'adoption de la directive européenne 2016/1148 du 6 juillet 2016 dite (SRI1) qui a établi le premier cadre juridique européen pour assurer la sécurité des réseaux et des systèmes d'information. Cette architecture européenne de la cybersécurité a été depuis complétée par le règlement (UE) 2019/881 et actualisée par la directive SRI2 (ou NIS2) du 14 décembre 2022. Ce dernier texte prévoit que chaque État membre doit élaborer une stratégie nationale de cybersécurité, disposer d'au moins une autorité compétente, et coopérer avec les autres États membres et la Commission européenne pour prévenir et combattre les cyberattaques. En outre, plusieurs secteurs et entités critiques considérées comme « entités essentielles » ou comme « entités importantes », sont soumis à ce titre à des obligations de cybersécurité, de contrôle et d'information renforcées.

Comme le souligne le deuxième schéma qui vous a été distribué, plusieurs organes européens sont en charge de cette coopération. Tout d'abord, l'agence européenne de cybersécurité (ENISA) doit assurer un niveau commun élevé de cybersécurité dans l'Union européenne et aider en conséquence les États membres et les institutions européennes. Elle agit ainsi en tant que structure de conseil et de soutien pour l'élaboration de politiques de cybersécurité (identification électronique, amélioration de la sécurité des communications électroniques...), encadre la procédure de certification des produits et des services en matière de cybersécurité, joue un rôle de soutien des capacités des États membres.

Ensuite, trois réseaux associent les autorités compétentes des États membres et celles des institutions européennes : on peut citer, au niveau politique, le groupe de coopération européen, institué par la directive SRI2, qui doit tracer des orientations stratégiques pour les autorités opérationnelles et faciliter l'échange d'informations entre États membres dans le domaine de la cybersécurité. La directive SRI2 a également prévu la constitution du réseau européen pour la préparation et la gestion des crises cyber (EU CyCLONe). Il faut également mentionner le réseau des centres de réponse aux incidents de sécurité informatique (CSIRT), qui, dans chaque État membre, sont chargés de surveiller et d'analyser les cybermenaces, les vulnérabilités et les incidents au niveau national, d'activer les messages d'alerte en cas d'attaque et d'apporter, en cas d'incident, une assistance aux entités attaquées. Précisons qu'en France, l'ANSSI assume le rôle de CSIRT et que le Gouvernement souhaite également en ouvrir un par région ; enfin, un centre européen des compétences en matière de cybersécurité (CECC), qui siège à Bucarest, est chargé de « flécher » les aides européennes destinées à permettre le développement de l'expertise des États membres en matière de cybersécurité.

Comme vous le voyez, cette organisation européenne est déjà complète voire complexe. Néanmoins, la Commission européenne n'a pas souhaité attendre sa mise en oeuvre et, le 18 avril dernier, a présenté une nouvelle proposition de règlement destinée à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union européenne contre les menaces et incidents de cybersécurité.

M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Je vais maintenant vous présenter le dispositif de la proposition de règlement. Elle s'articule autour de trois piliers : la création d'un « cyberbouclier » européen, l'institution d'un mécanisme d'urgence prenant la forme d'une réserve européenne de cybersécurité et la mise en place d'un mécanisme d'évaluation des incidents. Cette organisation envisagée est accompagnée de financements dédiés.

Tout d'abord, la proposition de règlement tend à modifier l'architecture de cybersécurité européenne qui vient de vous être présentée en créant des centres opérationnels de sécurité (COS ou SOC en anglais), qui constitueraient le « cyberbouclier européen ». Selon la Commission européenne, la mise en place d'un tel « bouclier » permettrait de renforcer la détection et la prévention des cybermenaces, la collecte de renseignements et l'échange d'informations sur ces menaces. Ces COS seraient de deux natures : nationaux et transfrontières. Un COS national serait un organisme public chargé de jouer le rôle de « radar » face aux cybermenaces, selon les termes de l'ANSSI. Ces entités agiraient en amont des incidents, puisque leur rôle serait de les prévenir. Un COS pourrait être une structure existante (en France, l'ANSSI serait un COS) ou nouvellement créée. La création de ces COS devrait obéir à une seule contrainte : un COS devrait être un organisme public afin d'être éligible aux financements européens. Ces COS nationaux seraient en outre susceptibles de participer à des COS transfrontières, constitués en « consortiums d'hébergement » d'au moins trois États membres, pas nécessairement voisins, afin de participer à des acquisitions conjointes avec le CECC et de promouvoir l'échange d'informations, notamment sensibles. La participation à au moins un COS transnational est encouragée par la Commission, qui conditionne son aide financière à un COS national au fait que celui-ci s'engage à rejoindre un COS transfrontière dans les deux ans et majore l'aide européenne allouée aux COS transfrontières. De plus, si un COS transfrontière obtenait des informations sur un « incident de cybersécurité majeur potentiel ou en cours », il devrait les partager « sans retard injustifié », avec le réseau EU-CyCLONe, le réseau des CSIRT et la Commission européenne. Le champ des secteurs au sujet desquels cet échange d'informations est attendu mérite qu'on s'y attarde. En effet, il ne comprend aucune exception, notamment au bénéfice de la sécurité nationale et de la défense nationale. En outre, le dispositif initial de la proposition de règlement se contente de mentionner une simple « responsabilité première » des États-membres dans les secteurs comme la défense ou la sécurité nationale, au lieu de reconnaître sans ambiguïté leur responsabilité que les traités reconnaissent comme exclusive en ces matières. Cela n'est pas sans causer d'inquiétudes et la vigilance doit être de mise, face à ce qui peut apparaître comme une atteinte aux compétences propres des États membres.

Le deuxième pilier de la réforme envisagée est la constitution d'une réserve européenne de sécurité, qui vise à renforcer la coopération européenne lors de la gestion des cyberincidents. En cas d'incident grave, cette réserve européenne de cybersécurité serait appelée à intervenir en dernier recours, en soutien aux États membres, à l'Union européenne, voire à des pays tiers. En pratique, la réserve serait composée des personnels d'entreprises prestataires sélectionnées par appel d'offres selon des critères de compétence professionnelle, d'intégrité et de transparence, et de garanties en matière de protection des informations sensibles, etc. C'est déjà le mode opératoire que l'ANSSI suit à l'échelon national pour répondre aux cyberattaques qui menacent régulièrement les établissements de santé, les collectivités territoriales... L'avantage d'un tel dispositif est de disposer des compétences de ces prestataires tout en assurant une coordination publique et stratégique des actions menées. Le dernier pilier de la proposition de règlement est l'instauration d'un mécanisme d'analyse des incidents, fondée sur une procédure de retour d'expérience. À la demande de la Commission européenne, du réseau EU-CyCLONe ou du réseau des CSIRT, l'agence européenne de cybersécurité (ENISA) serait chargée de rédiger un rapport analysant et évaluant les menaces, les vulnérabilités et les mesures d'atténuation, suite à un incident de cybersécurité important ou majeur. Ce rapport d'analyse et d'évaluation devrait contenir un volet tirant les enseignements de l'incident et un autre comprenant des recommandations lorsque c'est utile. Il serait ensuite remis au réseau des CSIRT, à EU-CyCLONe et à la Commission.

S'agissant des financements prévus pour remplir ces missions, une réaffectation de 100 millions d'euros au sein du programme pour une « Europe numérique » doit porter le montant des fonds disponibles pour les actions de cybersécurité à 842,8 millions d'euros.

Enfin, j'achèverai ma présentation en indiquant qu'un certain nombre d'actes d'exécution sont prévus dans le texte, notamment pour des finalités telles que la définition des critères permettant de bénéficier de la réserve européenne de cybersécurité.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure. - Après les présentations de mes co-rapporteurs, je veux d'abord vous rappeler que nous vous soumettons à la fois, une proposition de résolution européenne (PPRE) et une proposition d'avis politique, la première étant destinée au Gouvernement et la seconde, à la Commission européenne. Permettez-moi en préambule de me féliciter du « trilogue » réussi qu'a constitué le travail accompli avec mes deux collègues.

Ma deuxième observation concerne le calendrier très contraint de cette proposition, qui nous imposait de nous prononcer aujourd'hui « en dernier recours ». En effet, alors que la proposition a été présentée par la Commission européenne le 18 avril dernier, et que les négociations, disons-le, ont eu un peu de mal à démarrer, la commission ITRE du Parlement européen a adopté sa position sur ce texte le 7 décembre dernier, et le Parlement dans son ensemble va faire de même au cours de cette semaine. Quant au Conseil, sous l'influence de la présidence espagnole, il pourrait adopter une orientation générale après-demain.

Je vais ici me concentrer sur nos principales propositions et observations.

Tout d'abord, nous souhaitons marquer notre soutien au principe d'un renforcement de la coopération européenne dans le domaine de la cybersécurité et à la coordination des autorités nationales et européennes compétentes. En effet, comme cela vient d'être rappelé, la menace cyber tant criminelle qu'étatique est importante et croissante et, dans ce contexte, la solidarité européenne est un prérequis pour un espace numérique européen sûr. Je précise que, lors des dernières « Assises de la cybersécurité », l'année 2023 a été qualifiée d'annus horribilis et qu'une nouvelle augmentation des menaces est très probable en 2024.

Nous rappelons cependant que cette coopération doit être compatible avec le cadre récemment fixé par la directive SRI 2 qui nous semble cohérent. Je précise de nouveau que cette directive est encore en attente de transposition. Comme l'a indiqué le président de la commission en introduction, pour la France, le projet de loi de transposition est annoncé pour le premier semestre 2024. Nous souhaitons en particulier la reprise des exceptions et exclusions prévues par cette directive en faveur de la sécurité nationale.

De plus, notre soutien de principe à la réforme ne nous empêche pas de déplorer l'absence d'analyse d'impact pour justifier juridiquement, politiquement et financièrement, les principales dispositions de la proposition de règlement. Faute de ce document, il est difficile d'évaluer la nécessité et la pertinence de certaines innovations du texte, en premier lieu, le projet de « cyberbouclier ». J'ajoute que ce regret est en cohérence avec la position de principe exprimée à plusieurs reprises par notre commission, qui demande régulièrement à la Commission européenne d'accompagner chaque nouvelle initiative d'une étude d'impact. Or, nous en sommes loin.

Nos interrogations portent également sur les modalités de financement du dispositif. À cet égard, nous exprimons notre inquiétude sur les redéploiements envisagés des crédits du programme « Europe numérique », initialement prévus pour le développement des compétences de nos concitoyens en matière de cybersécurité : un tel prélèvement nous semble en effet paradoxal à l'heure où les États membres comme la Commission européenne prônent un accroissement de la vigilance de la part de chacun et le renforcement des compétences dans le domaine cyber. Nous demandons également que la dérogation souhaitée au principe d'annualité budgétaire soit strictement limitée au financement des actions imprévues telles que celles de la réserve pour répondre à un incident majeur.

Concernant les principales dispositions du texte, nous sommes favorables au nouveau mécanisme d'analyse des incidents cyber par l'ENISA, qui nous semble un moyen utile, pour les acteurs opérationnels, de partager leurs retours d'expérience.

Nous formulons cependant deux demandes. Afin d'éviter les « doublons » au sein d'une architecture pour le moins complexe, nous souhaitons simplement une clarification dans l'attribution de cette mission entre l'ENISA et le réseau EU-CyCLONe, à qui la directive SRI2 a déjà confié cette tâche. Nous demandons aussi une intégration complète des États membres dans ce mécanisme d'analyse des incidents. Ces derniers doivent absolument contribuer aux analyses de l'ENISA mais également être directement destinataires de ses études finales.

Nous saluons par ailleurs le projet de réserve européenne de cybersécurité qui, disons-le, reprend le modèle développé en France autour de l'ANSSI, qui est fondé sur une alliance entre autorités opérationnelles publiques et prestataires privés de confiance. En effet, soyons francs, la plupart des États membres n'ont pas les moyens de répondre seuls à des crises de cybersécurité de grande ampleur ou simultanées. C'est également le cas de , la France, alors que notre pays pourrait être particulièrement exposé aux cyberattaques lors des Jeux Olympiques de Paris 2024. Par ailleurs, comme le souligne l'ANSSI, un État membre faisant face à une cyberattaque sur ses réseaux critiques laissera plus facilement intervenir un prestataire privé que des agents d'un autre État, même partenaire.

Néanmoins, l'intervention possible d'entreprises issues de pays tiers dans les systèmes d'information d'un État membre touché par une cyberattaque, comporte un risque élevé d'ingérence étrangère. Cette solution trahit en fait la dépendance des États membres à l'égard de prestataires étrangers, mais elle n'est pas acceptable sur le long terme, au regard des ambitions d'autonomie stratégique de l'Union européenne.

En conséquence, nous vous proposons tout d'abord de restreindre le champ des prestataires potentiels, sans circonvenir aux accords commerciaux liant l'Union européenne, en préconisant de n'inclure dans la réserve, que les prestataires ayant leur siège social dans l'Union européenne, dans l'Espace économique européen ou dans un pays tiers associé à l'Union européenne et partie à l'accord sur les marchés publics de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Une telle proposition a également été émise par la commission ITRE du Parlement européen.

Nous appelons également de nos voeux la « montée en puissance » des prestataires européens afin d'assurer l'autonomie stratégique de l'Union européenne, accompagnée d'une augmentation des ressources de l'ENISA par un plan de recrutement de cyber-experts européens. Nous tenons aussi à souligner que la France doit elle-même poursuivre le renforcement de ses capacités à prévenir les cyberattaques et à y répondre. En particulier, nous insistons sur l'importance, pour nos collectivités, administrations et entreprises, de se doter d'un plan de continuité des activités (PCA) : sur le terrain, peu d'organismes en sont pourvus ; or cet outil permet de limiter les dégâts en cas d'attaques cyber. Car je rappelle que dans ce domaine, la question n'est pas tant de savoir si les attaques interviendront mais à quelle échéance et selon quelles modalités.

Nous estimons simultanément que cette réserve, qui, aux termes de l'article 17 de la proposition de règlement, pourrait intervenir dans les pays associés à l'Union européenne, devrait être valorisée comme un facteur de rapprochement et de coopération accrue avec ces pays tiers partenaires : cela permettrait en particulier d'arrimer à nous les futurs États membres victimes de cyberattaques qui ont besoin de protection.

Enfin, à la suite des interrogations qui avaient été exprimées par notre collègue Laurence Harribey dans sa communication du 5 juillet dernier et par la Cour des comptes de l'Union européenne, nous constatons que les centres opérationnels de sécurité (COS ou SOC en anglais) que la proposition de règlement propose de créer seraient « de nature à rendre plus complexe l'ensemble du paysage de l'UE en matière de cybersécurité. ». Il existe en effet un vrai risque de « double emploi » entre ces centres et le réseau des CSIRT. Or, lors de nos auditions, aucun interlocuteur n'a pu défendre la valeur ajoutée de ces COS/SOC. Nous demandons en conséquence leur suppression et le transfert explicite des missions qui devaient leur être confiées au réseau des CSIRT déjà bien identifié. Ainsi, en France, ces centres sont progressivement mis en place dans chaque région. Les deux derniers ont été inaugurés en Bretagne et en Île-de-France au mois de novembre.

Telles sont les principales observations de notre proposition de résolution et de notre proposition d'avis politique.

M. Jean-François Rapin, président. - Avant de donner la parole aux divers intervenants, je mentionne qu'Audrey Linkenheld a été très sensibilisée au sujet que nous traitons en raison d'une puissante cyberattaque - qui ne semble pas encore tout à fait résolue - menée il y a plusieurs mois contre la mairie de Lille ; tel a été le cas aussi en Région Normandie et chacun ici a pu être confronté à un moment ou à un autre à une telle situation.

Pensez-vous, dans votre for intérieur, que ce règlement va nous permettre de remettre à niveau nos capacités de lutte contre la cybermalveillance, voire de prendre de l'avance dans ce domaine ?

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure. - Pour ma part, je pense qu'il faut distinguer deux sujets. Le premier est l'état de sécurité des institutions européennes elles-mêmes, qui avait été jugé insuffisant par la Cour des comptes de l'Union européenne, dans un rapport spécial de 2022. . Tirant les conséquences de cette alerte, une proposition de règlement spécifique, adoptée récemment, a permis de progresser dans ce domaine.

