Jeudi 25 janvier 2024

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 08 h 40.

Budget de l'Union européenne - Révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP) de l'Union européenne - Communication

M. Jean-François Rapin, président. - Nous commençons cette matinée en évoquant la prochaine réunion du Conseil européen prévue dans une semaine pour tenter d'obtenir l'accord unanime requis pour la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP) de l'Union européenne. Le veto opposé par la Hongrie lors de la dernière réunion du Conseil européen juste avant Noël n'avait pas permis d'aboutir sur cette révision, pourtant indispensable. Nos rapporteures Florence Blatrix Contat et Christine Lavarde vont nous présenter l'état des courses, à une semaine de l'échéance et les enjeux de ce prochain sommet pour le soutien à l'Ukraine et pour le financement à venir des politiques européennes.

Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - En décembre 2020, après de longues négociations, un accord institutionnel entre le Parlement européen et le Conseil permettait l'adoption du Cadre financier pluriannuel (CFP) pour les années 2021 à 2027. Comme vous le savez, le CFP est le budget à long terme de l'Union. Il définit la programmation pluriannuelle des finances de l'UE et fixe des plafonds annuels maximaux de dépenses juridiquement contraignants. À la différence des budgets annuels, il est adopté au terme d'une procédure législative spéciale, requérant l'unanimité au Conseil, après approbation du Parlement européen à la majorité de ses membres.

Le CFP 2021-2027 constituait un changement majeur à deux titres. D'abord par son montant. Le budget total est fixé à plus de 1 800 milliards d'euros, avec 1 000 milliards d'euros auxquels se sont ajoutés exceptionnellement 750 milliards d'euros de NextGenerationEU, le plan de relance européen finalement décidé pour faire face aux conséquences économiques du Covid-19. Ensuite, ce CFP était original par les modalités de son financement. Près de 40 % du montant total est financé via le recours à un endettement commun sur les marchés financiers, premier du genre, ce contre quoi les États dits « frugaux » s'étaient longtemps opposés.

À mi-parcours de ce plan, trois ans après son adoption finale, le contexte a une nouvelle fois radicalement changé. Malgré les sommes importantes prévues, le CFP actuel se révèle incapable de faire face aux nouveaux défis posés par le déclenchement de la guerre en Ukraine. Le soutien à ce pays dans son combat face à la Russie, le contexte inflationniste mondial, la hausse des taux d'intérêts : tous ces éléments obligent à réviser le CFP 2021-2027. À titre d'illustration, les intérêts de NextGenerationEU ont connu depuis 2022 une hausse aussi brutale qu'imprévue, ceux-ci ayant augmenté de près de 3 points. En conséquence, l'enveloppe de 15 milliards d'euros prévue pour le remboursement de ces intérêts sur la durée du CFP 2021-2027 a été épuisée dès l'été 2023...

En juin 2023, la Commission européenne a donc proposé de rehausser le CFP actuel de près de 100 milliards d'euros, dont 66 milliards de subventions budgétaires. La proposition de la Commission comportait quatre grandes priorités : l'aide à l'Ukraine d'abord, via une Facilité dédiée de 50 milliards d'euros ventilés entre 33 milliards d'euros de prêts et 17 milliards d'euros de subventions ; le paiement du renchérissement des intérêts de l'emprunt européen dans le cadre de NextGenerationEU, via un instrument sans montant prévisionnel et sans plafond, mais estimé par la Commission à 18,9 milliards d'euros ; le soutien aux technologies critiques émergentes via le programme STEP (Strategic Technologies for Europe Platform), doté de 10 milliards d'euros qui ne constituerait pas un instrument distinct mais s'appuierait sur des programmes existants ; enfin, les programmes sur les migrations et l'action extérieure bénéficieraient d'un rehaussement de 10,6 milliards d'euros pour l'action extérieure et de 2 milliards d'euros pour la gestion des frontières.

En outre, la Commission avait demandé dans sa proposition de juin 2023 une rallonge de 1,9 milliards d'euros sur 2024-2027 pour la Rubrique 7, c'est-à-dire pour ses dépenses administratives, afin d'augmenter ses effectifs au vu de l'extension de ses missions et d'indexer les rémunérations sur l'inflation.

Mme Christine Lavarde, co-rapporteur. - Depuis la présentation de ces propositions par la Commission, les négociations interinstitutionnelles ont commencé. La procédure pour la révision du CFP est la même que pour son adoption : le Parlement européen n'est pas co-législateur, mais il doit donner son approbation à l'accord conclu par le Conseil.

Un accord sur la révision du CFP a été trouvé à 26 - sans la Hongrie - lors du Conseil européen des 14 et 15 décembre dernier. Son montant est toutefois moins ambitieux que dans la proposition de la Commission. La rallonge budgétaire est divisée par deux, passant de 66 milliards d'euros à 32 milliards d'euros. Du fait du veto hongrois sur la Facilité pour l'Ukraine, cet accord n'a pas pu être entériné à l'unanimité et un Conseil européen extraordinaire a été convoqué pour le 1er février, pour espérer aboutir à un accord final à 27.

Quel est le contenu de l'accord provisoire de décembre ? Le Parlement européen pourrait-il l'approuver ? Comment remédier au veto hongrois pour obtenir un accord final au Conseil européen en février ? Pour répondre à ces interrogations et pour préparer cette communication, nous avons entendu des représentants des acteurs des négociations : la Commission européenne bien sûr, avec le cabinet de Johannes Hahn, commissaire européen au budget et à l'administration ; le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), qui prépare les positions françaises au Conseil, et la Représentation permanente française, qui porte ces positions à Bruxelles ; le Parlement européen, en entendant les députées européennes Fabienne Keller et Valérie Hayer, membres de la commission Budget du Parlement, qui nous ont fait part de leurs positions sur cette révision ; enfin Mme Eulalia Rubio, chercheuse à l'Institut Jacques Delors-Notre Europe, spécialiste des questions budgétaires européennes.

Nous retirons de ces auditions trois enseignements : de nombreux programmes européens risquent de pâtir de cette révision, du fait des redéploiements envisagés pour la financer ; la Facilité pour l'Ukraine, point de blocage lors du Conseil européen de décembre, ne pourra probablement voir le jour qu'à condition de donner des gages supplémentaires à la Hongrie ; le remboursement des intérêts de NextGenerationEU pour les années 2024 à 2027 devrait passer par un complexe « mécanisme en cascade », qui affectera la procédure budgétaire annuelle.

Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Pour financer ces besoins non identifiés lors des négociations du CFP en 2020, deux options étaient possibles. La première consistait à rehausser la contribution des États membres, la seconde à financer les nouvelles priorités par des redéploiements, mot plus policé pour désigner les coupes budgétaires. Compte tenu de la volonté des États membres de limiter l'impact de la révision sur leurs finances publiques, c'est la seconde option - celle des redéploiements - qui a été privilégiée.

Il en résulte des coupes importantes sur des domaines pourtant identifiés comme prioritaires pour l'Union. Ainsi, dans l'accord provisoire de décembre, on peut noter une diminution drastique du programme STEP, présenté pourtant comme la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act, passant de 10 milliards d'euros à 1,5 milliards d'euros. Depuis l'annonce d'un Fonds de souveraineté européenne par Ursula von der Leyen lors du discours sur l'état de l'Union en septembre 2022 - véritable révolution dans le discours -, nous sommes allés sur ce sujet de déception en déception, la Commission ne présentant d'abord qu'une plateforme de renforcement de programmes existants, puis le Conseil décidant d'amputer STEP de l'essentiel de ses ressources financières...

Les autres ponctions les plus fortes concernent les politiques de voisinage (-4,5 milliards d'euros sur les instruments d'assistance à la pré-accession à l'UE), le programme Horizon Europe (-2,1 milliards d'euros), le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation (-1,3 milliards d'euros), ainsi que le programme de santé EU4Health (-1 milliard d'euros) et les programmes en gestion directe de la PAC et de la politique de cohésion (-1,1 milliard d'euros).

Le Parlement européen fait observer que les redéploiements en provenance du programme Horizon Europe éloigneraient l'UE de l'objectif de consacrer 3 % de son PIB à la R&D - une cible que le Conseil européen avait lui-même déterminée -, tandis qu'Horizon Europe, comme EU4Health, figuraient parmi les programmes pour lesquels l'accord sur le CFP 2021-2027 prévoyait une augmentation de la dotation.

Un point de satisfaction, cependant : les propositions d'augmentation des dépenses administratives de la Commission ont été abandonnées. La France ainsi que de nombreux États membres avaient maintes fois rappelé leurs réserves quant à cette demande. Elle était difficilement acceptable et impossible à satisfaire dans le contexte actuel, au regard des efforts que les États membres doivent réaliser au niveau national.

