Lundi 31 mars 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition du groupe Carrefour : MM. Alexandre Bompard, président-directeur général, et Laurent Vallée, secrétaire général

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour, et de M. Laurent Vallée, secrétaire général.

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre vos fonctions dans le groupe Carrefour.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Alexandre Bompard et Laurent Vallée prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après avoir auditionné le directeur général du groupe Auchan le 19 mars dernier, nous avons jugé utile de vous entendre, car votre entreprise, bien connue de nos concitoyens, bénéficie également d'aides publiques.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre groupe ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour. - Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation afin de nous permettre, à Laurent Vallée et moi-même, de vous présenter l'activité du groupe et de répondre à vos questions.

Je rappellerai tout d'abord le contexte dans lequel évoluent le groupe Carrefour et le secteur de la grande distribution, avant d'en venir au détail des aides publiques et de leur usage à proprement parler.

Carrefour est un distributeur mondial, avec un ancrage profond en France. Le groupe fête ses 65 ans cette année, le premier hypermarché ayant été créé en 1963 à Sainte-Geneviève-des-Bois pour répondre à la promesse de tout trouver sous un même toit et en libre-service : produits alimentaires et autres, station-service... Ce fut une innovation radicale ! Aujourd'hui, Carrefour opère au sein de 15 000 magasins environ, situés dans 43 pays, pour un chiffre d'affaires mondial de 90 milliards d'euros.

En France, nous réalisons 45 milliards d'euros de chiffre d'affaires, et 170 000 personnes travaillent aujourd'hui sous nos enseignes. Nos 6 000 magasins forment un réseau unique au sein de nos territoires. En effet, nous sommes le seul acteur qui dispose d'un maillage aussi dense : nous sommes présents dans les centres-villes, en périphérie, dans des centres commerciaux en milieu rural, en montagne ou dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Nous sommes aussi le seul acteur complètement « multiformat » : du très grand hypermarché au commerce de proximité, nous couvrons l'ensemble de la gamme des magasins. Du fait de ces deux caractéristiques, nos magasins figurent parmi les derniers lieux de socialisation et de commerce dans certains territoires. À nos magasins, s'ajoutent nos offres digitales, le drive ou la livraison à domicile.

Carrefour est un groupe en pleine transformation. Dans un secteur qui connaît lui-même des défis inédits et a longtemps été considéré comme « abrité », les enseignes françaises affrontent une concurrence extrêmement vive d'enseignes étrangères, telles que les magasins Action ou, dans le digital, Amazon, Shein et Temu, qui ont profondément remis en cause tous les modèles économiques traditionnels en pratiquant sans relâche un actif dumping social, fiscal et réglementaire.

Les transitions que le secteur doit opérer sont profondes et prendront du temps. Notre métier est une industrie, et nous devons procéder à des transformations digitales, logistiques et en matière d'impact environnemental et énergétique qui sont immenses et demandent des dizaines de milliards d'euros d'investissement.

Dans un secteur à très faibles marges, l'intensité concurrentielle renouvelée - c'est en France que la compétition entre distributeurs est, de très loin, la plus forte - et la nécessité d'opérer ces transitions pèsent fortement sur les entreprises. Résultat - je vous parle en ma qualité de président de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) - : certains distributeurs français connaissent de grandes difficultés et plusieurs acteurs spécialisés subissent des défaillances.

J'en viens au sujet qui nous réunit plus directement, à savoir les aides publiques. Je m'attacherai à vous décrire le plus précisément possible les aides dont bénéficie le groupe Carrefour, lesquelles peuvent être classées en trois catégories : les subventions, les dispositifs fiscaux et les mécanismes sociaux.

Pour ce qui concerne les subventions, nous avons bénéficié de 14 millions d'euros en 2024 pour l'embauche en contrat d'apprentissage, auxquels il convient d'ajouter 6 millions d'euros pour notre centre de formation des apprentis (CFA), qui délivre des diplômes visés par l'État. De manière annexe, nous avons perçu, la même année, 4 millions d'euros au titre du bouclier tarifaire de 2023 et 300 000 euros pour soutenir des initiatives en faveur de la transition écologique et énergétique, notamment pour l'installation de recharges électriques et de panneaux solaires sur nos parkings, ainsi que le recyclage des bouteilles.

Pour ce qui est des dispositifs fiscaux, le groupe Carrefour s'inscrit, en premier lieu, dans le cadre du crédit d'impôt recherche (CIR), mais de manière tout à fait marginale, dans la mesure où Cora, groupe familial que nous avons acquis voilà deux ans, bénéficiait de 1,5 million d'euros à ce titre.

En deuxième lieu, par le biais de notre mécénat alimentaire, nous sommes le premier donateur aux associations d'aide alimentaire. Cette générosité est encouragée par le régime fiscal du mécénat, qui représente, pour le groupe, environ 50 millions d'euros par an. Je ne sais si vous inclurez ce mécanisme dans les aides aux entreprises, mais il s'agit bien d'une dépense fiscale.

En troisième et dernier lieu, entre 2013 et 2018, Carrefour a été éligible au dispositif plus massif, mais qui s'est éteint, du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), pour un montant de 125 millions d'euros par an.

Enfin, les dispositifs d'allègements de cotisations sociales s'appliquent au groupe Carrefour. Ceux-ci ont toujours eu pour objet de favoriser le recrutement et le maintien dans l'emploi de salariés ayant un faible niveau de qualification initiale et se situant dans les premiers échelons de rémunération. Depuis la fin du CICE et le renforcement des allègements de charges sur les bas salaires, l'allègement représente, pour Carrefour, 8 % des 3,2 milliards d'euros de salaires versés chaque année, soit 250 millions d'euros par an.

J'en viens à l'usage que le groupe Carrefour a fait des aides dont il a bénéficié et à son impact positif sur l'emploi, l'investissement et le pouvoir d'achat.

Avec toutes les précautions méthodologiques d'usage, nous estimons à 50 % la part des aides affectées au champ du recrutement et de la formation. Outre les contrats en alternance et à durée déterminée, nous recrutons, partout sur le territoire et notamment dans les quartiers défavorisés, 10 000 collaborateurs en CDI par an, dont la grande majorité a moins de 30 ans. Nous sommes également un acteur majeur des dispositifs d'apprentissage, avec un pic à 15 000 jeunes recrutés et formés en 2021. Enfin, plus d'un salarié sur deux bénéficie d'une action de formation chaque année. Cela représente plus de 600 000 heures dispensées sur les 300 métiers que compte notre groupe.

Ensuite, 35 % des aides sont orientées vers les gains de pouvoir d'achat en faveur de nos collaborateurs et de nos clients. Pour nos collaborateurs, nous conduisons des négociations sur les salaires qui donnent lieu, chaque année, à la signature d'accords majoritaires. Ces derniers ont permis depuis 2017, a fortiori lors de la période de forte inflation de 2021 à 2024, de préserver et d'améliorer le pouvoir d'achat de nos collaborateurs. Entre 2021 et 2024, le salaire de base d'un hôte ou d'une hôtesse de caisse a ainsi progressé de 15,9 %. Nous avons aussi mis en place des dispositifs d'intéressement collectif et de participation, qui ont permis de distribuer, en moyenne, 1 612 euros en 2024, soit 7 % du salaire moyen d'une hôtesse de caisse. La participation a plus que doublé depuis 2018, passant de 555 euros à 1 300 euros en 2025. Enfin, nous avons distribué à plusieurs reprises la prime de partage de la valeur (PPV), dite « prime Macron », et mis en oeuvre, en 2023, un dispositif d'actionnariat salarié, grâce auquel 30 000 de nos collaborateurs ont pu devenir actionnaires de Carrefour à des conditions préférentielles.

En parallèle, nous avons investi pour protéger le pouvoir d'achat de nos clients, avec des mécanismes tels que les prix bloqués, le « panier anti-inflation » ou l'essence à prix coûtant, qui nous ont été demandés pendant toute la période du covid-19 et de l'hyperinflation. Ces dernières années, ces dispositifs ont souvent été mis en place à l'invitation des pouvoirs publics ou en coordination avec les politiques gouvernementales de protection du pouvoir d'achat.

Enfin, la part restante des aides, qui s'élève à 20 millions d'euros environ, représente 2,5 % de nos investissements annuels en faveur de notre outil industriel. Nous investissons chaque année dans notre réseau de magasins et nos systèmes d'information pour faire face à l'environnement concurrentiel très évolutif que j'évoquais au début de mon intervention : depuis 2018, presque 250 millions d'euros par an sont affectés à la rénovation énergétique, l'accessibilité et la mise aux normes de nos magasins, et 400 millions d'euros par an visent à mettre le digital au coeur de nos opérations.

Pour conclure, je vous donnerai mon sentiment sur les aides, leur pertinence et leur suivi.

Vous le voyez, les subventions et dispositifs fiscaux sont très minoritaires parmi les mécanismes auxquels Carrefour est éligible. Pour ce qui concerne les subventions, le contrôle et la pertinence me semblent relativement simples : c'est seulement si nous embauchons un apprenti, et sur la foi d'un formulaire administratif, que nous recevons une subvention. Quant aux mécanismes fiscaux, de deux choses l'une : soit notre situation satisfait aux critères posés par le législateur, et nous pouvons en bénéficier ; soit ce n'est pas le cas et nous sommes alors susceptibles de faire l'objet d'un redressement. En matière fiscale, le contrôle me paraît garanti par l'action de la direction générale des finances publiques (DGFiP).

Pour ce qui est des allègements de cotisations sociales, on peut distinguer le niveau macroéconomique et celui microéconomique. D'un point de vue macroéconomique, les évaluations, notamment celles du rapport Bozio-Wasmer remis en 2024, montrent que les exonérations de cotisations ont produit des effets significatifs sur l'emploi, notamment dans les secteurs comptant de nombreux emplois peu qualifiés. Ces aides ont permis de soutenir l'emploi non délocalisable, de préserver la compétitivité-coût de la France et, plus largement, d'être un contrepoids au coût du travail, qui demeure particulièrement élevé dans notre pays par rapport à la moyenne de l'OCDE.

Sur le plan microéconomique, il arrive que des entreprises bénéficiaires procèdent à des licenciements ou à des délocalisations. Il ne faut pas le nier, mais n'en tirons pas une généralisation hâtive. Ces décisions sont rarement prises à la légère, souvent dictées par des impératifs de survie ou de transformation, et ne suffisent pas à invalider le bien-fondé des dispositifs dans leur ensemble. Un conditionnement des aides à l'absence de restructuration ou de départs est donc à manier avec prudence, au risque de rigidifier le tissu économique ou de créer des effets pervers.

L'approche la plus productive consiste sans doute à mieux évaluer, mieux cibler et mieux piloter les exonérations, comme le préconise la Cour des comptes. En particulier, le rapport Bozio-Wasmer recommande de placer les allègements sur les rémunérations proches de 1,6 Smic pour éviter les « trappes à bas salaires ». Nous sommes favorables à cette évolution. Et, signe de l'absence d'effets d'aubaine, nos salaires sont déjà bien plus proches de ce niveau de rémunération que du Smic.

Enfin, on ne peut faire abstraction du contexte international - la France n'est pas une île. L'Inflation Reduction Act (IRA) américain ou les annonces récentes de Donald Trump en faveur d'un protectionnisme renforcé reconfigurent les règles du jeu économique mondial. Affaiblir unilatéralement nos outils de compétitivité reviendrait à nous désarmer à un moment où les États-Unis et la Chine investissent massivement pour attirer les activités industrielles et technologiques de demain.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, monsieur le président-directeur général, pour votre esprit de concision. Vous avez évoqué l'IRA américain ou la Chine, mais sans entrer dans le détail.

À quel niveau situez-vous les aides publiques françaises dans les autres pays où votre groupe est implanté ? Ce soutien permet-il à nos entreprises d'être compétitives à l'étranger ?

Par ailleurs, si vous ne deviez retenir que deux aides publiques, l'une efficiente et l'autre plus douteuse, quelles seraient-elles ?

M. Alexandre Bompard. - Nous sommes présents dans 43 pays ; il est donc toujours un peu difficile d'établir un classement des mécanismes d'aides et d'exonérations. La France se caractérise par un coût du travail plus élevé que dans d'autres pays où les aides fiscales sont plus simples, directes, et non reliées à la masse salariale. Dans le même temps, nous ne sommes pas aux États-Unis et nous ne sommes plus en Chine, deux territoires clefs pour l'attractivité et la compétition mondiale. En termes de magnitude, nous nous situons dans la moyenne des pays où le groupe est implanté.

Au-delà de mon sentiment, les faits démontrent que les allègements de charges sur les bas salaires ont donné des résultats. Lorsque j'ai débuté ma carrière, le taux de chômage, notamment des personnes peu qualifiées, atteignait des niveaux encore très élevés et constituait l'un des principaux enjeux des politiques publiques.

Les allègements de charges sur les bas salaires, dont certains des effets sont parfois incertains, ont permis d'abaisser significativement le taux de chômage de ces personnes ou de ceux qui entraient sur le marché du travail. Pour Carrefour, ces allègements représentent 250 millions d'euros, pour une masse salariale de 3,2 milliards d'euros. J'estime donc que ces dispositifs fonctionnent, même si l'on peut légitimement s'interroger, comme le fait le récent rapport publié sur le sujet, sur leur niveau optimal de mise en oeuvre. Ils nous ont incontestablement permis de réduire les effets d'un coût du travail trop élevé en France, source d'un déficit de compétitivité, en particulier pour les emplois les moins qualifiés.

Toutefois, il existe de nombreux dispositifs d'aide peu efficaces ou d'une grande complexité. Pour une entreprise de grande taille comme la nôtre, qui mobilise de nombreux collaborateurs sur ces questions, le coût administratif de gestion de l'ensemble de ces dispositifs s'avère important. Il conviendrait sans doute, à l'instar des efforts déjà engagés par le Sénat et l'Assemblée nationale, de procéder chaque année à un nécessaire nettoyage, afin de s'assurer que ces mesures rapportent davantage qu'elles ne coûtent, tant à l'État qu'aux entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Si je comprends bien, il faudrait faire passer à ces dispositifs le test des PME avant de les appliquer. Je suis un fervent défenseur de cette proposition, et j'apprécie de l'entendre dans votre bouche !

Puis-je obtenir quelques détails sur les 6 millions d'euros de financement alloués à votre centre d'apprentissage ? Combien d'apprentis accueillez-vous ? Sont-ils tous destinés à travailler pour Carrefour ou une partie d'entre eux, après avoir été formés, peuvent-ils rejoindre d'autres entreprises ?

M. Alexandre Bompard. - Nous avons mis en place des centres de formation d'apprentis hors les murs, situés dans des magasins, des entrepôts, etc. En 2021, nous avons recruté 15 000 jeunes apprentis, conformément à l'engagement que j'avais pris au moment du covid, estimant qu'il était de notre responsabilité de tendre davantage la main, notamment à des jeunes issus des quartiers de la politique de la ville, qui représentent 50 % de nos apprentis. Ces jeunes ont très largement vocation à rejoindre les rangs de Carrefour, même si certains d'entre eux peuvent également oeuvrer ailleurs.

Nous sommes à la fois un formateur et un recruteur d'apprentis très important ; à cet égard, je n'ai pas été totalement convaincu par la dernière mesure adoptée, qui lie les aides à l'alternance à la taille de l'entreprise. Après des années durant lesquelles on déplorait le manque de réussite de l'apprentissage en France, ce dispositif a largement contribué à son succès récent. Revenir dessus en imposant une conditionnalité en fonction de la taille de l'entreprise, avec une aide plus importante pour les petites structures que pour les grandes, ne me semble pas opportun.

J'en parle d'autant plus aisément que, dans mon secteur d'activité, mes principaux concurrents et homologues sont des entreprises indépendantes, ces réseaux étant par nature constitués d'entreprises de moins de 250 salariés. Cette conditionnalité à la taille ne me paraît donc pas la plus pertinente. J'aurais jugé plus intéressant de moduler les aides en fonction du niveau de diplôme : recruter des apprentis titulaires d'un bac+5 me semble poser question. En revanche, l'effet de masse des grandes entreprises qui s'engagent très fortement en faveur de l'apprentissage bénéficie largement, selon moi, aux jeunes souhaitant entrer sur le marché du travail.

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides publiques à l'apprentissage représentent un peu plus de 21 milliards d'euros sur le budget de l'État. Pourtant, dans des pays voisins comme la Suisse et l'Allemagne, où l'apprentissage est très développé, elles sont quasiment inexistantes. En Suisse, 70 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans sont passés par l'apprentissage !

J'ai parfois l'impression, pour le dire de manière un peu triviale, que, dans certains pays, les entreprises ont vraiment pris la mesure de la chance que constitue l'apprentissage, non seulement pour les jeunes, mais aussi pour elles-mêmes, car il s'agit de leurs collaborateurs de demain, des travailleurs qui feront vivre le pays. En France, en revanche, j'ai le sentiment, même si je caricature, que de nombreuses entreprises accueillent des apprentis davantage dans une logique d'oeuvre sociale. Pour cela, elles bénéficient d'un accompagnement financier important, de plusieurs milliers d'euros par an, ainsi que des exonérations de cotisations, certes plus modestes.

Ne pourrait-on pas envisager de travailler différemment sur cette aide massive en changeant de paradigme, afin que l'apprentissage ne soit pas presque intégralement soutenu par les deniers publics ? Une plus grande coopération entre le privé et le public permettrait que l'apprentissage devienne un réflexe beaucoup moins coûteux pour l'État, en mettant en avant ses aspects très positifs pour les entreprises et pour leur avenir.

Pour y parvenir, nous devrions mettre en oeuvre une véritable évaluation de ces aides dédiées. Ainsi, plutôt que de fixer le curseur en fonction du niveau d'études ou de la taille de l'entreprise pour décider de leur maintien ou de leur suppression, nous pourrions identifier précisément les secteurs où celles-ci donnent des résultats, où elles sont nécessaires et ceux dans lesquels elles ne le sont pas. Une telle évaluation permettrait sans doute de mieux coller à la réalité lorsqu'il faut les supprimer ou les réduire.

Cela ne passe-t-il pas d'abord par une vue d'ensemble de l'apprentissage et de son importance réelle, tant pour notre pays que pour les entreprises et leur avenir ?

M. Alexandre Bompard. - Vous avez raison, une différence culturelle dans le rapport à l'apprentissage existe depuis longtemps entre la France, l'Allemagne et la Suisse, que je connais un peu moins bien. Dans l'entreprise où je travaille, l'apprentissage est vécu comme une chance, en raison notamment de la typologie des jeunes qui nous rejoignent et des difficultés de recrutement que nous rencontrons parfois sur des métiers exigeants, comme les métiers de bouche.

Il ne s'agit ni d'un effet d'aubaine financier ni d'un moyen de rendre le rapport annuel plus sympathique : c'est bien une véritable opportunité. L'apprentissage nous permet de recruter des collaborateurs, de les attirer, de les former et de faire jouer l'ascenseur social, les plus anciens transmettant leur savoir aux plus jeunes. C'est un dispositif auquel nous sommes très attachés, comme en témoigne le chiffre éloquent de 15 000 apprentis accueillis dans notre entreprise.

Vous avez parfaitement raison, comme législateur, de souligner l'importance d'une évaluation approfondie pour déterminer les modalités optimales de mise en oeuvre de ce processus, qu'il s'agisse du curseur à fixer, du montant des aides ou des conditions à respecter. En m'extrayant un instant du cas de Carrefour, je constate que, après des années de difficultés, l'apprentissage fonctionne enfin dans notre pays et commence à s'ancrer dans les esprits, même si son coût pour les finances publiques est effectivement très élevé.

On pourrait considérer que la dynamique est désormais suffisamment enclenchée et intégrée par tous pour envisager dès à présent de réduire la voilure ; c'est une possibilité. Cependant, vous connaissez ce sujet sur le bout des doigts et, pour ma part, j'ai été frappé, pendant deux décennies, par les réticences à considérer l'apprentissage comme une chance. Alors que nous venons à peine de lancer cette démarche, faut-il l'interrompre si vite ou la conditionner à la taille de l'entreprise, qui me semble un critère discutable ?

Je trouve plus pertinent de s'interroger sur le niveau de diplôme : lorsqu'une entreprise accueille un apprenti polytechnicien, cela pose question et relève d'un effet d'aubaine, d'une utilisation des deniers publics qui n'a pas de sens. En revanche, la taille de l'entreprise, compte tenu des volumes d'apprentis concernés, ne me paraît pas forcément le bon critère - mais ce n'est que mon sentiment...

Notre objectif collectif doit être de faire fonctionner l'apprentissage dans notre pays, car nous en avons besoin.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous ai écouté avec grande attention et je vous sais gré de votre transparence sur l'ensemble des dispositifs d'aide. Mes calculs m'amènent à un total d'environ 330 millions d'euros d'aides publiques au bénéfice de Carrefour pour 2018, dont plus des deux tiers correspondent aux 255 millions d'euros d'exonérations de cotisations, ce qui est logique compte tenu de votre position parmi les premiers employeurs privés en France. Vous êtes d'ailleurs l'un des rares à avoir justifié l'utilisation de ces aides publiques dans votre entreprise.

Cependant, les chiffres que j'ai pu recueillir racontent une histoire différente de celle que vous venez de développer, en matière d'emploi et de pouvoir d'achat. J'ai confectionné moi-même le tableau actuellement projeté, à partir des données que j'ai collectées, notamment celles qui ont été présentées aux actionnaires et aux syndicats, en les recoupant avec la presse. Il m'a été difficile d'obtenir ces données, contrairement à celles concernant les autres entreprises auditionnées, car il m'a fallu envoyer un mail. Je précise que les montants du CICE pour 2017 et 2018 sont des estimations et que le bénéfice réalisé en 2017 est négatif, même si le bénéfice ajusté est positif en raison de la dépréciation des magasins en Italie. J'ai par ailleurs estimé le montant des dividendes versés pour 2018 à partir du nombre d'actions en circulation et de leur rentabilité votée lors de l'assemblée générale.

Au total, sur six ans, entre 2013 et 2018, Carrefour a bénéficié de 744 millions d'euros de CICE et de 1,289 milliard d'euros d'exonérations de cotisations, soit un total de 2, 033 milliards d'euros d'aides publiques, un montant très élevé. Les bénéfices nets cumulés se sont élevés à 3,656 milliards d'euros et le cumul des dividendes versées à 2,865 milliards d'euros.

M. Alexandre Bompard. - Je ne connais pas ces chiffres, mais ils me conviennent et je ne les conteste pas. Cependant, je vous rappelle que je suis arrivé en 2018.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Parallèlement, comme l'indique le deuxième tableau projeté, issu du tableau 30 présenté à vos actionnaires, les effectifs de Carrefour en France n'ont cessé de diminuer, passant de 112 000 salariés en 2017, 109 000 en 2018, 101 000 en 2019, 96 000 en 2020, 92 000 en 2021, 80 000 en 2022 et 74 418 en 2023, soit une baisse de 33 %, la plus forte régression enregistrée par le groupe, dont les effectifs mondiaux ont également baissé de 217 000 à 166 000 pendant la même période. Cette réduction d'effectifs s'est opérée à travers diverses restructurations : allègements des services généraux en 2018, plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) de 2 300 salariés en 2019, suppression de plusieurs centaines d'emplois dans les sièges et les fonctions support en 2020, recul de l'emploi en 2021 malgré l'acquisition de Bio c' Bon et l'arrivée de nouveaux effectifs, rupture conventionnelle collective de près de 1 000 emplois mise en oeuvre en 2023. Je relève tout cela avant même d'aborder le débat sur le projet Carrefour 2026 et la question de la location-gérance.

J'ai passé des heures à analyser ces chiffres pour aboutir à des données consolidées. Vous nous dites que l'argent public est utile pour préserver l'emploi. Je veux bien vous croire ; toutefois, la confiance n'exclut pas le contrôle.

En six ans, Carrefour a bénéficié de 2 milliards d'euros : ce n'est pas négligeable, surtout lorsque l'on connaît les bénéfices réalisés par le groupe et le montant des dividendes versés aux actionnaires. Or 37 990 emplois ont été supprimés durant la même période. Dès lors, l'argent public ne sert pas à maintenir l'emploi : c'est même plutôt l'inverse. Qu'en pensez-vous ?

M. Alexandre Bompard. - Je vous remercie pour le travail que vous avez effectué. Malheureusement, je suis contraint de formuler plusieurs objections.

Une objection méthodologique, tout d'abord. Vous ne pouvez pas établir de comparaisons sur le fondement d'exercices différents, 2013-2018 d'une part, et 2019-2024, d'autre part. Les bases de calcul doivent être identiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aurais bien voulu le faire, Monsieur Bompard, mais vos données ne sont pas en accès libre - votre groupe est le seul à agir ainsi, d'ailleurs.

M. Alexandre Bompard. - Nous vous les aurions données si vous nous les aviez demandées. En tout cas, votre comparaison souffre d'un biais méthodologique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En ce cas, analysons les trois premiers exercices, de 2017 à 2019.

M. Alexandre Bompard. - Je pointerai une deuxième erreur méthodologique. Nous sommes présents dans de nombreux pays. Or les tableaux n'y font pas référence ; ils ne reflètent donc pas la situation de l'ensemble du groupe.

J'en viens maintenant au lien entre les aides aux entreprises et l'emploi, en mettant de côté le biais méthodologique de votre calcul qui conduit à ce que vous compariez des choses qui ne sont pas comparables.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je rectifierai mon calcul si vous me transmettez les données.

M. Alexandre Bompard. - Je le ferai très volontiers.

Monsieur le rapporteur, vous qui suivez le secteur de très près, savez-vous combien d'hypermarchés Carrefour ont été fermés depuis mon arrivée en juillet 2018 ? Zéro ! Pourtant, lorsque j'ai pris la direction du groupe, on me demandait de fermer une cinquantaine d'hypermarchés, qui perdaient entre 5 et 10 millions d'euros.

Que signifient les données de ce tableau ? Ils traduisent justement les opérations de franchise et de location-gérance. Aucun plan social n'a été organisé. Seul le siège a été touché par des plans de départs volontaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sauf en 2019, année durant laquelle 2 300 personnes ont subi un plan de sauvegarde de l'emploi.

M. Alexandre Bompard. - Nous avons réduit le nombre d'emplois au siège, car nos coûts de structure étaient trop importants : nous devions être plus compétitifs face à nos principaux concurrents.

Je le répète : nous avons pris la décision de ne fermer aucun hypermarché. Vous êtes tous des élus territoriaux, Mesdames, Messieurs les sénateurs : vous savez ce qu'une telle décision représente.

Contrairement à nos concurrents, nous avons non pas fermé, mais transformé nos hypermarchés, d'une part en faisant évoluer les magasins concernés grâce à l'énergie des équipes, d'autre part en ayant recours à un mode de gestion différent, à savoir la franchise ou la location-gérance. Des entrepreneurs du secteur ou des directeurs de magasin ont alors décidé de s'engager, devenant l'équivalent d'un Leclerc, d'un Intermarché ou d'un U. Ainsi, chaque année, 15 hypermarchés et 25 supermarchés, soit 40 magasins au total, ont adopté le modèle de la location-gérance ou de la franchise, après avoir négocié une clause sociale avec les partenaires sociaux dans le cadre d'un accord majoritaire. Le contrat de travail est maintenu - cela va de soi -, ainsi que 90 % des avantages : les salariés ont seulement perdu une semaine de congés qui avait jadis été octroyée.

Les magasins concernés sont ceux qui souffrent et qui perdent de l'argent : je devrais les fermer. Mais le changement de mode de gestion permet aux salariés de garder leur emploi, leur rémunération, leurs primes, comme n'importe quel autre salarié de Leclerc, d'Intermarché ou de U. On est passé de 125 000 à 170 000 personnes travaillant sous l'enseigne Carrefour : 85 000 salariés sont employés par le groupe et 85 000 autres sont des salariés de franchisés ou de locataires-gérants.

Dès lors, monsieur Gay, je ne sais pas d'où viennent les chiffres vous permettant de soutenir que Carrefour a subi des réductions d'emploi de 33 %.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont les vôtres : ils proviennent de la slide n° 30 présentée à vos actionnaires.

M. Alexandre Bompard. - En 2025, 170 000 personnes travaillent dans un magasin Carrefour en France, contre 125 000 à mon arrivée. Telle est la réalité : la transformation que nous avons menée a permis, par la transformation interne, par la gérance, par la franchise, par la proximité, à 45 000 personnes supplémentaires de travailler dans l'une de nos enseignes. En outre, aucun hypermarché n'a été fermé en France. Cette politique a permis de développer l'emploi, au bénéfice de la collectivité.

M. Laurent Vallée, secrétaire général du groupe Carrefour. - Je souhaite apporter une précision : le groupe n'a pas connu de PSE en 2019 ; il s'agissait d'une rupture conventionnelle collective, signée par les syndicats majoritaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'année 2019 a bien été marquée par un PSE portant sur 2 300 emplois ; c'est en 2023 qu'a eu lieu une rupture conventionnelle collective, qui concernait 979 emplois.

M. Laurent Vallée. - C'était aussi une rupture conventionnelle en 2019.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je le conteste. Quoi qu'il en soit, les plans de départs volontaires...

M. Alexandre Bompard. - ... concernaient les emplois du siège.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Que ce soit par le biais d'un plan de départs volontaires ou d'une rupture conventionnelle, je ne connais personne qui a envie d'être licencié en se levant un matin ! Vous arriverez toujours à citer le contre-exemple d'une personne heureuse d'avoir créé son entreprise après avoir touché 50 000 euros, mais, dans leur majorité, les gens ne vivent pas les choses ainsi.

M. Alexandre Bompard. - Vous avez pleinement raison : un plan de départs volontaires n'est jamais une bonne nouvelle.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur le biais méthodologique que vous avez dénoncé. Vous avez raison, mais j'ai utilisé les chiffres à ma disposition.

M. Alexandre Bompard. - Cette réunion a un objectif : nous permettre d'échanger.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez tout à fait raison. Je le répète : vous êtes les seuls à ne pas mettre l'ensemble des chiffres à la disposition du public.

M. Alexandre Bompard. - Les seuls de notre secteur ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, nous avons trouvé les chiffres pour le groupe Auchan, par exemple.

M. Alexandre Bompard. - Nous sommes la seule entreprise cotée du secteur : vous n'avez pas donc pu trouver les chiffres de nos confrères.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons auditionné d'autres entreprises cotées.

M. Alexandre Bompard. - Des entreprises d'autres secteurs, donc.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Carrefour bénéficie d'un accompagnement s'élevant à 330 millions d'euros - hormis les 125 à 130 millions d'euros du CICE qui ont disparu, comme pour toutes les autres entreprises.

Je reviens à la question centrale : l'emploi. Vous n'êtes pas sans savoir que la location-gérance fait l'objet de débats, y compris chez des syndicats qui ne sont pas les plus révolutionnaires : ainsi, la CFDT s'était interrogée sur les conséquences du recours à ce mode de gestion. La location-gérance est synonyme de casse sociale. Un salarié d'un groupe de 110 000 salariés bénéficie d'acquis sociaux, conquis à l'issue de luttes. Ces acquis, on les perd lorsque l'on devient salarié d'une plus petite entreprise.

Or c'est bien le groupe qui bénéficie d'aides au titre du soutien à l'emploi. En 2014, Carrefour a reçu 255 millions d'euros d'exonérations de cotisations sociales, alors que le nombre d'emplois continuait à décroître au siège avec des plans de départs volontaires et des licenciements. Vous dégradez en outre les conditions d'emploi, avec 39 projets de location-gérance en 2025. Il y a donc une question d'emploi et de qualité de l'emploi.