Le second sujet, plus global, est celui de notre degré de préparation face à des cybermenaces de grande ampleur et à des attaques qui pourraient concerner soit plusieurs pays en même temps, soit un seul État membre au départ mais avec des répercussions ultérieures sur les autres. Je ne pense pas qu'on puisse dire que nous sommes en retard, à l'échelle mondiale, par rapport aux autres pays ; en revanche, je crois qu'il nous faut encore progresser et il paraît regrettable que la directive SRI2 ne soit pas déjà pleinement opérationnelle. Lors de nos auditions, nos interlocuteurs de la Commission européenne et de l'ENISA ont cependant précisé que la guerre en Ukraine avait suscité une prise de conscience supplémentaire puisque la menace militaire a pris une nouvelle dimension cyber. J'ai aussi mentionné les Jeux olympiques de 2024, qui seront un défi important en matière de cybersécurité. Au total, et même si la démarche européenne en cours est complexe, elle paraît nécessaire et pertinente, en particulier dans son volet consacré à la réserve. Quant à la coopération opérationnelle, elle semble déjà se développer spontanément sur le terrain et c'est pourquoi nous alertons sur les risques de « doublons » et de complexité excessive que présente la réforme discutée. Il ne faut pas fragiliser les structures et les procédures qui fonctionnent. La coopération doit surtout être encouragée par des financements :. J'insiste de nouveau sur l'importance de la réserve, qui est un outil fondamental, à condition que le dispositif « ne se retourne pas contre nous » en confortant la domination technologique des prestataires étrangers - pour ne pas dire américains. - appelés à intervenir. Nous souhaitons que la réforme permette plutôt la « montée en puissance » des champions européens, et en particulier français, afin qu'ils puissent être en capacité d'intervenir face à des cyberincidents de grande ampleur.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Les textes européens traitant du numérique se sont multipliés ces dernières années dans des domaines comme le traitement des réseaux, la régulation des marchés et des services numériques (DMA et DSA), le Data Act, ou les divers textes relatifs à la cybersécurité - dont je souligne qu'ils sont interdépendants face à une cybermenace elle-même protéiforme quand elle attaque des sites stratégiques ou des infrastructures essentielles. Ces attaques sont physiques et empruntent également le canal des réseaux, des adresses mails et ne sont pas sans lien avec la contrefaçon et la cybercriminalité.

L'adoption de tous ces textes européens était nécessaire mais ceux-ci se sont succédés de façon assez rapide et sans qu'on voie toujours très bien le lien entre eux, comme nous l'avions déjà fait observer avec Florence Blatrix Contat quand nous avons examiné le Data Act. Il fallait donc faire apparaître l'articulation entre ces textes. À cet effet, nous avons entendu les acteurs représentant les grandes entreprises et les grandes infrastructures. Ils étaient satisfaits de pouvoir enfin disposer de réglementations adaptées mais regrettaient un peu « l'avalanche » de dispositions complexes à mettre en oeuvre et qui nécessitaient de disposer de compétences à cet effet. C'est pourquoi, dans le plan boussole numérique pour 2030 qui a été évoqué lors de l'examen des crédits du programme pour une « Europe numérique », nous avions signalé l'urgence à travailler sur la montée en compétences numériques de tous et à former suffisamment d'informaticiens, de développeurs, etc., pour pouvoir répondre à la demande. D'où l'idée, dans le cadre de la présente réserve européenne, d'avoir recours à des prestataires privés.

Je pense que nous nous sommes maintenant dotés d'un arsenal certes perfectible mais qui a le mérite d'exister : le défi réside à présent dans une véritable acculturation de ces sujets, certaines collectivités territoriales ou administrations n'étant pas toujours informées des bonnes pratiques ni des risques liés à l'utilisation de tel ou tel logiciel. C'est un sujet majeur dans un monde où la cybermenace n'a jamais été aussi importante. J'insiste, comme Audrey Linkenheld, sur notre préconisation qui concerne les entreprises privées susceptibles de faire partie de la réserve européenne destinée à intervenir en situation de crise informatique grave : il faut vraiment garantir que ces entreprises soient certifiées et répondent à des exigences précises, à l'instar des entreprises de l'informatique en nuage qui doivent obtenir la qualification SecNumCloud. Il faut mettre en place un référentiel commun auquel doivent se conformer les opérateurs et développer une politique industrielle efficace dans le cadre du projet boussole numérique 2030 afin de pouvoir disposer d'un groupe suffisant d'entreprises sur notre continent ; nous en sommes encore loin à ce jour, ce qui implique de faire appel à des entreprises extra-européennes.

M. Cyril Pellevat, rapporteur. - J'ajoute simplement, pour répondre à la question concrète soulevée par notre président, que nous avions pris, au niveau européen, beaucoup de retard par rapport à d'autres pays qui s'étaient déjà préparés à ces menaces et avaient lancé des politiques d'acculturation. La prise de conscience actuelle des États membres et des institutions européennes sur la gravité du risque cyber, dont témoignent les textes européens déjà évoqués par mes collègues, va donc plutôt dans le bon sens. Ma participation aux sessions de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) m'amène cependant à constater que certains pays sont comparativement mieux armés et plus proactifs que le nôtre dans le domaine de la cybersécurité. J'espère en tout cas que les réunions, les propositions de règlement, les soutiens apportés aux États, la prise de conscience collective et la montée en compétences nous permettront de rattraper notre retard.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Merci beaucoup pour vos intéressantes indications sur un sujet que je trouve assez difficile d'accès. Aujourd'hui, l'intelligence artificielle (IA) accélère beaucoup les évolutions et je me demande si nous nous sommes assurés que la réglementation européenne ne va pas les brider par rapport à celles qui sont en cours sur les autres continents.

L'architecture très complexe que vous avez décrite m'amène également à partager vos inquiétudes sur d'éventuels effets pervers résultant de la multiplication des échelons successifs de décision et d'un fonctionnement trop bureaucratique : à cet égard, que prévoit l'Europe pour se prémunir d'une « dérive administrative » et assurer une indispensable efficacité dans la mise en oeuvre de la cybersécurité ?

Mme Marta de Cidrac. - Je voudrais revenir sur la question du recours aux prestataires étrangers sur lequel vous avez insisté en préconisant qu'à tout le moins leur siège social soit implanté dans l'UE ou que ces prestataires entretiennent des relations privilégiées avec les acteurs européens. En quoi cela va-t-il nous préserver d'un certain nombre d'aléas en matière de cybersécurité ?

En deuxième lieu, vous avez appelé de vos voeux la montée en puissance de prestataires européens : à quelle échéance cet objectif peut-il être atteint et y a-t-il un calendrier européen qui fixe des étapes pour se doter de tels outils ?

Enfin, compte tenu du fonctionnement de l'Union européenne où s'exercent parfois des pressions ou des actions lobbyistes en provenance du monde entier, nos États membres sont-ils en mesure de viser l'indépendance dans ce domaine de la cybersécurité ?

M. Dominique de Legge. - Le ministère de la Défense a pris un certain nombre d'initiatives dans le domaine de la cybersécurité et je souhaiterais savoir comment s'articulent ces actions avec les dispositifs européens que vous nous avez présentés.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Je veux préciser à notre collègue Louis-Jean de Nicolaÿ, qu'il nous faut distinguer la réglementation en cours d'élaboration sur l'IA de celle relative à la cybersécurité. En effet, l'IA relève de l'immatériel, c'est-à-dire qu'elle permet de traiter des données avec des algorithmes et de développer telle ou telle application. Le sujet de cybersécurité, que nous traitons aujourd'hui, concerne d'abord la protection des infrastructures vitales » en dur » si je puis dire : par exemple, l'informatique en nuage est constituée de plusieurs « briques » incluant les câbles, les data centers, les réseaux qui connectent les appareils les uns aux autres et les logiciels de traitement. Les cyberattaques empruntent les réseaux pour atteindre les institutions, les administrations ou les opérateurs vitaux.

Concernant le nouveau cadre réglementaire européen sur l'IA, les négociations en trilogue étant achevées, nous sommes en train d'analyser dans quelle mesure le compromis trouvé reprend les éléments que nous avions défendus dans notre résolution européenne ainsi que ceux qui avaient fait l'objet d'une discussion au Parlement européen et qui me semblaient assurer un équilibre satisfaisant entre innovation, protection, transparence et redevabilité pour éviter de graves dérives. Il semblerait que le texte revienne sur cet équilibre parce que le Conseil de l'Union européenne, notamment aiguillonné par la France, voudrait s'affranchir des dispositifs de protection des données. Le Président de la République a indiqué hier qu'il y avait trop de régulation dans ce domaine ; une telle affirmation me paraît potentiellement très risquée si cela signifie un retour à ce qui a été fait au début de l'année 2010 où on n'a pas voulu réguler l'espace numérique, et en particulier les plateformes, moyennant quoi, 20 ans plus tard, les États membres et l'Union européenne en ont perdu le contrôle. Je réaffirme donc ma préférence pour une législation équilibrée qui préserve l'innovation tout en ménageant des garde-fous.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure. - S'agissant de la réserve européenne de cybersécurité, qui est un sujet effectivement complexe, je rappelle d'abord que tous les États membres sont censés être préparés à faire face à des cyberattaques d'intensité « normale ». En revanche, si une cyberattaque de grande ampleur se produit et que la France, par exemple, ne peut pas la contrecarrer avec ses propres outils, elle pourrait solliciter l'aide de la réserve européenne et donc d'entreprises préalablement sélectionnées par appel d'offres pour intervenir en soutien. Pour nous, la question n'est pas tant de savoir si ces prestataires pourraient se révéler malveillants que d'éviter d'encourager une trop grande dépendance de l'UE vis-à-vis d'acteurs économiques extra-européens ainsi que des pays qui les abritent. Il nous semble préférable, même si nous entretenons des relations cordiales avec certains, notamment les Américains, que les prestataires auxquels nous ferons appel ne soient pas uniquement extra-européens, même si nous avons bien conscience que nous parlons d'acteurs économiquement libres et dont le capital n'est pas public. Par analogie, nous préférons construire et utiliser des Airbus, plutôt que des avions Boeing et j'ajoute que la préférence pour des prestataires informatiques ayant des liens resserrés avec l'Union Européenne se justifie par le fait qu'il s'agit de gérer des questions sensibles. J'ajoute que ces prestataires européens existent et la France abrite des acteurs de référence dans ce domaine qui sont en capacité d'intervenir efficacement dès à présent. Les précautions que nous recommandons de prendre concernent l'hypothèse d'une intervention en cas d'attaque de grande ampleur mais à l'heure actuelle, en fonctionnement courant, les outils dont nous disposons constituent une défense efficace. La menace cyber étant amenée à s'accroître, nous estimons que nos champions industriels doivent parallèlement augmenter leurs capacités en conséquence.

Mme Marta de Cidrac. - Je vous remercie de la réponse mais je me demande en quoi le fait qu'un prestataire par exemple américain ait son siège dans l'espace européen apporterait une garantie de protection supplémentaire, en dehors du fait qu'on peut supposer ou espérer que son comportement tiendra compte de ses éventuels clients européens. De plus, je réitère la question de savoir à quelle échéance on prévoit, au sein de l'Union Européenne, de disposer d'une certaine autosuffisance pour de telles prestations.

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure. - J'indique à nouveau que ce n'est pas tant l'aléa cyber qui importe mais plutôt l'indépendance économique de l'Europe. Un prestataire ayant son siège social en Europe voire des capitaux majoritairement européens, même s'il appartient au secteur privé, est-il plus sécurisant pour nous qu'un prestataire dont le capital est exclusivement détenu par des étrangers tiers à l'UE ? Pour répondre à cette question, je reprends l'exemple de l'aviation : le risque d'accident est à peu près comparable lorsque nous volons dans un avion Airbus ou Boeing ; en revanche l'utilisation exclusive d'avions américains nous rendrait dépendants d'appareils majoritairement construits aux États-Unis, en dehors de notre sol.

Je rappelle également que les prestataires de cyberdéfense sont d'ores et déjà présents en France ; nous les connaissons bien et souhaitons simplement leur permettre de renforcer leurs capacités pour faire appel à eux en cas d'attaque cyber.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - Je vais apporter des précisions à la question très pertinente de Marta de Cidrac en me référant à l'article 16 intitulé « fournisseurs de confiance » de la proposition de règlement européen sur la cybersécurité qui nous est soumise. En dehors de la question de la localisation de leur siège social en Europe, ces prestataires doivent avoir la qualité de fournisseur de confiance en obtenant une certification qui se construit à partir d'un référentiel. L'article 16 définit le cadre de ce référentiel qui doit garantir, je cite, « la protection des intérêts essentiels de l'Union et de ses États membres en matière de sécurité ». Ce texte prévoit également une série d'exigences dont je vous lis les deux principales : « le fournisseur démontre que son personnel possède le plus haut niveau d'intégrité professionnelle, d'indépendance, de responsabilité et de compétence technique requise pour mener à bien les activités dans son domaine spécifique, et il garantit la permanence/la continuité de l'expertise ainsi que les ressources techniques requises » (Art.16 - 2- a) ; « le fournisseur, ses filiales et ses sous-traitants disposent d'un cadre pour protéger les informations sensibles relatives au service, et notamment les éléments de preuve, les conclusions et les rapports, qui est conforme aux règles de sécurité de l'Union relatives à la protection des informations classifiées de l'UE » (Art. 16 - 2- b). Cet article 16, comporte donc des garanties qui verrouillent le choix des prestataires à travers la certification du fournisseur de confiance qui, par exemple, exclut les opérateurs Russes et Chinois.

Un tel dispositif n'assure cependant pas une totale indépendance. Nous avons exprimé le souhait de pouvoir disposer d'opérateurs français ou européens suffisamment puissants pour dépasser leurs concurrents étrangers lors du débat sur le thème de l'informatique aux nuages. Il en va de même pour les prestataires dans le domaine de la cybersécurité et seule la construction progressive d'une politique d'encouragement nous permettra de recouvrer une forme de souveraineté en faisant appel à des acteurs nationaux ou européens qui n'existent pas toujours au moment où nous parlons.

M. Jean-François Rapin, président. - Avez-vous des précisions à apporter sur la question de Dominique de Legge sur les liens entre cyberdéfense civile et militaire ?

Mme Audrey Linkenheld, rapporteure. - Nous partageons l'avis de notre collègue sur la fait que ni ce texte ni la directive SRI2, en cours de transposition, ne doivent s'appliquer au domaine de la Défense. Mais la directive SRI2 est plus claire en excluant explicitement son intervention dans le domaine de la défense nationale. Nous avons donc préconisé dans notre proposition de résolution que la présente proposition de règlement reprenne cette exclusion. Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. - La question de Dominique de Legge est importante et soulève des aspects complexes : je suggérerais volontiers que nous entendions le général Watin-Augouard qui a piloté la mission cybersécurité de l'IHEDN pendant cinq ans. Il nous ferait certainement un exposé extrêmement limpide sur les enjeux de cybersécurité et l'articulation entre les activités des différents ministères de la défense et de l'intérieur, en nous précisant comment ces ministères et l'ANSSI travaillent avec les instances nationales ou européennes y compris Europol,. L'organisation de la cybersécurité est peu connue du grand public pour des raisons évidentes, et cet officier pourrait nous aider à y voir plus clair.

M. Jean-François Rapin, président. - Je compte échanger avec le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, pour que nous puissions envisager un travail commun sur ce sujet.

M. Pascal Allizard. - Je pense qu'une telle initiative est absolument nécessaire et nous pourrions aussi faire appel à des spécialistes qui font le lien avec les aspects psychologiques - qu'il faut impérativement prendre en compte - de la cybermenace, ce qui nous permettrait d'associer également la commission des affaires sociales à nos travaux.

 À titre d'anecdote assez révélatrice, en travaillant sur le thème de la cybersécurité militaire, j'ai quand même entendu que « quitte à se faire espionner, il vaut mieux que ce soit par les Américains que par les Chinois »...

M. Jean-François Rapin, président. - Je félicite nos co-rapporteurs pour leur travail réalisé dans un temps contraint et soumets au vote de la commission la proposition de résolution européenne ainsi que l'avis politique.

