Lundi 15 janvier 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de parquets situés en zone rurale

M. Jérôme Durain, président. - Mesdames, monsieur, je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jérôme Bourrier, Mme Caroline Parizel, Mme Karine Malara et Mme Sylvie Perticaro prêtent serment.

Mme Karine Malara, procureure de la République de Bourg-en-Bresse. - Je suis en poste dans l'Ain depuis le 23 juin 2023. Le ressort comprend 680 000 habitants pour 7 562 kilomètres carrés ; 4 compagnies de gendarmerie travaillent dans des zones comprenant chacune des particularités : Bourg-en-Bresse, Trévoux, proche de la région lyonnaise et de ses trafics, via l'autoroute, Belley, zone plus rurale plus montagnarde, limitrophe de la Haute-Savoie et de l'Isère, et, enfin, le pays de Gex, à quelques encablures de Genève.

Le secteur « police » comprend deux commissariats : l'un à Bourg-en-Bresse et l'autre à Oyonnax. Seul Bourg-en-Bresse compte 4 officiers de police judiciaire (OPJ) spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants.

Nous avons reçu 47 000 affaires pénales pour 4 000 affaires poursuivables. Nous constatons une baisse significative de l'usage des stupéfiants depuis deux ans, en lien avec l'amende forfaitaire délictuelle et l'instauration de politiques différentes sur le terrain : ainsi, nous sommes passés de 800 affaires de stupéfiants soumises au parquet chaque année - elles touchaient une forte proportion de mineurs - à environ 250 dossiers aujourd'hui. J'évoque là les cas relevant des usagers, et donc des addictions. Nous déplorons l'absence de médecins-relais, d'où une prise en charge difficile sur le plan sanitaire. La part des mineurs concernés tend elle aussi à diminuer, en raison du développement de l'audition libre et de la réforme de la justice pénale des mineurs. Cela emporte des conséquences pratiques. Les avocats tiennent des permanences sectorisées et se déplacent assez peu : les auditions de mineurs sont regroupées dans chaque brigade de gendarmerie une fois par mois, mais cela présente des difficultés, compte tenu des disponibilités des uns et des autres. Ainsi, des stocks se créent dans les services compétents des forces de l'ordre.

À mon arrivée, je me suis étonnée de la chute drastique du nombre de mineurs liés aux affaires de stupéfiants ; ceux-ci étaient souvent pris en charge sur le plan sanitaire, mais cela n'existe quasiment plus. Nous dénombrons un stock de 400 procédures non traitées touchant les mineurs.

J'en viens à la réponse pénale. Notre ressort est un axe de transit pour les produits stupéfiants, via l'important réseau autoroutier du département. Les affaires de convoyage de stupéfiants sont généralement traitées en comparution immédiate, car il est difficile de remonter les réseaux. C'est un one shot, si j'ose dire : seul le transporteur est inquiété lors de la saisie du produit.

A contrario, les affaires partant à l'instruction sont celles pour lesquelles nous remontons les filières, souvent en lien avec la région lyonnaise. Je constate avec étonnement que nous n'avons pas de filière identifiée avec l'axe genevois, alors que les trafics existent.

Nous avons 12 commissions rogatoires en stock, pour une moyenne d'âge de dix-huit mois à trois ans. Nous recensons cinq affaires d'instruction chaque année : c'est assez faible, même si cela représente l'essentiel des 39 mises en examen en matière de stupéfiants ; actuellement, quinze personnes sont en détention dans un tel cadre. Toutefois, le « haut du panier » de ces criminels se situe en région lyonnaise ; ils sont impliqués dans des dossiers que nous traitons avec la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lyon : les filières s'approvisionnent en Espagne et une affaire a récemment éclaté à Bourg-en-Bresse, l'une des bases arrière de ces trafics.

En matière pénale, peu d'affaires aboutissent donc à l'instruction. La comparution immédiate s'applique au tout-venant. Les points de deal locaux font l'objet de réponses diversifiées, allant de la convocation par officier de police judiciaire (COPJ) aux alternatives aux poursuites. Les services de police en ont identifié dix-neuf ; il en existe bien plus, mais les effectifs des forces de l'ordre sont trop faibles pour aller plus loin.

À Trévoux, nous envisageons de créer un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD) à la demande de la gendarmerie nationale, qui a identifié des zones très touchées par le trafic de stupéfiants, en vue d'améliorer et de territorialiser l'action publique.

La question des ressources humaines est primordiale. Nous disposons de quatre compagnies de gendarmerie, de quatre brigades de recherche spécialisées dans le domaine judiciaire, avec 30 OPJ sur 400 au total, mais aucune n'est spécialisée dans la lutte contre le trafic des stupéfiants. C'est l'inverse pour la section de recherche de Valserhône, dans le pays de Gex : créée l'année dernière, elle est une antenne de la section de recherche de Lyon et comprend sept fonctionnaires. Celle-ci présente un intérêt en matière d'entraide internationale, puisqu'elle est située en zone frontalière ; elle dispose d'une compétence économique et financière, sa vocation étant de lutter contre le blanchiment et le trafic de stupéfiants. Elle complète l'action de la brigade de recherches (BR) du pays de Gex, dont les effectifs sont insuffisants.

Comme je l'ai déjà indiqué, le commissariat de Bourg-en-Bresse comprend une équipe de quatre OPJ spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants - c'est très peu, au vu de la surface du territoire ; en revanche, il n'en existe aucun à Oyonnax. Certaines affaires sont traitées par l'antenne lyonnaise de l'Office antistupéfiants (Ofast). Nous ne menons pas assez d'initiatives sur le terrain en raison d'un nombre insuffisant d'agents spécialisés.

Nous avons plusieurs axes de travail. Nous souhaitons notamment travailler davantage avec le groupe interministériel de recherche (GIR), qui a récemment proposé de mobiliser des agents en appui aux unités locales de police et de gendarmerie sur les questions patrimoniales, économiques et financières, ainsi que lors des enquêtes et des interpellations.

L'Ain ne dispose pas d'antenne de la police judiciaire. La coordination de l'Ofast consiste en une cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), située dans le Rhône : celle-ci ne s'est pas réunie dans l'Ain depuis plusieurs années ; il faut la remobiliser au profit de mon ressort, notamment en matière de partage d'informations et de formation des OPJ.

Notre proportion d'affaires est assez réduite, même si certaines sont significatives. Pas moins de 90 % d'entre elles concernent le cannabis sous toutes ses formes ; nous dénombrons peu d'affaires liées à l'héroïne, à la cocaïne - sauf dans les zones urbaines, comme à Bourg-en-Bresse - ou aux drogues de synthèse.

Le ressort comprend un centre pénitentiaire important de 700 détenus : chaque année, nous y saisissons 12 kilos en moyenne. Malgré nos efforts et la multiplication des contrôles, ce quantum ne baisse pas alors même que - et c'est là un point essentiel de notre politique pénale -, nous apportons systématiquement des réponses pénales à de telles affaires, notamment des comparutions immédiates.

M. Jérôme Bourrier, procureur de la République de Bayonne. - J'interviendrai en complément de ma collègue : certaines thématiques sont communes à l'ensemble du territoire national.

Le tribunal judiciaire de Bayonne recouvre le Pays basque. Les singularités de son ressort tiennent beaucoup à sa situation frontalière : le territoire est, avec les Pyrénées-Orientales, l'un des axes principaux de pénétration du cannabis en France. Chaque année, nous saisissons en moyenne 10 tonnes de cannabis ; le péage de Biriatou concentre 95 % des vecteurs routiers sur 5 % du territoire frontalier. Y sont présents de nombreux services de police, mais aussi l'administration des douanes, la police aux frontières (PAF), la gendarmerie, et, côté espagnol, la Guardia Civil et la police basque, dont les pouvoirs sont très importants.

Cette présence renforcée des services de l'État conduit les équipes présentes à se spécialiser dans la lutte contre le franchissement des frontières, que ce soit à Biriatou ou dans les cols de montagne. Ces équipes ont de grosses capacités opérationnelles : par exemple, en 2023, elles ont permis l'interpellation d'un trafiquant de cannabis de grande ampleur qui dépensait chaque mois un million d'euros pour récupérer du cannabis dans le sud de l'Espagne et pour organiser les convois, afin de le revendre à hauteur de 2,3 millions d'euros en région parisienne. Cela donne une idée de l'ampleur du trafic et des marges réalisées par les trafiquants.

Les spécificités du ressort sont donc la part très importante du transit de cannabis dans le sens sud-nord, et, dans une moindre mesure, du transit de la cocaïne dans le sens nord-sud. Nous constatons également l'existence d'une délinquance organisée associée à ces malversations : c'est soit une délinquance de transit, pour laquelle nous avons recours aux comparutions immédiates et aux dénonciations officielles aux autorités espagnoles, soit des trafics locaux, plus ruraux, qui ne s'appuient pas sur les grandes agglomérations pour s'approvisionner : les personnes concernées se rendent directement en Espagne pour acheter des quantités réduites, d'où la difficulté à caractériser l'ampleur du phénomène.

Nous avons la chance de bénéficier de services de police spécialisés en nombre important. L'administration des douanes est, en outre, à l'origine d'une très grande partie des saisies effectuées : l'enjeu pour les services d'enquête est de valoriser cette mise à disposition « brute » de produits. La présence d'un service interdépartemental de police judiciaire et d'une antenne de l'Ofast à Bayonne est très utile : les moyens pour lutter contre la délinquance organisée sont importants. En revanche, les services sont clairement sous-dimensionnés pour la lutte contre les trafics locaux. Nous comptons trois commissariats dans notre ressort : Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. Depuis l'entrée en vigueur de la réforme de la police judiciaire (PJ), le groupe en charge de la lutte contre le trafic de stupéfiants est rattaché organiquement et fonctionnellement au service interdépartemental de la police judiciaire (SIPJ) et constitue une division de la criminalité territoriale. Mais le terme de division est un grand mot, car le service ne compte actuellement que six enquêteurs.

En zone gendarmerie, la BR et la section de recherches (SR) travaillent sur les réseaux de trafics de stupéfiants avec des effectifs très limités. En 2023, seules douze affaires ont été démantelées en zone rurale : c'est peu. Certes, l'Ofast est chef de file pour les dossiers les plus importants, mais nous pourrions facilement doubler, tripler, voire quadrupler le nombre d'affaires traitées ; il s'agit bien d'une question de moyens.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous constaté une délocalisation des réseaux des zones urbaines vers les zones rurales ? Nous apprenons régulièrement que des saisies sont opérées dans des territoires qui ne faisaient jadis l'objet d'aucune suspicion. Aujourd'hui, l'ensemble du territoire est concerné.

M. Jérôme Bourrier. - Ce constat est en effet largement partagé.

La consommation de stupéfiants n'est pas réservée aux agglomérations : les trafics de cannabis et de cocaïne concernent nombre de nos concitoyens. Certaines professions, très touchées, contribuent à l'entrée des stupéfiants dans le pays. La consommation de drogues est démocratiquement répartie sur l'ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales.

La dimension frontalière du Pays basque favorise l'auto-alimentation des trafics locaux, sans que les consommateurs doivent passer par des fournisseurs présents dans les grandes villes.

De plus, nous constatons un phénomène de capillarité : la lutte contre les stupéfiants devrait être la priorité des priorités pour combattre la délinquance organisée. La pratique des règlements de compte ou des « narchomicides » était autrefois l'apanage des grandes agglomérations ; cette contre-culture s'est peu à peu diffusée dans des agglomérations de moindre importance, par le biais des enlèvements, des violences, voire des homicides. Tout cela a essaimé : en zone rurale, on recense désormais des tirs d'arme à feu ou des intimidations.

En outre, l'avantage des zones rurales, c'est qu'on y est tranquille. Certes, le maillage de la gendarmerie nationale est intéressant et représente une source de renseignements, mais une brigade territoriale n'est pas en mesure de démanteler un réseau important de stupéfiants. Ce sont donc des zones de repli intéressantes pour les trafiquants.

Mme Karine Malara. - Je souscris aux propos de mon collègue : nous aboutissons aux mêmes constats.

Les axes de circulation sont des vecteurs de rapprochement, mais aussi de porosité : nos sociétés se caractérisent par des mouvements de circulation importants et par des pôles d'attraction qui rayonnent bien au-delà de leur implantation. Ainsi Lyon et Genève sont-ils des pôles d'attraction majeurs pour le département de l'Ain. Les axes de circulation tels que les autoroutes facilitent l'installation des trafics dans les zones limitrophes de ces pôles ; les délinquants le savent bien.

La frontière est une autre problématique : elle démultiplie les difficultés en matière d'enquêtes et de répression. J'ai travaillé en Alsace : les réseaux albanais se jouaient de la frontière, qui constituait pour eux un abri, à Bâle, notamment. C'est la même chose pour les zones rurales : les délinquants nous avouent parfois qu'ils se sont mis au vert dans un village, où ils bénéficient d'un relatif anonymat et où ils courent moins le risque d'être identifiés par les forces de l'ordre que dans les villes. Les zones rurales sont aussi les bases arrière des trafics, notamment en matière de stockage. Il en va ainsi de Bourg-en-Bresse pour les trafiquants lyonnais, qui s'y comportent en distributeurs, en développant des stratégies géographiques afin de se rapprocher de la clientèle, présente partout. Comme le soulignait mon collègue, nous assistons à une banalisation de la consommation des produits stupéfiants. Cela dit, les métropoles représentent toujours des lieux où les trafics sont très structurés.

Mme Caroline Parizel, vice-procureure de la République de Bayonne, chargée de la délinquance au tribunal judiciaire. - L'usage des stupéfiants se banalise également via les réseaux cryptés comme Telegram ou Snapchat, grâce auxquels les consommateurs peuvent facilement commander de la cocaïne, une drogue très répandue au Pays basque, compte tenu des moyens financiers importants des habitants : vous commandez depuis votre téléphone et on vient vous livrer chez vous. Ces personnes ont le sentiment d'être en dehors de la loi et de ne courir aucun risque. Que les délinquants restent impunis est un problème réel. Même s'ils accèdent au fil de discussion, les enquêteurs ne sont pas en capacité d'infiltrer ces réseaux cryptés et ne peuvent remonter au numéro de téléphone. Ainsi, de véritables start-ups se développent, avec des cartes de fidélité et des promotions... Les techniques traditionnelles d'enquête telles que la géolocalisation, les écoutes téléphoniques ou la surveillance physique ne permettent pas d'agir efficacement - ou alors cela suppose beaucoup de temps pour démanteler des réseaux souterrains et invisibles.

J'ai interrogé des services de police et de gendarmerie pour savoir si le recours à l'article 706-32 du code de procédure pénale, qui porte sur ce qu'on appelle les « coups d'achat » de stupéfiants, était pertinent : les agents peuvent se faire passer pour des acheteurs et ainsi infiltrer les réseaux. Concrètement, les services d'enquête font face à de grandes difficultés : en particulier, les agents doivent avoir suivi une formation spécialisée - ce n'est pas le cas des enquêteurs à Bayonne - et disposer d'un matériel de haute technicité pour infiltrer. En l'état, aucun service n'est en mesure d'enquêter sur cette nouvelle voie de communication qui me semble pourtant essentielle. Les trafiquants ressentent un sentiment d'impunité et développent leur entreprise comme bon leur semble - à tous les niveaux de la société.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous indiquez qu'il y a un problème relatif au cryptage des communications : si l'on pénétrait mieux ces communications et si l'on infiltrait mieux ces réseaux, il y aurait des améliorations. Quelles suggestions pouvez-vous faire pour améliorer le système d'infiltration ? Quels points faibles avez-vous repérés ?

Mme Caroline Parizel. - La question est très technique. Les affaires comme Sky ECC ou EncroChat montrent que des services de police judiciaire peuvent parvenir à pénétrer des réseaux ou des serveurs et à démanteler des réseaux criminels incroyables.

L'infiltration des réseaux me semble techniquement possible, mais au niveau local les services d'enquête ne sont même pas dotés de téléphones spécifiques. Chaque enquêteur devrait disposer d'un téléphone de travail, permettant de créer un faux compte ; or aujourd'hui, aucun d'entre eux ne dispose des habilitations techniques requises.

Par ailleurs, il faut protéger les enquêteurs, qui craignent de commettre une provocation à l'infraction. Techniquement, ainsi qu'en matière de formation, tant les policiers que les gendarmes n'ont pas les moyens d'infiltrer ces réseaux.

M. Jérôme Bourrier. - Cette question est notamment soulevée par le chef de l'antenne Ofast de mon ressort, avec lequel j'ai évoqué le sujet. Notre capacité à démanteler les points de deal numériques repose sur nos capacités d'infiltration.

Je pense que cela implique un certain nombre de modifications législatives, pour rendre plus faciles ces infiltrations comme pour sécuriser les « coups d'achat » - point complexe, car si l'achat est autorisé dans certaines conditions, il ne faut pas aller jusqu'à la provocation à l'infraction. Il est extrêmement important de permettre aux enquêteurs d'accéder aux adresses IP et d'intercepter véritablement les communications réalisées au moyen d'applications de messagerie cryptée. Si l'on rate ce virage, nous ne pourrons pas régler le problème. Les interceptions de communications téléphoniques et de SMS appartiennent au passé, très clairement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans ces trafics, les flux financiers sont particuliers : il s'agit souvent d'espèces, de petites coupures. Régulièrement, on voit dans les médias des images de liasses de billets saisies. Les sommes totales concernées par le trafic de stupéfiants en France sont estimées entre 4 et 6 milliards d'euros ; la quantité associée d'argent liquide est donc très importante. Comment expliquez-vous que l'on n'arrive pas mieux à suivre ces petites coupures ? Surveille-t-on mal le train de vie d'un certain nombre de délinquants ? Surveille-t-on mal celles et ceux qui les reçoivent - des commerçants, par exemple ? Le système bancaire permet-il suffisamment de surveiller ces flux financiers ?

M. Jérôme Bourrier. - Tout d'abord, nous saisissons évidemment beaucoup d'argent issu du blanchiment, en transit, en direction tant du Nord que du Sud. Dans de tels cas, nous engageons des poursuites à l'aide de la qualification de blanchiment et ouvrons des enquêtes conjointes entre un service de police judiciaire et le service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF).

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Cet argent traverse la frontière pour financer des achats en Espagne ou en Afrique du Nord ?

M. Jérôme Bourrier. - Soit cet argent est destiné à acheter des stupéfiants, soit il est en cours de blanchiment et destiné à des investissements réalisés à l'étranger. Par exemple, même si le Pays basque est un secteur extrêmement attractif sur le plan de l'immobilier, nous ne découvrons quasiment jamais d'affaires de blanchiment direct. En revanche, nous saisissons beaucoup de sommes en transit, dont nous nous dessaisissons parfois au profit de la Jirs, car ces sommes peuvent parfois atteindre 200 000 ou 400 000 euros. Ceux que nous touchons sont les collecteurs, c'est-à-dire de ceux qui sont chargés d'évacuer et de blanchir l'argent. Nous savons notamment que les réseaux chinois sont très performants et très organisés sur ce plan.

Vous posez une question importante : faut-il tracer les produits stupéfiants ou les flux financiers ? C'est une vraie interrogation. En France, nous ne traçons que très peu les produits financiers. En revanche, les Américains le font : la Drug Enforcement Administration (DEA), très organisée au niveau du suivi des flux financiers, laisse ces derniers transiter, ce qui lui permet de démanteler des filières en suivant l'argent. Cela, en France, nous ne le faisons pas, ou très peu. Nous essayons de saisir de l'argent pour le confisquer, mais le démantèlement d'un réseau à partir non des produits interdits, mais des flux financiers est peu développé.

Pourquoi est-ce le cas ? Je pense que ces suivis sont très lourds à assurer, très techniques et complexes. Ils n'appartiennent pas à la culture professionnelle des groupes spécialisés des affaires de stupéfiants. Je parle en toute franchise : dans les services spécialisés de lutte anti-stupéfiants, comme l'Ofast, il y a une notion de plaisir dans le travail : le policier enquêteur qui « fait des stups » aime trouver des produits, faire de grosses saisies, interpeller des équipes ou des convois armés, etc. Si on lui demandait de passer son temps à tenter de tracer des flux financiers, je pense qu'il y aurait beaucoup moins de vocations... Non seulement nous n'avons pas cette culture-là, mais de plus nous n'avons pas réussi à adjoindre des enquêteurs spécialisés travaillant exclusivement sur les aspects financiers dans des groupes communs avec les enquêteurs anti-stupéfiants.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Excusez-moi, mais c'est ce qui se passe dans les Jirs aux frontières, si j'ai bien compris. À la gendarmerie de Valserhône, des gendarmes sont ainsi spécialisés dans le suivi de ces flux financiers. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur leur travail ?

Mme Karine Malara. - Pas encore, parce que leur implantation, toute récente, n'a malheureusement pas encore porté ses fruits. L'optique du travail de ces gendarmes, partagé avec la cellule de lutte contre le travail illégal et les fraudes (Celtif) du groupement, est de travailler à la fois sur les flux financiers, les patrimoines, les individus et les objectifs, en partant de la notion assez classique de train de vie, afin de dresser le constat que ce train de vie ne correspond pas à des revenus réguliers. La logique de travail est ainsi inversée : au lieu de partir uniquement de la saisie des produits, il s'agit de mener une étude patrimoniale et financière sur certains individus. Cette logique présidait d'ailleurs à la création et à la dimension interministérielle des Jirs, où sont mis en commun les moyens d'investigation de l'administration fiscale, souvent très efficaces, et les manières de travailler des douanes, de la police et de la gendarmerie.

Je souhaite repartir des enquêtes de terrain, avec l'appui de la Jirs, pour inverser la manière de traiter les affaires. Partant du constat qu'il y a assez peu d'initiatives locales du fait de l'absence de services spécialisés, les services de terrain devant se consacrer aux trafics de stupéfiants pour faire émerger l'information et remonter des objectifs, nous pourrions, dans une autre optique, partir du criblage de certains individus suspects, notamment eu égard à leur train de vie ou aux masses financières échangées sur des comptes bancaires, pour ensuite éventuellement mettre à jour des activités illicites, en particulier dans le cadre des stupéfiants - nous ne disposons pas initialement de l'information. Le GIR peut nous y aider, car c'est sa vocation première, ainsi que les sections de recherche, à condition de mener ce travail financier en amont.

Nous réalisons assez régulièrement des saisies financières de petites coupures, mais nous n'avons ni leur point de départ ni leur point d'arrivée. En dehors de légers décalages au niveau du train de vie, nous ne disposons de rien de très significatif à apporter au tribunal sur ce plan. Il faut inverser l'optique et la stratégie de l'enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pouvez-vous nous citer un exemple, dans vos départements, d'une affaire qui aurait commencé par des saisies d'espèces ?