Autre élément rassurant, mais qui méritera d'être confirmé dans l'accord final : les enveloppes nationales de la PAC et des fonds de cohésion ne seraient pas affectées par ces redéploiements. Le SGAE et la Représentation permanente nous ont par ailleurs assuré que nombre de ces redéploiements correspondraient à des crédits non consommés.

Comment, alors, financer cette révision sans couper dans les programmes ? J'ai évoqué deux options possibles ; il y en a en réalité une troisième, celle de compter sur de nouvelles ressources propres. C'est cette solution que défend le Parlement européen. Comme nous l'a indiqué Valérie Hayer, la logique de recyclage budgétaire s'est installée comme une habitude ces dernières années, afin de contenter la frugalité des États tout en essayant de pourvoir l'UE des moyens de faire face aux crises. Le Parlement européen appelle à changer de paradigme budgétaire et à tourner la page des redéploiements. Les nouvelles priorités devraient être financées par de nouvelles ressources financières, pour donner au budget de l'Union les moyens des ambitions qu'on lui attribue.

Si l'intention est louable, force est cependant de constater le blocage actuel sur la Décision « Ressources propres », qui doit être adoptée à l'unanimité. Les pays « frugaux » comme la Suède, la Finlande et le Danemark y sont opposés par principe, quand la Pologne ou les États baltes s'y opposent plutôt en raison du caractère régressif de la ressource d'échange de quotas d'émission. On peut cependant se réjouir que la présidence belge du Conseil de l'UE ait fait de ce sujet une de ses priorités pour son mandat. Il semble que les mentalités évoluent, même chez les plus « frugaux » des États membres, au vu des besoins d'investissement de l'UE, notamment pour répondre à l'IRA ou aux enjeux du secteur de la défense.

Mme Christine Lavarde, co-rapporteur. - J'en viens à la question, cruciale, de la Facilité pour l'Ukraine.

À part la Hongrie, tous les États de l'UE s'accordent à fournir à l'Ukraine une assistance financière de 50 milliards d'euros sur la période 2024-2027 et dans le cadre de la révision du CFP. Le veto hongrois empêche cependant d'aboutir. Pour débloquer la situation lors du Conseil européen du 1er février, plusieurs options circulent. Certaines se feraient au prix de concessions qui ne sont pas acceptables.

La première option consisterait à introduire une clause de revoyure annuelle de la Facilité pour l'Ukraine. Il faudrait alors réévaluer chaque année les besoins de financement de l'Ukraine et vérifier si le pays a rempli toutes les pré-conditions pour percevoir les fonds. Cela créerait de nouvelles opportunités de blocage pour la Hongrie. Autre désavantage : cette option priverait les autorités ukrainiennes d'un cadre prévisible de soutien financier. L'instauration d'un calendrier pluriannuel de déboursements était l'une des principales plus-values de la Facilité pour l'Ukraine par rapport aux plans d'assistance macro-financière adoptés en 2022 et 2023.

Une autre option consisterait à intégrer un « frein d'urgence » à la Facilité pour l'Ukraine. Par ce dispositif, un État membre pourrait bloquer temporairement le déboursement d'un paiement à l'Ukraine et porter le sujet à un prochain sommet européen. Cette option ne nécessiterait toutefois pas d'approbation unanime pour débloquer les fonds, et n'entraînerait donc qu'un ralentissement temporaire des versements.

Enfin, en cas de maintien d'une position dure de la part de la Hongrie, un dispositif hors budget, à 26 États membres, pourrait être envisagé pour permettre l'assistance financière à l'Ukraine. Les inconvénients d'un tel mécanisme seraient toutefois nombreux. D'une part, sur le plan technique, ce mécanisme financier serait plus coûteux pour les États membres - l'aide serait financée à 26 et non à 27 -, plus complexe, et, surtout, prendrait un temps que l'Ukraine n'a pas. En outre, il priverait le Parlement européen de tout pouvoir de contrôle sur les fonds engagés. D'autre part, sur le principe, un tel mécanisme à 26 aurait des conséquences politiques incertaines, car il endommagerait sévèrement l'unité de l'UE et créerait un regrettable précédent.

De ces trois options, celle du « frein d'urgence » serait donc préférable. Elle pourrait contenter la Hongrie et lui faire lever son veto, sans pour autant mettre en danger l'Ukraine ou contrevenir aux principes de l'Union. Le Conseil européen début février ne doit pas être otage du chantage de la Hongrie et un accord ne doit pas y être trouvé à n'importe quel prix.

Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Nous en venons, enfin, à l'enjeu du paiement des intérêts du plan de relance européen.

Lorsque le CFP 2021-2027 a été négocié en 2020, 14,9 milliards d'euros étaient prévus sur toute la période 2021-2027 pour couvrir le remboursement des intérêts du plan de relance. La forte hausse des taux d'intérêt a conduit à l'épuisement précoce de cette réserve, si bien qu'un mécanisme de remboursement complémentaire doit désormais être envisagé.

Dans sa proposition de juin 2023, la Commission européenne propose l'introduction d'un nouvel instrument « EURI », destiné à couvrir le montant des intérêts à rembourser dépassant les sommes initialement budgétées. Cet instrument, placé au-delà des plafonds du CFP, serait financé par les États membres à hauteur de 18,9 milliards d'euros. Ce montant prévisionnel est déterminé sur la base de prévisions du marché de juin 2023 et peut varier selon l'évolution des taux d'intérêt. Cette proposition de la Commission européenne permettrait d'éviter des redéploiements au détriment des autres programmes du CFP.

Pour éviter d'avoir à mobiliser 19 milliards d'euros d'argent frais pour le remboursement des intérêts du plan de relance, le Conseil s'est prononcé en faveur d'un mécanisme complexe : un « mécanisme en cascade ». Il serait composé de trois niveaux proposant successivement trois méthodes de remboursement des intérêts du plan de relance : d'abord, les crédits déjà prévus sur la ligne « EURI » - notoirement insuffisants - dans le cadre du CFP existant seraient intégralement mobilisés; ensuite, afin de couvrir 50 % du coût restant des intérêts, les co-législateurs seraient autorisés à prélever sur les programmes traditionnels du CFP dans le cadre de la procédure budgétaire annuelle. Les enveloppes nationales de la PAC et de la politique de cohésion ne seraient pas concernées par cette possibilité de redéploiements ; enfin et seulement après l'épuisement des deux précédentes méthodes de remboursement, un instrument spécifique financé par les États serait mobilisé pour couvrir les coûts restants.

Mme Christine Lavarde, co-rapporteur. - La France, dans les discussions au Conseil, a plaidé pour cette solution du « mécanisme en cascade ». Elle fait valoir qu'elle permettrait de préserver l'exposition des finances publiques nationales en cas de dégradation substantielle des conditions d'emprunt, tout en assurant le financement du surcoût des intérêts de l'emprunt NextGenerationEU.

Le Parlement européen, quant à lui, est opposé à cette solution, et c'est sur ce sujet que les négociations interinstitutionnelles risquent d'être les plus difficiles. Il estime que ce mécanisme conduirait inévitablement à des coupes dans les programmes existants, dont la dotation deviendrait sujette aux variations des taux d'intérêts. Ces coupes pourraient être de 1,6 à 4,1 milliards d'euros par an, pour un budget européen déjà restreint. Les États peineront à convenir des coupes à opérer dans les programmes tandis que le Parlement tentera de renvoyer à l'instrument spécifique.

Surtout, sur le principe, le Parlement européen estime que ce « mécanisme en cascade » mettrait en cause l'équilibre institutionnel entre Parlement et Conseil, qui disposent tous les deux d'une voix égale dans la procédure budgétaire annuelle. En identifiant à l'avance le montant des coupes à venir dans les programmes, le Conseil empiéterait sur les pouvoirs du Parlement européen. La question du remboursement des intérêts de NextGenerationEU reste donc un point très sensible.

J'en termine avec un dernier point s'agissant des prêts accordés à l'Ukraine. Ce soutien financier est capital et il faut faire en sorte de lever le veto hongrois pour apporter l'aide qu'attend d'urgence l'Ukraine. Nous devons néanmoins avoir conscience de la forte exposition des budgets de l'UE à ces prêts. Comme l'avait rappelé notre président lors du débat préalable au Conseil européen d'octobre 2023, les 18 milliards d'euros consentis en décembre 2022 à l'Ukraine ne sont assortis d'aucun provisionnement pour couvrir le risque de défaut, ce qui est inédit concernant un État tiers. Les pertes éventuelles seront donc à la charge du budget de l'Union européenne, ce qui l'expose de manière inquiétante. Et il en serait de même pour les 33 milliards de prêts prévus par la Facilité pour l'Ukraine, ce qui accroît encore sensiblement le risque auquel se trouve ainsi exposé le budget européen.