La commission adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

SUR LA PROPOSITION DE RÈGLEMENT EUROPÉEN ÉTABLISSANT DES MESURES DESTINÉES À RENFORCER

LA SOLIDARITÉ ET LES CAPACITÉS DANS L'UNION

AFIN DE DÉTECTER LES MENACES ET INCIDENTS

DE CYBERSÉCURITÉ, DE S'Y PRÉPARER ET D'Y RÉAGIR COM(2023) 209 FINAL

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu le traité sur l'Union européenne, en particulier son article 4,

Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, en particulier ses articles 173 et 322,

Vu le règlement (UE) 182/2011 du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 établissant les règles et principes généraux relatifs aux modalités de contrôle par les États membres de l'exercice des compétences d'exécution par la Commission,

Vu le règlement (UE) 2019/881 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 relatif à l'ENISA (Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité) et à la certification de cybersécurité des technologies de l'information et des communications, et abrogeant le règlement (UE) n° 526/2013 (règlement sur la cybersécurité),

Vu le règlement (UE) 2021/694 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 établissant le programme pour une Europe numérique et abrogeant la décision (UE) 2015/2240,

Vu le règlement (UE) 2021/887 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2021 établissant le Centre de compétences européen pour l'industrie, les technologies et la recherche en matière de cybersécurité et le Réseau de centres nationaux de coordination,

Vu la directive (UE) 2022/2555 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l'ensemble de l'Union, modifiant le règlement (UE) n° 910/2014 et la directive (UE) 2018/1972, et abrogeant la directive (UE) 2016/1148 (directive SRI 2),

Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans les institutions, organes et organismes de l'Union COM(2022) 122 final,

Vu la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant des exigences horizontales en matière de cybersécurité pour les produits comportant des éléments numériques et modifiant le règlement (UE) 2019/1020, COM(2022) 454 final,

Vu la proposition de règlement tendant à étendre le champ de la certification européenne de cybersécurité, COM(2023) 208 final,

Vu la proposition de règlement ayant pour objectif d'améliorer la solidarité européenne dans le domaine de la cybersécurité, COM(2023) 209 final,

Vu la communication du 18 avril 2023 annonçant la création d'une Académie européenne de cybersécurité, COM(2023) 207 final,

Vu l'avis 02/2023 du 5 octobre 2023 de la Cour des Comptes de l'Union européen sur une proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des mesures destinées à renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union afin de détecter les menaces et incidents de cybersécurité,

Vu la résolution européenne du Sénat n° 109 (2017-2018) du 26 mai 2018 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l'ENISA, Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité, et abrogeant le règlement (UE) n526/2013, et relatif à la certification des technologies de l'information et des communications en matière de cybersécurité (règlement sur la cybersécurité), COM(2017) 477 final,

Vu le rapport d'information n° 458 (2017-2018) de M.  René DANESI et Mme  Laurence HARRIBEY, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, intitulé la cybersécurité : un pilier robuste pour l'Europe numérique,

Vu la communication en date du 5 juillet 2023 de Mme Laurence HARRIBEY, sénatrice, devant la commission des affaires européennes du Sénat, sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement européen établissant des mesures pour renforcer la solidarité et les capacités dans l'Union européenne à détecter les menaces et les incidents liés à la cybersécurité, à s'y préparer et à y répondre COM(2023) 209,

Sur la proposition de règlement et ses objectifs 

Considérant que la cybersécurité est un enjeu politique majeur d'autant plus fort que le recours au numérique est massif dans les sociétés contemporaines ;

Considérant en effet que l'une des conséquences du développement de la numérisation de l'économie et des sociétés européennes est la vulnérabilité croissante de l'Union européenne et de ses États membres à l'égard des cyberattaques ;

Considérant que, selon l'ENISA, la menace cyber pesant sur l'Union européenne est aujourd'hui substantielle, et que ce niveau s'est accru depuis le début de la guerre en Ukraine ;

Considérant que, pour la France, selon l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), les cyberattaques touchent particulièrement les administrations publiques, les établissements de santé, les PME-TPE, mais fragilisent également les démarches du quotidien de nos concitoyens ;

Considérant que ces menaces et ces attaques sont le fait, non seulement de « pirates » et de réseaux criminels mais également d'acteurs étatiques hostiles aux États membres de l'Union européenne désireux de fragiliser cette dernière ;

Considérant, par conséquent, que la coopération et l'entraide entre les États membres en matière de cybersécurité sont nécessaires et constituent un prérequis pour tendre vers un espace numérique sûr ;

Salue le fait que l'Union européenne a pris conscience de cette nécessité et a su se doter d'un cadre juridique solide et complet pour bâtir une architecture européenne de cybersécurité ;

Rappelle que cette architecture a été établie par le règlement (UE) 2019/881 du 17 avril 2019, qui a renforcé l'ENISA, et la directive (UE) 2022/2555 du 14 décembre 2022, dite SRI 2, qui, d'une part, a imposé des obligations de cybersécurité aux entités essentielles et, d'autre part, institué des organes opérationnels pour la coopération et l'échange d'informations ;

Prend acte du souhait de la Commission européenne de renforcer de nouveau cette architecture avec la présente proposition de règlement ; s'interroge sur l'opportunité de la présentation d'un nouveau texte européen modifiant les relations et les missions des acteurs de la cybersécurité seulement quatre mois après l'adoption définitive de la directive SRI 2 ; soutient néanmoins l'objectif de cette dernière en ce qu'elle traduit la volonté d'une coopération accrue et pérenne en matière de cybersécurité à l'échelle européenne ;

Sur l'absence d'analyse d'impact accompagnant la proposition et ses conséquences sur l'évaluation de la nécessité de la réforme

Déplore l'absence d'analyse d'impact accompagnant la proposition de règlement car cette absence fragilise la sincérité de la présentation de la Commission européenne, empêche l'estimation des financements nécessaires à la mise en oeuvre de la réforme et rend difficile l'évaluation de la valeur ajoutée du dispositif envisagé ;

Sur le champ d'application du règlement proposé

Considérant que la rédaction des articles 1er et 2 de la proposition de règlement est ambiguë en ce qu'elle n'exclut pas explicitement les domaines de la sécurité nationale et de la défense nationale de son champ d'application ;

Considérant en outre que l'article 1er, paragraphe 3, précité évoque une « responsabilité première » des États membres et non exclusive dans le domaine de la sécurité nationale ;

Rappelle que conformément aux traités, et en particulier, l'article 4 du traité sur l'Union européenne (TUE) qui stipule que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre », la sécurité nationale et la défense nationale demeurent des domaines relevant de la compétence exclusive des États membres ; considère qu'il ne saurait être question d'inclure les États membres dans un dispositif d'échange massif et obligatoire d'informations avec un nombre étendu de partenaires, qui, paradoxalement, affaiblirait la cybersécurité de l'Union européenne ;

Invite le Gouvernement à s'assurer de la compatibilité des dispositions de la présente proposition avec celles de la directive SRI 2 ; et demande la reprise explicite, au sein de son article 1er, des paragraphes 6 et 7 de la directive SRI 2 précitée, afin de préciser, d'une part, que son dispositif serait « sans préjudice de la responsabilité des États membres en matière de sauvegarde de la sécurité nationale et de leur pouvoir de garantir d'autres fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer l'intégrité territoriale de l'État et de maintenir l'ordre public », et, d'autre part, qu'il ne s'appliquerait pas « aux entités de l'administration publique qui exercent leurs activités dans les domaines de la sécurité nationale, de la sécurité publique, de la défense ou de l'application des lois » ;

Sur le financement de la présente proposition de règlement

Considérant que le budget des actions de cybersécurité dans le cadre du programme pour une Europe numérique a été augmenté de 100 millions d'euros par une réaffectation des fonds, passant ainsi de 743 à 843 millions d'euros ;

Constate, comme le confirme l'avis 02/2023 rendu par la Cour des comptes de l'Union européenne, que l'information sur le financement de cette réforme est partielle et, en particulier, que la proposition ne contient pas d'estimation du coût total escompté de l'établissement et de la mise en oeuvre des mesures envisagées ; demande en conséquence, à la Commission européenne de faire toute la transparence sur ces coûts ;

Observe également que la Commission européenne souhaite pouvoir déroger au principe d'annualité budgétaire dans l'utilisation des fonds européens dédiés à ce dispositif ; incite la Commission européenne à limiter cette dérogation au principe d'annualité aux seules activités non planifiables, à savoir la réserve européenne de cybersécurité et l'assistance mutuelle, puisque ces dernières ne seraient mises en oeuvre que pour faire face à des évènements imprévisibles ;

Rappelle la nécessité de financements pérennes, nationaux et européens, pour garantir l'efficacité de la coopération européenne dans le domaine de la cybersécurité ;

Regrette que la réorientation des fonds visant à financer le présent dispositif se fasse au détriment d'autres actions essentielles comme l'éducation digitale ou le programme Erasmus+, qui ont pour objectif de développer les compétences numériques de nos concitoyens et d'éviter « l'exclusion numérique » ;

Sur la création d'un « cyberbouclier » européen

Considérant que la cybermenace ne peut, par nature, être complètement contrée et que le « risque zéro » n'existe pas dans le domaine de la cybersécurité ;

Considérant que l'architecture européenne actuelle, résultant de la directive précitée SRI 2, comporte déjà de multiples acteurs chargés de la coordination politique, tels que le groupe de coopération européen, de la prévention et de la gestion des crises cyber, tels que le réseau EU-CyCLONe, et de la réponse aux incidents, tels que les centres de réponse aux incidents de sécurité informatique (CSIRT) ;

Considérant que la présente proposition prévoit la mise en place d'un « cyberbouclier » européen, infrastructure paneuropéenne qui serait constituée de centres opérationnels de sécurité (COS), nationaux et transfrontières, et devrait doter l'Union européenne de capacités avancées de détection, d'analyse et de traitement des données relatives aux cybermenaces ;

Considérant que chaque État membre devrait mettre en place un organisme public dénommé COS national, qui aurait une double fonction de « radar » pour détecter en amont les incidents de cybersécurité et de point de référence pour d'autres organisations publiques et privées au niveau national ;

Considérant que ces COS nationaux pourraient procéder à des acquisitions d'outils et d'infrastructures en matière de cybersécurité conjointement avec le Centre de compétences européen en matière de cybersécurité (CECC), et, à cette occasion, bénéficier d'une aide financière européenne couvrant jusqu'à 50 % des coûts d'acquisition et 50 % des coûts opérationnels ;

Considérant que trois États membres au moins, représentés par leurs COS nationaux, pourraient s'unir au sein d'un consortium d'hébergement pour former un COS transfrontière ;

Considérant que ces COS transfrontières, en cas d'acquisition conjointe avec le CECC, pourraient bénéficier d'aides financières d'un montant à hauteur de 75 % des coûts d'acquisition des outils et infrastructures et de 50 % des coûts opérationnels ;

Considérant que ces COS transfrontières seraient tenus d'échanger des informations pertinentes, y compris sur les vulnérabilités, les incidents évités, et les cybermenaces, non seulement entre eux mais également, « sans retard injustifié », avec le réseau des CSIRT, le réseau EU-CyCLONe et la Commission européenne, en cas d'information relative à un incident de cybersécurité majeur ;

Considérant qu'à défaut de rejoindre un COS transfrontière dans les deux ans, un COS national perdrait le bénéfice de toute aide européenne ;

Approuve la volonté exprimée par la Commission européenne d'améliorer la détection des cyberincidents et des cybermenaces au niveau européen ;

Estime que la notion de « cyberbouclier » est trompeuse et qu'il devrait lui être préférée celle, plus honnête, de « cybersentinelle » ;

Observe que la Cour des comptes de l'Union européenne, dans son avis 02/2023 précité, a indiqué que la présente proposition était de nature à « rendre plus complexe l'ensemble du paysage de l'Union européenne en matière de cybersécurité » et précisé qu'il existait un risque de « double emploi entre les centres opérationnels de sécurité (COS) et le réseau des CSIRT déjà en place » ;

Souligne également que l'appel de Nevers des ministres de l'Union européenne en charge des télécommunications, rendu public le 9 mars 2022 sous présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE), a encouragé le renforcement de la coopération et de la solidarité européennes dans le domaine de la cybersécurité en s'appuyant sur les réseaux existants ;

Rappelle à cet égard la nécessité pour les collectivités territoriales comme pour les administrations et les entreprises d'anticiper les crises de cybersécurité en élaborant un plan de continuité des activités (PCA) ;

Estime enfin que l'architecture européenne de cybersécurité, pour être pleinement efficace, doit être compréhensible par tous les acteurs de la société, citoyens comme entreprises ;

Demande la préservation de l'architecture européenne de cybersécurité existante et le renforcement des organes de coopération déjà en place ;

Recommande en conséquence le retrait du dispositif des COS, dont la nécessité et la pertinence n'apparaissent pas évidentes, et l'intégration explicite des fonctions envisagées pour ces structures au sein des compétences des CSIRT ; insiste sur la pertinence de l'échelon régional pour la mission de réponse aux incidents informatiques confiée aux CSIRT ; souhaite le développement de la coopération entre CSIRT régionaux d'États membres frontaliers ;

S'interroge sur la pertinence de la présence systématique de la Commission européenne dans les échanges d'informations sensibles prévus par l'article 7 de la proposition, eu égard à son absence de compétence opérationnelle dans le domaine de la cybersécurité et alors même qu'elle siège déjà en tant qu'observateur au sein du réseau EU-CyCLONe ;

Sur le mécanisme d'urgence

Considérant que la présente proposition prévoit l'institution d'un mécanisme d'urgence, composé à titre principal d'une réserve européenne de cybersécurité, appelée à intervenir en cas de crise, à la demande d'un État membre, sur décision de la Commission européenne, et en dernier recours ;

Considérant que la réserve européenne de cybersécurité pourrait également bénéficier, sur demande, aux pays tiers ayant désigné un point de contact unique et fourni des informations suffisantes sur leurs capacités et actions de cybersécurité ;

Considérant que la réserve européenne de cybersécurité serait constituée d'entreprises privées sélectionnées par appels d'offres en tant que fournisseurs de confiance, sous réserve que les intéressées remplissent des critères de compétence technique et de garantie de la confidentialité des données ;

Considérant que les entreprises intervenant dans le cadre de la réserve bénéficieraient d'un préfinancement destiné à garantir leur disponibilité en cas d'incident et que, en cas de non utilisation de ces fonds, ces derniers pourraient être réorientés vers des actions de préparation ;

Prend acte du soutien du Gouvernement à ce mécanisme d'urgence fondé sur une alliance public/privé, qui s'inspire de l'organisation française de cybersécurité constituée autour de l'ANSSI ; constate néanmoins que ce modèle résulte d'une insuffisance des moyens dévolus aux autorités nationales compétentes en matière de cybersécurité ;

Prend note de la possibilité laissée à des entreprises extra-européennes d'intervenir au sein de la réserve européenne de cybersécurité dans les infrastructures critiques d'un État membre faisant face à une crise cyber ; relève que cette possibilité représente un risque non négligeable d'ingérence étrangère dans le fonctionnement de ces entités ; constate que l'instauration d'une telle possibilité répond à la dépendance actuelle de l'Union européenne ; observe que cette dépendance ne saurait subsister au regard de ses ambitions d'autonomie stratégique ;

Recommande par conséquent de n'inclure dans la réserve que des prestataires ayant leur siège social dans l'Union européenne, dans l'Espace économique européen ou dans un pays tiers associé à l'Union européenne et partie à l'accord sur les marchés publics de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ;

Appelle en conséquence l'Union européenne à soutenir les prestataires européens et à favoriser leur « montée en puissance », en vue d'assurer son autonomie stratégique ; demande en complément, une augmentation des ressources de l'ENISA par un plan de recrutement de cyber-experts européens ; ajoute que la France doit elle-même poursuivre le renforcement de ses capacités à prévenir les cyberattaques et à y répondre ;

Souhaite en outre que le dispositif envisagé impose aux États membres de fixer des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives afin de punir le vol, la diffusion non autorisée d'informations confidentielles et l'espionnage qui pourraient découler de l'activation du mécanisme d'urgence ;

Constate que l'article 17 de la présente proposition prévoit que la réserve européenne de cybersécurité pourrait également intervenir dans un pays tiers associé à l'Union européenne, à la demande de ce pays et à condition que l'accord d'association signé entre les deux parties mentionne une telle intervention ; estime cependant nécessaire de préciser dans la présente proposition, les modalités d'intervention de la réserve en cas de demandes simultanées d'États membres et de pays tiers, en prévoyant en particulier une priorité pour les États membres puis, pour les pays tiers candidats à l'adhésion à l'Union européenne ;

Sur le mécanisme d'analyse des incidents de cybersécurité

Considérant que la proposition tend à confier à l'ENISA une mission d'analyse des incidents de cybersécurité, à la demande de la Commission européenne, du réseau EU-CyCLONe et du réseau des CSIRT ;

Approuve le principe d'un tel mécanisme qui favorise la coordination des organes mentionnés en les faisant bénéficier mutuellement de « retours d'expérience » sur les crises et en leur permettant d'en tirer des enseignements pour l'avenir ;

Remarque toutefois que la directive SRI 2 confie déjà une telle mission au réseau EU-CyCLONe et souhaite en conséquence une clarification de la rédaction du dispositif envisagé afin d'éviter les « doublons » ;

Souhaite confirmation de la pleine intégration des États membres à cette revue des incidents de cybersécurité effectuée par l'ENISA, via leur contribution à l'analyse des incidents et leur information sur les conclusions de cette analyse ;

Sur l'ampleur des renvois aux actes d'exécution

Relève que le recours aux actes d'exécution est prévu à l'article 291 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ; souligne que ce recours est justifié quand il est nécessaire d'assurer des conditions uniformes d'exécution des actes juridiquement contraignants de l'Union européenne ; constate cependant, qu'en renvoyant à des actes d'exécution la fixation des types et du nombre de « services de réaction aux incidents » nécessaires pour activer la réserve de cybersécurité de l'Union européenne, jusqu'à celle des modalités d'attribution des services d'aide fournis par cette réserve, les articles 12 et 13 de la proposition confèrent à la Commission européenne des compétentes d'exécution abusives ;

Sur l'état de préparation des institutions européennes aux menaces de cybersécurité

Rappelle que la Cour des comptes de l'Union européenne constatait en 2022 que l'état de préparation des institutions européennes aux menaces de cybersécurité était « globalement insuffisant », insistant en particulier sur l'absence de lignes directrices et de protocoles opérationnels, ainsi que sur la rareté des formations délivrées à leurs personnels ;

Salue en conséquence l'adoption définitive de la proposition de règlement COM(2022) 122 final établissant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans les institutions, organes et organismes de l'Union européenne.