M. Olivier Rietmann, président. - Quelles sont les raisons ayant motivé votre décision ? Qu'en serait-il aujourd'hui si vous n'aviez pas agi ainsi ? Les salariés travaillant pour un grand groupe ont plus d'avantages. J'imagine que vous établissez des bilans réguliers : si vous avez continué à utiliser la solution de la location-gérance, c'est que vous avez jugé pertinent de le faire...

Les exonérations de charges ont-elles été versées uniquement au groupe Carrefour ? Les magasins franchisés ou en location-gérance en ont-ils bénéficié, par ruissellement ?

M. Alexandre Bompard. - Ces questions figurent au coeur de la réflexion qui nous anime depuis mon arrivée. Le marché français est au coeur de notre modèle. Notre secteur d'activités souffre. C'est le cas de deux groupes français, qui faisaient pourtant partie du top 15 mondial ; vous avez reçu l'un d'entre eux, une magnifique enseigne. J'en tire plusieurs enseignements : notre secteur est sous tension ; les marges y sont faibles ; enfin, la concurrence est extrêmement forte dans notre pays : le modèle indépendant et mutualiste, à l'instar de Leclerc ou d'Intermarché, beaucoup plus efficient en matière de coûts, a très bien réussi.

Je voulais absolument éviter la fermeture d'hypermarchés. À l'occasion d'un contentieux, un syndicat, pour lequel j'éprouve par ailleurs un profond respect, a eu cette formule folle : nous aurions préféré des PSE, des licenciements, plutôt que de passer à la location-gérance...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous savez que les salariés le vivent mal.

M. Alexandre Bompard. - Vous me permettrez de connaître un peu l'entreprise dans laquelle je travaille ! Un commerçant est sur le terrain tous les jours. Quand il voit que son magasin perd de l'argent et des parts de marché depuis dix ans, il se fait du souci.

Cela dit, vous avez raison : l'inquiétude est réelle - et légitime - lorsque les salariés apprennent qu'un entrepreneur reprend leur magasin et qu'il y développera de nouvelles méthodes.

Voilà cinq ans que nous menons cette politique : sur 200 magasins concernés, 195 ont été sauvés. Les salariés constatent que le magasin ne perd plus d'argent et que leur contrat et leur salaire sont maintenus ; en outre, ils bénéficient d'une clause sociale ayant fait l'objet d'une négociation.

Lorsque nous le pouvons, nous évitons cette situation : dans leur majorité, nos hypermarchés restent des magasins intégrés. Cela dit, je préférerai toujours avoir recours à ces entrepreneurs qui, à l'instar de leurs collègues indépendants d'Intermarché ou de Leclerc, méritent le respect, qu'envisager un plan social, dans lequel des centaines d'emplois - directs ou indirects - sont menacés.

Je ne vous demande pas de m'adresser un satisfecit, mais le fait est que nous n'avons pas fermé de magasins. Si, en 2018, j'avais fermé les 40 magasins qui perdaient alors 10 millions d'euros chacun, vous auriez pu dire que je me moquais de vous, eu égard aux exonérations de cotisations dont Carrefour a bénéficié. Mais nous n'avons pas pris une telle décision.

Je comprends les termes du débat. Je comprends que les salariés n'apprécient pas de changer de statut. Cependant, les actions que nous avons entreprises depuis 2018 nous ont permis de sauver notre modèle et nos hypermarchés. Carrefour est ainsi resté un acteur important du secteur, tant en France qu'au niveau mondial.

M. Olivier Rietmann, président. - Quid du ruissellement des aides ?

M. Alexandre Bompard. - Les allègements de charges bénéficient uniquement au groupe Carrefour.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous n'arriverons pas à nous mettre d'accord, mais vous reconnaissez que le passage d'un magasin à la location-gérance se fait au détriment des conditions de travail. Vous le dites d'ailleurs très bien : les entrepreneurs reprenant les magasins - des personnes respectables en effet - utilisent des méthodes qui permettent de revenir à l'équilibre. Or ces méthodes détériorent les conditions de travail des salariés.

M. Alexandre Bompard. - Si je puis me permettre, il s'agit de mon métier !

Un entrepreneur sauve un magasin non pas en rognant sur le social, mais grâce à l'énergie commerciale qu'il déploie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont les salariés qui déploient l'énergie commerciale.

M. Alexandre Bompard. - Ce sont les actions de l'entrepreneur qui sauvent le magasin, pas la détérioration des conditions de travail !

Nous sommes d'accord sur une chose : l'inquiétude des salariés lors du passage à la location-gérance. Mais je vous invite à venir dans les magasins concernés...

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en connais beaucoup ! Je vous laisserai choisir, car je ne voudrais pas que vous m'accusiez de sélectionner un repaire de la CGT...

M. Alexandre Bompard. - Allons-y ensemble. Je ne vous accuserai jamais de rien !

M. Olivier Rietmann, président. - Nous pouvons nous accorder sur un point : il n'y a pas de bon leader sans une bonne équipe ; il n'y a pas de bonne équipe sans un bon leader.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rachat de Cora a concerné 60 magasins, 17 000 salariés, 115 supermarchés Match ainsi que la centrale d'achat alimentaire Provera. Vous aviez annoncé qu'aucun magasin Cora ne serait fermé. Cette affirmation est-elle toujours d'actualité ? Quand l'Autorité de la concurrence se prononcera-t-elle sur ces achats ?

M. Alexandre Bompard. - Si le tableau que vous avez présenté était complet, monsieur le rapporteur, vous auriez tenu compte de ces 17 000 salariés !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous n'avions que les chiffres jusqu'à 2023 !

M. Alexandre Bompard. - De fait, nous avons fait l'acquisition de Cora l'année dernière. Cette très belle enseigne est implantée dans le Nord et l'Est de la France, régions que vous connaissez bien, et comprend 17 000 salariés.

Lorsque nous avons repris ces magasins, nous avons annoncé que nous conserverions l'intégralité d'entre eux, ce que nous avons fait, et que nous le ferions en plaçant ces derniers sous un format intégré, ce que nous avons fait également. La seule chose qui m'est impossible, bien évidemment, c'est d'ignorer l'Autorité de la concurrence. Cette dernière a rendu sa décision il y a quelques jours, en nous demandant sept remèdes, qui concernent cinq hypermarchés et deux supermarchés. Nous devrons donc céder ces sept magasins à la concurrence, pour des raisons de bonne répartition des parts de marché locales, avant la fin de l'année.

M. Marc Laménie. - L'acquisition de Cora a été évoquée. Le département des Ardennes, que je représente, est concerné, puisqu'il comporte un hypermarché Cora, à Villers-Semeuse, près de Charleville-Mézières, mis en vente à la suite de la décision de l'Autorité de la concurrence. On comprend les inquiétudes de l'ensemble des salariés, tout en ayant beaucoup de respect pour les chefs d'entreprise, dont vous faites partie.

Comme vous l'avez rappelé, Monsieur Bompard, Carrefour est un acteur économique important en termes d'investissements, à hauteur de 400 millions d'euros.

Vous avez mentionné, avec clarté et transparence, les aides publiques dont vous avez bénéficié. Or, parmi vos interlocuteurs de proximité, on trouve les collectivités territoriales : les bourgs, puisque votre maillage territorial est rural, mais aussi les villes et les métropoles - vous avez évoqué la politique de la ville -, sans oublier les collectivités départementales et régionales, qui ont la compétence économique. À quel montant estimez-vous les aides publiques dont vous bénéficiez, qu'elles soient directes ou indirectes, de la part des collectivités territoriales ?

M. Laurent Vallée. - Sauf erreur de ma part, nous ne recevons pas de subvention directe des collectivités territoriales, ou peu s'en faut. Sinon, nous les aurions citées dans notre propos liminaire.

M. Marc Laménie. - Même si les collectivités restent des interlocuteurs.

M. Laurent Vallée. - Le tableau présenté au début de l'audition retrace l'ensemble des aides dont nous sommes bénéficiaires, qu'elles proviennent de l'État, de l'Union européenne ou des collectivités territoriales. Nous revérifierons ces chiffres, mais, en toute honnêteté, il me semble que nous n'en recevons pas de la part des collectivités.

M. Marc Laménie. - Vous intervenez largement, au titre du mécénat, en soutien à des associations à vocation sociale ou humanitaire. Auriez-vous quelques chiffres sur ce point ?

M. Alexandre Bompard. - En effet, nous sommes les premiers partenaires d'associations comme les Restos du Coeur, les banques alimentaires ou encore le Secours populaire. Ces associations reçoivent des denrées alimentaires, mais aussi non alimentaires, au profit des personnes en situation de précarité. Au total, nous donnons de l'ordre de 90 millions à 92 millions d'euros par an en denrées, habits ou produits d'hygiène. En retour, comme je l'ai mentionné dans mon propos liminaire, nous recevons 50 millions d'euros en réduction d'impôt. Comme vous le savez, cette réduction, au titre du mécénat, est calculée selon le montant des dons effectués.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai été maire d'une commune de 1 600 habitants où se situe un Carrefour Market : je témoigne que je n'ai jamais eu de sollicitation pour la moindre aide, qu'elle soit communale, départementale ou communautaire.

M. Daniel Fargeot. - Je reviens sur les locations-gérances. Sur combien d'années sont-elles échelonnées ? Aboutissent-elles à une cession de l'établissement ?

Au vu de votre expérience de près de vingt années à la tête de grandes entreprises françaises, constatez-vous, Monsieur Bompard, une évolution du rapport des entreprises aux aides publiques ? Selon vous, de marginales, ces aides sont-elles devenues un enjeu central ?

Puisque vous avez également travaillé dans l'industrie des médias, pensez-vous que cette dernière est plus sensible que le commerce alimentaire aux aides publiques ?

M. Laurent Vallée. - Les situations de location-gérance sont variables, avec une durée du contrat, en général, de trois ans, mais qui peut varier en fonction des situations individuelles.

L'aboutissement dépend aussi des circonstances : comme Alexandre Bompard le rappelait, nous avons 6 000 magasins en France. La situation varie aussi selon la taille du magasin : le fonds de commerce d'un hypermarché est bien plus onéreux que celui d'un petit magasin de proximité. Ainsi, pour ce dernier, la location-gérance est souvent un marchepied vers la franchise, avec, le cas échéant, le rachat de tout ou partie du fonds de commerce. Pour l'hypermarché, notre expérience de la location-gérance est bien plus récente que pour les magasins de proximité.

M. Alexandre Bompard. - Le secteur des médias est sans doute plus sensible aux régulations ou aux aides publiques.

Pour ses activités en France, le groupe Carrefour, hors exonérations de charges, atteint un chiffre d'affaires de 45 milliards d'euros. Si j'enlève les exonérations de charges, pour ne parler que de ce que vous mentionnez en parlant des aides publiques, ces dernières représentent un montant minuscule.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre rapporteur préférerait le terme de « cotisations » à celui de « charges »...

M. Alexandre Bompard. - Pour ma part, je préfère parler d'allègements de charges.

Nous parlons d'un tout petit montant, inférieur à 80 millions d'euros.

M. Daniel Fargeot. - L'épaisseur du trait, en somme !

M. Alexandre Bompard. - J'en viens à votre question sur l'importance du sujet des aides publiques. Votre commission d'enquête trouve, à cet égard, une actualité particulière : lors de mes échanges avec mes homologues dans d'autres secteurs, je constate combien notre environnement concurrentiel a changé. L'activité de mon secteur est non délocalisable, mais vous avez déjà reçu des dirigeants confrontés à la compétition mondiale dès la décision d'installation de l'entreprise.

Ainsi, le niveau de cette compétition et des aides publiques accordées par un certain nombre de pays, y compris celui qui passait, il y a quelques années, pour le parangon de l'économie de marché et du libéralisme, a énormément changé. L'Inflation Reduction Act, voté sous la présidence de Joe Biden, donne à l'administration américaine des moyens considérables pour accueillir des entreprises. Cela dit quelque chose de cette compétition mondiale.

Je suis certain qu'un certain nombre de mes homologues vous diront que, au moment de choisir le lieu d'implantation d'une usine ou d'une activité, le « niveau d'agressivité » - au bon sens du terme -des administrations publiques d'autres pays en matière de conditions d'accueil est très élevé. À cet égard, votre commission d'enquête, au-delà de son périmètre actuel, a une importance toute particulière : il faut essayer de réfléchir aux aides qui permettraient de relever les défis plus forts, parmi lesquels l'emploi et l'attractivité des talents.

Certains de mes homologues évoqueront certainement des filières particulièrement sensibles. Quoi qu'il en soit, je suis frappé par le fait que nous n'avions pas de telles discussions il y a dix ou vingt ans. Nous ne parlions alors pas de l'agressivité des États-Unis ou d'autres pays dans leur volonté d'attirer des activités, contrairement à aujourd'hui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai eu la chance de me rendre au Brésil et d'y visiter un magasin Atacadão, de très bonne tenue. Après un débat nourri, un magasin Atacadão a ouvert, il y a quelques mois, non pas à Sevran, mais à Aulnay-sous-Bois. Je sais que vous avez souhaité attaquer le marché français avec Atacadão, mais mon sentiment est que ce n'est pas la plus grande des réussites pour le moment. Sénateur de la Seine-Saint-Denis, je suis passé devant le magasin récemment et je l'ai longuement arpenté : cela ne donne pas tellement envie d'y faire ses courses... Comment analysez-vous cette situation ?

Ensuite, je souhaite revenir sur le tableau que j'ai présenté lors de mon propos liminaire. Au-delà du débat sur la baisse du nombre d'emplois, les exonérations, additionnées au CICE, qui n'existe plus, se montent à un total de 2 milliards d'euros sur six ans, soit un fort niveau d'accompagnement. Or, sur cette même période, le résultat net atteint 3,6 milliards d'euros, et les dividendes versés 2,8 milliards d'euros.

J'interroge M. Bompard, plutôt que le PDG de Carrefour : comprenez-vous l'émotion, la colère, le sentiment d'inadéquation face à la superposition d'aides publiques substantielles accordées à beaucoup d'entreprises, de dividendes eux aussi importants et de suppressions d'emplois dans certains secteurs ? Êtes-vous d'accord pour plus de transparence - vous répondez par l'affirmative en vous livrant vous-même à cet exercice - et pour l'établissement de critères plus précis, par exemple en termes de maintien d'emplois, de recrutement ou encore de transition écologique ou numérique, pour l'octroi d'exonérations ou de subventions ?

M. Olivier Rietmann, président. - Au sein de groupes aussi importants que ceux que nous auditionnons dans le cadre de cette commission d'enquête, les décisions d'orientation politique et financière ne se prennent pas en six mois. Elles dépendent plutôt d'une réflexion et d'analyses sur un temps plus long.

Comprendriez-vous que la loi prévoie qu'une entreprise ayant touché des aides conséquentes, mais qui procède à une délocalisation dans l'année qui suit - je ne parle pas de licenciements ou de versements de dividendes -, rembourse les aides touchées en proportion du poids du site délocalisé ? Le délai pourrait être d'un an ou de dix-huit mois, pas aussi long que cinq ans.

On sait très bien que la prise de décision, au sein des grands groupes, ne se fait pas au dernier moment. Il serait donc possible de stopper le versement des aides au titre du site concerné dès lors que la décision de délocaliser est prise, ne serait-ce que pour l'exemple.

M. Alexandre Bompard. - Atacadão relève d'un modèle de cash and carry, ou libre-service de gros, que nous avons développé au Brésil. Il est le premier de ce type dans ce pays, et s'adresse aux particuliers comme aux professionnels. Je voulais le tester sur le marché français, mais je n'ai jamais annoncé de plan de développement avec des dizaines d'ouvertures. J'ai dit que je voulais l'offrir au marché français, afin d'en voir les résultats.

M. Fabien Gay, rapporteur . - J'ai bien mentionné un essai en Seine-Saint-Denis, sans dire qu'il y en aurait des centaines.

M. Alexandre Bompard. - Nous apprenons beaucoup dans le cadre de ce développement. Certaines choses fonctionnent, d'autres posent des difficultés, mais, au global, nous sommes assez satisfaits. Cependant, nous n'avons pas de plan de développement pour le moment. Le modèle est très intéressant, mais le marché français est ultraconcurrentiel : il est donc difficile d'y implanter un nouveau concept - d'où le fait que je n'ai pas annoncé de plan de développement.

J'en arrive à votre autre question, Monsieur le rapporteur. Elle est parfaitement légitime. Elle se pose au citoyen, mais aussi au représentant de la nation que vous êtes, tout comme au chef d'entreprise.

Il me semble qu'il faut toujours en revenir à l'essence des aides publiques, qui relèvent des politiques publiques. Pour ma part, je n'ai pas d'activité de recherche, mais, si le législateur a créé un crédit d'impôt recherche, c'est dans le but de développer la recherche dans notre pays. Il en va de même pour les exonérations de charges en faveur de l'emploi. La question centrale est donc la suivante : ces politiques publiques sont-elles rendues plus efficaces et plus efficientes par l'aide publique ? Autrement dit, l'aide publique sert-elle ces politiques publiques ? Si la réponse est affirmative, il convient de la maintenir. Dans le cas contraire, il faut l'arrêter.

Vous avez raison : la délocalisation d'une usine ayant suivi des aides publiques suscitera toujours des interrogations. Je le comprends parfaitement. Cependant, même si je ne suis pas concerné, je vais défendre mes collègues. L'évolution des marchés, le cours des matières premières ou encore les évolutions géopolitiques actuelles font que la capacité des industriels à déterminer, sur trois à cinq ans, la future implantation et le développement de leurs usines a changé du tout au tout. Mes amis industriels me disent qu'ils ne savent même pas où se localiser, que leur réflexion est parfois suspendue à la décision que prendra Trump le mercredi suivant... Tout va donc très vite, et ce changement est majeur.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est pour cela que je parlais d'un an.

M. Alexandre Bompard. - Vous avez raison : ce délai doit être court. J'entends tout à fait votre raisonnement lorsque nous parlons de l'usine.

Par ailleurs, il faut en effet faire la chasse à tout abus d'aide, logique que je comprends parfaitement en tant que citoyen.

M. Olivier Rietmann, président. - Attention aux effets d'aubaine.

M. Alexandre Bompard. - Gardons toutefois à l'esprit que les choses évoluent à une vitesse folle. Parfois, des industriels ont bénéficié d'aides en toute bonne foi, avec la conviction que leur usine se développerait en France, avant qu'un retournement du marché ne prive le site de sa compétitivité. Telle est la réalité de ce que vivent un certain nombre de chefs d'entreprise, notamment dans l'industrie.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour conclure, je rappelle que le général de Gaulle a dit des Français qu'ils étaient « le peuple le plus mobile et indocile de la terre ». Ce qui leur plaît aujourd'hui peut ne plus leur plaire demain !

M. Alexandre Bompard. - Cela reste passionnant.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion, suspendue à 15 h 25, est reprise à 15 h 35.

Audition de Stellantis : M. Jean-Philippe Imparato, directeur général Europe

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête avec l'audition de M. Jean-Philippe Imparato, directeur général Europe du groupe Stellantis.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Monsieur Imparato, je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Imparato prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, a trois objectifs principaux.

Tout d'abord, elle vise à établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et qui réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, elle vise à déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, elle vise à réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en matière de maintien de l'emploi, au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leur activité.

Après avoir entendu le président de Renault lundi 24 mars dernier, nous avons jugé utile de vous recevoir, car Stellantis, qui regroupe une multitude de marques automobiles connues dans le monde entier, bénéficie d'aides publiques. Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre opinion sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par Stellantis en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Pouvez-vous nous faire un panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères pour évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites de cette conditionnalité ?

Je vous propose de développer ces sujets dans un propos liminaire de vingt minutes environ, puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jean-Philippe Imparato, directeur général Europe du groupe Stellantis. - J'ai passé trente-cinq ans dans les groupes automobiles Peugeot, Peugeot Société Anonyme (PSA) et Stellantis. J'ai commencé ma carrière en Bourgogne avant de rejoindre Toulouse puis de rentrer au comité exécutif du groupe PSA en 2016, en tant que directeur général de la marque Peugeot. À la création de Stellantis, j'ai rejoint l'Italie comme président de la marque Alfa Romeo et, consécutivement, des véhicules utilitaires du groupe. En octobre 2024, un mois avant son départ, Carlos Tavares m'a demandé de prendre la responsabilité de Stellantis Europe : trente-neuf usines, 70 000 salariés et 65 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Le 2 décembre dernier, le nouveau CEO (chief executive officer) m'a prié de conserver cette responsabilité et d'y adjoindre celle des marques européennes, en l'occurrence Peugeot, Citroën, Opel, Fiat, DS Automobiles, Lancia et Alfa Romeo, et de l'ensemble des véhicules utilitaires que nous fabriquons entre l'Espagne, la France et l'Italie.

Premièrement, que représente Stellantis ? Ce groupe international repose sur quatre piliers : la France, l'Italie, les États-Unis et, au travers d'Opel, l'Allemagne. Né en 2021 de la fusion des groupes PSA et Fiat Chrysler Automobiles, Stellantis compte douze usines implantées en France, dans des territoires parfois désindustrialisés, et emploie 42 000 salariés. Pour donner un point de comparaison, nous avons en Europe trente-neuf usines et 70 000 salariés - le poids de la France est donc significatif - dont 6 000 travaillent dans la recherche et développement (R&D). Mi-mai, nous ouvrirons le Green Campus de Poissy, qui sera le plus gros centre de R&D du groupe en Europe. Je tiens à le préciser, car le crédit d'impôt recherche est le principal soutien apporté à notre développement en France et en Europe. Tous les moyens d'essais et les services tertiaires se trouveront sur le Green Campus.

Où travaillons-nous ? À Douvrin, pour la gigafactory et les moteurs thermiques ; à Caen, à Rennes et à Poissy ; à Sept-Fons, cette fonderie étant intéressante pour réfléchir à l'innovation ; à Sochaux, berceau de la marque Peugeot ; à Hordain, pour les véhicules utilitaires ; à Valenciennes ; à Charleville-Mézières, autre fonderie ; à Trémery et à Metz, pour les moteurs ; à Mulhouse pour, d'un côté, les voitures, de l'autre, la mécanique, les forges et la fonderie.

Nous comptons 4 298 concessionnaires sur le territoire, dans vos circonscriptions. Chacun emploie de dix à trente salariés, plus de la moitié d'entre eux étant dans la prévente, métier qui changera compte tenu de la transition énergétique. Il vaut donc mieux que nous formions les apprentis à l'électromécanique !

Nous disposons de 600 fournisseurs sur tout le territoire. La filière automobile compte sur le marché français 3 500 entreprises, soit 250 000 salariés, dont 42 000 chez nous, aussi, pour notre groupe, ce marché est lourd.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez pas parlé du site de Vesoul, dans la circonscription où je suis élu.

M. Jean-Philippe Imparato. -Vesoul et Rivalta, en Italie, sont actuellement les plus gros et probablement les plus performants des centres d'approvisionnement en pièces de rechange du groupe en Europe. J'ai passé un certain nombre d'années sur ce site !

Il est à noter que nous sommes le plus gros fabricant de voitures en France. Tuons les légendes urbaines : Stellantis a produit dans notre pays 569 000 voitures en 2024, chiffre qui atteindra plus de 600 000 en 2025. Nous produisons 80 000 voitures de plus que Renault et 200 000 de plus que Toyota. Comme je l'ai indiqué à vos collègues de l'Assemblée nationale au mois de novembre dernier, le plan sur trois ans suivi par Stellantis, qui concerne la plupart des usines, ne contient pas de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) pour la France.

Deuxièmement, quelle est la nature des aides que nous recevons et qu'en faisons-nous ? Nous avons investi 3 milliards d'euros ces cinq dernières années dans la transition énergétique des usines françaises. Vous m'entendrez souvent en parler ! En effet, comme le montre le bilan que j'ai fait de ces onze dernières années en matière d'aides publiques - j'ai porté une attention particulière aux cinq dernières, à savoir le post-covid -, 80 % de nos investissements ont été orientés vers cette transition. Nous pouvons les flécher ligne par ligne ! Les chiffres sont à votre disposition.

Nous avons investi 600 millions d'euros dans la modernisation des sites de Caen, dans le Calvados, de Charleville, dans les Ardennes, de Metz-Trémery, en Moselle, de Mulhouse, dans le Haut-Rhin, de Valenciennes, dans le Nord, et de Sept-Fons, et 300 millions d'euros dans la transformation de l'usine de Sochaux, dans le Doubs, laquelle travaille un peu avec Mulhouse et Vesoul. Nous avons également investi 168 millions d'euros dans la plateforme STLA Medium, à Rennes, ville de Citroën, pilier de l'entreprise historique.

Pour établir un lien avec le crédit d'impôt recherche, je précise que Stellantis est classé premier déposant de brevets en France, avec 1 289 déposés en 2024 d'après l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi), sachant que Safran est deuxième et L'Oréal troisième. Nous étions aussi premiers en 2019, en 2020 et en 2023 ! L'argent investi dans notre maison est-il utile ? En effet, si j'en crois ce classement !

Nous avons décidé de situer l'ensemble de la chaîne de valeur des véhicules électriques en France. Ainsi, à Douvrin, 300 mécaniciens de l'usine Stellantis ont été formés et recrutés par la première gigafactory de production de batteries de technologie française ACC (Automotive Cells Company). À Metz-Trémery, la coentreprise Emotors produit des moteurs électriques et des transmissions pour l'assemblage des boîtes de vitesses électrifiées des moteurs hybrides.

J'ai évoqué le sujet de la reconversion plus d'une fois, mais il me semble au coeur de notre transformation : la reconversion de nos collaborateurs vers l'électrique vaut pour les usines, mais aussi pour l'ingénierie. Il n'est pas facile de passer d'une formation spécialisée dans les moteurs à diesel à la fabrication de cellules au sein d'une gigafactory ACC. Le constat vaut pour tous ceux qui, de près ou de loin, n'ont pas touché à ce genre de technologie depuis le début de leur formation.

Les sites industriels de Stellantis contribuent par leur engagement à l'atteinte de l'objectif de neutralité carbone. En 2038, nous serons à zéro émission dans nos usines et sur l'ensemble de la chaîne de production et d'ingénierie. Pour ce faire, nous estimons qu'il nous faudra avoir divisé par deux notre consommation d'électricité en 2030. L'année prochaine, 566 000 mètres carrés de panneaux photovoltaïques seront installés sur nos terrains, 727 000 mètres carrés sont prévus pour 2026 et 827 000 mètres carrés pour 2027. Au-delà de l'énergie électrique, nous avons abaissé la consommation d'eau par production de voiture de 12 % en 2024. Nous estimons qu'il nous faut la diviser par deux à horizon 2030. Nous dirigeons donc l'ensemble de nos investissements dans le capacitaire et la production vers le photovoltaïque et la réduction de la consommation d'eau dans la plupart des entreprises.

J'en viens au détail des aides, qui se répartissent en quatre ensembles : les aides à l'investissement au bénéfice de l'entreprise - projets subventionnés, réponses aux appels d'offres de Bpifrance -, les aides à l'investissement pour des projets hors de l'entreprise, les aides à l'innovation et à la recherche, et les aides indirectes, dont les aides à l'achat bénéficiant au client final.

J'ai compté quatorze catégories d'aides dont nous avons bénéficié depuis 2013, qui vont du crédit d'impôt recherche au crédit d'impôt famille en passant par les aides à la formation et par les subventions régionales à la fabrication. J'ai le détail des allégements de charges ou des contributions directes pour chaque projet et par année. Une période de onze ans m'a semblé assez large pour être représentative de ce que vous pourriez avoir besoin de vérifier. Je précise au passage que vous êtes les bienvenus à Poissy, où nous avons un décompte précis et certifié par notre service financier !

Pour illustrer notre usage des aides, j'ai demandé à ce que me soit donnée la liste des projets post-covid qui en ont bénéficié. Sur la période 2013-2024, la totalité de celles que nous avons reçues représente entre 5 et 6 % des montants investis. Depuis 2021, les dix-sept dossiers que nous avons présentés à l'autorité publique et qui ont été acceptés ont pour l'instant fait l'objet d'un accompagnement pour un montant de 24 millions d'euros, qui a représenté 5,7 % des dépenses, estimées à 431 millions d'euros.

J'ai aussi demandé à avoir des exemples précis. Prenons Valenciennes, parfait mélange entre régionalisation, innovation et reconversion. Pour un investissement sur le site de 65 millions d'euros, nous avons reçu 3 millions d'euros de subventions, le projet ayant été conventionné en 2020. Ces fonds ont été utilisés pour construire des réducteurs pour moteurs électriques parce que nous avons décidé d'intégrer la filière dans toute sa verticalité. Ainsi, nous avons modernisé à Valenciennes les procédés de production, amélioré la gestion de l'espace et des flux logistiques pour la part du site dédiée aux nouvelles activités, et développé une nouvelle gamme de réducteurs performants qui répondent aux besoins de l'ensemble des véhicules électriques du groupe, non seulement en France, mais aussi à l'étranger. Nous arrivons à faire entrer ce site dans la compétition relative à l'évolution technologique et nous le mettons au service de la production du groupe.

Prenons également l'exemple d'Hordain. L'objectif est d'y apprendre les métiers de l'électrique et donc la résistance à l'invasion chinoise, si je puis me permettre... En 2020, nous avons investi sur ce site 8,7 millions d'euros, l'autorité publique ayant consenti une aide de 0,7 million, pour créer un atelier dont la mission est d'assurer l'assemblage de batteries, au travers d'une double offre de batteries performantes. La mise en place d'un tel atelier entraîne forcément l'étude et la maîtrise de nouvelles technologies, notamment en matière de vissage et d'étanchéité des batteries. En effet, les vissages de sécurité sont prioritaires dans notre métier. Nous préparons ainsi l'avenir des garages, qui devront reconditionner les batteries, réparer ou changer des cellules.

Prenons ensuite l'exemple de Sochaux. Avec l'objectif de confirmer l'ancrage régional de marques et de voitures iconiques, nous avons investi 150 millions d'euros sur ce site et nous avons reçu 7 millions d'euros d'aides, le projet ayant été conventionné en 2019 et mis en oeuvre en 2022. Ainsi, nous avons rendu possible la fabrication sur une seule ligne, au lieu de deux, de 400 000 véhicules de six silhouettes différentes, la plateforme étant elle-même multiénergies. Notre but était de répondre aux besoins de l'ensemble des utilisateurs, à commencer par les besoins en véhicule électrique : Peugeot E-3008, Peugeot E-5008... Les voitures actuelles ont soit 540 kilomètres soit 700 kilomètres d'autonomie grâce aux batteries de la gigafactory d'ACC. Toutefois, puisque tout le monde ne peut pas se payer une voiture à 44 000 euros et pour répondre aux besoins des entreprises, nous avons aussi une proposition hybride de 136 chevaux, beaucoup moins chère : de 5 000 à 6 000 euros de moins.

Enfin, le cas de Sept-Fons est intéressant. En France comme en Europe, la question de l'avenir des fonderies se pose. Pour concilier l'électrique et la fonderie, nous avons choisi d'opérer une reconversion de l'usine de Sept-Fons. En effet, un véhicule électrique pèse plus lourd qu'une voiture thermique, et nécessite par conséquent des freins adaptés. La fonderie de Sept-Fons a donc augmenté sa capacité de production de disques de frein pour répondre à ce besoin, en passant à 32 000 pièces supplémentaires par semaine et à 119 000 pièces sur la capacité de peinture des pièces de freinage usinées.