M. Jérôme Bourrier. - Non. Je suis un peu sceptique au sujet de cette démarche, qui avait justifié la création des GIR. Au départ, l'idée était même plus précise : il fallait travailler sur ces individus qui circulent dans de grosses voitures pour démanteler des réseaux. Mais combien de réseaux ont été ainsi démantelés ? Zéro. Je ne pense pas que cette stratégie fonctionne, parce que les trafiquants sont malins : les voitures ne sont pas à leur nom, ils n'en sont pas propriétaires, etc.

Les plus grosses saisies de patrimoines que l'on fait sont rarement réalisées dans le cadre de dossiers de stupéfiants. Les investissements des gros trafiquants de cannabis français ne sont pas faits en France : ils investissent dans le sud de l'Espagne ou au Maroc. La démarche, séduisante intellectuellement, est compliquée en matière d'efficacité et de résultats - je ne dis pas non plus qu'il ne faut pas tenter de la suivre...

Mme Sylvie Perticaro, vice-procureure de la République du parquet de Bourg-en-Bresse, magistrate référente en matière de stupéfiants. - Nous souhaitions vous présenter un dossier de trafic de stupéfiants qui ne part pas des flux financiers, mais de l'étude du train de vie. Les investigations menées sur le « gérant » principal identifié dans le cadre de cette procédure mettent en évidence que cette personne dépensait mensuellement environ 8 000 euros pour ses loisirs et 2 000 euros pour sa vie courante. Malgré ce budget important, cette personne ne disposait d'aucune source de revenus, d'aucun salaire, d'aucune prestation sociale, et d'aucun compte bancaire. Cet élément n'était pas présent au départ des investigations, mais il est devenu très intéressant dans le cadre de l'enquête de trafic de stupéfiants et a pu être exploité par la suite.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Concrètement, comment vous êtes-vous aperçus de ces dépenses de loisirs et de vie courante ? Qui vous a informé, comment vous y êtes-vous pris pour rassembler ces éléments de preuve ?

Mme Sylvie Perticaro. - L'enquête a duré environ une année. Les surveillances ont été importantes, des vérifications ont pu être réalisées à l'occasion de plusieurs voyages à l'étranger. Nous avons également réalisé de nombreuses interceptions téléphoniques, indiquant des sorties au restaurant ou des achats de produits de luxe, ce qui a permis aux enquêteurs de faire une estimation intéressante du train de vie de cette personne. Ces éléments ont été confirmés à l'occasion de perquisitions qui ont permis de retrouver plusieurs objets identifiés tout au long de l'enquête.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'achat de fonds de commerce est un moyen de blanchiment : un chiffre d'affaires fictif est indiqué pendant quelques mois, puis le commerce dépose le bilan et le fonds de commerce est revendu. Avez-vous connaissance de dossiers de cette nature ?

M. Jérôme Bourrier. - Là encore, nous identifions le problème : certains commerces, comme les teintureries, les barbiers, les commerces de téléphonie ou de restauration rapide, sont notamment concernés. Pour autant, je n'ai pas d'exemple objectivé et démontré en tête dans mon ressort.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Faut-il un suivi plus fin des tribunaux de commerce ? Portez-vous une attention particulière à la représentation des parquets lors d'affaires de procédures collectives ?

Mme Karine Malara. - Les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf) permettent également, en matière de lutte contre la fraude, de faire émerger des objectifs. Je ne veux stigmatiser personne, mais à la liste de commerces qui vient d'être dressée, il me semble que s'ajoutent les kebabs qui permettent parfois une injection et une création rapide d'argent. En raison de leur traçabilité parfois peu évidente, ces commerces méritent d'être vérifiés - nous en avons contrôlé trois récemment, sous l'aspect des fraudes, à l'aide d'un Codaf. L'idée serait d'embrayer ensuite sur une enquête financière qui, si elle révèle quelque chose, permettra peut-être d'aller à la source des infractions d'où ces revenus sont tirés. Nous prenons le problème autrement, par une autre source d'information comme le commerce.

M. Jérôme Bourrier. - Oui, nous obtenons des résultats concernant certains commerces, en raison notamment de la présence systématique des parquets au tribunal de commerce ou des Codaf. Toutefois, il est parfois plus simple de travailler sur des qualifications de droit commun, comme le blanchiment simple ou le travail dissimulé. Peut-être qu'il s'agit de blanchiment de stupéfiants, mais si cette qualification n'est pas démontrée, le cas peut être attaqué de manière efficace sous d'autres qualifications juridiques.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La question de la corruption des services de l'État, dans les administrations, nous intéresse également. Madame la procureure de la République, avez-vous été confrontés à des situations de cette nature, notamment dans votre importante maison d'arrêt, qui compte 700 détenus ? Comment suivez-vous ces questions ?

Mme Karine Malara. - Une affaire en cours concerne des surveillants de la maison d'arrêt. C'est l'ensemble du centre pénitentiaire, et non seulement la maison d'arrêt, qui compte 700 détenus. Je ne dispose pas des chiffres exacts, mais en tout état de cause il y a des pénétrations importantes et régulières de stupéfiants. On compte de nombreuses projections par drones, mais également de nombreuses entrées au niveau des parloirs : c'est là que se pose la question d'éventuelles complicités. Un dossier concerne la mise en cause de quatre surveillants pour corruption et complicité, notamment pour avoir fait entrer des produits stupéfiants. Les enquêtes, évidemment menées dans le cadre de commissions rogatoires, sont en cours d'instruction.

Nous apprécions la bonne coopération de la direction du centre pénitentiaire, puisqu'un vrai échange a lieu au sujet des politiques pénales : comparution immédiate systématique, mesures disciplinaires en appui, échange régulier d'informations. Des brouilleurs de drones sont également mis en place par le centre pénitentiaire. De notre côté, notre politique pénale est très présente, puisque nous disposons d'un service d'exécution des peines dédié au traitement des infractions commises en centre pénitentiaire. Une seule affaire a été instruite ces dernières années, même si le recul dont je dispose est très récent. Cette affaire était assez significative, puisqu'elle a facilité l'entrée de produits.

Nous avons également beaucoup de cas de parachutage aux abords des centres pénitentiaires : il y a une vraie problématique de sécurisation des lieux de détention. La possibilité d'approcher d'assez près les lieux de détention pose question sur les dispositifs de sécurité aux abords des maisons d'arrêt. Des mineurs tournent en scooter autour du centre et arrivent à projeter des paquets au-dessus des murs d'enceinte. Cela nous interpelle, en raison de la fréquence de l'implication de mineurs qui encourent des peines souvent assez faibles et ne débouchant pas sur de la détention. Ces mineurs sont souvent utilisés pour effectuer ces livraisons.

Ces dernières années, le drone est devenu l'outil à la mode, permettant le parachutage de produits stupéfiants dans le centre pénitentiaire. Cela constitue un vrai point d'attention : les quantités saisies sont significatives, et celles en circulation sont par définition bien plus importantes.

M. Jérôme Bourrier. - La corruption me semble une thématique centrale. C'est une arlésienne : tout le monde en parle, mais il y a peu de dossiers aboutissant à une condamnation. Cela tient à la difficulté de cette qualification, qui demande de démontrer un pacte de corruption, ce qui est complexe. La corruption en lien avec le trafic de stupéfiants est pourtant un point de vigilance majeur.

Plusieurs de nos enquêtes n'ont pas abouti : une visait un douanier, une autre un agent pénitentiaire, et une autre visait une fonctionnaire de police de la Cross des Pyrénées-Atlantiques. Ces enquêtes n'ont pas abouti par des poursuites ou des condamnations, mais elles constituent des indices.

Aujourd'hui, nous ciblons certains milieux : l'administration pénitentiaire et les forces de sûreté intérieure (FSI), tout d'abord. Dans mon ancien ressort, à Vienne, nous avons poursuivi et lourdement condamné une gendarme prise en flagrant délit, qui rentrait trente téléphones par mois. Nous ne négligeons pas non plus les élus locaux, qui disposent d'informations dans le cadre de nos dispositifs partenariaux : dans mon ancien ressort, nous avons mis en examen un élu qui, dans le cadre d'un GLTD, avait eu vent d'une opération de police prévue dans une cité et qui avait divulgué cette information parce qu'elle visait une personnalité qui comptait dans le quartier - et peut-être aussi au plan électoral. Nous sommes également vigilants au sujet des agents des ports. Le ministère de la justice a créé un travail sur l'arc atlantique et sur l'arc méditerranéen pour se repérer dans le maquis des différences juridiques de statut dans les ports et savoir à qui revient telle ou telle compétence. Les ports sont des points importants de potentielle corruption ; les aéroports, y compris secondaires, le sont également,.

Enfin, j'indique en toute honnêteté un autre point d'attention : le ministère de la justice. Nous recrutons beaucoup d'agents contractuels, qui travaillent dans nos bureaux d'ordre pénaux, enregistrent les procédures, etc. Nous n'avons pourtant que peu de contrôles et d'enquêtes de moralité lors du recrutement de ces agents contractuels.

Il faut objectiver tous ces points. Un vrai travail reste à faire au sujet de la corruption : le nombre annuel de condamnations pour corruption en lien avec le trafic de stupéfiants en France n'est pas, à mon avis, très élevé...

M. Jérôme Durain, président. - Vous avez dit qu'il est difficile de démontrer le pacte de corruption. Est-ce un sujet d'évolution législative, selon vous ?

M. Jérôme Bourrier. - Je ne sais pas, car intrinsèquement je ne vois pas bien comment la loi pourrait être modifiée. C'est simplement une infraction compliquée à caractériser, car elle est très opaque.

Mme Karine Malara. - Je pense à des dossiers plus basiques, mais la complicité par aide ou instigation peut parfois être plus facilement démontrée que la corruption. Parfois, il faut être pragmatique et trouver le qualificatif juridique qui permette l'inculpation. C'est le choix procédural que nous avons fait.

M. Jérôme Bourrier. - Absolument.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Il y a quelques années, j'avais suivi l'affaire d'un jeune militaire guyanais qui recevait à Bayonne des colis de cocaïne envoyés depuis la Guyane. Vous savez que, malgré le 100 % contrôle, le phénomène des « mules » reste important. Mais pour arriver à Bayonne, le colis a certainement dû transiter par voie postale. Avez-vous eu connaissance d'autres cas similaires ?

M. Jérôme Bourrier. - Un de mes magistrats honoraires, anciennement procureur en Guyane, disait que le nombre de « mules » par avion était effarant. Il faut aussi tenir compte des colis par voie postale. L'administration des douanes essaie de les tracer. Peut-être que ma collègue pourra vous donner davantage d'éléments.

Mme Caroline Parizel. - Les douanes nous informent qu'un colis contenant des produits stupéfiants est en cours de livraison, mais ces livraisons ont lieu en point relais, sous de fausses identités, et nous n'arrivons pas à remonter vers les commanditaires.

Mme Catherine Conconne. - La Martinique est l'un des territoires les plus affectés par les affaires de stupéfiants. Nous sommes moins de 400 000 habitants, et pourtant les affaires de drogue sont extrêmement répandues.

Avec regret, vous avez indiqué que les enquêteurs ne disposaient pas de moyens suffisants, notamment de téléphones leur permettant de tracer les communications cryptées. Cela m'a pourtant l'air simple à mettre en place, a priori. Pourquoi cette mesure n'est-elle pas mise en place ? Est-ce dû à un manque de volonté, un manque de moyens ?

M. Jérôme Bourrier. - C'est simple, mais ce n'est pas simple. Nous en revenons au cadre juridique des techniques spéciales d'enquête (TSE) régies par le code de procédure pénale, et qui mériterait peut-être d'évoluer. Mais l'équilibre est délicat : il y a, d'un côté, la défense de l'État de droit, ainsi que ce que nous impose la jurisprudence européenne, dont on peut penser ce qu'on veut, en bien ou en mal, mais qui existe et constitue une pression forte, et de l'autre, les moyens dont disposeraient les enquêteurs.

Les services de police envisagent certaines solutions. Le chef de l'Ofast dans mon ressort propose de créer un « pack TSE », comprenant balise, écoute, vidéo, sonorisation, qui serait autorisé par le juge des libertés et de la détention (JLD), mais dont le détail de la mise en place ne serait pas communiqué, notamment aux avocats. Ce dispositif est prévu en Belgique, par exemple.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Il s'agirait d'un dossier-coffre dans lequel on placerait toutes les procédures dérogatoires.

M. Jérôme Bourrier. - Exactement. Il ne m'appartient pas de me positionner sur ce point, et je m'en garde bien, mais tout est une question d'équilibre entre l'État de droit et l'efficacité. Il ne faut pas être naïf : il faut avoir conscience que, face à toutes ces techniques modernes, nous sommes de moins en moins efficaces.

Mme Caroline Parizel. - Sur le terrain, les enquêteurs sont de moins en moins motivés pour faire du judiciaire. Les règles sont de plus en plus complexes, et ils craignent les recours en nullité. Les enquêtes préliminaires en matière de stupéfiants sont lourdes à gérer : si une demande de géolocalisation du téléphone est ab initio délivrée par le parquet, il faut au bout de quinze jours aller voir le JLD, qui autorise une première prolongation, puis tous les mois il faut retourner lui demander un renouvellement de cette autorisation ; la même procédure s'applique aux écoutes téléphoniques, par ailleurs soumises à un délai maximum de deux mois. C'est très lourd, à la fois pour les enquêteurs et le parquet. Si je n'avais pas de juristes assistants pour m'aider, je ne pourrais pas gérer toutes les requêtes et les transmettre aux enquêteurs. Lorsque l'on compare cela à ce que le juge d'instruction peut faire, il n'y a pas de parallèle pour le parquet...

Ce que l'on constate, c'est qu'en matière de stupéfiants nous sommes efficaces pour lutter contre les réseaux locaux à partir du moment où nous sommes réactifs et lorsque nous parvenons à démanteler rapidement le trafic avant qu'il ne s'installe de manière plus durable dans les territoires ruraux. Là encore, nous avons une possibilité de réactivité par rapport aux dénonciations des voisins. Notre force est d'intervenir rapidement, de démanteler rapidement et de juger rapidement. Si l'on doit passer par une instruction judiciaire, inévitablement nous devrons conduire une enquête pendant un an et demi avant le jugement, durant laquelle les suspects seront libérés. Leur peine sera ensuite proportionnée, certes, mais il n'y aura pas la réactivité attendue par la population, qui est extrêmement importante pour arracher rapidement les racines du trafic dans les petits réseaux locaux. C'est la rapidité qui compte, mais elle est difficile à mettre en oeuvre avec les moyens législatifs aujourd'hui ouverts aux parquets dans le cadre de l'enquête préliminaire.

Mme Catherine Conconne. - Vous en appelez donc au législateur.

Mme Caroline Parizel. - Oui, pour avoir des délais de renouvellement des autorisations plus longs et un assouplissement des règles, dans le respect des libertés individuelles. J'en parlais avec le juge des libertés et de la détention, qui est très réactif, car ces questions lui demandent également beaucoup de travail. Il se demandait par exemple pourquoi ne pas imaginer une autorisation de géolocalisation par personne et non par objet (téléphone pour l'écoute ou pour la géolocalisation, voiture) ? Cela produit des demandes à rallonge, avec des dossiers énormes uniquement consacrés à des demandes d'autorisation, alors que le JLD sait très bien de quoi il s'agit et peut autoriser tous les moyens de surveillance possibles pour une personne impliquée.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous demandez donc une autorisation par personne, et des délais de reconduction plus longs.

M. Jérôme Bourrier. - Dans le respect de l'État de droit, monsieur le sénateur.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Et de la séparation des pouvoirs, nous l'avons bien compris... (Sourires.)

Mme Karine Malara. - Je souscris à ce qui vient d'être indiqué. Si vous me le permettez, j'ajoute que nous souhaitons que la formation et la spécialisation des officiers de police judiciaire soient uniformisées sur tout le territoire. Même si nous attendons de voir comment elle sera portée, nous sommes tous, en tant que procureurs, un peu inquiets de la réforme de la police judiciaire, qui tend à une nouvelle centralisation des moyens et à une administration unique, en fonction sûrement d'une vocation de rationalisation.

Toutefois, en étudiant avec soin la carte disponible à la direction zonale de police judiciaire (DZPJ) de Lyon, on s'aperçoit qu'aucune antenne de police judiciaire n'est dédiée au territoire de l'Ain, qui compte pourtant 680 000 personnes. Avec le nouveau directeur départemental de la police nationale, nous avons constaté que la police judiciaire de Bourg-en-Bresse, chargée d'un territoire vaste, ne compte que quatre OPJ. Le maillage territorial issu de la réforme de la PJ ne change strictement rien : nous sommes en zone grise. La carte que l'on m'a présentée était très significative : il y avait des zones couvertes par la PJ, qui avaient des directions zonales de police judiciaire formées, spécialisées, disposant des techniques d'enquêtes et de l'information, avec des antennes Ofast, des agents spécialisés dans le trafic de stupéfiants, et à côté de cela des territoires laissés pour compte, une zone grise couverte non par la police judiciaire ou par l'Ofast, mais seulement par la gendarmerie. En matière de maillage territorial, des zones n'ont en réalité pas de police judiciaire.

J'attends de voir les effets de la réforme. Je vais être optimiste : peut-être conduira-t-elle à une centralisation de la formation et de la spécialisation, mais en l'état, nous constatons que, sur des territoires extrêmement vastes, nous ne disposons d'aucun officier de police judiciaire. Autant vous le dire très clairement, nous ne disposons pas de la technicité requise.

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Le renseignement territorial joue-t-il un rôle suffisant pour vous aider en amont de votre travail, ou là encore la situation est-elle indigente ?

En vous écoutant, j'ai le sentiment que nous sommes face à un problème systémique, que nous irons toujours moins vite que les malfrats, et que nous serons toujours limités par nos fonctionnements en silo. Monsieur le rapporteur, vous parliez de petites coupures, mais il me semble que la question de la traçabilité va bientôt concerner les cryptomonnaies, d'autant que plus de la moitié de la criminalité et du narcotrafic passe par le numérique. Si l'on ne change pas d'approche, nous serons toujours en retard sur l'histoire morbide en train de se faire. Il faut peut-être changer de conception et donner des moyens plus adaptés.

M. Jérôme Bourrier. - C'est le propre de la police et de la justice que d'être à la traîne du délinquant. Évidemment, quand les choses s'accélèrent, il faut courir encore plus vite. La cryptomonnaie est évidemment un enjeu majeur, mais elle est traçable, et pour cette raison je ne pense pas qu'elle supprimera le cash. Cela sera un vecteur de plus en plus important pour les réseaux criminels, c'est certain, mais le numéraire restera important.

S'agissant de nos rapports avec le renseignement, il s'agit un peu d'une question piège. La police judiciaire développe évidemment ses propres capacités de renseignement. Sur le renseignement territorial, comme sur la sécurité intérieure, il n'y a pas de relation institutionnelle formalisée entre les procureurs de la République et les services de renseignement. Nous avons souvent achoppé sur la classification du renseignement : les procureurs de la République, lorsqu'ils le souhaitent, peuvent être habilités - c'est mon cas. Mais ces habilitations ont été faites dans le cadre de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, au sein des groupes d'évaluation départementaux (GED), où nous avons noué avec les services de renseignement territoriaux des liens qui n'existaient pas auparavant. Les renseignements territoriaux ne nous alimentent tout de même pas spontanément en renseignements sur ce type d'affaires. Ils alimentent les services de police ou de gendarmerie, ou en tout cas, sont censés le faire, mais la vision que les parquets ont de ces informations est très parcellaire. Il m'est difficile de savoir ce que le renseignement territorial fait remonter aux services de police ou de gendarmerie concernant le trafic de drogue : je n'en ai pas une vision précise.

Mme Karine Malara. - Je ferai plus court : je n'en ai aucune idée. Nous n'avons pas de contact direct et de retour sur la source, ni sur la manière dont l'information est remontée à l'intérieur des services de police. Les procureurs n'en sont pas destinataires, il n'y a pas de lien institutionnalisé avec les services de renseignement, et nous n'avons aucune visibilité.

Certes, la culture a changé dans le cadre de la lutte contre la radicalisation. Dans le cadre des GED, en périmètre restreint, je perçois une nette amélioration dans la circulation des informations concernant la problématique de la radicalisation, mais qui souvent recouvre d'autres réalités. La question des stupéfiants émerge parfois dans ces instances : les individus étudiés pour leur radicalisation sont étudiés sur l'ensemble du spectre, comprenant leur train de vie, la manière dont ils se comportent, leurs activités. L'échange d'informations a beaucoup progressé ces dernières années : nous sommes parfois destinataires d'informations en amont des GED, pendant lesquels nous avons parfois accès aux notes blanches et à une information détaillée. Des barrières se sont rompues à l'occasion de la lutte contre la radicalisation. Nous échangeons des informations dans le cadre de ces instances, mais elle n'est pas destinée à la lutte contre les stupéfiants, au sujet de laquelle les renseignements territoriaux n'ont pas de contacts directs avec les parquets.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - L'un comme l'autre, vous nous avez parlé de la problématique spécifique des espaces frontaliers. Très brièvement, quels sont vos rapports avec vos voisins espagnols et suisses au sujet de la lutte contre les stupéfiants ?

M. Jérôme Bourrier. - En octobre dernier, nous avons organisé un colloque financé par la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) sur la lutte contre le narcotrafic franco-espagnol. Il était assez riche d'enseignements. Pour être très synthétique, la coopération avec l'Espagne est évidemment forte, mais des pierres d'achoppement existent toujours. Nos cadres juridiques restent distincts, et en conséquence les voies de communication sont parfois mal utilisées. En Espagne, par exemple, le procureur de la République doit passer par un juge pour presque toutes ses demandes, ce qui rallonge beaucoup les délais et rajoute de nombreux aléas - je plaide pro domo en faveur du parquet à la française. En Espagne, lorsqu'il y a une perquisition dans un lieu qui n'est pas le domicile du mis en cause, jamais le procureur n'a gain de cause, contrairement à ce qui peut se passer en France.

Il y a donc une différence importante de régime juridique. Il y a également une part d'intuitu personae. Il y a ensuite une part de réciprocité, propre aux relations internationales : il faut parfois s'intéresser aux thématiques sur lesquelles l'autre État se focalise. Nous l'avons observé : l'Espagne a davantage coopéré dans la lutte contre les stupéfiants lorsque nous nous sommes intéressés à la question de l'ETA.

