- Mardi 11 mars 2025
- Jeudi 13 mars 2025
- Audition de M. Christophe Perruaux, directeur de l'office national anti-fraude (ONAF)
- Audition de M. Sébastien Tiran, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (À huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.)
- Audition de M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et de Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la DGFIP
Mardi 11 mars 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Audition de Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor (À huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.)
Aucun compte rendu ne sera publié.
La réunion est close à 9 h 45.
Jeudi 13 mars 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Audition de M. Christophe Perruaux, directeur de l'office national anti-fraude (ONAF)
M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos auditions de ce jour en entendant M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude (Onaf).
Monsieur le directeur, l'Onaf a été créé voilà presque un an, jour pour jour, pour « améliorer la lutte contre les fraudes aux finances publiques, qu'elles soient nationales ou commises au préjudice de l'Union européenne », favoriser « le démantèlement des structures de fraude ou de blanchiment par l'identification des flux financiers illicites générés par ces fraudes » et permettre « la saisie des avoirs criminels ». Il était donc important pour nous de vous entendre.
Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Perruaux prête serment.
M. Christophe Perruaux, directeur de l'Office national anti-fraude (Onaf). -Monsieur le président, je vous remercie de cette invitation qui m'honore. Au vu du nombre d'autorités ô combien compétentes qui ont été entendues avant moi, je me suis inquiété de ce que je pourrai vous apprendre que vous ne connaissiez déjà. J'essaierai de vous apporter un petit plus en exposant la spécificité de notre service.
Je suis magistrat de l'ordre judiciaire ; c'est une obligation légale pour diriger ce service de police judiciaire atypique. En tant que pénaliste, j'ai effectué l'essentiel de ma carrière au parquet - en Corse, à Grasse et à Tarascon - et à l'instruction, en concentrant mon action sur la criminalité classique durant la première partie de mon activité professionnelle - j'ai été durant dix ans le coordonnateur des juges d'instruction à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière de Marseille. Plus récemment, j'ai été procureur de la République adjoint au parquet de Paris, avec M. François Molins, puis avec M. Rémy Heitz et chargé de la division des affaires économiques et financières, de la criminalité organisée et cyber - celle-ci comprenait une quarantaine de magistrats.
Depuis le 15 juillet 2021, je suis à la tête de l'Onaf, qui a succédé au Service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF). Ce service a été créé en 2002, les prémices datant de 1999 ; il est né de la volonté de la douane de participer plus efficacement au démantèlement des organisations criminelles et de s'intéresser, au-delà des saisies de produits, aux trafiquants et à l'argent. Dès lors que la liberté d'aller et venir et la vie privée pouvaient être mises à mal par des gardes à vue ou des mesures de surveillance, il fallait nécessairement passer d'un cadre administratif, douanier, à un cadre judiciaire - sous l'autorité de magistrats. Ce basculement n'a pas été facile pour la douane ; ce fut une vraie révolution !
Au regard des impératifs judiciaires, notamment du secret de l'enquête, il a été décidé de créer un service de la douane à part, à compétence nationale. Mes supérieurs sont le directeur général des douanes et droits indirects (DGDDI) et, depuis peu, la directrice générale des finances publiques (DGFiP), mais je ne rends compte qu'aux magistrats.
Le ministère de l'intérieur n'ayant pas vu d'un très bon oeil la création de ce service, son périmètre a été cantonné à des domaines extrêmement limités, à savoir les affaires purement douanières. Contrairement aux commissariats de police et aux brigades de gendarmerie, je ne peux toujours pas diligenter d'enquête d'initiative. Je ne peux donc être saisi que sur demande expresse des magistrats, des procureurs ou par commission rogatoire d'un juge d'instruction.
Surtout, à la différence des autres offices, je n'ai pas de compétence légale générale. Je ne peux diligenter d'enquêtes que sur les infractions spécifiquement prévues aux articles 28-1 et 28-2 du code de procédure pénale : infractions douanières, escroqueries à la TVA, vols de biens culturels, fraudes aux accises ou aux intérêts de l'Union européenne (UE), blanchiment. Pour ce dernier cas, nous avons pu élargir notre périmètre d'action et acquis une vraie compétence grâce à notre compréhension des phénomènes les plus complexes, notre capacité à les traiter et notre technicité. Le service s'est d'ailleurs fait connaître par le biais des fraudes à la taxe carbone.
En 2019, la DGFiP a eu la même réflexion que les douanes pour agir sur les présomptions de fraudes fiscales complexes, à propos desquelles l'administration fiscale faisait le constat de son impuissance. Cette compétence a donc été confiée à ses agents - ils étaient quarante à l'origine, ce nombre est passé à quatre-vingts -, qui se sont ajoutés à mes douaniers, étant précisé qu'elle avait déjà été donnée au ministère de l'intérieur au travers de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et de la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF).
Cet élargissement des compétences s'est poursuivi après ma prise de fonctions au sein du service - le SEJF a remplacé le Service national de douane judiciaire (SNDJ) en 2019. En pleine crise du covid-19, des affaires de fraudes au chômage partiel ou au fonds de solidarité nous parviennent. Certaines sociétés qui n'ont jamais eu d'existence ni le moindre salarié perçoivent 200 000 euros à 300 000 euros en quarante-huit heures... Le parquet s'interroge pour savoir à qui confier ces dossiers, sachant que les services de police judiciaire classiques, de même que l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) et l'OCLCIFF sont surchargés. Je confie donc ces cas à l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) et à l'Office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI), à côté de l'OCRGDF, mais les résultats ne sont pas très concluants.
À ce moment-là, je suis convaincu de la nécessité d'un service à compétence nationale spécialisé dans les escroqueries aux finances publiques. Je soumets cette mesure dans le cadre du plan de lutte contre la fraude que porte M. Attal. Le SNDJ et le SEJF avaient montré leur capacité à traiter ce type de fraudes et appréhender la réinjection dans l'économie légale de l'argent issu de toutes infractions - trafics de stupéfiants ou de tabac, contrefaçon, fraudes à la TVA, mais aussi blanchiment des escroqueries aux finances publiques.
Dans un entretien accordé au journal Le Monde datant de 2022, Giovanni Melillo, procureur national anti-mafia italien, déclarait exactement ce que je constatais, à savoir que les mafias consacrent bien plus de temps à prendre de l'argent public qu'à se livrer à leurs autres activités illégales. Elles sont devenues capitalistes, en investissant dans le détournement et le blanchiment des fonds européens, nationaux et des collectivités, car ces affaires sont moins dangereuses et plus rémunératrices.
Aujourd'hui, le service compte 345 agents - 368 en effectif théorique -, dont 260 officiers de douane judiciaire (ODJ), et s'apprête à intégrer 67 officiers fiscaux judiciaires (OFJ) actuellement en formation. Une unité fiscale et une unité douanière - la plus importante, avec 80 enquêteurs - sont présentes dans la capitale. Les 8 autres unités sont réparties sur l'ensemble du territoire, à Bordeaux, Fort-de-France, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Nantes et Toulouse. Elles sont composées uniquement d'ODJ, mais nous allons créer à Marseille un groupe mixte d'OFJ et d'ODJ, dans la mesure où 30 % des affaires fiscales traitées sont constatées dans le sud-est de la France. Je précise que la compétence des OFJ était limitée à l'origine aux présomptions de fraudes fiscales complexes ; je l'ai élargie aux escroqueries à la TVA et aux finances publiques.
À mon sens, ce service fonctionne bien, et ce pour plusieurs raisons. Au départ, les douaniers et les agents de la DGFiP sont des spécialistes de la lutte contre la fraude. Ils disposent à ce titre des « applicatifs » pour détecter les flux anormaux de marchandises et les mouvements financiers. Nous les formons - en termes de ressources humaines, le coût est important - pour qu'ils deviennent des enquêteurs judiciaires, après les avoir recrutés par le biais d'appels à candidatures attractifs. Pour un emploi d'ODJ, je reçois quatre candidatures de douaniers ; il en est de même pour les postes d'OFJ, convoités par les services de la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) et la direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF). La formation, juridiquement très pointue, dure six mois et intègre la maîtrise du tir et des techniques professionnelles de contrôle et d'intervention (TPCI). À ce propos, les moyens et l'attractivité de la police et de la gendarmerie en matière économique et financière doivent absolument être renforcés face au manque patent d'enquêteurs. Cette filière s'est en effet réduite comme peau de chagrin depuis quinze ans.