Ces quelques exemples montrent de quelle manière nous avons fléché nos investissements.

Par ailleurs, nous avons répondu à des appels à projets de Bpifrance. L'un d'eux portait sur la décarbonation de plusieurs sites, notamment celui de Sept-Fons. Je pense également au développement de carters pour moteurs électriques à partir de procédés technologiques très modernes sur le site de Charleville. À Hordain, nous avons lancé une offre d'hydrogène pour les véhicules utilitaires dès 2021 - nous étions d'ailleurs les premiers au monde à le faire.

En ce qui concerne l'innovation, Stellantis a dépensé 1,658 milliard d'euros dans la recherche et le développement en France en 2019. Ce montant atteignait 2,29 milliards d'euros en 2023. L'aide du CIR, en 2023, représentait à due concurrence 63,2 millions, dont 50,3 millions pour la R&D et 6,3 millions pour le manufacturing. Les ordres de grandeur restent donc similaires, à hauteur de 4 à 6 %.

En plus de soutenir l'ingénierie du groupe, au travers d'un panier d'innovations, ces investissements nous permettent d'agir dans trois domaines précis.

Premièrement, nous développons une nouvelle plateforme 100 % électrique qui hébergera les petites voitures urbaines.

Deuxièmement, nous travaillons sur une technologie steer-by-wire, afin de mettre au point un système de direction sans transmission mécanique entre le volant et les roues - concrètement, on tourne le volant d'un quart de tour, et la voiture tourne à 360 degrés. C'est un avantage compétitif majeur.

Troisièmement, nous souhaitons progresser sur les aides à la conduite des véhicules (Adas, pour Advanced Driver Assistance System). Actuellement, ce sont les Américains et les Chinois qui sont à la pointe dans ce domaine, en particulier sur le software. Pour garantir une forme d'indépendance de la France en la matière, nous travaillons sur les Adas de niveaux 2 et 3 de conduite autonome.

Outre ces trois exemples, je pourrai vous fournir le détail des projets pour lesquels sont utilisées des aides publiques.

J'en viens aux aides à l'achat et à la vente. Quand on gagne 2 500 euros par mois, on n'a pas les moyens d'acheter une voiture à 44 000 euros. Ces dernières années, le client final a bénéficié d'aides. Or depuis trois mois, dans toute l'Europe, hormis en Pologne, ces aides ont disparu !

D'un côté, il m'est demandé d'orienter 20 % de ma production vers les véhicules électriques, immédiatement. Pour l'heure, cette part n'est que de 13 %. Or chacun des points qui manquera pour atteindre la cible me coûtera un malus potentiel de 300 millions d'euros en fin d'année.

De l'autre côté, cependant, je ne reçois aucune aide pour inciter les clients à l'achat. Le résultat, c'est que le marché de l'électrique s'écroule ! Je ne suis pas venu m'en plaindre, mais il faut le souligner.

Les aides à l'achat, aussi bien pour les véhicules personnels que pour les utilitaires, me semblent indispensables si l'on veut accompagner la transition vers un monde décarboné, ce qui serait assez cohérent au vu de l'utilisation que nous avons faite des aides publiques ces dix dernières années ! Si j'ai réorienté le site de Sept-Fons vers l'usinage de disques de frein adaptés à l'électrique, la logique doit être suivie jusqu'au bout. Mais pour cela, il faut que le client ait un intérêt à acheter un véhicule électrique.

C'est d'autant plus vrai si l'on tient compte de la concurrence. Un E-3008 produit à Sochaux coûte 42 990 euros, et sa version thermique, 37 000 euros. Or un modèle similaire électrique de BYD s'achète également pour 37 000 euros. Autrement dit, les Chinois vendent l'électrique au prix du thermique en Europe. Et nous ne pouvons pas réellement baisser davantage les coûts, puisque 45 % de ceux-ci dépendent de la batterie.

Cette compétitivité nous conduit à nous battre pour que les exigences réglementaires en matière d'évolution vers la décarbonation soient maintenues et pour que les aides publiques soient fléchées vers des plans d'innovation précis. À ce titre, si nous avons aussi facilement retrouvé le montant des aides perçues, c'est précisément parce qu'elles sont adressées à des projets particuliers, ce que je trouve très efficace. Ainsi, chaque projet répond à une participation qui donne lieu à un retour sur investissement ou à une mesure d'efficacité.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous préconisez finalement des aides versées sur factures acquittées.

M. Jean-Philippe Imparato. - Absolument. Nous en tenons la comptabilité et nous pouvons dire comment a été employé l'argent perçu, ligne par ligne.

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides qui vous paraissent les plus efficaces sont donc celles qui sont versées en cas de réalisation d'un projet précis.

M. Jean-Philippe Imparato. - Tout à fait.

Une autre catégorie d'aides est assez révélatrice de cet écart de compétitivité. Produire une voiture en France coûte, en valeur ajoutée - main d'oeuvre, énergie et ensemble des coûts logistiques associés à l'arrivée des pièces compris -, deux fois plus cher qu'en Espagne. La produire en Italie coûte trois fois plus cher, et en Allemagne, quatre fois plus !

Plus encore que le coût salarial, c'est celui de l'énergie qui fait la différence.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette comparaison s'explique-t-elle par la sortie de l'Espagne du dispositif européen de fixation du prix de l'énergie ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Je n'ai pas de réponse précise à votre question.

Néanmoins, je peux vous indiquer qu'en Italie, les coûts de l'électricité sont quatre fois et demie plus élevés qu'en Espagne. En tout cas, j'ai été très surpris du coût de l'énergie en France, au regard du poids de l'industrie nucléaire - peut-être pourrez-vous m'éclairer sur ce point !

Je me suis donc interrogé sur les coûts salariaux. J'ai fait faire les comptes : un ouvrier espagnol touche 18,1 euros par heure, contre 16,6 euros pour un ouvrier français. Mais pour l'entreprise, la même heure travaillée coûte 36,6 euros à Hordain et 25,6 euros à Saragosse ! Mes collaborateurs français touchent donc moins d'argent net, alors que le coût de revient moyen de l'heure travaillée est 15 % à 20 % plus élevé !

Je le répète, l'objet de cette audition n'est pas de me plaindre, mais il faut avoir cela en tête. L'objectif n'est pas d'alimenter la compétition entre les pays que j'ai cités, mais d'aligner nos politiques face à la concurrence chinoise, qui, elle, est capable de créer un différentiel de prix pour un client de 5 000 à 10 000 euros par voiture, pour des véhicules qui coûtent moins de 40 000 euros.

Mon fils a acheté une 208 thermique. Il me l'a dit : l'usage et le coût d'une voiture électrique ne sont pas compatibles avec ses moyens - et c'est bien compréhensible !

Troisièmement, j'en viens aux fournisseurs. Ceux-ci se tiennent à nos côtés dans ce combat. Ils font bel et bien partie de l'équipe de France. En 2024, nous avons acheté 6,1 milliards de pièces à nos 500 sites fournisseurs implantés en France, en monosourcing pour la plupart. Autrement dit, notre avenir est lié : puisque nous devons aligner 4 000 pièces sur une voiture en même temps dans l'usine, si un fournisseur manque à l'appel, c'est la catastrophe !

Tout d'abord, nous achetons pour 100 à 250 millions d'euros de composants par an à nos quinze premiers fournisseurs, toutes activités, tout type d'énergie et tout type de pièces confondus. En ordre de grandeur, ces entreprises représentent les 200 000 emplois indirects que j'ai évoqués plus tôt. Nous essayons d'éliminer les coûts, avec une certaine forme de rigueur : nous leur demandons de faire de même - ce n'est pas toujours facile ni faisable.

Ensuite, nous déployons des mécanismes d'indexation des coûts des matières et de l'énergie : quand les coûts augmentent ou baissent, nous suivons le mouvement.

Par ailleurs, nous partageons nos attentes et nos enjeux avec les acteurs de la filière, que ce soit la plateforme automobile (PFA), la Fédération des industries des équipements pour véhicules (Fiev) ou nos fournisseurs. Surtout, nous échangeons avec la direction générale des entreprises (DGE), à Bercy, les analyses de structure de coûts pour identifier les familles et les types de pièces structurellement compétitifs en France, afin de déterminer dans quelle technologie investir pour être opérationnels le plus rapidement possible.

Il est donc possible de produire en France et en Europe tout en restant compétitifs, mais nous demeurons sous tension.

M. Olivier Rietmann, président. - Vos fournisseurs travaillent-ils uniquement pour Stellantis ? Bénéficient-ils, par votre intermédiaire, d'aides publiques ?

M. Jean-Philippe Imparato. - La plupart d'entre eux travaillent pour bien d'autres OEM (Original equipment manufacturer) que Stellantis. Les aides publiques à l'innovation dont nous bénéficions profitent indirectement aux fournisseurs, au travers des transferts technologiques : en effet, nous partageons avec eux nos innovations afin qu'ils puissent produire les pièces alimentant les nouvelles technologies que nous développons. Ce travail d'innovation et d'industrialisation leur garantit donc un certain volant d'affaires.

Pour autant, certains de nos fournisseurs ne génèrent pas un tel chiffre d'affaires. Nous devons aussi leur prêter attention. Nous avons ainsi agi pour préserver plus de 200 emplois au sein du groupe Walor de Vouziers et Bogny-sur-Meuse en 2024. La même année, nous avons accompagné la fermeture du site de Novarès à Ostwald. Nous avons soutenu cette année la cession d'un groupe dont le dirigeant avait plus de quatre-vingts ans. Enfin, en décembre 2024, j'ai personnellement travaillé à la résolution complète du dossier MA France. Le groupe italien CLN, qui réalisait un chiffre d'affaires de 1,5 milliard d'euros, a été confronté à des difficultés avec sa filière MA France, située à Aulnay-sous-Bois, qui avait été vendue il y a bien longtemps. Cependant, l'affaire n'était toujours pas résolue, et j'ai tenté de trouver la solution la plus raisonnable et la plus bénéfique pour l'ensemble des parties.

L'industrie automobile en Europe représente 13 millions d'emplois. Mon objectif est que Stellantis poursuive ses activités au-delà de 2040. Notre secteur risque en effet de devenir la sidérurgie du XXIe siècle. Si nous ne sommes pas capables d'être compétitifs face à la Chine, nous disparaîtrons. Je n'ai pas travaillé pendant trente-cinq ans pour renoncer maintenant.

En résumé, les enjeux se hiérarchisent ainsi : compétitivité, attractivité des produits, fléchage des aides publiques vers l'innovation - en troisième place, mais c'est sans doute ce qui fera la différence - et soutien à la verticalisation de la filière. Nous avons devant nous un immense risque, suffisamment connu, mais aussi une opportunité tout aussi importante : nous avons un corps d'ingénieurs extraordinaires. Si nous voulons apprendre la technologie électrique et rattraper nos dix ans de retard, en remontant nos manches, nous devrions y parvenir !

M. Olivier Rietmann, président. - Avant de donner la parole au rapporteur, je souhaite revenir sur les chiffres que vous avez cités. Quel est le montant global des aides reçues pour la recherche et le développement ? À combien s'élèvent les allègements de cotisations dont vous avez bénéficié ? Enfin, quel total de subventions directes à l'investissement avez-vous reçu ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Nous dépensons en moyenne 1,7 milliard d'euros pour la recherche et le développement chaque année. Les aides publiques en la matière, elles, se sont élevées à 71 millions en 2013, 85 millions en 2014, 98 millions en 2015, 87 millions en 2020, 91 millions en 2021, 90 millions en 2022 et 63 millions en 2023.

Quant aux allègements de charge, ils s'élèvent à 80 millions d'euros en moyenne chaque année - 79 millions sur l'exercice 2022 et 94 millions sur l'exercice 2023 - pour une masse salariale de 1,7 milliard d'euros.

Enfin, concernant les subventions à l'investissement, l'ordre de grandeur est de 5 à 6 % : elles représentent environ 500 millions d'euros chaque année pour un total de 3 milliards d'euros d'investissements. Ce montant est alloué à un grand nombre de projets, différemment fléchés.

En préparant cette audition, j'ai comparé le niveau des aides à l'investissement en Espagne.

M. Olivier Rietmann, président. - Avant toute chose, comment évaluez-vous la situation de la France en Europe en matière de subventions directes à l'investissement ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Je suis relativement satisfait de cette situation. Nous ne sommes pas les mieux-disants, mais nous sommes loin d'être hors-jeu. En revanche, j'observe un certain décalage avec l'Espagne.

Quand je présente dix dossiers en Espagne, les autorités en étudient neuf et participent à hauteur de 20 %, de manière très significative, au niveau national comme territorial. En France, deux de ces dix dossiers sont étudiés, et la participation aux projets retenus ne s'élève en moyenne qu'à 5 %.

Le scope d'étude des projets en Espagne est nettement supérieur à celui dont nous bénéficions en France. Pour le reste, les aides européennes sont respectées dans leur esprit et leur pourcentage. Le catalogue d'aides y est donc mieux étudié qu'en France, et le pays a adopté une posture nettement plus agressive sur le coût de l'énergie et, donc, sur le coût de production. L'Espagne a pris une résolution industrielle majeure.

À Vigo et à Mangualde, où Stellantis produit des utilitaires, la Junte de Galice se tient à nos côtés. À Saragosse aussi, la province est proactive. Mais c'est également le cas d'un certain nombre de régions françaises : à Hordain, l'usine ACC a bénéficié de deux investissements de 630 millions d'euros, l'un émanant de l'État, l'autre d'un pool d'entreprises réunies en joint-venture.

M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce à dire qu'il faudrait moins de dispositifs, mieux ciblés, avec un accompagnement plus fort ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Nous aurions intérêt à passer de quatorze dispositifs d'aides à un peu nombre plus restreint ! Il serait utile de réduire la dispersion des aides prévues et d'en augmenter l'impact. On peut assez facilement faire établir une hiérarchie des différentes contributions aux projets présentés au regard de la stratégie industrielle de l'État. Si l'on décrète que la décarbonation passe avant le maintien de l'activité industrielle, par exemple, on peut alors plus facilement déterminer quel projet est prioritaire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le montant global des aides dont a bénéficié Stellantis en 2024 ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Je mets de côté les allègements de charges, qui sont relatifs à la masse salariale. Pour rappel, ceux-ci s'élèvent à 94 millions d'euros, pour un total de 1,7 milliard.

Pour le reste, les aides dont a bénéficié Stellantis atteignent 120 millions d'euros, pour un total de 500 millions d'investissements que nous réalisons chaque année dans le pays.

C'est un ordre de grandeur : vous trouverez le détail des chiffres dans les documents qui vous seront transmis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je veux vous interroger sur France 2030. Les entreprises qui créent de la valeur sont plutôt partisanes de subventions directes : une enveloppe est octroyée pour un projet précis, qui doit être mené à terme pour donner droit à la subvention.

Il y a un débat sur la nécessité de conditionner les aides publiques en général. Patrick Pouyanné nous a ainsi indiqué être favorable à des avances remboursables, en incluant éventuellement des clauses de retour à meilleure fortune.

Ce mécanisme vous paraît-il opportun ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Tout d'abord, je possède douze usines, et je réalise un certain nombre d'opérations industrielles en France. Je crois beaucoup en l'appropriation par les opérationnels des projets qui leur sont confiés : au fond, c'est bien le patron de l'usine de Sochaux qui s'occupe de sa ligne de production. Évitons de tartiner les aides sans les flécher. Il est bien plus utile, par exemple, d'employer directement une subvention au changement de génération d'une usine pour l'amener à un niveau supérieur de productivité et de technologie : c'est alors le patron du site, localement, avec les partenaires sociaux, qui s'approprie le projet. Il est nettement plus efficace de flécher les aides par projet, voire par site, avec un responsable clairement identifié comme étant chargé de le réaliser. D'ailleurs, chez Stellantis, nous essayons de faire en sorte que celui qui est à l'origine d'un projet aille jusqu'au bout de sa réalisation - qu'il concerne la transformation d'un site, un véhicule ou une gigafactory - plutôt que de laisser à son successeur le soin de compter les billes...

Ensuite, ce qui est vrai sur le plan industriel vaut aussi pour l'innovation. Notre panier d'innovation de 2026 à 2030 inclut plusieurs types de technologies, comme les batteries solides, qui régleront définitivement les problématiques liées à l'autonomie des véhicules électriques. C'est un projet prioritaire. Si l'une de nos opérations d'innovation devait faire l'objet d'une subvention, il faudrait que ce soit celle-ci.

Pour finir, nous devons réduire la consommation énergétique pour l'ensemble du tissu industriel. Les autorités publiques devraient nous demander quels sont nos projets photovoltaïques et comment nous entendons diminuer notre consommation d'eau par véhicule produit. En fonction des mètres carrés de photovoltaïque réalisés et de la réduction effective de notre consommation d'eau, les aides pourraient être ajustées en fonction des budgets. Il sera facile de vérifier que les panneaux ont été installés et que la facture d'eau a diminué.

M. Olivier Rietmann, président. - En somme, les aides doivent être orientées sur des objectifs précis.

M. Jean-Philippe Imparato. - Absolument.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes plutôt d'accord sur ce point - en vue de la rédaction du rapport, il est essentiel que nous commencions à structurer notre réflexion, au fil des nombreuses auditions que nous menons. Je ne suis pas favorable à la suppression totale des aides publiques, qui serait inappropriée. Mais je suis soucieux de l'efficacité de la dépense publique : chaque euro dépensé doit produire un impact réel. Il me semble pertinent d'orienter les financements publics vers des projets assortis d'objectifs clairs, qu'il s'agisse de décarbonation, du maintien de l'emploi ou de la création d'emplois. L'idée serait que l'entreprise investisse un euro, la puissance publique un euro, et que nous évaluions, au bout de trois ans, si les objectifs fixés ont été atteints. Cette approche me semble bien plus ambitieuse que l'attribution de crédits d'impôt ou de dépenses fiscales de plusieurs millions, voire milliards d'euros, sans réel suivi de leur efficacité ni garantie d'un engagement réel des entreprises, et avec un risque d'effet d'aubaine. C'est une question dont nous aurons à débattre ensemble. Je ne veux pas préempter la discussion, mais elle mérite réflexion.

J'en viens maintenant au bonus écologique. J'ai lu sur passionauto.com - je cite ma source - un bilan sur les bonus écologiques, publié en mars 2024. Stellantis aurait vendu 38 000 voitures électriques sur les 50 000 commandées lors de l'opération menée entre le 1er janvier et le 15 février 2024. En faisant un calcul rapide, cela représenterait un soutien total de l'État d'environ 494 millions d'euros, soit 13 000 euros par véhicule, pour l'achat de véhicules de marque Stellantis dans le cadre du leasing électrique depuis le début de l'année 2024.

Pouvez-vous confirmer ou infirmer ces chiffres ? Si ce montant est exact, cela représente quasiment le double de l'enveloppe annuelle habituellement allouée. J'imagine que cette opération a constitué un soutien considérable au marché des véhicules électriques, non seulement pour Stellantis, mais également pour ses concurrents, puisque cette aide était ouverte à tous les constructeurs. J'ai simplement pris l'exemple de Stellantis en raison des chiffres disponibles.

M. Jean-Philippe Imparato. - En effet, sur le leasing social, l'opération lancée en début d'année 2024 a été épuisée en à peine deux mois. Durant cette période, nous avons enregistré 35 000 ventes, avec des équipes industrielles mobilisées autour des douze modèles électriques concernés.

Permettez-moi d'être à la fois direct et honnête. Ayant moi-même vendu des voitures dans ma jeunesse, je vais vous dire ce que j'en pense. D'abord, c'est une excellente nouvelle : permettre à des personnes qui n'en avaient pas forcément les moyens d'accéder à un véhicule électrique, c'est un vrai progrès. Rien à redire là-dessus, au contraire. Bravo ! En revanche, c'est une très mauvaise idée de laisser croire aux gens qu'une voiture coûte 49 euros par mois. Ce n'est tout simplement pas la réalité. Par respect pour ceux qui fabriquent ces véhicules, il faut être transparent sur leur véritable valeur. Et enfin, autre paradoxe : comment peut-on accepter qu'un véhicule d'occasion soit aujourd'hui plus cher qu'un véhicule neuf ?

Le leasing électrique est en soi une excellente idée, à condition que les sommes investies pour le soutenir restent raisonnables. Or, dans ce cas précis, les montants engagés ont été excessifs, car une voiture à 49 euros par mois, cela n'existe pas. À 150 euros, on peut en discuter. À 200 euros, également. Et en règle générale, un véhicule d'occasion coûte moins cher qu'un véhicule neuf.

Quelles ont été les conséquences ? Tout le monde a eu l'impression que les voitures étaient gratuites, et certes, l'opération a eu un effet d'amorçage indéniable. Mais elle a aussi conduit les réseaux de concessionnaires à s'engager sur des valeurs résiduelles, après trois ans de location, complètement déconnectées du marché. Concrètement, les véhicules reviendront avec un prix de rachat situé entre 4 000 et 5 000 euros au-dessus de leur véritable valeur de reprise.

Résultat : aujourd'hui, les concessionnaires sont contraints de provisionner des pertes de l'ordre de 3 000 à 4 000 euros par véhicule. Beaucoup d'entre eux me disent qu'ils ne peuvent plus reprendre de véhicules d'occasion, car ils sont saturés et rencontrent des problèmes de trésorerie. Cette situation accroît même le risque de défaillance des concessionnaires et des agents sur le territoire.

Ma position est donc claire : ces opérations sont bienvenues, à condition que les financements restent raisonnables, qu'ils s'adressent aux véhicules particuliers comme aux utilitaires, et qu'ils ne détruisent pas la valeur projetée des véhicules à trois ans. Si un futur programme de leasing électrique devait voir le jour, nous serions évidemment candidats, mais uniquement si les conditions restent viables.

J'espère que cela éclaire votre jugement, monsieur le rapporteur.

M. Olivier Rietmann, président. - Faut-il comprendre de vos propos que ces aides publiques ont été mises en place sans concertation avec les industriels ? Appelez-vous à ce que les futures aides publiques soient conçues après discussion ou concertation avec eux, ou au moins après les avoir consultés ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Cette opération a été pensée en concertation avec les industriels.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment avez-vous pu laisser passer cela ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Excellente question. Il se trouve que c'est passé...

Je milite pour que la construction de ce genre de dispositif, qui fait appel à une technicité particulière, fasse l'objet d'approfondissements suffisants en phase amont pour que ceux-ci soient parfaitement bordés pour tout le monde. Je me suis exprimé en 2024 à l'occasion du Mondial de l'automobile de Paris sur l'idée que je me faisais du leasing social de demain.

D'abord, il faut fixer un prix plus réaliste. Cela peut paraître surprenant, mais une voiture à 49 euros par mois, cela n'existe pas. Un tarif situé entre 150 et 200 euros serait bien plus cohérent. Ensuite, il est essentiel d'inclure les entreprises. D'un point de vue climatique, qu'il s'agisse d'un particulier ou d'un artisan avec son véhicule utilitaire, l'impact est le même. Il faut donc traiter à la fois les véhicules particuliers et les véhicules utilitaires dans ce dispositif.

C'est ce que j'ai défendu. Or, pour l'instant, la version 2 du leasing social n'a pas vu le jour. Mais si elle devait être relancée, je militerais pour une meilleure préparation en amont, afin d'assurer un contrôle plus strict de la valeur projetée des véhicules à trois ans. Car il est crucial d'éviter que les concessionnaires et les agents se retrouvent en difficulté, avec des stocks de véhicules d'occasion dont la valeur est trop déconnectée du marché.

Par ailleurs, nous avons proposé d'élargir le dispositif aux véhicules électriques d'occasion. Finalement, qu'un consommateur achète un véhicule neuf ou d'occasion, peu importe, tant que cela reste accessible et que cela favorise le déploiement de l'électrique sur nos routes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour revenir aux chiffres, après correction, le coût total s'élève à 455 millions d'euros, et non 494 millions d'euros, puisque nous parlons de 35 000 véhicules et non de 38 000. Cela reste un montant colossal pour les finances publiques : en seulement six semaines, nous avons dépensé l'équivalent de deux années d'aides pour Stellantis. C'est un chiffre très significatif, d'autant plus que cette opération a entraîné des difficultés et des conséquences lourdes pour les concessionnaires.

M. Jean-Philippe Imparato. - Cela explique pourquoi il n'y a pas eu de nouvelle édition du leasing social. La facture a été si brutale et conséquente que beaucoup ont préféré ne pas s'engager à nouveau. Et c'est dommage car, plus que jamais, nous avons besoin de stabilité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai deux dernières questions, qui ont été peu explorées jusqu'à présent : celle des aides des collectivités locales et celle de la sous-traitance, que vous avez évoquée.

Sur les aides des collectivités locales, je me fonde sur les informations fournies par l'administration - et par Ouest-France. En 2022, le groupe Stellantis a bénéficié d'un soutien de 3,8 millions d'euros de la part de la région Bretagne et de Rennes Métropole pour la décarbonation du site industriel de La Janais, un bassin qui représente 2 500 emplois.

J'ai deux interrogations. Premièrement, comment les parlementaires peuvent-ils s'assurer qu'il n'y a pas de redondance entre les aides régionales, métropolitaines et celles de l'État ? Pouvez-vous nous garantir que cette aide à la décarbonation n'a pas été cumulée avec d'autres financements, qu'ils viennent de l'État ou de l'Union européenne, en plus de ceux de la métropole et de la région ? Deuxièmement, ne pensez-vous pas qu'une aide à la décarbonation devrait être assortie d'un engagement en matière d'emploi ? En 2024, 200 des 300 travailleurs intérimaires de ce site ont été licenciés.

M. Jean-Philippe Imparato. - Je note que vous avez des dossiers très précis, car nos chiffres sont assez proches ! Rennes 2025 était un projet que nous avons porté au niveau régional. Nous avons investi 33 millions d'euros et reçu 3,8 millions d'euros de la région et de la métropole, ce qui correspond aux chiffres que vous évoquez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont bien mes chiffres !

M. Jean-Philippe Imparato. - Votre question porte sur la possibilité d'un double financement entre l'État et la région. Je vous confirme que nos chiffres sont exacts et que ces aides ont bien été attribuées dans ce cadre précis.

Par ailleurs, je vous renouvelle notre invitation à venir visiter l'usine de Rennes quand vous le souhaitez, pour voir sur place les transformations engagées. La Janais, c'est l'usine Citroën historique de Rennes. En 2023, nous avons initié une double transformation : d'une part, la production d'une nouvelle silhouette, au nom de code CR3, qui correspond au C5 Aircross que vous voyez aujourd'hui dans la rue, et, d'autre part, la décarbonation du site.

Cette voiture, qui sortira entre juillet et septembre, repose sur une plateforme multiénergies permettant d'intégrer des motorisations électrique, hybride et thermique. Cette flexibilité nous permet d'adapter notre offre aux évolutions de la réglementation européenne et aux demandes spécifiques des marchés. J'espère d'ailleurs que ce lancement générera un niveau d'activité suffisant pour réintégrer les intérimaires qui ont quitté l'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ils ne l'ont pas quittée, ils ont été licenciés...

M. Jean-Philippe Imparato. - Certes. Au-delà de ce projet, nous défendons une approche élargie de la transition énergétique. Aujourd'hui, la migration vers l'électrique pure est fortement freinée par le coût des véhicules et des batteries. Plutôt que de nous concentrer uniquement sur les véhicules neufs - qui représentent environ 14 à 15 millions d'unités vendues par an en Europe, dont seulement 20 % pourraient être électriques -, nous proposons de viser l'ensemble du parc circulant de 250 millions de véhicules.

Si nous réduisons ne serait-ce que 5 % des émissions de CO2 de ce parc existant, l'impact serait bien supérieur à toute mesure ciblant exclusivement les véhicules neufs. Cela favoriserait aussi le développement des hybrides rechargeables, avec une autonomie de 110-120 kilomètres en mode électrique, un axe stratégique pour notre site de Rennes.

En somme, il existe un lien direct entre l'évolution réglementaire, les aides publiques - y compris régionales - et le tissu industriel. Nous avons besoin d'une stabilité réglementaire pour assurer cette transition efficacement.

J'espère que cela répond à votre question, monsieur le rapporteur.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Merci pour ces échanges très instructifs. Nous avons bien compris que les aides publiques sont aujourd'hui largement orientées vers la décarbonation et la neutralité carbone, qui sont également au coeur de votre stratégie, avec votre objectif 2038.

Je voudrais aborder la question des sous-traitants, dont vous avez souligné l'importance tout à l'heure. Ces entreprises doivent elles aussi investir massivement pour s'adapter aux nouvelles exigences de la filière. J'avais une question sur le ruissellement des aides, mais le président l'a déjà posée, et j'ai bien compris que ce ruissellement était très limité, voire quasi inexistant... à moins que j'aie mal compris.

Lorsqu'un sous-traitant investit pour se reconvertir et que, dans le même temps, vous renoncez à lui passer commande ou que vous délocalisez ses marchés en Chine, n'y a-t-il pas une incohérence avec les aides à la décarbonation, les exigences en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec l'empreinte carbone et, plus largement, avec notre souveraineté industrielle ? C'est une question qui me tient à coeur, car un sous-traitant de mon territoire est directement concerné par ces évolutions.

Ma seconde interrogation porte sur le tout-électrique. Vous venez d'en parler, mais je reste dubitative. Est-ce réellement la seule voie possible ? Est-ce vraiment une bonne idée de tout miser sur l'électrique, compte tenu des investissements colossaux que cela représente, aussi bien pour vous, en tant que constructeur, que pour l'État et les régions qui soutiennent cette transition ? Personnellement, j'émets de fortes réserves sur cette stratégie, même si je ne suis pas spécialiste du sujet.

M. Michel Masset. - Merci pour votre présentation. Mon intervention s'inscrit dans la continuité de celle de ma collègue. Vous l'avez rappelé, les aides publiques doivent répondre à des objectifs précis : décarbonation, électrification, développement des modèles hybrides, etc. Mais le constat actuel est préoccupant. D'une part, les ventes de ces véhicules restent historiquement faibles. D'autre part, la concurrence est féroce, avec des coûts de production élevés, notamment en raison du prix des matériaux et des écarts de salaires que vous avez évoqués.

Un autre enjeu, moins abordé mais tout aussi crucial, concerne la gestion des stocks, qui coûtent cher. Combien de jours un véhicule reste-t-il immobilisé avant d'être vendu ? Ce facteur joue directement sur la rentabilité des concessionnaires, d'autant plus qu'en parallèle, les délais de livraison et de commande peuvent être longs.

Cela m'amène à une question : une partie des aides publiques est-elle redirigée vers les concessions ? Si celles-ci sont le dernier maillon de la chaîne, elles jouent un rôle essentiel dans la commercialisation. Or, vous déclariez récemment vouloir « regagner la confiance » des concessionnaires.

Enfin, de manière plus large, dans votre feuille de route, à quel horizon estimez-vous pouvoir être pleinement compétitifs face à la concurrence ? Sous quelles conditions ? Faut-il, pour que vous y parveniez plus rapidement, revoir le niveau ou la répartition des aides publiques ? La question des objectifs et des délais me semble essentielle.

M. Marc Laménie. - Merci de nous avoir dressé un bilan détaillé de votre activité. Je connais bien l'importante fonderie de Villers-Semeuse, dans l'agglomération de Charleville-Mézières. Un partenariat y a été mis en place ces dernières années pour la fourniture de chauffage urbain, partiellement financé par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Est-ce un bon exemple de l'importance pour vos sites des aides que vous recevez des opérateurs de l'État ?