Mme Karine Malara. - Côté Suisse, j'en suis encore au stade de l'étonnement, car cela ne fait pas encore six mois que je suis entrée en fonction : j'ai découvert que nous n'avions émis aucune demande d'entraide en matière de stupéfiants ou de délinquance organisée ces trois dernières années. En revanche, nous sommes destinataires de multiples demandes d'entraide des autorités suisses, très proactives, qui concernent des champs très variés - principalement des infractions de droit commun, des infractions routières, mais également des vols et des atteintes aux personnes. Nous exécutons très facilement ces demandes d'entraide.

Je me suis récemment rapprochée de mon homologue auprès du procureur général de Genève, pour déterminer avec elle les champs dans lesquels on pourrait favoriser une entraide directe. Je pense que l'entraide judiciaire est effectivement une relation de proximité. Nous devons identifier des objectifs communs et aller de notre côté vers davantage de proactivité. Encore faut-il, là encore, que dans le pays de Gex émergent les affaires qui le permettent...

Une difficulté des services d'enquête nous est remontée à l'occasion de ma visite du centre de coopération policière et douanière (CCPD) de Genève : la poursuite transfrontalière avec les autorités suisses ne se passe pas toujours dans les meilleures conditions. Les freins de la part des Suisses sont assez importants. Il faut une atteinte grave aux personnes ou une menace avérée dans le cadre des accords de Paris, et leur vision est très restrictive. Par exemple, une infraction de droit commun donnant lieu à une poursuite expose les enquêteurs, en cas de difficulté ou d'usage des armes, à des poursuites. Les Suisses sont extrêmement craintifs au sujet des poursuites transfrontalières, appelant de leurs voeux une évolution des accords de Paris, tandis que les Suisses franchissent la frontière assez facilement, avec une interprétation parfois compliquée.

Il y a donc un risque lors du franchissement de la frontière qui m'est retranscrit par les enquêteurs. L'entraide directe doit effectivement être nourrie.

M. Jérôme Durain, président. - Nous vous remercions de vos contributions.

M. Jérôme Bourrier. - Je souhaiterais faire une précision très courte sur les outils juridiques. J'insiste sur un point, qui relèvera peut-être plus des Jirs : je ne comprends pas pourquoi l'importation de stupéfiants en bande organisée relève de la cour d'assises spéciale, et non le meurtre en bande organisée. Dans le cadre de l'explosion du nombre des règlements de compte, il me semble qu'il s'agit d'un vrai sujet. De plus, il me semble que nous devons assumer un discours plus répressif sur l'usage de stupéfiants : les politiques de santé publique et de prévention ne sont pas toujours très pertinentes. À cet égard, je pense aussi à la possibilité de saisir, notamment pour le jeune public : la saisie systématique du téléphone portable serait une mesure plus utile que l'amende. Ce n'est là qu'une suggestion.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 15 h 50, est reprise à 15 h 55.

Audition de compagnies de gendarmerie

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons nos auditions avec une table ronde consacrée aux compagnies de gendarmerie, avec MM. Ismaël Baa, chef d'escadron, commandant de la compagnie de gendarmerie départementale d'Alençon-Argentan (Orne), Matthieu Vernette, adjudant-chef à la brigade de gendarmerie motorisée d'Argentan, détaché au groupe local de contrôle des flux, ainsi que Frédéric Sanchez, chef d'escadron et commandant de la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Quentin (Aisne), et Antoine Schietequatte, major, commandant de la brigade de recherches de la compagnie.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Ismaël Baa, Matthieu Vernette, Frédéric Sanchez et Antoine Schietequatte prêtent serment.

M. Ismaël Baa, commandant de la compagnie de gendarmerie départementale d'Alençon-Argentan. - Je commencerai par présenter en quelques mots la compagnie dont j'ai pris le commandement il y a six mois, ainsi que son contexte. La compagnie départementale d'Alençon-Argentan est composée de 9 brigades, d'un peloton de surveillance et d'intervention et d'une brigade de recherche ; elle est située dans l'Orne, dont elle couvre 97 % du territoire et les trois-quarts des habitants, principalement en zone rurale - le reste relevant de la police nationale. J'ai découvert ce territoire en prenant mes fonctions, et, comme responsable de la sécurité publique, je suis saisi de tous les contentieux, bien au-delà des stupéfiants. Deux priorités m'ont été fixées en arrivant : la lutte contre les violences intrafamiliales et les stupéfiants - c'est ce que m'ont dit aussi bien les procureurs d'Argenton et d'Alençon que l'autorité administrative. Ayant servi dans l'est de la France, en zone urbaine à Lille et en Ile-de-France, je me serais attendu à ce qu'un département rural comme l'Orne soit épargné par les stupéfiants ; on m'a dit d'emblée que ce n'était pas le cas, que le comité interministériel de lutte contre les stupéfiants s'était tenu à Alençon et que notre chef-lieu disposait même, depuis janvier 2023, d'un plan de lutte contre le crack, impliquant tous les acteurs locaux.

Si le trafic se situe principalement dans l'agglomération d'Alençon, qui relève de la police nationale, les consommateurs se trouvent dans tout le département de l'Orne. Cette « irrigation » rend stratégique le contrôle des flux : c'est pourquoi nous avons mis en place, en janvier 2022, un groupe local de contrôle des flux, chargé de traquer les approvisionnements en stupéfiants - c'est un groupe de 4 militaires, placés sous la responsabilité de l'adjudant-chef Matthieu Vernette, ici présent. Nous avons constitué ce groupe sous plafond d'objectifs, et nous espérons le faire passer à 6 effectifs dans le cadre de la création annoncée de plus de 200 brigades, ceci de manière pérenne.

Tous types de drogues se trouvent dans notre circonscription : du cannabis, de l'héroïne, de la cocaïne, de la méthamphétamine, parmi d'autres produits. Nous avons peu de saisies de crack importantes ou alarmantes, ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas présent, nous y sommes attentifs et le « plan crack » vise en particulier à ce que la consommation de cette drogue ne s'étende pas. La cocaïne, elle, s'est « démocratisée » : malheureusement, son prix a diminué et elle a perdu l'image négative qu'elle a eue par le passé, liée à la prise par intraveineuse.

La délocalisation du trafic en zone rurale tient à plusieurs facteurs, d'abord au fait que les fournisseurs cherchent la discrétion et qu'ils connaissent leur clientèle, plus restreinte qu'en agglomération. Il y a aussi le développement de la cannabiculture, avec du matériel qui se trouve facilement sur internet - je n'ai pas eu de grosses saisies en six mois, mais nous trouvons des pieds de cannabis que nous saisissons. Il y a, également, le fait que les produits illicites se trouvent en deux clics sur internet, aussi des individus s'improvisent-ils dealer en s'approvisionnant en ligne et en revendant autour d'eux.

Nous constatons par ailleurs des changements du côté de la livraison, avec ce qu'on peut appeler des « Uber shit », si vous me permettez l'expression : des fournisseurs venus des villes font de véritables tournées, en informant le matin leurs correspondants sur les produits disponibles et en prenant les commandes pour le jour même, et la livraison se fait en voiture avec un chauffeur et un vendeur, qui restent en mouvement constant. On est loin du point de deal fixe, même si le phénomène peut exister temporairement dans des pavillons ou en logement collectif.

Le narcotrafic entraine des infractions connexes qui sont difficiles à quantifier : des vols, des cambriolages, des règlements de compte. Il y a quelques mois, par exemple, deux individus venus réclamer une dette auprès d'un consommateur ont pénétré chez lui, l'ont aspergé de liquide inflammable et l'ont menacé de le brûler ; alertés, nous avons mobilisé notre peloton d'intervention, nous avons interpellé les deux individus et les choses se sont finalement bien terminées, mais c'est un exemple de la violence du narcotrafic que l'on retrouve en zone rurale. Si la ruralité n'est pas épargnée par ce type de faits, ils restent bien moins nombreux qu'en ville : dans ma circonscription, un seul événement de ce registre s'est produit dans les six derniers mois, ce n'est pas mon quotidien.

Sur les moyens à mobiliser, ensuite, je dirais, en me servant aussi de mon expérience passée, que l'action doit être globale - aussi bien préventive que répressive. À l'école, il y a de la prévention auprès des jeunes sur la cyber-menace, sur le harcèlement, mais aussi sur les stupéfiants, avec l'intervention de formateurs relais anti-drogues. L'an passé, 4 200 personnes ont été sensibilisées dans ma circonscription, essentiellement des scolaires, aussi bien les élèves que l'ensemble de la communauté éducative. Nous travaillons aussi avec la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), avec les services de santé, les bailleurs sociaux. Je crois également beaucoup à l'utilité de notre présence sur la voie publique. C'est difficilement quantifiable, mais cette présence rassure, les gens sont contents de nous voir et cela nous permet, à nous, de recueillir du renseignement et de détecter des trafics : c'est pour cela que nous multiplions les patrouilles - et nous pouvons aussi mobiliser un maître-chien et obtenir du procureur l'autorisation d'ouverture du coffres des véhicules.

Cette présence sur la voie publique ne suffit cependant pas, bien entendu, et nous menons aussi des enquêtes judiciaires plus ou moins longues en fonction de l'importance et de la complexité du trafic. Nous élaborons des stratégies sous la direction des deux parquets compétents pour la circonscription et notre plus grande force, c'est de pouvoir agréger des moyens locaux à des moyens nationaux, que ce soit au moment des investigations ou de la phase opérationnelle avec les unités d'interpellation et d'intervention. Cette subsidiarité est visible pour les élus en particulier : nous sommes capables de monter en puissance lorsque c'est nécessaire - en cas de disparition inquiétante, par exemple, on peut passer rapidement de 2 à 10 voire à 50 agents pour intervenir. En matière de stupéfiants, nous avons eu un renseignement sur des livraisons par voie de drones ; l'enquête a nécessité la mobilisation d'un aéroscope dont nous ne disposons pas localement, pour tracer les mouvements des drones : il a établi 51 livraisons pour plus de 20 kilos de produits stupéfiants livrés au centre pénitentiaire d'Argentan - le dealer étant, en l'espèce, un chômeur titulaire d'un bac+2 dont la motivation première était l'argent.

Du côté des difficultés, je veux souligner que les délinquants connaissent bien nos techniques d'investigation. Ils n'utilisent plus guère le téléphone, ou bien pour en changer si fréquemment que l'écoute est infructueuse ; ils recourent bien davantage à la messagerie cryptée éphémère, inutilisable dans nos enquêtes, de même qu'ils déjouent la sonorisation grâce à des contre-mesures qui sont en accès libre sur internet, et que la confiscation de leur patrimoine est rendue plus difficile du fait qu'ils utilisent de nouveaux circuits pour transférer leurs fonds.

Parmi les propositions, nous pensons que la confiscation des biens devrait être plus systématique, pour faire appliquer le principe selon lequel le crime ne paie pas. La peine complémentaire d'éloignement du territoire est utile, parce qu'il est difficile à un dealer de continuer son activité là où il ne connait personne. Nous rêvons bien entendu de pouvoir accéder aux messageries cryptées, ou encore de voir la procédure pénale s'alléger, parce que les délinquants sont agiles et utilisent très bien nos difficultés procédurales : la procédure est nécessaire, mais il faut de la souplesse, ou bien nous serons toujours en retard sur le crime. L'extension de l'amende forfaitaire délictuelle (AFD) aux mineurs nous paraîtrait une bonne idée, même si nous n'ignorons pas que cette piste se heurte à des difficultés constitutionnelles.

Enfin, le développement de la vidéo-protection nous paraît à encourager. Nous savons les réticences de certains de nos concitoyens à l'idée d'être surveillés, mais cette vidéo-surveillance est là pour les protéger et sert aux investigations, ce qui suppose bien entendu de développer les moyens d'analyse des données vidéos.

Le département de l'Orne, pourtant rural et éloigné des grandes villes, n'est donc pas exempt du trafic de stupéfiants. L'an passé, nous avons saisi 4 kg d'héroïne et 20 kg de cannabis, le double de l'année précédente. Nous sommes mobilisés avec l'ensemble des partenaires et nous avons une stratégie globale, qui comprend un volet préventif, avec une action auprès des jeunes en particulier, et un volet répressif, qui passe par une présence affirmée sur la voie publique, par des contrôles, la délivrance d'AFD, et aussi par le recours à des enquêtes judiciaires.

M. Frédéric Sanchez, chef d'escadron et commandant de la compagnie de gendarmerie départementale de Saint-Quentin. - La compagnie départementale de Saint-Quentin se trouve dans le quart nord-ouest du département de l'Aisne, limitrophe des départements du Nord et de la Somme. Nous sommes en charge de la sécurité de 85 000 habitants répartis sur 155 communes, un territoire de 2 400 km² avec en son centre l'agglomération de Saint-Quentin, qui compte 70 000 habitants et relève de la police nationale - et ma compagnie compte 111 militaires pour assurer la sécurité publique de l'ensemble de cette circonscription. Nous sommes confrontés au trafic et à la consommation de stupéfiants : il y a eu à ce titre 65 procédures l'an passé, avec 95 mis en cause, des chiffres très voisins à ceux de 2022. Ces statistiques, cependant, sont loin de représenter l'intégralité des faits puisque, contrairement à ce qui se passe pour l'atteinte aux biens ou aux personnes que les victimes viennent nous signaler, c'est nous qui allons « chercher » les faits en matière de stupéfiant, puisque, par définition, les consommateurs et les dealers ne viennent pas se signaler à nous... En 2022, notre compagnie a saisi 26 000 euros en avoirs criminels, et 56 000 euros l'an passé, c'est bien le signe de notre activité d'investigation.

La cocaïne occupe la première place du narcotrafic dans l'Aisne, c'est le produit phare auquel nous sommes confrontés, que nous saisissons le plus, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y pas d'autres produits, en particulier du cannabis et de l'héroïne. Cela peut s'expliquer certes par sa « démocratisation » liée à des prix en baisse, mais aussi à ce que le consommateur peut désormais l'acheter à très petite doses, de 0,1 gramme - des « parachutes » dans le vocabulaire des consommateurs -, là où il y a encore quelques années on ne pouvait guère acheter moins d'1 gramme de cocaïne.

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce que la cocaïne est le premier produit consommé, ou celui qui vous occupe le plus ?

M. Frédéric Sanchez. - Les deux, y compris dans la ruralité. On trouve certes du cannabis, mais nos enquêtes et nos contrôles sur la voie publique montrent que la cocaïne prend le pas sur les autres produits. Ensuite, il y a aussi de la cannabiculture : on en trouve assez régulièrement, surtout par des gens qui cultivent pour leur propre consommation et qui ne s'interdisent pas une forme de distribution dans leur entourage, mais nous avons eu des cas de cannabiculture à échelle industrielle : il y a un an, nous avons découvert, en périphérie de Saint-Quentin, un site avec quelque deux mille pieds de cannabis - je n'en dirai pas plus car l'enquête est en cours.

Nous constatons, de manière assez classique, l'existence de deux types de trafiquants : il y a l'usager revendeur, qui commence donc par revendre pour consommer moins cher, et qui peut même gagner de l'argent et se professionnaliser ; et il y a l'intervention de réseaux très structurés de trafiquants, venus des grandes agglomérations des Hauts-de-France et d'Ile-de-France, qui se projettent sur notre territoire. Ce second phénomène prend une ampleur inquiétante ; ces réseaux envoient de très jeunes vendeurs, souvent des mineurs - pour jouer de la procédure - directement chez un consommateur habitant en campagne et le vendeur y fait un point de deal temporaire contre rémunération, souvent sous forme de drogue ; ce point de vente dure le temps que dure l'entente ou que nous intervenions, puis les réseaux changent de lieu, y compris chez des gens qui sont menacés de représailles par les réseaux s'ils ne cèdent pas l'usage de leur habitation.

Nous constatons donc peu de « guerres de territoires » entre réseaux, même si nous enregistrons des violences sur fond de trafic. Dans les statistiques, les faits constatés ne correspondent effectivement qu'à une partie de ceux qui se produisent, et il faut noter aussi les difficultés de la coopération avec la population : il nous arrive qu'une victime d'agression nous appelle mais qu'elle ne coopère pas une fois l'agresseur parti à l'annonce de notre arrivée. Parmi les conséquences du narcotrafic, il y a également de la délinquance d'appropriation, par exemple quand des voleurs de monnayeurs de stations de lavage, une fois interpellés, nous disent que leur motivation est l'achat de cocaïne. Cependant, il est difficile de quantifier le rôle et le poids de la consommation dans cette délinquance. Il y a aussi ce que nous appelons les atteintes à la tranquillité publique, les tapages ou les rixes sur fond de prise de stupéfiants.

La première réponse que nous apportons est locale. Elle passe par l'action de voie publique, par la surveillance et la connaissance de la population ; il s'agit de savoir qui consomme habituellement et qui est susceptible de revendre, qui est inhabituel dans le paysage, qui consomme et où cela se passe. Nous conduisons également des investigations plus au fond, pour tenter de démanteler les réseaux, à notre niveau. Or, j'ai constaté qu'entre ces deux types d'action, il y avait un « trou dans la raquette » entre le contrôle de voie publique et les investigations, qui peuvent être longues ; c'est pourquoi nous avons créé, en octobre dernier, un groupe de lutte contre les stupéfiants qui est chargé de faire le lien entre les deux types d'action et, sur la base des informations produites par les contrôles de voie publique, de conduire des investigations rapides, en vue de comparutions immédiates. Ce groupe, qui comprend 5 militaires, fonctionne bien et nous permet des résultats immédiats mais aussi une meilleure connaissance des consommateurs et des usagers revendeurs. C'est un très bon dispositif, mais comme il se fait sous plafond de ressources, ses moyens sont mécaniquement pris sur d'autres priorités.

L'échange d'informations fonctionne bien avec nos collègues gendarmes des circonscriptions voisines, ainsi qu'avec les policiers du commissariat de Saint-Quentin : il y a une très bonne collaboration et pas de concurrence.

Pour les propositions, ensuite, il me semble que le premier levier d'action est du côté des consommateurs - tout simplement parce que les trafiquants viennent là où ils savent qu'ils vont trouver des consommateurs, des prospects. Je suis favorable, à ce titre, à une extension de l'AFD aux mineurs, mais aussi à son augmentation : l'amende est aujourd'hui de 200 euros, elle ne peut pas être adressée à un mineur et elle ne peut pas être relevée en cas de récidive, ce n'est guère dissuasif pour le consommateur régulier. Je crois très important, ensuite, de saisir davantage aux délinquants, leur véhicule, leur téléphone, leur numéraire, leurs accessoires comme les montres de luxe - c'est important parce qu'ils y sont sensibles, parfois davantage qu'au risque de la prison ferme. Nous avons un effort de formation à faire dans ce sens pour avoir les bons réflexes, et une difficulté reste aussi que les saisies ne se traduisent pas toujours en confiscation : c'est regrettable.

Les peines complémentaires d'éloignement sont également intéressantes, en pratique parce que le délinquant ne pourra pas poursuivre son activité illégale sur le territoire qu'il connait, mais aussi parce que s'il y revient alors qu'on le lui a interdit, ce sera un motif supplémentaire pour l'arrêter, donc un antécédent supplémentaire dans son dossier, utile à le faire tomber.

Enfin, tout ce qui peut alléger la procédure serait positif pour nos enquêtes et la surveillance, de même que le renforcement de nos moyens d'observation et de surveillance. Pour recueillir des éléments de preuve, il faut des moyens de surveillance sur le terrain, des véhicules, des outils, du personnel. Les unités spécialisées ne peuvent pas répondre à toutes les sollicitations : nous ne disposons que de 7 agents spécialisés, pour tous les sujets - les stupéfiants, mais aussi les atteintes aux personnes et aux biens, en passant par la délinquance économique et financière... Nous avons aussi des difficultés de détection en raison de la nature de certains produits illicites : pour un gendarme au bord de la route, selon l'image d'Épinal, il est difficile de faire la différence entre le liquide d'une cigarette électronique tout à fait légal et un produit illégal comme le « pète ton crâne » (PTC) ou du « Buddha blu », des produits de synthèse qui se vapotent également.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Vous parlez de réseaux organisés extérieurs, qui pénètrent vos circonscriptions de gendarmerie : les connaissez-vous plus précisément, en particulier leurs effectifs  ? De quels moyens disposez-vous pour les « remonter » ?

M. Antoine Schietequatte, commandant de la brigade de recherches de la compagnie départementale de gendarmerie de Saint-Quentin. - Les enquêtes sur les réseaux nécessitent de l'observation ; nous disposons d'outils comme des appareils photo, mais nous manquons de voitures banalisées par exemple. Les réseaux dont nous parlons viennent de loin, nous parvenons à les remonter un peu, mais avec une équipe de 7 militaires, c'est difficile d'aller bien loin.

M. Étienne Blanc, rapporteur. -Vous parlez d'une organisation avec une tête qui approvisionne. Comment lancez-vous des investigations sur l'argent, les appartements, la mobilité - la notion de réseau est importante, comment voyez-vous son fonctionnement ?

M. Frédéric Sanchez. - Ce que nous constatons à notre niveau, c'est qu'une « tête » d'un réseau implanté dans une agglomération extérieure à notre circonscription va confier à un lieutenant la livraison de stupéfiants à un vendeur sur notre territoire, et que le réseau va aussi disposer d'un intermédiaire qui s'assure de la bonne livraison, mais aussi de ce que le vendeur ne se serve pas dans la marchandise et que le numéraire « remonte ». Nous constatons aussi que les trafiquants s'adaptent vite et que les livraisons portent sur de petites quantités, car ils savent que s'ils sont interpelés, ils vont perdre le produit : ils préfèrent donc réapprovisionner souvent les points de vente avec de petites quantités, plutôt que de manière moins espacée avec des quantités plus importantes.

Sur l'identification des avoirs criminels, nous demandons à nos enquêteurs de s'intéresser systématiquement au patrimoine des personnes, à leur environnement, à leur comportement, à leurs comptes bancaires, aux véhicules qu'elles utilisent pour se déplacer. Il y a bien longtemps que les trafiquants n'achètent plus de véhicules à leur nom, le véhicule est mis à un autre nom et nous avons à requalifier la propriété en démontrant l'usage, les dépenses de carburant, ceci en recueillant des preuves hebdomadaires voire quotidiennes ; cela demande beaucoup de travail sans assurance que le magistrat acceptera de requalifier la propriété, donc de prononcer la saisie. Nous travaillons pour ce faire avec les cellules régionales « avoirs criminels » : leur aide est inestimable.

M. Ismaël Baa. - Il est intéressant d'arriver à comprendre la motivation des gens, que ce soit l'argent ou la consommation. Les trafiquants s'adaptent en permanence, on l'a vu en particulier lorsque la lutte antiterroriste nous a autorisés à perquisitionner en pleine nuit, alors qu'en règle générale, cela nous est interdit entre 21h et 6 heures du matin : nous avons fait de grosses saisies de drogues, tout simplement parce que les trafiquants ne s'attendaient pas à ce qu'on vienne chez eux en pleine nuit, ce qui montre bien qu'ils s'organisent pour qu'à partir de 6 heures du matin, il n'y ait plus rien chez eux...