Invite le Gouvernement à faire valoir cette position dans les négociations au Conseil.

Institutions européennes - LXXème COSAC plénière des 26 au 28 novembre 2023 à Madrid - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, je tenais à vous rendre compte, avec Claude Kern et Didier Marie, de la dernière réunion de la COSAC qui s'est tenue à Madrid les 27 et 28 novembre dernier. Je rappelle que la COSAC, conférence des organes spécialisés dans les affaires de l'Union, réunit chaque semestre les commissions des affaires européennes des parlements nationaux, à raison de six parlementaires par État membre, ainsi que six membres du Parlement européen. Cette réunion semestrielle se tient dans le pays qui assume la présidence tournante du Conseil de l'Union, l'Espagne actuellement. Nous étions donc trois sénateurs, ainsi que deux députés, mon homologue Pieyre-Alexandre Anglade et la députée Marietta Karamanli, à y représenter la France. Étaient aussi invités, comme à l'habitude, les pays candidats, au premier rang desquels l'Ukraine, mais aussi les pays des Balkans occidentaux, la Géorgie et la Turquie, dont je souligne d'ailleurs que les représentants ont tenu des propos très durs. On pouvait remarquer la présence de pays associés comme le Royaume-Uni, resté fidèle à ces réunions, mais aussi l'Arménie, pour la première fois de l'histoire de la COSAC ; en revanche, aucun parlementaire moldave n'était présent.

La réunion, qui dure deux jours, était organisée autour de cinq sessions : la première consacrée aux priorités de la présidence espagnole du Conseil, la deuxième au pacte asile/migration, la troisième à la crise énergétique et à la transition écologique, la quatrième à la situation en Ukraine et la dernière à l'autonomie stratégique et aux relations avec l'Amérique latine. Naturellement, le sujet du conflit au Proche-Orient s'est imposé jusqu'à parfois occuper le premier plan au détriment des thèmes prévus.

Chacun de nous trois a pu intervenir au cours des débats, brièvement car telle est la règle. Parmi les points saillants de la réunion, je soulignerais la réponse que m'a faite le secrétaire d'État espagnol pour l'Union européenne à la question que je lui avais posée sur les intentions de la présidence espagnole à l'égard de l'accord entre l'Union européenne et le Mercosur, dont on annonçait une possible conclusion à l'approche du sommet du Mercosur le 7 décembre sous présidence brésilienne et dont j'avais souligné les risques faute de respect garanti des accords de Paris et faute de clauses miroirs en matière agricole : il a confirmé la détermination espagnole sur ce sujet en soulignant qu'il n'était pas question d'attendre les clauses miroirs pour conclure un tel accord de libre-échange au vu des bénéfices qui en étaient attendus pour l'Union européenne. Vous le voyez, nous sommes passés tout près d'une conclusion de cet accord, même si, nous l'avons constaté depuis, il n'a finalement pas abouti du fait de l'opposition de l'Argentine.

À l'issue de la réunion, la COSAC a adopté par consensus une contribution à laquelle nous avions pu apporter quelques amendements pour y faire valoir l'importance d'accompagner dans la transition verte les ménages, les entreprises et les régions les plus vulnérables, pour prendre en considération les nouveaux risques qui en découlent, à la fois pour l'environnement et pour l'autonomie stratégique de l'Union du fait des matières premières critiques que requiert cette transition. Au sujet du pacte asile/migration, la contribution de la COSAC appelle à sa conclusion urgente avant la fin du mandat du Parlement européen, même si, paradoxalement, les débats ont apporté une nouvelle fois la preuve des divergences nationales qui freinent cette conclusion depuis des années. En marge de la contribution, nous avons accepté la proposition des Lituaniens de cosigner une déclaration appelant à intégrer, dans le texte du pacte en cours de négociation, la prise en compte des menaces hybrides que subissent la Lituanie mais aussi la Finlande à présent. Enfin, la contribution a été complétée d'un passage final pour condamner l'assaut terroriste du Hamas, rappeler le droit d'Israël à la légitime défense dans le respect du droit international et du droit humanitaire, exiger la libération des otages restants, encourager la solution politique à deux États et appeler à un cessez-le-feu. La délégation italienne a aussi proposé d'ajouter un paragraphe invitant la Commission à préférer pour ses initiatives législatives recourir à l'instrument juridique de la directive plutôt que celui du règlement afin de faire droit à la diversité nationale. Elle a finalement retiré cet amendement qui n'avait pas sa place dans la contribution mais cela fut l'occasion d'un débat intéressant. Un membre du Bundestag, des parlementaires d'Autriche, de Finlande ou encore de Chypre ont pu intervenir dans le même sens que les Italiens, et cela me laisse penser que ce sujet mériterait une mobilisation de notre part durant la présidence belge, dans le prolongement du travail que nous avions fait à la COSAC, quand nous en assumions la présidence, pour fédérer nos homologues autour de propositions visant à renforcer le rôle des parlements nationaux dans l'Union européenne. Sans être plus long, je cède la parole à mes deux collègues.

M. Claude Kern. - Pour ma part, je voudrais évoquer les nombreuses réunions bilatérales que nous avons pu avoir en marge de la COSAC plénière : nous avons en effet rencontré les sénateurs roumains, avec lesquels nous avions noué des liens grâce à l'accueil réciproque que nos commissions des affaires européennes se sont mutuellement et successivement réservé ces deux dernières années. Ils nous ont surtout partagé leur inquiétude concernant la Moldavie, soulignant la vulnérabilité de la Transnistrie qui abrite un dépôt de munitions important, et ont évoqué aussi le cas de la Gagaouzie plus au sud. Ils ont salué l'aide apportée par la France à la Moldavie, et à sa présidente Maia Sandu, très pro-européenne mais susceptible d'être fragilisée par son refus de collaborer avec le parti social-démocrate hérité de l'ère soviétique et encore puissant.

Nous avons également pu nous entretenir avec nos amis belges des deux chambres, afin d'évoquer notamment les priorités de la future présidence belge qui débute bientôt. Ils nous ont indiqué leur intention de mettre l'accent sur l'avenir de la démocratie et la place de l'État de droit, sur l'autonomie stratégique ouverte, conciliant compétitivité et résilience, et enfin sur le pilier des droits sociaux, et notamment sur la politique du genre, d'autant plus que les deux chambres du Parlement sont aujourd'hui présidées par des femmes. L'objectif des Belges serait de parvenir à faire adopter une charte d'engagement pour donner aux femmes une place en politique égale à leur place dans la société. Par ailleurs, les Belges nous ont assuré de tout leur soutien dans notre combat en faveur du multilinguisme, qu'ils pratiquent au quotidien, et nous avons partagé notre commun attachement à la francophonie.

Nous avons aussi rencontré les sénateurs italiens avec lesquels nous sommes naturellement revenus sur le nouveau pacte européen sur l'asile et la migration, et nous nous sommes félicités que la gestion des flux migratoires soit un terrain de coopération très fort entre la France et l'Italie. Sur l'élargissement, la position de nos homologues italiens se confirme comme très allante dès lors que les critères d'adhésion sont remplis, que ce soit par les Balkans ou par les nouveaux candidats, au nom de l'impératif géopolitique. Ils ont souligné que l'élargissement était un processus transformatif pour les deux côtés, pour l'Union européenne comme pour les pays la rejoignant. Ils ont aussi insisté sur l'importance d'investir dans la cyberdéfense, et plus généralement dans la défense, plaidant pour que les investissements dans la défense comme dans l'environnement soient tenus à l'écart de la discipline budgétaire que prévoira le pacte de stabilité et de croissance en cours de réforme.

Un entretien avec la délégation chypriote a mis l'accent sur l'ambition énergétique de Chypre qui entend servir de point d'interconnexion avec Israël pour l'énergie verte. Au vu des divers enjeux, notamment migratoires, l'hypothèse d'un déplacement d'une délégation de notre commission à Chypre a aussi été évoquée pour 2024.

Enfin, un échange avec le président de la Grande commission du Parlement finlandais a notamment été l'occasion de confirmer la pression migratoire que la Finlande subit à la frontière, du même type que celle que subissent les pays Baltes, et d'évoquer les perspectives finlandaises en termes d'énergies vertes.

M. Didier Marie. - Pour conclure, il nous a semblé important de vous donner également quelques informations sur la situation politique interne de l'Espagne où nous étions accueillis. Le Parlement espagnol qui organisait la réunion venait tout juste, après les récentes élections générales qui se sont déroulées fin juillet, de reprendre son travail - ce qui a d'ailleurs empêché d'y tenir la réunion de la COSAC- et ses structures internes n'avaient pas encore été reconstituées : nos interlocuteurs habituels de la commission des affaires européennes étaient donc encore en place pour gérer les affaires courantes mais étaient réticents à se projeter à plus long terme.

Une rencontre a été organisée avec le ministre-conseiller de notre ambassade à Madrid, M. Aymeric Chuzeville. Cet échange très instructif nous a permis de mesurer la fragilité de la situation du Premier ministre Pedro Sanchez. Je rappelle qu'à la suite des élections anticipées de juillet dernier et des tentatives d'investiture d'Alberto Núñez Feijóo, le président du Parti populaire, c'est finalement Pedro Sanchez qui a été reconduit à la tête du pays, courant novembre, grâce à une majorité constituée de huit partis, notamment unie autour du projet de loi d'amnistie, condition sine qua non posée par les indépendantistes catalans.

Pedro Sanchez se trouve dans une situation d'équilibrisme où il a négocié non pas un grand accord de coalition, mais un accord bilatéral avec différents partis pour construire une majorité qu'il pourrait avoir à reconstituer à chaque vote important au Parlement car il ne s'agit pas d'alliances solidement installées dans le paysage politique. Le premier défi de son gouvernement sera la présentation du projet de loi d'amnistie qui provoque la colère de nombreux citoyens et dont l'examen au Parlement a commencé hier avec l'approbation de 178 députés sur 350, ce qui ouvre la voie à l'adoption de ce texte d'ici quelques mois.

L'investiture de Pedro Sanchez confirme en tout cas sa capacité à unir autour d'un projet. Il y voit la reconnaissance des bons résultats économiques et de la politique volontariste menée par la coalition PSOE/Podemos depuis 2020 dont on peut citer quelques jalons avec la création d'un équivalent du RSA, l'augmentation du salaire minimum, les lois sur l'euthanasie et l'avortement, l'objectif de neutralité carbone en 2050, une taxe sur le numérique, la réforme du marché du travail, l'encadrement des loyers, la limitation de l'inflation grâce à l'exception ibérique négociée avec Bruxelles en matière de marché de l'électricité et une croissance très affectée par le Covid mais revigorée pour atteindre 2,5 % en 2023, soit le triple de la moyenne de la zone euro. L'Espagne est, devant l'Italie, le premier bénéficiaire du volet subventions du plan de relance européen : trois décaissements d'un total de 37 milliards d'euros lui ont été versés sur les 77 prévus et Madrid a demandé début juin 2023 à bénéficier également des 70 milliards d'euros de prêts disponibles.

L'Espagne est un allié très proche de la France sur la scène européenne avec des priorités convergentes sur l'Europe de la défense, les questions environnementales, l'Europe sociale, la réforme du marché énergétique, l'Union économique et monétaire et le renforcement de la souveraineté européenne. Nos divergences portent principalement sur la politique commerciale, notamment les accords avec l'Amérique latine comme le Mercosur - nous avons en effet senti une forte pression des représentants espagnols pour faire aboutir ce dernier le plus rapidement possible -, la place du nucléaire ou la réforme du pacte sur l'asile et la migration. À ce sujet, la coopération entre l'Espagne et le Maroc a repris, à la suite du soutien apporté par l'Espagne en mars 2022 au plan d'autonomie pour le Sahara occidental, ce qui a provoqué une crise avec l'Algérie. Cette amélioration s'est traduite par une baisse importante des arrivées irrégulières de migrants en Espagne, même si elle reste le troisième pays recevant le plus de demandes d'entrées en Europe, après l'Allemagne et la France.

La situation espagnole reste toutefois préoccupante dans le contexte actuel de polarisation forte de la vie politique que je viens de présenter et il nous faudra suivre attentivement son évolution dans les mois qui viennent.

M. Jean-François Rapin, président. - Je mentionne que la limitation à une minute de la durée de chacune de nos interventions peut nous faire éprouver un sentiment de frustration mais cela est rendu nécessaire car, chacun voulant s'exprimer et compte tenu des parlements bicaméraux, il y a environ 40 interventions au nom des États membre par thème. En une minute, il nous faut donc vraiment cibler des points précis.

En revanche, les échanges bilatéraux avec nos homologues sont très intéressants. Par exemple, nous avons discuté avec les Italiens des possibilités de compréhension mutuelle et de travail malgré la situation politique en Italie. J'ai également croisé notre homologue anglais, puisque les Britanniques ont maintenu une présence à la COSAC. Le dialogue avec les plus petits pays qui font confiance à la France et estiment que notre voix est importante se révèle également très enrichissant. La Lituanie nous a ainsi sollicités pour signer la proposition de déclaration en raison de ses problèmes frontaliers complexes avec la Biélorussie et la Russie. Je cite enfin notre échange avec les Finlandais, et en particulier avec notre jeune homologue finlandais : il est toujours fascinant d'être sensibilisé au mode de vie et de pensée de ceux qui s'impliquent dans la politique européenne depuis un autre État membre.

Pour prolonger les propos de Claude Kern, je vous informe que les Chypriotes nous ont adressé depuis une invitation écrite et nous pourrions programmer un déplacement dans ce pays au premier semestre 2024 : il est d'autant plus important d'aller à Chypre que le nord du pays constitue une nouvelle plateforme d'immigration.

M. Pascal Allizard. - Je signale que nous envisageons aussi un déplacement à Chypre dans le cadre de la délégation de l'assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (AP-OSCE) et il pourrait être pertinent de nous coordonner.

M. Jean-François Rapin, président. - Je n'y vois pas d'inconvénient.

M. Didier Marie. - J'ai eu le plaisir de présider le groupe d'amitié entre nos deux pays. Je témoigne de la très forte attente de nos partenaires chypriotes à l'égard de la France pour des raisons historiques et conjoncturelles, compte tenu de leurs difficultés.

M. Jean-François Rapin, président. - La question de l'immigration à Chypre est un sujet important : lors de notre déplacement au Parlement européen, nous avons rencontré sa Présidente Roberta Metsola et elle a également rendu visite au président Gérard Larcher en indiquant qu'il convenait aujourd'hui de focaliser moins sur la Grèce en matière d'immigration que sur Chypre. Elle a conclu son propos en soulignant la difficulté de gérer les flux de migrants dans ce pays et en rappelant que la multiplicité des Iles grecques pouvait faciliter la répartition des migrants. En revanche, la topologie de Chypre ne le permet pas et risque d'aboutir à des phénomènes de concentration qui peuvent rapidement se révéler explosifs.

La réunion est close à 14h45.

Jeudi 14 décembre 2023

- Présidence de Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 09 h 05

Politique étrangère et de défense - Session d'automne de l'assemblée parlementaire de l'OSCE en Arménie, du 18 au 20 novembre 2023 : communication de M. Pascal Allizard

M. Jean-François Rapin. - Chers collègues, le caractère à première vue assez disparate de notre ordre du jour de ce matin illustre la diversité, mais aussi la cohérence des missions de notre commission.

Nous nous retrouvons en effet, après avoir débattu hier soir en séance publique, avec la secrétaire d'État, avant le Conseil européen qui se réunit aujourd'hui et demain dans un moment historique pour l'Union européenne.

Les chefs d'État ou de gouvernement auront à prendre leur responsabilité, à l'unanimité, pour l'avenir de la construction européenne, concernant l'élargissement en particulier. Nous avons joué hier soir notre rôle de contrôle de l'action du Gouvernement, et la secrétaire d'État nous rendra compte a posteriori des décisions du Conseil européen jeudi prochain. Notre rôle est aussi de suivre l'évolution des organisations internationales qui ont la charge de réguler l'espace européen au sens large, Conseil de l'Europe, et, au-delà, dans l'esprit hélas révolu de l'après-guerre froide, l'OSCE qui sait combien l'Europe est solidaire, pour sa sécurité, de l'Amérique du Nord mais aussi de l'Asie.

La dernière réunion de l'assemblée parlementaire de l'OSCE s'est tenue le mois dernier à Erevan, au coeur d'une zone de conflit entre pays partenaires et voisins de l'Europe, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, après la tragique évacuation des Arméniens du Haut Karabagh à la suite de son annexion fin septembre par l'Azerbaïdjan.