Des gardes fous sont heureusement prévus. Les prêts octroyés par l'UE ont une durée de vie longue, qui est allée croissant au fur et à mesure que l'UE a multiplié les plans d'aide depuis le début du conflit. Leur durée de vie moyenne de 15 ans est passée à 25 ans pour les prêts octroyés en 2022, et à 35 ans maximum pour les prêts octroyés dans le cadre de l'aide pour l'année 2023 et de la Facilité pour l'Ukraine. Une période de grâce de 10 ans est également prévue. De tels délais de remboursement doivent laisser à l'Ukraine le temps nécessaire pour tourner la page de la guerre, réorganiser son tissu économique et lui permettre d'honorer ses obligations de remboursement.

Si, à l'expiration de ce délai, l'Ukraine se trouvait en défaut de paiement, l'obligation de remboursement des prêts contractés à son bénéfice par la Commission sur les marchés financiers incomberait au budget européen, et donc aux États membres qui en sont les principaux financeurs. Les États européens ont donc un intérêt financier à ce que l'Ukraine gagne la guerre, et la gagne rapidement.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ce travail dense, qui éclaire les discussions actuelles. Vous confirmez en particulier l'inquiétude que l'on peut ressentir face à la non-garantie des milliards d'euros avancés à l'Ukraine ; vous pointez à raison le « quoi qu'il en coûte » instauré à l'échelle du continent.

M. Jacques Fernique. - Je vous remercie pour votre exposé très clair et très utile. S'agissant des options pour lever le veto hongrois, quelle est la différence entre la clause de revoyure annuelle et le « frein d'urgence » ?

Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Le « frein d'urgence » ne nécessite pas l'unanimité ; il ne conduit qu'à repousser temporairement les paiements destinés à l'Ukraine et à porter le sujet au prochain Conseil européen. A l'inverse, la clause de revoyure oblige à renégocier un accord chaque année à l'unanimité...

M. Jacques Fernique. - Et quelle est la première étape du « mécanisme en cascade » ?

Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Il s'agit de la ligne déjà prévue dans le CFP pour rembourser les intérêts et dont les crédits sont notoirement insuffisants. Un mécanisme complémentaire doit donc être trouvé. L'évaluation faite par la Commission dans son proposition de révision était de 18,9 milliards d'euros d'intérêt, mais comme les taux baissent, la perspective actuelle est plutôt autour de 15 milliards d'euros.

M. André Reichardt. - Merci pour cet exposé édifiant, qui n'est pas politiquement correct ni agréable à entendre avant les prochaines élections européennes, tant il pointe le « sauve-qui-peut » général dans l'UE. On assiste à une succession de mesures prises en urgence pour présenter un CFP correct, qui nécessite d'aller au bout de la créativité administrative de la Commission européenne. Cela en dit long sur l'état des finances européennes et ce n'est guère rassurant à la veille des élections européennes...

Ensuite, j'ai du mal à voir une stratégie politique de la Commission dans ce cadre. Je ne fais pas référence à ce qu'a dit la présidente de la Commission il y a un an - son propos est déjà largement dépassé - mais à ce que la Commission projette dans l'avenir. Voyez le Pacte sur la migration et l'asile, qui à peine signé au terme de négociations difficiles, est comme annihilé par des pays qui déclarent leur intention de ne pas l'appliquer - mais aussi par le simple fait que les instances européennes n'ont pas les moyens de le mettre en oeuvre. Les crédits manquent pour aider à la mise en place d'un véritable contrôle aux frontières de l'Union. On se pose la question de savoir s'il y a un pilote dans l'avion.

Difficulté à élaborer une stratégie, à mobiliser des financements, à prendre des mesures d'application de ce qu'on a décidé, et même à s'entendre entre Commission et Parlement : quelle image de l'Europe va-t-on donner aux électeurs ? Que vais-je dire aux Alsaciens pour les inciter à voter pour cette UE ?

M. Jean-François Rapin, président. - J'entends tout à fait cette remarque de fond, et je veux y répondre humblement, en regardant le verre à moitié plein. Je suis loin d'avoir toujours des propos tendres envers la Commission, mais j'ai toujours, cependant, une approche pragmatique. Le pragmatisme me fait penser que les six années qui viennent de s'écouler n'ont pas été de tout repos. Dans la succession de crises que notre continent a traversées, l'UE nous a servi de tampon : où en serions-nous après ces crises, sans l'UE ? La Commission est en fin de parcours, il y a effectivement un « sauve-qui-peut » devant des finances européennes particulièrement délicates à gérer, et je partage votre remarque sur le manque de cap. On a l'impression que ça tire dans tous les sens, on le voit aussi avec l'agriculture, où la Commission a fait des fautes. On peut donc aborder la campagne électorale avec des arguments contre l'UE, mais aussi avec des arguments pour.

Mme Christine Lavarde, co-rapporteur. - Je partage ces remarques.

Mme Florence Blatrix Contat, co-rapporteure. - Notre continent fait face à des défis inédits et il ne s'agit pas simplement de crises conjoncturelles. Nous changeons de monde et nous avons désormais besoin d'une « Europe puissance », alors que les institutions originelles n'avaient pas cet objectif. Jean Monnet disait que l'Europe se construirait par les crises et qu'elle serait la somme des solutions apportées à ces crises : c'est encore notre actualité.

M. Jacques Fernique. - Le prélèvement pour l'UE sur le budget national de cette année est au plus bas, en décalage avec les difficultés à surmonter. De nombreux paiements ont été décalés après les élections. Or, ce n'est pas ce qu'il y a de plus facile à assumer dans le débat démocratique.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour cette communication.

Institutions européennes - Audition de M. Ambroise Fayolle, vice-président de la Banque européenne d'investissement (BEI)

M. Jean-François Rapin, président. - Nous allons à présent nous pencher sur le financement à long terme des ambitions européennes, qui repose sur une institution européenne dédiée, la Banque européenne d'investissement (BEI). Je remercie son vice-président, Ambroise Fayolle, d'avoir accepté notre sollicitation pour cette audition qui s'inscrit dans une tradition désormais bien établie par mes prédécesseurs.

La BEI occupe une place essentielle dans l'architecture européenne et parfois méconnue, malgré sa surface financière. Nadia Calviño, sa présidente, vient d'annoncer les résultats annuels du Groupe BEI : en 2023, ce sont près de 88 milliards d'euros de nouveaux financements que la BEI a consentis, à l'appui de plus de 900 projets à fort impact qui ont contribué à stimuler la compétitivité, la stabilité et le leadership climatique en Europe. Ces 88 milliards se répartissent en quatre quarts presque égaux, entre soutien aux PME, soutien à l'innovation, au numérique et au capital humain, appui aux villes et régions durables, et appui aux ressources naturelles et énergies renouvelables. En outre, la BEI continue d'investir plus de 100 milliards d'euros dans l'Union européenne, pour moitié dédiés à la transition climatique, pour un cinquième aux énergies propres et le reste pour la cohésion de l'Union.

Nous serions intéressés de mieux comprendre, derrière ce tableau à grands traits de son action, la stratégie d'investissement de la BEI, la façon dont elle sélectionne les projets qu'elle soutient, et surtout comment elle entend, en plus de ses actions déjà nombreuses, renforcer son rôle d'appui de la sécurité et de la défense européennes, comme le lui a demandé le Conseil européen de décembre dernier.

Nous souhaiterions aussi vous entendre sur le champ géographique d'intervention de la BEI, notamment en appui aux pays candidats, particulièrement l'Ukraine et les pays des Balkans occidentaux, mais aussi en appui au voisinage Sud de l'Union et au Royaume-Uni, qui n'est certes plus au capital de la Banque mais où celle-ci continue d'intervenir.

Enfin, nous sommes aussi désireux d'évoquer avec vous les enjeux de gouvernance de la Banque, non seulement à la suite du Brexit, mais aussi dans la perspective d'un prochain élargissement de l'Union. Pourriez-vous également aborder la contribution de la BEI au respect des règles éthiques et à la lutte contre la corruption, à la fois dans son activité de prêt et dans la gouvernance interne de l'institution ? Comment appréhendez-vous notamment le projet d'organe d'éthique européen dont la Commission européenne propose la création et qui concerne la BEI comme les autres grandes institutions européennes ?