Vous n'avez pas évoqué vos activités de mécénat, alors que cela peut représenter une contribution importante d'un grand groupe comme le vôtre. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Daniel Fargeot. - En trente ans de carrière chez Peugeot, puis Stellantis, avez-vous observé une évolution du rapport de ce groupe aux aides publiques ? Sont-elles de nature à influencer les décisions stratégiques au sein de l'entreprise ? Dans la perspective d'une réduction drastique de leur volume au vu de l'état de nos finances publiques, sont-elles toutes essentielles ?

La concurrence chinoise a été évoquée. Pour vendre leurs véhicules électriques en Europe au prix des véhicules thermiques produits localement, les entreprises chinoises produisent à perte, avec le soutien de l'État. Comment faire pour réduire ce déséquilibre de la concurrence ? Faut-il plus d'aides publiques, ou des droits de douane encore plus élevés ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Madame Nédélec, vous me demandez si le tout électrique est la solution, et comment résister dans un contexte de ventes extrêmement faibles. Carlos Tavares, pendant tout son mandat à la tête de PSA, puis de Stellantis, s'est souvent exprimé sur cette question : si tout le monde convient de la nécessité de l'objectif de moyen et long terme, à savoir la réduction des émissions de CO2 de la mobilité individuelle, et que l'électrique est la seule solution connue à date, le chemin imposé actuellement est en revanche trop brutal. C'est pour nous un problème existentiel, notre survie est en jeu. On nous impose 20 % de véhicules électriques dans notre mix, en moyenne sur les années 2025, 2026 et 2027, alors que nous en sommes à 13 %. Mais le marché s'est écroulé, en l'absence d'incitations à l'achat ; il ne pourrait supporter que 15 %. Or chaque point manquant nous coûtera 300 millions d'euros par an ; si l'objectif est de 20 %, les pénalités représenteront quelque 1,7 milliard d'euros. Cela nous tuerait en deux ans. Alors, oui, l'objectif est une nécessité, mais ni la trajectoire ni la méthode ne conviennent, elles sont trop brutales.

Les concessionnaires sont au coeur du sujet, au travers de notre politique commerciale pour 2025. Je leur ai dit au début de l'année qu'ils devraient vendre 20 % de véhicules électriques, sans quoi leurs bonus de performance sauteraient. Ils m'ont dit que j'étais fou, et ils avaient raison ! Moins de deux mois plus tard, on m'a dit que l'objectif de 20 % devrait être tenu en moyenne sur la période 2025-2027 et non plus uniquement en 2025 : il faut de nouveau changer toute la politique commerciale de nos 4 298 sites en France ! Les concessionnaires sont perdus et les clients ne savent plus quoi acheter, ils ne comprennent pas si l'on continue de vendre des véhicules diesel ou hybrides.

Pour notre part, nous avons tout misé sur l'électrique, nous y avons investi 3 milliards d'euros depuis 2021, pour contrer la menace de 1,7 milliard d'euros de pénalités annuelles. Nous l'avons fait de la manière la plus compétitive et la plus verticale possible, pour maîtriser toute la filière. Mais le marché n'évolue pas à la vitesse qui était prévue. La réglementation européenne change, mais quant à savoir dans quelle direction, ce n'est pas encore clair ; ce ne l'est pas d'un mois sur l'autre ! Nous achetons les pièces à trois mois, les fournisseurs définissent leurs capacités sur dix-huit mois. Alors, que faire ? On attend, mais les gros et moyens fournisseurs ne peuvent pas s'adapter en trois mois, repasser de l'électrique à l'hybride. Je finis donc le mois de mars en ayant perdu 20 000 voitures en production, parce que je n'ai pas suffisamment de moteurs hybrides, ni les pneus nécessaires, qui ne sont pas les mêmes entre véhicules électriques et hybrides. C'est d'une stupidité absolue !

Il faudrait donc lisser la trajectoire, qui est aujourd'hui trop brutale, sans changer l'objectif ultime de décarbonation. On a surtout besoin de stabilité : les règles ne doivent pas changer tous les matins, on doit donner aux industriels une visibilité à quatre ou cinq ans afin de nous permettre, ainsi qu'à nos fournisseurs, de nous adapter.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Il y a de quoi se révolter ! Les constructeurs européens sont tous dans cette galère. N'y a-t-il pas moyen d'exercer une pression pour revenir sur ce système complètement fou ? On voudrait tout changer du jour au lendemain, et nous risquons d'y perdre des savoir-faire. Quant aux amendes qu'on vous inflige, ces sommes seraient mieux employées ailleurs. Plutôt que de subir, vous mobilisez-vous ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Nous essayons d'unifier notre voix. Stellantis a officiellement rejoint l'Association des constructeurs européens d'automobiles (ACEA). Avec son partenaire, l'association des fournisseurs, nous avons exprimé une position commune de manière respectueuse, mais déterminée. Nous avons clairement dit que, si l'on nous imposait ce passage de 13 à 20 % de manière verticale, il y aurait des drames. Pour y parvenir, il n'y a que deux solutions : soit vendre plus de véhicules électriques, soit restreindre la production de véhicules thermiques, ce qui implique de fermer des usines. Pour passer à 20 %, il faudrait fermer immédiatement quatre usines en Europe, ce qu'on nous reprocherait.

Nous avons donc deux messages à faire passer : attention à la vitesse, et attention à l'intelligence des situations ! Il y a 250 millions de voitures en circulation en Europe. Il faut inciter les consommateurs à réduire leurs émissions de CO: cela comprend les ménages, mais aussi les entreprises, les acheteurs de véhicules utilitaires. Pourquoi ceux-ci seraient-ils exclus du champ d'application des aides à l'achat de véhicules électriques ? L'automobiliste, ce n'est pas seulement l'infirmière de Saint-Germain-en-Laye qui va acheter une DS3 au concessionnaire du coin ; c'est aussi le plombier qui a besoin d'un véhicule utilitaire, qui peut d'ailleurs être électrique, pour aller travailler ici ou là, dans des centres-villes. Or le plombier est exclu du bénéfice de ces aides, je ne comprends pas pourquoi.

Oui, monsieur Masset, les concessionnaires sont en galère. L'essentiel de la perte enregistrée sur l'exercice 2024, à hauteur de 80 %, c'est la valeur des véhicules d'occasion. En effet, devant l'incertitude réglementaire, la valeur projetée à trois ans des véhicules électriques d'occasion est très inférieure à celle qu'elle était il y a quelques années, quand l'électrique était à la mode. Le concessionnaire voit rentrer, après dix-huit ou vingt-quatre mois, les voitures cédées en leasing social, pour 49 euros, et il ne sait pas compenser cette perte. En outre, comme il ne sait pas dans quel cadre réglementaire il va exercer, il ne prend plus de véhicules d'occasion en buy back, c'est-à-dire avec retour trois ans plus tard.

Il faut donc, premièrement, définir un cadre stable, qui soit le plus intelligent possible, et le plus accessible à un client normal, qui gagne 2 500 euros par mois. Deuxièmement, il faut considérer les acheteurs de véhicules utilitaires comme des clients normaux ; les entreprises sont volontaires pour se décarboner. Il faut respecter la valeur des choses, la valeur du travail des producteurs, mais aussi admettre qu'un véhicule neuf sera toujours plus cher qu'un véhicule d'occasion, sans quoi on détruit complètement la chaîne de valeur de notre métier.

Je ne sais trop comment répondre à la question sur le ruissellement. Si, en l'absence de crédit impôt recherche, nous ne développons pas à Hordain de véhicules à hydrogène, il en découle naturellement que nous n'achèterons pas de bonbonnes à hydrogènes aux fournisseurs locaux ou nationaux. Je ne sais si c'est ce que vous entendez par « ruissellement », mais 80 % du prix d'une voiture correspond à celui des pièces achetées à des fournisseurs ; dès lors, une bonne partie des aides fléchées vers l'innovation profitent naturellement à ces derniers. Ces aides ne leur sont pas versées directement, mais elles bénéficient à l'ensemble de l'écosystème.

Oui, les fournisseurs européens sont en compétition avec ceux de Chine, mais aussi ceux du Maghreb ; eux-mêmes, d'ailleurs, s'installent parfois dans cette région pour bénéficier du coût du travail moins élevé. Pour autant, nous achetons quand même pour 6,1 milliards d'euros de pièces en France, et nous n'avons pas l'intention de lever le pied. Certes, l'entreprise chinoise à laquelle nous faisons face est extrêmement efficace et déterminée, mais je pense que nous sommes capables de résister. Mais il y a un point de faiblesse qui se révélera peut-être dès les prochaines semaines : si les États-Unis instaurent des droits de douane de 25 %, cela n'aura pas d'impact sur Stellantis Europe, mais cela frappera de plein fouet tous les fournisseurs qui vendent aujourd'hui des pièces à BMW, Mercedes ou Volkswagen, qui exportent pour environ 240 milliards d'euros d'automobiles chaque année vers le marché américain.

Alors, me demande Monsieur Fargeot, comment peut-on protéger la compétitivité des producteurs européens ? Ce ne sont pas les droits de douane qui vont empêcher les entreprises chinoises de s'installer sur notre marché : premièrement, elles sont prêtes à acheter des usines n'importe où ; deuxièmement, si les droits de douane portent sur les véhicules électriques, ils commercialiseront des hybrides ; enfin, les mesures de rétorsion chinoises seraient telles qu'un certain nombre d'États membres rechigneront à instaurer ces droits de douane, empêchant l'unanimité.

Pour ma part, je milite plutôt pour renforcer notre compétitivité. Cela exige en premier lieu de faire baisser le coût de l'énergie. Ensuite, il faut flécher les aides sur une sélection d'activités stratégiques : on met le paquet dessus et on crée l'équipe Europe. Il ne faut pas avoir d'états d'âme, car on est capable de faire de très bons produits ! Enfin, il importe d'essayer de réduire le différentiel de coût du travail entre les différents pays.

Monsieur Laménie, nous avons investi 43,7 millions d'euros à Charleville-Mézières ; nous avons travaillé avec l'Ademe et nous avons été aidés à hauteur de 5,3 millions d'euros. Tout cela nous a permis de continuer la production, dans cette usine menacée de fermeture, de carters de moteurs électriques de dernière génération, avec des technologies extrêmement modernes qui mettent cette unité de production à l'abri pour les prochaines années, en tout cas si le marché de l'électrique se maintient.

Enfin, je vous confirme que nous avons une activité de mécénat, qui se concentre sur l'aide à la mobilité des personnes à mobilité réduite. Nous ne faisons pas trop de sponsoring ; nous préférons concentrer nos investissements dans cette direction. Ainsi, lors des Jeux de Paris 2024, nous avions beaucoup de camions à hydrogène qui circulaient en région parisienne au bénéfice de personnes à mobilité réduite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans l'industrie automobile, la question de la sous-traitance est essentielle. Près de Redon, à Bains-sur-Oust, 66 emplois ont été supprimés chez Forvia ; chez Amis, dans l'Allier et la Creuse, 188 postes ont été supprimés ; à Aulnay-sous-Bois, MA France a supprimé 280 emplois directs, 400 si l'on compte les intérimaires - je connais bien cette usine, très proche de chez moi, je m'y suis rendu vingt fois, et je salue la dignité de ses salariés, qui se sont battus jusqu'au bout. Toutes ces entreprises sont des sous-traitants travaillant exclusivement ou presque pour Stellantis. Vous avez donc une responsabilité directe. Ainsi, vous avez décidé de délocaliser la production de pièces embouties depuis Aulnay-sous-Bois vers la Turquie : les machines-outils vous appartenaient, vous les avez reprises et envoyées là-bas. Stellantis n'a pas joué le jeu ! Le préfet a d'ailleurs rappelé à l'ordre vos avocats, car tous ces salariés, qui ont souvent plus de 50 ans - ils auront donc du mal à retrouver un emploi - et ont passé en moyenne dix-huit ans dans l'entreprise, n'ont eu que la prime légale de départ, 15 000 euros. C'est inadmissible ! Un donneur d'ordres comme vous, disposant d'assez de ressources financières pour verser des dividendes, ainsi que d'aides publiques, doit étendre sa responsabilité sociale à ses sous-traitants. Une loi devrait l'imposer.

M. Jean-Philippe Imparato. - Pour l'affaire Novares, c'est l'entreprise qui a décidé, au deuxième semestre de 2024, de fermer son site d'Ostwald spécialisé dans l'injection plastique - 27 millions d'euros de chiffre d'affaires et 126 salariés en CDI. Cette décision a été annoncée au comité social et économique (CSE) le 11 septembre 2024. Nous avons maintenu tous nos contrats avec Novares, qui a décidé de se « redéployer ». Des accords ont été trouvés avec les salariés sur les conditions de la fermeture, qui s'étalera de février à septembre 2025. Les négociations avec les syndicats ont abouti à un PSE signé au début du mois de janvier 2025 incluant une indemnité supralégale de 2 200 euros par année d'ancienneté et un congé de reclassement rémunéré à 80 % pendant douze mois.

Je ne sous-estime pas votre message, monsieur le rapporteur. Sachez que Novares a décidé de quitter ce site pour des questions de compétitivité. Dans un souci de traitement social cohérent, nous avons proposé de couvrir la moitié des coûts sociaux de la fermeture, eux-mêmes estimés entre 12,6 millions et 16 millions d'euros.

Pour l'affaire MA France, vous en savez probablement plus que moi puisque vous avez visité l'entreprise à de nombreuses reprises. MA France avait été vendu il y a un certain nombre d'années au groupe CLN. Nous avons toujours maintenu le volume de production et de commandes, mais nous avons dû procéder à un arbitrage puisque l'usine ne produisait plus, ce qui paralysait nos opérations. Nous n'avons pas délocalisé en Turquie : pas une seule pièce n'a été construite en Turquie !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pendant la grève, vous n'avez peut-être pas délocalisé en Turquie, mais les machines-outils, elles, ont été envoyées en Turquie ! J'étais sur place quand les camions sont venus les récupérer. Je me suis également rendu au tribunal, j'ai rencontré le préfet, le ministre : je connais bien le dossier ! Vous avez fait un choix. Je pense que vous avez une responsabilité sociale : 400 salariés seront en très grande difficulté pour retrouver un emploi. Il y a dix ans, avant la fermeture de l'usine PSA d'Aulnay-sous-Bois, le bassin d'emploi comptait des milliers de salariés. Il n'y a plus rien maintenant, MA France était la dernière entreprise : le bassin industriel est mort.

M. Jean-Philippe Imparato. - Je comprends votre sensibilité ; compte tenu de la situation, nous avons fait du mieux possible. Toutes ces questions se trouveront au coeur des enjeux pour les prochaines années en matière de compétitivité dans notre pays.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci de vos réponses. Si vous avez des documents, n'hésitez pas à nous les transmettre ultérieurement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Safran : M. Olivier Andriès, directeur général

M. Olivier Rietmann, président. - Chers collègues, à l'ordre du jour de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants figure l'audition de M. Olivier Andriès, directeur général de Safran.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct sur le site du Sénat, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Monsieur le directeur général, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie, par ailleurs, de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Safran.

M. Olivier Andriès, directeur général de Safran. - Je n'ai aucun lien d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Andriès prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après avoir entendu aujourd'hui les dirigeants de Carrefour et de Stellantis, nous avons jugé utile de vous entendre pour alimenter notre réflexion.

Après une présentation succincte - permettez-moi d'insister sur ce point - de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

M. Olivier Andriès. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis accompagné par Suzanne Kucharekova, notre directrice des affaires institutionnelles.

Je démarrerai mon propos par une présentation rapide du groupe Safran, avant d'aborder les principales aides publiques dont notre entreprise bénéficie en France.

Safran est un équipementier critique dans le domaine de l'aéronautique et de la défense, aux racines technologiques profondes. Nous sommes un leader mondial reconnu dans cinq domaines critiques que sont la propulsion des aéronefs, les équipements aéronautiques critiques - trains et systèmes d'atterrissage, nacelles, systèmes électriques embarqués à bord -, les intérieurs d'avions - sièges et cabines - et les équipements de défense. Nous sommes également présents dans le spatial directement, mais aussi indirectement en tant qu'actionnaires à 50 % d'ArianeGroup avec Airbus.

La sécurité des vols est la priorité de l'ensemble de nos collaborateurs. Dans chacun de nos domaines, nous sommes le numéro un ou le numéro deux mondial. Ce leadership est le fruit de l'histoire. Nous sommes le plus ancien constructeur de moteurs d'avions dans le monde. Notre histoire a commencé au tout début du XXe siècle. En 2024, nous avons fêté le cinquantième anniversaire de notre partenariat transatlantique avec l'entreprise General Electric (GE) Aerospace, mis en place en 1974, sous l'impulsion du président de la Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation (Snecma), ancêtre de Safran, mais également du président Pompidou, qui a soutenu cette alliance à l'occasion de l'accord de Reykjavik avec le président Nixon. Il s'agissait d'un partenariat transatlantique unique dans un domaine très sensible : celui de la propulsion.

À l'époque, la Snecma ne fabriquait que des moteurs militaires pour les forces aériennes et navales françaises. C'est ce partenariat qui nous a permis de devenir également un motoriste civil. Notre premier client a été Boeing, puis Airbus lors du lancement de l'A320. Grâce à ce partenariat, la Snecma - devenue depuis Safran - est leader mondial des moteurs d'avions de court et moyen courriers, avec 70 % du marché mondial. Je précise que les courts et moyens courriers représentent 80 % des commandes mondiales d'avions.

Grâce à cette position sur les moteurs, nous avons réussi au cours de notre histoire à consolider autour de nous un certain nombre d'équipementiers aéronautiques européens, mais surtout français, qui, pour certains d'entre eux, étaient en difficulté. Nous avons ainsi repris Labinal Power Systems, Turbomeca - leader mondial des moteurs d'hélicoptères -, Sagem et, plus récemment, Zodiac Aerospace en 2018.

Par le biais de ces diverses acquisitions, nous sommes devenus le troisième acteur mondial de l'aéronautique en dehors des avionneurs, avec un spectre complet de la propulsion et des équipements aéronautiques critiques. Nous sommes très présents géographiquement sur le territoire métropolitain. Nous comptons 80 sites de production en France, implantés dans toutes les régions. Nous sommes d'ailleurs le premier employeur industriel privé dans une vingtaine de départements - Pyrénées-Atlantiques, Allier, Indre, etc. Nous sommes donc très présents sur le territoire - j'y reviendrai, car c'est un point très important.

Nous faisons vivre de nombreux bassins d'emploi dans nos territoires. Nous comptons, par exemple, 3 000 personnes à Pau, 1 400 personnes à Montluçon, 1 500 personnes à Issoudun, plus de 1 000 personnes à Fougères, etc. Par ailleurs, 50 % des effectifs totaux du groupe sont en France. Notre chiffre d'affaires est de l'ordre de 27 milliards d'euros en 2024. Nous nous rapprocherons des 30 milliards d'euros en 2025. De surcroît, 80 % de ce chiffre d'affaires est réalisé à l'export. Voilà les trois chiffres à avoir en tête : 80 % de notre chiffre d'affaires est à l'export, 50 % de nos effectifs sont en France, ainsi que 90 % de notre activité de recherche et technologie (R&T). Nous sommes donc un groupe mondial, présent sur tous les marchés internationaux, mais nous avons des racines technologiques françaises profondes et réparties sur l'ensemble du territoire.

Nous employons 50 000 personnes en France sur un effectif total de 100 000 personnes. Les effectifs français ont augmenté de plus de 20 % depuis 2021, c'est-à-dire depuis le covid. Nous payons 75 % de nos impôts en France sur une contribution fiscale totale de 1,236 milliard d'euros en 2023. Au titre de la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises prévue dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2025, nous participerons à l'effort de redressement des comptes publics à hauteur de 380 millions voire 400 millions d'euros d'impôts supplémentaires. J'ajoute que les cotisations patronales représentent 1,5 milliard d'euros en 2024, soit 50 % de notre masse salariale brute française.

Safran réalise également 20 % de son chiffre d'affaires dans la défense. À ce titre, nous sommes au service de la souveraineté française, notamment via les moteurs, en particulier pour l'avion Rafale. La motorisation est une technologie très critique. Seulement quatre acteurs du monde occidental sont capables de fabriquer un moteur complet. Nous en faisons partie grâce, notamment, aux technologies de fonderie développées sur notre site historique de Gennevilliers, en région parisienne.

Il n'y a pas de souveraineté d'un pays sans aviation de combat. Il n'y a pas de souveraineté dans l'aviation de combat sans souveraineté dans les moteurs. Sans la maîtrise du moteur de A à Z, vous n'êtes pas souverain. Telle est notre action en faveur de la souveraineté française à travers notre rôle de motoriste. Nous sommes capables, en liaison avec l'avionneur - en l'occurrence Dassault -, d'offrir une souveraineté totale à la France.

Nous avons également développé d'autres technologies souveraines. Je pense à la navigation inertielle que nous mettons en oeuvre depuis soixante ans, en liaison avec la force de dissuasion française. C'est une technologie absolument critique, car c'est elle qui permet à nos sous-marins lanceurs d'engins de savoir précisément où ils se situent après des croisières sous-marines de plusieurs mois. C'est aussi évidemment une technologie de pointe puisque les sous-marins ne communiquent pas avec les constellations GPS (Global Positioning System). À travers cette technologie de navigation inertielle, nous avons continué à nous développer. D'ailleurs la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), qui est l'organisme américain de recherche militaire, reconnaît que nous sommes à état de l'art dans ce domaine absolument critique pour la souveraineté nationale. Tous les systèmes critiques des missiles, des bateaux, des avions de combat, des chars, des canons, sont équipés de systèmes de navigation inertielle, qui déterminent avec précision leur position dans un environnement brouillé.

Nos deux grands enjeux sont la décarbonation dans le domaine de l'aéronautique civile et la souveraineté.

En matière de décarbonation, j'insiste sur ce point, l'aéronautique est probablement le seul domaine industriel où la France peut jouer un rôle mondial, tout simplement parce qu'elle dispose d'un avionneur qui s'appelle Airbus, leader mondial, et d'un motoriste qui s'appelle Safran, leader mondial des moteurs d'avions moyen courrier à travers son partenariat transatlantique. En ayant à la fois l'avionneur et le motoriste, on peut traiter tout le sujet de la décarbonation. J'y reviendrai, car c'est cela qui draine les subventions publiques dont nous bénéficions depuis 2020.

L'aéronautique, secteur important, représente en France 5 000 entreprises - petites et moyennes entreprises (PME), petites et moyennes industries (PMI), et entreprises de taille intermédiaire (ETI) -, ainsi que 250 000 emplois directs et indirects. Nous sommes parfaitement conscients du rôle que nous jouons pour « cimenter » cette filière autour de l'avionneur et du motoriste. Le domaine de l'aviation est à un moment critique, car nous nous sommes tous engagés collectivement à aboutir à la neutralité carbone à l'horizon de 2050. Il y aura un grand mouvement lorsque les avionneurs - Airbus et Boeing - lanceront un nouvel avion de moyen courrier pour une entrée en service autour du milieu de la prochaine décennie, soit 2035. Dans la mesure où les moyens courriers sont les avions qui se vendent le plus, il s'agira du mouvement majeur pour nous permettre d'avancer significativement dans la décarbonation du secteur aérien.

Évidemment, nous avons des ambitions très fortes. Nous espérons pouvoir mettre au point un avion permettant de réduire les émissions de gaz carbonique de 30 % au minimum par rapport aux avions de dernière génération qui ont été mis sur le marché depuis moins de dix ans, notamment l'Airbus A320neo et le Boeing 737 Max, et ce rien que par la technologie. En tant que motoriste, nous visons d'y contribuer pour les deux tiers. C'est pour cela que, en particulier depuis 2020, nous nous sommes engagés dans un effort très intensif de préparation technologique, donc de recherche et technologie, de manière à atteindre un bon niveau de maturation technologique et à démontrer les performances auxquelles nous sommes capables d'arriver à l'horizon de la fin de cette décennie. C'est en effet à ce moment-là que les avionneurs feront le choix de leurs partenaires, motoristes et équipementiers.

Pour cela, nous avons décidé de privilégier des technologies disruptives de moteur, ce qui suppose d'intensifier très fortement notre effort de R&T. Notre niveau d'effort est de l'ordre de 1 milliard d'euros par an, pendant cinq ans. Attention, je parle non de développement de produits, mais de préparation de l'avenir, c'est-à-dire de technologies. Nous dépensons à peu près autant en développement, ce qui fait que nos dépenses de recherche et technologie et de recherche et développement (R&D) représentent 2 milliards d'euros par an.

Vous le voyez, Safran n'hésite pas à investir pour préparer l'avenir. Rapportés à son chiffre d'affaires, ces 2 milliards d'euros de R&T et de R&D représentent une proportion de l'ordre de 5 à 6 % du chiffre d'affaires chaque année. Nous investissons également beaucoup pour préparer l'avenir et suivre la montée en cadence ; cet effort, nous le faisons pour l'essentiel en France.

Nous voulons être prêts, car toutes les cartes vont être rebattues. J'insiste sur le fait qu'il faut regarder non seulement l'avionneur, mais également le contenu français dans l'avion. En effet, l'avionneur Airbus mettra en compétition tous les équipementiers - américains, européens non français et Safran. Il est donc très important pour nous d'avoir l'assurance que, sur ce futur avion, notre contenu soit le même que celui que nous avons aujourd'hui sur Airbus.

Je vous donne deux exemples.

Les trains d'atterrissage des A320 sont fabriqués à Bidos, près d'Oloron-Sainte-Marie, dans les Pyrénées-Atlantiques ; cela représente 1 000 emplois. Si Safran n'est pas retenu, ces 1 000 emplois sont potentiellement exposés. Les nacelles de l'A320, qui sont le berceau qui entoure le moteur, sont fabriquées au Havre ; cela représente 1 500 emplois.

Nous nous battons pour ces emplois qui maillent le territoire.

Comment fait-on pour s'assurer que Safran sera retenu sur le futur avion ?

Le contenu français des équipements est important. Le contenu français de l'A320 est riche. C'est tant mieux, parce que c'est le fruit de l'histoire. En revanche, le contenu français de l'A220, qui est de plus petite taille, est quasi nul, même s'il s'agit aussi d'un Airbus. Pourquoi ? Parce que c'est le fruit d'une acquisition : cet avion est assemblé au Canada, avec un moteur américain et des équipements non français.

J'insiste sur ce point : quand on parle d'aéronautique, il y a bien sûr l'avionneur, mais il y a également le contenu des équipements aéronautiques.

Safran représente à peu près 50 % de la recherche aéronautique en France. C'est une part importante.

J'en viens à l'utilité de l'aide publique. Elle est au fond le coeur de nos moteurs de croissance que sont l'innovation et la technologie. Safran est essentiellement piloté par l'innovation et la recherche technologique pour s'assurer d'être toujours au meilleur niveau.

Deux outils sont très importants : le Corac (Conseil pour la recherche aéronautique civile) et le CIR (crédit d'impôt recherche).

Le Corac a été établi en 2020, au moment du covid, lorsque le trafic aérien mondial s'est écroulé de 80 % et que nous avons tous subi un choc drastique. C'était du jamais vu à l'échelle mondiale. Comme d'autres entreprises, Safran a été amené à s'adapter à la situation. Confronté à une réduction drastique de ses revenus et de son chiffres d'affaires, le groupe a malheureusement dû se séparer d'un certain nombre de collaborateurs. Globalement, les effectifs ont été réduits de 20 % partout dans le monde, sauf en France. En effet, le gouvernement français de l'époque a mis en place l'activité partielle de longue durée (APLD), dont Safran a bénéficié et qui lui a permis de maintenir ses emplois, mais aussi ses compétences - c'est très important. En d'autres termes, en 2020, la France a fait figure d'exception pour le groupe Safran. Je précise que 10 000 emplois étaient potentiellement en jeu. On a aussi discuté avec les partenaires sociaux, qui ont accepté de faire un effort de solidarité dans cette volonté commune de maintenir l'emploi et les compétences. Aucun site n'a été fermé.

Cette année-là, Safran n'a pas distribué de dividendes à ses actionnaires, ce qui était normal, puisque le groupe avait reçu une aide de l'État pour maintenir l'emploi et qu'un effort de solidarité de l'ensemble de nos collaborateurs avait été consenti.

En 2020 et 2021, l'aide reçue au titre de l'APLD a représenté 450 millions d'euros. C'était significatif.

Le Corac a été mis en place à ce moment-là : nous étions collectivement confrontés à une situation où il fallait intensifier l'effort de préparation de l'avenir, alors même que l'on subissait un choc drastique avec le covid. Le dialogue avec les pouvoirs publics de l'époque s'est traduit par un engagement à soutenir notre effort pluriannuel de préparation de l'avenir, qui a été confirmé par le Président de la République en 2020. Pour l'ensemble du secteur aéronautique, une aide de 450 millions d'euros par an sur plusieurs années a été prévue. Cela a duré jusqu'en 2022. Vous imaginez pourquoi. En 2023, le niveau de cette aide a baissé. Toutefois, lors du salon du Bourget, le Président de la République s'est engagé à poursuivre l'aide du Corac de manière pluriannuelle, à hauteur de 300 millions d'euros par an pour l'ensemble du secteur.

Safran a grosso modo bénéficié d'à peu près un tiers de cette aide, soit 150 millions d'euros. C'est ce que nous avons reçu en 2023 en crédits de paiement, mais les autorisations d'engagement étaient basées sur les budgets de 2021 et 2022. En fait, Safran a reçu 200 millions d'euros de subventions en 2023, en crédits de paiement. En moyenne, depuis les années 2020, Safran a reçu 160 millions d'euros par an.

Airbus a reçu à peu près la même somme. C'est assez logique, car cela correspond à notre poids en recherche et technologie aéronautique en France. Le dernier tiers est allé au reste du secteur.

Je tiens à dire qu'avec les sommes que l'on reçoit on embarque des PME et des PMI. Le financement du Corac est un programme géré par la direction générale de l'aviation civile (DGAC). Les dossiers sont très « challengés ». Pour chaque euro public donné, un effet de levier est recherché ; en d'autres termes, un euro privé doit être apporté par l'entreprise. C'est tout à fait logique. On nous demande également d'embarquer des PME-PMI pour financer leurs efforts, car ces entreprises n'ont pas les moyens d'autofinancer de la recherche et de la technologie. En moyenne, 36 % des sommes que nous avons reçues ont ruisselé vers des PME-PMI, qui sont nos partenaires, notre supply chain aéronautique française.

M. Olivier Rietmann, président. - De quelle manière les aides du Corac sont-elles versées ? D'une manière systématique ou selon les projets que vous développez et les entreprises que vous accompagnez ?

Une fois le dossier validé, l'enveloppe est-elle versée au fur et à mesure des investissements réalisés et de l'accompagnement des entreprises et sur justificatifs, puisqu'au moins un euro privé doit être investi en face d'un euro alloué ?

M. Olivier Andriès. - Un dossier est déposé. Il est discuté avec les équipes de la direction générale de l'aviation civile. Je le répète, nous sommes challengés : la DGAC a une vision globale de ce qu'il faut faire pour cette échéance que constitue le nouvel avion moyen courrier. C'est donc en s'appuyant sur sa propre expertise qu'elle évalue la pertinence de notre effort de R&T dans des domaines particuliers. Pour nous, c'est le moteur, mais il y a aussi les futurs trains d'atterrissage, les futures nacelles, les futurs systèmes électriques à bord de l'avion... Tout cela concerne des filiales différentes du groupe, qui se trouvent dans des endroits différents du territoire.