Pour établir le patrimoine, nous prenons le train de vie en considération, par exemple le fait de changer de véhicule toutes les semaines, de vivre quasiment à l'hôtel, de manger au restaurant - tout cela matérialise le trafic comme source de revenus, nous recueillons ces éléments dans un travail global. Nous n'identifions certes pas les messageries cryptées, mais nous avons des moyens d'établir les revenus, de tracer les dépenses, tout ceci pour des jeunes qui ne travaillent pas et dont le train de vie atteste qu'ils trafiquent.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous nous dites que les relations sont très bonnes avec les services de police judiciaire. Y a-t-il cependant des failles que les trafiquants pourraient utiliser - et quelles sont les choses à améliorer, à votre avis ?

M. Frédéric Sanchez. - En l'occurrence, nous travaillons au quotidien avec le commissariat de Saint-Quentin, plutôt qu'avec les services de la police judiciaire. Y a-t-il des failles ? L'absence d'échange de renseignement pourrait en faire partie, je sais que nos collègues de la police nationale ont des difficultés comparables aux nôtres pour faire correspondre les moyens au volume de travail. En tout cas, ce dont je peux témoigner, c'est que quand nous avons besoin d'échanger avec nos camarades policiers, les choses se passent très bien et qu'il n'y a pas de concurrence ; en réalité, on peut compter les uns sur les autres.

M. Ismaël Baa. - Comme chef de service, j'ai des relations quotidiennes avec les services de police et nos enquêteurs vont régulièrement au contact de ceux de la police nationale. Nous échangeons aussi sur les stratégies d'enquête dans les réunions organisées par la procureure de la République et nous avons des réunions communes avec les sous-préfectures d'arrondissement.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quelles sont vos relations avec l'Office anti-stupéfiants (Ofast) ?

M. Frédéric Sanchez. - À l'échelle de notre compagnie, nous n'avons pas de relation directe avec l'Ofast.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Sauf sur des dossiers particuliers ?

M. Frédéric Sanchez. - Oui, rien ne l'interdit, mais cela ne s'est pas produit depuis que j'ai pris mes fonctions.

M. Ismaël Baa. - L'Office ne se situe pas au même niveau administratif que nous, nous n'avons que des contacts indirects avec lui.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans l'ensemble, avez-vous le sentiment de constituer une digue contre le déferlement des drogues sur notre territoire national, ou bien de devoir vider un océan avec un dé à coudre ? Pensez-vous que votre action soit efficace ? Quel est votre ressenti face à ce fléau qui représenterait un chiffre d'affaires de 4 à 6 milliards d'euros par an ?

M. Frédéric Sanchez. - Un commandant de compagnie de gendarmerie est mal placé pour répondre à l'échelle nationale. Cependant, je répondrai à vos questions : nous vidons la mer avec une petite cuiller, mais nous faisons un travail indispensable qui porte ses fruits. On pourrait probablement être encore plus efficaces et nous nous y efforçons. Nous savons que la lutte contre les narcotrafics est l'une de nos priorités parmi d'autres qui, elles aussi, ont toute leur importance, par exemple la surveillance du territoire ou la lutte contre les violences.

M. Jérôme Durain, président. - Quelle mesure vous semblerait propice à vous faire faire un pas décisif ?

M. Frédéric Sanchez. - Je dirais qu'il faut renforcer la lutte contre la consommation, par des actions sur le consommateur, même si les techniques spéciales d'enquête et l'amélioration des procédures sont déterminantes pour notre réussite.

M. Ismaël Baa. - J'aurais aussi du mal à vous répondre par une seule mesure, car notre action porte sur tout le spectre. C'est ce qui se passe en particulier dans le contrôle des flux, où nous intervenons auprès de tout un chacun, loin de l'image qu'on se fait du narco-trafiquant : je laisserai mon collègue en dire deux mots.

M. Matthieu Vernette, adjudant-chef à la brigade de gendarmerie motorisée d'Argentan, détaché au groupe local de contrôle des flux. - Effectivement, le groupe local de contrôle des flux harcèle en quelque sorte le consommateur de stupéfiants, nous délivrons en moyenne une AFD tous les deux jours et l'on trouve aussi bien des jeunes que des personnes âgées - nous avons ainsi verbalisé une octogénaire qui avait son petit morceau de résine de cannabis. Nous visons les micro-trafics, d'échelle locale, et nous confisquons ce que nous trouvons.

M. Ismaël Baa. - Les profils et les motivations sont si divers que la réponse doit être globale et qu'une mesure seule ne ferait pas beaucoup de différence : il faut agir contre les trafiquants, contre les consommateurs, sur les flux partout où l'on peut, le tout en même temps.

M. Antoine Schietequatte. - La messagerie cryptée reste cependant un vrai problème.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour toutes ces réponses.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 heures.

Mercredi 17 janvier 2024

- Présidence de M. Jérôme Durain, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de parquets situés en zone urbaine

M. Jérôme Durain, président. - Je vous remercie d'avoir répondu à la convocation de notre commission d'enquête sur le narcotrafic et les moyens d'y remédier. Je vais procéder à l'obligation de prestation de serment qui prévaut devant une commission d'enquête parlementaire. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vais inviter chacune d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, avec la main droite levée, en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Charlotte Huet, Cécile Gensac et Estelle Meyer, prêtent serment.

Nous vous proposons d'ouvrir nos échanges en entendant vos exposés liminaires avant de passer la parole à notre rapporteur Étienne Blanc ainsi qu'aux autres membres de notre commission d'enquête.

Mme Cécile Gensac, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Nîmes. - Je vous apporterai tout d'abord quelques éléments sur le territoire gardois qui a beaucoup fait parler de lui ces derniers temps. Je précise que je ne suis pas le seul procureur sur ce territoire puisqu'un deuxième tribunal judiciaire est implanté à Alès. Cependant, il est acquis - et j'en ai fait l'expérience - que la problématique des stupéfiants à Alès renvoie plutôt vers les Cévennes et n'a finalement pas de lien direct avec le ressort du tribunal judiciaire de Nîmes. Le territoire gardois a la particularité de se situer à la croisée de grands axes routiers qui arrivent, d'un côté, de l'Italie et surtout, de l'autre côté, d'Espagne, balayant l'arc méditerranéen, pour remonter via la vallée du Rhône vers le centre puis le nord de la France. En conséquence, ce lieu de passage est à l'origine de procédures visant à interpeller des personnes qui ne résident pas dans le Gard et sont des convoyeurs, circulant parfois d'un pays à l'autre. C'est également un point de passage important où s'arrêtent des livraisons de stupéfiants qui vont être réacheminées pour partie ailleurs et aussi alimenter localement le trafic. C'est donc une situation géographique assez spécifique et qui, de par ce point d'entrée-sortie, génère un certain nombre de difficultés sur l'identification des réseaux, compte tenu de la grande variété de délinquances et de criminalités en cause.

J'ajoute que Nîmes est un tribunal judiciaire situé à peu près à équidistance de deux pôles. À gauche, se trouve le pôle de Montpellier dont la délinquance est différente mais qui attire un certain nombre d'effectifs, à commencer par l'implantation de ce qui était notre antenne de police judiciaire ; de l'autre côté, le pôle marseillais avec sa délinquance particulière et sa juridiction interrégionale spécialisée (Jirs). Les particularités sont si complexes que nous devons faire le grand écart entre, d'une part, des unités de police qui peuvent relever de l'Hérault et, de l'autre, des unités qui vont venir opérer sur de petits territoires - constituant, en réalité, presque des enclaves - et nous inviter à essayer de travailler avec les sûretés départementales et la police judiciaire des Bouches-du-Rhône, ce qui suscite bien entendu plus de difficultés. Il en va de même dans le département du Vaucluse, avec en particulier Villeneuve-lès-Avignon qui n'est pas sans incidence : c'est une toute petite ville mais elle se situe sur un bassin de délinquance en matière de stupéfiants. Tout cela conduit à devoir jongler avec un certain nombre d'acteurs en les amenant à se rencontrer ; j'y reviendrai dans un deuxième temps consacré aux solutions mises en oeuvre pour lutter contre ces trafics. Là aussi, je diviserai le département en deux en soulignant qu'il est finalement préférable de parler non pas de territoire judiciaire mais de bassin de criminalité - et tout l'enjeu est de transcender ces frontières. Au sud, se trouve le bassin qui couvre Nîmes ainsi que le sud du ressort et qui s'étend vers Marseille en passant par le territoire d'Arles. Je fais observer, en retraçant l'évolution en sens inverse, que la délinquance marseillaise qui arrive aujourd'hui sur Nîmes a commencé à s'emparer d'Arles. Plus au nord, le ressort de Bagnols-sur-Cèze renvoie à un réseau ancré avec les villes de l'autre côté du Rhône, ce qui nous amène à travailler avec les unités et les parquets de Carpentras et d'Avignon. Telles sont donc les deux zones principales où s'exerce le narcotrafic, avec toutes les incidences qui peuvent en résulter.

Ce ressort est très paupérisé, avec le quatrième département le plus pauvre de l'Hexagone, une population dite « des quartiers » en nombre très important et des concentrations urbaines qui favorisent ces trafics. Vous avez sans doute en mémoire l'image du quartier de Pissevin à Nîmes : il s'apparente à une ville en soi, sur laquelle nous travaillons énormément. Il y a là une particularité géographique notable des quartiers excentrés du centre-ville : cette spécificité n'est pas nouvelle mais elle mérite d'être prise en considération quand on s'interroge sur des solutions relevant de la politique de la ville et visant à sortir ces quartiers d'un certain isolement et d'un mode de fonctionnement en économie circulaire. Ces quartiers, ainsi que le ressort du Gard, sont également des points de vigilance s'agissant de la lutte et de la prévention de la radicalisation violente. On sait d'ailleurs très bien que le « terreau du terro(risme) » - si je puis dire - est sous-tendu par des nécessités financières et les fonds proviennent nécessairement de quelque part... Fondamentalement, les aspects financiers sont le nerf de la guerre.

Ce territoire a été marqué tout récemment par les évolutions en matière de criminalité : la mort du petit Fayed (un enfant de 10 ans victime d'une fusillade à Nîmes dans le quartier de Pissevin) a bien entendu secoué et bouleversé tous les acteurs, au premier chef locaux, et a peut-être aussi permis de revoir une certaine façon de travailler. Je propose à présent de passer la parole à Mme Meyer, substitut, pour une définition un peu plus précise de ce narcotrafic.

Mme Estelle Meyer, substitut du procureur de la République, chargée du cabinet « criminalité organisée » près le tribunal judiciaire de Nîmes. - Au préalable, je précise que nous ne travaillons pas uniquement sur Nîmes : d'autres pôles nous occupent beaucoup et, en particulier, celui de Bagnols-sur-Cèze. À Nîmes, quatre quartiers principaux retiennent notre attention : le quartier prioritaire de la politique de la ville rassemble d'abord la ZUP Sud de Pissevin et la ZUP Nord Valdegour qui hébergent 14 400 personnes ; selon les données policières, on y estime à 30 000 euros le chiffre d'affaires quotidien de la vente de stupéfiants. S'y ajoutent le quartier du Mas de Mingue - 3 000 habitants et 15 000 euros par jour de vente de stupéfiants - et enfin le Chemin Bas d'Avignon - 7100 habitants et 10 000 euros de chiffre d'affaires du narcotrafic par jour. Les sommes brassées par ces activités illicites sont donc extrêmement importantes. Dans ces quartiers, on observe, s'agissant de la délinquance qui fait l'objet des travaux de votre commission d'enquête, que le narcobanditisme concerne principalement le cannabis ou la cocaïne et assez peu l'héroïne dans notre ressort - sachant que cette dernière substance est présente en France dans d'autres zones un peu plus pauvres. Nous traitons également les infractions connexes qui gravitent autour de la vente de stupéfiants : il s'agit principalement des meurtres, tentatives de meurtre, assassinats et des meurtres en bande organisée. Pendant l'année 2023, 6 morts ont été recensés directement en lien avec le trafic de stupéfiants, auxquels s'ajoutent des tentatives de meurtre sérieuses puisque nous parlons de 14 personnes qui ont été, en 2023, grièvement blessées par balles et dont le pronostic vital a parfois été engagé.

La délinquance et la criminalité connaissent ces derniers temps une tendance globale à l'accélération, à travers des vagues successives de regain et d'accalmie : l'été 2023 illustre ces phases d'accélération, avec quatre épisodes importants de tentatives d'assassinats et d'assassinats en moins de cinq jours. Le premier épisode s'est traduit, dans le quartier Valdegour, par des tirs d'intimidation avec usage d'armes de guerre : personne n'a fort heureusement été blessé et il y a eu deux interpellations. Le lendemain, dans le même quartier, un des deux mineurs de nationalité espagnole qui se trouvaient sur le même point de deal a été gravement blessé, à tel point que son pronostic vital a été engagé pendant plusieurs jours. Cela ne s'arrête pas là : le jour suivant, cette fois-ci dans la ZUP sud - et donc le quartier rival ou opposé -, le jeune Fayed a été assassiné. Puis, le surlendemain - et à ce stade, on se demande quand cela va s'arrêter -, un jeune en provenance de Béziers va également être assassiné sur le même point de deal. Tels sont les quatre épisodes avec des blessés graves et avec mort d'hommes ou d'enfants sur une période très rapprochée.

On constate aussi un déplacement dans des zones plus rurales de cette criminalité. Un exemple révélateur est fourni par un dossier qui date de quelques mois. Des personnes connues comme étant membres du quartier Pissevin se sont mises « au vert », à l'écart de la ville de Nîmes, et ont trouvé un petit terrain, en zone de gendarmerie, avec un abri de fortune à 30 minutes de Nîmes : ils ont été attaqués par une bande adverse avec des dizaines de tirs en rafales avec des kalachnikov, au moins quatre. On relève également une évolution en ce qui concerne le profil des personnes impliquées dans le trafic de stupéfiants, ainsi que dans ses infractions connexes ou les règlements de compte avec usage d'armes : les personnes sont de plus en plus jeunes, parfois même mineures, peu expérimentées et donc peu formées. Elles manient les armes comme on a pu leur apprendre dans les jours qui précèdent et on constate des risques accrus d'erreurs sur la cible ou de victimes collatérales. Ces personnes ont peu voire pas d'antécédents judiciaires importants, de telle sorte qu'elles sont plus difficilement repérables, peu identifiables, et on se demande comment elles ont pu se retrouver directement impliquées dans des faits aussi graves. En revanche, les services de police connaissent ceux qui sont ancrés dans la délinquance ; dire qu'on les surveille serait un bien grand mot mais ils sont, en tous cas, dans le « collimateur ». On constate aussi que de plus en plus d'individus viennent de l'extérieur : traditionnellement, le trafiquant du quartier est une personne qui a grandi dans les mêmes lieux, les connait et va défendre son quartier. Tel n'est pas le cas que j'ai évoqué du jeune homme assassiné qui venait de Béziers, non plus que des deux jeunes espagnols attaqués sur un point de deal à Nîmes. De plus en plus d'individus arrivent des Bouches-du-Rhône et plus particulièrement de Marseille avec, à la fois pour le trafic de stupéfiants mais également pour les opérations armées, la constitution de binômes entre une personne locale qui connaît son quartier et s'associe à une personne extérieure. Ceux qui arrivent d'un autre territoire sont souvent recrutés sur les réseaux sociaux : on le sait notamment grâce à des dossiers dans lesquels des individus venus s'en prendre à Nîmes ont clamé : « ici, c'est Marseille ». Enfin, des alliances se forment entre certains quartiers qui s'associent pour combattre le même ennemi ; on observe également des alliances inattendues qui divergent ou évoluent par rapport aux associations déjà connues entre tel et tel quartier. Il y a donc des phénomènes que l'on essaye de comprendre et qui ne sont pas toujours aussi clairs qu'on pourrait le penser.

Mme Cécile Gensac. - J'en viens aux impacts du narcobanditisme qui font beaucoup parler d'eux. Ils se traduisent d'abord par un sentiment d'insécurité très important avec des gens qui ne sont plus en sécurité, même chez eux, car des balles peuvent traverser les murs et tuer un habitant. Vient ensuite un risque de repli des institutions et des services publics - comme la fermeture d'une médiathèque à Nîmes, suivie rapidement du retrait des transports publics. C'est également la sécurisation d'écoles qui insécurisent ceux qui les fréquentent. Tout le monde connaît ces phénomènes contre lesquels il convient évidemment de lutter en urgence. J'ajoute que le narcotrafic crée des économies locales circulaires avec des quartiers qui vivent en autonomie et dans lesquels il faut arriver à intervenir en distinguant ce qui fonctionne normalement - je pense notamment aux activités médicales ou commerciales - ou non, pour redonner une vie sociale normale aux habitants. Les conséquences du retrait d'un transport public sont dévastatrices, surtout pour des quartiers bien souvent à l'écart du centre-ville. Tous ces éléments s'articulent pour conduire à un repli de ces quartiers en donnant encore plus de puissance à ceux qui tentent de prendre la main sur ces territoires. On pourrait évoquer les problématiques d'urbanisation qui ont des incidences très importantes car on constate qu'à certains endroits, l'utilisation des nouvelles technologies ou des techniques spéciales d'enquête sont quasiment impossibles parce que la configuration et la réalité du terrain contrecarrent leur efficacité.

Le narcobanditisme a également un impact judiciaire directement lié à nos fonctions : le déploiement de violence entraine par réaction un déploiement des forces de l'ordre avec, par exemple, des arrivées massives de forces de sécurité intérieures dont on ne peut pas nier l'impact positif pour apaiser la situation et rassurer les habitants. Cependant, cela accroit l'activité judiciaire « du quotidien » à laquelle il faut répondre avec fermeté. Cela renvoie bien entendu à la problématique de la suffisance en nombre et en compétences des moyens des services d'enquête qui ont vocation à lancer des investigations sur les faits sanctionnables ; encore faut-il décider quel service doit être saisi -ou non, et surtout à coordonner les actions. Sur les cinq affaires dont nous venons de vous rappeler qu'elles se sont enchaînées d'un jour sur l'autre, deux sont attribuées à des Jirs et les trois autres vont rester au parquet de Nîmes : cette architecture impose à un moment donné de repenser nos méthodes de travail. Nous avons donc proposé à nos collègues de la Jirs de Marseille de mutualiser les réunions de travail opérationnelles - et assimilables à un travail de quasi enquêteur - que nous avons commencé à mettre en place à Nîmes. Le procureur de la République dirige l'action publique mais il est conduit à se transformer en super enquêteur en essayant de recouper des informations dont on s'aperçoit parfois que les services de gendarmerie ou de police ne les ont pas identifiés comme étant d'intérêt commun. C'est là que notre travail de collaboration prend tout son sens : il est très intéressant mais aussi très chronophage et je remercie nos collègues de la Jirs de Marseille - qui se sont spécialisés territorialement au niveau marseillais et ont également des référents nîmois ayant déjà travaillé sur Nîmes - d'avoir joué le jeu en s'associant aux travaux de nos comités opérationnels de lutte contre la criminalité organisée. Je remercie également nos collègues juges d'instruction qui acceptent de rentrer dans ces instances où l'on échange des informations qui leur permettent parfois de découvrir des éléments très utiles à leurs investigations.

Notre travail colossal de recoupement d'informations rencontre cependant des limites de deux ordres. Elles sont d'abord matérielles et pratiques. Le nombre d'enquêteurs en matière de police judiciaire est une constante, à ceci près que le ministère de l'Intérieur nous accorde temporairement un renfort de 10 officiers de police judiciaire (OPJ) pour travailler rapidement sur deux dossiers qui ont été attribués à la Jirs. Nous avons également la chance de bénéficier de la mise en place du GIR (groupe interministériel de recherche) départemental du Gard : il est en train de s'installer et va monter en puissance ; il rassemblera jusqu'à 10 agents en avril prochain. Toutefois, en pratique, quand chacun est mobilisé sur deux affaires à 100 %, il nous est très difficile de prendre en charge immédiatement trois dossiers supplémentaires. Telles sont les réalités très pratiques et matérielles qui obligent à prioriser constamment nos tâches. L'inconvénient est que dès qu'on déstabilise un peu un réseau, on n'a pas le temps d'être proactif qu'un autre s'installe : il faudrait donc qu'une autre équipe soit disponible pour s'attaquer à ce deuxième réseau.

D'autres limites sont de nature juridique : jusqu'où peut-on procéder à des échanges d'informations ? Où et dans quelle mesure pouvons-nous créer les instances qui nous permettraient d'échanger du renseignement « de territoire », comme cela est par exemple autorisé en matière de radicalisation violente ? Comment va-t-on pouvoir croiser des fichiers ? Alors que de nombreuses professions parajudiciaires travaillent aujourd'hui avec l'intelligence artificielle pour croiser des données et chercher des motifs de nullité dans les procédures sans même avoir à les lire, nous nous demandons comment les enquêteurs et les représentants de justice que nous sommes vont pouvoir utiliser cette intelligence artificielle pour analyser non seulement un dossier particulier mais aussi pour relier les dossiers des uns et des autres, ce qui nous amènerait à travailler ensemble sur des informations « moulinées » par l'intelligence artificielle : celle-ci pourrait déclencher des alertes, faciliter les recoupements ainsi que fournir des preuves objectives et juridiquement recevables à l'égard des cibles que nous cherchons à incriminer. Nous devons nous engager pleinement dans la course actuelle non pas à l'information mais au traitement de l'information. En arrière-plan - et, en fait, au frontispice de toutes nos actions - j'introduis toutes les réunions en rappelant : « cherchez l'argent et vous trouverez les stupéfiants ». Il s'agit de changer de paradigme en recherchant les avoirs générés par le trafic de stupéfiants pour atteindre le haut de la pyramide.

Mme Charlotte Huet, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Dunkerque. - Je vais, pour ma part, procéder à une description du ressort judiciaire de Dunkerque qui fera apparaitre des différences avec celui de Nîmes : la taille de tribunal et les problématiques sont distinctes mais je pense que cette table ronde permet précisément de confronter des situations variées.

M. Jérôme Durain, président. - Ce qui nous intéresse c'est de pouvoir identifier des mécanismes qui se répliquent à travers les différenciations territoriales.