M. Ambroise Fayolle, vice-président de la Banque européenne d'investissement. - Merci pour votre invitation. La BEI a été créée par le Traité de Rome, au même moment, donc, que la Commission européenne et que la Cour de justice ; c'est une banque publique, dont les États de l'Union sont actionnaires et qui a la capacité de prêter de l'argent pour contribuer à des opérations d'intérêt européen - vous avez dit nos axes d'intervention, qu'il s'agisse du soutien aux PME, à l'innovation, aux villes et régions durables, aux politiques de l'énergie. La BEI est une banque de projet, elle n'apporte donc pas d'aide budgétaire ou sectorielle, mais nous nous inscrivons dans des projets par nous-mêmes ou en liaison avec des partenaires comme le groupe Caisse des dépôts et consignations (CDC), avec lequel nous venons de fêter les dix ans de notre partenariat : la BEI consacre environ 1 milliard d'euros par an aux projets de la CDC, principalement pour le logement social et pour le développement des territoires. La BEI emprunte pour prêter, et elle est notée « triple A » par les agences de notation, ce qui lui donne des conditions financières très favorables pour des emprunts longs - et comme nous sommes une banque publique, notre objectif n'est pas de maximiser le profit, ce qui nous donne la capacité de partager cet accès au crédit dans les meilleures conditions. Nous sommes donc une banque de projets, d'ingénieurs, très bien reconnue en Europe. Nous intervenons aussi dans le domaine de la défense, nous y sommes particulièrement attentifs, je pourrai y revenir dans le débat.

La BEI a connu deux évolutions importantes ces dernières années, liées à ce que nous avons perçu comme les besoins de financements européens. D'abord, nous avons voulu nous ouvrir davantage aux investissements plus risqués, après avoir constaté, pendant la crise de 2008-2012, qu'une des difficultés en Europe tenait à ce que les institutions financières étaient plus réticentes qu'ailleurs devant le risque. Le fonds Juncker a été mis en place pour financer des projets plus risqués, pour être davantage présents dans l'innovation. Nous continuons sur cette lancée, dans le cadre de l'instrument InvestEU. Nous contribuons largement à l'initiative RepowerEU : nous prévoyons 45 milliards d'euros supplémentaires d'ici 2027 pour des investissements dans le domaine de l'énergie renouvelable, de l'efficacité énergétique et de l'innovation dans le domaine énergétique, avec l'objectif d'augmenter l'indépendance et l'autonomie énergétique européenne. L'an passé, nous avons financé 21 milliards d'euros d'investissement dans ce secteur, avec des investissements souvent risqués, par exemple dans le domaine des batteries électriques - voyez les grosses usines de batteries comme celle de l'entreprise Northvolt, dans le nord de la Suède, ou les deux usines auxquelles nous contribuons dans le nord de la France, AESC pour 450 millions d'euros et Verkor, pour 650 millions d'euros.

À la suite d'une initiative franco-allemande de 2022, nous avons aussi décidé de mettre l'accent sur le développement des entreprises innovantes qui ne sont plus des start-up, mais pas encore des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et dont nous avons vu qu'elles avaient du mal à financer en Europe leur développement, ce qui peut les placer à la merci de capitaux extra-européens. Nous voulons aider des champions européens de la technologie à se financer et à se développer en Europe : la BEI y consacre 1 milliard d'euros. Nous nous efforçons donc d'accepter des investissements plus risqués, et en plus grand nombre, pour plus d'activité sur le sol européen.

Deuxième évolution, nous transformons la BEI en banque du climat de l'UE. Nous avons pris des engagements importants dans ce sens, nous avons l'ambition qu'en 2025, au moins la moitié de nos investissements aille au climat - que nous entendons au sens large, incluant les énergies renouvelables, l'efficacité énergétique, l'innovation et l'adaptation au changement climatique. En réalité, nous avons déjà atteint cet objectif pour l'Europe, puisque sur 88 milliards d'euros d'investissement, 50 milliards vont au climat, soit près de 57 %, et nous sommes même entre 65 % et 70 % pour la France. Nous voulons également faire venir des investisseurs en Europe sur le climat. Au total, nous projetons un volume global de 1 000 milliards d'euros investis dans le climat d'ici 2030, nous tenons ce cap actuellement et c'est cohérent avec l'Accord de Paris de 2015.

La cohésion reste centrale dans notre action : 45 % de nos investissements vont aux régions de cohésion. C'était l'un des objectifs fondateurs des traités européens, l'idée étant que le développement, stimulé par la formation d'une Commission économique européenne, ferait courir des risques aux pays périphériques, plutôt au sud du continent lors des traités initiaux - et l'objectif de cohésion court tout au long de l'histoire de la BEI.

La France est le deuxième pays bénéficiaire de nos prêts, et elle occupe le premier rang pour les prêts dans le secteur du climat et de l'environnement : 11 milliards d'euros l'an passé et ce devrait être 12 milliards cette année, dont 7 milliards pour le climat, ce qui est au-dessus de la moyenne européenne. Nous finançons en France deux types de projets dans le climat : des projets qui relèvent de l'innovation, par exemple les usines très importantes de batterie automobiles, les obligations vertes d'entreprises comme Valéo, des projets énergie, des projets innovants comme celui de Sorégies, dans la Vienne, un fournisseur d'énergie qui regroupe des entreprises locales développant les énergies renouvelables tout en modernisant les réseaux d'électricité ; ensuite, nous finançons de très grandes entreprises comme Engie et Enedis, pour des projets très importants. Nous sommes présents dans le transport et la mobilité propres, dans les territoires : l'an passé, nous avons financé pour 2,7 milliards d'euros en régions pour moderniser des lignes ferroviaires ou du matériel roulant, des tramways ou d'autres transports urbains à Nantes, Nice, Tours et Strasbourg. Nous avons aussi financé des projets d'efficacité énergétique, en lien avec le groupe CDC. La BEI est donc un acteur important du soutien aux énergies renouvelables et de la lutte contre les effets du changement climatique.

Nous avons, encore, financé l'an passé un projet très important dans le domaine des semi-conducteurs, lequel est décisif dans l'autonomie stratégique européenne. Nous soutenons de longue date l'entreprise STMicroelectronics, et nous investissons désormais aussi dans une grande usine à Crolles, en Isère, installée par l'entreprise américaine Global Foundries, pour la production de semi-conducteurs à grande échelle et qui devrait apporter jusqu'à un millier d'emplois.

Nous avons également financé l'an passé un peu plus de 8 milliards d'euros en dehors de l'Europe, au service des priorités de l'UE. Nous sommes membres de ce qu'on appelle « l'équipe Europe », mise en place par la Commission européenne pour mieux coordonner les acteurs européens, qu'ils soient multilatéraux comme la BEI, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd), ou bilatéraux comme l'Agence française de développement (AFD) et nous sommes également membres de la communauté des banques de développement. Une partie de ces projets déployés en dehors d'Europe vise la lutte contre les effets du changement climatique, notamment sur le continent africain.

En Ukraine, dont nous sommes partenaires depuis 2014, nous avons investi environ 2 milliards d'euros de projets depuis l'invasion russe. Nous sommes un partenaire important de l'Ukraine dans le domaine des relations avec les municipalités et les infrastructures. Le financement des infrastructures est un domaine classique d'intervention pour la BEI ; nous avons mis en place un fonds fiduciaire en faveur de l'Ukraine qui est soutenu par les États membres et la Commission européenne, avec des engagements de 400 millions d'euros en 2023, et nous allons augmenter notre capacité de soutien à l'Ukraine dans la durée. Nous le faisons en étroite coordination avec nos partenaires multilatéraux, comme la Banque Mondiale ou la Berd, compte tenu des enjeux et des besoins.

M. Jean-François Rapin, président. - Vous avez terminé votre propos en évoquant les prêts à l'Ukraine. Comment vos prêts sont-ils garantis ? Est-ce l'Union européenne qui les garantit ?

M. Ambroise Fayolle. - Les prêts à l'Ukraine sont extrêmement risqués. Nous sommes une institution notée AAA : même si nous sommes fortement capitalisés, nos capacités de financement sur nos fonds propres sont limitées. Nous avons besoin de garanties, à hauteur de 70 % du montant des prêts, qui viennent soit de la Commission européenne soit des États membres. Nos prêts à l'Ukraine sont ainsi garantis tant par la Commission que par les États membres.

Mme Christine Lavarde. - Ces garanties d'emprunts ne figurent pas dans les conditions d'emprunts de la Commission. Vous avez égrené vos actions : certains de ces prêts font-ils l'objet de garanties de la part d'États ?

M. Ambroise Fayolle. - C'est assez rare. Cela a été mis en place très récemment dans le cadre de l'initiative européenne nommée « facilité pour la reprise et la résilience » (FRR), qui vise à augmenter nos financements à la suite de la crise due au covid. En général, la majorité de nos prêts sont faits sur nos ressources propres ; les plus risqués sont garantis par la Commission européenne dans le cadre du budget InvestEU, par exemple. Cela nous permet d'augmenter notre volume d'activité, qui sinon serait trop limité par le niveau de risque des projets.