Une fois le dossier accepté par la DGAC, les fonds sont engagés. Les crédits sont versés si nous sommes capables de montrer nos livrables, comme on dit. Le dossier contient en effet une convention, que l'on signe et qui est très claire, avec des livrables ; nous devons justifier de ces livrables de développement technologique.

Je trouve cet effet de levier tout à fait normal. Par ailleurs, il est sain que ce soit géré à l'échelon de la filière, de manière à éviter de financer le même objectif chez deux sociétés différentes. Il y a donc une cohérence d'ensemble. De même, cette exigence de faire participer nos partenaires PME-PMI me paraît légitime. Il serait anormal que cette aide reste au niveau des grands groupes et ne ruisselle pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Malgré toute la confiance que l'on peut accorder au groupe Safran, la confiance n'empêche pas le contrôle. Des contrôles sont-ils réalisés de temps en temps ?

M. Olivier Andriès. - Bien sûr, c'est totalement normal.

La présentation de nos coûts obéit aux mêmes règles que celles qui sont appliquées par la délégation générale de l'armement pour les contrats militaires. Cette pratique n'est donc pas hors sol : elle est connue depuis très longtemps et a un bon niveau de maturité. Voilà pour le Corac.

Je dirai un mot sur l'avenir. La loi de finances pour 2025 prévoit une aide de 220 millions d'euros. Ce montant a baissé, compte tenu des contraintes budgétaires, mais il va peut-être augmenter un peu...

Nous sommes engagés sur un effort pluriannuel. Par conséquent, la logique du contrat de confiance avec l'État, c'est que ce soit durable. Si nous sommes tout à coup laissés au bord du chemin, ce n'est pas terrible.

Avec nos concurrents étrangers, la compétition est féroce. Nous avons en France la chance d'avoir un secteur aéronautique fort, fruit de décisions qui ont été prises dans les années 1970. J'insiste de nouveau : la décision du président Pompidou a eu un effet majeur, s'agissant d'Airbus, des moteurs, mais également dans d'autres domaines. On est sur du temps long.

Il faut savoir que les autres pays investissent énormément. Aux États-Unis, la Nasa a décidé d'allouer à peu près 1 milliard de dollars par an au financement des programmes de recherche civile. Alors que cela n'a rien à voir avec l'espace, la Nasa est un vecteur de financement des développements civils de l'avionneur Boeing, mais aussi des motoristes américains.

Au Royaume-Uni, il existe un équivalent du Corac, qui est géré par l'Aerospace Technology Institute (ATI), pour les plans de soutien public à l'aéronautique. Cela représente à peu près 975 millions de livres sterling sur cinq ans, soit environ 200 millions de livres par an. Pour ne rien vous cacher, Safran a des implantations au Royaume-Uni et se voit donc courtisé pour développer des activités de recherche et de technologie sur le territoire britannique là où il a des sites industriels.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour bénéficier de l'équivalent britannique du Corac ?

M. Olivier Andriès. - Nous en bénéficions déjà, mais pour des montants moindres - une dizaine de millions environ.

Côté américain, il ne faut pas être naïf, les motoristes américains General Electric Aerospace et Pratt&Whitney ont bénéficié chacun de 3,5 milliards de dollars de financement pour la préparation technologique du moteur du F-35 ; or seul Pratt&Whitney a été retenu pour la production en série de ce moteur. Dans le système américain, les deux ont été amenés au même niveau technologique et ce sont les technologies qui ont été financées pour le moteur du F-35 qui ont été rebasculées sur le civil et utilisées par Pratt&Whitney pour les nouvelles générations de moteurs civils. Les Américains utilisent le domaine militaire pour s'assurer une position dans le domaine civil.

Tel est notre paysage concurrentiel. C'est pour cela qu'il est important que le contrat de confiance avec l'État perdure. Encore une fois, si l'on veut avoir un rôle dans la décarbonation, c'est maintenant que cela se passe.

J'en viens au crédit d'impôt recherche, qui contribue également très efficacement à l'attractivité française. J'ai déjà souligné que 90 % de nos dépenses de R&T se situaient en France. En 2023, nous avons bénéficié d'environ 159 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche.

Pourquoi le crédit d'impôt recherche est-il si important pour nous en France ? Notre pays a de bons ingénieurs et de bonnes écoles d'ingénieurs, il faut s'en féliciter. Pour autant, nos ingénieurs sont très chers par rapport à ceux de nombreux autres pays. Ce sont même les plus chers au monde, à l'exception des États-Unis. Cela ne tient pas tant aux salaires versés, qui sont fondamentalement à peu près les mêmes partout - la compétition est mondiale, il faut donc s'adapter au marché -, qu'au niveau des cotisations patronales. Aujourd'hui, le coût d'un ingénieur en R&T est beaucoup plus élevé en France que dans d'autres pays européens.

Cette question soulève pourtant un enjeu en ce qui concerne l'attractivité du territoire. Il est important en effet que les centres industriels soient proches des bureaux d'études. Il faut bien fabriquer les produits que les ingénieurs développent et conçoivent. Les producteurs souhaitent être à proximité des concepteurs. Cette proximité est fondamentale. Le CIR joue ainsi un rôle crucial en matière d'attractivité du territoire français non seulement pour les activités de recherche, mais aussi pour les activités industrielles. Il serait donc dangereux de supprimer ce dispositif. On réduirait la compétitivité et l'attractivité de la France pour les activités de recherche comme pour les activités industrielles.

M. Olivier Rietmann, président. - Et si, à l'inverse, on baissait le coût des ingénieurs en France ? Je pense au niveau des charges sociales, non pas à celui des salaires.

M. Olivier Andriès. - C'est un vaste débat ! Safran reçoit environ 20 millions d'euros au titre des allègements de cotisations patronales sur les bas salaires : même si cette somme n'est pas négligeable, elle ne représente qu'une goutte d'eau par rapport au 1,5 milliard d'euros que l'on verse au titre des cotisations patronales totales. La vraie question est celle du niveau des cotisations patronales.

M. Olivier Rietmann, président. - Safran emploie une main d'oeuvre très qualifiée, qui a des salaires élevés. Vous bénéficiez donc relativement peu, par rapport à d'autres industries, des allègements de charges sur les bas salaires.

M. Olivier Andriès. - Nos salariés sont en effet souvent très qualifiés, qu'il s'agisse de nos ingénieurs ou de nos compagnons qui ont des savoir-faire très recherchés en matière d'usinage, de chaudronnerie, de soudure, etc. Le marché est tendu. Il faut attirer ces personnes et un bon salaire est un élément d'attractivité.

Je sais que la question se pose d'un éventuel plafonnement du CIR. Mon raisonnement sera identique. Nous investissons beaucoup en France, en R&T, sur des activités très diverses. Si le CIR était plafonné, cela signifierait, en fait, que nos activités de R&T ne méritent plus, au-delà d'un certain niveau, d'être soutenues. Nous serions donc incités à plafonner nos activités en France. Une telle mesure nous enverrait finalement le message qu'il est plus attractif d'aller ailleurs. Nous devrions donc faire des choix pour déterminer quelles activités doivent bénéficier du CIR et rester en France : s'agira-t-il des activités liées aux moteurs, aux nacelles, aux trains d'atterrissage, etc. ? Je ne vois donc pas l'intérêt d'un plafonnement. D'une certaine manière, une telle mesure reviendrait à dire que le contrat entre l'entreprise et le pays n'existe plus au-delà d'un certain niveau de recherche.

Il est important pour nous d'innover. Safran est d'ailleurs l'entreprise qui dépose le plus de brevets en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Les dirigeants de Stellantis nous ont dit que c'était leur entreprise !

M. Olivier Andriès. - En vérité, cela se joue entre Stellantis, Valeo et Safran. L'année dernière, c'était effectivement Stellantis, mais l'année d'avant, c'était Safran ! En tout cas, nous détenons le plus gros portefeuille de brevets.

La France est le seul pays, avec les États-Unis, à posséder une industrie aéronautique complète, dont le savoir-faire est reconnu, mais rien n'est jamais acquis. Il faut toujours travailler pour préserver notre leadership technologique. Pour rester aux avant-postes, la filière a besoin de bénéficier d'une stratégie publique et d'un contrat de confiance avec l'État. Nous souhaitons que cette coopération perdure.

Les aides que nous percevons sont ciblées sur l'innovation et la recherche. Nous sommes fiers de contribuer à la souveraineté du pays. Nous n'avons aucune objection évidemment à ce que l'on veille à l'efficacité des aides publiques, par l'instauration de critères sur l'effet de levier ou sur la pertinence, par exemple, ou par le biais de contrôles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner le montant global de toutes les aides publiques, directes et indirectes, que vous percevez ? Vous ne nous avez ainsi pas parlé du programme Clean Aviation, grâce auquel Safran peut recevoir jusqu'à 100 millions d'euros d'aides chaque année. Vous possédez aussi un réseau important de 70 écoles industrielles. Vous percevez donc des aides au titre de l'apprentissage. Combien avez-vous d'apprentis ? Pourriez-vous nous donner quelques chiffres, quitte à préciser, par la suite, votre réponse par écrit ?

M. Olivier Rietmann, président. - Il est vrai que nous avons très peu parlé des aides directes à l'investissement.

M. Olivier Andriès. - En 2023, nous avons reçu 266 millions d'euros au niveau mondial, au titre des subventions de R&T, dont 200 millions d'euros en France, par le biais du Corac. C'était une année exceptionnelle. En moyenne, au cours de cinq dernières années, nous avons reçu en moyenne 160 millions d'euros par an. Nous avons aussi reçu d'autres subventions d'investissement, pour un montant de 22 millions d'euros au niveau mondial, dont 18,5 millions en France. Sur ces 18,5 millions d'euros, 11,8 millions étaient des primes de soutien à l'apprentissage dans le cadre du dispositif des aides exceptionnelles de 6 000 euros pour l'embauche d'un alternant. Nous avons joué le jeu de l'apprentissage, puisque nous avons recruté environ 2 000 alternants et plusieurs milliers d'apprentis

M. Olivier Rietmann, président. - Le travail du Sénat sur l'apprentissage a-t-il été utile ? Les crédits publics ne sont pas extensibles. L'État peut créer un mécanisme d'aides aux entreprises pour soutenir un dispositif, puis, lorsque celui-ci fonctionne, réallouer une partie des crédits en faveur d'autres politiques. Il a ainsi été décidé de moduler les aides à l'apprentissage en fonction de la taille des entreprises, mais aussi en fonction du niveau de formation des apprentis, dans la mesure où l'on a considéré que les apprentis d'un niveau de formation inférieur à bac+3 méritaient un accompagnement financier plus élevé, car, à l'image des chaudronniers ou des soudeurs, ils apprennent essentiellement leur métier par immersion dans l'entreprise et par la pratique. À l'inverse, pour les apprentis qui préparent un diplôme d'un niveau supérieur à bac+5, l'aspect théorique de la formation est plus important. Celle-ci peut être plus facilement réalisée à l'école ou à l'université. Ces apprentis ont moins besoin d'accompagnement, alors que leur niveau de rémunération est plus élevé. La France consacre 21 milliards d'euros chaque année au soutien à l'apprentissage. Que pensez-vous donc du réarbitrage opéré dans le budget 2025 ?

M. Olivier Andriès. - L'instauration des aides à l'embauche pour les alternants a permis de relancer la dynamique de l'apprentissage en France. Notre pays en avait besoin. C'était une bonne mesure, bien ciblée, qui a contribué à faire baisser le chômage.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela a permis de monter que l'apprentissage n'était pas une voie de garage, mais qu'il pouvait aussi être un tremplin professionnel.

M. Olivier Andriès. - Nous avions un peu trop entretenu l'idée en France que lorsqu'on n'avait pas le bac, on était en échec. Mais ce n'est pas du tout vrai. Il suffit de regarder comment cela fonctionne en Allemagne, où il est tout à fait possible de faire carrière en étant apprenti. En outre, l'apprentissage concerne souvent des métiers en tension.

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise que le système allemand fonctionne quasiment sans aides publiques.

M. Olivier Andriès. - Il était donc important de donner une impulsion, et ce dispositif était bienvenu à cet égard.

En 2023, nous avons recruté 5 000 apprentis.

Je comprends parfaitement que l'État souhaite désormais, dans le contexte budgétaire contraint qu'il connaît, recentrer l'effort sur les apprentis qui exercent les métiers les moins rémunérés. Le raisonnement est bon. Ce n'est pas parce que le montant des aides a été réduit à 2 000 euros par apprenti pour les grands groupes que nous ne continuerons pas à embaucher des apprentis. Le dispositif était bon, et ce n'est pas cette réforme qui nous fera changer de trajectoire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de revenir sur le montant global des aides publiques dont vous bénéficiez. Vous percevez environ 100 millions d'euros au titre du programme Clean Aviation. Qu'en est-il des aides versées dans le cadre de projets associés à des projets d'investissement ? Allez-vous, par exemple, bénéficier d'aides publiques régionales pour investir dans une fonderie à Rennes pour réaliser les aubages de turbine ? Pourriez-vous nous donner une vue d'ensemble des aides publiques que vous percevez ?

M. Olivier Andriès. - Au total, au titre du CIR, des subventions R&T et des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires - dispositif qui ne concerne que la France -, nous percevons 447 millions d'euros au niveau mondial, dont 390 millions en France : ces derniers se composent essentiellement de 200 millions d'euros versés par le Corac et de 150 millions d'euros au titre du CIR.

Quant aux sommes que nous percevons au titre du programme Clean Aviation...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elles sont en plus ?

M. Olivier Andriès. - Non. Il s'agit de subventions européennes. Elles font partie des 266 millions d'euros de subventions de R&T que j'ai évoquées : 200 millions d'euros proviennent du Corac ; 23 millions proviennent de crédits européens, dans le cadre du programme-cadre Horizon Europe et des initiatives Clean Sky et Clean Aviation ; et une quarantaine de millions proviennent de différents programmes de financement nationaux, tels que le programme ATI au Royaume-Uni ou le programme-cadre de recherche aéronautique, dénommé LuFo, en Allemagne. Chaque pays européen a, en fait, un programme dans ce domaine. Toutes ces subventions sont comprises dans les 266 millions d'euros dont je vous parlais.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous d'accord pour renforcer la transparence sur les aides publiques, pour que les plus grandes entreprises expliquent, comme vous êtes en train de le faire, combien elles perçoivent, dispositif par dispositif ?

M. Olivier Andriès. - Je n'ai pas d'objection. Nous faisons déjà preuve d'une grande transparence en ce qui concerne la durabilité. Nous venons de publier notre rapport sur le sujet. Nous donnons déjà beaucoup d'informations sur nos activités.

M. Olivier Rietmann, président. - Il ne s'agirait pas d'augmenter les charges de reporting des entreprises, mais d'éclairer l'administration.

M. Olivier Andriès. - Encore une fois, je n'ai pas d'objection. Mon seul bémol concernerait les activités militaires, pour lesquelles il est de notre intérêt évident de ne pas communiquer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est juste.

M. Olivier Andriès. - Vous m'avez interrogé aussi sur la fonderie de Rennes. La région s'est surtout engagée à nous aider en ce qui concerne la formation initiale.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est la compétence de la région.

M. Olivier Andriès. - C'est un sujet essentiel. La possibilité de nouer un partenariat avec les collectivités sur la formation et le développement des compétences est un élément important pour inciter une entreprise à s'implanter. Certains pays très attractifs jouent beaucoup là-dessus.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En 2023, le crédit d'impôt recherche a représenté 159 millions d'euros ; en 2024, c'est 178 millions d'euros. Pouvez-vous confirmer cette légère augmentation ?

Par ailleurs, les investissements en recherche et développement se sont élevés à 1,818 milliard d'euros en 2023 et à 1,980 milliard d'euros en 2024, soit entre 7,2 % et 7,8 % du budget global. Pouvez-vous nous en donner une décomposition plus précise ? Un tel montant est considérable : est-il entièrement investi en France ou une part est-elle réalisée à l'étranger ? J'ai bien noté que 90 % de ces investissements sont effectués sur le territoire national, mais pourriez-vous préciser cette répartition ?

De plus, ces investissements concernent-ils exclusivement des projets internes ou une part est-elle sous-traitée - le CIR le permet -, y compris dans d'autres pays de l'Union européenne ?

Enfin, pouvez-vous détailler l'origine des financements ? Je sais qu'environ un tiers de ces investissements est pris en charge par les clients, qu'ils soient civils ou militaires, ou par des subventions directes. Quelle est alors la part de l'investissement propre du groupe Safran sur ces 1,9 milliard d'euros ? Et quelle part est financée par vos clients ?

Pourriez-vous également préciser le rôle de la direction générale de l'armement (DGA) dans le financement des programmes militaires français, ainsi que celui de la DGAC pour les financements civils ?

Toutes ces précisions nous permettraient de mieux comprendre et évaluer la ventilation de ces aides publiques.

M. Olivier Andriès. - En 2023, le montant du crédit d'impôt recherche s'est élevé à 152 millions d'euros pour la France, mais à 159 millions d'euros à l'échelle mondiale, puisque nous bénéficions de quelques crédits d'impôt recherche au Royaume-Uni et au Canada. En 2024, ce montant progresse légèrement pour atteindre 162 millions d'euros pour la France.

D'un montant de 2 milliards d'euros - je l'ai évoqué précédemment -, les dépenses en R&T et R&D sont autofinancées par le groupe Safran. Ces montants n'intègrent pas les financements que nous recevons de nos clients pour la R&D ; il s'agit bel et bien des fonds engagés directement par Safran.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et à ces 2 milliards d'euros il faut donc ajouter les financements qui proviennent de vos clients civils ou militaires ?

M. Olivier Andriès. - Oui. Lorsqu'un client, qu'il soit civil ou militaire, nous sollicite pour développer une version spécifique d'un produit, il assume le financement de ce développement dans le cadre d'un contrat particulier. Cela ne relève pas de notre budget autofinancé.

Cette somme ne comprend pas non plus les contrats de développement technologique, qui sont financés par la direction générale de l'armement.

Le crédit d'impôt recherche a un effet levier. Sur les 2 milliards d'euros investis, une moitié est consacrée à la recherche et technologie et l'autre à la recherche et développement. Les 90 % de dépenses effectuées en France concernent la R&T. Lorsqu'on met en regard les montants du crédit d'impôt recherche et les dépenses en R&T autofinancées, on constate que le CIR représente environ 150 millions d'euros pour 1 milliard d'investissements autofinancés, soit un effet de levier de l'ordre de 7 ou 8.

De plus, près de 70 % de nos effectifs d'ingénieurs et de bureaux d'études, incluant la R&T et la R&D, sont implantés en France. Si l'on se concentre uniquement sur la R&T, cette proportion atteint 90 %. La différence s'explique par le fait que certains projets en R&D sont réalisés hors de France.

Par ailleurs, nous avons en effet plusieurs contrats de développement technologique avec la DGA, dont nous ne communiquons pas les détails. Ces contrats visent à préparer l'avenir pour certaines technologies fondamentales, que nous ne développons pas dans le cadre civil. Un exemple, tout de même : dans le cadre de notre partenariat civil sur les moteurs, nous sommes responsables des parties froides, tandis que notre partenaire américain prend en charge les parties chaudes. En revanche, lorsqu'il s'agit d'un moteur militaire, nous devons concevoir et développer l'ensemble du moteur, parties froides comme parties chaudes. Cela implique des avancées technologiques spécifiques, notamment en matière de nouveaux matériaux, qui seront indispensables pour le moteur du système de combat aérien du futur (Scaf). S'agissant d'un besoin uniquement militaire, ces développements sont financés via des contrats spécifiques du ministère des armées, notamment dans le cadre du programme d'études amont (PEA), sur lequel on émarge un peu.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et la DGAC ?

M. Olivier Andriès. - Ses aides passent principalement par le Corac.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Concernant le soutien commercial de l'État, le groupe Safran réalise 20 % de son chiffre d'affaires dans les activités liées à la souveraineté, notamment dans les secteurs des drones et des systèmes de navigation inertielle, que vous avez évoqués précédemment. Quelles seront, pour votre entreprise, les conséquences concrètes du projet de réarmement de l'Europe ? Cette question est d'autant plus d'actualité que l'Union européenne envisage un investissement de 800 milliards d'euros dans ce domaine, tandis que la France projette une augmentation progressive de son budget de défense, avec un objectif de 3,5 % du PIB, puis de 5 %, portant ainsi les dépenses de 50 milliards à 70 milliards, voire à 100 milliards d'euros. Indépendamment des opinions de chacun sur cette évolution, comment anticipez-vous cette dynamique au sein de votre groupe ?

Ensuite, quel est votre regard sur l'accompagnement stratégique de l'État français en matière de décarbonation de l'aviation ?

Enfin, je me réserve une dernière question, que je poserai après mes collègues.

M. Olivier Andriès. - Nous assistons à un changement de paradigme, sous l'effet d'une double prise de conscience. Premièrement, la prise de conscience des menaces conduit plusieurs pays européens, dont la France, à augmenter leurs dépenses de défense. Deuxièmement, alors que le montant cumulé des dépenses militaires des pays européens s'élève à environ 2 % du PIB, une part très significative de ces dépenses - entre 60 % et 70 % selon certaines estimations - est réalisée auprès d'industriels non européens, essentiellement américains, si bien que les pays européens prennent conscience de la nécessité d'accroître l'autonomie stratégique de l'Europe. La France a été la seule à défendre cette position, depuis le général de Gaulle, mais elle commence à être rejointe par d'autres pays ; la transition sera progressive, nous nous y préparons.

Notre chiffre d'affaires dans le secteur de la défense se compose des activités liées aux moteurs et de celles qui n'y sont pas liées. Les activités liées aux moteurs suivent naturellement la montée en cadence du programme Rafale. Alors que la production était d'un avion par mois, soit deux moteurs pour nous, en 2024, ce rythme a doublé pour atteindre deux avions par mois. L'objectif est d'atteindre quatre avions par mois d'ici à 2028, voire cinq par mois selon Dassault. La progression est donc très rapide, et nous nous adaptons à cette dynamique.

Dans les domaines de l'électronique de défense, hérités de l'ex-Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (Sagem), notre chiffre d'affaires a enregistré une hausse de 20 % l'an dernier, mais il n'a progressé que de 1 % en France. Ainsi, cette croissance a été essentiellement portée par l'export, notamment vers des pays européens.

Nous sommes prêts à augmenter encore notre cadence et à investir, comme tous les industriels, à condition de disposer de la visibilité nécessaire sur les commandes...

M. Olivier Rietmann, président. - ... Et des commandes fermes ! C'est le fondement de l'économie.

M. Olivier Andriès. - Exactement. L'inconnue de l'équation est donc le budget de la défense, c'est-à-dire la capacité du ministère des armées à passer des commandes.

Nous avons déjà réalisé des investissements significatifs dans plusieurs de nos activités en réponse à une demande croissante, notamment en provenance d'autres pays européens.

Par ailleurs, les grands contrats militaires sont conclus dans le cadre d'accords stratégiques entre gouvernements. Les ventes de Rafale ou de bâtiments de la marine, par exemple, s'inscrivent dans ce cadre, et bénéficient donc d'un soutien étatique fort.

En revanche, en tant qu'équipementier, nous bénéficions d'un accompagnement moindre. Ainsi, lorsque nous vendons nos jumelles optroniques, fabriquées notamment à Poitiers, à vingt-cinq pays membres de l'Otan, l'État n'intervient pas - il s'agit de technologies que nous avons développées nous-mêmes. Il en va de même pour les systèmes de navigation inertielle. L'intervention de l'État se limite alors au respect du cadre juridique, puisque, par définition, l'exportation d'armements est interdite sauf autorisation exceptionnelle. Toutes nos démarches commerciales et nos exportations doivent donc être autorisées par l'État.

M. Michel Masset. - Vous avez déclaré que le PLF pour 2025 que nous avons voté dans des circonstances exceptionnelles n'était pas favorable aux entreprises investissant dans la recherche. En vue de nos travaux sur le prochain budget, j'aimerais connaître votre position : estimez-vous que les aides publiques actuelles sont bien orientées ou conviendrait-il de les réajuster, en changeant certaines priorités ? Plus globalement, quel regard portez-vous sur les aides publiques accordées aux entreprises en France, en tenant compte bien sûr de la dimension européenne ?

M. Marc Laménie. - Vous avez évoqué votre implantation géographique, notamment dans l'Hexagone : êtes-vous également présents en outre-mer ?

Vous avez également rappelé les montants de votre contribution fiscale. Or si notre commission d'enquête s'intéresse aux aides publiques à destination des grandes entreprises, il ne faut pas oublier que vous êtes aussi un acteur économique de premier plan et un créateur d'emplois.

Dans le domaine de la recherche, vous avez besoin de personnels hautement qualifiés. Dans ce cadre, entretenez-vous des liens étroits avec l'enseignement supérieur et la recherche universitaire ?

Membre de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, je ne peux m'empêcher de souligner que les filières scientifiques restent majoritairement masculines. Ce point est rarement abordé, mais existe-t-il des initiatives ou des mesures incitatives en faveur d'une plus grande mixité dans ces métiers ?

Enfin, quelles relations entretenez-vous avec les collectivités territoriales et avec l'Union européenne ?

M. Olivier Andriès. - J'espère vous avoir convaincus que les aides publiques en faveur de la recherche et technologie dans le secteur aéronautique sont bien orientées, pertinentes et correctement gérées : les équipes font preuve d'exigence et de compétence. Il y a de bons niveaux de contrôle. D'ailleurs, le crédit d'impôt recherche fait l'objet d'un contrôle a posteriori : des corrections nous ont été demandées, mais elles sont de l'ordre de moins de 1 %. Je ne peux pas juger de l'ensemble des aides de l'État, mais celles qui nous sont versées, pour la R&T ou via les dispositifs d'apprentissage, sont sans aucun doute pertinentes.

L'APLD a fait l'objet de nombreux débats. Certes elle a coûté cher à l'État, mais son rôle a été déterminant pour le maintien de l'emploi et des compétences. L'ensemble de la chaîne d'approvisionnement aéronautique, partout dans le monde, a été fragilisé après la crise sanitaire, parce que des gens compétents ont quitté le secteur. Selon moi, les aides ont donc été pertinentes.

Nous ne sommes pas du tout présents en outre-mer.

Nous entretenons de nombreux partenariats avec des universités et des centres de recherche à travers tout le territoire : le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les grandes écoles d'ingénieurs et les universités - et pas uniquement celles qui se trouvent en région parisienne. Cette coopération fonctionne très bien. Nous sommes d'ailleurs, à ma connaissance, le premier groupe en nombre de conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) signées. Ce dispositif permet d'accueillir au sein de l'entreprise des doctorants qui réalisent leur thèse en partenariat avec nous. Pour notre groupe, la première richesse est humaine. Nous veillons en permanence à maintenir les compétences et l'expertise. Nous avons bien sûr à gérer des effectifs de managers, mais il est tout aussi fondamental de gérer les compétences et les niveaux d'expertise.

Notre recrutement repose principalement sur les écoles d'ingénieurs. La part de femmes dans les postes d'encadrement et de direction reflète donc celle des écoles, où elles ne représentent aujourd'hui que 20 à 25 % des effectifs. À titre de comparaison, au Maroc, elles sont 50 %.

Nous avons doublé en cinq ans la proportion de femmes aux postes de cadre dirigeant, passant de 12 à 22 %, et nous devrions atteindre 24 % cette année. Cela reste éloigné de la parité, mais, encore une fois, nous ne faisons que refléter la réalité des écoles d'ingénieurs. Celles-ci, de leur côté, rappellent qu'elles dépendent du vivier issu des filières du baccalauréat.

Ce qui fait la force et l'attractivité de notre pays dans le domaine de l'innovation, ce sont les mathématiques. Or je suis très préoccupé par la baisse du niveau dans cette discipline. L'exigence en la matière n'est pas contraire aux valeurs démocratiques.

La réforme du baccalauréat, menée il y a quelques années, a rendu l'enseignement des mathématiques optionnel dans certaines filières. Une conséquence directe est que les jeunes filles s'orientent davantage vers des cursus scientifiques tournés vers le médical et la biologie. Depuis trois ou quatre ans, les grandes écoles d'ingénieurs constatent une baisse du nombre de candidates. La directrice générale de l'École polytechnique s'en est récemment inquiétée.

Cette double tendance - baisse du niveau en mathématiques et diminution du nombre de jeunes femmes dans les écoles d'ingénieurs - est préoccupante.

M. Olivier Rietmann, président. - Les mathématiques offrent une capacité de raisonnement et permettent de ne pas tout prendre pour argent comptant.

M. Olivier Andriès. - On apprécie moins les maths pour les maths - peu d'élèves embrassent une carrière de mathématicien - que parce qu'elles développent l'esprit d'analyse et de synthèse.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en viens à la question sociale - autrement vous risqueriez d'être déçu de quitter cette audition sans que le sénateur communiste l'ait posée...

Votre chiffre d'affaires s'élève à 27,3 milliards d'euros en 2024, pour un résultat opérationnel de 4,1 milliards d'euros, soit une marge opérationnelle courante de 15 %. Le cash-flow disponible atteint près de 3,2 milliards d'euros. L'an dernier, le dividende versé aux actionnaires s'est élevé à 932 millions d'euros, sur la base d'un dividende de 2,30 euros par action et d'un nombre total d'environ 424 millions de titres.

Lors de votre assemblée générale du 22 mai prochain, vous proposerez un dividende de 2,90 euros, ce qui porterait le montant total des dividendes versés à environ 1,229 milliard d'euros si cette proposition est adoptée. S'y ajouterait un programme de rachat d'actions d'un montant d'environ 1,3 milliard d'euros. À ce sujet, Louis Gallois a récemment dénoncé ce qu'il qualifie de « perversion du système », et je partage son analyse. Le rachat d'actions, qui était peu fréquent dans le capitalisme français il y a encore dix ans, est aujourd'hui devenu monnaie courante, notamment depuis la sortie de la crise sanitaire ; ce phénomène concerne désormais toutes les grandes entreprises.

Dans le même temps, le salaire médian chez Safran est de 31 300 euros et le salaire moyen de 36 879 euros. Or plusieurs mouvements de grève ont eu lieu sur différents sites, notamment à Commercy, au Creusot et à Gonfreville-l'Orcher, lesquels ont porté sur la question des rémunérations.

Je tiens à préciser que vous n'êtes pas concernés par le reproche souvent fait à certaines entreprises qui bénéficient d'aides publiques tout en versant des dividendes et en procédant à des licenciements. Ce n'est pas votre cas, et il est important de le rappeler, puisque c'est le point de départ de notre commission d'enquête.

Cependant, la question des salaires et des conditions de travail demeure un sujet central - nous en avons d'ailleurs discuté plus tôt avec le patron de Carrefour, puisque plusieurs de ses sites ont connu des grèves.

Il est vrai que Safran connaît des résultats financiers positifs, qui sont le fruit du travail des salariés ; que les actionnaires sont rémunérés ; le président M. Rietmann rappelle toujours que le versement des dividendes est légitime, ce dont nous pourrions débattre, mais ce n'est pas l'objet de notre audition.