Avant de céder la parole à Pascal Allizard, pour nous présenter le compte rendu de cette mission, je tiens à le féliciter pour sa réélection comme premier vice-président de la délégation française, lors de la réunion reconstitutive qui s'est tenue le 5 décembre dernier, à la suite du renouvellement sénatorial.

Pascal Allizard demeure en outre Représentant spécial pour les affaires méditerranéennes et président de la sous-commission du Règlement de l'AP-OSCE.

Je tiens à féliciter aussi Gisèle Jourda, qui prend à l'AP-OSCE la suite de Jean-Yves Leconte, et maintient, avec Valérie Boyer, la représentation de notre commission au sein de la délégation, tout en faisant au passage progresser la parité. Je la félicite aussi pour son élection comme vice-présidente de la délégation, et souhaite la bienvenue à nos collègues Ludovic Haye, qui a quitté notre commission mais reste dans la délégation à l'AP-OSCE, et Stéphane Demilly, qui a été lui aussi réélu vice-président. Je souhaite également la bienvenue à notre collègue Lucien Stanzione, vice-président du groupe d'amitié France-Arménie. La parole est à Pascal Allizard.

M. Pascal Allizard. - Monsieur le Président, cher Jean-François, chers collègues, nous sommes face à un paradoxe. L'organisation internationale intergouvernementale OSCE, dans sa branche exécutive, traverse sans doute la plus grave crise de sa jeune histoire - nous commémorerons le cinquantenaire de l'Acte final d'Helsinki dont elle est le fruit dans deux ans ! Elle est condamnée sur le plan budgétaire et logistique à un court-termisme jamais vu : jusqu'à la conférence de Skopje, au début de ce mois, elle n'avait aucune visibilité, pour le mois prochain, début de l'année civile 2024, sur sa présidence tournante, assurée par la Macédoine du Nord, sur l'identité de sa secrétaire générale, sur celle des responsables de ses trois principales agences. Son budget était soumis à de difficiles négociations sur des douzièmes provisoires et des contributions volontaires en raison du retrait russe. Puis, la venue du ministre des Affaires étrangères russe à Skopje et le talent des diplomates ont dissipé cette incertitude. Pour combien de temps ?

Le paradoxe, c'est que par contraste, dans un tel climat, l`assemblée parlementaire fonctionne et se porte plutôt bien, dans le sens où elle fait entendre sa voix et peut témoigner d'actions qui ont une certaine influence.

Ainsi, l'on peut dire que la session d'automne qui s'est tenue du 18 au 20 novembre à Erevan a été un succès. Tout d'abord, un succès pour l'Arménie et pour le Parlement arménien, hôte dans un contexte politique international très difficile, après l'annexion du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan deux mois plus tôt et l'accueil consécutif de 100 000 à 120 000 réfugiés.

Le président du Parlement et le Premier ministre arménien sont venus s'exprimer devant l'AP-OSCE et le Premier ministre Nikol Pachinian a présenté son plan de paix en l'absence, tout de même, de l'Azerbaïdjan, de la Turquie et de la Russie, qui sont pourtant les principaux protagonistes du conflit, voire, dans le cas de la Russie, garante d'une paix possible.

D'autres points plus spécifiques ont été abordés en commission permanente, où je représentai la délégation française, constituée de quatre sénateurs- Valérie Boyer, Gisèle Jourda et Stéphane Demilly - et deux députés. Outre les conflits Ukraine/Russie et Arménie/Azerbaïdjan, le conflit au Proche Orient était également au centre des débats, d'autant plus que s'est aussi tenu le Forum méditerranéen de l'AP-OSCE, que je présidai, en tant que Représentant spécial pour les affaires méditerranéennes. J'y reviendrai dans un instant après avoir abordé brièvement les points relatifs au fonctionnement.

Tout d'abord permettez-moi de faire un point sur le budget 2024, évoqué en commission permanente à Erevan. Le rapport du Trésorier, le Suédois Johann Buser, a insisté à juste titre sur l'inflation, en évoquant des tendances haussières caractérisées. 2024 sera une année d'élections, dans de très nombreux pays membres, ce qui entraînera une augmentation du budget dédié aux missions d'observation électorale de l'AP-OSCE. Les dépenses de personnel vont aussi croître car elles dépendent du droit social en vigueur au Danemark, lequel aligne les salaires sur l'inflation.

Le trésorier dit en outre vouloir faire un effort particulier pour « mettre à niveau » les salaires et avantages sociaux du personnel du secrétariat international de l'assemblée parlementaire sur ceux du personnel des organisations des Nations Unies, ce qui risque inévitablement d'entraîner une hausse sur plusieurs années ; le trésorier dit avoir comme objectif de réaliser cette mise à niveau progressivement sur les quatre prochaines années.

A ces motifs de hausse, j'ajoute les conséquences du retrait russe, qui n'a pas été jusqu'à présent pris réellement en compte au niveau des prévisions budgétaires de l'AP-OSCE. Certes, le Trésorier a fait un appel aux contributions volontaires des États membres, en particulier de ceux, l'immense majorité, dont la contribution est inférieure à 10 000 euros, tout en rappelant que les parlements des États membres peuvent contribuer en mettant à disposition du personnel (cas de l'Allemagne, de l'Italie, de la Turquie), des locaux (cas du Danemark et de l'Autriche) ou en contribuant volontairement à des missions spécifiques. Or, tout cela ne prend pas en compte l'impact structurel du retrait de la Russie, qui est un contributeur important, pour mémoire, de l'ordre de 253 000 euros sur un budget total de 4,2 millions d'euros. La France contribue, elle, pour près de 394 000 euros (l'Allemagne et l'Italie idem) ; le Royaume Uni 383 000 euros ; les États-Unis, plus gros contributeur, 484 000 euros ; le Canada, 233 000 euros ; l'Espagne 193 000 euros...

La volonté d'une renégociation des clés de répartition par pays est affirmée, comme elle est réaffirmée avec constance par la France depuis une dizaine d'années au moins, mais à ce stade et compte tenu du blocage du volet intergouvernemental de l'OSCE, il est permis de douter, hélas, des effets concrets de telles déclarations d'intention. Dans ce contexte, j'ai pris la parole et réaffirmé clairement que les assemblées parlementaires françaises n'accepteraient pas de hausse supplémentaire.

Deuxième sujet, nous avions à discuter d'un amendement du collègue letton Richard Kols. En tant que président de la sous-commission du Règlement, j'ai été amené à prendre la parole sur cet amendement assez paradoxal : il vise en effet à inscrire dans le règlement la règle non écrite qui consiste, dans le cadre de la règle dite du « consensus moins un », à tenir compte des objections formulées par écrit par des délégations qui ne pourraient être présentes aux réunions de la commission permanente, instance décisionnelle principale de l'assemblée, notamment sur le Règlement.

Cet amendement viserait donc à inscrire dans le Règlement une pratique. Seulement, celle-ci fut, comme j'en ai rendu compte, assez contestée, récemment lors de l'assemblée annuelle à Vancouver et auparavant à Varsovie et à Vienne. On ne peut qu'être surpris en outre du fait que le promoteur de cet amendement, notre collègue letton Richard Kols, dit être contre cette pratique, qu'il propose donc de mettre aux voix pour la voir rejetée et ainsi possiblement bannie des usages pourtant constants de l'assemblée. Il souhaitait faire tomber cet usage afin d'exclure les objections formulées par la Russie, or on ne peut exclure juridiquement la Russie de l'AP-OSCE. L'OSCE reste une plateforme de débat et il est nécessaire de conserver ce canal de discussion, en dépit des intentions clairement formulées par notre collègue letton.

C'est pourquoi j'ai pris la parole pour demander solennellement à la commission permanente réunie à Erevan de surseoir à statuer et de renvoyer l'examen approfondi de cet amendement et de toutes ses conséquences à une prochaine réunion de la sous-commission du règlement, qui en rendra compte à la commission permanente, probablement lors de la session d'hiver à Vienne fin février. C'est la décision qui a été prise. Gardez donc en tête que cette règle de « l'unanimité moins un » paralyse la commission permanente actuellement et qu'il y a un vrai risque de rupture de dialogue.

Ces considérations techniques, mais importantes pour le fonctionnement de l'assemblée, étant faites, la réunion de Erevan fut, je l'ai dit, un réel succès : 47 délégations présentes et physiquement représentées de bout en bout (sur les 57 États membres de l'OSCE), plus une délégation « observatrice », celle du Maroc, j'y reviendrai dans un instant - pendant les trois jours et jusqu'au forum méditerranéen qui eut lieu le lundi 20 novembre, certes, je le rappelle, en l'absence remarquée de la Russie, de la Turquie et de l'Azerbaïdjan.

Un des moments forts fut, lors de la séance inaugurale, la présentation par le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, de son plan de paix, visant à désenclaver politiquement et économiquement l'Arménie, en consolidant, rétablissant ou ouvrant de nouvelles liaisons routières et ferroviaires, et cela au lendemain du refus par le président azerbaïdjanais de participer à des pourparlers de paix, sous l'égide du Secrétaire d'État américain.

Il semble que l'on constate depuis lors une relative accalmie des tensions avec l'Azerbaïdjan, liée à sa volonté d'accueillir la COP29, mais nous pouvons sans doute craindre un « gel » du conflit, ouvrant la voie à des revendications futures, alors que Bakou ne donnerait aucun signe concret, en dépit des efforts des uns et des autres, et notamment la France, de vouloir se réengager dans les discussions conduites sous la direction des États-Unis ou de l'UE. Sans doute pouvons-nous aussi nous interroger sur la capacité de la Turquie à passer des messages de modération à l'Azerbaïdjan.

Dans ce contexte omniprésent sur place, que je tenais à rappeler, la première séance fut consacrée au thème de la sécurité et au rôle de l'OSCE dans cette période de conflit, en présence de Mme Helga Schmid, secrétaire générale de l'OSCE, qui était alors encore dans l'incertitude de la prolongation de son poste, finalement intervenue à Skopje au début de ce mois.

Le dimanche s'est ouvert sur une séance consacrée à la lutte contre la corruption, sujet récurrent et menace fondamentale pour la paix et la sécurité, présidée par la vice-présidente chypriote, Irene Charalambides et en présence notamment de représentants de la Banque mondiale et du bureau international de la démocratie et des droits de l'homme (BIDDH), agence importante de l'OSCE.

L'après-midi fut consacré au thème du « respect » et de la protection des minorités et des populations affectées par les conflits, qui sont au coeur de la dimension humaine de l'OSCE. Tous les membres de la délégation se sont exprimés dans les débats, et la plupart dans chaque séquence. On peut dire que la voix de la délégation française a été portée et entendue, sur chacun des sujets à l'ordre du jour.

À noter, pendant les débats de l'AP-OSCE, la présence d'une délégation biélorusse qui s'est plutôt bien tenue, même si ses interventions étaient parfois assez surréalistes, par exemple quand elle s'est mise à accuser la Pologne et l'Union européenne d'avoir fermé leurs frontières à la Biélorussie.

Nous avons pu aussi nous entretenir avec l'ambassadeur de France à Erevan et avec l'attaché de Défense, dont le poste vient d'être créé il y a trois mois après des années de partage de ce poste entre l'Arménie et la Géorgie, marquant le soutien important de la France à l'Arménie dans le domaine de la défense.

En tant que Représentant spécial pour les affaires méditerranéennes, j'ai présidé le Forum méditerranéen, le premier à se réunir en présentiel depuis la Covid. Je rappelle que les six pays partenaires de la Méditerranée sont le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, l'Égypte, Israël (donc la Knesset et le conseil national palestinien en son temps) et la Jordanie.

En novembre 2021, il eut lieu en visio-conférence, avec une participation algérienne, marocaine et israélienne. En dépit de mes démarches auprès des représentants permanents des six pays, ne fut présente physiquement à Erevan que la délégation bicamérale du Maroc, comportant des membres de la Chambre des Représentants et de la Chambre des Conseillers. Pour autant, le président de la Knesset avait demandé à participer en visio-conférence. Les Algériens avaient annoncé leur venue mais ne se sont finalement pas présentés. Les Tunisiens sont hélas aux abonnés absents depuis un moment, sur fond de crise politique dans le pays. Les Égyptiens et Jordaniens, pourtant relancés, n'ont pas fait le voyage.

Presque toutes les délégations présentes les deux jours précédents étaient là, permettant une vraie richesse des échanges et des positions au cours de ce forum, où j'ai, pour ma part, dans le climat d'émotion extrême que vous imaginez, tenté de défendre une ligne claire et équilibrée : solidarité totale avec Israël face aux attentats terroristes du 7 octobre et condamnation du Hamas, appel à la libération de tous les otages, reconnaissance du droit d'Israël à se défendre, mais rappel du droit international humanitaire et de la nécessité d'une solution politique, dont la seule actuellement envisageable et internationalement reconnue, quelles que soient les difficultés ou réactions qu'elle suscite, est la solution à deux États.

Cet exercice de dialogue fut réussi, en présence des Marocains, avec qui nous avions tenu préalablement une réunion bilatérale, et de la plupart des représentants des parlements des États membres de l'OSCE. La solution à deux États demeure la solution privilégiée lors des débats avec d'autres délégations. Je souligne le soutien fort à la cause palestinienne chez nos collègues parlementaires du Nord de l'Europe, et constate des visions éclectiques sur la question parmi les membres de l'AP-OSCE.

Cette réunion sera à prolonger, car il me semble qu'avec sa nouvelle présidente finlandaise Pia Kauma, l'Assemblée parlementaire, en l'état de quasi-» mort cérébrale » où se trouve l'organisation intergouvernementale, peut prendre des initiatives en faveur de la paix et de la sécurité et porter la voix des peuples des pays membres : des initiatives concertées, mesurées, mais des initiatives symboliques et fortes. Selon moi, une AP-OSCE sans la Russie n'aurait pas de sens. C'est ce que je retiens, au fond, de cette session à Erevan : la place et le pouvoir de la diplomatie parlementaire, place modeste mais pouvoir réel et significatif.

Je terminerai en vous faisant part d'échanges que nous avons eus avec des étudiants en droit de l'Université franco-arménienne (UFAR). Ces jeunes d'une vingtaine d'année ont tous fait leur service militaire. J'ajoute que 12 jeunes faisant leur service militaire ont péri lors du conflit. Ces jeunes, courageux, volontaires et prêts à retourner au front, sont, il me semble, en décalage avec la situation militaire réelle de leur pays. L'Azerbaïdjan et l'Arménie ont récupéré une structure militaire soviétique à leur indépendance. Si l'Azerbaïdjan a modernisé son armée grâce à ses importants revenus gaziers, l'Arménie ne dispose pas d'une armée moderne et le fossé militaire entre les deux États est aujourd'hui important : quand l'Azerbaïdjan a une centaine d'avion de guerre modernes, l'Arménie en compte dix fois moins et d'une piteuse qualité. Il est donc d'autant plus important de permettre l'envoi en Arménie de matériels militaires, notamment d'anti-missiles, mais également d'instructeurs français destinés à former les troupes locales, tels des chasseurs alpins.

Je vous rappelle enfin qu'entre 100 000 et 120 000 habitants du Haut-Karabagh se sont réfugiés en Arménie, qui tente actuellement de trouver des logements à ces déplacés. J'ai rencontré dans un centre de réfugié des familles, généralement composées de 6 à 8 personnes. Cela peut vous donner une idée du nombre d'appartements ou maisons nécessaires pour accueillir ces populations. Dans ce centre de réfugiés, j'ai pu constater la présence de psychiatres et pédopsychiatres. Les réoccupations des logements abandonnés par les Arméniens ayant fui le Haut-Karabagh sont filmées et diffusées sur les réseaux sociaux en Arménie. Les populations déplacées voient ainsi leur ancienne demeure réoccupée par d'autres familles, provoquant un choc psychologique important chez les familles. C'est selon moi une sorte de cyber-attaque, un exemple de guerre psychologique moderne. Je vous remercie et suis disponible pour répondre à vos questions.

Mme Gisèle Jourda. - L'intervention de Pascal Allizard a parfaitement retranscrit le climat de notre déplacement. Il s'agissait de ma première participation en tant que membre nouvellement nommée de l'assemblée parlementaire de l'OSCE, où j'ai pris la suite de Jean-Yves Leconte et je remercie mes collègues membres de la délégation française qui m'ont fait confiance, en m'élisant vice-présidente de celle-ci, qui compte huit députés et cinq sénateurs. Nous étions, comme l'a rappelé le président Pascal Allizard, deux députés et quatre sénateurs à Erevan. Nous avons mis au coeur de nos travaux la paix et sécurité, auxquelles j'ajoute la notion de respect, respect des personnes et du droit international.