Mme Charlotte Huet. - J'ai pris mes fonctions le 1er septembre 2023 et c'est donc encore un ressort que je découvre. Avant tout, je précise que nous sommes sept personnes - moi y compris - au sein du parquet de Dunkerque, et l'une d'entre elles s'occupe des trafics de stupéfiants, même si ce n'est pas sa seule mission. Pour que votre travail soit utile, il faut que les « capteurs » de terrain que nous sommes soient les plus authentiques possible : à cet égard, il faut souligner que les enquêtes du parquet de Dunkerque sur les trafics de stupéfiants sont principalement diligentées au stade local, c'est-à-dire par les commissariats, et donc en prenant appui sur la sûreté urbaine qui comporte un groupe spécialisé pour les stupéfiants. Il est intéressant de le signaler, car nous partageons avec le parquet de Lille le même département et certains services départementaux sont plutôt mobilisés sur la métropole lilloise. L'état des forces est assez modeste mais je vais vous détailler les initiatives qui sont lancées.

Au préalable, pour faire apparaitre géographiquement les enjeux de notre ressort, je précise qu'à l'est se trouve la frontière belge, au nord la façade maritime avec le port et, au sud, une grande autoroute qui traverse de part en part notre ressort et amène beaucoup de flux entre la Belgique et la France. S'y ajoute une autre autoroute qui relie Dunkerque à Lille et qui est également un trajet pour le trafic de stupéfiants. De plus, une des particularités enracinées dans le territoire et importante en termes de flux est la gratuité des autobus dans l'agglomération de Dunkerque, ce qui facilite les trajets des clients pour se rendre plus aisément sur les points de deal. L'enjeu international ne se limite pas à la proximité de la Belgique mais concerne également Amsterdam, toute proche, et Anvers que l'on peut rejoindre en moins de deux heures en voiture. La table ronde se concentrant sur la zone urbaine, je vais donc donner plus de relief à mon propos concernant les villes de Dunkerque et de Grande-Sainte situées sur la façade maritime qui jouxte l'autoroute.

Du point de vue de l'activité juridictionnelle, les infractions en matière de stupéfiants gérées par le parquet de Dunkerque portent en grande majorité sur des faits d'usage. Nous mettons bien entendu en oeuvre d'autres procédures pour démanteler les trafics : ce sont celles qui demandent le plus de temps, mais leur nombre est beaucoup moins élevé. Nous envoyons certains dossiers de trafic de stupéfiants qu'il nous semble intéressant d'approfondir à l'information judiciaire ; cependant, la majorité des procédures font l'objet d'une saisine du tribunal correctionnel afin d'obtenir des réponses pénales rapides.

S'agissant de la description du narcotrafic dans notre ressort, la tendance globale est évidemment à la hausse, comme c'est sans doute le cas ailleurs. Le cannabis reste la matière stupéfiante la plus consommée avec une stabilisation des prix. On constate une recrudescence de l'héroïne avec des baisses de prix significatives. La cocaïne est présente dans notre ressort mais reste minoritaire car les prix restent trop élevés par rapport au pouvoir d'achat des usagers locaux ; la cocaïne est principalement consommée dans des cercles restreints et fermés. En préparant cette audition avec mes collègues, nous avons souhaité porter à votre connaissance un phénomène d'ampleur encore limitée mais qui monte en puissance : on recense de plus en plus de dossiers portant sur de la cocaïne qui est coupée pour fabriquer du « crack ». L'autre phénomène, qui n'a pas pris une ampleur statistique très importante mais qui mérite d'être signalé, est celui des dossiers concernant des drogues de synthèse de type « speed », avec des substances si puissantes que nous avons dû parfois procéder à des interpellations plus précoces que prévu compte tenu de l'enjeu d'ordre public quasiment sanitaire.

Les profils des trafiquants correspondent sans doute aux architectures classiques qui vous ont été fréquemment décrites. Dans notre ressort on peut signaler, s'agissant du stockage des produits par les « nourrices », le nombre croissant de résidents de logements sociaux, sans aucun casier judiciaire et bénéficiant d'une réputation intacte, qui sont appelés à intervenir pour mettre à l'abri des stupéfiants au plus près des points de deal. Par ailleurs, de plus en plus de mineurs sont utilisés comme vendeurs, d'abord parce que leur responsabilité pénale est limitée et ensuite parce que les mineurs sont plus disponibles en termes d'amplitude horaire ainsi que plus corvéables à merci : c'est une évolution symptomatique.

S'agissant des pratiques des trafiquants, contrairement à ce que l'on pourrait penser compte tenu de la proximité du port de Dunkerque, l'essentiel de l'approvisionnement ne se fait pas directement via les conteneurs. Au quotidien, les trafiquants de notre ressort vont plutôt s'approvisionner directement à Lille - c'est pourquoi j'ai souligné l'importance de l'autoroute - ou vont chercher dans des quantités importantes les stupéfiants aux Pays-Bas ou en Belgique. La topographie des trafics fait ressortir un nombre limité de points de vente - moins d'une dizaine - qui sont assez bien identifiés. On estime que le bénéfice tiré des ventes avoisine 3 000 à 4 000 euros par jour et par vendeur, ce qui donne une idée de l'importance globale des sommes en jeu, sachant que certains points de deal réunissent une dizaine de vendeurs. Je constate aussi que les pratiques commerciales des trafiquants s'inspirent - comme sur d'autres territoires - de celles du commerce licite, fondées sur la notion de service, avec des ventes au plus proche de la clientèle et des livraisons à domicile : nos enquêteurs utilisent même la notion « d'ubérisation ». Des pratiques tarifaires attractives sont mises en oeuvre avec des promotions et quasiment des cartes de fidélité puisque les clients réguliers ou ceux qui font du parrainage bénéficient de remises. Les vendeurs de stupéfiants entretiennent le contact, pratiquent des relances à la consommation ainsi que le démarchage agressif, le tout adossé à l'utilisation des réseaux sociaux - principalement Snapchat.

J'ai écouté avec intérêt ce qui a été décrit pour Nîmes en matière d'infractions connexes et je vous indique d'emblée que les faits de violence sont d'une ampleur bien moindre dans notre ressort. Nous sommes pour l'instant assez peu confrontés à des conflits entre les familles ou entre les réseaux de trafiquants. Les violences sont davantage commises au sein d'une même filière en cas de perte ou de vol de produits. Quelques règlements de compte sont évidemment recensés mais, à de rares exceptions près, d'un niveau de gravité moindre que ce qui a été mentionné pour Nîmes. Nous essayons d'assurer une présence maximale avec les enquêteurs - qui parlent d'opérations de « harcèlement de points de deal » - et nous savons que les lieux de vente sont en pratique tenus par des familles assez bien identifiées.

Enfin, concernant nos liens avec les autres acteurs, notre principal correspondant judiciaire sur ce sujet est la Jirs de Lille. Cette relation est nouvelle pour moi mais elle est déjà très étroite et le contact est très fluide. Tout récemment, au mois de janvier 2024, une de nos procédures de saisie de stupéfiants a d'ailleurs été reprise par la Jirs. Notre complémentarité est indispensable et les Jirs ont des capacités d'action dont nous ne disposons pas ; j'estime qu'il m'appartient d'être la meilleure vigie possible en leur transmettant les informations utiles dès que possible. Nous avons, avec la Jirs, des projets en commun, en particulier ciblés sur le port. Par ailleurs, les établissements pénitentiaires constituent un point de vigilance. La particularité de la maison d'arrêt de Dunkerque est d'avoir encore des cellules collectives, ce qui - vous le devinez - prépare un terreau assez favorable au trafic de stupéfiants depuis le lieu de détention. Nous associons également les élus à nos travaux conformément à des schémas adaptés : je peux citer l'exemple d'une récente réunion organisée avec la sous-préfecture, le maire de Grande-Sainte et les bailleurs sociaux pour parler concrètement de tel immeuble, de telle personne qui habite à tel étage et de ce qui a pu être dit ou répété : nous nous tenons ainsi au plus proche du terrain. Enfin, la coopération transfrontalière est globalement satisfaisante : nous activons tous les leviers possibles, et en particulier celui de la décision d'enquête européenne qui fonctionne très bien avec la Belgique et les Pays-Bas.

S'agissant enfin des perspectives, nous allons intensifier nos liens avec le port pour monter des enquêtes de grande envergure afin de remonter les filières, au-delà du traitement des infractions en flagrance. Dunkerque est aussi un foyer de réindustrialisation colossal : plusieurs milliers d'emplois industriels ont été annoncés d'ici 2030, ce qui va amener beaucoup de nouveaux habitants et de travailleurs ; Cette évolution génèrera certainement un accroissement de la consommation et des ventes de stupéfiants.

Concernant les moyens dont nous disposons, nous essayons d'abord de faire tout ce que nous pouvons en matière de saisie des stupéfiants. Dans le prolongement de mes observations sur les réseaux sociaux, nous attendons avec impatience la déclinaison au niveau local de la directive et du règlement européens sur l'accès à la preuve électronique dans les enquêtes pénales : nous en aurons très largement besoin même si la question du chiffrement des données restera importante à résoudre. À la faveur de la réforme de la police, il serait également utile que l'on puisse utiliser davantage des outils d'enquête - géolocalisation et sonorisation, notamment - qui, pour l'instant, ne peuvent être employés qu'au niveau départemental, ce qui nous impose à chaque fois de requérir des services qui se trouvent à Lille : nous espérons donc une mutualisation de ces moyens qui renforceront notre efficacité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Carole Etienne et Virginie Girard prêtent serment.

Mme Carole Etienne, procureure de la République près le tribunal judiciaire de Lille.- Le tribunal de Lille est l'un des six tribunaux judiciaires du département du Nord. Lille y est largement prédominante : avec près de 1,3 millions d'habitants, l'agglomération lilloise couvre la moitié de la population du département et représente plus de 65 % de la délinquance départementale. Notre ressort comprend 126 communes, dont 85 pour la seule agglomération lilloise et quatre communes très importantes : Lille, Roubaix, Tourcoing et Villeneuve-d'Ascq ; le tribunal judiciaire de Lille concentre l'essentiel de l'activité policière du département. La population est jeune : 30 % de celle-ci a moins de 20 ans, et la densité de population est particulièrement forte, ce qui n'est pas sans incidence. Dans notre ressort, subsistent des contrastes très importants entre des villes très aisées et des villes très pauvres : 45 % de la population de Roubaix vit sous le seuil de pauvreté. Coexistent également certaines grandes réussites industrielles et un taux de chômage qui reste supérieur à la moyenne nationale. Ce ressort se caractérise par la présence de nombreux trafics de stupéfiants et nous manquons à cet égard d'infographies, de cartographies et d'informations. Le ministère de l'Intérieur y a estimé à 251 le nombre de points de deal en 2020, sur les 3 952 du territoire national ; en 2022, 170 points de vente ont été recensés dans le Nord, dont une grande partie dans la métropole lilloise.

Comme pour Dunkerque, la situation géographique de la métropole lilloise, frontalière de la Belgique, proche des Pays-Bas ainsi que des grands ports internationaux et traversée par de nombreux axes autoroutiers, en fait un espace de transit, une zone de stockage et de redistribution. Bien que très présent à Lille, et particulièrement au niveau des portes de la ville, le trafic de stupéfiants ne concerne pas la seule ville-centre mais impacte aussi de nombreuses communes périphériques. Différents types de drogues sont vendues et consommées : le cannabis, bien sûr - essentiellement résine et herbe -, l'héroïne, la cocaïne, ainsi que le crack, un peu plus disparate ou diffus et moins répandu qu'à Paris mais qui arrive dans notre ressort. Les réseaux de vente de stupéfiants sont extrêmement organisés, hiérarchisés et évoluent au fil des contraintes ou des tendances, à l'instar du commerce classique et comme en témoignent l'usage de plus en plus fréquent des réseaux sociaux comme outil publicitaire et le développement de la livraison à domicile. Le délinquant se fait entrepreneur et même entrepreneur international : c'est très important pour lui permettre de blanchir ses fonds. Cette criminalité est structurée en équipes et se donne les moyens de parvenir à ses fins, qui sont doubles : la première est une finalité lucrative dans des délais très rapides et sans état d'âme ; la seconde est la jouissance de cet enrichissement criminel en empêchant les actions répressives et judiciaires. Assurément nous constatons une appropriation de l'espace public où s'affirment les codes créés par les dealers, avec un affichage des prix ou des tarifs et des appropriations de halls d'immeubles qui entraînent une cohabitation de plus en plus banalisée avec les habitants. Ces derniers s'expriment peu et pourtant, même s'ils détiennent des informations partielles, celles-ci sont essentielles. Leur silence s'explique la plupart du temps par la peur des représailles, la méconnaissance des acteurs vers lesquels ils peuvent se tourner et par une certaine lassitude d'une partie de la population qui ne croit plus en l'action des pouvoirs publics. S'agissant également du « bas du spectre », c'est-à-dire de la partie visible des trafics sur notre territoire urbain, les trafics sont de plus en plus apparents dans l'espace public ; ils sont implantés dans des espaces résidentiels denses, choisis pour leur morphologie qui facilite la surveillance par les guetteurs et la dispersion à l'arrivée des forces de l'ordre. Pour les habitants, la coexistence coexistence quotidienne avec les dealers génère des connaissances parfois très fines sur les modalités de l'organisation du trafic ainsi que sur le déroulé de la vente de drogue. À titre d'exemple, la ville de Loos accueille plus de 22 000 habitants dans un territoire bénéficiant d'une très bonne accessibilité, notamment grâce au périphérique, et comporte deux secteurs touchés par le narcotrafic : l'un est composé principalement de logements sociaux et sujet à un trafic de cannabis ; l'autre se situe au sein d'une tour d'habitat social bien connue, qu'on appelle la « tour de la mort », à proximité de trois autres tours elles-mêmes voisines de Lille. De même, Villeneuve-d'Ascq, qui est la quatrième ville la plus peuplée de la métropole lilloise, accueille un nombre important de logements et de nombreuses activités génératrices de flux, avec deux grands campus de l'Université de Lille, un grand centre commercial, le grand stade et des parcs d'activité. Villeneuve-d'Ascq est traversée par deux lignes de métro et les trafics de stupéfiants présents sur la commune sont tournés principalement vers la vente de cannabis : le quartier le plus impacté est à proximité du campus universitaire, même si la problématique est également présente de manière plus éparse dans divers secteurs de la ville.

Ces trafics impliquent des « jeunes de plus en plus jeunes », de 13 à 16 ans. L'étude des dossiers et les informations échangées lors de nos réunions de travail ont permis de constater des différences dans le fonctionnement des trafics en fonction de leur localisation. Le trafic peut rester animé à tous les niveaux par des habitants du quartier : ce sont des locaux avec des « nourrices ». Les trafiquants se posent souvent en alternatives économiques avantageuses pour les habitants - qui constituent une population assez vulnérable - mais aussi pour les mineurs, les jeunes majeurs et les toxicomanes que les trafiquants recrutent comme nourrice, guetteur, portier, distributeur de repas ou comme organisateur de file d'attente. Ailleurs, dans une proportion croissante des lieux de trafic, les trafiquants ont recours à des mineurs ou des majeurs d'autres quartiers, d'autres villes ou même d'autres départements qui sont recrutés via les réseaux sociaux à la journée, à la semaine, voire au mois.

L'état de la menace se mesure aussi au regard du haut niveau d'activité de la Jirs. L'activité de la Jirs de Lille la situe d'ailleurs en troisième position parmi les huit Jirs de France. Elle a développé une intense activité de coopération pénale internationale car elle dispose de frontières terrestres ou maritimes communes avec la Belgique, le Luxembourg, le Royaume-Uni. La Jirs consacre depuis 2016 - j'ai pris mon poste de procureur en 2020 - une part de plus en plus importante de son activité au trafic de stupéfiants. Cette évolution haussière concerne principalement les ports du Havre et de Dunkerque pour l'importation de cocaïne : nous observons une tendance à la hausse du poids des cargaisons de cocaïne en provenance notamment d'Amérique du Sud. Historiquement, la Jirs de Lille a pu se saisir d'affaires d'importation de stupéfiants par voie routière, d'une part, depuis les Pays-Bas et la Belgique pour la cocaïne, l'héroïne ou la pâte d'amphétamine et d'autre part, en provenance d'Espagne pour l'herbe et la résine de cannabis à destination du territoire français voire du Royaume-Uni. Elle a également développé une expertise en matière d'importation de cocaïne par voie maritime, en fret conteneurisé en provenance d'Amérique du Sud, le port du Havre restant la principale porte d'entrée de la cocaïne sur le sol français. Les saisies y sont régulières et portent sur des cargaisons importantes, même si - ne nous leurrons pas - celles-ci ne représentent qu'une infime partie de la réalité. Parallèlement, l'émergence du port de Dunkerque comme point d'entrée secondaire constitue désormais une préoccupation majeure. Nous sommes confrontés à des procédés de dissimulation et à des modes opératoires très variés.

Il est ici important d'évoquer le dossier « EncroChat » : il s'agit d'une enquête lilloise qui a permis d'identifier l'existence d'une solution de communication numérique chiffrée utilisée par des organisations criminelles de très haut niveau national et international. Les téléphones chiffrés concernés étaient présentés dans un circuit de distribution d'une grande opacité et distinct des circuits commerciaux classiques. Le système garantissait aux utilisateurs un parfait anonymat et une parfaite confidentialité ; le téléphone n'était ni traçable ni détectable. Les investigations techniques ont permis de constater que cette communication chiffrée, par ailleurs non déclarée en France, était mise en oeuvre depuis des serveurs installés à Roubaix, au profit d'une clientèle mondiale. L'exploitation des données saisies, c'est-à-dire plus de 115 millions de messages, a confirmé l'utilisation de cette messagerie en particulier dans des affaires d'associations malfaiteurs de grande envergure, d'importation et de trafics de quantités considérables de stupéfiants mais aussi de trafic d'armes lourdes ou de blanchiment. Ce dossier continue de susciter une intense activité de coopération avec près d'une quarantaine de pays, ainsi que des échanges constants avec Eurojust et Europol. Il a également permis d'externaliser près d'une centaine de procédures incidentes sur le territoire national, parmi lesquelles neuf sont restées à la Jirs de Lille. Nous avons actualisé en juin dernier le bilan de ce dossier : de très nombreuses interpellations sont intervenues dans les pays partenaires et des résultats significatifs ont été obtenus avec des saisies très importantes de stupéfiants, de centaines de milliers d'euros et d'armes lourdes.

Certains pourraient se demander si nous n'avons pas tendance à traiter séparément la partie visible du trafic et sa dimension de criminalité organisée. Cependant, dans le cadre d'une des procédures incidentes, des échanges particulièrement évocateurs d'un trafic de produits stupéfiants de grande ampleur ont été détectés comme émanant d'utilisateurs - apparaissant sous des pseudonymes - qui étaient localisés dans une tour de Lille sud, plus connue sous l'appellation « Tour de la Beuh », et qui étaient manifestement en charge de la logistique et de l'approvisionnement du trafic de stupéfiants. Cette tour est notoirement un gros point de deal de la métropole lilloise ; le trafic semble s'y calmer mais il nous occupe depuis assez longtemps, et le dossier EncroChat nous a permis de comprendre comment fonctionnait ce point de vente dont le chiffre d'affaires a été estimé à 40 000 euros par jour et qui a donné lieu à plusieurs interpellations. La dernière a eu lieu en janvier 2023 : 138 000 euros d'avoirs criminels ont été saisis sous forme de comptes bancaires, de numéraire, de maroquinerie de luxe et de crypto-monnaies, sans compter les véhicules, les montres de luxe, à quoi s'ajoute la saisie d'un bien immobilier acquis à Dubaï qu'il nous appartient à présent de faire exécuter. Ces dossiers sont d'une complexité croissante en termes de technicité et de volume ; ils sont particulièrement chronophages.

Cette criminalité génère bien entendu des violences, des homicides et une multiplication dans le port du Havre des faits d'enlèvement, de menaces ou d'intimidation, de violences graves visant les dockers ou leurs familles, avec une montée en gravité. Très localement, nous constatons - même si elles sont peu médiatisées - des guerres de territoire avec des règlements de compte prenant la forme de ce qu'on a appelé la « jambisation », qui consiste à faire usage d'une arme en tirant dans les jambes des concurrents ; on dénombre également de plus en plus d'homicides et de tentatives d'homicides, en particulier à Lille et à Roubaix. Plus largement, dans la plupart de ces affaires de trafic de stupéfiants, des armes sont utilisées et découvertes à l'occasion des enquêtes.

L'action répressive a eu pour effet de multiplier les identifications et interpellations d'agents portuaires corrompus, permettant ainsi de neutraliser plusieurs organisations en charge de la sortie des cargaisons de cocaïne. La question des compromissions portuaires demeure prégnante, avec des rémunérations qui vont de 20 000 à 100 000 euros par opération. Il convient également de s'interroger sur la sécurisation des greffes pénitentiaires et en particulier sur les actions corruptives susceptibles de permettre des remises en liberté frauduleuses, voire, le cas échéant, des évasions grâce à ces compromissions. Enfin, la sécurité intrinsèque des lieux de détention mériterait d'être garantie par le brouillage systématique des établissements pénitentiaires afin d'empêcher les trafiquants de poursuivre leurs activités criminelles en détention ; en effet, ces derniers disposent de moyens de téléphonie qui leur permettent, depuis leur cellule, de délivrer des directives à des affidés totalement dévoués et qui sont d'efficaces relais opérationnels sur le terrain. Notre ressort dispose notamment de deux centres pénitentiaires importants - Annoeullin et Sequedin - qui sont surpeuplés et représentent à eux deux un peu plus de 1 600 détenus. Nous menons des actions avec l'administration pénitentiaire, les services de police et de gendarmerie pour lutter contre les entrées irrégulières de produits stupéfiants en détention. C'est une priorité de politique pénale : je ne parle pas seulement des contrôles au niveau des parloirs mais aussi des stratégies d'enquête que nous devons mettre en oeuvre pour lutter contre les projections à l'intérieur des établissements. Étant donné que la délinquance ne cesse de progresser techniquement, nous devons désormais contrecarrer les livraisons par drone au niveau des cellules. Les stratégies et techniques spéciales d'enquête qui sont utilisées se révèlent parfois inadaptées aux pratiques de plus en plus pointues des trafiquants, surtout en matière de cybercriminalité.