M. Dominique de Legge. - Vous avez mentionné le travail de la BEI concernant les énergies renouvelables ainsi que le secteur des batteries. Quels sont votre position et votre engagement sur le nucléaire ? La semaine dernière, le commissaire Breton nous faisait part de son ambition de réaliser 100 milliards d'euros d'investissements dans le domaine de l'industrie de la défense. Quelle est votre analyse des besoins de financement ?

M. André Reichardt. - Le partenariat oriental souffre depuis quelque temps du manque d'une vision claire et concrète. Intervenez-vous à l'égard des pays concernés, et plus particulièrement à l'égard d'un pays qui n'a pas de contrat d'association avec l'Union européenne, l'Azerbaïdjan ? Le cas échéant, à quelle hauteur intervenez-vous ?

Par ailleurs, la liste des candidats à l'entrée à l'Union européenne s'est récemment étoffée. Intervenez-vous, au-delà de l'Ukraine, en Moldavie ou Géorgie ?

Mme Karine Daniel. - À l'aune des crises successives, les Européens prennent conscience que l'Union européenne n'est pas qu'un grand marché de consommateurs, mais doit aussi reprendre la main concernant la production dans des secteurs stratégiques, notamment les semi-conducteurs, la santé et l'énergie. Dans quelle mesure repositionnez-vous votre activité sur ces secteurs stratégiques, afin de relever, avec d'autres partenaires, le financement des secteurs productifs ?

M. Ambroise Fayolle. - Le nucléaire est éligible aux financements de la BEI. C'est à l'évidence une énergie décarbonée, qui fait partie des investissements que nous pouvons faire. Dans les faits, les investissements que nous réalisons dans le nucléaire concernent en particulier la sécurité des installations. En 2023, nous avons financé un investissement important en Roumaine.

Tous nos projets d'investissements sont examinés par notre conseil d'administration, qui comporte des représentants des vingt-sept États membres. Les débats sur le nucléaire ne sont pas les plus consensuels et sereins : il est difficile de faire approuver ces projets par tous les membres de notre conseil d'administration. Cependant, depuis que je suis vice-président de la BEI, plusieurs projets nucléaires ont été retenus.

Le Royaume-Uni a pris la décision de sortir de l'Union européenne et donc de la BEI. Le Royaume-Uni était l'un des premiers actionnaires de la BEI, au même niveau que l'Allemagne, la France et l'Italie, avec un capital d'environ 40 milliards d'euros. Il a fallu une augmentation de notre capital, approuvée par les parlements des vingt-sept États membres, afin de ne pas voir notre activité s'effondrer. Nous ne faisons plus aujourd'hui de projets au Royaume-Uni.

Nous conduisons une initiative en faveur du financement de la défense. Nous finançons chaque année 1 milliard d'euros pour des projets dans le domaine de la défense, en recherche et développement comme avec le groupe Leonardo en Italie, ou en matière de drones ou de cybersécurité.

Pour que nous les financions, les projets doivent avoir un double usage, tant militaire que civil. C'est souvent le cas de recherches sur les hélicoptères, notamment. Nous sommes extrêmement attentifs, parce que nous devons emprunter pour financer les projets, et nous sommes très dépendants des marchés des capitaux. Autant les investisseurs comprennent que des États empruntent pour financer leur défense, autant ils estiment parfois que cela ne correspond pas à la vocation de la BEI. Nous sommes toujours vigilants à l'attitude de la communauté de nos investisseurs, pour nous assurer que l'ensemble de nos projets ne souffrent pas de taux d'intérêt trop importants.

M. Jean-François Rapin, président. - Le commissaire Breton a évoqué son souhait d'accélérer la production de munitions, qui a été confirmé par le Président de la République. Je comprends de vos propos que vous ne rentrez pas dans ce champ d'action.

M. Ambroise Fayolle. - Nous augmentons en volume nos investissements liés à la défense, mais nous ne finançons pas des investissements purement militaires, car nous sommes dépendants de nos actionnaires.

Concernant le partenariat oriental et les pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne, nous avons investi dans cette région environ 10 milliards d'euros ces dix dernières années, en incluant l'Ukraine, pour laquelle nous avons investi 6 milliards d'euros sur cette période. Nous sommes en ligne avec les priorités adoptées en Europe en 2021 concernant les investissements dans le partenariat oriental, et nous essayons d'augmenter nos investissements et notre attractivité dans les trois pays nouvellement candidats que sont la Moldavie, l'Ukraine et la Géorgie. La BEI prend l'engagement fort d'être présente en Arménie. Un de nos représentants est en poste à Kiev, car nous souhaitons être proches de nos partenaires ukrainiens.

Le domaine de la santé est devenu une priorité importante de la BEI. Traditionnellement, nous étions présents dans le domaine des infrastructures de santé. Un projet de 100 millions d'euros a été mis en place pour l'hôpital de Nantes. Des investissements très risqués dans le domaine de la technologie médicale sont montés en puissance : en France, nous avons financé en particulier Carmat, le projet Germitec à Bordeaux, par lequel une petite entreprise a mis en place un système extrêmement performant pour tenter de réduire les maladies nosocomiales, ou encore Inventiva à Dijon, entreprise qui développe des technologies pour lutter contre la stéato-hépatite non alcoolique, que l'on appelle maladie de Nash. Nous espérons ainsi faire émerger des champions européens, qui contribuent à notre souveraineté. Nous avons également financé en Allemagne une entreprise développant une technologie considérée comme révolutionnaire par les médecins présents dans notre équipe, utile pour les traitements des cancers. Cette entreprise, c'est BioNTech, et cette technologie, c'est l'ARN messager. Lorsque BioNTech, au début de la crise covid, a sollicité nos financements, car elle pensait que sa technologie pouvait être efficace dans la lutte contre le covid, nous l'avons accepté. Nous finançons ces projets, parce que nous considérons que c'est important pour notre souveraineté.

M. Jean-François Rapin, président. - Lorsque vous financez ce genre de projets de tech médicale, comment prenez-vous en compte les financements à l'oeuvre dans les États membres, par exemple par France 2030 et les instituts hospitalo-universitaires (IHU) ?

M. Ambroise Fayolle. - Nous travaillons bien sûr de manière importante avec France 2030, dont les financements sont complémentaires aux nôtres. De manière générale, travailler avec les IHU ne correspond pas à notre politique. Toutefois, à Montpellier, nous avons travaillé en lien avec l'entreprise MedinCell, ayant développé un système de diffusion lente des médicaments dans le corps, qui permet de réduire le nombre de prises de médicaments pour les malades de la schizophrénie. Cette entreprise est déjà considérée comme une entreprise à suivre de très près, notamment aux États-Unis.

M. Ronan Le Gleut. - J'ai déjà posé cette même question au directeur général de l'Agence française de développement (AFD) : l'euro est considéré par certains comme une monnaie puissante, mais dans vos investissements hors de la zone euro, avez-vous comme objectif secondaire de l'utiliser, et non le dollar ou une autre monnaie ? Vos montages financiers tentent-ils de privilégier l'euro ? Il me semble que, la BEI ayant été créée par le traité de Rome, cela pourrait faire partie de ses objectifs.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Si M. Trump décidait en novembre prochain d'arrêter son soutien à l'Ukraine, comment l'Europe pourra-t-elle prendre la place des États-Unis et assurer l'armement de l'Ukraine ? Je suis très inquiet sur cette question. J'ai cru comprendre que c'étaient les États qui finançaient l'armement, mais je ne sais pas s'ils pourront se mettre d'accord sur ce sujet. Et peut-on être sûr que vous serez à terme remboursés de vos prêts ?

La BEI finance systématiquement en partenariat avec des banques publiques comme la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Des actions sont-elles également directement engagées avec les entreprises ?

M. Jacques Fernique. - Nous saluons une évolution très positive des activités de la BEI à la suite de l'ambition affichée en 2020 d'en faire la banque européenne du climat. Les investissements de la BEI sont à 54 % consacrés à l'action en faveur du climat et la durabilité environnementale, et on ne peut pas dire que cela corresponde à du greenwashing.

Les débats concernant le nucléaire ne sont pas consensuels ni dans votre conseil d'administration, ni totalement au Sénat. Il semble important que la BEI contribue à financer les projets de conformité de sécurité des infrastructures existantes, mais il ne semble pas raisonnable d'engager les financements conséquents nécessaires à l'ouverture de nouvelles installations nucléaires. Ce qui est important dans les quinze ou vingt années à venir, c'est l'essor des énergies renouvelables, auquel la BEI apporte une contribution essentielle. C'est le plus sûr moyen, avec l'efficacité énergétique et la sobriété, de tenir nos trajectoires de réduction des émissions de carbone.