En revanche, je m'interroge sur le rachat d'actions. Les salariés, en France, ont connu la crise sanitaire, l'inflation et ses conséquences. Vous me répondrez certainement que les négociations annuelles obligatoires (NAO) ont conduit à des augmentations salariales, ce que je ne conteste pas, mais, comme dans de nombreuses entreprises, ces hausses restent inférieures au niveau de l'inflation.

Face à des montants aussi importants consacrés aux dividendes et aux rachats d'actions, comprenez-vous que la question sociale se pose avec de plus en plus d'acuité ?

M. Olivier Andriès. - Tout d'abord, dans le cadre des négociations annuelles obligatoires, nous avons, depuis près de dix ans, systématiquement appliqué des hausses supérieures à l'inflation, d'environ un point. Ainsi, en 2023, nous avons consacré un budget d'augmentation salariale de 5,5 %, alors que l'inflation s'établissait à 4,9 %. En 2024, avec une inflation réduite à 2 %, notre budget d'augmentation a été fixé à 4,5 %. Pour 2025, nous anticipons une inflation d'environ 1 % et avons prévu une hausse de 2,5 %.

Sur la décennie écoulée, l'évolution des salaires au sein de notre entreprise a donc permis de protéger le pouvoir d'achat de nos collaborateurs. Ce constat est factuel : nos augmentations ont toujours été supérieures au niveau de l'inflation.

Ensuite, notre politique d'intéressement et de participation est généreuse. À ce titre, entre 2019 et 2023, nous avons distribué à nos salariés en France un total de 1,960 milliard d'euros. Or sur la même période, nous avons distribué 1,915 milliard d'euros de dividendes aux actionnaires, soit un niveau quasi équivalent. Ce sont des chiffres que nous pouvons partager avec vous en toute transparence.

Cette situation s'explique notamment par nos décisions prises en 2020, au moment de la crise sanitaire. Nous avons alors continué à verser l'intéressement et la participation, y compris au titre des résultats de 2019. En revanche, aucun dividende n'a été distribué cette année-là. Par ailleurs, en 2021 et 2022, nous avons pris en compte les aides reçues de l'État au titre de l'APLD. Nous avons déduit ces montants de notre résultat distribuable, ce qui a mécaniquement réduit le niveau des dividendes versés. Notre politique de distribution repose sur un taux nominal de 40 % du résultat distribuable. En valeur absolue, cela représente un peu plus de 1 % de notre capitalisation boursière. Si l'on compare ce taux de distribution avec celui des entreprises du CAC 40, et plus encore avec les pratiques des groupes américains ou européens hors France, il demeure relativement bas, même si cela représente beaucoup d'argent, bien sûr.

Enfin, le rachat d'actions répond à plusieurs objectifs. Premièrement, cela permet d'éviter un effet dilutif lié aux obligations convertibles. En 2020, dans un contexte économique incertain, nous avons émis des obligations convertibles pour sécuriser nos besoins de financement. Lorsqu'un détenteur d'obligations choisit de les convertir en actions, cela entraîne une dilution du capital. Nous avons donc racheté nos propres actions pour neutraliser cet effet.

Deuxièmement, le rachat d'actions sert à alimenter nos programmes de distribution d'actions gratuites aux salariés. Nous avons ainsi lancé une initiative mondiale visant à attribuer dix actions à chaque salarié. Pour financer cette mesure, nous avons dû racheter des titres sur le marché.

Troisièmement, il arrive que nous procédions à des rachats d'actions dans l'objectif de les annuler. Cette pratique, qui réduit le nombre total d'actions en circulation, permet d'augmenter la valeur relative des titres restants. Nous privilégions cette approche ponctuelle à une augmentation du taux de distribution des dividendes, car il est difficile de revenir en arrière après une hausse structurelle de ce taux.

M. Olivier Rietmann, président. - Les rachats d'actions peuvent également servir à maintenir le cours de l'action suffisamment élevé pour éviter de fragiliser l'entreprise. En effet, un cours trop bas pourrait susciter l'intérêt de certains acteurs prêts à lancer une opération de rachat sur un pourcentage significatif du capital.

M. Olivier Andriès. - Cela n'a pas été notre motivation. Par ailleurs, la rémunération des actionnaires ne passe qu'après une priorité essentielle : investir pour préparer l'avenir, c'est-à-dire investir dans la recherche et technologie, ainsi que dans la modernisation de nos sites industriels ; le reste vient après.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur général. Vos éléments nourriront le rapport de notre commission d'enquête, et nous recevrons bien sûr tout élément complémentaire que vous voudriez nous adresser.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 19 h 05.

Mardi 1er avril 2024

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 h 05.

Audition de M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics, et de Mme Frédérique Le Grevès, présidente France de STMicroelectronics

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics, et de Mme Frédérique Le Grevès, présidente France de cette entreprise.

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Madame, monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre vos fonctions chez STMicroelectronics.

M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics. - Comme vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, une partie de l'actionnariat de notre société est détenu par Bpifrance. Je tenais à le préciser.

M. Olivier Rietmann, président. - Madame, monsieur, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Chéry et Mme Frédérique Le Grevès prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, nous voulons établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, c'est-à-dire à celles qui emploient plus de 1 000 salariés et qui réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, il nous faut déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, nous devons réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, en particulier lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de sites, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

STMicroelectronics est le premier acteur français du secteur de la conception et de la fabrication de puces électroniques. Pour le projet d'agrandissement de l'usine de Crolles lancé avec la société GlobalFoundries, d'un montant de 7,5 milliards d'euros, le Gouvernement a annoncé en juin 2023 le principe d'une aide de l'État plafonnée à 2,9 milliards d'euros.

Madame, monsieur, après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions savoir quel regard vous portez sur les aides publiques aux entreprises. Quelques questions pourraient vous aider à étayer votre propos liminaire.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe ces dernières années en France ? En particulier, quel est le montant des subventions touchées par votre entreprise ?

Pourriez-vous nous proposer un panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Selon vous, quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, et inversement celles dont l'efficacité est douteuse ?

Que proposeriez-vous pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Dans ce cas, quelles devraient être les limites de la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous avoir conviés à cette audition.

Si vous me le permettez, je développerai mon propos en trois points : je vous proposerai d'abord un panorama de notre industrie, en vous exposant la situation de STMicroelectronics. Compte tenu du caractère spécifique de cette industrie, nous en viendrons vite aux aides, qui feront l'objet de la deuxième partie de mon propos - je m'appuierai alors sur les notes préparées par mes collaborateurs. Enfin, monsieur le président, je répondrai aux questions que vous avez posées.

Composants électroniques semi-conducteurs, l'expression est un peu barbare, mais elle désigne des matériaux qui peuvent conduire l'électricité sous certaines conditions, que leur structure physicochimique ait été modifiée, qu'une tension y soit appliquée, ou qu'ils soient exposés à la lumière. Ces composants sont actifs, contrairement aux composants passifs, comme les résistances ou l'inductance.

Depuis quelques années, les composants électroniques semi-conducteurs et leurs technologies de fabrication ont été classés parmi les activités « habilitantes », car cette industrie permet de l'innovation et des progrès pour toute l'économie des biens et des services : informatique, télécommunications, mobilités - automobiles, navires, vélos, avions, fusées, etc. -, ainsi que les domaines de l'industrie, de l'énergie, du spatial, du militaire, du médical, ou encore des biens de consommation grand public.

Cette industrie est intrinsèquement complexe, car elle nécessite de longs délais de fabrication. Les processus de fabrication reposent sur la transformation de matériaux de base en puces, après diverses étapes physicochimiques. Il s'agit aussi d'une industrie discrète, c'est-à-dire qu'elle procède à l'assemblage de puces dans des boîtiers, à leur connexion, et ensuite à des tests pour savoir si le produit est conforme aux demandes spécifiques des clients.

Concrètement, les délais de fabrication vont d'un à six mois pour les composants les plus complexes. En moyenne, ils sont de trois mois. Les délais de conception des produits et de développement de la technologie de fabrication s'étendent sur environ deux ans. Nous faisons appel à des techniques de conception automatique et de développement des produits en recourant à des jumeaux virtuels pour que les délais ne soient pas trop longs. La mise en place d'une usine, quant à elle, demande environ cinq ans. Vous le voyez, l'industrie est donc intrinsèquement complexe.

Notre technologie, tirée par ses applications, connaît des mutations permanentes. Nous devons assurer l'amélioration des performances des composants, la réduction de leur consommation d'énergie, qu'ils soient ou non en marche - qui n'a jamais râlé parce que la batterie de sa voiture, inutilisée pendant des mois, s'était déchargée ? -, et leur miniaturisation. Vous avez tous entendu parler de la loi de Moore, selon laquelle les performances sont tirées vers le haut tandis que la miniaturisation s'accélère.

Capitalistiquement, pour soutenir les besoins et atteindre une croissance de 10 % par an, notre industrie investit au moins 20 % de ses ventes en capitaux destinés à la construction de ses usines et 15 % de son chiffre d'affaires en recherche et développement. En 2024, le marché mondial est de 680 milliards de dollars ; entre 120 et 130 milliards de dollars ont été dépensés en recherche et développement, tandis que les dépenses d'investissement sont de l'ordre de 150 milliards d'euros. Notre industrie est donc fortement capitalistique.

Par ailleurs, la croissance de notre industrie est fortement cyclique. D'une part, les applications de la technologie vont accélérer la croissance du marché. Si l'on revient une quarantaine d'années en arrière, on peut citer la télévision en couleurs, l'ordinateur, l'ordinateur personnel, le téléphone mobile, le téléphone intelligent, internet, et maintenant l'intelligence artificielle ou la voiture électrique.

D'autre part, notre industrie, très liée à l'activité économique mondiale, connaît des soubresauts liés à des accidents économiques : éclatement de la bulle internet au début des années 2000, écroulement du dollar par rapport à l'euro à la suite de l'affaire Lehman Brothers, ou encore, récemment, crise du covid.

En outre, notre industrie subit récemment une certaine pression due à sa visibilité géopolitique et à des objectifs économiques ou de souveraineté.

Quelle est la situation de l'industrie ? Le marché total des semi-conducteurs est situé à plus de 55 % en Amérique, à 37 % en Asie et à 8 % en Europe.

Le principal consommateur de composants électroniques est bien sûr le secteur de l'informatique et des télécommunications, qui représente 75 % du marché total, puis ceux de l'automobile et de l'industrie, qui en représentent environ 19 %, et enfin le marché grand public, qui en représente 9 %.

L'industrie est à la fois concentrée, voire très concentrée, et dispersée. La règle des 80/20 s'applique : sur environ 500 entreprises produisant des semi-conducteurs, 25 acteurs maîtrisent 83 % du marché. Parmi ceux-ci, on compte quatorze Américains, sept Asiatiques, et quatre Européens : Infineon Technologies, STMicroelectronics, NXP Semiconductors et Robert Bosch Semiconductor.

En 2024, STMicroelectronics est le treizième acteur mondial, le deuxième européen. Nous sommes classés parmi les entreprises qui produisent ce que l'on nomme les « composants diversifiés ».

En effet, un premier type d'entreprises de semi-conducteurs produit des microprocesseurs, des processeurs graphiques, des cartes mémoire et des circuits intégrés de communication, majoritairement tournés vers le marché de l'informatique et des télécommunications. Les acteurs américains, comme Nvidia, et les acteurs asiatiques, dominent ce secteur.

Un deuxième type d'entreprises produit des composants diversifiés. Ceux-ci génèrent des signaux électriques à travers des capteurs de température, d'accélération ou de pression, traitent ces signaux analogiques pour les transformer en signaux numériques, avant que de petits microprocesseurs, les microcontrôleurs, les traitent à leur tour pour produire une action permettant de piloter, par exemple, un moteur électrique ou un bras de robot. Nous appartenons à ce deuxième type de fabricants : nous ne faisons pas de microprocesseurs, de cartes mémoire ou des composants de communication, alors que ces produits représentent 70 % du marché des semi-conducteurs. Malheureusement, notre produit ne pèse que 13 % du marché.

STMicroelectronics emploie environ 50 000 personnes dans le monde, dont 9 000 personnes travaillent en recherche et développement. Nous possédons quinze sites de fabrication de puces et d'assemblage, dont quatre sont situés en France, à Crolles, à Rousset, à Tours et à Rennes, ce dernier site d'assemblage étant spécialisé pour l'industrie spatiale et militaire.

C'est en France, à Crolles, que se trouve le plus gros site de recherche et développement de la compagnie. Il travaille en étroite collaboration avec les universités et les laboratoires présents dans la région, notamment le Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA-Leti).

Entre 2021 et 2024, à Crolles, nous avons embauché environ 3 900 personnes en CDI, et 1 500 employés en alternance.

Dans le panorama concurrentiel que je viens de vous décrire, notre compagnie fait face à plusieurs dynamiques récentes, qui se sont manifestées après la crise du covid-19.

En premier lieu, les semi-conducteurs ont été mis sur le devant de la scène à la suite des pénuries qui se sont fait jour après la période du covid-19 ; on s'est en effet aperçu que, sans ces semi-conducteurs, des industries entières s'arrêtaient. On a alors commencé à voir des interventions de l'État dans différentes régions du monde, soit au moyen d'embargos d'exportation de technologies ou de produits, soit via des aides - subventions directes ou aides indirectes -, sans commune mesure par rapport à ce qui existait précédemment. Cette dynamique est très visible et va de pair avec une pervasion, une omniprésence, du souci de la souveraineté, voire, de temps en temps, avec une forme d'interventionnisme économique ou de distorsion de concurrence. Cette dynamique est extrinsèque à l'industrie, laquelle est quelque peu victime de son succès.

En second lieu, il y a une dynamique récente liée aux marchés. Elle recèle deux évolutions différentes. La première est liée à l'intelligence artificielle, à l'apprentissage automatique ; elle est assez récente - elle date de deux ou trois ans - et elle soutient une accélération fantastique de tout le secteur que je vous ai décrit : informatique, télécommunications, processeurs, mémoire ou composants de communication. Ainsi, l'année dernière, ce marché a crû de presque 25 %. A contrario, deux autres marchés, les marchés cibles de STMicroelectronics, dont notamment l'automobile, vivent une période de profonde mutation, causée par trois phénomènes.

D'abord, ces mutations sont liées à l'électrification des mobilités, qui ne se passe pas comme on l'espérait, c'est-à-dire de façon très linéaire, avec une mise en place rapide d'infrastructures de fourniture d'énergie verte et de charge rapide partout dans le monde, et avec une offre de véhicules attractifs pour le grand public. Cette industrie, qui avait beaucoup misé sur l'électrification de la mobilité, est donc perturbée par ce retard. Ensuite, en parallèle, elle subit une concurrence féroce de la Chine, qui, elle, se prépare à l'électrification depuis dix ans, avec des véhicules conçus pour être véritablement électriques et produits à des coûts extrêmement compétitifs. Enfin, nous avons tous pu assister récemment à l'épisode des tarifs douaniers imposés par certains pays sur l'importation de véhicules. L'industrie automobile est donc en pleine turbulence, d'où les multiples annonces de fermeture d'usines ou de pertes d'emplois.

L'industrie en général dépend très largement des cycles économiques. Comme le cycle actuel n'est pas très dynamique, que la demande finale est faible et qu'il y a eu des phénomènes de stockage post-covid, le secteur industriel est, sauf dans les domaines militaire et spatial, relativement atone. Voilà pourquoi ces deux marchés sont plutôt en décroissance.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être faudrait-il en venir au fait...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Veuillez m'excuser, monsieur Chéry, mais le temps avance. Vos propos sont très intéressants, la délégation aux entreprises ou la commission des affaires économiques pourraient d'ailleurs vous auditionner pour approfondir ce sujet, mais pouvons-nous en venir aux aides publiques ?

M. Olivier Rietmann, président. - Néanmoins, votre préambule était nécessaire, pour montrer la particularité de votre secteur.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Vous avez indiqué le nombre de salariés dans le monde ; pouvez-vous le donner pour la France ?

M. Jean-Marc Chéry. - Plus de 12 000 personnes ; je vais y revenir.

Compte tenu de tout ce que je viens de décrire, chaque acteur du secteur des semi-conducteurs est confronté régulièrement à des choix stratégiques : dois-je développer ma technologie et construire une usine, ou dois-je sous-traiter ? Deux modèles opérationnels s'opposent : le modèle sans usine et sans technologie et le modèle avec usine et technologie. C'est là que l'on mesure l'importance des aides d'État, car elles constituent une incitation, qu'il convient de toujours confronter au modèle contrefactuel : que se passerait-il si l'on n'en avait pas ?

STMicroelectronics bénéficie du soutien public, comme l'ensemble de ses concurrents dans le monde. Nous nous concentrons sur ce qui est primordial pour accompagner notre stratégie : développer nos technologies de fabrication et nos capacités de production. Il s'agit en l'espèce d'aides spécifiques. Nous avons reçu, en 2023, 487 millions d'euros d'aides spécifiques, essentiellement en soutien de notre innovation et de notre investissement productif ; c'est deux fois plus qu'en 2022, parce que c'est en 2023 que nous avons lancé le projet spécifique d'extension du site de Crolles.

Comment les aides sont-elles ventilées selon leur type ? Quelque 68 % de ces 487 millions d'euros, soit 334 millions d'euros, sont des subventions. Environ 25 % de ce montant, 119 millions d'euros, correspond à du crédit d'impôt, le crédit d'impôt recherche (CIR). Enfin, 7 % du total, 34 millions d'euros, sont liés à des remboursements ou allégements de charges.

Comment sont-elles ventilées par objectifs ? Environ 45 % des aides sont destinées au soutien de l'activité de recherche et développement (R&D) technologique et du développement de technologies. Quelque 48 % ont pour objet la mise en place de capacités de production, notamment celle de Crolles. Enfin, 7 % du total est à destination des ressources humaines.

Cela doit être mis en perspective avec nos dépenses totales de recherche et développement - 2 milliards d'euros dans le monde, dont 871 millions d'euros en France - et avec notre masse salariale - 3,7 milliards d'euros dans le monde, dont 1,1 milliard d'euros en France. En 2023, l'entreprise a investi 70 % de sa trésorerie opérationnelle, c'est-à-dire 3,8 milliards d'euros dans le monde, dont 1,8 milliard en France. Enfin, en 2023, sur notre trésorerie nette - c'est-à-dire après investissement, lequel a consommé, je le rappelle, 70 % de notre trésorerie brute -, nous avons versé 212 millions d'euros de dividendes en 2023 et nous avons racheté pour 228 millions d'euros d'actions dans le monde, à distribuer aux salariés ; en France, par exemple, 65 % des salariés sont éligibles au bénéfice de ces actions.

Les aides publiques européennes relèvent de trois dispositifs très encadrés par l'Europe et pilotés par l'État français. Il y a d'abord les projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), en soutien de la R&D technologique, allant jusqu'à la mise en place de lignes dites pilotes ; en France, ces plans s'appelaient les plans Nano 2008, 2012 et 2017. Il y a ensuite le règlement européen sur les semi-conducteurs (European Chips Act), en soutien des capacités de production pionnières, dites « first of a kind » ; le projet d'extension de Crolles en coopération avec GlobalFoundries en est un exemple. Enfin, il y a les aides de recherche et développement pour des projets collaboratifs, qui incluent des start-up ou des laboratoires, souvent en amont du développement de nos technologies de fabrication.

Pourquoi ces aides ? L'aide a tout d'abord un objectif incitatif. Considérons par exemple les plans Nano 2008, Nano 2012 et Nano 2017. Ces plans ont chaque fois correspondu à un moment où la société était confrontée à un choix : faire ou ne plus faire. Dans le cadre du plan Nano 2012, par exemple, il s'agissait de choisir entre le développement d'une technologie de gravure fine de 40 nanomètres pour faire des microcontrôleurs ou des capteurs d'image et le recours à un grand sous-traitant ou fondeur taïwanais, comme Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC). Face à cette alternative, je calcule le montant d'aide nécessaire pour rendre le développement en interne compétitif par rapport au schéma externe. On tient bien sûr compte chaque fois du risque, mais aussi de la meilleure performance : si la performance s'avère meilleure que prévu par rapport à la subvention perçue, s'il y a une clause de retour à meilleure fortune, on redonne dans le cadre de l'aide.

Tous ces projets de technologie sont élaborés et suivis par nos équipes, et sont contrôlés par les services de l'État, au regard du déroulement et du niveau de dépense sur lesquels s'est engagée la société. Ensuite, on suit la mise en oeuvre en fabrication.

Il y a donc également le European Chips Act, que j'ai évoqué.

J'en viens aux autres types d'aide publique, notamment au crédit d'impôt recherche. STMicroelectronics a perçu, en France, 119 millions d'euros à ce titre en 2023.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela correspond-il à la moyenne annuelle ?

M. Jean-Marc Chéry. - Oui, peu ou prou.

Ce montant est à comparer aux 2 milliards d'euros de dépenses de R&D dans le monde, dont 42 % en France. Pour nous, c'est un dispositif clair et c'est un atout de compétitivité de la France et de l'ingénieur français par rapport au coût des ingénieurs formés dans le monde. Je le rappelle, la Chine forme chaque année 16 millions d'ingénieurs parfaitement bilingues.

Un autre type d'aide que nous percevons correspond aux aides dites « ressources humaines », qui s'élèvent pour STMicroelectronics à 34 millions d'euros en 2023, soit 7 % du total des aides perçues. Ces aides sont importantes, car elles permettent de soutenir la formation et l'apprentissage, mais je rappelle que, entre 2021 et 2024, nous avons embauché 3 900 salariés en CDI et 1 500 alternants.

Ces aides permettent d'avoir des effets de retour, puisque nous travaillons en France - notamment à Crolles, mais également à Tours et à Rousset - avec des acteurs clés, comme le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et d'autres laboratoires, ainsi que des écoles d'ingénieurs, d'autres entreprises et des start-up. Il y a donc beaucoup de parties prenantes qui gravitent autour de ces aides, parce qu'elles contribuent à notre innovation.

J'en viens à votre question spécifique sur ce que nous pensons de ces dispositifs d'aide.

Nous insistons sur la lisibilité des dispositifs d'aide aux grandes entreprises. Qu'il s'agisse de dispositifs spécifiques au secteur électronique - les Piiec et le European Chips Act -, de projets collaboratifs ou du CIR, ces aides sont très claires, elles ont un objet précis. Pour nous, c'est exemplaire. Chaque fois que l'on me pose publiquement la question des aides en Europe et en France, je dis qu'elles sont claires, transparentes et compétitives.

Sur les formalités d'octroi, de suivi et de contrôle des aides, chaque fois que nous demandons une aide majeure - je ne parle pas de la partie ressources humaines -, c'est toujours une aide qui doit être incitative par rapport à un scénario contrefactuel, qui met en avant des risques, mais qui, en cas de meilleure fortune et de meilleure performance, comporte un engagement de retour. Ce schéma me paraît vertueux. Ces aides sont généralement travaillées par nos équipes en collaboration avec les services de l'État, la direction générale des entreprises (DGE) et Bpifrance. En fin de projet, on évalue un retour financier possible.

Pour nous, la transparence et la publication existent. Les règles de transparence à l'échelon national sont strictes. Pour ce qui concerne la transparence à l'égard du citoyen, considérons l'exemple de Crolles : il y a eu une communication via les communiqués de presse de l'État français, de STMicroelectronics et de la Commission européenne, une explication au grand public dans le cadre de la concertation préalable et une information globale via le document de référence de STMicroelectronics. Bref, tous les éléments de communication nécessaires sont fournis.

En revanche, la seule chose sur laquelle il faut être prudent, c'est le respect du secret des affaires. En matière de technologie de fabrication, de conception de produit ou de mise en place de capacités de fabrication, il est important de ne pas tout dévoiler, car cela révèle très vite la stratégie définie.

J'en viens à la question sur la complexité du processus. Tout processus peut être amélioré, je ne dis pas que le processus actuel est parfait. Je souhaite à cet égard vous faire part d'un simple constat : entre la décision de lancer notre projet en collaboration avec GlobalFoundries à Crolles et la signature des contrats, il s'est écoulé dix-huit mois ; en Chine, le même type de projet a mis neuf mois, avec le même niveau d'exigence.

J'espère vous avoir démontré que ce marché est extrêmement compétitif, en mutation et qu'il fait l'objet d'une attention particulière au regard des questions des souveraineté ; ce secteur est devenu une arme géopolitique. Cette industrie a besoin de beaucoup d'argent pour rester dans la course. On oscille sans cesse entre un modèle avec et un modèle sans usine. Les aides demandées par STMicroelectronics ont un caractère incitatif, c'est ce qui nous permet d'être l'un des derniers fabricants de composants électroniques semi-conducteurs verticalement intégré sur 80 % de ses ventes.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez signé 1 500 contrats d'alternance, notamment à Crolles.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous bénéficiez donc sans doute de l'accompagnement financier de l'État à ce titre. Cet accompagnement fait-il partie des 34 millions d'euros d'aides RH dont vous avez parlé ?

Par ailleurs, je pense que ces alternants ont un haut niveau de qualification.

M. Jean-Marc Chéry. - En effet.

M. Olivier Rietmann, président. - Par conséquent, à ce niveau-là d'étude et compte tenu du niveau de votre entreprise, qui a des marges financières assez larges et qui tire profit de ces contrats en alternance en formant ses futurs salariés, est-il légitime de conserver ces aides à l'apprentissage, maintenant que les deniers publics ont servi à amorcer le système, ou faut-il aller encore plus loin dans leur réduction ?

Je le rappelle, l'accompagnement de l'apprentissage, passé de 400 000 euros à 1 million d'euros par apprenti, représente plus de 21 milliards d'euros.

M. Jean-Marc Chéry. - Je confirme ce chiffre : 2 millions d'euros, qui font partie des 34 millions.

Mme Frédérique Le Grevès, présidente France de STMicroelectronics. - Une précision : nous bénéficions de cet accompagnement de l'État pour le recrutement d'alternants, mais nous avons également créé, à nos frais, notre propre école de formation aux métiers de la maintenance, baptisée « ST Tech Academy », où nous formons des techniciens qui ont vocation à travailler avec nous. Au-delà des aides de l'État, nous mettons donc en place beaucoup de formations en interne, à Crolles principalement.

M. Jean-Marc Chéry. - Ces aides à l'alternance sont des atouts de compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - Si nous décidons demain de ne plus allouer du tout de telles aides, que se passera-t-il ?

M. Jean-Marc Chéry. - STMicroelectronics ne s'écroulera pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Et, jusqu'à preuve du contraire, vous continuerez de fonctionner avec un nombre important d'alternants, car vous en avez besoin : c'est une chance pour votre entreprise.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui, et nous continuerons d'attirer des talents. Les facteurs critiques du succès, pour une société comme la nôtre, ce sont l'innovation et la compétence du personnel.

Je l'ai dit, la compagnie ne s'écroulerait pas si, pour des raisons de gestion des deniers publics, de telles aides devaient être supprimées.

Je précise néanmoins qu'il faut considérer cette question dans une perspective mondiale, celle de la compétitivité et de l'attractivité relatives de la France. Mais je vous mentirais en prétendant que, si les dispositifs que vous évoquez s'arrêtaient, nous n'embaucherions plus en France.

Cet accompagnement représente pour nous un facteur intéressant, mais c'est de talents dont nous avons besoin : d'ingénieurs et de techniciens formés. C'est pourquoi, pour combler certains manques, nous avons mis en place nous-mêmes des structures de formation, dans le domaine de la maintenance par exemple.

Le coût d'un équipement de fabrication peut aller de 5 millions à 150 millions d'euros pièce ; vous comprendrez que nous avons besoin de gens extrêmement formés...

M. Olivier Rietmann, président. - L'aide à l'embauche d'alternants fait un peu doublon, me semble-t-il, avec le CIR : il faut peut-être faire des choix.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie beaucoup de cette présentation extrêmement complète.

Je suis un peu surpris, néanmoins, car il y manque un chiffre, celui par lequel ont commencé tous les PDG que nous avons reçus lors de leurs auditions respectives. Avant de nous parler des aides publiques, tous ou presque nous disent en effet, non sans fierté, ce qu'ils rapportent à la France : ils font donc état du taux d'imposition de leur entreprise.

Pouvez-vous donc nous indiquer, pour les exercices 2023 ou 2024, combien d'impôts vous payez en France ? C'est le chiffre pour la France qui m'intéresse particulièrement, davantage que le chiffre consolidé à l'échelle mondiale.

M. Jean-Marc Chéry. - Je connais le chiffre au niveau mondial : nous payons plus de 15 % de taxes. Au-delà de l'imposition, STMicroelectronics rapporte aussi à l'État - j'ose à peine prononcer ce mot, tant il est presque devenu un gros mot - des dividendes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je peux vous le donner, ce chiffre : j'ai eu beaucoup de mal à le trouver...

M. Jean-Marc Chéry. - Ah oui ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, beaucoup ; et j'ai beaucoup cherché. D'ailleurs, vous êtes une des rares sociétés, avec Carrefour, à ne pas mettre en ligne les documents relatifs aux dividendes versés et autres indicateurs comptables pertinents. Il a fallu, pour retrouver le chiffre des dividendes versés en 2024, que je fasse moi-même des calculs compliqués : 900 millions d'actions, 0,38 dollar de dividende par action, soit, pour 2024, 324 millions de dollars et, pour la France, 212 millions d'euros de dividendes distribués.

Pour ce qui est des impôts, je n'ai trouvé trace - très difficilement ! - que de quatre années de référence. En 2017 : 143 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, 0 en France. En 2018 : 1,389 milliard d'euros de résultat, 96 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, 0 en France. En 2019 : 156 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, moins de 500 000 euros en France. En 2023 : 416 millions d'euros d'impôts payés dans le monde...

M. Jean-Marc Chéry. - 616 millions !

M. Fabien Gay, rapporteur. - ...moins de 100 000 euros en France.

D'où ma première question.

Je suis pour accompagner et subventionner les entreprises innovantes ; or, pour ce qui vous concerne, le semi-conducteur est la vitamine de la transition numérique - les enjeux de souveraineté sont donc extrêmement forts autour de votre activité. Mais on a bien du mal à s'y retrouver dans votre présentation, entre les chiffres « monde » et les chiffres « France ».

Prenons les dépenses de R&D : deux milliards d'euros dans le monde en 2023, 871 millions d'euros en France, pour 487 millions d'euros d'aides. Autrement dit, la R&D dépensée en France est à 55 % financée par des aides publiques !

Le CIR et les aides publiques représentent en général entre 7 et 10 % des dépenses de R&D des entreprises que nous auditionnons ; chez STMicroelectronics, ce ratio atteint donc, j'insiste, 55 % ! Sachant que votre taux d'imposition est certaines années à zéro, vous comprendrez que les parlementaires que nous sommes se posent des questions. L'État et les élus vous soutiennent beaucoup dans vos projets, à juste titre, mais votre taux d'impôt est marginal en France : l'argent part ailleurs, via des filiales étrangères, à grand renfort d'optimisation fiscale. J'ajoute que l'on ne connaît pas le montant du prêt garanti par l'État (PGE) dont vous avez bénéficié et que, de surcroît, 2,9 milliards d'euros de subventions vous ont été versés en France pour l'usine de Crolles, mais aussi 2,17 milliards en Italie pour les usines d'Agrate Brianza et de Catane.

Nous parlons donc d'un groupe qui est largement subventionné par ses deux premiers actionnaires, Bpifrance et le ministère italien de l'économie et des finances.

Le soutien public dont vous bénéficiez ne devrait-il pas rapporter aussi à la collectivité France ?