Nous travaillons beaucoup pour le parquet national financier (PNF) - à lui seul, il concentre 85 % des missions des OFJ -, le Parquet européen, les Jirs et la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco). Près de 40 % des affaires que nous traitons me sont confiées par des parquets spécialisés. Toutefois, à côté des offices centraux, les antennes ont véritablement un rôle à jouer pour répondre à la commande des procureurs locaux. Par exemple, le trafic de civelles, principalement dans le Bordelais, doit être démantelé - sachez qu'il rapporte autant que la cocaïne !
M. Raphaël Daubet, président. - Merci beaucoup pour vos explications. Pouvez-vous nous indiquer le volume des fraudes et le nombre de réseaux criminels que vous avez démantelés ? Pourriez-vous aussi nous dresser une typologie des fraudes et nous donner quelques exemples de systèmes en place bien identifiés ? Le trafic de civelles est-il le fait d'un vrai réseau illégal organisé ou de simples braconniers ?
M. Christophe Perruaux. - Je commence par votre dernière question. Il existe bien sûr des braconniers, mais le trafic de civelles est structuré par de véritables organisations criminelles : il faut en effet des moyens colossaux pour mettre en place des infrastructures et des réseaux de transport - elles doivent être envoyées vivantes... L'an dernier, nous avons identifié un réseau vers un pays africain, où des criminels avaient créé un bassin pour stocker les civelles avant de les envoyer en Asie, la principale zone de consommation et de destination du trafic.
Nous avons aujourd'hui environ huit cent cinquante dossiers en portefeuille et notre durée moyenne de traitement est de deux ans, ce qui est plutôt rapide d'autant que les dossiers sont habituellement complexes. Souvent, on n'en maîtrise pas tous les éléments, notamment parce qu'ils nécessitent fréquemment une coopération internationale, mais notre objectif est de ne pas traîner, quitte à en couper certaines branches pour être plus efficaces. En matière de délinquance financière, il faut repérer deux ou trois infractions essentielles et concentrer ses efforts ; c'est un peu différent des stups, où on peut remonter des filières.
Je trouve toujours assez étrange de faire des estimations sur le nombre de réseaux criminels actifs ou sur le volume des fraudes, puisque cela est par essence caché. D'ailleurs, les estimations varient tellement qu'elles ne peuvent pas signifier grand-chose.
Ce qui est certain, c'est que nous assistons à une systématisation des attaques contre les dispositifs qui distribuent de l'argent public. Toutes les politiques publiques où sont distribuées des aides sont concernées par des attaques véloces et efficaces, menées par des organisations qui, même quand elles sont anciennes, utilisent des moyens techniques toujours plus opaques et sophistiqués - VPN, messagerie cryptée, etc.
Je vous donne un exemple : l'État a mis en place un fonds pour aider les commerces et les établissements de proximité à rendre leurs locaux accessibles aux personnes en situation de handicap. Dans les jours qui ont suivi l'ouverture du guichet, des centaines, voire des milliers, de demandes ont été déposées et on a estimé que 70 % d'entre elles étaient frauduleuses !
Lorsque cela concerne de l'argent public, nous devons accepter qu'on prenne du temps pour examiner les dossiers et qu'on demande des comptes précis pour justifier de l'éligibilité au dispositif en question. Sinon, il faut a minima rendre les systèmes de détection des fraudes beaucoup plus performants. Aller vite et simplifier peut être antinomique avec la lutte contre la fraude. Le secteur privé, par exemple lorsqu'il s'agit d'un prêt, vérifie un certain nombre d'éléments des dossiers, c'est le scoring : pourquoi l'État ne le ferait-il pas ?
Je vais vous donner un autre exemple. Nous avons été saisis par le parquet de Nice d'une enquête qui était petite à l'origine - une fraude au chômage partiel évaluée à 140 000 euros avec une société fictive et un gérant de paille. Après recoupements, nous avons mis au jour une véritable toile d'araignée de trois cents sociétés animées par une seule personne résidant à Dubaï. Cette personne proposait ses sociétés à des organisations criminelles pour toutes sortes de trafics - cocaïne, méthamphétamine, tabac, etc. C'est dans ce cadre que nous avons découvert que vingt tonnes de sucre contaminé à la cocaïne seraient livrées de Colombie en France ; nous avons pu, avec l'Office anti-stupéfiants (Ofast), interpeller ceux qui importaient ce « sucre », les chimistes - ils étaient à Barcelone - et celui qui résidait à Dubaï - il a malheureusement été libéré très vite malgré l'émission d'un mandat d'arrêt international. Vous voyez bien ici l'importance des connexions internationales et des liens, notamment pour le blanchiment, entre le financier, le commerce et la criminalité classique.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vous savez, cette commission d'enquête n'a pas été créée par hasard : des gens dans cette maison - je crois que je suis identifiée comme en faisant partie - travaillent sur les questions de fraude et de criminalité organisée depuis de nombreuses années.
J'ai une première question, presque de principe... Pourquoi l'administration est-elle hermétique à toutes les propositions que nous formulons en la matière ? J'ai de nombreux exemples où le Gouvernement a retoqué nos amendements sans réelle motivation.
Ainsi, j'avais déposé une batterie d'amendements à propos des aides liées au covid qui étaient largement distribuées selon un principe déclaratif, un véritable aimant à fraudes ! Une esthéticienne, qui avait prétendu avoir cinquante salariés, n'en avait en fait que deux... Elle s'est fait refaire les seins et a acheté une Mercedes avec l'argent qu'elle a touché !
En réponse à l'amendement que j'avais déposé à ce sujet - il s'agissait de l'amendement n° 535 rectifié, ceux qui nous écoutent ou nous lisent pourront le retrouver dans le compte rendu de la séance du 19 juillet 2020 au Journal officiel -, Agnès Pannier-Runacher m'a expliqué au nom du Gouvernement : « Il n'y a pas 1 euro de payé sans le nom, le prénom, le numéro de sécurité sociale, les heures à indemniser. Ces renseignements ne sont pas fournis au moment de la demande initiale, puisque celle-ci débouche sur une autorisation de principe qui permet de faire valoir que l'on pourra bénéficier du dispositif de chômage partiel. L'amendement me semble donc satisfait. » De son côté, le rapporteur général de la commission des finances a semblé comprendre qu'il y avait un problème, mais a quand même demandé le retrait de l'amendement...
Certes, nous étions avant l'annonce d'un plan sur la fraude par Gabriel Attal et le texte sur le narcotrafic vise à mettre en place un dispositif de prévention, mais j'insiste : le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce a pris la peine de rédiger un livre blanc et de formuler des propositions, mais lorsqu'on transforme celles-ci en amendements, on se fait balader !
Que se passe-t-il exactement dans les procédures de décision de l'exécutif ? Où est le blocage, alors que vous nous dites vous-mêmes que l'État arrive trop souvent après la bataille et qu'on agit ex-post ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous fournir une cartographie de la fraude ?
Notre commission d'enquête pourrait proposer de vous ouvrir la possibilité d'une saisine directe. Qu'en pensez-vous ?
Quelle appréciation portez-vous sur la création d'un parquet national contre la criminalité organisée ?
M. Christophe Perruaux. - Je ne peux guère vous répondre sur votre première question ; je suis magistrat et c'est un sujet qui n'entre pas dans ma sphère de compétences.
Vous savez, il est déjà difficile de sensibiliser les magistrats, qui ont beaucoup de choses à faire, aux dossiers de lutte contre la fraude d'autant qu'ils peuvent facilement considérer que la fraude est « évitable ».
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Bienvenue au club ! C'est également difficile au Sénat.
M. Christophe Perruaux. - Pourquoi ne mettons-nous pas en place des dispositifs plus performants pour éviter la fraude ? Je ne le sais pas !
Pour autant, j'ai l'impression que, notamment dans le cadre du plan lancé par M. Attal et poursuivi par M. Cazenave, la sensibilisation est aujourd'hui plus forte et que tout le monde comprend l'intérêt d'être plus vigilant.