L'association Oxfam a récemment fait part d'exemples de gestions désastreuses d'hôpitaux privés de pays du Sud, financés par la BEI au travers d'un système complexe d'intermédiaires financiers, avec notamment des patients gardés contre leur gré lorsqu'ils ne peuvent pas s'acquitter de leurs factures. Comment expliquer que la BEI finance des établissements de ce type, et comment faire en sorte qu'elle puisse contrôler l'action de ses intermédiaires tout au long de la réalisation des projets ?

Vos standards environnementaux ont récemment évolué : la BEI est passée d'une politique visant zéro perte nette de biodiversité à une politique visant zéro perte de biodiversité tout court. Mais comment considérer que votre projet de construction d'une ligne de métro à Madrid, pour laquelle un millier d'arbres ont été déracinés, s'inscrit dans cette évolution ?

M. Ambroise Fayolle. - Bien sûr, faire de l'euro une monnaie puissante fait partie de nos objectifs, et d'ailleurs des objectifs fixés par certains mandats de la Commission européenne, qui nous demandent des décaissements en euros. Nous essayons, autant que nous le pouvons, que nos financements soient faits en euros. La limite, c'est que nos partenaires en dehors de l'Europe préfèrent souvent être financés dans d'autres monnaies, qui ne sont pas toujours le dollar. En tant qu'ancien dirigeant de l'Agence France Trésor (AFT), je sais qu'il s'agit d'une priorité pour développer l'euro comme monnaie forte.

Nous avons des partenariats importants, mais qui ne sont pas exclusifs. Deux moyens existent pour avoir un partenariat avec la BEI : des entreprises viennent voir notre bureau en France, et sont directement financées ; ou bien nous conduisons des partenariats avec la CDC, BPI France, la Banque des territoires ou CDC habitat, ainsi qu'avec des banques privées, pour faire en sorte qu'elles financent encore davantage de prêts en faveur des PME.

Nous tentons donc de développer nos partenariats avec les institutions financières, mais également nos financements directs avec les acteurs, souvent des start-up ou des entreprises de taille intermédiaire.

Je ne peux pas vous répondre concernant votre exemple précis relatif à des hôpitaux privés en dehors de l'Union européenne. L'instruction des projets financés en dehors de l'Union est aussi rigoureuse que ceux financés en Europe. Nous défendons en particulier les valeurs européennes sur tous les projets que nous finançons.

La biodiversité fait partie des éléments sur lesquels nous souhaitons mettre l'accent, avec l'adaptation au changement climatique. Nous avons en effet changé d'orientation l'année dernière concernant la biodiversité. Dans ce domaine, les projets sont souvent de petite taille. La BEI finance des projets en moyenne de l'ordre de 100 millions d'euros, donc cela représente une difficulté pour nous, mais je suis convaincu que nous en financerons davantage les prochaines années.

Mme Pascale Gruny. - Quels financements accordez-vous dans les secteurs immatériels comme l'intelligence artificielle, la chaîne de bloc ou l'archivage de données ?

M. Georges Patient. - Ma question concerne les départements et régions d'outre-mer : ces territoires périphériques de l'Europe présentent tous les critères pour être éligibles aux financements de la BEI, mais continuent de ne pas en bénéficier, malgré de nombreuses annonces. Comment l'expliquez-vous ?

M. Michaël Weber. - La décarbonation est un sujet important, attendu par nos concitoyens, dans lequel les États membres se sont engagés de façon différenciée. Quelle est votre position sur les carburants de synthèse, vers lesquels certains États se sont engagés, ou sur l'hydrogène ? En France, l'hydrogène est devenu un sujet d'actualité, la production d'hydrogène vert étant souhaitée par certains, d'autres voulant privilégier l'hydrogène blanc, présent naturellement dans les sous-sols, mais pour lequel nous n'avons pas développé une stratégie précise.

La biodiversité soulève aussi un débat sur nos pratiques et nos manières d'occuper les territoires. Pour être compris, le débat sur le zéro artificialisation nette (ZAN) doit être mis en rapport avec la rénovation énergétique des bâtiments. Comment la BEI aide-t-elle les territoires souhaitant s'engager dans la rénovation énergétique pour répondre aux limites de l'artificialisation des sols ?

M. Ambroise Fayolle. - L'immatériel constitue un enjeu que nous considérons pour notre propre organisation. Nous examinons les financements possibles dans ce domaine. Nous avons déjà financé une opération saluée par les marchés financiers faisant intervenir la chaîne de bloc dans la trésorerie de la BEI, en lien avec la Banque de France.

Nous finançons de nombreux projets dans le domaine du développement de la 5G, avec Orange ou Iliad notamment, et nous tentons de financer de nombreux projets relatifs à l'autonomie stratégique dans le domaine du numérique. Je pense notamment à l'entreprise OVHcloud, qui a développé un nuage de données maîtrisé par des Européens, que nous avons financé de manière importante.

Je suis d'accord avec vous sur le constat envers les territoires d'outre-mer, qui font partie intégrante de l'Union européenne et sont éligibles aux financements de la BEI. Dans mon action quotidienne, j'essaie de porter ce message. Nous avons déjà financé un certain nombre de projets. À la Réunion, nous avons financé un collège à énergie positive, dont la conception architecturale est particulièrement moderne. Nous avons financé avec la région le développement de PME, ainsi que la rénovation d'infrastructures comme l'aéroport et la nouvelle route du littoral entre Saint-Denis et La Possession. En Guadeloupe, nous avons financé la rénovation de l'aéroport de Pointe-à-Pitre. Nous essayons de répondre aux besoins qui nous sont présentés par les outre-mer ; si vous avez des exemples ou des projets, n'hésitez pas à nous en faire part.

L'hydrogène est une priorité importante pour l'Europe, et donc pour la BEI. Nous regardons un certain nombre de projets dans ce domaine, en Europe et en dehors d'Europe. La semaine dernière, nous avons signé un projet important pour financer la production de l'acier à partir d'hydrogène vert. L'hydrogène vert permet notamment la décarbonation d'industries très fortement émettrices : c'est un enjeu majeur pour la réduction des émissions. Nous sommes heureux de pouvoir financer de tels projets : nous avons financé des recherches d'Arcelor, ainsi que des projets dans le domaine du ciment ou des engrais. En dehors de l'Europe, nous examinons des projets d'hydrogène en Égypte, en Namibie ou en Mauritanie.

L'efficacité énergétique est un axe essentiel de notre action en faveur du climat. Nous finançons donc beaucoup de projets en sa faveur, ou qui incluent une composante d'efficacité énergétique. En France, chaque année, nous répondons aux demandes de très nombreux départements et régions pour financer la rénovation ou la construction de collèges ou de lycées. Une partie importante de ces financements est consacrée à l'efficacité énergétique. Il en va de même dans le domaine du logement social. Avec CDC Habitat, nous avons financé le projet Maisons & Cités, en vue de la rénovation thermique des corons, notamment à Liévin, ces bâtiments classés ne pouvant être rénovés que par l'intérieur. Lors d'une visite dans un de ces bâtiments rénovés, un habitant m'avait dit qu'il était bon de voir que l'Europe avait fait quelque chose pour lui. Cet exemple démontre que, concrètement, l'Europe finance des projets qui améliorent la vie de nos concitoyens.

M. Jean-François Rapin, président. - Nous vous remercions de ces précisions. Les champs d'action de la BEI seront probablement à nouveau appelés à évoluer, car ses domaines d'activité, l'intelligence artificielle, la santé, l'agriculture, l'énergie sont tous à des tournants susceptibles de changer notre civilisation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Agriculture et pêche - Point d'actualité sur la situation agricole : communication de M. Jean-François Rapin

M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, au regard de l'ampleur qu'ont pris, ces derniers jours, les manifestations d'agriculteurs en France, mais également en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Pologne, j'ai souhaité ajouter à l'ordre du jour de notre réunion de commission un bref point d'actualité, afin que nous puissions évoquer ensemble la dimension européenne de ce vaste mouvement de protestation.

À première vue, les revendications couvrent un spectre très large ; en Allemagne comme en France, les manifestations ont initialement été provoquées par des mesures d'ordre fiscal, avec un projet d'augmentation des taxes sur le diesel agricole en Allemagne et la suppression progressive de l'avantage fiscal sur le gazole non routier en France. Très rapidement cependant, les rassemblements se sont multipliés, tandis que la liste des préoccupations exprimées par les agriculteurs s'allongeait : baisse des revenus, accès à l'eau, concurrence déloyale des importations, crises sectorielles, complexité administrative et contraintes croissantes, négociations sur le prix du lait, perspective d'une entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne...