Je voudrais revenir sur la situation au Haut-Karabagh. Vous connaissez comme moi son histoire, le tracé des frontières en 1991, les tensions qui en ont découlé, les épisodes de guerre, les tragiques déplacements des personnes, tantôt azerbaidjanaises, tantôt arméniennes. Je tiens à rappeler que des drames ont été vécus autant par des familles arméniennes comme azerbaidjanaises, et que les déplacements de population sont traumatiques des deux côtés du conflit. Il est nécessaire de condamner les actions des dirigeants des États agresseurs, mais il est indispensable de garder en tête les douleurs ressenties par les populations civiles.

Je me suis donc exprimée de façon volontariste en faveur de la paix, de la sécurité et de la coexistence pacifique, au-delà des très grandes difficultés présentes.

Il importe en effet que les populations civiles soient protégées, que leurs droits et libertés soient garantis, conformément aux textes nationaux et internationaux. J'ai dit mon soutien aux efforts de la France et de l'Union européenne en ce sens. Comme Pascal Allizard l'a rappelé, il a vu, après notre départ, des centres d'accueil de réfugiés aidés par notre ministère des affaires étrangères.

J'ai aussi exprimé le souhait que l'Azerbaïdjan revienne sur sa décision de ne pas s'engager dans les pourparlers de paix sous la médiation américaine ou européenne et j'ai lancé un appel pour qu'il prenne la voie qui mène vers la signature d'un accord de paix avec l'Arménie. Il me semble que le rôle de cette assemblée parlementaire de l'OSCE est précisément d'inviter toutes les parties prenantes à se rassembler pour trouver une solution définitive, juste, durable et équitable, pour que personne ne se sente spolié et pour que tous retrouvent la paix et la sécurité.

En dépit et à cause même des dures réalités géopolitiques, le long chemin vers la réconciliation doit être amorcé sans attendre. Historiquement, le processus de réconciliation se fait dans le temps long ; après tout, pensions-nous que des négociations de paix puissent aboutir entre la France et l'Allemagne ? Je suis fière que d'une réunion parlementaire puisse surgir une voix vers l'apaisement et le dialogue.

Dans le même esprit, je suis revenue sur la situation en Israël et dans la bande de Gaza. L'acte terroriste horrible et inouï du 7 octobre a déclenché une réponse israélienne vive et sans concessions. L'éradication du Hamas est devenue le but de l'offensive militaire, par les airs et par la terre. L'État d'Israël a le droit et le devoir de se défendre contre le Hamas, qui ne représente en rien le peuple palestinien. Il a aussi le devoir de respecter le droit international, à commencer par le droit international humanitaire.

Les principes du droit international humanitaire, tels que prévus dans la quatrième convention de Genève, visent à protéger les populations civiles en temps de guerre. Il s'agit là d'un pilier essentiel, fondateur même, du droit international qui doit être respecté quelles que soient les circonstances. Il est essentiel de protéger les populations civiles ; il nous faut penser aux enfants, dont près de 10 000 sont décédés sous les bombes à Gaza.

J'ai appelé de mes voeux un Proche-Orient en paix et en sécurité, en invitant l'AP-OSCE à susciter le dialogue en tant que force de réflexion et de proposition pour un avenir plus serein. Telle est aussi la mission du Forum méditerranéen que préside notre collègue Pascal Allizard. Je vous remercie.

M. Lucien Stanzione - Je vous remercie pour votre invitation, Monsieur le Président, représentant Gilbert-Luc Devinaz, président du groupe d'amitié France-Arménie.

M. André Reichardt. - Je remercie Gisèle Jourda et Pascal Allizard pour ce très intéressant exposé. Lorsqu'on avait encore la possibilité de se déplacer en Azerbaïdjan, j'ai rencontré il y a 10 ans certains des 800 000 déplacés azerbaïdjanais du Haut-Karabagh, rejetés dans l'indifférence totale de l'agression arménienne dans la région, soutenue par la Russie. Il ne faut pas oublier que Moscou a soutenu activement l'armée arménienne à l'époque. La France était alors présidente du groupe de Minsk, qui n'a pas écouté suffisamment les avertissements des uns et des autres. Si l'armée arménienne est dans l'état décrit par Pascal Allizard, c'est car elle dépendait fortement des armes et financements russes ; or la Russie a lâché aujourd'hui l'Arménie, ouvrant la voie aux ingérences turques et iraniennes dans la région.

Plus rien n'empêchait donc l'agression menée par l'Azerbaïdjan. Je ne la défends pas, je souhaite briser une vision manichéenne du conflit, car les agresseurs d'aujourd'hui sont les agressés d'hier. Je rappelle également que si un grand nombre d'Arméniens du Haut-Karabagh ont quitté l'Arménie pour l'Europe, les Azerbaïdjanais n'avaient pas eu en 2009 cette possibilité. Des dizaines de milliers de réfugiés en provenance du Haut-Karabagh étaient contraints de vivre sous des tentes à Bakou car le secteur de la construction du pays n'arrivait pas à suivre la cadence. Je souhaite ainsi souligner qu'il faut se souvenir des évènements passés sur cette question du Haut-Karabagh.

M. Pascal Allizard. - Vous avez tout à fait raison. Il est vrai que le Caucase a toujours été une région complexe. La question est selon moi de savoir jusqu'où l'Azerbaïdjan est prêt à aller : souhaite-t-il édifier un « grand Azerbaïdjan », annexer l'Arménie et faire d'Erevan une capitale régionale ? Ce n'est pas qu'un fantasme. Vous avez cité l'Iran, c'est en effet un vrai sujet. Les trois puissances voisines du Caucase portent une vraie responsabilité sur la situation actuelle, tant dans le rôle d'influence et d'aide directe ou indirecte apportée à un des belligérants. Si la Russie n'a pas soutenu l'Arménie cette fois, elle tient ses engagements à la frontière arméno-turque. Mais nous savons également qu'une consigne suffit pour changer le statu quo, telle est la stratégie russe dans les conflits gelés. Concernant le groupe de Minsk, je tiens à souligner les efforts entrepris malgré le manque de résultats. Il semble que la volonté de revanche a primé sur ces intentions.

M. Didier Marie. - Merci pour vos éclairages. Je constate un parallélisme au sein des différentes organisations internationales accueillant des débats parlementaires : l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe est traversée par les mêmes débats et tensions entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie. Je constate que les Arméniens sont particulièrement vindicatifs. Ils se sentent aujourd'hui agressés mais oublient parfois de considérer la situation au Haut-Karabagh dans un contexte plus large de démantèlement de l'URSS. Le corridor de Latchine est aujourd'hui une réelle source d'inquiétude.

Il est toujours difficile d'appréhender le rapport de force tant militaire que géopolitique. Sur le premier point, l'Arménie est particulièrement faible vis-à-vis de l'Azerbaïdjan comme vous l'avez déjà dit. Diplomatiquement, l'Arménie est isolée : la réponse de l'Union européenne a été disons modérée, même si la France était en pointe et soutenait activement le pays. Il est nécessaire de mettre la pression sur l'Azerbaïdjan pour qu'il respecte le droit international et l'intégrité territoriale de l'Arménie. Et ce, même si certains États européens ont des intérêts à maintenir une bonne relation avec Bakou, grand producteur et exportateur de gaz.

M. Pascal Allizard. - Je partage totalement les propos de Didier Marie. J'ajoute que la force de l'Arménie est également sa faiblesse, à savoir sa diaspora à l'internationale. Celle-ci parle souvent plus fort que les Arméniens qui vivent en Arménie. En échangeant avec les étudiants, j'ai eu l'impression qu'ils comptaient énormément sur la diaspora malgré les limites évidentes de se reposer sur cette dernière. Je reste très inquiet sur l'évolution prochaine de la situation locale. Le professeur de ces étudiants s'est par ailleurs offusqué sur le manque d'aide concrète apportée au pays. Je lui ai rappelé qu'il n'existe pas à l'heure actuelle de soutien de l'opinion publique en faveur d'une intervention de troupes au sol en Arménie dans un contexte de retrait des troupes américaines d'Irak ou des troupes françaises du Sahel.

C'est pour cela qu'il est primordial de continuer à soutenir la voie diplomatique. L'hypothèse d'un « grand Azerbaïdjan » est une menace réelle et agitée dans les négociations et c'est notre devoir de rester vigilant à cet égard. Quant à l'Arménie, je souligne que l'environnement national reste difficile, avec une trajectoire économique et militaire incertaine et en retard sur les enjeux du XXIème siècle.

Mme Gisèle Jourda. - Il faut être vigilant vis-à-vis de la diaspora arménienne. Je ne suis pas persuadée que les Arméniens d'Arménie partagent les sentiments et visions de cette diaspora. C'est à nous, parlementaires, de veiller à éviter toute distorsion de réalité.

M. André Reichardt. - Je profite de ces débats pour interroger les initiatives de la Commission des affaires européennes concernant le Partenariat oriental. Le 11 décembre, une réunion s'est tenue entre les ministres de l'UE ayant abouti à un accord sur la nécessité de renforcer le Partenariat oriental avec de nouvelles modalités. Il peut être, selon moi, opportun pour la commission de relancer son travail à cet égard. Pourquoi ne pas recevoir les ambassadeurs des États membres du partenariat par exemple, pour faire le point sur les accords en cours ?

Mme Gisèle Jourda. - L'accord avec l'Azerbaïdjan est en cours d'élaboration mais n'a jamais été signé.

M. Jean-François Rapin. - Je tiens à souligner qu'un déplacement de la commission des affaires européennes est prévu en Géorgie. On peut bien sûr envisager une table-ronde réunissant les six ambassadeurs concernés mais il serait sûrement délicat de les réunir tous autour de la même table en ce moment

Mme Gisèle Jourda. - Je suis pour ma part interrogative

M. Jean-François Rapin. - Pour conclure en revenant sur les propos de Gisèle Jourda, il est effectivement nécessaire de miser sur la voie diplomatique. Ce sont toujours les populations civiles qui souffrent le plus, quel que soit le conflit.

M. Lucien Stanzione - J'en profite pour faire valoir que la conférence des présidents a décidé d'inscrire à l'ordre du jour la proposition de résolution portée par Bruno Retailleau et Gilbert-Luc Devinaz condamnant l'agression de l'Azerbaïdjan et appelant à éviter la reproduction des évènements récents au Haut-Karabagh. Elle sera examinée le 17 janvier prochain en séance. Il est absolument nécessaire de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter que la situation empire.

Institutions européennes - Réunion des présidents des commissions des affaires européennes et des affaires étrangères, organisée par le Parlement de la République de Moldavie à Chisinau du 3 au 5 novembre 2023 : communication de M. André Reichardt

M. Jean-François Rapin. - Après l'Arménie, nous allons évoquer un autre partenaire, plus proche, car déjà candidat à l'adhésion et directement concerné par le Conseil européen de ce jour : la Moldavie. Dans le cadre de nos tables rondes sur l'élargissement, nous avons auditionné il y a quinze jours sa dynamique ambassadrice à Paris. Nos contacts sont réguliers et étroits avec ce pays, dont nous recevons régulièrement les parlementaires, notamment la présidente de la commission de la politique étrangère et de l'intégration européenne de son Parlement, Sonia Gherman, qui a réuni le 4 novembre dernier à Chisinau, quelques jours avant la publication du paquet «élargissement » de la Commission européenne, les collègues présidentes et présidents des commissions des affaires européennes des parlements nationaux de l'UE. Je n'ai pu m'y rendre et je remercie André Reichardt de m'y avoir représenté, comme vice-président de la commission. Il a la parole pour nous rendre compte de sa mission.

M. André Reichardt. - Merci Monsieur le Président, cette communication est d'actualité, puisqu'a lieu aujourd'hui la réunion du Conseil européen qui doit se pencher sur l'ouverture des négociations d'adhésion avec l'Ukraine, la Moldavie et la Bosnie-Herzégovine et sur l'octroi du statut de candidat à la Géorgie.

J'eus l'honneur et le plaisir de vous représenter, Monsieur le Président, à la réunion des présidents des commissions des affaires européennes et des commissions des affaires étrangères des parlements de l'Union européenne, organisée à Chisinau, le samedi 4 novembre dernier, par la présidente de la commission de la politique étrangère et de l'intégration européenne du Parlement de la République de Moldavie, Mme Sonia Gherman.

Cette réunion, qui se tint sous le label « United 4 (for) Moldova » fut à ma connaissance une première. Certes, nous avons déjà échangé avec votre homologue moldave, à de nombreuses reprises, en particulier depuis que la Moldavie s'est vue reconnaître le statut de pays candidat par le Conseil européen de juin 2022 : au Sénat, lors de la Cosac pour ce qui vous concerne et lors du précédent déplacement que je fis en Moldavie avec Gisèle Jourda et Marta de Cidrac, du 24 au 27 avril dernier, un mois avant le sommet de la Communauté Politique européenne.

Cette fois-ci, la volonté manifeste du Parlement moldave et de la Présidente de la République Maïa Sandu, très impliquée, avec son gouvernement, dans cet événement, était de réunir une plateforme parlementaire européenne de soutien à la Moldavie, dans la perspective de la décision que pourrait prendre le Conseil européen réuni aujourd'hui et demain à Bruxelles, quant à l'ouverture de négociations avec deux des pays candidats, l'Ukraine bien sûr, mais aussi la Moldavie.

Le sort de cet État frontalier de la Roumanie à l'Ouest et de l'Ukraine à l'Est, qui fut en première ligne dès le déclenchement du conflit, en accueillant plus de 600 000 réfugiés, dont plus de 100 000 sont restés, paraît en effet indissolublement lié à celui de son grand voisin en guerre. Et pourtant, cette réunion avait pour objectif de faire valoir ses « mérites propres » dans la perspective de l'ouverture, éventuellement prochaine, de négociations d'adhésion.

D'où cette véritable plateforme parlementaire de soutien à la Moldavie, élargie à l'ensemble des parlements de l'Union européenne, par analogie avec la plateforme gouvernementale créée dès le printemps 2022 par la France, l'Allemagne et la Roumanie, pour aider le pays à faire face aux conséquences de la guerre en Ukraine : conséquences humanitaires, bien sûr, mais aussi énergétiques - le pays importait alors la totalité de son gaz de Russie ou de Transnistrie occupée par la Russie - ainsi qu'économiques et financières, la France et l'Allemagne ayant mobilisé massivement l'aide européenne mais aussi celle des bailleurs de fonds internationaux en faveur de ce pays confronté à une inflation vertigineuse.

C'est le rôle de la diplomatie parlementaire que de faire écho, de stimuler et d'épauler les initiatives gouvernementales. Comme l'a indiqué le président Rapin, le Sénat n'a pas manqué d'appuyer les efforts du gouvernement français en faveur de la Moldavie.

J'y suis allé avec votre homologue de l'Assemblée nationale, M. Pieyre-Alexandre Anglade, qui a dû regagner Paris avant la fin de la réunion. Il est vrai que nous avions mis une bonne journée à rejoindre, la veille, la capitale moldave, en raison des vicissitudes des liaisons aériennes, nous faisant vivre concrètement à quel point ce pays demeure enclavé. Certes, il est bien relié à la Roumanie, toute proche, mais sinon, un besoin criant de liaisons aériennes directes plus nombreuses et plus régulières se fait ressentir.

Peut-être faut-il y voir l'une des raisons du périmètre des parlements présents représentant une bonne moitié des pays membres, mais avec quelques absents de taille, notamment l'Espagne, présidente en exercice du Conseil de l'Union européenne, et l'Allemagne. Des pays aspirant à la candidature étaient aussi représentés, telle la Géorgie. J'ai noté, outre la très forte présence de nos collègues roumains, une importante délégation italienne, qui fit le geste significatif de venir accompagnée de ses interprètes, afin de pouvoir s'exprimer dans sa langue, sans sacrifier au bilinguisme roumain-anglais imposé lors de cet exercice, j'espère pour des raisons strictement logistiques...

La réunion était opportunément programmée à quelques jours de la publication du rapport de la Commission européenne sur le pays, dans le cadre du « paquet élargissement », sorti le 8 novembre. À entendre les propos du chef de la délégation de l'UE sur place, son appréciation positive ne faisait aucun doute, la Commission ayant, vous le savez, souligné les progrès réalisés par le pays dans la mise en oeuvre de ses neuf recommandations, lui permettant de se rapprocher des critères de Copenhague, en particulier en matière d'État de droit, de justice, de lutte contre la corruption, domaines qui furent au coeur des débats et du bilan présenté par les autorités moldaves : outre la présidente Maïa Sandu, le président du Parlement, M. Igor Grosu, le Premier Ministre, M. Dorin Recean, mais aussi les ministres de l'intérieur et de l'énergie, et le remarquable conseiller de la présidence pour la défense et la sécurité nationales.

Gouvernement et Parlement ont ainsi souligné à l'unisson l'ampleur des progrès, des attentes, mais aussi des difficultés de la Moldavie, économiques et énergétiques, mais aussi de sécurité, dues aux importantes « menaces hybrides » venant de la Russie.