M. Olivier Rietmann, président. - Confirmez-vous ces chiffres ?

M. Jean-Marc Chéry. - Vous dites qu'il est difficile de trouver ces chiffres : j'en suis assez surpris. STMicroelectronics est une société extrêmement transparente : elle produit un document annuel, dit formulaire 20-F, qui retrace de façon exhaustive l'ensemble de ses activités - rémunération des dirigeants, taxes, impôts, activité de chaque site, etc.

Monsieur le rapporteur, je vous invite à prendre connaissance de ce document, que mes services pourront vous communiquer : vous y trouverez tous ces chiffres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes preneurs, avec plaisir. À ma question concernant le niveau d'imposition en France de STMicroelectronics, je le rappelle, vous avez répondu que c'était compliqué et que, ce chiffre, vous ne l'aviez pas. Et voici que vous nous parlez de transparence : très bien !

M. Jean-Marc Chéry. - La taxation est un sujet compliqué. Ce que je peux vous dire, c'est que la société paie en 2023 plus de 15 % de taxes à l'échelle mondiale.

Il est vrai qu'il faut tenir compte des flux financiers entre les différents pays et de la consolidation des revenus au niveau mondial, les flux financiers qui passent en France étant essentiellement des flux entre compagnies de la société mère. La France, en effet, ne fabrique pas de produits finis : elle fabrique des produits semi-ouvrés, c'est-à-dire des puces.

Quels sont les chiffres pour la France ? L'impôt de production que nous payons est bel et bien de l'ordre d'une trentaine de millions d'euros, l'impôt sur les sociétés de l'ordre d'une cinquantaine de millions d'euros. Mais il ne faut pas oublier les charges sociales dont nous nous acquittons, qui sont de l'ordre de 500 millions d'euros ; il y a donc bien une rétribution pour l'État.

La question de fond est celle que j'ai posée dans mon propos liminaire : combien y a-t-il de sociétés de semi-conducteurs qui restent en France et y emploient 12 000 personnes ? Combien y a-t-il de sociétés de semi-conducteurs qui restent en Italie et y emploient 12 000 personnes ? Une seule, la nôtre !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne veux pas caricaturer vos propos, mais je me pose des questions.

Vous commencez par me dire, lorsque je vous interroge, que vous n'avez pas les chiffres pour la France ; je vous donne ceux que j'ai trouvés, qui sont donc les bons.

Vous me dites désormais que tout est transparent ; or, ces chiffres, j'ai eu le plus grand mal à les trouver - mes collègues ici présents savent que j'essaie de recouper le mieux possible les informations dont je dispose.

Vous nous expliquez que votre société a touché 487 millions d'euros d'aides pour 2023, et des subventions importantes - 2,9 milliards d'euros sur un investissement de 7,5 milliards pour l'usine de Crolles, soit un engagement fort de l'État français. Et je pourrais citer aussi les 25 millions d'euros d'aide régionale pour la même usine : STMicroelectronics collectionne les aides à tous les niveaux, région, État, Union européenne.

Je vous fais remarquer que le niveau d'imposition observé en France est marginal - c'est même le mot « néant » qui, deux années sur quatre, convient le mieux -, et vous semblez trouver cela normal. Doit-on subventionner à gogo et ne jamais poser la question du retour fiscal ?

Votre taux d'imposition se situe entre 7 et 15 %, suivant les années, à l'échelle mondiale. Mais même l'administration américaine considère ce taux comme trop faible : la France n'est pas la seule à se poser cette question. Étant les derniers à produire en France des semi-conducteurs, vous semblez considérer qu'une telle fiscalité est légitime : « c'est comme ça », dites-vous. Cette réponse me semble un peu courte...

M. Jean-Marc Chéry. - Je trouve votre ton un peu agressif, monsieur le rapporteur.

M. Olivier Rietmann, président. - Ces questions n'ont absolument rien d'agressif, allons !

Avec M. le rapporteur, nous n'avons pas les mêmes orientations politiques, c'est de notoriété publique : je suis plutôt de réputation libérale...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ... et moi de réputation un peu plus à gauche ! (Sourires.)

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis un sociolibéral, mais un peu plus libéral que social, disons ! Je partage néanmoins les préoccupations qu'il a exprimées.

Une grande partie des entreprises que nous avons auditionnées assument : elles réalisent en France des investissements considérables, et perçoivent, en conséquence, des subventions qui représentent entre 5 et 8 % de leurs dépenses, si l'on additionne CIR, aides directes et allégements de cotisations. Et elles paient, en retour, des impôts d'un montant tout aussi considérable.

À leur propos, j'ai fini par me faire la réflexion suivante : en matière d'aides publiques aux entreprises, on fait beaucoup de bruit, alors que les choses sont plutôt très bien faites et très bien contrôlées ; on ne va pas trop loin. Seules deux entreprises nous ont opposé une fin de non-recevoir, ou en tout cas des réponses nébuleuses : leurs responsables ne semblaient pas au courant des résultats de leur propre entreprise et n'ont pu nous communiquer aucun chiffre. Mais à aucun moment je ne me suis dit que l'on jetait l'argent public par les fenêtres, ni même que certaines entreprises étaient trop accompagnées par rapport à ce qu'elles « rendent ».

Or, en l'espèce, je peux dire, en toute responsabilité, que je ne suis pas habitué aux chiffres que nous sommes en train de commenter : des aides publiques considérables et très peu - pour ainsi dire pas - de retour fiscal. Vous nous dites que vous payez énormément à l'échelle mondiale - 2 milliards d'euros d'impôts -, mais je n'accepte pas cette réponse, car les 487 millions d'euros d'aides spécifiques dont il est question, eux, viennent de la France, non du monde. En tant que parlementaire, si je compare les aides sonnantes et trébuchantes qui vous sont versées par la France - 334 millions d'euros d'aides directes, 119 millions d'euros de CIR, 34 millions d'euros d'allégements de cotisations - et le produit fiscal que notre pays en retire - zéro impôt, ou presque ! -, je n'y trouve pas mon compte.

Les aides publiques françaises ne sont pas faites pour que vous alliez créer des richesses et payer des impôts ailleurs. Tout libéral que je suis, je considère que la France ne s'y retrouve pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur le président-directeur général, je ne suis absolument pas agressif : je présente des faits, que j'étaye, et je pose des questions. Du reste - et je le dis, encore une fois, sans aucune agressivité -, le formulaire 20-F auquel vous me renvoyez n'est pas disponible en ligne. L'ensemble des groupes que nous avons auditionnés, sauf Carrefour, mettent leurs documents de ce genre à la disposition du public. Pour prendre connaissance de votre formulaire, il faut déposer une demande spécifique : il n'est donc pas accessible. Il est bon que vous prôniez la transparence ; mais commencez par faire toute la transparence sur les documents fournis aux actionnaires, comme cela se fait dans 95 % des entreprises !

M. Jean-Marc Chéry. - Je retire l'adjectif « agressif », monsieur le rapporteur.

De quoi une société comme la nôtre a-t-elle besoin pour répondre au type de questions que vous posez ? De règles. Quand STMicroelectronics sollicite une aide publique, c'est pour son caractère incitatif. Ce faisant, elle se borne à suivre les règles telles qu'elles sont paramétrées, c'est-à-dire les critères d'obtention de l'aide ; elle a affaire à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, qui labellise ou non son projet. Et elle est ensuite strictement contrôlée.

Du point de vue de la conformité aux règles en vigueur, STMicroelectronics est irréprochable. Cela étant, si vous me demandez s'il serait souhaitable d'ériger une nouvelle règle selon laquelle une société doit payer l'impôt dans le pays qui lui octroie l'aide, je vous réponds qu'il est de la responsabilité de l'État d'en décider. Je n'ai pas à prendre position en la matière.

M. Olivier Rietmann, président. - N'y va-t-il pas un peu aussi de la responsabilité de l'entreprise, et du patron de l'entreprise ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non, pas s'il s'agit d'une société globale, monsieur le président. Malheureusement, l'Europe ne représente que 8 % du marché mondial des semi-conducteurs. Une société comme STMicroelectronics se bat contre des acteurs du monde entier ; la France et l'Italie représentent moins de 4 % de nos ventes.

Nous devons donc espérer que la France et l'Italie nous placent dans des conditions telles qu'elles garantissent la pérennité de nos usines dans ces deux pays, c'est-à-dire des niveaux de compétitivité à peu près équivalents à ceux que connaissent nos concurrents. À défaut, notre activité n'est plus soutenable.

Cependant, si vous me posez cette question en tant qu'individu, je peux vous dire que cela peut paraître de bon sens, mais il faut mettre cette position en perspective. Si notre société faisait son chiffre d'affaires principalement en France, générait du profit en France, investissait en France et percevait des aides en France, il me semblerait normal qu'elle paie des impôts en France. Mais il s'agit d'une société globale qui ne bénéficie ni du marché français ni du marché italien, et très peu du marché européen, se battant principalement contre des acteurs américains, taïwanais, coréens, japonais et chinois. Malgré cela, la société emploie 12 000 personnes en France et en Italie, effectue les dépenses en recherche et développement et pratique les niveaux d'investissement que j'ai mentionnés, avec les effets indirects que vous savez, à savoir qu'un emploi équivaut à cinq emplois gérés.

Nous sommes effectivement régis par une fiscalité intercompagnie globale et payons plus de 15 % de taxes.

M. Olivier Rietmann, président. - Appelle-t-on cela de l'optimisation fiscale ?

M. Jean Marc Chéry. - Non, j'appelle cela une société globale.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment expliquez-vous que d'autres entreprises internationales comme TotalEnergies, qui ne réalise pas son plus important chiffre d'affaires en France, tant s'en faut, fonctionnent autrement ? TotalEnergies perçoit des subventions en France pour les activités réalisées en France, qui génèrent des rentrées d'argent, donc des paiements d'impôts. J'ai du mal à accepter le discours consistant à dire que le fait de faire travailler des Français justifie qu'une entreprise perçoive 500 millions d'euros d'aides publiques, alors même que son marché n'est pas en France.

M. Jean-Marc Chéry. - Ce n'est pas mon propos.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est ce qui en ressort.

M. Jean-Marc Chéry. - Je comprends que vous lui donniez cette connotation. J'ai insisté au début pour situer la société dans son contexte. La France et l'Italie veulent-elles avoir une société de semi-conducteurs en Europe ? J'ai entendu dire de nombreuses fois que l'Europe voulait doubler sa fabrication de semi-conducteurs d'ici à 2030. L'Europe a tenté d'attirer Intel, mais le projet a été annulé, fini, oublié. Voulons-nous faire perdurer une société de semi-conducteurs en France et en Europe dans le panorama compétitif et les dynamiques de marché actuels ?

La réponse que nous vous faisons est la suivante : voilà la situation. Je ne dis pas qu'elle est idéale du point de vue des gens que vous représentez. Je suis tout à fait d'accord avec cela. Mais mon devoir est de vous donner ces éléments.

Le pays est souverain. C'est à lui de décider de la politique incitative à mener en matière industrielle, vis-à-vis de tel ou tel secteur. Ce n'est pas au Chief Executive Officier (CEO) d'en juger. Lui vient défendre 50 000 employés dans une industrie cyclique et compliquée. Je vous remercie de ce qui a été fait, mais vous ne pouvez pas me demander des jugements de ce type.

M. Olivier Rietmann, président. - Même si votre marché n'est ni en France ni en Europe, les subventions que vous touchez en France vous permettent d'aller vendre vos produits ailleurs, donc de gagner de l'argent. Il serait juste que la France en bénéficie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pas moins de 55 % de vos dépenses en R&D sont financées par des subventions publiques. Il serait intéressant d'ailleurs de connaître le montant du PGE dont vous avez bénéficié.

M. Jean-Marc Chéry. - Zéro. Nous n'avons perçu aucun PGE, aucune subvention de l'État pendant le covid. Nous avons payé tous nos employés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous utilisé du chômage partiel ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En décembre 2022, le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes vous a attribué une subvention de 25 millions d'euros pour des projets de recherche et développement. Comment les parlementaires que nous sommes peuvent-ils s'assurer que cette aide régionale ne s'est pas cumulée avec le CIR ?

L'usine de Crolles a perçu 2,9 milliards d'euros de subventions publiques. Vous développez les puces de 300 millimètres. Quel est l'avenir de l'usine de Tours, qui produit des puces de 150 millimètres, et de celles de Crolles 1 et de Rousset, qui produisent des puces de 200 millimètres ? Miserez-vous principalement sur les puces de 300 millimètres dans les cinq à dix prochaines années ou accorderez-vous aussi de l'attention et des investissements à ces autres sites de production ?

M. Jean-Marc Chéry. - On ne juxtapose pas les aides. Un ingénieur ne peut percevoir à la fois le CIR et une autre aide, régionale ou nationale. Il n'y a pas de doublon.

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous vérifierons ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous affirmez donc devant la commission d'enquête que le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes ne vous a pas versé 25 millions d'euros de subventions ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non, ce n'est pas ce que je dis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Soyons précis.

M. Jean-Marc Chéry. - Un mécanisme garantit qu'un ingénieur ne peut pas toucher à la fois le CIR et une subvention.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas l'ingénieur qui touche la subvention, mais l'entreprise.

M. Jean-Marc Chéry. - L'entreprise fait travailler des ingénieurs, et ne peut toucher deux fois des aides. Il y a un phénomène de « cap ». C'est d'ailleurs la première chose que j'ai demandé à mes services de vérifier. Il serait effectivement tout à fait indécent qu'il y ait un doublonnage des subventions.

Nous pourrons confirmer ce point rapidement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La région Auvergne-Rhône-Alpes vous a donc accordé 25 millions d'euros de subventions en R&D en 2022.

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous vérifierons exactement de quoi il est question. Ce serait une aide que nous aurions reçue via le CEA. Il faut qu'on vérifie. En revanche, sur le principe, comme M. Chéry vient de vous l'expliquer, le CIR est « capé ». On ne peut pas doublonner des aides. Nous vérifierons néanmoins ce point, car nous ne retrouvons pas le montant spécifique de 25 millions d'euros dont vous parlez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mon information est juste.

Mme Frédérique Le Grevès. - Oui, sûrement, mais il faut que nous regardions ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela signifie donc que, cette année-là, le CIR aurait été amputé des 25 millions d'euros qui vous ont été accordés par la région.

Mme Frédérique Le Grevès. - Non, pas forcément. Nous vérifierons.

M. Jean-Marc Chéry. - Votre deuxième question s'inscrit complètement dans le cadre de l'annonce que nous avons faite en octobre dernier, à la suite de l'évolution des dynamiques de marché et de la compétition mondiale. STMicroelectronics a dû se préparer aux prochains cycles à venir, de trois, six et neuf ans. Compte tenu des investissements et des aides multiples et nombreuses existant dans le monde entier, la compétition industrielle s'active et se modernise.

Quels sont les standards pour pouvoir produire de façon compétitive ? Quand on produit une technologie sur une base de silicium, il faut absolument le faire sur 300 millimètres. Quelques technologies restent potentiellement productibles sur 200 millimètres pour peu que l'usine soit moderne et relativement bien automatisée. Ainsi, quand on a affaire à des matériaux comme le carbure de silicium, il est possible de rester à 200 millimètres. STMicroelectronics s'est engagée dans la volonté de moderniser son outil industriel et d'accélérer la convergence vers les 300 et 200 millimètres. Ce plan est en cours de finalisation et est en discussion avec les parties prenantes.

J'ai pu déclarer clairement les choses suivantes : aucun site ne sera fermé. S'il s'avérait qu'un site présente des lignes de fabrication qui risquent de ne plus être compétitives dans deux, trois ou cinq ans, nous ferions évoluer sa mission pour le rendre durable, socialement et d'un point de vue compétitif. C'est l'engagement officiel et formel que l'on a pris.

Nous sommes en train de finaliser ce plan. Nous allons très bientôt ouvrir les discussions avec les partenaires sociaux.

L'autre engagement qui a été le mien, au nom de la société, a été de dire : s'il s'avérait que la mutation vers des lignes de fabrication plus modernes, plus compétitives et plus automatisées ne permettait pas de maintenir à court terme le niveau d'emplois existant, il n'y aurait pas de licenciements secs dans la société. La société utilisera alors les moyens sociaux existants pour favoriser les mutations internes, les formations, etc. Ce sont les engagements officiels qui ont été les miens, qui sont les nôtres. Je ne peux pas répondre plus précisément à vos questions, la présente audition étant publique. Comme vous le savez, tant que ces éléments n'ont pas été discutés avec les partenaires sociaux, je ne peux pas les dévoiler.

Ma garantie, en tant que président du directoire et PDG, n'en demeure pas moins celle-ci : pas de fermeture de site, pas de licenciement sec. Nous nous engageons à faire évoluer, si cela s'avère nécessaire, la mission de certains sites pour les rendre pérennes.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne voudrais pas que l'on détourne mes propos. La période du covid-19 nous a montré que nous étions complètement dépendants en matière de semi-conducteurs. Nous avons décidé de ne plus l'être et de faire le maximum pour créer chez nous, notamment par le biais de votre entreprise, les moyens d'y parvenir. Cela explique certainement pourquoi vous fonctionnez avec presque 30 % d'accompagnement en argent public sur certains projets. Vous l'avez très bien expliqué. C'est un choix qui a été fait, que je cautionne.

Cependant, ce que j'ai plus de mal à comprendre est que, par ce fait, votre entreprise génère de la création de richesse, sans qu'il n'y ait aucun retour pour le pays. Telle est mon interrogation. Que vous soyez aidé dans l'objectif, important, de gain d'indépendance et de souveraineté pour nos fabrications militaires est néanmoins tout à fait légitime. Je tique toutefois à voir l'absence de retour. C'est un dossier que nous pourrons creuser. Quand je vois que vous avez cumulé deux années à zéro impôt, cela soulève des interrogations.

M. Jean-Marc Chéry. - Nous confrontons des idées. J'essaie de vous donner des éléments pour bien juger la situation.

M. Michel Masset. - Le rôle de notre commission d'enquête n'est pas de remettre en cause le montant des aides, mais de questionner leur fléchage. Combien d'aides publiques ont-elles été perçues sur le territoire français, pour quelle plus-value ? Cette enquête prend en compte la R&D, l'emploi, la formation, etc. Je n'ai pas bien compris ce qu'il en était pour votre société. On m'a dit que vous apporterez les éléments nécessaires.

Je ne sais pas où est situé votre siège social. Comment pouvez-vous payer des impôts dans un pays donné et ne pas en payer ailleurs ? Pourquoi la France n'a-t-elle perçu aucun retour fiscal ?

Par ailleurs, vous aviez dit que l'Europe représentait 8 % du marché mondial. Quelle est la part de marché produite en France ?

M. Jean Marc Chéry. - Le marché français représente moins de 2 % du marché mondial.

M. Olivier Rietmann, président. - Il y a une différence entre le marché français et ce qui est produit en France.

M. Jean-Marc Chéry. - Je parle bien du marché final, c'est-à-dire l'endroit où les composants sont envoyés et payés.

M. Michel Masset. - Pensez-vous que les aides devraient être proportionnelles au chiffre d'affaires et aux résultats de la société ?

M. Daniel Fargeot. - Si j'ai bien compris, la société comptabilise 12 500 emplois en France et perçoit 487 millions d'euros d'aides publiques. Le groupe affiche un résultat à zéro au niveau de la France. Si l'on fait un calcul rapide, en partant d'une moyenne de 40 000 euros par emploi chargé, on arrive à un total de 500 millions d'euros de masse salariale. Vous dites qu'il faut absolument maintenir les emplois en France. Mais je crains que les subventions que vous percevez ne fassent que cela. Pourriez-vous nous préciser ce point ?

Par ailleurs, le contrôle de votre holding est détenu à parts égales par Bpifrance et le ministère de l'économie et des finances italien. Je suis un peu sidéré de voir qu'une entreprise dont le siège est en Suisse perçoit 487 millions d'euros d'aides par an sous différentes formes sans dégager de résultats. Quelle est la création de valeur de l'entreprise en France ?

Mme Frédérique Puissat. - En tant que sénateur de l'Isère, je me réjouis de recevoir STMicroelectronics, car le site de Crolles a failli fermer en 2015-2016, ce qui aurait entraîné la perte de nombreux emplois.

Le département de l'Isère a également aidé votre société. Quels ont été vos retours en matière de fiscalité locale et de versement mobilité, pour le département de l'Isère et la région Auvergne-Rhône-Alpes ? Cela fait aussi partie de la richesse que vous apportez au territoire.

Enfin, disposez-vous d'une comptabilité analytique pour évaluer le coût de l'apprentissage - formations, investissements, etc. - par rapport aux aides que vous recevez ?

Mme Anne-Marie Nédélec. - Les gouvernements français et italien sont actionnaires à parts égales de votre société. Or la France et l'Italie représentent à peine 4 % des ventes. Quelles sont les aides versées par l'Italie ?

M. Olivier Rietmann, président. - La France a pris la décision politique d'accompagner fortement votre entreprise pour favoriser son indépendance en matière de semi-conducteurs. Mais vous nous avez expliqué que le marché ne se trouvait ni en France ni en Italie. En quoi le fait de vous aider fortement favorise-t-il l'indépendance de la France, puisque le marché n'est pas chez nous et que l'on va vendre ailleurs ?

Mme Frédérique Puissat. - La communauté de communes du Grésivaudan où se trouve le site de Crolles me dit percevoir 10 millions d'euros par an de la part de STMicroelectronics, en versement mobilité, cotisation foncière des entreprises (CFE), taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB). Pourriez-vous le confirmer ?

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le président-directeur général, je crois que vous avez mentionné 30 millions d'euros d'impôts de production.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui.

Mme Frédérique Le Grevès. - La masse salariale en France représente un peu plus de 1 milliard d'euros, pour 12 000 collaborateurs ; la fiscalité locale, sans le versement mobilité, représente 41 millions d'euros et le versement mobilité représente 12,8 millions d'euros.

M. Jean-Marc Chéry. - Je n'ai pas dû être assez clair. Les 487 millions d'euros doivent être mis en perspective avec les dépenses en recherche et développement, la masse salariale et l'investissement. Nous dépensons 871 millions d'euros en recherche et développement en France. Notre masse salariale s'élève à 1,1 milliard d'euros en France. Et nous avons dépensé 1,8 milliard d'euros en France en 2023, principalement à Crolles.

Chaque fois qu'une aide est perçue pour le développement d'une technologie de fabrication ou pour l'investissement, l'ensemble des parties prenantes étudient un scénario alternatif.

Sur les 25 acteurs qui maîtrisent 85 % du marché mondial, qui reste à 80 % intégré ? Intel, Samsung et STMicroelectronics. Le premier est presque en train de disparaître. Resteront Samsung et STMicroelectronics, grâce au fait que, depuis les années 2006-2008, les plans Nano successifs ont aidé au développement de technologies et nous ont évité d'avoir à choisir un modèle sans usine, qui aurait empêché irrémédiablement Crolles 300 de naître voire aurait conduit à la disparition de Crolles 200. S'est ajoutée à cela, en 2021 et 2022, la volonté de la France d'aider STMicroelectronics et GlobalFoundries à aménager une extension majeure dans l'usine de Crolles pour tenir la compétition face à l'Allemagne, qui aidait de son côté TSMC et d'autres acteurs du secteur. Les subventions sont donc à mettre en perspective avec tous ces éléments.

Si l'Europe et l'État français considèrent que ce scénario ne fonctionne pas et que le niveau de la subvention, qui peut varier entre 30 et 36 %, n'est ni viable ni crédible, la société a le choix d'opter pour un scénario alternatif ailleurs. C'est ce que STMicroelectronics ne fait pas, dans 80 % des cas, depuis qu'elle existe. Le département de l'Isère en profite, comme la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et le département de l'Indre-et-Loire. C'est un point important.

Monsieur le président, vous ne pouvez pas savoir le nombre de coups de téléphone que j'ai reçus de la part de M. Tavares ou de M. de Meo au moment de la pénurie. C'est toujours un énorme plaisir d'avoir mes collègues en ligne, mais généralement nous débattons de stratégies ou de nos relations avec les autorités. En l'occurrence, ces appels avaient pour objet 5 000 microcontrôleurs, 3 000 transistors Mosfet, etc. Même de plus petites entreprises, qui fabriquaient des jouets par exemple, nous ont sollicités. L'impact économique d'un manque de composants sur un pays est énorme.

Le choix que vous mentionnez est en réalité bien antérieur à la période qui a suivi le covid, puisque l'État français aide la société STMicroelectronics en recherche et développement depuis le début des années 2000. Nous avons connu au passage des moments sérieusement difficiles. Je vous rappelle qu'une société comme Nokia a disparu du jour au lendemain alors qu'elle représentait plus de 2 ou 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour STMicroelectronics. Nous avons également failli disparaître complètement. Nous avons accumulé des déficits gigantesques. C'est tout cela qu'il faut remettre en perspective.

La chaîne de valeur des acteurs européens, notamment du secteur de l'automobile, est extrêmement complexe. Le fait d'avoir une société majoritairement franco-italienne avec soi permet d'avoir les bonnes allocations de composants. C'est ce qu'il s'est passé pendant la période du covid. Nous sommes aussi en contact avec les industries militaire et spatiale pour identifier les points de souveraineté qu'il faut absolument protéger au cas où les événements viendraient à se durcir.

Concernant les aides italiennes, je vais répondre de mémoire. Les montants sont à peu près équilibrés depuis trois ans. Sur la période 2018-2024, en cumulé, on relève un écart d'environ 1 milliard ou 1,2 milliard d'euros entre l'argent reçu par STMicroelectronics de la part de la France et les aides italiennes. J'inclus dans ces aides les subventions directes et le CIR. Les choses sont donc à présent assez équilibrées. Un grand projet est en cours à Catane, en Sicile, présentant un concept équivalent à celui de Crolles : un investissement en recherche et développement, dont le montant total est financé à moins de 40 % par une aide, labellisé sous le European Chips Act.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai noté que vous nous invitiez à réfléchir au lien entre l'imposition et les aides publiques. Vous dites que vous respectez la loi, ce qui est exact. Mais la nécessité d'un retour sur investissement nourrira sans doute notre réflexion.

Combien de brevets ont-ils été déposés en France et en Italie ? L'Italie est plutôt friande de brevets mis dans le domaine public. Faites-vous appel, comme d'autres groupes, notamment Sanofi, à l'optimisation fiscale sur les brevets, en particulier via l'IP Box ?

Le journal d'informations boursières Bloomberg a annoncé en janvier qu'un plan de suppression de 2 000 à 3 000 postes était à attendre, soit 6 % des effectifs au niveau mondial, en France et en Italie. Confirmez-vous ou démentez-vous cette information, pour les prochains mois ou prochaines années ?

M. Jean-Marc Chéry. - Je ne peux pas commenter ces chiffres, car ils sont issus de données fournies par des parties prenantes hostiles à notre société.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces chiffres sont-ils donc vrais ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non. Ils sont faux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sont-ils tronqués ?

M. Jean-Marc Chéry. - Ils sont simplement faux, les nombres avancés comme l'appellation utilisée. Je vous le répète : il n'y aura aucun site fermé et aucun licenciement sec.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela peut signifier des plans de départs volontaires, comme ceux que vous avez déjà pratiqués.

M. Jean-Marc Chéry. - Bien sûr. Il peut y avoir des plans de départs volontaires, des plans pour aider quelqu'un à trouver un emploi, des mutations. Cela peut prendre plusieurs formes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais il n'y aura pas de fermetures de sites ni de licenciements secs.

M. Jean-Marc Chéry. - Non.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En revanche, il pourra y avoir des suppressions de postes.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui. Pourquoi ? Si je vous dis que nous modernisons nos usines pour les rendre plus compétitives et que cela n'a aucun impact à court terme sur l'emploi, deux possibilités se présentent : soit je vous mens, soit la croissance prévue est telle qu'elle absorbera complètement l'amélioration de la productivité. Or, dans les trois ans à venir, ce ne sera pas le cas. En revanche, une fois digérées les turpitudes cycliques de l'automobile et d'autres mouvements liés au marché, STMicroelectronics réembauchera massivement du personnel. Mais, à un instant donné, du fait de nos obligations de compétitivité, il se peut que nous ayons des effectifs excessifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. Combien seraient-ils à peu près, en France ?

M. Jean-Marc Chéry. - Comme vous le savez, nous allons amorcer la discussion avec les partenaires sociaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - D'accord.

M. Jean-Marc Chéry. - Si je pouvais vous le dire, ce serait avec grand plaisir et grande transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous attendrons donc que vous ayez d'abord communiqué ces éléments aux syndicats, ce qui est normal.

M. Jean-Marc Chéry. - Vous savez comment cela s'appelle, sinon. Il s'agirait d'un délit d'entrave.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il est logique d'annoncer d'abord ces éléments au comité social et économique (CSE) et aux syndicats.

M. Jean-Marc Chéry. - J'ai été directeur d'usine, j'ai une formation syndicale très poussée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Moi aussi !

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous comptons 21 000 brevets actifs dans le monde, dont 700 nouveaux en 2024, un tiers ayant été enregistré en France, soit environ 250.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous recours à l'IP Box ?

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous vous le confirmerons, mais a priori pas en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci de votre volonté d'explication et de transparence. Votre modèle industriel est un peu différent de ceux des personnes que nous avons reçues en audition jusqu'à présent. C'était très intéressant. Essayez de payer un peu d'impôts en France tout de même !

M. Jean Marc Chéry. - J'ai pris un peu de temps d'explication au début, je vous prie de m'en excuser.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela nous a beaucoup apporté, merci beaucoup.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 40.

Mardi 1er avril 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

Audition de M. François Écalle, président de Fipeco

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. François Écalle, président de l'association FIPECO.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Ecalle prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre car après une riche carrière administrative qui vous a mené de la direction de la prévision au ministère des finances à la Cour des comptes, où vous avez occupé les fonctions de rapporteur général en charge notamment de la situation et des perspectives des finances publiques, vous présidez depuis 2016 l'association FIPECO, où vous livrez régulièrement vos analyses sur les finances publiques et notamment les politiques publiques en faveur des entreprises. Autrement dit, vous avez à la fois un regard d'économiste et de praticien qui sera utile à notre commission d'enquête.

Quelle doit être selon vous le périmètre des aides publiques aux entreprises ?

Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie pour définir les aides publiques aux entreprises dans son rapport « Les politiques industrielles en France. Évolutions et comparaisons internationales » de 2020 ?

Quelle est la définition retenue dans les comparaisons internationales ?

Quelles sont, selon vos analyses, les principales aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui, à l'inverse, présentent une efficacité insuffisante ?

Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment contrôlées ? Qu'en est-il de leur suivi et de leur évaluation ?

Disposez-vous d'éléments permettant de comparer la pression fiscale et sociale exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'OCDE ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de quinze minutes. Puis M. Fabien GAY, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède bien volontiers la parole M. Écalle.

M. François Écalle, président de FIPECO. - Je vous remercie d'abord de m'avoir invité à m'exprimer devant vous. Je me permets d'abord de signaler que FIPECO est une toute petite association où je suis seul à travailler, les autres membres ayant les fonctions d'un comité de lecture. Je suis un généraliste des finances publiques et pas un spécialiste des aides aux entreprises. Je ne pourrai donc sans doute pas répondre à toutes vos questions.

J'examinerai d'abord la définition des aides aux entreprises et des prélèvements obligatoires qu'elles supportent ; je présenterai ensuite des estimations que j'ai réalisées du montant de ces aides et prélèvements en France et dans l'Union européenne ; enfin, je traiterai la question de l'évaluation des aides.