Depuis la loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces, nous sommes chargés d'une compétence supplémentaire sur les escroqueries aux finances publiques et nous avons constaté qu'il existe de véritables rentes pour les organisations criminelles : je pense au compte personnel de formation (CPF), à MaPrimeRénov' ou encore aux certificats d'économies d'énergie - ce n'est pas de l'argent public, mais ce dispositif est censé contribuer à une politique publique importante.
M. Cazenave nous avait demandé de rassembler des éléments d'informations sur ces sujets : sur les trente dossiers que nous avions en stock au 1er décembre dernier, nous avons caractérisé - ce n'est donc pas une estimation - 250 millions d'euros de fraude !
Vous voyez donc bien ce que peut représenter ce type de fraude aux aides publiques... Pourquoi ? Parce que beaucoup de procédures sont dématérialisées et qu'il n'y a pas besoin de donner beaucoup d'informations au service instructeur. Il me semble important, je le disais, de procéder à un scoring : par exemple, le fait qu'une société donne l'Iban d'une néobanque devrait déclencher une alerte - je n'ai rien contre ces banques, mais dans ce cas ce devrait être un signal.
Par ailleurs, au-delà de l'importance de mettre les gens en prison et de donner des amendes, nous avons pour obsession de saisir les avoirs criminels : nous en avons saisi pour 600 millions d'euros en 2024.
En ce qui concerne votre question sur la cartographie de la fraude, celle-ci est très variée, elle concerne de nombreux secteurs. En fait, dès qu'il y a de l'argent, il y a de la fraude !
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je pensais à la géographie de la fraude.
M. Christophe Perruaux. - Il est assez difficile de répondre. Bien sûr, il existe la fraude douanière classique, que nous connaissons - fraude à la TVA sur l'achat de véhicules de luxe en Allemagne, fraude aux droits d'accises sur les alcools, etc. -, mais par essence les fraudes dont nous parlons sont commises de manière non territoriale.
Depuis des années, nous avons un point de crispation liée à la criminalité qu'on appelle chinoise : le Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers. Les marchandises ne sont pas un problème en elles-mêmes, mais leur valeur ou leur quantité est minorée, ce qui diminue illégalement le montant des taxes perçues, ou leur origine est tronquée pour éviter les droits antidumping. Un exemple : quasiment au lendemain de la décision d'imposer des droits antidumping aux vélos chinois, les mêmes vélos venaient de Taïwan ou du Vietnam... Ce sont évidemment des montages pour éviter de payer ces droits !
Ce type d'enquête est très lourd à réaliser et nous devons collaborer avec les autorités de tel ou tel pays pour vérifier si l'usine dont le produit est prétendument originaire existe ou non.
Il s'agit de la fraude au régime douanier 42 : des produits arrivent par exemple au port du Pirée en Grèce, un port qui est géré par une compagnie chinoise et où il y a peu de contrôles, on y déclare un container de t-shirts, alors que ce sont des téléviseurs... Ce n'est pas la même valeur ! Le principe veut que les droits de douane soient acquittés non pas dans le port d'entrée dans l'Union européenne, mais dans le pays de la société importatrice. Or nombre de containers « se perdent » en chemin et la société prétendument à l'origine de leur importation est fictive et disparaît très vite aussitôt qu'on entreprend de la contrôler... Le container va finalement être récupéré par des gens qui appartiennent à des réseaux criminels et qui vont ainsi importer des produits en fraude. Au-delà de la fraude douanière, c'est aussi une concurrence déloyale pour les autres commerçants.
Tout cela génère beaucoup d'argent sale qu'il faut blanchir et ces réseaux ont développé une très grande technicité en la matière. C'est devenu un véritable marché de prestations de services : un immeuble à Dubaï, un portefeuille de cryptomonnaies, etc.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je vous remercie pour toutes ces informations. Comprenez mon désarroi : il nous a fallu batailler cinq ans pour interdire le paiement à l'étranger de prestations sociales liées au domicile en France, alors qu'on avait clairement identifié cela comme une filière de fraude. Il a fallu attendre que Gabriel Attal reprenne cette idée.
Dans ces conditions, n'hésitez pas à nous transmettre des propositions concrètes pour améliorer la lutte contre la fraude. Chaque audition que nous menons montre le bien-fondé de cette commission d'enquête pour les finances publiques et pour la sécurité de notre société.
M. Christophe Perruaux. - Parmi les pistes de propositions, il y a évidemment - vous en avez parlé - l'initiative des enquêtes : nous ne l'avons pas, ce serait pourtant très intéressant, ne serait-ce que pour assurer une égalité de tous les services de police et de gendarmerie.
Par ailleurs, c'est un héritage du passé et des conditions dans lesquelles l'Onaf est né : nous n'appartenons pas au second cercle du renseignement, contrairement à tous les offices centraux de la police et de la gendarmerie, ce qui leur permet d'échanger des renseignements beaucoup plus facilement et de demander des écoutes administratives. Je ne revendique pas de pouvoir avoir accès à celles-ci, mais faire partie du second cercle nous permettrait d'échanger plus facilement avec Tracfin. Cela fait partie des choses qui pourraient nous faciliter la tâche.
Il y a une chose qui me tient à coeur. À la suite d'une décision du Conseil constitutionnel qui date de 2013 ou de 2015, l'escroquerie en bande organisée a été sortie des infractions permettant la mise en oeuvre des techniques spéciales d'enquête au motif qu'il s'agissait d'un délit, qu'il n'y avait pas d'atteinte aux personnes et que, dès lors, tous les moyens engagés dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée étaient disproportionnés. De ce fait, on ne peut pas procéder à une garde à vue de quatre-vingt-seize heures.
J'ai constaté une évolution de la criminalité. Je m'occupais des gros voyous classiques il y a quelques années. Aujourd'hui, comme vous l'avez souligné, madame le rapporteur, tout finit par de l'argent. Pourquoi organise-t-on des trafics de stupéfiants ? Pourquoi importe-t-on des containers ? Pour de l'argent ! C'est la raison pour laquelle il faut s'intéresser à l'argent. Quand vous êtes au container, vous êtes loin de la personne importante. Quand vous êtes près du portefeuille, vous êtes près de la personne qui compte. Il faut donc s'intéresser à l'argent et le saisir.
Il y a peu de temps, j'entendais Nicolas Bessone, procureur de la République à Marseille, faire, sur une radio, le constat heureux qu'il y avait moins d'assassinats à Marseille. Mais il émettait aussi une hypothèse : s'il y a moins d'assassinats, c'est peut-être parce que la DZ Mafia a gagné. S'il y a moins de choses visibles, cela ne veut donc pas dire que la DZ Mafia est éradiquée, cela signifie simplement qu'elle fait du business.
J'en reviens à mon escroquerie en bande organisée. Je porte l'idée, s'agissant spécialement des escroqueries commises au préjudice des finances publiques, dès lors qu'elles se font en bande organisée, qu'il convient de faire de cette infraction non pas un délit, mais un crime.
Aujourd'hui, l'escroquerie en bande organisée et l'escroquerie aux finances publiques sont deux délits différents. L'escroquerie aux finances publiques, c'est sept ans d'emprisonnement. L'escroquerie en bande organisée, c'est dix ans. Si vous réunissez les deux et que vous en faites un crime, celui de l'escroquerie aux finances publiques commise en bande organisée, cela permettrait de réintroduire cette infraction parmi celles qui sont les plus importantes et donc de mettre en oeuvre des moyens d'investigation plus complets, à la hauteur de l'ennemi se trouvant en face de nous.
Cette idée n'est pas si aberrante. Le vol simple en bande organisée est puni de quinze ans de réclusion criminelle. C'est un crime. En revanche, les affaires dont je vous ai parlé sont d'ordre délictuel. On n'a le droit qu'à quarante-huit heures de garde à vue, avec derrière une durée de détention provisoire qui est celle des délits. Les personnes que l'on arrête retrouvent ainsi bien souvent la liberté en cours d'information, ce qui leur permet de disparaître.