Les débats ont porté sur trois points, et je me suis efforcé de porter notre voix sur chacun d'entre eux.

Le défi de l'intégration européenne, tout d'abord, avec des regards croisés intéressants, dans une approche qui se voulait autant rétrospective que prospective, en essayant de tirer les enseignements des précédents élargissements. Dans mon intervention, tout en rendant hommage aux efforts remarquables réalisés par le pays en peu de temps et dans un contexte très difficile, j'ai attiré l'attention sur la nécessité que les pays candidats respectent les trois critères de Copenhague - État de droit démocratique, économie de marché, acquis communautaire- mais aussi qu'un quatrième, souvent passé sous silence et qui relève pleinement de notre appréciation de parlementaires nationaux, soit respecté : je veux parler de la capacité d'absorption de l'Union européenne. Sur ce dernier point, j'ai senti que certains pays européens ne partageaient pas vraiment ma position, estimant qu'il fallait intégrer rapidement la Moldavie ou l'Ukraine.

Le deuxième thème abordé fut le développement économique et la sécurité énergétique du pays. Cette dernière a beaucoup progressé, grâce au développement des interconnexions et avec le soutien financier important de l'Union européenne. Mais un effort accru est requis pour intégrer la Moldavie au marché intérieur européen de l'énergie. J'ai souligné l'implication de l'agence française de développement.

Principale partenaire commerciale et investisseure dans le pays, l'Union européenne joue naturellement un rôle majeur, dans la droite ligne des acquis du partenariat oriental.

J'ai aussi rappelé l'importance de progrès concrets pour la population moldave. La réduction des frais d'itinérance, que vous avez soutenue, Monsieur le Président, auprès du Commissaire Thierry Breton, en est un, particulièrement apprécié, comme l'a rappelé ici même l'ambassadrice de Moldavie lors de la table ronde du 30 novembre dernier.

Je suis néanmoins revenu de Chisinau avec le sentiment d'une inquiétude persistante sur la résilience économique et sociale du pays. Certes, les derniers chiffres affichés sont bons : le gouverneur de la Banque Nationale Moldave a annoncé que le taux d'inflation avait reflué par rapport à son plus haut niveau il y a un an, qui atteignait près de 35 %, pour revenir à quelque 6 % au mois d'octobre 2023. Mais est-ce soutenable ?

Le projet de loi de finances prévoit notamment une hausse du salaire minimum de 208 à 260 € ainsi qu'une augmentation de 15 % du traitement des enseignants.

Il reste du travail à faire. Lors de cette mission, nous avons été dans d'autres parties de la Moldavie, comme à Orhei, qui ressemblait à une campagne française de la seconde moitié du siècle dernier. Alors qu'il s'agissait d'une zone touristique, il n'y avait pas de voies asphaltées, mais des puits pour récupérer l'eau. Je suis donc un peu inquiet sur la résilience économique et sociale du pays.

Une grande partie de la population bénéficiera cet hiver encore de la prise en charge par l'État d'une partie du montant des factures d'énergie grâce à un fonds abondé par l'Union européenne. Si les manifestations orchestrées par le parti Shor et ses affiliés ont disparu, elles sont actuellement remplacées par celles des producteurs locaux de céréales dont les dizaines de tracteurs stationnent devant le bâtiment du gouvernement pour protester contre l'insuffisance du soutien financier de l'État à ce secteur sensible.

Autre domaine abordé lors de la réunion parlementaire de Chisinau, qui fait apparaître la résilience, certes, mais aussi la vulnérabilité de ce pays : la sécurité. J'ai réitéré le soutien de la France aux efforts d'équipement de la défense moldave, soutenus notamment dans le cadre de la facilité européenne pour la paix, le pays tentant de développer ses capacités, dans le contexte de la neutralité à laquelle la grande majorité des responsables et la population semblent très attachés, cette neutralité étant inscrite dans sa Constitution telle une assurance-vie.

La guerre en Ukraine a évidemment accru l'exposition géopolitique - déjà forte - de la Moldavie, dont une partie du territoire, à l'Est, la Transnistrie, est autoproclamée indépendante, et de fait occupée par la Russie à la suite d'un conflit violent, gelé depuis 1992. Or c'est là que se trouvent l'industrie et les seules ressources énergétiques de ce pays très rural. Au Sud, « l'unité territoriale autonome de Gagaouzie » est peuplée d'une communauté turcophone fortement russifiée et la gouverneure, pro-russe, élue en mai 2023, membre de droit du gouvernement moldave, est issue du parti pro-russe de l'oligarque en exil Ilan Shor.

Cette réunion intervenait aussi, et sans doute n'est-ce pas un hasard du calendrier, la veille du premier tour des élections locales. Le Vice-Premier Ministre Nicu Popescu nous avait d'emblée prévenu, lorsque nous l'avions rencontré fin avril, qu'elles ne seraient pas favorables au Parti Action et Solidarité (PAS) de Maïa Sandu, car concentrées sur les enjeux locaux. J'ajoute une autre raison : la non-participation à ces élections de la très nombreuse diaspora moldave.

Elles visaient à élire pour quatre ans 898 maires et 12 000 conseillers locaux désignant les 32 présidents de districts. Les résultats furent mitigés, avec une participation de 41 % au premier tour, identique à celle des élections de 2019, et de 37 % au second tour qui eut lieu le 19 novembre.

Si le PAS a obtenu le plus grand nombre de mairies lors de ces élections, il a dû concéder deux défaites dans les deux principales villes du pays. Dans la capitale, le maire sortant M. Ion Ceban, leader d'un parti « centriste » qui se prétend pro-européen mais rallie en fait les suffrages des pro-Européens et des pro-Russes, le Mouvement alternatif national (MAN), a été réélu dès le premier tour, avec 51 % des voix. Il est vu comme un candidat sérieux à l'élection présidentielle de l'an prochain contre Maïa Sandu. A Balti, deuxième ville du pays, le candidat du PAS n'a pas non plus atteint le second tour. L'ancien communiste Alexandr Petkov, élu maire, sous l'étiquette « Notre Parti », financée par un homme d'affaires ayant des liens avec la Russie, a déclaré que les résultats de ces élections montrent que « de nombreux Moldaves sont favorables au développement des relations avec la Russie ». Aucun candidat du PAS n'est élu dans les 11 principales villes du pays. D'autres maires élus dans des villes petites ou moyennes demeurent liés à Ilan Shor.

Même si la plupart des observateurs parient sur la réélection de Maïa Sandu lors des élections présidentielles de novembre 2024, l'obtention d'une majorité parlementaire lors des élections législatives du printemps 2025 paraît incertaine. Et la Moldavie fait partie des pays où la culture de coalition n'est guère encore entrée dans les moeurs.

À Chisinau comme ailleurs, la présidente Sandu a martelé que l'adhésion à l'Union européenne est une question existentielle pour un pays qui, pendant trente ans, a payé le prix de sa situation géopolitique d'État « tampon » et de sa dépendance multiforme à l'égard de Moscou. La récente stratégie nationale de sécurité qui nous a été présentée désigne ainsi la Russie comme la première menace et dénonce la « guerre hybride de haute intensité » menée par cette dernière dans le but de « prendre le contrôle politique et économique » de la République de Moldavie.

Les Moldaves nous ont demandé de faire attention à eux. Si la Moldavie ne devait pas entamer les négociations avec l'Union européenne, ce serait un signal fort envoyé à la Russie. S'il y avait eu un déclenchement de la guerre en Ukraine avec une Moldavie sous obédience russe, l'Ukraine aurait été enclavée.

C'est dire combien les attentes sont fortes à l'égard du Conseil européen qui se réunit aujourd'hui et demain. La Moldavie estime avoir suffisamment de mérites pour entrer dès à présent dans les négociations d'adhésion. Des efforts ont été faits, mais il appartiendra au Conseil européen de déterminer s'ils sont suffisants. Nous avons intérêt à examiner de près ce sujet, car j'ai le sentiment - et je ne suis pas le seul - qu'il y a encore beaucoup de travail à faire.

M. Jean-François Rapin. - Je suis d'accord sur le fait que la réflexion doit être approfondie sur cette question. J'ai rencontré Maïa Sandu à plusieurs reprises, et nous avons de bonnes relations avec nos homologues. Je ferai trois séries d'observations : d'abord 80 % des Moldaves ont des passeports roumains, et sont quasi-de fait dans l'Union européenne, mais pas dans l'espace Schengen. Si l'on décide de faire entrer la Roumanie dans l'espace Schengen, on y ferait ainsi quasiment rentrer la Modalvie. Deuxième point : les soldats russes qui sont en Transnistrie où il y a des réserves de munition très importantes depuis la Seconde guerre mondiale représentent un risque, qui est - pour le moment - contenu en raison d'accords fragiles puisque Maïa Sandu nous a indiqué qu'il ne faudrait qu'une demi-journée aux 1 700 soldats russes pour envahir la Moldavie, qui n'a pas de moyens de défense. Troisième point : la capacité d'intégration de la Moldavie avec la pression forte des oligarques dont l'influence reste importante, notamment dans les élections, malgré leur absence. Ces facteurs de risque doivent être pris en compte dans la réflexion en cours sur l'ouverture des négociations d'adhésion, tout comme le fait que la Moldavie est un pays francophone et francophile.

M. Didier Marie. - La situation de la Moldavie est l'illustration de la dislocation de l'URSS et de sa stratégie de colonisation, et bien avant de la volonté de l'impérialisme russe. La présence russe en Transnistrie est militaire mais aussi civile, avec la présence d'une population russophone très importante en Transnistrie.

J'ai été surpris positivement des propos de l'ambassadrice de Moldavie, que notre commission a auditionnée la semaine dernière, indiquant que le gouvernement moldave recherchait un accord de réintégration de la Transnistrie par le développement des échanges et soulignant qu'il y avait autant de personnes en Transnistrie qui avaient des passeports roumains, que dans le reste de la population moldave, laissant ainsi entendre que la population ne se sentait pas nécessairement dans une république autonome, mais était partie prenante de la Moldavie et de son aspiration européenne. Je ne sais pas quelle portée il faut donner à cette observation.

M. Jean-François Rapin. - Une portée prudente sans doute.

M. Didier Marie. - Oui, mais cela nous rappelle l'obligation géopolitique qui est la nôtre d'apporter à ce pays notre soutien dans ce conflit larvé, avec la présence de 1 700 militaires russes. On peut également s'interroger sur la passivité de ces militaires russes, à la frontière de l'Ukraine alors que la zone de conflit se trouve à côté. On peut imaginer l'avantage que pourrait retirer la Russie d'une mobilisation de ces militaires pour intervenir en Ukraine...

Mme Gisèle Jourda. - Je souhaitais apporter un tempérament à ces observations. Nous devons faire attention à ne pas projeter le souhait des gouvernements sur que pense la population. Lorsque nous nous sommes rendus, en Moldavie, avec Marta de Cidrac et André Reichardt, nous avions discuté avec de jeunes étudiants francophones, qui n'étaient pas contre l'Europe mais pas non plus anti-russes, puisque certains avaient des membres de leur famille russes en Transnistrie. Il faut également rappeler que les progrès faits en matière de justice, de droits de l'homme, ou de corruption par exemple - dans le cadre des contrats d'association de la Moldavie mais aussi de l'Ukraine et de la Géorgie - ont pu être suivis de régressions...Il faut donc être prudent sur cette question.

M. Jean-François Rapin. - Je rappellerais aussi une image qui m'a marqué : quand nous sommes allés en Roumanie - dans le cadre d'un déplacement de la commission -, nous avons vu, à la frontière moldave, les agriculteurs cultiver leurs champs avec des chevaux et des carrioles. De même, à la frontière entre la Slovaquie et l'Ukraine, nous avons eu l'impression d'un retour 30 ans en arrière. Il s'agit pour ces populations d'effectuer une transformation profonde de leur mode de vie. À l'inverse, il nous reviendra d'intégrer ces populations et de les faire converger. Aujourd'hui par exemple, il y a une très grande différence de mode de vie entre la Roumanie et la Moldavie.

Culture - Liberté des médias (proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur et modifiant la directive 2010-13-UE, COM(2022) 457 final) : communication de Mmes Catherine Morin-Desailly et Karine Daniel

M. Jean-François Rapin. - Nous poursuivons notre ordre du jour avec une autre facette de notre rôle de suivi des travaux des institutions européennes, un rôle d'information et d'alerte, sur l'évolution des textes législatifs européens. Ce rôle ne se limite pas à l'adoption de résolutions ou d'avis, qui sont officiellement transmis à notre Gouvernement et à la Commission européenne et au Parlement européen. Après que nous avons adopté et transmis ces positions politiques, il nous revient de suivre le parcours législatif de ces textes et d'en informer nos collègues.

C'est ce que nous faisons ce matin, sur le projet de règlement européen sur la liberté des médias, sur lequel nous avions adopté, il y a presque un an jour pour jour, un avis motivé au titre de la subsidiarité. Nous avons aussi organisé, au printemps et cet été, deux tables rondes sur les enjeux de ce texte, pour la presse écrite et l'audiovisuel, en commun avec la commission de la culture.

C'est Catherine Morin-Desailly, qui a sur ces sujets une longue et profonde expertise qui nous en parle, avec Karine Daniel, qui a repris le flambeau d'André Gattolin et de Florence Blatrix Contat et dont je salue la première communication dans notre commission.

Mme Karine Daniel. - C'est une brève communication que nous vous proposons aujourd'hui sur un texte qui a eu un assez long parcours législatif européen : le projet de règlement européen, dit aussi « acte européen » sur la liberté des médias, désormais connu, sous son acronyme anglais de Media Freedom Act ou MFA.

Son ambition est grande : instaurer un cadre législatif européen commun pour l'ensemble du secteur des médias et de la presse.

Nous partageons l'objectif louable de cette nouvelle législation européenne : il s'agit, au vu des constats qui ont pu être faits depuis plusieurs années dans quelques pays de l'Union, et récemment en Pologne ou en Hongrie, de renforcer la liberté et l'indépendance éditoriale des entreprises de médias, en recommandant des financements dédiés aux médias de service public, des mesures sur l'attribution équitable et transparente de la publicité, des règles sur la transparence de la propriété des organes de presse et un contrôle des concentrations.

Ce texte institue pour cela un comité de régulation européen qui jouerait également un rôle spécifique dans la lutte contre la désinformation et les fake news. Ce comité se substituerait au groupe des régulateurs européens pour les services de médias audiovisuels (dit Erga, de son acronyme en anglais, European Regulators Group for Audiovisual Media Services, institué par la directive de l'UE sur les services de médias audiovisuels, dite directive SMA). D'où les modifications proposées de ladite directive, supprimant son article 30 ter instituant l'Erga, et remplaçant en conséquence les références qui y sont faites pour le remplacer par un « Comité » européen de régulation des médias, dénommé « Board » en anglais.

Il s'agit ainsi de protéger les entreprises de médias contre des mesures nationales « injustifiées, disproportionnées et discriminatoires », afin de préserver le pluralisme du paysage médiatique européen, de garantir son bon fonctionnement et de renforcer la protection de l'État de droit, dans un contexte international et européen où celui-ci est parfois remis en cause, au sein même de l'Union européenne, dans certains États membres, mais aussi dans des États candidats ou potentiellement candidats, et, dans la plupart des États membres, souvent mis au défi par l'expansion d'internet, des grandes plateformes et des réseaux sociaux, mais aussi par les risques d'ingérences d'États tiers, dans les campagnes électorales nationales ou européennes, notamment. La France n'échappe pas à ces faits.

Qui ne souscrirait à cette vaste ambition ?

Elle fit partie du programme de la Commission européenne dès le début de son mandat et fut en conséquence annoncée dès 2021 par la présidente Ursula von der Leyen : « Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres. Leur indépendance est essentielle. Voilà pourquoi l'Europe a besoin d'une loi qui garantisse cette indépendance. »

Notre commission avait évoqué ce texte initialement le 8 décembre 2022, sur le rapport de Catherine Morin-Desailly, André Gattolin et Florence Blatrix Contat, afin d'examiner sa conformité au principe de subsidiarité et avait conclu que la proposition initiale de la Commission européenne du 16 septembre 2022 n'était pas conforme à ce principe, pour des raisons qui sont détaillées dans l'avis motivé adopté devenu résolution du Sénat le 11 décembre 2022.

Sans les reprendre toutes, permettez-moi de les rappeler à grands traits.

Tout d'abord, la Commission européenne fondait sa proposition législative sur le seul article 114 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) relatif au marché intérieur. Or nous faisions valoir, aux côtés d'autres parlements nationaux, dont le Bundesrat, et de nombreux acteurs du secteur, que cette seule approche était réductrice, au regard de la diversité culturelle et linguistique dont les médias et la presse, régionale en particulier, et les radios locales sont aussi l'expression naturelle. C'est pourquoi l'article 167 du TFUE qui se réfère à la diversité culturelle constituait, à notre avis, une base juridique tout aussi pertinente et robuste.