Derrière cette crise multifactorielle et ces divers motifs de mécontentement, se cache en réalité une seule requête : les agriculteurs aspirent à pouvoir vivre de leur métier, sans être écrasés de normes et d'injonctions contradictoires à respecter.

Comment dès lors, ne pas pointer le rôle de la nouvelle politique agricole commune (PAC) d'une part, et du Pacte vert d'autre part, dans les épreuves que traversent nos agriculteurs à travers toute l'Europe ?

Je voudrais commencer par la politique agricole commune. Globalement, les fonds alloués à la PAC sur la période 2021-2027 sont très insuffisants, d'autant qu'ils sont grignotés par l'inflation et se révèlent donc en baisse, en euros constants, par rapport au budget 2014-2020. Ce n'est pas tout : nos agriculteurs ont dû s'adapter ces derniers mois, dans des délais très contraints, aux très nombreuses normes issues de la réforme de la PAC, comme le renforcement de la conditionnalité, les éco-régimes ou encore les nouvelles règles sur les bénéficiaires de la PAC. À titre d'exemple, de nombreuses voix se sont dernièrement élevées pour dénoncer l'obligation de maintenir des jachères préservant 4 % de zones non productives, alors que le déclenchement de la guerre en Ukraine a considérablement diminué l'offre céréalière.

Mes chers collègues, certains commentateurs semblent découvrir ce que nous n'avons de cesse de répéter depuis 2017 ! En effet, au cours des dernières années, le Sénat a adopté pas moins de quatre résolutions européennes pour demander un renforcement de la politique agricole commune et un maintien de ses moyens budgétaires. Dès 2017, dans une résolution du 8 septembre, nous avons fait valoir la nécessité absolue de sécuriser les revenus des agriculteurs et d'appréhender avec pragmatisme et efficacité les questions environnementales. Nous avons par la suite réclamé à trois reprises, dans des résolutions du 6 juin 2018, du 7 mai 2019 et du 19 juin 2020 que la PAC bénéficie au moins d'un budget stable en euros constants pour la période 2021-2027 par rapport aux années 2014-2020, et soit toujours considérée comme une priorité stratégique au regard de l'impératif de sécurité alimentaire des citoyens européens.

Notre commission a par ailleurs publié quatre grands rapports, en 2017, en 2018, en 2019 et en 2020 pour mettre en garde contre les effets prévisibles de la réforme de la PAC et faire valoir la priorité à accorder aux objectifs de la PAC sur ceux de la politique de concurrence.

Nous n'avons pas été entendus, et nos agriculteurs en ont payé le prix, ce d'autant - j'en viens à mon second point - qu'à la réforme de la PAC, s'est ajoutée la mise en oeuvre de la stratégie « De la ferme à la fourchette ». Or, selon M. Rousseau, président de la FNSEA, c'est la vision d'une agriculture décroissante portée par cette stratégie qui a constitué le fait générateur du mouvement de protestation actuel.

Permettez-moi, mes chers collègues, de revenir très brièvement sur cette stratégie, qui consiste à décliner d'ici à 2030 le « Pacte vert » à l'agriculture européenne, sur la base notamment d'une diminution de 50 % de l'utilisation des pesticides, d'une baisse de 20 % de celle d'engrais et d'un quadruplement des terres converties à l'agriculture biologique.

Dès la publication de la stratégie « De la ferme à la fourchette », notre commission des affaires européennes s'est inquiétée de l'impact que pourraient avoir de telles mesures sur la production agricole européenne, en ne cessant de réclamer, sans succès à ce jour, la publication par la Commission européenne d'une étude d'impact exhaustive.

Nous avons parallèlement pris connaissance d'études publiées par des sources tierces, notamment celle du ministère de l'Agriculture des États-Unis et celle de l'Université de Wageningen, qui mettaient en évidence un risque avéré de diminution de la production européenne dans des proportions allant de 10 % à 20 % d'ici à 2030, en raison notamment de la chute attendue des rendements, ainsi que de la baisse des surfaces cultivées et du volume des récoltes.

Dans un contexte marqué par la pandémie puis la guerre en Ukraine, le Sénat a alors adopté, le 6 mai 2022, une résolution européenne pour appeler à reconsidérer sans délai les termes de la stratégie « De la ferme à la fourchette », afin de redonner priorité aux objectifs de production agricole, garantissant l'autonomie et l'indépendance alimentaire de l'Union européenne.

Nous estimions alors, je cite, que « toute diminution forte de la production européenne [...] renchérirait les prix des produits agricoles, et serait inéluctablement compensée à due concurrence par des importations de substitution extra-européennes, ce qui alourdirait l'empreinte environnementale de notre alimentation, à rebours des objectifs du “Pacte vert” ». Cela nous est confirmé dans un rapport du Haut Conseil pour le climat (HCC) publié aujourd'hui, selon lequel 46 % des émissions agricoles sont des émissions importées.

En dépit de ces mises en garde, la Commission européenne s'est obstinée à décliner sa stratégie, en élaborant de nouvelles réglementations à un rythme effréné. Au cours des derniers mois, les agriculteurs se sont donc alarmés à plusieurs reprises des conséquences qu'auraient sur leurs activités les normes issues des quelque soixante-quinze textes législatifs du Pacte vert européen. Je pense notamment au règlement sur l'usage durable des pesticides, qui ambitionne de parvenir à une baisse de 50 % de l'usage des produits phytosanitaires d'ici à 2030, mais également au règlement sur la restauration de la nature, qui prévoyait initialement le gel de 10 % des surfaces agricoles. Je pourrais aussi évoquer la révision de la directive sur les émissions industrielles dite IED, consistant à étendre le champ d'application de cette directive aux exploitations bovines ainsi qu'à un plus grand nombre d'exploitations porcines et avicoles, avec pour corollaire des coûts de mise en conformité très élevés pour toutes ces exploitations.

À l'heure actuelle, nos agriculteurs font le constat suivant : après les difficultés successives causées par la pandémie et l'impact de la guerre en Ukraine sur les coûts de production, toutes ces nouvelles normes vont les contraindre à produire moins, alors que dans le même temps, les importations de denrées alimentaires ne respectant pas les normes environnementales et sanitaires européennes et dont le transport présente un bilan carbone désastreux, elles, ne cessent d'augmenter.

Cette accumulation de normes intenables et de discours contradictoires a fini par pousser à bout nos agriculteurs, et nous ne pouvons que partager leur désarroi et leur colère.

Le Sénat a trop longtemps crié dans le désert et il est malheureux qu'il n'ait pas été entendu plus tôt. Il aura fallu l'explosion actuelle pour que le diagnostic soit enfin posé et partagé ; se pose la question des réponses à apporter à la colère et aux craintes exprimées par les agriculteurs. Des annonces devraient être faites cet après-midi ou demain : j'espère qu'elles seront suffisantes pour calmer le mouvement.

Après avoir longtemps choisi d'ignorer les inquiétudes et les incompréhensions suscitées par la mise en oeuvre implacable du Pacte vert, la Commission peine désormais à trouver une voie de sortie convaincante. Bien au contraire, les récentes déclarations de M. Valdis Dombrovskis, augurant d'une conclusion des négociations de l'accord de libre-échange avec les pays du Mercosur avant la fin du mandat actuel, ont pu être perçues comme une provocation.

Quoi qu'il en soit, la présidente de la Commission Ursula von der Leyen a annoncé en septembre dernier le lancement d'un dialogue stratégique sur le futur de l'agriculture, pour tenter de remettre tous les acteurs autour de la table afin de - je cite - « forger une vision commune sur l'avenir de l'agriculture ». Cette prise de conscience est bien tardive, et le calendrier dans lequel elle s'inscrit, à quelques semaines des élections européennes, a de quoi nous laisser songeurs.

In fine, après plusieurs mois de tergiversations, c'est précisément aujourd'hui que ce dialogue stratégique doit débuter, lors d'une réunion avec une trentaine de participants, autour de quatre grandes problématiques : le revenu des agriculteurs, la durabilité de leurs pratiques, la compétitivité du secteur et l'innovation technologique.

Mes chers collègues, il était temps que la Commission se mette à l'écoute de nos agriculteurs et se rende compte des difficultés qu'ils rencontrent quotidiennement pour exercer leur métier ! En réalité, cet exercice aurait dû être mené dès 2018, avant l'élaboration du Pacte vert et de la nouvelle politique agricole commune.