La création d'un crime d'escroquerie aux finances publiques commise en bande organisée serait d'abord un message fort. Par ailleurs, cette reconnaissance donnerait à tous les services de police et de gendarmerie qui travaillent sur cette plaie pour nos concitoyens plus d'efficacité. N'oublions pas que ce fléau met à mal toutes les politiques publiques : qu'il s'agisse du compte personnel de formation (CPF) ou autres, chacun commence maintenant à douter. Il faut donc que les gens qui commettent ces faits sachent qu'ils peuvent être condamnés à des peines de réclusion criminelle.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il faut aussi que les précautions d'usage soient prises avant que l'on débloque l'argent.
Mme Nadine Bellurot. - Concrètement, que pourrions-nous proposer en termes législatifs ? Quelles sont vos relations avec vos collègues européens et à l'international ?
M. Christophe Perruaux. - S'agissant de l'Union européenne, nous entretenons une coopération efficace. Un gros voyou de Marseille qui trafiquait à l'extérieur m'a dit un jour : « On ne peut plus travailler en France ! » J'ai en effet mis l'accent sur tout ce qui n'allait pas, mais il y a aussi des choses qui fonctionnent bien.
Nous travaillons notamment beaucoup avec Tracfin. Nous disposons d'un système de détection qui marche bien, malgré quelques poches de résistance à certains endroits. Au niveau européen, nous arrivons à échanger assez facilement avec l'ensemble des services de police et de gendarmerie. Via Europol, nous avons une très bonne coopération. Pour autant, je ne vous cache pas que certains pays posent des difficultés, notamment les pays de l'Union européenne où la bancarisation de l'argent liquide est beaucoup plus facile que chez nous : Pologne, Hongrie. On voit beaucoup d'argent partir dans ces pays. Il conviendrait donc d'améliorer les exigences en matière d'utilisation d'argent liquide. Il faudrait prévoir des plafonds, demander systématiquement l'origine des fonds. Au niveau douanier, la convention de Naples nous permet de travailler efficacement.
En revanche, dès que l'on sort de l'Union européenne - c'est le cas pour les trois quarts des affaires -, c'est plus compliqué. Avec Dubaï, la coopération est quasi inexistante. Hong Kong ne répond plus. Mais nous pouvons tout de même travailler, car nous disposons d'un outil extrêmement performant et que nous mettons beaucoup en oeuvre, à savoir la présomption de blanchiment.
Nous nous en servons beaucoup pour les oligarques russes ou les empilements de sociétés. On la met en oeuvre aussi en matière de cryptomonnaie. J'ai d'ailleurs demandé que tous nos agents soient sensibilisés aux cryptomonnaies. Quand on fait des perquisitions, ils savent qu'ils doivent détecter la présence de cryptomonnaies. Ils fouillent les téléphones, les ordinateurs, on a même trouvé une fois une suite de chiffres sur un bout de papier : c'était une clé seed qui permettait d'accéder à un wallet !
On a aussi appris à suivre l'argent sur la blockchain. On a mis en oeuvre la présomption de blanchiment pour l'utilisation des « mixeurs », une prestation destinée à anonymiser les cryptoactifs ; cela nous a permis de saisir 19 millions d'euros en cryptomonnaies auprès d'un individu français qui avait été dénoncé par les autorités américaines comme ayant une activité sur le darknet. Nous avons pu alors remonter certains de ses flux et nous avons vu qu'il utilisait des mixeurs, ce qui coûte très cher. Il ne pouvait donc s'agir que d'un acte de dissimulation qui n'avait d'autre explication a priori que de chercher à cacher soit l'origine des fonds, soit le véritable bénéficiaire économique.
M. Patrice Joly. - Merci de votre intervention, de vos analyses et de vos réponses. Chacune des auditions que nous menons accroît un peu la complexité du sujet... D'ordinaire, les commissions d'enquête ou les missions d'information nous permettent de mieux cerner la question. Ici, on est un peu dans l'expectative, en tout cas sur la manière d'apporter des réponses à un certain nombre de problèmes auxquels vous êtes confrontés.
Sur certaines fraudes, nous disposons d'éléments statistiques qui permettent d'identifier les volumes concernés. On sait, par exemple, que la fraude aux assurances varie, selon les pays, de 5 % à 8 %. Mettez-vous en oeuvre une telle approche sociologique pour identifier les champs où la fraude peut se développer afin de lancer vos filets ?
M. Christophe Perruaux. - C'est aussi l'un des aspects qui m'a conduit à porter la création de l'Onaf. Faisant le constat qu'il n'y avait pas de service dédié au traitement judiciaire de ces affaires particulières, je faisais aussi le constat que l'on avait peu d'informations judiciaires capables d'être synthétisées pour dire aux décideurs, aux politiques, aux administrations, à nos partenaires, quelles étaient nos priorités. Un office national doit aussi faire de l'analyse et de la synthèse.
Madame le rapporteur, vous me demandez de quoi j'ai besoin : j'ai besoin d'agents pour travailler. J'ai assez d'enquêteurs actuellement, mais j'ai besoin de quelques analystes supplémentaires. J'entends ce que me disent, à juste titre, mes deux directions générales. La direction générale des douanes et droits indirects me dit que je travaille sur des fraudes qui ne sont plus purement douanières. La direction générale des finances publiques me dit, elle, que les aides publiques, ce n'est pas du contrôle fiscal. Je me situe donc aujourd'hui sur une thématique plus large, qui ne concerne pas directement mes deux administrations de tutelle.
Je suis donc obligé de demander de l'aide à qui veut bien m'en apporter. La DGFiP nous a certes accordé d'importants moyens supplémentaires, puisque nous avons multiplié par deux le nombre d'officiers fiscaux, ce qui va m'amener à élargir leurs compétences. Mais les effectifs que l'on me donne vont manquer ailleurs. Mieux vaudrait donc créer des postes plutôt que d'en redéployer.
Au regard des enjeux et de nos résultats, il ne serait pas totalement injustifié de pouvoir bénéficier d'une augmentation de moyens. Il s'agit d'un effort minime, mais qui me permettrait d'assurer cette mission essentielle. Nous ne devons pas être un navire qui va au gré du vent et en fonction des saisines. Il faut au contraire dégager des priorités d'action sur des thématiques judiciaires à proposer aux magistrats, mais aussi aux élus et à l'administration. J'ai donc besoin d'un peu plus de bras : ce n'est d'ailleurs pas un hasard si je suis aujourd'hui tout seul devant vous.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il serait intéressant, pour les gens qui lisent convenablement les documents budgétaires, que vos travaux figurent de façon plus identifiée dans le document de politique transversale de lutte contre la fraude et l'évasion fiscale, voire d'y ajouter la fraude aux aides publiques.
Je souhaite vous poser une question sur l'Amla, notre fameuse agence européenne de lutte contre le blanchiment, qui est en gestation et dont le siège sera à Francfort. Comment voyez-vous cette arrivée, sachant qu'il n'y a pas d'équivalent du fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) au niveau européen, que la moitié des pays de l'Union européenne n'ont pas de fichiers bancaires centralisés et que les directives européennes ne prévoient que des points de contact pour 2029, ce qui laisse quand même de la place pour les fraudeurs ? Pouvons-nous améliorer les dispositifs ? La création d'un Ficoba européen était une proposition intéressante, mais qui risquait de ralentir l'arrivée des points de contact. Donc pour l'instant, on n'a pas de Ficoba européen - et on n'en aura jamais -, mais on n'a pas de points de contact non plus...
Par ailleurs, concernant le fonctionnement de l'Amla, comment vos services, et plus généralement les services français, seront-ils représentés au sein de cette instance ? La création de cette agence vous paraît-elle susceptible ou non d'apporter des améliorations ?
M. Christophe Perruaux. - Je suis très content de la création de telles agences, mais elles sont loin de mes préoccupations quotidiennes. Je suis plus dans l'opérationnel, je traite des dossiers, je fais des enquêtes. Je suis d'ailleurs prêt à leur faire remonter des informations pertinentes pour défendre des mesures qui sont indispensables. Il y a peu de choses qui peuvent se résoudre au niveau français aujourd'hui. J'évoquais encore récemment les cartes prépayées. En France, on nous dit qu'il n'est pas possible de procéder à un paiement en espèces au-delà de 1 500 euros. Mais ce n'est pas vrai : si je prends une carte prépayée sans nom, je peux acheter des coupons avec des espèces et aller jusqu'à 10 000 euros ! Ces problématiques peuvent être traitées en partie au niveau français, mais elles le seront plus utilement au niveau européen.