Or, en cette matière, selon l'article 6 c) du TFUE, l'UE ne dispose que d'une compétence d'appui, venant en complément ou en soutien de celle des États membres, ce qui ne justifie nullement une harmonisation législative, laquelle pourrait d'ailleurs se faire aussi bien par le haut que par le bas, entraînant un risque de nivellement pour les États membres ayant un corpus législatif ancien et solide en ce domaine, tel notre pays.

Ainsi, notre avis motivé rappelle la solidité de notre cadre législatif national, reposant sur deux grands piliers que sont les grandes lois républicaines du 29 juillet 1881 pour la presse et du 30 septembre 1986 pour l'audiovisuel.

Nous pointions aussi les risques d'incohérence ou en tout cas d'articulation insuffisante avec les trois principaux textes européens qui constituent la base de l'acquis communautaire en matière de régulation des médias : la directive sur les services de médias audiovisuels (dite SMA) ; la directive établissant des règles sur l'exercice du droit d'auteur et des droits voisins applicables à certaines transmissions en ligne d'organismes de radiodiffusion et retransmissions de programmes de télévision et de radio (dite CabSat2) ; et le règlement relatif à un marché unique des services numériques (dit DSA).

Nous avions enfin souligné la nécessité de respecter les spécificités professionnelles et législatives de deux écosystèmes qui demeurent très différents, en dépit des convergences numériques : la presse et l'audiovisuel.

Nous n'avons, pas, à l'époque, suscité suffisamment de vocations dans d'autres parlements nationaux, pour envoyer un « carton jaune » à la Commission européenne. Mais nous avons été entendus sur bien des points, au fur et à mesure du cheminement législatif de ce texte, qui approche désormais de sa phase finale.

Notre commission y a contribué, en organisant, les 23 mars et 22 juin de cette année, en commun avec la commission de la culture, deux tables rondes qui nous ont permis de « débroussailler » les enjeux de ce texte, avec les acteurs du secteur et le régulateur national du secteur audiovisuel, l'Arcom, dont nous avons entendu le président, M. Maistre : la première était consacrée à la presse écrite ; la seconde, aux médias audiovisuels. Nous y avons convié notamment le rapporteur pour avis de la commission du marché intérieur du Parlement européen, qui a porté plusieurs de nos préoccupations au cours du parcours de ce texte au sein de l'Assemblée de Strasbourg.

Nous nous en réjouissons car la période estivale, puis le renouvellement sénatorial ne nous ont pas permis de nous exprimer plus avant sur ce texte, pendant qu'il poursuivait son cheminement institutionnel.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci, j'ai plaisir à travailler dorénavant avec vous d'autant que nous siégeons ensemble à la commission de la culture. Je tiens aussi à saluer le travail accompli par Florence Blatrix Contat, ici présente, depuis que nous nous sommes saisis de ce texte il y a plus d'un an. Nous avons également une pensée pour notre ancien collègue André Gattolin.

Le Parlement européen a adopté, le 3 octobre dernier, de très nombreux amendements à ce texte, dont la version finale devrait être adoptée demain ; nous avons la satisfaction de constater que plusieurs d'entre eux l'améliorent notablement au regard de nos observations.

Parmi les principaux apports du Parlement européen, je retiendrai les quatre suivants.

Tout d'abord, dans la droite ligne de notre avis motivé, adopté il y a un an, nous pouvons nous féliciter de l'accent mis par le Parlement européen sur la visée de ce texte qui est de créer une norme minimale pour protéger le pluralisme et l'indépendance des médias dans l'ensemble de l'UE.

En effet, comme le Bundesrat allemand, mais aussi plusieurs pays nordiques, nous estimons que cette harmonisation législative a minima doit laisser toute latitude aux États membres de maintenir des normes plus élevées - comme c'est le cas en France - et de continuer aÌ développer leur propre réglementation des médias afin de protéger la libertéì et le pluralisme et de promouvoir la diversité culturelle et linguistique. Cela est très important car ce n'était pas très explicite dans le projet initial de la Commission européenne et aurait pu amener, à terme, à la remise en cause, au nom du droit de la concurrence ou du marché intérieur de certaines dispositions favorables au secteur qui sont ainsi mieux protégées.

Sur le financement du service public, qui est en débat en France actuellement, comme nous l'avons vu la semaine dernière au Sénat, les fondamentaux sont précisés, tout en maintenant la marge de manoeuvre qui doit être laissée aux États, laquelle est importante, en vertu du traiteì sur le fonctionnement de l'Union européenne et de son protocole n° 29 sur le système de radiodiffusion publique dans les États membres (dit « protocole d'Amsterdam »). Si le règlement entend protéger les médias publics, le texte initial ne comportait qu'une formule évasive : le secteur public « doit bénéficier de financements suffisants et stables » et assurer une prévisibilité et une planification. Le texte actuel correspond en tous points à nos débats au Parlement français : « il est nécessaire de garantir que, sans préjudice des règles de l'Union relatives aux aides d'État, les fournisseurs de médias de service public bénéficient d'un financement stable et suffisant pour remplir leur mission, qui assure la prévisibilité de leur planification et leur permette de concevoir des offres pour de nouveaux domaines d'intérêt pour le public ou de nouveaux contenus et formats ainsi que d'évoluer technologiquement afin de conserver une position concurrentielle sur le marché intérieur des médias. Ce financement devrait être déterminé et alloué selon des procédures prévisibles, transparentes, indépendantes, impartiales et non discriminatoires, sur une base pluriannuelle, conformément à la mission de service public des fournisseurs de médias de service public, afin d'éviter les risques d'influence indue liés à des négociations budgétaires annuelles. »

Cela fait vraiment écho aux débats que nous avons eus la semaine dernière, où nous avons demandé à la ministre de la culture qu'après la suppression de la redevance, la LOLF (loi organique relative aux finances publiques) soit modifiée, afin que soit inscrite la pérennité de l'attribution d'une part de la TVA au financement de l'audiovisuel public. Sans modification de la LOLF, nous arriverons à la fin de 2024 au « bout du bout », et l'audiovisuel public se retrouvera sans ressources. L'enrichissement du texte au Parlement européen soutient et justifie nos exigences, tous groupes politiques confondus. Le Sénat est encore une fois à la pointe sur ce sujet.

Dans la jungle numérique actuelle, il importe de développer des contrepoids à la désinformation. Nous avions évoqué ce point également très important du texte européen l'an dernier dans le débat sur notre avis motivé. Le renforcement des droits des médias d'information face aux très grandes plateformes en ligne est une avancée très importante, qu'il convient de préserver, dans le cadre d'une bonne articulation que nous avions exigée avec le DSA, qui a été correctement précisée, nous semble-t-il, par le Parlement européen.

Je souligne un point de vigilance quant au contrôle des concentrations au niveau européen : nous attirons l'attention sur l'importance de bien prendre en compte les principes de subsidiarité et de proportionnalité, et de réserver les nouveaux outils européens proposés par ce texte à l'échelle strictement européenne qui est celle du marché intérieur et, pour le reste, de s'en tenir aux dispositifs existants mis en place par les États membres.

Nous abordons maintenant la phase finale du trilogue, que la présidence espagnole a bien, semble-t-il, l'intention de mener à son terme. Une phase décisive, et que la présidence espère conclusive, doit avoir lieu demain. S'ensuivra un examen technique, puis une validation par le Coreper, si tout se passe bien. Sinon, le relais sera transmis à la présidence belge, qui aura pour mission de conclure avant la fin du mandat.

Les compromis qui semblent avoir été trouvés sur la plupart des points clés nous paraissent globalement satisfaisants. Nous tenions à rappeler qu'ils répondent à ce stade à la plupart de nos préoccupations.

Soulignons les trois points suivants à ce stade de la négociation.

À l'article 6, les obligations de transparence des services de médias paraissent raisonnables, et le paragraphe 2 concernant l'information du public est limité aux médias d'information, ou, en anglais, seule langue de négociation, produisant des contenus de « news and current affairs ».

S'agissant du comité européen et de son secrétariat (articles 8 et 11), leur indépendance a été renforcée sans leur donner la personnalité juridique qui en aurait fait potentiellement une nouvelle agence, ou une nouvelle institution qu'il n'était pas souhaitable de rigidifier. L'indépendance du secrétariat à l'égard de la Commission demeure incontournable pour nous.

On est passé, à l'article 11, paragraphe 1, de la rédaction initiale de la Commission européenne (« Le comité dispose d'un secrétariat, qui est assuré par la Commission. ») à celle du Parlement européen, qui doit être maintenue selon nous :

« Le comité est assisté par un secrétariat distinct et indépendant. Le secrétariat reçoit des instructions uniquement du comité. »

À l'article 17, l'articulation avec le DSA a été précisée, ainsi que le rôle respectif des autorités nationales et du comité dans le processus de dialogue établi avant tout retrait de contenu émanant de services d'information, avec une possibilité d'agir dans l'urgence telle que prévue dans le DSA.

À l'article 4, relatif à la protection des journalistes et de leurs sources, qui a été extrêmement approfondie et renforcée par le Parlement européen, demeure un point d'achoppement pour la France, qui prône une prise en compte de considérations de sécurité nationale.

Il s'agira sans doute d'un « point dur » dans les négociations qui devront aboutir pour achever le trilogue.

En effet, la protection prévue à cet article a été étendue par le Parlement européen pour devenir très large et extensive. Elle concerne les journalistes bien sûr, leur famille, leurs proches, mais aussi tout leur « réseau », leurs contacts, réguliers et occasionnels. Potentiellement toute personne qui a été en contact avec eux. On le comprend, car il y a eu des cas, dans certains États membres, d'espionnages de journalistes, par l'usage de logiciels espions.

La rédaction adoptée par le Parlement européen ne prévoit qu'un nombre très restreint d'exceptions limitativement énumérées, pour des crimes graves, notamment de terrorisme, sous un contrôle judiciaire extrêmement strict.

Certains États, dont la France, plaident au Conseil pour un assouplissement, une possibilité de dérogation, pour motif de « sécurité nationale », toujours sous contrôle strict a posteriori, d'instances qui ne sont pas nécessairement judiciaires, mais administratives, dans notre pays.

C'est assurément un sujet d'interprétation délicat, qui a suscité l'émoi bien légitime et compréhensible d'associations et d'ONG comme Reporters sans frontières, qui s'est exprimée à ce sujet, et que nous avions auditionnée dans le cadre de la table ronde sur la presse écrite, mais pas sur ce point précis. Ce sujet a « fuité » récemment, dans la phase finale des négociations, lesquelles sont, je le rappelle, de la seule responsabilité et prérogative de l'exécutif.

Notre préconisation en pareille matière, où nous entendons bien sûr les arguments des journalistes mais aussi ceux des représentants des services de sécurité, serait, là encore, une fois de plus, d'appeler au respect des principes fondamentaux que nous avons rappelés dans notre avis motivé, de s'en remettre, en l'occurrence, au principe de subsidiarité et de proportionnalité. En effet, la sécurité nationale est de la seule compétence des États, et non de l'Union européenne, et ne peut être déléguée, qui plus est sur le fondement de l'article 114, je le rappelle, au nom du marché intérieur. Dois-je rappeler dans cette enceinte, qui a toujours été très attentive à la défense des libertés fondamentales, en particulier de la liberté de la presse et des droits des journalistes, que les États sont tenus par les traités, notamment l'article 2 du traité sur l'Union européenne, la charte des droits fondamentaux et la jurisprudence, de respecter les droits de l'homme et la liberté de la presse qui est une composante fondamentale de la démocratie et de l'identité de l'Europe ? Il y a là, sans doute, un cadre utile pour une législation d'objectif louable et nécessaire mais d'application délicate.

M. Jean-François Rapin. - Merci pour ce point d'étape utile.

M. Didier Marie. - Quelques interrogations sur ce sujet complexe, technique. La première porte sur les phénomènes de concentration tels que ceux que l'on connaît en France aujourd'hui. Deuxièmement, qu'est-ce qui garantit dans le texte l'indépendance des rédactions à l'égard des détenteurs de capital ? Est-ce renvoyé exclusivement au titre de la subsidiarité aux autorités nationales ? Y a-t-il enfin des éléments spécifiques à la protection des sources des journalistes ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le Parlement européen est allé assez loin dans la protection des journalistes et de leurs sources. Je l'ai déjà dit : il y a un débat délicat sur les dérogations réclamées par certains États pour la sécurité nationale. À cet égard, nous renvoyons à l'application du principe de subsidiarité, tout en soulignant que les traités et la charte des droits fondamentaux protègent les droits et libertés incontournables.

Mme Karine Daniel. - Effectivement certains États pourraient remettre en cause les protections acquises par ce texte au nom de la sécurité intérieure, notamment la France.

M. Didier Marie. - Est-ce à dire qu'il pourrait y avoir des recours devant la CJUE et qu'il faut attendre une jurisprudence pour déterminer ce qui peut relever de préoccupations de sécurité intérieure ou non ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je ne puis le dire par avance. Mais on peut l'imaginer.

Mme Karine Daniel. - Des organisations comme Reporters sans frontières (RSF) se mobilisent et alertent sur ces questions.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Tout à fait.

Sur la concentration des médias, l'objectif est bien d'établir un cadre minimal, un corpus de règles spécifiques, au niveau européen. C'est le nouveau comité européen qui succède à l'Erga et réunit les autorités de régulation dont l'Arcom, qui sera chargé d'appliquer les règles, ce qui ne constituera pas a priori une jurisprudence à proprement parler, mais un cadre de référence commun.

Mme Audrey Linkenheld. - Je rebondis sur la question précédente, ayant travaillé il y a quelques années sur le sujet des lanceurs d'alerte. Les journalistes seront-ils intégrés dans ce cadre ? C'est un débat qui dure à l'échelle européenne, où les conceptions sont très différentes. On est très sensible à cette question en France, il en va différemment ailleurs, notamment en Pologne à l'époque - et l'on peut espérer que ce pays évolue positivement. Est-elle abordée dans le texte ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - L'article 4 pose le cadre de la protection complète des journalistes et de leurs sources, incluant tous leurs contacts, leur entourage et cela pourrait inclure des lanceurs d'alerte, même si le mot même de « lanceur d'alerte » n'apparaît pas en tant que tel dans le texte, mais c'est un vrai sujet.

Mme Florence Blatrix Contat. - Nous avions, lors de notre première analyse de subsidiarité, quelques craintes sur d'éventuelles menaces envers la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Sont-elles complètement levées ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Oui, je crois pouvoir dire qu'à cet égard les principes de subsidiarité et de proportionnalité seront respectés, puisque c'est une norme a minima qui est établie par ce texte : elle n'empêche pas des normes plus exigeantes en matière de protection des libertés dans chaque État membre.

M. Didier Marie. - Dans le cadre du trilogue, y a-t-il des blocages ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Pas à ma connaissance. Cependant, comme je le disais à l'instant, il reste quelques points en débat sur l'article 4. Je saisis cette occasion pour aborder l'acte sur l'intelligence artificielle (IA), que nous avions examiné avec Florence Blatrix Contat, et qui a abouti à un texte assez équilibré. Nous étions soucieuses d'innovation, afin que l'Europe reste dans la course mondiale, mais aussi de la garantie d'un certain nombre de règles, afin de prévenir les mésusages de l'IA, d'assurer une transparence et une licéité de l'usage des données, de protéger les droits d'auteur. Il s'en est suivi une guerre entre le ministère de la culture et Bercy, qui plaidait pour beaucoup plus d'innovation et l'abandon de règles qui pourraient nous mettre en désavantage concurrentiel. Nous nous réjouissons que le ministère de la culture ait eu, semble-t-il, gain de cause à l'issue de ce bras de fer. Il resterait encore quelques points à débattre. Je rappelle que la France a toujours été motrice sur la protection des droits d'auteur, des droits voisins, de la propriété intellectuelle. C'est un étalon d'or pour le reste du monde.

Mme Karine Daniel. - Sur l'IA, nous avons reçu la semaine dernière, à la commission de la culture, les syndicats, représentants des traducteurs interprètes, qui estiment que leur profession pourrait être décimée en six mois. Les premiers films et séries traduits à l'aide de l'IA seront diffusés sur la plateforme à partir de janvier. Dans ce secteur mondialisé, la question de la concordance des droits et de la mobilité des oeuvres se pose. L'enjeu est important en France où nous avons un secteur très structuré de la traduction et du doublage. Il peut en aller différemment dans des pays plus petits où le secteur est moins structuré et moins performant. Une coordination des positions des États sur ce sujet risque d'être compliquée.

M. Jean-François Rapin.- J'insiste pour que notre commission poursuive son travail sur l'IA.

Questions diverses - Reconstitution du groupe de travail sur l'espace et désignation d'un membre du groupe

M. Didier Marie est désigné membre de ce groupe de travail.

La réunion est close à 11 h 05.