Désormais, il y a urgence à agir pour desserrer l'étau qui étouffe nos agriculteurs, en prenant des décisions indispensables et réclamées de longue date, comme l'octroi de nouvelles dérogations aux règles de mise en jachère, ou la mise en place d'un moratoire sur les réglementations destinées à mettre en oeuvre la stratégie « De la ferme à la fourchette ». À cet égard, la proposition de règlement sur un usage durable des pesticides, que le Parlement européen a rejetée sans ambiguïté, devrait être définitivement retirée par la Commission. Il faudrait enfin mettre un terme à la concurrence déloyale dont sont victimes nos agriculteurs, en veillant sérieusement au respect des normes applicables aux importations agricoles de pays tiers. Le débat sur l'accord de libre-échange avec les pays du Mercosur, malheureusement, démontre que cette voie ne fait pas l'unanimité.

Ces mesures ne doivent pas être renvoyées au mois de septembre, date à laquelle le dialogue stratégique doit aboutir, d'autant que la mise en ordre de marche de la nouvelle Commission pourrait traîner en longueur au dernier trimestre, le temps que chaque commissaire soit adoubé par le Parlement européen. La Commission européenne actuellement en fonction doit prendre ses responsabilités et infléchir dès aujourd'hui sa politique agricole, sans chercher à temporiser davantage.

Afin de l'aiguillonner tout au long des prochains mois, j'ai proposé hier soir à la présidente de la commission des affaires économiques, Dominique Estrosi Sassone, de réactiver le groupe de suivi sur la politique agricole commune, afin de partager un même constat et préparer l'avenir. Je vous proposerai donc prochainement de désigner des membres de notre commission pour participer à ce groupe de suivi.

Mes chers collègues, je souhaitais faire ce point d'actualité en raison de la crise patente, probablement durable. Comme souvent, nous en sommes réduits à trouver des mesures d'urgence pour répondre à des problèmes sur lesquels nous alertons le Gouvernement depuis longtemps.

M. Jacques Fernique. - Effectivement, dans ce contexte de tension, ce mouvement social et professionnel à l'échelle européenne témoigne du désarroi des agriculteurs. Les revenus des agriculteurs évoluent de façon désastreuse année après année, et l'agriculture compte de moins en moins d'agriculteurs, car elle voit disparaître de nombreuses exploitations. De façon encore plus dramatique, les suicides d'agriculteurs atteignent un nombre sidérant, sans équivalent dans d'autres milieux professionnels.

En effet, il faut prendre en compte la concurrence déloyale des importations et ces accords de libre-échange ne comportant pas de clauses miroirs sérieuses, comme les réponses du ministre Fesneau hier, lors de la séance de questions au Gouvernement, en témoignent encore. Ne le nions pas, il faut aussi tenir compte de l'empilement de contraintes administratives qui pèsent sur les agriculteurs.

Ne pensons pas sortir de cette crise uniquement avec des réponses à court terme, au détriment de la nécessité de faire bouger les lignes à long terme et de prendre en compte la planification écologique. Il est difficile, dans ce contexte de désarroi, de s'entendre dire de façon moralisante qu'il faut changer les pratiques. Pour répondre à ces crises, un accompagnement solide est nécessaire, notamment de vraies mesures de garantie des revenus et une réorientation des aides de la PAC, qui doivent être plus justes, aller vers les agriculteurs qui éprouvent de fortes difficultés et qui font des efforts pour être accompagnés vers la transition.

La transition bas-carbone constitue un défi complexe. La publication de l'avis du Haut Conseil pour le climat intervient au bon moment pour éviter des réponses de court terme et réduire le risque d'avoir affaire à des révoltes similaires dans quelques années. Ne perdons pas de vue l'essentiel: nous devons continuer à réduire les émissions provoquées par la production agricole, à augmenter la capacité de stockage des sols, à préparer les efforts d'adaptation au changement climatique tout en poursuivant des exigences sociales et économiques pour que l'on puisse vivre de l'agriculture.

M. Jean-François Rapin, président. - Je ne m'attarderai pas sur le sujet dramatique des suicides des agriculteurs, mais je note que la plupart d'entre eux sont dus au surendettement, les agriculteurs étant incapables de rembourser les emprunts liés à l'adaptation des exploitations aux normes qui leur sont imposées depuis des années. Depuis 2017, le Sénat ne cesse de proposer des solutions transitoires, car les changements leur sont imposés de manière beaucoup trop rapide et brutale.

Le rapport du Haut Conseil pour le climat mentionne 46 % d'émissions agricoles liées aux importations, lesquelles ne cessent d'augmenter. Face à cette situation et à une consommation qui va croissant, comment faire pour relancer la production ?

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Il serait opportun que la commission du développement durable soit associée au groupe de suivi sur la politique agricole commune.

M. Jean-François Rapin, président. - Ce dernier était initialement constitué de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques. Je vous rappelle par ailleurs que notre commission a un caractère transversal et se compose de membres de toutes les commissions.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Je reçois de nombreux messages d'agriculteurs faisant état des complications qu'ils subissent. Tout ceci doit être jugé globalement, mais aussi secteur par secteur, pour éviter les drames. Il est bon que le Sénat s'empare fortement de ce sujet, car les agriculteurs sont à la limite de l'écoeurement.

M. Louis Vogel. - Les mesures de lutte contre les pratiques déloyales concernant le non-respect des normes par ceux qui importent des produits en Europe sont des mesures de court terme utiles, mais qui ne suffiront pas. Il faut changer le calendrier et la programmation des mesures imposées par l'Europe.

M. Jean-François Rapin, président. - C'est ce que nous demandons.

M. Louis Vogel. - Il le faut, sinon nous irons vers un mouvement social d'ensemble, incontrôlable. Le ras-le-bol face à la multiplication des normes technocratiques dont la légitimité politique est difficile à saisir et qui ne font pas l'objet d'un contrôle démocratique s'accentue. Nous risquons une crise généralisée, le même problème se retrouvant dans d'autres secteurs.

Mme Pascale Gruny. - Comme je le dis toujours : l'environnement, bien entendu, la transition, bien évidemment, mais moins vite et moins fort. Je le dis aussi à Bruxelles : on ne laisse pas assez le temps au temps. Les agriculteurs font de nombreux efforts ; d'ailleurs ils seraient fous de ne pas vouloir changer de pratiques ni employer des produits de substitution. Mais la recherche n'est pas encore au point, et il faut nourrir la France et la planète, en tenant compte aussi des incidences géopolitiques de cette situation. Quelque 750 000 tonnes de sucre arriveront d'Ukraine l'année prochaine, soit deux ou trois fois plus que l'année dernière, sans être soumises à aucune taxe.

Plusieurs agriculteurs de mon département se sont lancés dans l'agriculture biologique. Or ils sont contraints de jeter plus de la moitié de leur production, faute de marché, car ces produits sont trop chers.

L'augmentation des surfaces et des cheptels s'explique par ailleurs par la recherche de revenus. Cet agrandissement est indispensable si l'on veut obtenir du volume. Les jeunes agriculteurs se heurtent aux difficultés liées au foncier, notamment. Leurs parents sont dans l'inquiétude, d'autant que, si l'endettement a toujours été un enjeu pour les exploitations agricoles du fait du coût important du matériel, on parle aujourd'hui de surendettement. Il faudrait en outre du matériel de plus en plus sophistiqué pour répondre aux enjeux de la transition écologique, ce qui implique des investissements considérables.

De plus, outre la concurrence extérieure à l'Union européenne, il existe une concurrence interne très lourde, accentuée par le coût très élevé de la main d'oeuvre en France. À chaque loi de finances, nous demandons d'ailleurs toujours un accompagnement pour les agriculteurs.

Les agriculteurs ont toujours manifesté, mais ce mouvement est différent ; je sens qu'ils ont atteint leurs limites.

M. Jean-François Rapin, président. - En effet, cette manifestation se distingue des autres. C'est la manifestation du désespoir. Il est incompréhensible que la Commission évoque la conclusion de l'accord avec le Mercosur alors que l'Europe agricole est en feu. C'est de la provocation ! Il est par ailleurs étonnant que le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères se soit récemment contenté d'un avis de sagesse sur la proposition de résolution du Sénat relative à cet accord de libre-échange, alors que tous les groupes politiques ont soutenu cette initiative sénatoriale.

Mme Pascale Gruny. - Merci d'avoir organisé ce temps d'échanges.

M. Jean-François Rapin, président. - Je tenais à revenir sur les travaux menés par le Sénat sur le sujet depuis plusieurs années. Il me revient que Jean-François Husson avait annoncé à Élisabeth Borne, alors ministre des transports, juste avant la crise des gilets jaunes, qu'il y aurait une révolution dans le pays si elle ne changeait pas de cap. On a parfois tort d'avoir raison trop tôt. Il est inquiétant que nous ne soyons pas davantage écoutés. Merci à tous.

La réunion est close à 10 h 45.