Il faut aussi, bien sûr, continuer à faire le forcing sur les banques. Un de mes enquêteurs, officier fiscal, me demandait avant-hier où nous en étions de la communication numérique des relevés bancaires par les banques lors des réquisitions. On en est encore là : on nous transmet des fichiers PDF, ce qui est une catastrophe en termes d'exploitation pour l'extraction des données, car nous ne disposons pas non plus forcément de scanners dernier cri... Les inspecteurs en sont donc toujours à lire des lignes de comptes !
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Cette histoire me rappelle celle du service administratif national d'identification des assurés (Sandia) qui n'avait pas de photocopie couleur pour les pièces d'identité...
M. Raphaël Daubet, président. - Est-ce que, à votre sens, des acteurs de l'économie légale sont contaminés, si je puis dire, par les pratiques frauduleuses dont nous parlons ? Comment voyez-vous l'interaction entre groupes criminels et acteurs de l'économie légale ?
M. Christophe Perruaux. - C'est la menace ultime ! Lorsque j'ai rencontré mon homologue des Pays-Bas, il a estimé que son pays avait laissé passer le train et que c'était trop tard... Pour lui, des secteurs entiers, soit géographiques, soit en termes d'activité économique, sont complètement passés dans les mains d'organisations criminelles. Et je ne vais pas vous mentir : je crois que c'est effectivement le cas. Quand un voyou a gagné un territoire et beaucoup d'argent, il va nécessairement tenter de développer des activités légales. Il rêve d'envoyer ses enfants dans de bonnes écoles, etc.
Un ancien patron de la PJ me disait un jour qu'une difficulté était que de plus en plus d'organisations criminelles développaient parallèlement des activités légales et illégales et que, dans ce cas, on ne peut rien faire, parce qu'il est très difficile de faire la part entre les deux.
On assiste d'ailleurs à une multiplication des sociétés qui font de fausses facturations et qui permettent de payer des salariés au noir avec l'argent issu du trafic de stupéfiants par exemple : on peut ainsi payer un ouvrier du bâtiment au Smic afin de verser le minimum de cotisations sociales et compléter sa rémunération en liquide ; on peut aussi utiliser cet argent pour la corruption. Tout cela irrigue l'économie de manière phénoménale et la pollue. C'est un grand danger.
M. Raphaël Daubet, président. - Des secteurs économiques en particulier vous paraissent-ils plus menacés que d'autres ?
M. Christophe Perruaux. - Traditionnellement, on cite les secteurs du BTP et de la sécurité, mais il me semble qu'aujourd'hui aucun secteur n'échappe à cette menace. En fait, il y a un intérêt évident à récupérer des espèces par de la fausse facturation : vous diminuez le résultat imposable, donc l'impôt sur les sociétés à payer, et vous pouvez verser des primes à vos cadres ou à vous-même. Ce risque touche tous les secteurs d'activités.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Vos propos confortent ce que plusieurs d'entre nous disent depuis de nombreuses années ; ils pourront peut-être éveiller les consciences... Au début de nos auditions, on nous a d'ailleurs dit, à juste titre, qu'il fallait battre en brèche l'idée selon laquelle ce crime n'a pas de victimes ! C'est pourquoi je vous remercie pour cette audition très éclairante.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 50.
La réunion est ouverte à 13 h 45.
Audition de M. Sébastien Tiran, directeur national du renseignement et des enquêtes douanières (À huis clos. Le compte rendu ne sera pas publié.)
Aucun compte rendu ne sera publié.
La réunion est ouverte à 15 h 00.
Audition de M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et de Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la DGFIP
M. Raphaël Daubet, président. - Nous concluons nos travaux de ce jour en entendant M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, accompagné de Mme Karla Aman, conseillère affaires publiques au Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce, et Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la direction générale des finances publiques (DGFiP).
Madame, Monsieur, nous vous avons sollicités sur la question des entreprises éphémères, car elle est au coeur des sujets relatifs au blanchiment. Comme vous le savez, certaines dispositions législatives sont en cours de discussion, mais le sujet ne paraît pas épuisé. Nous serons donc très intéressés d'entendre vos analyses.
Je vous indique que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je vous rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Victor Geneste et Mme Carole Maudet prêtent serment.
Mme Carole Maudet, sous-directrice du contrôle fiscal, du pilotage et de l'expertise juridique à la DGFiP. - Le service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, auquel j'appartiens, a été créé en octobre 2020 dans la foulée de l'adoption, en 2018, de la loi pour un État au service d'une société de confiance et de la loi relative à la lutte contre la fraude, qui forment en quelque sorte les deux jambes du contrôle fiscal : d'un côté, des procédures de régularisation pour les contribuables de bonne foi - loi Essoc -, de l'autre, une plus forte judiciarisation lorsque l'intentionnalité de l'infraction est caractérisée - loi Fraude.
Ce service compte 16 000 agents répartis sur l'ensemble du territoire, y compris en outre-mer, avec un contrôle fiscal organisé sur trois niveaux - départemental, interrégional et national -, en fonction du chiffre d'affaires des entreprises. Sur ces 16 000 agents, 10 000 travaillent dans la sphère du contrôle fiscal, dont 4 000 vérificateurs.
Dans notre acception, les entreprises éphémères sont des sociétés créées à des fins frauduleuses, qui peuvent avoir soit une activité réelle, mais délibérément non déclarée - non-respect des règles fiscales, emploi de travailleurs clandestins -, soit une activité complètement fictive. Leur seul objet est alors d'organiser la fraude, généralement au sein d'un groupe informel d'opérateurs, à travers, notamment, des demandes de remboursement indu de crédits de TVA - la TVA est l'un des impôts les plus fraudés - et des émissions de fausses factures, les entreprises éphémères s'insérant dans un circuit de flux financiers.
La durée de vie de ces entreprises dépasse rarement les vingt-quatre mois. Elles disparaissent avant de souscrire leurs obligations déclaratives ou remplissent des déclarations minorées, sans rapport avec leur activité réelle. C'est ce que l'on appelle la fraude à l'opérateur défaillant, typique des sociétés fictives ou éphémères. Elles échappent ainsi potentiellement à nos opérations de contrôle, car le système fiscal français repose sur le système déclaratif. Il est donc primordial que l'on puisse détecter ces sociétés le plus rapidement possible.
Les sociétés éphémères constituent d'importants vecteurs de fraude à la TVA, dans un environnement intracommunautaire facilitant. Ces opérateurs commencent le plus souvent, après leur création, par réaliser des acquisitions intracommunautaires (AIC), privilégiant l'univers des smartphones, du textile, des boissons sucrées et des véhicules terrestres à moteur, avec dans ce dernier cas beaucoup de fraudes à la TVA sur la marge. Mais d'autres secteurs sont également visés.
Souvent, ces sociétés ont un capital faible, sans réel rapport avec les volumes d'achats qu'elles réalisent. Elles déclarent un dirigeant généralement inconnu des bases de l'administration fiscale, et complètement étranger de surcroît au secteur commercial dans lequel l'entreprise évolue. Nous avons remarqué aussi que les fraudeurs prenaient souvent la carte d'identité d'une personne présentant un profil « précaire » - jeune homme intérimaire, jeune mère isolée, sans domicile fixe - pour accomplir un certain nombre de formalités.
Ces entreprises placent leur siège dans une société dite de domiciliation et choisissent généralement le régime simplifié d'imposition, qui facilite la défaillance en repoussant les échéances déclaratives des entreprises, ce qui leur permet de passer plus facilement sous nos radars. Ces différents critères forment un faisceau d'indices qui nous permettent d'identifier une société éphémère.
Les sociétés fraudeuses opérant dans le secteur du e-commerce partagent la majorité des caractéristiques que je viens d'exposer, mais elles ne sont pas forcément de création récente et elles déclarent des montants nuls ou très faibles, ce qui constitue un vecteur considérable de fraude.
M. Victor Geneste, président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce. - Je suis président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et greffier du tribunal du Mans, renommé tribunal des activités économiques dans le cadre de l'expérimentation débutée le 1er janvier 2025.