J'en viens à nos méthodes de travail, au traitement du renseignement humain et en particulier à la gestion des sources d'information humaines qui demeurent parfois sujettes à interrogation de la part des magistrats. On peut, en effet, continuer à déplorer parfois certains manques dans l'information des parquets Jirs sur les sources humaines, ainsi que le fait que ces informations nous sont délivrées souvent à contretemps. Nous avons, d'une part, besoin d'informations remontant depuis les quartiers : j'ai, à cet égard, créé une adresse mail à destination des habitants qu'ils peuvent utiliser et utilisent parfois, même si l'omerta règne. D'autre part, nous avons besoin d'un outil partagé et actualisé de cartographie des lieux de trafic ainsi que d'un suivi de la localisation des faits se rattachant aux dossiers en cours d'enquête : il s'agit d'améliorer notre visibilité à la fois sur l'origine des dossiers, les produits concernés, les services saisis et sur l'implantation géographique du trafic. L'objectif est de pouvoir apprécier la mobilité de ces trafics ou au contraire leur enracinement - et il est intéressant de constater que le trafic perdure à certains endroits depuis quelques années. Alors que les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) constituent des lieux d'échange d'informations privilégiées sur le narco-banditisme, les magistrats du parquet regrettent souvent de ne pas y être associés ; pourtant, les renseignements qui y sont diffusés ont vocation à être judiciarisés le plus intelligemment possible. La lutte contre les trafics de stupéfiants passe aussi par la capacité à produire de l'analyse criminelle, à opérer des rapprochements et à partager l'information : c'est déjà le cas grâce à nos relations régulières, transparentes, et opérationnelles avec la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), les parquets hors Jirs et les autres Jirs. De même, le bureau de liaison portuaire contribue à une vraie circulation de l'information entre les parquets. Cette circulation est nécessaire et elle est même engagée avec les maires, la préfecture, les bailleurs sociaux et, à un niveau bien moindre mais important, les groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) qui sont des groupes territorialisés et thématiques ayant le mérite de se réunir régulièrement, de faire le point et de contribuer ainsi à une action judiciaire affinée et précise. Ces groupes renseignent aussi les élus locaux en leur permettant de disposer d'informations et d'en aviser la population.

Notre coopération judiciaire est, pour sa part, très satisfaisante au plan européen, en particulier avec les magistrats belges ou néerlandais, et nous apprécions bien entendu l'appui d'Eurojust qui joue un rôle essentiel dans nos procédures. En dehors du cadre européen, la qualité de la coopération est plus variable et ma collègue pourra évoquer les difficultés que nous pouvons rencontrer avec certains pays du Maghreb ou les Émirats arabes unis dans lesquels, d'ailleurs, les trafiquants de très haut niveau se réfugient pour pouvoir se mettre à l'abri des mandats d'arrêt internationaux et investir les produits de leur activité criminelle : cela contrarie encore d'avantage notre politique de plus en plus ferme et assidue de saisie et de confiscation des avoirs criminels. Là encore, notre action nécessite des capacités d'enquête approfondies afin de détecter et de localiser les avoirs criminels en France comme à l'étranger.

Mme Virginie Girard, procureure de la République adjointe, chargée de la division financière et de la criminalité organisée près le tribunal judiciaire de Lille. - Mon intervention comportera deux axes avec, tout d'abord, les appréciations que je peux formuler au plan local sur le narcotrafic dans le ressort de Lille et, ensuite, la situation que l'on peut appréhender au niveau de l'interrégion.

Le contentieux du trafic de stupéfiants dans le ressort lillois met au jour des organisations criminelles polyvalentes en produits ainsi qu'en compétences logistiques, mais pas au sens où elles génèreraient des champs criminels diversifiés. Notre regard sur la criminalité du « haut du spectre » nous conduit plutôt à constater une imbrication d'activités délinquantes distinctes entre elles mais qui coopèrent par opportunisme.

À titre d'exemple, on peut citer les garages clandestins ou « garages fantômes » - ce phénomène est extrêmement important à Roubaix - ainsi que les trafiquants de véhicules, qui offrent des supports logistiques précieux par le truchement d'immatriculations au SIV (système d'immatriculation des véhicules). On sait que le SIV constitue une faille majeure, introduite à la faveur de la dématérialisation des immatriculations de véhicules. Des sociétés ad hoc ont été créées pour permettre d'immatriculer frauduleusement des flottes de véhicules, utilisées ensuite pour commettre moult infractions, et, en particulier, pour faciliter le trafic de stupéfiants. Je mentionne aussi la constitution de sociétés de location de véhicules de complaisance, également utilisés par des réseaux de trafic de stupéfiants parfois eux-mêmes implantés très loin du territoire lillois, ce qui témoigne d'ailleurs de l'attrait des trafiquants pour ce dernier.

S'agissant tout d'abord des secteurs lillois et roubaisien, plusieurs procédures -ont attesté du développement de longue date de réseaux criminels spécialisés dans le transport international de produits stupéfiants, obtenus de façon très classique aux Pays-Bas, en Belgique ou en Espagne, et à destination non seulement du marché de l'interrégion, mais aussi de l'ensemble du territoire national. Cela témoigne de l'importance des capacités de redistribution de ces réseaux et, de fait, du niveau élevé de proximité, de disponibilité et de qualité des produits ; l'attractivité des tarifs qu'ils proposent positionnent certains réseaux lillois comme de vrais opérateurs internationaux du haut du spectre. Des capacités logistiques particulièrement développées ont été observées, avec une disponibilité sans limites en véhicules, chauffeurs et produits, à quoi s'ajoutent le recours à des villas-relais en Espagne, à des laboratoires de fabrication ou de transformation au Pays-Bas et à des logements ou à des lieux de stockage en Belgique : les réseaux se sont joués des frontières pour diversifier leurs implantations.

En ce qui concerne plus particulièrement Roubaix, on relève la présence de clans et de familles entièrement spécialisés dans le trafic : ils exercent une autorité sans faille sur leurs affidés, disposent de capacités de recrutement d'une main-d'oeuvre quasiment inépuisable et recourent à la violence dans les règlements de compte avec leurs concurrents. Certains des trafiquants lillois entretiennent des contacts directs avec les narcotrafiquants inscrits dans le « top » national mais aussi avec des fournisseurs étrangers, ce qui les positionne clairement dans le « haut du spectre ».

Ces structures criminelles sont capables d'organiser à l'avance leur impunité : on note, par exemple, que les chefs de réseau désignent des avocats en tant que subordonnés, ce qui induit un verrouillage de la parole, et se font, le cas échéant, adresser des comptes rendus de procédures judiciaires en temps réel. Vous pouvez ainsi mesurer la puissance de ces organisations, qui se manifeste aussi par leurs capacités corruptives majeures.

Le quartier du Pont-de-Bois à Villeneuve-d'Ascq est, pour sa part, d'une typicité un peu différente puisque le profil des narcotrafiquants y est celui d'individus très jeunes, désinsérés, qui véhiculent plus ou moins les codes classiques du rap, le culte de la personnalité, l'exhibition des armes, de l'argent et des voitures de luxe, le tout dans des clips vidéo comportant un mélange inquiétant entre le propos artistique et le véhicule publicitaire à des fins de commercialisation. Ces groupes se caractérisent par une très forte immaturité, qui a pour corollaire l'extrême violence dont ils font preuve : leurs agissements ont provoqué des morts et s'accompagnent de risques de victimes collatérales.

J'en viens aux trafics portuaires car, comme cela a été indiqué, le port du Havre est la porte d'entrée principale des produits stupéfiants en France et cela concerne notre ressort au plus haut point. 60 % du contentieux de la Jirs est alimenté par les dossiers de trafic de stupéfiants et, parmi ces dossiers, environ 80 % émanent du port ainsi que du parquet du Havre. Le principal phénomène qui affecte l'interrégion lilloise est celui des importations de cocaïne qui sévissent sur la zone portuaire havraise, avec désormais un second point de préoccupation qui est le port de Dunkerque. La place occupée par le port du Havre s'explique par sa localisation privilégiée. Il faut ici rappeler le parcours contre-intuitif des navires qui, venant d'Amérique du Sud, font d'abord escale à Hambourg, Rotterdam et Anvers avant de rallier les ports français. De fait, les trafiquants peuvent utiliser le port du Havre de façon alternative aux grands ports qui viennent d'être mentionnés, dans lesquels la pression des services de sécurité et des autres organisations criminelles concurrentes ou parasites - qui s'approprient parfois des cargaisons - peut conjoncturellement s'avérer dissuasive. Pour les narcotrafiquants, le port du Havre présente ainsi un double intérêt : il permet de s'émanciper de la présence d'autres organisations et de maximiser les rémunérations en faisant moins jouer la concurrence.

Les éléments recueillis en exploitant les données issues de la procédure EncroChat - initiée et suivie par la Jirs de Lille depuis 2020 - confirment la très grande maîtrise par les organisations criminelles des routes logistiques maritimes, leur capacité à se réorganiser dans des temps records quand les débouchés portuaires ne sont pas assurés et leur grande faculté à corrompre les agents pouvant offrir des sorties portuaires sans contrôle. Ces informations mettent également en lumière leur opportunisme, qui les amène à adapter systématiquement leur coopération avec d'autres organisations ainsi que leurs modes opératoires ; leur agilité les rend difficiles à attaquer. Les procédures qui découlent du dossier EncroChat - et je pourrais extrapoler à partir du dossier concernant la messagerie chiffrée Sky ECC qui avait aussi pour origine la juridiction lilloise, celle-ci ayant été dessaisie de ce dossier désormais traité par la Junalco - ont du reste démontré que les organisations criminelles cherchent volontairement à saturer les services portuaires. Pour faire diversion, elles ne craignent absolument pas de sacrifier d'importantes quantités de produits stupéfiants, dont elles savent qu'elles seront saisies, afin de permettre dans le même temps à des quantités encore plus importantes d'échapper aux douanes, justement occupées à effectuer des saisies.

Les conversations interceptées démontrent le mépris et le détachement absolu avec lesquels les organisations criminelles notent ou constatent les saisies douanières ou policières, ce qui démontre là encore leur force de frappe, leur puissance financière et leur capacité à inonder le marché européen. Je parlerai un peu plus tard la recrudescence notable des enlèvements et des séquestrations, notamment en lien avec la problématique portuaire havraise. En réalité, cette évolution est, inscrite d'assez longue date dans notre paysage territorial, au-delà même de la scène maritime, mais elle semble s'étendre et, en tout cas, on note une montée en gravité des dossiers - j'évoquerai à ce titre le dossier jugé en septembre dernier de l'enlèvement et du meurtre d'Allan Affagard, docker au port du Havre. On note également - sur la base de certains dossiers établis par les services enquêteurs - une montée en gamme des profils ciblés ainsi qu'un renchérissement du montant des rançons qui sont en capacité d'être mobilisées et payées, notamment en ayant recours à des paiements depuis l'étranger ou à des modes de compensation qui font penser au mécanisme de l'hawala. Les finalités de ces enlèvements sont multiples : il peut s'agir de rechercher des renseignements ou une coopération pour faciliter une future sortie portuaire, de voler des liquidités, de régler des litiges commerciaux entre trafiquants ou de procéder à des représailles.

Le port de Dunkerque constitue, aux yeux de la Jirs de Lille, un angle mort et un sujet de préoccupation absolument majeur. Nous avons procédé à des saisies mais l'actuelle faiblesse des constatations sur le site de Dunkerque est à nos yeux révélatrice de l'insuffisance des moyens de ciblage et de détection des flux de cocaïne, alors même que de nouvelles lignes maritimes sont régulièrement ouvertes et que des risques de pollution existent dans les ports « rebond » en mer du Nord. Cette insuffisance des saisies conduit également à s'interroger sur l'existence de compromissions de haut niveau; c'est une interrogation, voire une conviction, cependant non encore étayée. Je rappelle que Dunkerque constitue le premier port français d'importation de fruits exotiques depuis 2019 ; or ce fret légal est régulièrement utilisé pour les importations de cocaïne et en constitue un vecteur assez naturel.

Les organisations criminelles opèrent depuis l'étranger et recrutent en région parisienne ou dans les Hauts-de-France des équipes de récupérateurs parfois peu chevronnées mais qui n'hésitent pas à employer la violence. Ainsi, on a vu des dépotages pratiqués en pleine voie de circulation au Havre ainsi que des arrachages de stupéfiants d'un conteneur dans la cour d'enceinte d'une société, les récupérateurs n'hésitant pas à foncer sur un employé avec leur véhicule : ces méthodes extrêmement violentes montrent la détermination de ces acteurs.

J'en viens à la criminalité induite par le narcotrafic - il s'agit principalement des règlements de compte et du blanchiment - avant d'aborder la criminalité connexe. S'agissant des règlements de compte au sens large, la Jirs a eu à connaître d'atteintes aux personnes extrêmement graves et qui vont crescendo. Il y a quelques années, on évoquait le phénomène de « jambisation », c'est-à-dire des avertissements délivrés sous forme non-létale. Désormais, ce sont des assassinats auxquels nous assistons avec, par exemple en 2021, à dans une rue située à moins de 200 mètres du tribunal judiciaire de Lille, l'exécution d'un jeune homme mineur qui était mis en examen dans une affaire de stupéfiants et dont l'environnement faisait l'objet de tensions très fortes sur fond de trafic. Un autre exemple est celui de l'assassinat à Roubaix en 2021 d'un homme déjà lourdement condamné, atteint de balles dans le dos et à la tête.

On peut également citer diverses méthodes utilisées par les trafiquants à l'encontre de leurs concurrents ou de ceux qu'ils considèrent comme des traîtres. Par exemple, une tentative de meurtre a ciblé un individu qui sortait de la maison d'arrêt de Lille-Sequedin avec des tirs à l'arme lourde en pleine journée, sur le parking de cette maison d'arrêt, alors que des familles attendaient aux parloirs. La date de libération de la cible était connue du clan ennemi, sur fond de différents liés au trafic de stupéfiants. Un autre meurtre en bande organisé a été commis par une organisation originaire de Roubaix : il s'agissait de représailles conduites par un important trafiquant du nord de la France envers l'un de ses subordonnés qui lui avait dérobé de l'argent lors d'un transport en voiture de sommes considérables. Je Ce cas s'est singularisé par le recours à la méthode du « barbecue » (un corps incendié dans une voiture pour effacer les traces d'identification), très peu usitée dans le nord de la France à la différence du sud et de Marseille, et qui témoigne d'une volonté d'asseoir une autorité et de dissuader toute velléité de trahison ou d'autonomisation des membres de l'organisation au dépend des têtes de réseau.

Citons également des enlèvements et séquestrations, notamment à Roubaix, sur instruction d'un trafiquant de stupéfiants originaire de la ville et, en particulier, l'enlèvement par quatre individus et en plein centre-ville d'un individu soupçonné d'avoir détourné 160 000 euros dans le cadre d'un trafic de stupéfiants : il a été mis dans un coffre, déshabillé, menacé d'une arme sur la tempe et finalement relâché après confiscation de ses papiers d'identité par l'un des participants car il était sous contrôle judiciaire et tout à fait désireux de se dissimuler des autorités. L'enquête a révélé l'utilisation régulière de cette méthode dans la gestion des conflits. Je mentionne aussi l'enlèvement d'un mineur sur la commune de Saint-Quentin dans l'Aisne, alors qu'il se rendait au collège, et sa séquestration pendant 48 heures sur fond de différend commercial entre narcotrafiquants. L'inflation des règlements de compte se manifeste aussi très nettement à Amiens : en avril 2023, une équipe de trois individus a pénétré au domicile de deux personnes, a tiré sur deux frères, tué l'un d'eux et blessé sérieusement le second.

De la même manière, dans les procédures havraises, on note le recours à des enlèvements, des séquestrations, des violences et des sévices graves à l'encontre de dockers ou de leurs proches qui, le cas échéant, ont pu conduire à la mort. C'est le cas du dossier Affagard, qui a défrayé la chronique. Il s'agit de l'enlèvement d'un docker précédemment mis en examen dans le cadre d'un dossier d'importation de cocaïne par voie portuaire, dossier traité par la Jirs de Lille. La victime a été retrouvée sans vie après avoir subi des violences graves entrainant son décès. On a récemment jugé cette affaire dans le cadre de poursuites du chef d'association de malfaiteurs. D'autres dossiers havrais concernent des enlèvements suivis de violences graves, des menaces, des extorsions, mais aussi des braquages, parfois en plein centre-ville, avec des véhicules qui sortent du port chargés de pains de cocaïne.

Au total, le phénomène des séquestrations est révélateur de l'ultra-violence à laquelle recourent les réseaux. L'omerta règne dans le monde des dockers et entrave considérablement l'action policière. Les séquestrations sont souvent dissimulées : les familles ne signalent les disparitions qu'en dernière extrémité, au moment des demandes de rançons qu'ils ont parfois des difficultés à régler. Les victimes conservent le silence par peur des représailles, par volonté - le cas échéant - de se faire justice elles-mêmes, et aussi parce qu'elles ne souhaitent pas éveiller les soupçons des enquêteurs sur leur éventuelle implication dans la facilitation de sorties portuaires ou sur leurs liens avec des tiers ayant participé à ce type d'opération. Je signale enfin l'enlèvement et la séquestration accompagnée d'actes de torture d'un docker dunkerquois à l'été 2023, qui illustre aussi l'expansion de ce phénomène.

Le second type de criminalité induite par le narcotrafic est le blanchiment. C'est un point fondamental, or il faut bien constater la faiblesse structurelle de nos moyens d'enquête pour détecter, identifier, saisir et confisquer les fonds blanchis à la faveur du trafic de stupéfiants. Plusieurs raisons expliquent cette difficulté, à commencer par la plasticité des modèles de blanchiment, leur caractère mondialisé et aussi la relative faiblesse de nos services d'enquête. Il y a une intrication des organisations criminelles, qui permet à des réseaux de trafiquants de s'associer avec des organisations spécialisées dans les blanchiments de toute nature et de toute origine : on observe ainsi des collusions entre différentes organisations. La détection des modes de blanchiment traditionnels que sont l'hawala et le recours aux « sarafs » (changeurs d'argent), avec des systèmes de compensation dans lesquels l'argent n'effectue aucun déplacement physique, implique des méthodes d'enquête très particulières et des connaissances dont ne disposent pas nécessairement les enquêteurs dédiés à la lutte contre le trafic de stupéfiants. Les compétences sont plutôt développées par l'OCRGDF (Office central pour la répression de la grande délinquance financière) dans certains dossiers qui datent de plusieurs années. Le recours aux cryptoactifs est également un écueil puisque leur appréhension nécessite une formation assez poussée des services enquêteurs. Enfin, le recours à d'autres méthodes de blanchiment à travers des « sociétés taxis » ou des lessiveuses implique là encore que les services enquêteurs spécialisés en matière financière s'y attellent.

À mon sens, ces services n'apparaissent pas suffisamment armés pour travailler de manière parallèle ou concomitante au démantèlement des filières de trafics de stupéfiants d'une part, et à l'appréhension des modes de blanchiment utilisés par ces filières d'autre part. Il y a à la fois une faiblesse des effectifs, une structuration dépassée des services enquêteurs avec une division traditionnelle et à mon avis archaïque des missions qui leur sont dévolues. Une solution évoquée devant vous par nos collègues parisiens - et que nous allons dupliquer - consiste à recourir à la notion de présomption de blanchiment, prévue à l'article 324-1-1 du code pénal. Il s'agit de se fonder sur des conditions matérielles, financières ou juridiques permettant de considérer qu'une opération ne peut avoir d'autres justifications que la dissimulation de l'origine des fonds ou du bénéficiaire effectif de l'opération, c'est un levier extrêmement utile.

En conclusion sur ce point, certes, l'ensemble de nos procédures d'information du chef de trafic de stupéfiants visent également le blanchiment, c'est-à-dire que les magistrats des parquets saisissent systématiquement, dans de tels dossiers de, les juges d'instruction pour instruire le volet blanchiment. On déplore toutefois sur ce sujet une absence de co-saisine avec les services financiers, ce qui se traduit par des investigations principalement axées sur une photographie des patrimoines et un dévoilement des seuls mécanismes de blanchiment les plus simples et, souvent, de manière un peu partielle. Il faut aussi souligner, à la décharge des services enquêteurs, que la typicité de nos dossiers d'importation de stupéfiants, dans lesquels les donneurs d'ordre sont établis à l'étranger, ne leur facilite pas la tâche.

En ce qui concerne la corruption, vous avez pu mesurer que la puissance des organisations criminelles leur permet dorénavant de bénéficier de complicités d'agents privés et publics. Pour mémoire, on peut évoquer les phénomènes de compromission dans le milieu professionnel des agents portuaires, avec des rémunérations particulièrement élevées pour la commission d'acte illicite : 20 000 euros pour un chauffeur, 50 000 euros pour un opérateur de cavalier qui va déplacer un conteneur pour faciliter une sortie, jusqu'à 100 000 euros dans certains dossiers. Des agents privés comme des dirigeants d'entreprises de transport peuvent également être approchés pour faciliter la récupération des stupéfiants loin des zones portuaires.

S'agissant des agents publics, nos éléments de conviction se forgent sur la lecture des dossiers et on peut considérer comme exposées les catégories de personnes suivantes : à l'évidence les agents pénitentiaires - surveillants ou greffiers pénitentiaires - à la fois pour remettre des moyens de communication à des détenus, mais aussi pour commettre volontairement des erreurs de procédure - les agents peuvent ainsi être sollicités pour mal orienter ou pour ne pas transmettre dans les délais requis des demandes de mise en liberté ou des actes d'appel, voire, le cas échéant, fabriquer des faux pour favoriser des remises en liberté frauduleuses. Le cas échéant, on peut également imaginer la réalisation d'évasions grâce à la compromission de ce milieu pénitentiaire. Certains de nos trafiquants sont particulièrement rompus à la procédure pénale, davantage même parfois que les juristes qui les accompagnent, et ne se privent pas de donner des conseils à des tiers - affidés ou amis - pour trouver des moyens de pousser à la faute les agents pénitentiaires.

Sont également exposés à la corruption les fonctionnaires de police ou de gendarmerie pour consulter les fichiers permettant de détecter des enquêtes en cours et d'entraver les investigations. Je mentionne ici le fichier SIV, le FOVeS (fichier des objets et des véhicules volés) ou la consultation du statut des mises en cause. Par exemple, dans l'un de nos dossiers, une personne qui n'appartenait pas à un service d'investigation a été approchée par des narcotrafiquants pour consulter le FPR (fichier des personnes recherchées) pour le compte de commanditaires désireux de savoir combien de mandats sont décernés contre eux, là aussi pour ensuite jouer des facilités procédurales.

J'ajoute à cette liste les douaniers qui peuvent être approchés pour ne pas entraver le passage et la sortie portuaire des marchandises, ainsi que les agents de préfecture pour la facilitation des immatriculations de véhicules, l'obtention de permis de conduire et la délivrance de papiers d'identité ou autres. Il faut aussi évoquer le rôle qui serait susceptible d'être joué par les avocats dans la corruption, et en particulier dans celle des agents pénitentiaires : j'ai cité tout à l'heure le faux acte d'appel créé de toutes pièces et rémunéré plusieurs dizaines de milliers d'euros ayant abouti à la libération d'un prévenu. Il faut peut-être s'interroger sur les pratiques de certains avocats lorsque celles-ci sont à la limite de la bonne foi dans l'exercice des voies procédurales.