Les 218 professionnels libéraux que je représente sont chargés d'une mission de service public auprès de 142 greffes des tribunaux de commerce. Ils assurent un maillage complet du territoire, dans l'hexagone et outre-mer - jusqu'à Papeete depuis janvier 2025 -, qui leur permet de disposer d'une vision globale de la fraude.
Les greffiers des tribunaux de commerce sont des officiers publics et ministériels chargés d'une mission judiciaire classique - enrôlement des affaires, gestion au quotidien des juges, des justiciables et des chefs d'entreprise - et d'une mission de sécurisation de la vie économique à travers la tenue de différents registres. On pense évidemment au registre du commerce et des sociétés (RCS), mais nous tenons aussi le registre des sûretés et le registre des bénéficiaires effectifs, ce dernier constituant un élément clé de lutte contre la fraude.
Nous définissons les sociétés éphémères comme des entités juridiques qui, sous couvert d'un objet social licite et d'une activité économique réelle ou fictive, poursuivent des objectifs frauduleux dont la réalisation repose sur leur brève durée d'existence et sur des manoeuvres destinées à tromper la vigilance des administrations et des services publics.
L'objectif des fraudeurs sera d'obtenir, le plus rapidement possible, un extrait de RCS ou Kbis, véritable carte d'identité de l'entreprise, qui leur permettra ensuite de traiter légalement avec les administrations et les acteurs privés aux fins de les tromper.
Les greffiers des tribunaux de commerce ne sont pas passifs face à ce fléau. Ils contrôlent en amont les actes et documents qui leur sont déposés, mais ils exercent aussi un contrôle permanent en ce qu'ils peuvent, de façon autonome, solliciter les dirigeants et, le cas échéant, radier les structures frauduleuses. Cette spécificité du registre à la française a encore été saluée par le groupe d'action financière (Gafi) dans son rapport de 2022.
Pour renforcer le processus de vérification de la validité des documents d'identité des dirigeants d'entreprises, nous avons signé une convention avec l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) pour généraliser l'utilisation par nos services du logiciel Docverif. Nous avons des idées pour améliorer encore ce contrôle identitaire, notamment pour les étrangers, qui sont aujourd'hui moins contrôlés que les personnes d'origine française en matière de création ou de gestion de société.
Nous vérifions aussi que des documents officiels falsifiés ne sont pas utilisés à l'appui de diverses formalités. La diffusion large et gratuite des données sur le net facilite la falsification des documents, l'usurpation des identités et qualités. Cet open data insuffisamment régulé, que nous avons tous salué à une époque, constitue un terreau propice à la fraude.
S'agissant des fraudes à l'IBAN et à la documentation, au-delà de l'attestation de dépôt de fonds en banque, certaines de nos propositions ont déjà été reprises par le Sénat et l'Assemblée nationale, notamment l'accès au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba), qui va permettre de mettre fin à un certain nombre de fraudes.
Le registre des bénéficiaires effectifs, voulu par le droit européen, permet d'identifier le commanditaire d'une fraude dans le cas d'un réseau de sociétés. Nous exerçons en la matière un contrôle appuyé, que nous pourrions encore approfondir. Nous le suggérons d'ailleurs dans notre Livre blanc, dans lequel nous formulons quinze propositions pour lutter plus efficacement contre la criminalité financière.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je suis vos travaux depuis un certain temps et j'essaye d'intégrer plusieurs propositions de votre Livre blanc dans la loi. Cela n'a pas fonctionné dans le PLF et dans la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, mais j'ai de nouveau présenté des amendements en ce sens sur le texte contre la fraude, qui sera examiné en commission la semaine prochaine.
Certaines des quinze propositions que vous formulez correspondent précisément à ce qui nous manque, c'est-à-dire un véritable contrôle en amont, avant de verser les fonds. Nous en avions parlé avec Sylvie Vermeillet et Thomas Cazenave : il nous manque un pan entier de mesures préventives.
Madame Maudet, vous avez rappelé plusieurs critères permettant d'identifier des sociétés éphémères. On pourrait citer aussi la présence de fratries parmi les associés, le recours à des néobanques, l'augmentation du nombre de salariés sans déclarations concomitantes à l'Urssaf ou encore le dumping économique exercé pour une activité donnée dans un territoire donné. Pour autant, il n'existe pas réellement de définition de l'entreprise éphémère. Une telle définition, même si elle n'est pas codifiée, pourrait-elle être utile, pour les services de contrôle, mais aussi pour mieux informer les milieux économiques ?
Connaissez-vous par ailleurs la banque d'information belge Carrefour des Entreprises, un système extrêmement performant de mutualisation de toutes les données que vous avez exposées ? Serait-il pertinent selon vous de dupliquer ce système pour identifier le plus tôt possible les entreprises éphémères ?
Enfin, au-delà des propositions du Livre blanc, qui ont déjà été bien identifiées, auriez-vous d'autres idées pour améliorer le contrôle en amont, dans une optique de prévention ?
Mme Carole Maudet. - Il pourrait être pertinent en effet que les administrations de contrôle disposent d'une définition commune, même si nos retours d'expérience convergent. C'est un bon point de départ pour un objet commun d'étude.
Sur le volet prévention, je vous rejoins pleinement. Hier, j'étais auditionnée par la commission d'enquête sur les aides publiques aux grandes entreprises, et j'ai plaidé pour un renforcement des contrôles a priori. En effet, une fois les aides versées, il est très difficile de recouvrer les sommes en question. Il faut pouvoir détecter le plus rapidement possible, via différents indicateurs et grilles d'analyse des risques, les entreprises pouvant s'intégrer dans un schéma frauduleux.
En tant qu'administration de contrôle, plus nous avons de données, plus nous pouvons faire de recoupements. La DGFiP dispose déjà d'environ 700 applications et, au sein de ma sous-direction, le bureau du data mining se consacre spécialement à l'intelligence artificielle et au contrôle fiscal. Nous traitons donc des millions, voire des milliards de données, dans le respect des différentes réglementations - règlement général sur la protection des données (RGPD), loi Informatique et libertés de 1978, etc. C'est une aide précieuse pour mieux cibler les entreprises à vérifier.
Les croisements de données restent toutefois freinés par la législation sur la protection des données individuelles. Nous avons beaucoup progressé avec les conventions d'échange d'informations entre administrations de contrôle, mais nous ne pouvons pas tout croiser non plus. L'objectif à valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale doit être concilié avec la logique, compréhensible, de protection des données personnelles.
Parmi les quinze propositions du Livre blanc, certaines dépassent mon champ de compétences, mais il me semble particulièrement intéressant de signaler aux autorités de contrôle toute anomalie constatée dans les principales informations déclarées au RCS ou au registre des bénéficiaires effectifs. Un point sur les associations serait également bénéfique.
Pour améliorer encore la lutte contre ces schémas frauduleux impliquant des sociétés éphémères, de notre point de vue d'administration de contrôle qui intervient le plus souvent après le dépôt des déclarations, notre première proposition serait de renforcer la politique de suspension des numéros de TVA intracommunautaire. Nous la pratiquons déjà à la direction nationale des enquêtes fiscales, et cela fonctionne bien. Il faudrait intensifier cette pratique, voire en élargir les modalités, en radiant plus systématiquement et plus rapidement les sociétés qui pourraient être expertisées.
Nous pensons à d'autres propositions pour le e-commerce, la transmission universelle de patrimoine (TUP) et le Ficoba, sur lesquelles je pourrais revenir si vous le souhaitez.
M. Victor Geneste. - Je remercie Mme la sénatrice Goulet pour les amendements qu'elle a déposés, car ils ont permis des évolutions.
Je reste convaincu que la prévention est essentielle pour lutter contre les entreprises éphémères. En effet, c'est cette nature éphémère qui permet la fraude, puisque tôt ou tard elles seront coupées par le service des impôts, par les greffiers des tribunaux de commerce ou par le parquet, autant d'interlocuteurs avec qui nous travaillons. Le juge commis à la surveillance du registre est capable d'intervenir, mais aussi le ministère public, les préfectures, les services de Tracfin, la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf), l'Agence française anticorruption, le parquet national financier (PNF), le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (Colb) ou encore les organismes sociaux et fiscaux. Ces partenaires sont tous animés de la même volonté de lutter contre ces sociétés éphémères qui, en un temps très court, peuvent causer des dommages importants : certaines entreprises déposent le bilan parce qu'elles ont été victimes d'une société éphémère qui leur a commandé des marchandises.
Aujourd'hui, il est essentiel de croiser les données. Je me suis rendu au Québec, à Montréal, l'année dernière. La première mesure que les Québécois ont prise pour lutter contre la fraude, c'est de croiser l'ensemble des données. Ils n'ont plus aucune frilosité.
Par exemple, il existe un répertoire national d'identification des personnes physiques (RNIPP). Or parce que nous n'y avons pas accès en tant que greffiers des tribunaux de commerce, des personnes décédées continuent de figurer dans nos registres. Pour créer une société éphémère, il suffira de prendre l'identité de l'une de ces personnes décédées.
Notre travail en tant qu'officiers publics et ministériels consiste à manipuler des données personnelles à longueur de journée. Cela justifie que nous ayons accès au fichier Ficoba - nous sommes en passe de l'obtenir -, mais cela vaut aussi pour le RNIPP, l'Urssaf et les impôts. Croisons nos bases de données, ce sera la clé de notre réussite.
Vous avez évoqué, madame le rapporteur, la Banque-Carrefour des Entreprises belge, c'est-à-dire le registre du commerce et des sociétés belges. Je précise que les associations y sont déjà intégrées, alors qu'en France elles ne sont pas contrôlées. Elles pèsent pourtant un poids économique colossal qui équivaut à 3,4 % du PIB, soit 49 milliards d'euros. Les sommes qu'elles traitent, notamment au travers des subventions, sont énormes et elles comptent des millions de salariés. Certes, elles sont soumises à une déclaration en préfecture et à des contrôles identitaires, mais il n'y a pas de contrôle des bénéficiaires effectifs ni de vérification opérée à partir du fichier national des interdits de gérer (Fnig). Or le casier judiciaire, l'interdiction de gérer ou l'usurpation d'identité sont des signaux faibles qui jouent un rôle majeur dans la fraude. Il est donc urgent de renforcer le contrôle des associations, ainsi que le suggère le rapport 2022 du Gafi. La Belgique, les Pays-Bas, la Pologne, le Luxembourg et l'Allemagne ont déjà intégré les associations dans un registre du commerce et des sociétés en prévoyant des protections relatives à la loi de 1901. En effet, la liberté d'association est constitutionnelle, mais la liberté d'entreprendre est également importante et cela n'empêche pas qu'il existe un registre du commerce et des sociétés.
La lutte contre la fraude, le narcotrafic et le terrorisme mérite que l'on prenne le temps de trouver un dispositif efficace de contrôle des associations. Il faut les intégrer dans le registre du commerce et des sociétés ou, a minima, nous permettre d'opérer un contrôle en amont, pendant que l'association existe, et lors de sa radiation pour nettoyer ses fichiers. C'est urgentissime. Je sais d'ailleurs que le ministère de l'intérieur travaille sur un guichet unique pour les organismes à but non lucratif (OBNL).
Pour permettre le croisement des bases de données, nous avons la chance de disposer du service Tracfin, qui nous alerte sur un certain nombre de difficultés. Nous avions demandé à être astreints au dispositif et nous l'avons été à partir de 2020. Nous avons fait des milliers de déclarations et nous sommes d'ailleurs les plus gros déclarants parmi les professions du droit, grâce à nos registres. Nous arrivons donc quasiment au niveau des Belges, mais nous ne contrôlons pas les associations.
Mme Sylvie Vermeillet. - Que vous manque-t-il pour lutter contre la fraude à la TVA intracommunautaire et la fraude à la TVA de type « carrousel », notamment sur les non-fungible tokens (NFT) ?
Mme Carole Maudet. - La fraude carrousel n'est pas nouvelle, mais elle s'est multipliée depuis la création du marché unique européen. Elle est organisée entre plusieurs entreprises pour obtenir le remboursement par un État membre de l'Union européenne d'une taxe qui n'a jamais été acquittée en amont ou pour réduire le montant de TVA à payer.
Le circuit fonctionne autour de trois sociétés distinctes. Une chaîne de sociétés est mise en place dans plusieurs États pour réaliser des livraisons intracommunautaires ou des importations et exportations, et pour constituer artificiellement des droits à déduction.
La société fournisseur située dans un autre État membre que la France vend une marchandise hors taxe à une société B, société fictive ou éphémère que nous qualifions de « société taxi » dans notre jargon. Cette société B, sise en France, est fiscalement défaillante et ne dispose le plus souvent d'aucun moyen, ni matériel ni humain, pour exercer son activité. Son objet premier est de créer de la facture et donc une créance, matérialisée par de la TVA facturée, mais bien évidemment non reversée au Trésor public. Enfin, une entreprise C, dite « déductrice », installée en France, est le principal bénéficiaire du circuit. Il s'agit généralement d'un grossiste qui a une activité parfois partiellement réelle, en dehors du circuit du carrousel. Cette société C se trouve en relation commerciale directe avec le fournisseur intracommunautaire.
À la fin du circuit de facturation, la TVA non reversée est répartie entre tous les intervenants du circuit. Sur le plan fiscal, la société taxi, qui est en France, s'abstient de souscrire tout ou partie des déclarations fiscales qui lui incombent et il est établi que la TVA a dûment été facturée à la société cliente. La société cliente du taxi va imputer de façon indue sur sa TVA collectée la TVA déductible afférente à des factures d'achats considérées comme fictives ou sans cause économique. Ainsi, le Trésor public sera lésé d'une partie de la TVA nette due, qui est normalement exigible. Ou bien la société qui se trouve en situation créditrice demandera un remboursement de crédit TVA qui sera abusif.
La législation fiscale nous permet de remettre en cause la déduction effectuée chez le client lorsqu'il est démontré qu'il savait ou qu'il ne pouvait ignorer qu'il participait à un montage. Au sein de la direction nationale des enquêtes fiscales, des brigades d'intervention rapide sont chargées de contrôler les schémas carrousélistes et de démontrer que le client savait, ou du moins ne pouvait pas ignorer, qu'il participait à ce montage. Nous pouvons aussi utiliser la solidarité de paiement des rappels entre tous les acteurs de la chaîne. En outre, sur le plan pénal, cette pratique relève à la fois de la fraude fiscale et de l'escroquerie à la TVA, de sorte que nous judiciarisons très souvent nos procédures.
Les rappels de TVA de type carrousel ont atteint en 2024 un montant de 27,8 millions d'euros. Quand le contrôle se fait sur place, il est toujours très difficile de démontrer ce schéma, c'est-à-dire de prouver que les différents instigateurs de la fraude ne pouvaient pas ignorer la collusion à laquelle ils participaient.
Le contrôle fiscal classique est l'un des outils dont nous disposons. Dans ce cadre, les opérateurs font très souvent l'objet de rappels et de pénalités très importantes, qui peuvent aller jusqu'à 100 %. Toutefois, nous nous heurtons au problème du recouvrement, puisqu'il s'agit d'entreprises défaillantes. Nous rencontrons des cas d'opposition à contrôle fiscal, dès lors qu'aucun représentant de la société n'est là. D'une certaine manière, la procédure du contrôle classique permet à ces sociétés de ne pas répondre aux demandes de l'administration fiscale. En effet, dès lors que nous leur signalons le démarrage de la procédure de vérification classique, ces entreprises s'organisent pour disparaître.
Nous essayons quand même de prendre très tôt un certain nombre de mesures conservatoires ou de saisir des fonds, et nous parvenons à le faire dans certains cas. Mais parfois, nous n'avons pas de vision sur les comptes et sur les soldes. En effet, le fichier Ficoba ne recense que les comptes qui sont ouverts, de sorte que nous n'avons pas accès aux mouvements ou au solde de ces comptes. Pour réaliser des saisies, l'aléa est donc maximal.