Les relations que nous entretenons avec la Junalco sont très régulières : elles se signalent par leur fluidité, la réactivité et la qualité des échanges opérationnels quasiment quotidiens, à la fois de manière informelle, par mail, téléphone ou visioconférence, et de manière plus institutionnalisée à la faveur des réunions annuelles présidées par la Junalco au titre de son rôle de coordination. En matière de trafic de stupéfiants, il est habituel pour les magistrats qui se connaissent et forment un réseau bien identifié, d'échanger sur leurs objectifs prioritaires - pouvant être partagés par les Jirs et la Junalco -, sur les logiques de dessaisissement d'une juridiction à une autre et de procéder à des retours d'expérience. Nous avons parfois rencontré diverses déconvenues en matière de livraisons surveillées douanières ou internationales et notre réseau est un lieu d'échange sur la sécurité juridique des procédures. Nous réfléchissons à élaborer une doctrine commune aux Jirs et à la Junalco en matière de gestion des sources humaines, en prenant en compte les nouvelles doctrines d'emploi de la DOD (direction des opérations douanières) et de la DNRED (direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières). Enfin, la très bonne communication entre les Jirs permet, le cas échéant, de faire échec à de possibles défauts d'information des services enquêteurs et de confronter nos points de vue de magistrats quant au montage des dossiers ou à la gestion des sources et de décloisonner le traitement du renseignement.

Un mot sur le bureau de liaison portuaire qui offre une vraie circulation de l'information entre les parquets et facilite la détermination de la Jirs la mieux placée, par exemple pour des saisie de stupéfiants « sèches » qui sont réalisées au Havre qui intéressent au plus haut point les dossiers de la Jirs de Fort-de-France. Le bureau de liaison permet aussi de se garantir contre d'éventuels défauts de transmission spontanée d'informations. Le dialogue entre les Jirs et la Junalco a, par ailleurs, été nourri et renforcé dans le cadre de nos échanges relatifs aux procédures liées à EncroChat et Sky ECC.

S'agissant de l'action de la gendarmerie et celle de la police nationale, je rappelle d'abord que le parquet joue un rôle essentiel puisqu'il détermine le cadre des saisines judiciaires et l'articulation entre les services, en particulier s'agissant des co-saisines. si la pratique des co-saisines entre l'antenne Ofast (Office anti-stupéfiants) du Havre et la section de recherches de Rouen ne soulève aucune difficulté, la co-saisine de l'antenne Ofast Lille et de la section de recherches de Lille demeure extrêmement délicat. Il faudra voir si ces difficultés persistent en dépit de la réforme territoriale de la police nationale. En tout état de cause, les antennes Ofast du Havre et de Lille constituent nos interlocuteurs naturels. L'Ofast a développé une parfaite expertise de la pratique des livraisons surveillées internationales avec substitution et fait montre d'une très haute technicité et de capacités opérationnelles rapidement mobilisables. Je formulerai cependant, et de façon générale, deux bémols : d'une part, les services enquêteurs n'ont pas tous encore acquis le réflexe de solliciter l'appui d'Europol et peut-être faut-il faire le constat global d'un manque de culture internationale ; d'autre part, le recours de la part des services, office centraux compris, à l'infiltration, à la captation et dans une moindre mesure à la sonorisation semble insuffisant - à cet égard, peut-être faudrait-il envisager une dotation spécifique au niveau zonal ou central pour développer le recours à ces techniques spéciales d'enquête. De plus, il nous paraîtrait opportun d'envisager une autre coordination du système de notation des officiers de police judiciaire (OPJ) au sein des offices centraux en sollicitant par exemple les magistrats des Jirs qui ont à connaître de leur activité.

Je vais me limiter à quelques mots sur la coopération européenne qui fonctionne de façon extrêmement satisfaisante. La Jirs a développé une longue tradition, et une véritable expertise de coopération avec les parquets belges et néerlandais, notamment dans le cadre des décisions d'enquête européenne qui sollicitent la mise en oeuvre de livraisons surveillées avec substitution avec Anvers ou Rotterdam. Les magistrats de liaison en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas constituent des relais précieux. L'appui d'Eurojust est pour nous fondamental, en particulier dans les procédures suivies par la Jirs qui impliquent la coordination entre plus de deux États ; c'est pour nous une instance de dialogue, de partage d'informations et un soutien extrêmement riche. Ailleurs dans le monde, la coopération internationale appelle plusieurs observations : avec l'Amérique du Sud, l'entraide pénale internationale est variable selon les pays. Si on arrive sans difficulté à effectuer des livraisons surveillées internationales avec le Brésil et la Colombie, l'exécution des demandes d'entraide pénale internationale demeure plus variable. Je rappelle à nouveau les difficultés de coopération du parquet de la Jirs avec certains états du Maghreb et les Émirats arabes unis : il faut donc poursuivre les efforts de renforcement de la coopération qui sont engagés.

J'en viens aux objectifs et aux voies de progression que nous avons recensés. Au plan législatif, les techniques spéciales d'enquête traditionnelles - c'est-à-dire les interceptions téléphoniques - sont totalement obsolètes et inefficaces : elles ne sont plus du tout adaptées aux pratiques des trafiquants qui échangent via la data. Il serait souhaitable de rendre possible l'infection numérique à distance et de permettre l'envoi de chevaux de Troie dans les téléphones des suspects pour permettre la captation de data et pour faire face à l'utilisation par les narcotrafiquants de WhatsApp, Signal, Viber, Telegram ou Snapchat. Il convient également de perfectionner les possibilités de déchiffrement : de manière générale, les services d'enquête ainsi que l'autorité judiciaire ont toujours un temps de retard sur les modes opératoires déployés par les organisations criminelles.

Au plan européen, il serait souhaitable d'envisager la création d'un cadre procédural unique de type retenue, qui permettrait à une autorité étrangère de faire échec à une tentative de fuite d'individus placés en France sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire national français, mais qui disposent de faux documents ; il s'agirait également de faciliter la transmission en temps réel des informations avec l'État demandeur et de créer un cadre harmonisé de privation de liberté provisoire permettant ainsi de solliciter la remise de l'intéressé et de garantir sa représentation en justice.

Je mentionne aussi la nécessité de réécrire certaines dispositions ou de légiférer sur certains points avec, par exemple, une remise à plat des textes en matière d'enlèvement et de séquestration, par exemple en envisageant l'abandon de la notion de libération après plus ou moins de sept jours ; un toilettage des lois pourrait également conduire à la criminalisation de l'ensemble des faits d'enlèvement et de séquestration dès lors qu'ils sont commis en bande organisée afin d'éviter l'inutile complexité des qualifications pénales dans ce domaine. Nous attendons également une clarification des textes relatifs, d'une part, à la facturation téléphonique détaillée - la Junalco vous en a parlé - et, d'autre part, au régime relatif à la captation d'images dans les lieux publics : dans le droit en vigueur, ce sont les parquets qui les autorisent conformément aux dispositions du code de procédure pénale. Je milite, par ailleurs, pour la création d'un juge d'application des peines dédié et spécialisé dans les Jirs et d'une « filiarisation » de la juridiction de l'application des peines pour connaître de certains profils extrêmement particuliers. En effet, de tels juges spécialisés seraient davantage en capacité de prendre acte des éléments cruciaux que sont les interpellations sur mandat d'arrêt, les conditions d'une cavale, les concertations frauduleuses ainsi que les incidents intervenus pendant la détention provisoire, étant précisé que l'ensemble des trafiquants suivis par la Jirs ont, en apparence, des parcours extrêmement lisses et exemplaires en détention qui leur permettent de bénéficier aisément d'aménagements de peine.

S'agissant des moyens dédiés aux services d'enquête, nous nous interrogeons sur la mise en oeuvre de la réforme territoriale de la police ainsi que sur la détection des avoirs criminels qui nécessite le renforcement des capacités opérationnelles de traitement des dossiers sous l'angle du blanchiment. J'estime indispensable que l'ensemble des services enquêteurs, et en particulier l'Ofast, soient dotés de renforts en enquêteurs financiers. Il m'apparaît également nécessaire de faire des groupes interministériels de recherche (GIR) de véritables services dédiés aux enquêtes patrimoniales : j'ai le sentiment qu'ils GIR ont été un peu dévoyés et constituent un outil presque exclusivement dévolu aux saisies alors que nous disposons déjà de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc) et de la plate-forme d'identification des avoirs criminels ; de plus, les magistrats des Jirs sont déjà rompus à la pratique des saisies pénales et ils ont surtout besoin de combler le manque de services dédiés à la réalisation de véritables enquêtes patrimoniales.

Enfin, s'agissant des moyens dédiés à l'autorité judiciaire, nous suggérons un renforcement des équipes autour des magistrats : il ne s'agit pas seulement de demander davantage d'assistants spécialisés dans les domaines « cyber », douanier, fiscal ou comptable, mais aussi de souligner que ces assistants, par leur expertise, sont en capacité - parallèlement aux services enquêteurs - de diligenter des investigations de manière autonome sur certains aspects des dossiers, et donc de soulager les services enquêteurs. Pour ce faire, il faut évidemment pérenniser le statut de ces assistants spécialisés, leur offrir une formation qui ne se limite pas à une formation artisanale en juridiction sous l'égide des magistrats ; leurs compétences doivent être reconnues par l'École nationale de la magistrature et celle-ci doit leur permettre d'être rapidement opérationnels. J'en termine en souhaitant qu'au-delà des moyens humains, on puisse rendre effectif au sein des Jirs le recours à des solutions web et d'intelligence artificielle en open source qui sont actuellement déployées par des sociétés privées, ce qui soulève des enjeux de souveraineté nationale : nous souhaitons également que des solutions soient développées par les services de l'État. Nous suggérons aussi de doter les magistrats instructeurs de logiciels d'investigation numérique, comme l'outil « Cellebrite Pathfinder », et d'étoffer le réseau des magistrats de liaison français à l'étranger, notamment en Amérique du Sud. Tels sont les voeux qui peuvent être formulés pour renforcer notre efficacité dans la lutte contre le narcotrafic.

M. Jérôme Durain, président. - Merci pour vos exposés liminaires très complets qui auront constitué, en raison de nos contraintes horaires, l'essentiel de cette audition.

M. Franck Dhersin.- En tant que Dunkerquois, sénateur du Nord, président du port de Calais-Boulogne et membre du conseil d'administration du port de Dunkerque, je retrouve, à travers vos exposés, ce que je ressens aujourd'hui dans le milieu portuaire qui s'inquiète des fortes pressions exercées sur les personnels, y compris sur les personnes les plus intègres et leurs familles.

Les policiers de Lille et de Dunkerque témoignent, comme vous, d'un véritable problème de moyens en matière d'investigations financières. Il n'y a pas assez d'effectifs et on en a même retiré, si bien qu'ils ne peuvent pas suffisamment enquêter.

Je souhaite vous demander si, en particulier à Roubaix, les trafics de drogue peuvent alimenter le terrorisme car ce point suscite des inquiétudes. Par ailleurs, j'ai été extrêmement choqué en lisant un article de la presse locale sur la situation de prison de Lille-Annoeullin : le personnel pénitentiaire se plaint depuis plusieurs semaines qu'un détenu communique à loisir sur TikTok et le directeur de la prison refuserait de faire procéder à des fouilles. On sait d'ailleurs qu'en prison certains continuent leurs trafics de drogue.

Mme Carole Etienne. - Je peux vous assurer que nous nous en occupons.

M. Franck Dhersin. - Je vous en remercie.

M. Laurent Burgoa. - Je souhaite revenir sur le cas de Nîmes car je suis sénateur du Gard. On critique souvent les magistrats mais je relève la modestie de la procureure de Nîmes qui ne vous a pas précisé que dans l'affaire de Pissevin, 22 personnes ont été appréhendées à l'issue d'un travail d'enquête conduit sous votre autorité, avec une ligne très ferme, en particulier à l'égard de certaines personnes qui étaient sous contrôle judiciaire ; vous avez mené les procédures jusqu'au bout et la cour d'appel vous a donné raison, ce qui a permis d'augmenter les détentions. Je souligne également le réel travail de partenariat conduit avec le préfet du Gard, qui est un ancien directeur national de la police judiciaire et s'intéresse particulièrement à ces affaires. Nous avons donc un parquet remarquablement actif et ma question porte sur le GIR du Gard dont vous avez rappelé qu'il s'est installé depuis le 1er janvier dernier à l'initiative du ministre de l'Intérieur. Comment envisagez-vous à court terme les liens entre le parquet et le GIR ?

Mme Cécile Gensac. - Nous allons bien entendu en discuter, y compris avec le procureur général qui est l'interlocuteur direct des GIR car ceux-ci sont régionaux. L'idée est d'en faire une instance non pas de saisie mais de détection des avoirs criminels. Je vous livre ici en primeur la stratégie que je soumettrai à la discussion : à chaque enquête qui nous ramènera sur les stupéfiants, il faudra que soit systématiquement adjointe l'action du GIR pour faire une analyse de l'environnement patrimonial. Je relie également à cette démarche le CODAF (comité opérationnel de lutte contre les fraudes) qui nous permet via, par exemple, un simple signalement de la caisse primaire d'assurance-maladie, d'interroger le mode d'organisation et de financement d'une famille. C'est aussi un outil qui peut être mobilisé dans le cas de personnes ayant organisé leur détention : il faut s'intéresser à la façon dont elles sont financées pour continuer leurs activités en prison, d'où partent tous les réseaux qui se maintiennent. Le GIR a ainsi vocation à travailler sur toutes les situations susceptibles de mener à l'identification de patrimoines frauduleux.

M. Étienne Blanc, rapporteur.- Merci pour ces éléments. Nous sommes parfaitement désolés d'être pris par le temps car nous avions sans doute tous de nombreuses questions à vous poser. Je voudrais vous remercier pour la densité de vos interventions.

Mme Cécile Gensac. - Nous avons synthétisé nos propos pour laisser du temps aux échanges : nous restons à votre disposition.

M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup Mesdames et nous sommes désolés d'avoir été contraints d'abréger cet entretien passionnant.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat

La réunion est close à 18h10.

Audition de services de police

M. Jérôme Durain, président. - Nous poursuivons nos auditions avec une table ronde consacrée aux services de police, avec MM. Marc Perrot, commissaire divisionnaire, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes (Loire-Atlantique), Christophe Nicot, commandant de police, chef de la division de la criminalité organisée et spécialisée de la direction interdépartementale, ainsi que Jean-Marc Luca, contrôleur général, directeur interdépartemental de la police de l'Essonne, et Christophe Desfourneaux, commandant de police à la direction interdépartementale.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Perrot, Christophe Nicot, Jean-Marc Luca et Christophe Desfourneaux prêtent serment.

M. Marc Perrot, commissaire divisionnaire, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes. - La criminalité organisée à Nantes se caractérise par une très forte emprise territoriale de clans de narcotrafiquants au sein des quartiers sensibles de l'agglomération, ce qui génère des guerres de territoires violentes. Les principaux points de vente sont pour la plupart partagés par des familles issues des quartiers, dont une partie des membres s'est installée à l'étranger, essentiellement en Espagne et au Maroc.

Ces trafics de stupéfiants ont généré des règlements de comptes, qui, depuis le premier en 2013, se sont amplifiés avec le temps. 2019 a constitué une année de référence pour la criminalité nantaise, avec 64 faits de fusillades et de violence armée. Si, depuis lors, ces phénomènes ont très légèrement diminué, on reste sur des tendances lourdes puisque 41  fusillades ont été recensées dans l'agglomération nantaise en 2023. Les trafics de stupéfiants n'ont pas faibli : 845 kilos de résine de cannabis, 436 kilos de cocaïne et une dizaine de kilos d'héroïne ont été saisis en 2023.

Concernant l'activité judiciaire, sur ces quatre dernières années, il y a eu 413 mises en cause en matière de stupéfiants et près de 200 personnes écrouées, avec une connexité évidente entre le trafic de stupéfiants et les règlements de comptes. On constate néanmoins une évolution du trafic sur la plaque nantaise. 53 points de deal ont été référencés sur la Loire-Atlantique et une trentaine l'ont été depuis deux ou trois mois et la mise en oeuvre de l'application « Cartofast », qui permet de référencer ces points de deal. Même si le cannabis occupe toujours une place prégnante, on observe par ailleurs une généralisation de la cocaïne, désormais disponible sur l'ensemble des points de deal, avec une démocratisation très large de ce produit. Phénomène également notable, la main d'oeuvre des points de deal est marquée par une évolution très nette : après les charbonneurs et les choufs locaux, on est d'abord passé à une main d'oeuvre intérimaire, recrutée un peu partout en France via des messageries cryptées ; désormais, ces points de deal sont de plus en plus tenus par des étrangers en situation irrégulière. C'est un phénomène qui se généralise sur la zone nantaise - et on observe que, parmi les auteurs et les victimes des règlements de comptes, on a de plus en plus de personnes en provenance du Maghreb.

M. Jérôme Durain, président. - Est-ce une stratégie voulue ou un choix contraint ?

M. Marc Perrot. - C'est un peu des deux, avec un intérêt commun bien compris des deux parties. Pour les étrangers en situation irrégulière, c'est un travail. Étant donné que la plupart d'entre eux ont vécu des choses compliquées avant d'arriver en France et qu'ils sont souvent déjà ancrés dans la criminalité locale, ils arrivent à Nantes et trouvent dans le narcotrafic un moyen de subsistance. L'intérêt des trafiquants est encore plus important puisqu'il y a une méconnaissance totale de l'organisation de la part de cette main d'oeuvre. Ils ne connaissent pas les visages, le quartier, les gens connus ou pas connus. En plus, de façon très cynique, lorsqu'ils sont victimes de règlements de comptes, cela n'émeut pas grand monde. Il y a donc un intérêt réciproque. On constate que d'ailleurs que certaines personnes, considérées comme de la main d'oeuvre pas chère, décident d'elles-mêmes de conquérir des territoires et de monter dans la hiérarchie du trafic.

L'autre évolution constatée depuis un peu moins de dix ans, c'est l'apparition puis le développement du rôle du port de Montoir-de-Bretagne dans le trafic de stupéfiants, qu'il ne faut absolument pas négliger. Depuis 2019 environ, bien que dans une moindre mesure que celles constatées au Havre ou à Dunkerque, les importations par le port sont importantes, notamment par la technique du rip-off qui implique du personnel portuaire. Depuis 2018, 16 dockers ont été mis cause dans des dossiers de trafics de stupéfiants, avec des importations massives qui se comptaient en dizaines voire en centaines de kilos.

On constate aussi une modification dans les modes d'importation. Si la route demeure un vecteur important de la plaque nantaise, on voit de moins en moins de convois de type go fast, au profit de convois plus discrets, avec une fragmentation de la marchandise. On observe donc moins ce phénomène de grosses berlines qui remontent l'autoroute en provenance d'Espagne, mais on a une plus grande segmentation du trafic, avec un cloisonnement et des équipes dédiées pour chaque étape : convoyage, stockage de la marchandise à la frontière en attente d'équipes, d'ailleurs souvent originaires de plusieurs régions. On constate aussi que les véhicules sont de mieux en mieux aménagés, avec des caches, à la fois pour transporter de l'argent et pour faire remonter la marchandise.

Une autre évolution consiste en l'augmentation de la vente de stupéfiants par les messageries cryptées, qui sont devenues de véritables vitrines numériques du trafic de stupéfiants. Au même titre que sur les points de deal, les vendeurs ont recours à des méthodes marketing traditionnelles pour doper les ventes : publicité, remise, promotion. Enfin, on constate une utilisation de plus en plus fréquente des colis postaux, avec des commandes via le darknet. Cela concerne toutefois davantage les drogues de synthèse, un phénomène sur lequel on est moins positionné.

L'impact de ce trafic de stupéfiants sur la criminalité connexe est visible. Depuis une dizaine d'années, Nantes a été marquée par des homicides et des tentatives d'homicides par armes à feu. On constate une augmentation des règlements de comptes, ce qui s'explique en partie par une désinhibition de l'usage des armes. Des délinquants, qui ne sont pas pour autant ancrés dans de la délinquance lourde, n'hésitent pas à recourir aux armes à feu, voire aux armes de guerre, pour régler leurs conflits, défendre, conquérir ou reprendre un point de deal. En parallèle de ce phénomène, on a également des opérations de rétention violente contre les petites mains du trafic, dès lors qu'il y a des soupçons - avérés ou non - de détournement de produits. Cela prend la forme d'enlèvements-séquestration ou de l'usage de la torture. En 2023, des trafiquants de stupéfiants ont investi un appartement, séquestré les locataires, violé deux d'entre elles et torturé les autres pour récupérer une dette de 8 000 euros. On a passé un cap dans les mesures de rétorsion et l'utilisation d'une violence débridée.

On pourrait ajouter sur la criminalité connexe le blanchiment, et notamment le blanchiment de proximité, relativement important, avec par exemple, au-delà de biens immobiliers - que les trafiquants savent susceptibles d'être saisis - l'utilisation de prête-noms et l'acquisition de commerces de proximité (kebab, bar à chicha) qui servent également de blanchisseuses.

Quant au déport éventuel de ces trafics vers les zones rurales, c'est un phénomène que nous avons effectivement constaté, pour diverses raisons. Il y a d'abord une logique de marché : les trafiquants sont de véritables chefs d'entreprise et agissent avec la volonté de s'ouvrir des débouchés sur de nouveaux territoires. Un tel déport présente par ailleurs des avantages : les trafiquants sont moins exposés à des règlements de comptes qu'en milieu urbain et ils peuvent générer une offre qui n'était pas présente jusqu'ici, avec une nouvelle clientèle. La contrepartie, c'est que c'est moins discret qu'en zone urbaine, il est plus difficile d'ouvrir un point de deal. Il y a donc des avantages et des inconvénients pour les trafiquants, les zones rurales leur servant parfois de zones de repli, puisqu'ils y sont peu connus. Nous avons eu des affaires dans lesquelles des réseaux s'étaient déportés en Vendée depuis la plaque nantaise, à la fois pour « se mettre au vert » et pour entretenir un trafic de stupéfiants de proximité.

Notre ressort est particulièrement attractif pour les trafiquants : l'agglomération nantaise compte 650 000 habitants, la plus grande de tout le quart nord-ouest de la France, le territoire connaît une forte croissance économique et la dynamique démographique y est favorable, avec en plus la présence de pôles universitaires et de grands ensembles urbains. La situation géographique est également attractive : la desserte autoroutière vers la Bretagne et vers le centre-ouest est importante tandis que le port de Montoir-de-Bretagne est tout proche et à côté de Saint-Nazaire, lui-même relié aux grands ports français comme Dunkerque et disposant de liaisons hebdomadaires avec les Caraïbes, une zone dont on sait qu'elle constitue une porte d'entrée importante de la cocaïne vers le territoire métropolitain.

La police judiciaire de Nantes dispose d'un détachement de l'Office antistupéfiants (Ofast) de 16 policiers ainsi que d'une cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross). Elle dispose de trois fonctionnaires dont un gendarme. La Cross permet d'entretenir des liens très approfondis avec les autres services chargés de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Elle a également permis de cartographier les points de deal et d'avoir une vision un peu plus globale de la situation. Au travers de réunions quasi mensuelles, elle permet d'échanger avec tous les partenaires à la fois sur les phénomènes nouveaux relevés sur les ressorts des uns des autres ainsi que sur les affaires en cours, pour éviter les doublons. Surtout, la Cross permet de créer du lien entre nous et de découvrir les acteurs du trafic de stupéfiants. Cette communication est source d'une plus grande efficacité et d'une meilleure articulation entre la police, la gendarmerie et la douane. La Cross, installée depuis trois ans pour la zone Loire-Atlantique, a récemment étendu sa compétence à la Vendée.

Nous avons également des échanges très fructueux avec les services de renseignement, là encore en grande partie via la Cross, ainsi qu'avec le renseignement pénitentiaire. Ce dernier constitue une source très importante de renseignements, puisqu'on sait qu'incarcérées ou non, les têtes de réseaux continuent à alimenter leur trafic et que les équipes dissoutes à l'extérieur se reconstituent au sein des prisons. Ce phénomène perdure et cette réalité doit être prise en compte. L'administration pénitentiaire en a pour sa part bien pris conscience, comme le démontre la mise en place de ce service de renseignements, avec lequel nous avons des échanges qui nous permettent notamment d'anticiper les sorties des trafiquants. On s'appuie aussi sur les notes de renseignement du renseignement territorial qui, dans le cadre de sa mission sur les dérives urbaines et les quartiers, disposent parfois d'informations opérationnelles à nous transmettre : les échanges avec ce service sont très fluides.

Concernant les moyens, outils et pratiques dont nous pourrions avoir besoin pour accroître l'efficacité de la lutte contre le trafic de stupéfiants, nous avons identifié plusieurs pistes. Il s'agit par exemple du développement des enquêtes sous pseudonyme sur internet - un outil dont nous devons encore davantage nous saisir : nous avons des personnels formés pour ce faire mais la charge est lourde. Autre sujet que nous avons identifié : la grande porosité des prisons, que ce soit par exemple la disponibilité des téléphones portables, l'utilisation des drones pour approvisionner les personnes incarcérées ou encore les projections, qui ont toujours existé. Nous pouvons sans doute encore travailler pour rendre les prisons et l'incarcération des trafiquants un peu plus étanches, notamment lorsqu'on sait que ces trafiquants ont encore une influence très forte sur les trafics mais aussi sur les règlements de comptes. Des ordres ont pu être donnés depuis la prison pour continuer à « mettre la pression » : la mise hors d'état de nuire « sociale » ne se traduit pas encore par une mise hors d'état de nuire du trafiquant en lui-même.

M. Jean-Marc Luca, contrôleur général, directeur interdépartemental de la police de l'Essonne. - La particularité de l'Essonne est d'être un département de grande couronne, ce qui entraine un certain nombre de spécificités. Notamment, le département n'est pas homogène : tout le nord, proche de la petite couronne, est très urbanisé, avec une succession de cités accolée les unes aux autres, tandis que le sud du département est bien plus rural et relève essentiellement d'une zone gendarmerie.

La proximité de la plaque parisienne a des conséquences sur le trafic en Essonne. Si on prend les saisies de stupéfiants opérées sur la voie publique, l'année 2023 s'est traduite par la saisie de 330 kilos de cannabis et de 10 kilos de cocaïne, par la conduite de 1 000 opérations de démantèlement sur les 90 points de deal référencés dans le département et par l'infliction de 3 000 amendes forfaitaires délictuelles (AFD).

Une particularité m'a frappé en arrivant en poste depuis Marseille, où les règlements de comptes sont prégnants : alors que le trafic de stupéfiants est soutenu, il n'y a quasiment pas de règlements de comptes en Île-de-France, et en particulier pas dans l'Essonne. Il y a de temps à autre des enlèvements-séquestrations, essentiellement pour régler des dettes, mais pas de règlements de comptes comme on peut en observer à Marseille ou à Nantes.

Les structures de trafic sont en revanche comparables avec celles que l'on connaît ailleurs, avec des guetteurs, des personnes chargées de l'approvisionnement et des têtes de réseaux. On observe aussi la permanence d'un phénomène connu depuis assez longtemps, celui de pratiques commerciales sur les points de deal. Les trafiquants se livrent une concurrence commerciale et rivalisent en utilisant les moyens à leur disposition - réseaux sociaux, forums, affichage publicitaire - pour vendre leurs produits.

La Cross fonctionne très bien, et notamment sur l'ensemble de la grande couronne - c'est essentiel au regard de la continuité criminelle autour de Paris. Au sein de l'Essonne, on avait déjà une collaboration extrêmement forte puisqu'on savait qu'il y avait une vraie continuité à avoir, depuis la lutte contre le trafic dans la cage d'immeuble jusqu'à la tête de réseau qui approvisionne le département. La mise en place de la réforme de la police nationale ne fait que renforcer cette synergie. Elle permet par exemple à mon collègue Christophe Desfourneaux, commandant de police à la direction interdépartementale et spécialiste en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants, d'avoir une vue exhaustive de ce qui peut se faire dans le département.

S'agissant d'un éventuel transfert du trafic vers la zone rurale, la distinction qui existe dans le département de l'Essonne entre la zone urbanisée proche de Paris et la zone rurale fait qu'on ne peut pas dire que l'on constate un tel déport : ce ne sont pas les mêmes populations. Cela ne signifie pas, pour autant, que la zone rurale est épargnée par la consommation et par le trafic de stupéfiants, mais on n'observe pas de transferts massifs, si ce n'est que, de temps à autre, les trafiquants cachent des produits dans des endroits plus isolés. Au mois de décembre dernier, les gendarmes ont saisi 400 kilos de résine de cannabis dans un hangar. La police a également saisi 60 kilos de résine et d'herbe de cannabis dans le sud du département - mais cette marchandise avait simplement vocation à servir d'échange et à approvisionner le nord du département.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Que représentent les stupéfiants dans vos activités sur la criminalité organisée ?

M. Christophe Nicot. - La Division de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS) de Nantes a un détachement Ofast. Nous traitons quelques affaires de moyenne importance, mais nous essayons surtout de constituer des dossiers de fond sur les équipes les plus « calibrées » de notre ressort. Nous suivons en particulier l'activité sur le port de Montoir-de-Bretagne, dans le cadre de la problématique nationale qu'est l'arrivée de la cocaïne dans les ports de commerce. Cela prend beaucoup de temps. Nous traitons aussi, occasionnellement, des affaires de moyenne intensité.

Comme l'expliquait notre directeur départemental, nous sommes confrontés à des trafiquants qui utilisent des messageries cryptées, qui mettent à leur profit toutes les avancées technologiques. En Loire-Atlantique, la sécurité publique s'occupe du pilonnage et du démantèlement des points de deal ; nous sommes en contact avec celle-ci afin d'obtenir des éléments dans nos enquêtes ou, à l'inverse, de la soutenir lorsque des phénomènes nouveaux apparaissent, dans l'agglomération nantaise ou à Saint-Nazaire. Dans cette dernière agglomération, treize points de deal sont recensés.

Comme à Nantes, cette situation pèse sur la délinquance : la brigade criminelle, cette année, a travaillé sur trois homicides et 18 tentatives d'homicide par arme à feu directement liés au trafic de stupéfiants. Cela nous incite à remonter, dans le cadre des enquêtes criminelles, aux équipes souvent impliquées dans des guerres de territoires, avec des donneurs d'ordre qu'il faut retrouver. Le service interdépartemental de police judiciaire de Loire-Atlantique passe donc beaucoup de temps sur le moyen spectre et le haut du spectre.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En faisant référence aux « armes de guerre », qu'avez-vous en tête ?

M. Marc Perrot. - Classiquement, des kalachnikovs et des fusils d'assaut. Les trafiquants utilisent également des armes de poing comme les 9 mm.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Quels liens entretenez-vous avec les élus du département et des communes de vos zones d'action, et comment qualifiez-vous ces liens ?

M. Marc Perrot. - Par définition, la police judiciaire en a très peu avec les élus, nos dossiers étant couverts par le secret de l'instruction. De manière plus traditionnelle, nous avons des échanges avec la police municipale et avec les bailleurs sociaux, souvent grâce à la Cross du département, dite « Cross 44 ». Les histoires de voisinage, les expulsions difficiles incitent les habitants à parler aux bailleurs ; cela permet parfois d'identifier des appartements « nourrices » ou de détecter des phénomènes très intégrés dans le paysage urbain. Normalement, les appartements « nourrices » sont gérés avec discrétion, et la menace induit une acceptation par les habitants. Mais on peut parfois obtenir des informations par cet intermédiaire. Il est important de travailler sur ce tissu relationnel, qui a été développé par les policiers de la Cross 44.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Votre collègue évoque l'utilisation d'outils numériques en matière de réseaux sociaux et de communications cryptées. Est-ce essentiel pour vous ?

M. Marc Perrot. - C'est en effet essentiel. Dans les enquêtes de criminalité organisée, nous utilisons beaucoup les techniques spéciales d'enquête. Le téléphone classique reste une ligne de vie qui peut nous permettre de localiser les trafiquants ; un téléphone devenu soudainement inactif, ou au contraire toujours actif, est une indication, comme un téléphone qui se déplace tout le temps ou au contraire ne se déplace plus. C'est pourquoi nous ne renonçons pas à « brancher » les téléphones, même si le contenu des communications nous apporte peu.

Mais les techniques spéciales d'enquête nous permettent d'aller au-delà, et parfois de pénétrer la messagerie cryptée, où la garde est baissée : la certitude de ne pas être entendus incite les voyous à se livrer davantage. EncroChat et Sky ECC ont ainsi dévoilé tout un pan de la criminalité organisée en Europe que nous ne soupçonnions pas. Retranchés derrière des messageries qu'ils pensent inviolables, les criminels parlent comme ils le faisaient il y a encore dix ou quinze ans au téléphone. 

On peut cependant regretter que les techniques spéciales soient trop facilement dévoilées au cours de nos enquêtes. Le coup d'avance donné par une évolution technologique majeure ne dure pas, en raison des débriefings entre équipes de voyous. En prison, ils ont tout le loisir d'éplucher les procédures... Grâce à ces retours d'expérience ou « retex », puisqu'il faut les appeler ainsi, ils ne font pas deux fois la même erreur. Cela nous oblige à une adaptabilité permanente.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - La protection qu'offrirait un « dossier coffre » dans une procédure permettrait-elle d'éviter que les délinquants ne courent plus vite que vous ?

M. Marc Perrot. - C'est essentiel.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Pourriez-vous citer des cas où la création d'un « dossier coffre » vous aurait mieux protégés dans vos enquêtes ?

M. Marc Perrot. - Vous répondre m'obligerait à évoquer les techniques spéciales d'enquête... Dès lors que nous sollicitons, comme le veut la loi - et il n'est pas question de faire autrement -, des autorisations pour l'installation d'une technique d'enquête, nous indiquons au voyou, au moment où il a connaissance de la procédure, où nous avons pu accéder à la faille. Cela revient à nous dévoiler, sur la technique elle-même ou sur la manière dont nous l'avons installée. Nous donnons des billes à l'adversaire.

M. Jean-Marc Luca. - Nous avons connu la même chose avec l'apparition de la téléphonie mobile. Dans un premier temps, il n'était possible de faire des interceptions de données qu'avec certains opérateurs. Avec le numérique, c'est une course permanente à l'innovation, à la protection. Cela ne changera pas. En revanche, il faut mettre les moyens et les effectifs dans la recherche et l'innovation pour la lutte contre l'utilisation malveillante des moyens numériques.

Concernant le « dossier coffre », moins nous en disons, mieux c'est ; mais en démocratie, on ne peut pas masquer la manière dont on a enquêté. Un avocat en aura toujours connaissance, les voyous aussi. Pour autant, il faut rester pointus et pertinents sur la recherche du moyen, pour garder un coup d'avance dans l'utilisation d'une technologie. Cette course ne s'arrêtera pas : il y a trente ans c'était l'apparition de la téléphonie mobile, aujourd'hui ce sont les réseaux sociaux, hébergés partout dans le monde, avec des failles de sécurité numérique découvertes par ceux qui en sont chargés, comblées par d'autres ingénieurs, etc. C'est une lutte pied à pied, qu'il ne faut jamais abandonner. Il faut engager les moyens humains et financiers pour conserver ce coup d'avance.

Cacher la manière dont une preuve a été obtenue n'est pas permis par notre système juridique, ce qui est normal. L'enjeu du numérique et de son utilisation est majeur, et il continuera à l'être.

M. Jérôme Durain, président. - Les opérations « place nette » annoncées hier par le Président de la République vous semblent-elles de nature à freiner le trafic ? Les conduisez-vous déjà ?

M. Jean-Marc Luca. - Elles sont mises en oeuvre dans l'Essonne depuis novembre dernier. Elles procèdent d'une approche globale associant l'investigation et l'occupation de terrain. Occuper le terrain a beaucoup de vertus, d'abord pour la population qui subit le trafic ; cela permet de récolter l'information, d'interpeller les trafiquants de premier niveau.

Notre relation avec les élus locaux est intense. À mon niveau et à celui des chefs d'agglomération, nous veillons à ce que la DCOS soit destinataire des renseignements qui transitent par les élus locaux, premiers acteurs de la vie de la cité. Ces derniers ont des informations parfois très intéressantes. Les opérations « place nette » permettent des saisies de stupéfiants importantes sur le terrain, d'être là où les trafics se font, de rassurer une population qui en a bien besoin. Les résidents sont menacés par les trafiquants s'ils veulent collaborer avec la police. Les opérations « place nette » sont de notre initiative, donnent de la visibilité et donnent lieu à des interpellations immédiates. L'investigation, à ses trois niveaux, et l'occupation de la voie publique marchent ensemble.

M. Marc Perrot. - Les opérations « place nette » sont adossées à des opérations judiciaires d'envergure, ce qui nous permet de bénéficier d'un appui au moment des interpellations. Elles ont souvent lieu dans des quartiers où il est délicat de travailler pour des unités plus réduites et nous donnent une visibilité importante vis-à-vis de la population, qui se sent parfois seule, même si le terrain est fortement occupé par nos collègues en uniforme. Mon collègue Christophe Nicot parlait de « pilonnage » des points de deal. C'est en effet du harcèlement : l'objectif est de ne pas les lâcher. L'aboutissement de cette démarche, ce sont les opérations « place nette ».

M. Étienne Blanc, rapporteur. - En France, le produit annuel du trafic est compris entre 4 et 6 milliards d'euros, voire davantage. Il est alimenté par la consommation quotidienne, qui génère de petites coupures collectées, stockées puis blanchies. On est frappé du manque de moyens consacrés, dans les procédures d'investigation, à l'aspect patrimonial du trafic et à ce blanchiment. Si, dans une enquête, vous mettez au jour une certaine quantité de stupéfiants, avez-vous des moyens suffisants pour rechercher le chiffre d'affaires estimé, matérialisé dans de petites coupures, et avez-vous des suggestions pour améliorer cette recherche ?

M. Marc Perrot. - En police judiciaire, nos dossiers de stupéfiants sont systématiquement adossés à une recherche des avoirs criminels. Nous avons, au sein de la police judiciaire de Nantes, un agent des impôts pour conduire les recherches de patrimoine. Cela inclut l'argent saisi sur place, mais aussi la maroquinerie, les bijoux, les voitures, les biens mobiliers et immobiliers. Mais, de même qu'avec les nouvelles technologies, les trafiquants ne nous ont pas attendus pour s'adapter : la plupart d'entre eux n'ont plus de véhicules à leur nom, ils recourent au leasing, à la sous-location de véhicules immatriculés en Pologne ou en Allemagne. Nous avons aussi constaté la présence dans plusieurs dossiers de sarrafs, avec le déplacement régulier d'importantes sommes vers ces intermédiaires qui les réinjectent dans l'économie légale ou les envoient dans les pays d'origine. L'investissement sur le territoire national est très limité.

Nous avons un groupe interministériel de recherche (GIR) de la gendarmerie en Loire-Atlantique, avec lequel nous travaillons en étroite collaboration et qui développe très fréquemment des enquêtes à l'international aboutissant à d'importantes saisies immobilières en Espagne ou au Maroc. Nous n'avons jamais quitté ce terrain : la police judiciaire et la police nationale sont les plus importants pourvoyeurs de saisies d'avoirs criminels en France. Nous avons un collaborateur qui monte les dossiers à destination de la justice pour préparer les saisies mais aussi les confiscations. Nous sommes parfois les bénéficiaires des véhicules confisqués : c'est un cercle vertueux.

Tout cela est l'aboutissement d'un long chemin. La route est droite, mais la pente est raide... Nous devons faire preuve d'ingéniosité et d'inventivité pour développer encore davantage la coopération internationale, et nos collègues de la division des relations internationales travaillent beaucoup sur cet axe. Il est très difficile d'obtenir des résultats auprès de certains pays, et nos voyous ne s'y trompent pas. Ils savent où nous aurons plus de difficultés à récupérer le fruit de leurs activités criminelles. C'est un pan de notre activité que nous n'avons jamais négligé, et nous y sommes particulièrement attentifs.

M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans le secteur de Nantes, y a-t-il une augmentation des saisies qui serait elle-même corrélée à une augmentation du trafic ?

M. Marc Perrot. - Le chiffre est à peu près constant. Les saisies numéraires sont comprises entre 600 000 et 650 000 euros par an, ce qui n'est pas considérable sachant que dans un seul dossier traité en 2023, nous avons constaté qu'en six à huit mois, plusieurs millions d'euros avaient été envoyés aux sarrafs.

Nous ne nous satisfaisons pas de ces chiffres, d'autant que certains trafiquants sont déjà passés à la cryptomonnaie, qui est de la monnaie invisible. Sans le wallet et le code, nous ne pouvons rien en faire. Les acteurs de stupéfiants qui ont atteint une certaine envergure ne laissent passer aucune opportunité. Pour eux, les cryptomonnaies représentent une source d'évasion facile et évidente. Elles ne prennent pas de place et se dissimulent dans n'importe quel support. Nous avons sensibilisé nos enquêteurs à la recherche, dans le cadre des perquisitions, de tous les supports qui pourraient héberger de la cryptomonnaie tels que les clefs USB. Les wallets constituent un moyen très ingénieux d'échapper à nos saisies.

M. Christophe Desfourneaux, commandant de police à la direction interdépartementale de la police de l'Essonne. - Dans l'Essonne, un service financier travaille systématiquement avec nous afin d'établir le patrimoine des mis en cause dans chacun de nos dossiers. Nous avons également constaté que la plupart des délinquants ne mettaient plus à leur nom ni véhicule, ni logement : certains sont désormais spécialisés dans le fait de prendre à leur propre nom des logements qu'ils revendent aux narcotrafiquants. Ni les abonnements téléphoniques, ni les contrats d'électricité ne sont au nom du gérant du trafic.

En ce qui concerne les avoirs à l'étranger, nous traitons de nombreux dossiers dans lesquels apparaissent des investissements à Dubaï, au Maroc ou au Sénégal. Il s'agit, pour la plupart, d'achats de villas, d'immeubles ou de véhicules. Dans ce cas, seule la coopération internationale permet de saisir les avoirs. Or, certains pays sont moins coopératifs que d'autres...

L'argent liquide, enfin, continue de représenter une part importante de la richesse des narcotrafiquants, mais il est encore plus difficile à localiser que les produits stupéfiants. Nous avons tout de même réalisé de belles saisies ces dernières années. À titre d'exemple, nous avons saisi 650 000 euros dans un dossier récent. Cet argent a été intercepté avant de partir en Belgique. 120 000 euros ont également été saisis dans le cadre du démantèlement d'un trafic de drogue à la cité des Tarterêts.

M. Christophe Nicot. - Les équipes de trafiquants cherchent à générer des économies et travaillent, pour cela, en flux tendu. Le haschisch est ainsi distribué aux clients en moins de vingt-quatre heures depuis son expédition du Maroc. Dans le dossier qui vient d'être évoqué par M. Desfourneaux, nous avons observé que, chaque semaine, les trafiquants se débarrassaient de leurs liquidités en les transmettant immédiatement aux réseaux de blanchiment en région parisienne ou en les expédiant, de façon artisanale, en Espagne ou au Maroc. Stocker de l'argent les rend vulnérables vis-à-vis des services de police et des concurrents susceptibles de voler leur butin. Ce travail en flux tendu complexifie considérablement notre travail de saisie des avoirs numéraires.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Avez-vous observé ce phénomène de carrousel qui consiste à faire l'acquisition de fonds de commerce qui présentent un chiffre d'affaires fictif, à déposer le bilan et à revendre ? Il s'agit bien souvent d'ongleries, de magasins de téléphonie mobile et d'établissements de restauration rapide. Parvenez-vous à identifier les commerces qui servent à blanchir l'argent de la drogue ?

M. Marc Perrot. - Il ne s'agit pas nécessairement d'ongleries mais de bars à chicha, de restaurants de kebab, etc. qui sont des lessiveuses.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Faut-il que les greffes des tribunaux de commerce travaillent plus étroitement avec Tracfin pour identifier ce phénomène ? C'est toujours la même séquence qui se répète : un délinquant achète un fonds de commerce, présente un chiffre d'affaires fictif, dépose le bilan et rachète le commerce pour recommencer son opération.

M. Marc Perrot. - Je ne suis pas un spécialiste de ce sujet mais il me semble que, dans le cadre de leurs investigations, les GIR travaillent déjà en relation avec eux et ont détecté cette vulnérabilité dans les montages.

M. Etienne Blanc, rapporteur. - Certes, mais le niveau de l'activité illicite demeure très important. Qu'en est-il en Essonne ?

M. Christophe Desfourneaux. - Ce phénomène est effectivement identifié et répertorié par les GIR qui travaillent sur ce type de sociétés, en collaboration avec les équipes mobilisées sur le trafic de stupéfiants afin de pouvoir coordonner les investigations.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 15.