En procédure, pour lutter contre ces sociétés éphémères, nous avons recours à l'enquête administrative plutôt qu'au contrôle fiscal classique. L'article L80F du Livre des procédures fiscales nous permet de la diligenter dans l'entreprise, y compris de manière inopinée, dès lors qu'il y a soupçon de manquement aux obligations liées à la facturation. De plus, l'article L16D du même livre nous permet d'intervenir et de contrôler les entreprises avant l'échéance déclarative, notamment pour celles qui seraient au régime simplifié d'imposition (RSI).
Nous avons également recours à la procédure de flagrance fiscale qui permet d'intervenir immédiatement pour constater l'irrégularité avant toute déclaration et de prendre des mesures immédiates. Cette procédure n'est pas toujours évidente à mettre en place sur le terrain.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - La fraude à la TVA représente un peu plus de 50 milliards d'euros par an. Ce que vous venez de nous dire est inquiétant. Depuis 2017, M. Darmanin, qui était alors ministre de l'action et des comptes publics, nous affirme qu'il existe un logiciel de détection précoce de la fraude à la TVA. Il s'agit, bien entendu, d'un logiciel franco-français. Où en est donc son application ?
Mme Carole Maudet. - Le chiffre que vous avez cité n'est pas celui que la DGFiP communique. Le département des études et statistiques fiscales (DESF) estime que l'écart en matière de TVA se situe plutôt entre 6 et 10 milliards d'euros en France.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Je parlais de l'Europe.
Mme Carole Maudet. - Je ne sais pas s'il existe un logiciel spécifique. En interne, nous prenons pour référence des grilles d'analyse des risques pour faire passer un certain nombre de remboursements en circuit long plutôt qu'en circuit court. Nous avons aussi le dispositif Eurofisc qui permet aux autorités fiscales compétentes au niveau européen de s'échanger de manière rapide et sécurisée des informations sur les sociétés éphémères impliquées dans un système carrouséliste. Nous disposons de moyens humains et matériels importants consacrés à la lutte contre la TVA intracommunautaire.
M. Grégory Blanc. - On a beaucoup parlé de détection des fraudes à l'identité IBAN qui sont liées aux sociétés éphémères. Vous avez mentionné deux types de sociétés, celles qui sont en suractivité par rapport à ce qu'elles déclarent et celles qui sont fictives. Combien d'entreprises déposent elles-mêmes leurs comptes ? A-t-on cette donnée ? En effet, derrière cette question, il y a la problématique du travail au noir, qui reste assez peu évoqué.
L'obligation de déclaration de soupçon a été élargie. Quelle relation avez-vous avec les professionnels qui y sont soumis ? Quand j'étais chef d'entreprise, je n'ai jamais déposé de comptes au greffe, car c'est toujours un professionnel qui l'a fait pour moi. Les professionnels qui doivent déposer les comptes ont une connaissance de l'entreprise qui pourrait contribuer à ce que vous faites. Ne pourrait-on pas créer une obligation de passer par un avocat pour déposer des comptes au greffe ?
M. Raphaël Daubet, président. - Ou par un expert-comptable.
M. Patrice Joly. - Combien de signalements les membres de votre réseau formulent-ils chaque année ?
M. Victor Geneste. - Nous avons fait plus de 3 000 déclarations à Tracfin en 2024. Nous sommes les premiers déclarants et nous montons en puissance. Nous gérons le service public de l'intelligence commerciale et cela nécessite des ressources. Nous envisageons de développer collectivement des outils d'intelligence artificielle, pour avoir un service public de qualité. Mais encore faut-il que notre tarif le permette...
Monsieur le sénateur Blanc, le petit commerçant est en capacité de déposer des comptes et il peut le faire sur papier. Il existe même des liasses que chacun peut acheter et remplir. Le coût du dépôt de comptes annuels est modique, à moins de 50 euros. Mieux vaut laisser la liberté aux petits commerçants d'avoir recours ou pas à un expert-comptable, à un avocat ou à un autre professionnel, car cela représente un coût additionnel. Toutefois, il est vrai que nos gros déposants sont des experts-comptables ou des avocats.
Nous faisons également un travail de récolement de ces comptes, puisque nous pouvons faire rendre par le juge des ordonnances d'injonction sous astreinte pour le dépôt des comptes. Il s'agit, en effet, d'une procédure extrêmement importante qui permet de lutter contre la fraude et d'assurer la prévention pour garantir la transparence financière, car cela incite les entreprises à venir en amont gérer leurs difficultés. Il est donc extrêmement important que nous puissions disposer de ces comptes annuels.
La clé de la lutte contre la fraude, notamment contre les sociétés éphémères, c'est l'instantanéité. Si nous parvenons à obtenir une donnée instantanée, nous avons quasiment tout gagné. Il s'agira par exemple de pouvoir vérifier en temps réel un Kbis, une pièce d'identité ou un IBAN, et cela permettra d'éliminer 90 % à 95 % de la fraude. En effet, il suffit d'un petit délai ou d'une petite latence pour que les fraudeurs s'infiltrent.
Nous travaillons actuellement dans le cadre d'un consortium avec la Commission européenne sur le wallet, un portefeuille d'identité numérique qui permettra de sécuriser l'identification des entreprises et de leurs dirigeants, et surtout d'échanger les attestations en toute sécurité. Les personnes concernées ne donneront que les informations qui leur seront demandées : par exemple, un dirigeant d'entreprise fournira son Kbis ou bien l'adresse de l'entreprise, un justificatif d'identité ou un IBAN. Nous règlerons ainsi un certain nombre de difficultés, car compte tenu des niveaux de sécurité qui seront mis en place, le portefeuille d'identité numérique pourra très difficilement faire l'objet d'une fraude.
Nous ne sommes pas en première ligne sur le travail au noir, car nous n'exerçons pas de contrôle sur la partie salariale. Mais nous sommes prêts à apporter notre aide si elle est nécessaire.
Mme Carole Maudet. - Vous suggérez de passer par les professionnels du chiffre, ce qui est parfaitement envisageable. Toutefois, ce serait un peu contradictoire. Nous sommes dans une vague de simplification et d'allègement des procédures pour les entreprises, et en même temps nous devons lutter contre la fraude. Moins nous collationnerons de données, plus nous simplifierons, mais cela rendra plus difficile la lutte contre la fraude. Les objectifs sont donc un peu contradictoires.
En ce qui concerne les sociétés éphémères, peut-être accordons-nous trop facilement en France le numéro de TVA intracommunautaire ? En Allemagne, il est beaucoup plus difficile de l'obtenir.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Les huissiers de justice sont un autre chaînon manquant. Le système belge intègre un pool d'huissiers, de sorte qu'après deux contraintes d'Urssaf, un contrôle peut immédiatement être déclenché. Il est important que les huissiers puissent être intégrés dans le dispositif de prévention pour favoriser l'instantanéité que vous évoquiez. La prévention est la partie la plus importante de la lutte contre la fraude.
M. Victor Geneste. - Nous travaillons déjà avec les commissaires de justice. En tant que profession réglementée, ils ont une déontologie et une éthique, mais ils présentent surtout l'avantage d'être des acteurs de terrain. Ils sont donc capables d'aller vérifier que le siège d'une société est bien réel et que la société existe. Ils sont très complémentaires des greffiers des tribunaux de commerce. Nous travaillons avec eux sur le tribunal digital et la signification électronique. Nous croyons beaucoup à ce type de collaborations, qui pourraient aussi se faire avec les administrateurs judiciaires et les mandataires judiciaires, dans le cadre des procédures collectives où il y a un certain nombre de fraudes identifiées, mais aussi avec les avocats qui ont des déclarations à faire. Toutes ces professions du droit, au plus près des chefs d'entreprise, ont la capacité d'apporter une aide dans le cadre de la lutte contre les sociétés éphémères.
Toutefois, encore faut-il que les données soient fiables. Or nous constatons qu'un certain nombre de bases de données, souvent en open data, ne le sont pas. Le registre du commerce et des sociétés est fiable parce qu'il est contrôlé par un officier public et ministériel qui engage sa responsabilité et qui est assuré en cas de difficulté, ce qui n'est pas le cas des licences en open data. De plus en plus d'opérateurs bancaires, et parfois assuranciels, vont se sourcer dans des licences en open data qui ne sont pas à jour, faisant ainsi courir des risques majeurs à l'ensemble des administrations et des acteurs privés.
M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions pour ces échanges très éclairants.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 00.