Sur le premier point, la distinction souvent faite dans les débats publics entre les prélèvements sur les entreprises et les prélèvements sur les ménages ou entre les aides aux entreprises et les aides aux ménages n'est pas toujours très pertinente d'un point de vue économique. En effet, les impôts ne sont pas toujours supportés par les agents qui en sont juridiquement redevables et les aides ne bénéficient pas toujours à ceux qui les reçoivent.

Cette distinction est particulièrement difficile dans le cas des taxes sur la consommation comme la TVA. Une hausse (ou une baisse) du taux de la TVA, par exemple, peut être plus ou moins répercutée par les producteurs dans les prix payés par les consommateurs et le coût de cette hausse (ou le bénéfice de cette baisse) est ainsi partagé entre les producteurs et les consommateurs dans des proportions qui varient selon les produits.

S'agissant des cotisations sociales, certains économistes considèrent que le partage de leur coût entre les employeurs et les salariés est indépendant, à long terme, de leur répartition juridique entre cotisations patronales et salariales.

J'en conclus qu'il faudrait retirer de notre champ d'études les impôts sur la consommation et les dépenses fiscales relatives à ces impôts (elles prennent la forme de taux réduits ou d'exonérations). En me référant à la nomenclature des prélèvements obligatoires de la comptabilité nationale, je retiens, de manière conventionnelle, comme prélèvements sur les entreprises : l'impôt sur les sociétés ; l'impôt sur les bénéfices industriels, agricoles, commerciaux et non commerciaux ; les cotisations sociales des employeurs ; les impôts sur la production des entreprises (sachant qu'une partie des impôts sur la production est prélevée sur les ménages ou sur des administrations publiques). Pour ce qui est des aides, je retiens les dépenses fiscales relatives à ces impôts, les allègements de cotisations sociales patronales et les subventions versées directement aux entreprises figurant dans les comptes nationaux, lesquels distinguent seulement les subventions à la production et les aides à l'investissement. Les crédits d'impôt sont inclus dans ces subventions dans la comptabilité nationale.

La définition des dépenses fiscales, ou niches fiscales, pose elle-même d'importantes difficultés. Il s'agit de dispositions législatives ou réglementaires dérogatoires par rapport à une norme fiscale de référence et qui entraînent des pertes de recettes budgétaires. Or la définition de cette norme de référence est très difficile car elle renvoie à des conceptions non consensuelles de la fiscalité. On pourrait discuter longtemps de la question de savoir si le quotient familial est une dépense fiscale. La liste officielle des dépenses fiscales a d'ailleurs évolué en France: certains dispositifs ont été retirés de la liste des dépenses fiscales alors qu'ils existaient encore et d'autres y ont été ajoutés alors qu'ils existaient depuis longtemps. Il n'y a aucune harmonisation internationale de cette norme fiscale de référence et il est donc quasiment impossible de comparer le nombre et le coût total des dépenses fiscales entre les pays.

S'agissant des cotisations sociales patronales, inclure les allégements sur les bas salaires dans les aides aux entreprises n'est pas non plus totalement évident. On pourrait en effet considérer que ces cotisations ont un barème progressif, comme l'impôt sur le revenu, et que cette progressivité est la norme. On ne dit d'ailleurs pas que les ménages exonérés d'impôt sur le revenu sont aidés et la décote ne figure pas sur la liste des dépenses fiscales. Je retiens néanmoins les allègements de cotisations patronales sur les bas salaires dans les aides aux entreprises, mais c'est assez conventionnel.

Avec ces définitions, les prélèvements obligatoires sur les sociétés non financières se sont élevés à 364 Md€, soit 12,9 % du PIB, en 2023 dans les comptes nationaux. Les allègements de cotisations patronales et les dépenses fiscales autres que les crédits d'impôts sont déjà déduits de ce montant qui correspond à ce que payent les entreprises et à ce que perçoivent les administrations publiques. Depuis la fin des années 1970, ce ratio évolue entre 12,5 et 14,0 % du PIB sans tendance nette.

Les subventions versées aux sociétés non financières était de 69 Md€, soit 2,4 % du PIB, en 2023 dans les comptes nationaux, crédits d'impôt inclus. En pourcentage du PIB, elles ont diminué du milieu des années 1980 à la fin des années 1990 pour atteindre un minimum de 1 % du PIB puis se sont inscrite sur une tendance croissante jusqu'à 2,4 % en 2023.

Les prélèvements sur les sociétés non financières nets des subventions reçues représentaient donc 10,5 % du PIB en 2023, ce qui situait la France à la 3ème place de l'Union européenne, à égalité avec les Pays-Bas, derrière la Suède et Chypre, l'Allemagne étant loin derrière avec un ratio de 7 % du PIB. La France était à la 2ème place pour les prélèvements sur les sociétés non financières avant déduction des subventions, malgré les baisses d'impôt de ces dernières années, et à la 5ème place pour les subventions versées à ces sociétés.

La moyenne de l'Union européenne était à 8,1 % du PIB pour les prélèvements nets des subventions, soit un écart de 2,4 points avec la France. Cet écart était de 4,2 points en 1995, première année pour laquelle ces statistiques sont disponibles, de 3,3 points en 2013 et de 2,9 points en 2016.

Je ne suis pas capable de faire les mêmes calculs pour les seules grandes entreprises. Je ne suis pas sûr que quelqu'un soit capable de faire cet exercice...

J'en viens à l'efficience des aides. Si elles n'existaient pas, les prélèvements obligatoires sur les entreprises seraient bien plus élevés en France que dans les autres pays, ce qui dégraderait fortement la compétitivité de nos entreprises. Or leur compétitivité est déjà insuffisante, malgré la baisse de l'écart relatif aux prélèvements nets des aides avec les autres pays, ce qui est une cause importante du déficit structurel de nos échanges de biens et services. Je pense donc qu'il faudrait éviter d'augmenter significativement le montant des prélèvements net des subventions sur les entreprises, même pour réduire le déficit public.

On pourrait en revanche maintenir le même niveau de compétitivité en supprimant une bonne partie des subventions, dépenses fiscales et allègements de cotisations, et en réduisant les taux normaux des impôts et cotisations concernés pour un rendement total inchangé. Il en résulterait au moins une simplification et une baisse des coûts de gestion de ces dispositifs, pour les entreprises comme pour les administrations.

Il faudrait seulement garder les aides économiquement justifiées, en particulier les aides à la recherche et la décarbonation car elles permettent de tenir compte d'externalités, positives ou négatives, comme disent les économistes. Les allègements de cotisations patronales sur les bas salaires sont, quant à eux, justifiés par le niveau du SMIC rapporté au salaire moyen ou médian, pour lequel nous sommes à la troisième place en Europe, et par le fort taux de chômage des personnes les moins qualifiées.

Une réduction des aides combinée à une baisse des taux d'imposition ou de cotisation pour un même rendement budgétaire total ferait certainement beaucoup de gagnants et de perdants pour des montants potentiellement importants, ce qui pose un délicat problème d'économie politique, mais je n'ai pas les moyens d'estimer le montant de ces transferts.

Certaines aides, comme les aides à la recherche, peuvent être justifiées sur la base de principes économiques généraux, comme les externalités positives de la recherche, mais ne pas être pour autant efficientes parce qu'elles sont mal conçues. Il faut donc évaluer tous les dispositifs. C'est très important car les subventions entraînent toujours beaucoup d'effets d'aubaine. Par exemple, on aide à la création d'emplois qui auraient de toutes façons été créés.

Pour évaluer l'impact d'une aide à l'emploi, par exemple, il faut pouvoir mesurer la différence entre les emplois effectivement créés et ceux qui auraient été créés sans cette aide. Mais cette situation contrefactuelle, comme disent les économistes, n'est par définition jamais observable.

L'impact d'une aide à l'emploi ne peut être mesuré qu'avec des instruments statistiques en comparant les évolutions de l'emploi dans un échantillon d'entreprises ayant bénéficié de l'aide et dans un échantillon d'entreprises qui n'en ont pas bénéficié, les deux échantillons ayant par ailleurs les mêmes caractéristiques. C'est la même démarche qu'en physique, en médecine, en pharmacie. En économie, ces évaluations sont très difficiles et leurs résultats fragiles.

L'évaluation d'une aide ne peut reposer que sur l'application de méthodes statistiques et il est donc impossible d'estimer l'impact d'une aide pour une entreprise particulière. S'agissant des aides à l'emploi, pour reprendre cet exemple, on ne sait jamais si l'évolution des effectifs d'une entreprise aurait été significativement différente en l'absence de l'aide. Il ne me semble donc pas pertinent de conditionner les aides à des résultats comme la création d'emplois et d'exiger leur remboursement si ces résultats ne sont pas atteints.

Indépendamment de leur impact, les aides sont liquidées sur la base d'effectifs, de salaires, de dépenses de recherche, d'investissements etc. qui sont déclarés par les entreprises et ces déclarations doivent être contrôlées. Mon expérience, ancienne, à la Cour des comptes et la lecture plus récente de ses rapports et de ceux des inspections me laissent penser que ces contrôles sont insuffisants, surtout en raison du nombre et de la complexité des dispositifs.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci Monsieur pour ces propos très clairs et engageants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite aborder plusieurs points essentiels. 

Êtes-vous pour ou contre, favorable ou défavorable, à la transparence des aides publiques ? Je suis surpris de constater que l'administration centrale y est plutôt défavorable alors que dans la grande majorité des cas, les PDG et dirigeants de grandes entreprises sont plutôt favorables à la transparence des aides publiques.

Ma deuxième question porte sur l'évaluation. Globalement, nous constatons que le contrôle de l'administration fiscale concernant le droit aux aides est plutôt bien réalisé. En revanche, nous sommes assez stupéfaits du manque d'évaluation. Il n'existe pas de fichier central et nous ne parvenons pas à agréger les données. Par conséquent, les évaluations sont très partielles et n'ont pas lieu sur le long cours. Il n'est donc pas possible de savoir si l'aide est efficace ou non.

J'ai relu votre note établissant que les aides aux entreprises avaient des effets indésirables sur l'emploi et pouvaient susciter des effets d'aubaine, de substitution de seuils et de décalage dans le temps. Louis Gallois, initiateur du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), affirmait que ce dispositif visait la compétitivité plutôt que l'emploi, et que la compétitivité est difficilement évaluable. Il a dit en substance : « La compétitivité, c'est comme ça, ça ne s'évalue pas. ».

Ma troisième question concerne les exonérations de cotisation que vous avez mentionnées. Ces exonérations s'appliquent à toutes les entreprises, y compris les travailleurs indépendants. Nous manquons cruellement d'évaluations sur leurs effets en termes d'emploi, de maintien ou de dégradation des conditions de travail. Vous plaidez pour le maintien des exonérations de cotisations pour les bas salaires, tandis que d'autres économistes suggèrent que les exonérations en dessous d'un certain seuil pourraient être bénéfiques. Il existe donc un débat en la matière. Pouvez-vous nous éclairer sur la méthodologie sur laquelle vous vous êtes appuyé pour justifier le maintien de ces exonérations ? Je rappelle que les cotisations sociales sont une partie intégrante du salaire, représentant la richesse créée par les travailleurs.

Concernant le conditionnement des aides, je suis plutôt favorable à une approche ciblée sur des projets précis. Dans l'exemple d'Arcelor Mittal qui veut décarboner les hauts-fourneaux, pour une aide d'État de 1,5 milliard d'euros, dont 1,25 milliard de subvention directe, l'évaluation est plus aisée et le résultat souhaitable puisqu'il s'agit de la décarbonation. En revanche, je suis plus réservé sur des dispositifs plus diffus comme le Crédit impôt recherche (CIR). Ce dernier, initialement conçu pour la France, s'est étendu à l'international, permettant l'externalisation de la recherche. Son impact est variable selon les entreprises, représentant entre 5 et 57% des dépenses de recherche. Ne serait-il pas judicieux de revoir le système, peut-être en fixant un plafond à 8% du montant des recherches en France ? Êtes-vous favorable à des conditions plus strictes pour l'octroi des aides, avec des évaluations préalables et un suivi rigoureux ?

Enfin, face à la complexité des 2 200 dispositifs d'aide existants, seriez-vous favorable à une simplification, voire à la création d'un guichet unique permettant aux entreprises d'identifier facilement les aides auxquelles elles peuvent prétendre ?

M. Olivier Rietmann, président. - Je souhaite apporter une précision concernant le CIR. La possibilité de réaliser la recherche et développement financée par le CIR dans d'autres pays européens découle du droit européen. Celui-ci nous oblige à autoriser l'externalisation de la recherche dans l'ensemble de l'Union européenne. C'est pour cette raison que le CIR peut financer des travaux réalisés aussi bien en France que dans d'autres pays européens. Il est important de souligner que ce n'est pas la France qui a choisi d'étendre cette aide à l'étranger, mais une obligation découlant du droit européen d'ouvrir l'externalisation aux autres pays membres.

Je vous laisse maintenant la parole, Monsieur le Président, pour répondre à ces questions.

M. François Écalle. - Je suis favorable à la transparence des aides. Cependant, je reconnais les difficultés potentielles du ministère des Finances et des administrations en termes de systèmes d'information. Mon expérience, bien qu'ancienne, suggère que même avec la volonté, la mise en oeuvre n'est pas toujours aisée. La complexité provient notamment de la multiplicité des acteurs impliqués : l'État, les collectivités locales, les administrations de sécurité sociale et diverses agences.

Les systèmes d'information actuels ne permettent pas systématiquement d'identifier et de recouper efficacement toutes les aides versées par ces différentes entités. Pour illustrer cette problématique, je me réfère à mon expérience à la Cour des Comptes, où je contrôlais les aides à l'agriculture. Un défi majeur concernait les aides de minimis, qui, selon la réglementation européenne, ne nécessitent pas de déclaration sous un certain seuil par exploitation. L'absence d'un recensement exhaustif des aides par exploitation rendait impossible la vérification du respect de ce plafond. Je doute que cette situation soit entièrement résolue aujourd'hui.

Concernant les dépenses fiscales, leur mesure présente des défis spécifiques. Si l'évaluation des crédits d'impôt est relativement simple, car directement quantifiable, celle des exonérations de revenus ou de TVA s'avère plus complexe. Ces dernières nécessitent une reconstitution de l'assiette non déclarée, impliquant des analyses statistiques et des recherches approfondies dans les comptes nationaux.

Quant à la mesure de la compétitivité, elle comporte également ses propres difficultés méthodologiques. Les indicateurs actuels, bien qu'utiles, restent très agrégés. Lors de mon passage à la direction de la prévision au ministère des Finances, nous utilisions des indicateurs comparant les coûts de production français à ceux de nos partenaires commerciaux. Cependant, ces mesures ne capturent qu'un aspect de la compétitivité, à savoir la compétitivité-coût. La compétitivité hors-prix, liée à la qualité des produits, est nettement plus difficile à quantifier et à synthétiser en un indicateur représentatif.

J'ai coutume de dire que le véritable enjeu pour la France réside dans l'amélioration du « rapport qualité-prix ». Certains économistes préconisent de se concentrer sur la réduction des coûts, tandis que d'autres insistent sur l'importance de la compétitivité hors-prix, nécessitant des investissements dans la formation et la recherche et développement. À mon sens, ces deux aspects sont cruciaux et complémentaires.

Concernant les allègements de cotisations sociales, j'ai participé à la mise en place des premiers dispositifs ciblant les bas salaires. Cette approche visait à concilier deux objectifs: maintenir un salaire minimum élevé tout en luttant contre le chômage des moins qualifiés, particulièrement touchés par le progrès technique et la concurrence internationale. L'évaluation de ces mesures s'est avérée complexe, notamment en raison de leur coïncidence avec la réduction du temps de travail en 2000, qui a entraîné une hausse du coût du travail partiellement compensée par ces allègements.

À l'époque, les allègements sur les bas salaires représentaient environ mille euros par salarié. Cette mesure a constitué historiquement la part la plus importante du montant total des allègements. Cependant, sa mise en oeuvre simultanée avec le passage aux 35 heures a engendré des difficultés d'évaluation. Les études économiques ont certes démontré des créations d'emplois, mais il s'est avéré impossible de déterminer si celles-ci résultaient de la réduction du temps de travail ou des allègements de cotisations l'accompagnant. Cette situation a conduit à une division au sein de la communauté des économistes.

Personnellement, j'estime que les allègements sur les bas salaires ont joué un rôle prépondérant, ce qui justifie mon soutien continu à cette mesure. Le rapport Bozio et Wasmer, dernière méta-évaluation en date, a réexaminé l'ensemble de ces éléments. Il apporte de nouvelles perspectives sur l'impact du progrès technologique, notamment l'intelligence artificielle, sur l'emploi. Contrairement aux hypothèses antérieures, les économistes craignent désormais que ces avancées affectent davantage les professions intermédiaires, voire les cadres, dont les fonctions pourraient être plus facilement remplacées par l'intelligence artificielle (IA). Cette évolution remet en question la pertinence de concentrer les efforts de protection sur les emplois peu qualifiés.

Nous avions déjà identifié à l'époque les effets de trappe à bas salaires induits par ces allègements. Actuellement, les cotisations patronales sont quasiment nulles au niveau du SMIC, mais augmentent dès que l'on dépasse ce seuil, ce qui incite au maintien de bas salaires. Bien que les évaluations n'aient pas révélé d'effets très significatifs, ce problème mérite notre attention. Les propositions du rapport Bozio et Wasmer suggèrent de reprofiler les cotisations patronales, en réduisant potentiellement les allègements sur les bas salaires tout en les étendant à des niveaux de rémunération plus élevés.

Concernant le conditionnement des aides, je compare leur évaluation à celle des vaccins en médecine. L'efficacité d'un vaccin est déterminée par des études statistiques comparant des groupes vaccinés et non vaccinés aux caractéristiques similaires. De même, l'efficacité des aides aux entreprises ne peut s'apprécier que statistiquement, sans garantie absolue de résultat pour chaque cas individuel.

Néanmoins, si une entreprise bénéficie d'aides conditionnées à des engagements spécifiques, tels que la décarbonation, et ne les respecte pas, il est impératif d'appliquer les termes du contrat, pouvant aller jusqu'au remboursement de l'aide. Cela ne signifie pas pour autant que l'aide n'a pas été efficace dans l'absolu, car son absence aurait pu précipiter une restructuration ou une fermeture de l'entreprise.

Il est crucial de distinguer le contrôle du respect des engagements de l'évaluation de l'efficacité de l'aide. Certains aspects, comme le niveau d'emploi ou les salaires, sont aisément vérifiables. D'autres, tels que les dépenses en recherche et développement, s'avèrent plus complexes à contrôler, malgré l'existence de référentiels internationaux. L'administration fiscale joue un rôle important dans ce contrôle. L'évaluation de l'efficacité des aides, quant à elle, relève des comités d'évaluation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je considère que l'administration fiscale effectue son travail. Pour autant si l'on prend le cas du CICE, de l'argent a été distribué à toutes les entreprises pour provoquer un choc de compétitivité, mais sans aucune contrepartie demandée aux bénéficiaires. Les débats se sont alors ouverts car beaucoup se sont émus de cette absence de contrepartie. On ne peut pourtant pas reprocher aux entreprises de ne pas avoir respecté des conditions qui n'existaient pas. Ce décalage entre le discours politique et la réalité pose un véritable problème.

Concernant la recherche, bien que son importance pour la France soit unanimement reconnue, les propos du Président laissent entendre qu'elle peut être réalisée aussi bien en France qu'au sein de l'Union européenne. Cette flexibilité inclut la possibilité d'externaliser la recherche, ce qui complique la vérification du nombre réel de chercheurs embauchés ou de brevets déposés.

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage le point de vue du rapporteur. Nous ne pouvons pas accorder des aides sans jamais évaluer leur utilisation. Pour illustrer ce point, imaginons que nous demandions à un constructeur automobile de créer une Formule 1 championne du monde. Dans ce cas, les critères d'évaluation sont clairs et mesurables : l'objectif est d'être champion du monde mais pas de consommer moins de carburant. Or, avec le CICE, nous n'avons pas défini de critères spécifiques. Cette absence de paramètres d'évaluation précis rend difficile, voire impossible, de juger de l'efficacité du dispositif.

L'établissement de critères d'évaluation dès le départ permettrait non seulement une évaluation simple et objective du fonctionnement du système, mais fournirait également au législateur des outils précieux lors des discussions budgétaires. Plutôt que de prendre des décisions approximatives ou hâtives, nous pourrions identifier précisément les domaines où il est nécessaire de récupérer des fonds ou de réorienter les ressources, en nous basant sur des évaluations concrètes.

Sans ces critères d'évaluation précis, il devient extrêmement complexe de déterminer quelles dépenses de l'État liées aux entreprises doivent être maintenues, modifiées ou supprimées. Nous ne pouvons pas juger efficacement de la pertinence du renouvellement d'un dispositif d'accompagnement.

Il est important de souligner que nous parlons ici d'aides considérables, pas uniquement destinées aux grandes entreprises, mais à l'ensemble du tissu économique français. Avec un montant total avoisinant les 220 à 230 milliards d'euros, il est impensable de distribuer de telles sommes sans effectuer régulièrement des évaluations rigoureuses. Ces évaluations nous permettraient d'identifier clairement ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, à condition d'avoir établi des critères d'évaluation pertinents dès le départ.

M. François Écalle. - Je partage largement votre point de vue sur la nécessité d'établir des critères d'évaluation dès le début. Cependant, je reste sceptique quant aux grandes annonces générales, comme la création d'un million d'emplois pour le CICE ou d'autres dispositifs similaires. La Banque de France, par exemple, n'a aucun pouvoir direct sur les décisions d'embauche ou de création d'entreprises, ce qui rend ces annonces peu pertinentes.

En revanche, il est tout à fait possible et souhaitable de prévoir des évaluations ciblées. Par exemple, nous pourrions fixer comme objectif la création d'emplois et prévoir une évaluation à une échéance donnée pour mesurer l'impact réel du dispositif sur l'emploi. Il faut néanmoins reconnaître que ces évaluations sont complexes à réaliser. J'ai notamment évoqué l'exemple des allègements de cotisations sur les bas salaires, où il était difficile de distinguer l'impact de cette mesure de celui de la réduction du temps de travail à 35 heures.

L'évaluation des politiques publiques, pas uniquement dans le domaine des aides aux entreprises, présente plusieurs défis. Elle nécessite du temps, des données qui ne sont pas toujours disponibles et des méthodologies sophistiquées. Contrairement à la médecine où l'on peut réaliser des essais contrôlés, en économie, nous devons nous appuyer sur des « expériences naturelles » ou des méthodes statistiques pour tenter de comparer des situations avec et sans aide.

Les résultats de ces évaluations sont rarement catégoriques. Il est rare d'obtenir des chiffres précis comme "ce dispositif a créé exactement 335 000 emplois". Les conclusions se situent généralement dans une zone grise, avec des intervalles de confiance. Parfois, il est même difficile de déterminer si l'impact global est positif ou négatif, certains experts pouvant interpréter les mêmes données de manière contradictoire.

Face à cette complexité, ma recommandation serait de limiter la multiplication des dispositifs d'aide. Il est préférable d'avoir un nombre restreint de mesures bien conçues et évaluables, plutôt qu'une multitude de petits dispositifs impossibles à évaluer efficacement. Le problème actuel est que nous avons accumulé de nombreuses aides au fil du temps, et il devient politiquement difficile de les supprimer sans pouvoir démontrer clairement leur inefficacité.

M. Olivier Rietmann, président. - Devrions-nous baser le CIR sur la dynamique de recherche des entreprises ?

M. François Écalle. - Je ne saurais pas le dire. Je reconnais effectivement que certaines dispositions du CIR sont critiquables. Il est vrai que certaines dépenses de recherche sont plus difficilement contrôlables que d'autres. À ce propos, je tiens à évoquer le crédit d'impôt innovation, dérivé du CIR, auquel je me suis toujours opposé en raison des difficultés inhérentes à la mesure de l'innovation. Si les dépenses de recherche et développement sont relativement quantifiables, malgré les réserves émises concernant la sous-traitance, l'innovation demeure un concept bien plus complexe à évaluer, en dépit de l'existence de référentiels internationaux.

Concernant la réforme de ces dispositifs, je préconiserais une approche radicale consistant à tout supprimer pour ne conserver que ce qui est pleinement justifié. Cependant, cette démarche, même accompagnée de compensations fiscales, se heurterait à un obstacle majeur : la concentration des aides et des impôts sur certains secteurs spécifiques. Une telle réforme engendrerait inévitablement des perdants qui ne manqueraient pas de manifester leur mécontentement, tandis que les bénéficiaires resteraient silencieux. Cette situation rend toute modification extrêmement délicate sur le plan politique, quel que soit le domaine concerné.

M. Olivier Rietmann, président. - Dans tous les domaines, il est très difficile de modifier quoi que ce soit.

M. Daniel Fargeot. - Je vous remercie pour vos propos toujours aussi instructifs. En tant que spécialiste incontesté des finances publiques, fréquemment sollicité par les médias, vous avez souligné que la conditionnalité des aides à l'emploi, bien que pertinente en théorie, s'avère extrêmement difficile, voire impossible à mettre en oeuvre, et n'est pas nécessairement indispensable. Vous avez néanmoins évoqué la possibilité d'allègements sociaux pour la création ou la sauvegarde d'emplois. Mes questions portent sur plusieurs aspects.

Premièrement, seriez-vous favorable à une réduction du nombre d'aides publiques et à un ciblage plus précis en fonction des besoins de compétitivité de nos entreprises, qu'elles soient privées ou publiques ?

Deuxièmement, estimez-vous que les moyens d'élaboration des politiques publiques sont suffisants ? Dans la négative, quels sont les obstacles à une meilleure élaboration de ces politiques, en particulier pour les entreprises ? Enfin, quel est votre avis sur la proposition d'instaurer des avances remboursables pour ces aides ?

Je tiens à souligner que si nous supprimons un grand nombre d'aides, comme vous l'avez suggéré, cela pourrait entraîner des conséquences importantes sur notre position en termes de prélèvements et d'aides par rapport à nos partenaires de l'Union européenne, ce qui soulève des questions de compétitivité.

Mme Pascale Gruny. - Vous avez commencé votre propos en communiquant la place de la France en matière d'aides. Si l'on supprime ces aides, je crains que l'écart avec les autres pays de l'Union européenne ne se creuse davantage.

Je partage votre avis sur la nécessité de simplifier les critères pour les aides conditionnées. L'expérience du CICE a démontré la complexité excessive de certaines justifications, notamment dans la déclaration fiscale. Cette complexité engendre une perte de temps considérable pour un résultat peu probant.

Sur l'étude Bozio et Wasmer et le déficit de la sécurité sociale, nous avons mené une analyse approfondie au sein de la commission des affaires sociales du Sénat. Notre objectif était de trouver des solutions pour réduire les aides tout en minimisant l'impact sur l'emploi. Nos travaux ont abouti à des propositions visant à économiser trois milliards d'euros, tout en préservant au maximum les emplois.

Quant aux allègements de charges, leur coût et leur poids sur la sécurité sociale demeurent importants. Nous sommes confrontés à un dilemme : toute suppression d'aide peut entraîner des conséquences graves, allant parfois jusqu'à la fermeture d'entreprises. Il est crucial de prendre en compte la situation spécifique des petites et moyennes entreprises, qui sont particulièrement vulnérables. Nous devons donc faire preuve de prudence dans nos décisions concernant les aides et leur éventuelle suppression.

M. François Écalle. - Je suis en effet favorable à une réduction et à une simplification drastique des aides. Force est de constater que les évaluations actuelles sont insuffisantes, comme le soulignent unanimement les économistes. En matière d'aides et de fiscalité des entreprises, nous avons réalisé peu de progrès pendant de longues années. L'un des principaux obstacles à l'évaluation des mesures fiscales et des aides résidait dans l'accès aux données individuelles des entreprises. Ces informations, principalement issues des données fiscales, étaient longtemps inaccessibles aux chercheurs, la Direction générale des finances publiques (DGFiP) refusant de les mettre à disposition. Ce n'est que depuis 10 à 15 ans que cette situation a évolué, grâce à une loi d'orientation sur la recherche qui a contraint la DGFiP à partager ces données.

Pour sa part, l'Insee a développé un système permettant aux chercheurs d'accéder de manière sécurisée à des données anonymisées. Bien que cette anonymisation limite parfois la précision des analyses, elle constitue néanmoins une avancée significative. Nous disposons désormais de plus en plus d'études, mais leur nombre reste insuffisant en raison du manque de données, de moyens et de recul. Il est évident que nous ne pouvons pas évaluer les 2200 dispositifs existants. Une simplification s'impose, impliquant la suppression de certains dispositifs sans nécessairement disposer d'évaluations préalables.

Concernant les avances remboursables, je considère que c'est une idée pertinente. Ce système a déjà fait ses preuves dans le secteur aéronautique, notamment pour Airbus et Boeing, dans le cadre d'accords internationaux avec les États-Unis.

M. Olivier Rietmann, président. - Le principe de l'avance remboursable présente l'avantage d'être flexible (remboursement total ou partiel) : si l'objectif est tout juste atteint, le remboursement est minime, tandis qu'un dépassement des objectifs entraîne un remboursement plus conséquent, pouvant aller jusqu'à un remboursement total en cas de succès exceptionnel. Ce mécanisme permet un retour à l'État de l'argent public avancé, tout en ayant permis de débloquer des situations et de stimuler l'innovation et le développement économique.

M. François Écalle. - J'ai apporté une réponse de principe, mais concernant les problèmes pratiques que vous évoquez, notamment le remboursement, il convient de définir précisément les critères et conditions, ce qui n'est pas une tâche aisée. Dans l'exemple des avances remboursables accordées à Boeing et Airbus, il s'agissait d'un moyen d'aide impliquant un accord bilatéral entre l'Europe et les États-Unis, avec des considérations plus larges en arrière-plan. En France, nous pouvons envisager des solutions similaires.

Il est important de noter que si nous réduisons significativement les aides, nous risquons de subir des pertes de compétitivité. C'est pourquoi même si je suis très inquiet concernant l'évolution de la dette publique, je pense qu'une baisse drastique des aides devrait s'accompagner d'une diminution proportionnelle des prélèvements sur les entreprises. Nous disposons d'une certaine marge de manoeuvre, mais celle-ci reste limitée au regard des 120 milliards d'euros d'efforts que nous devons consentir pour redresser la dette.

Le CICE illustre parfaitement la complexité de ces dispositifs. Sa conception visait deux objectifs simultanés : améliorer la compétitivité et stimuler l'emploi. L'amélioration de la compétitivité a favorisé le travail qualifié, une approche soutenue notamment par Louis Gallois, ancien président d'Airbus, qui préconisait des aides sur l'ensemble du secteur pour renforcer la compétitivité d'Airbus. Parallèlement, nous cherchions à avoir un impact sur le pouvoir d'achat et les emplois moins qualifiés, où le chômage est plus prégnant. Le CICE représente donc un mauvais compromis entre ces deux objectifs distincts.

La complexité du CICE résulte également de contraintes financières. Il était impératif d'éviter tout impact sur le déficit public en 2013, la France s'étant engagée en 2012 à le ramener à 3 % du PIB en 2013, à la suite du rapport Gallois. Une aide immédiate sous forme d'allègement de cotisations aurait affecté le déficit en 2013, 2014 et 2015. Nous avons donc conçu ce « machin », le CICE, comme un crédit d'impôt remboursable pour la majorité des entreprises au bout de deux ans, reportant ainsi l'impact budgétaire. Cette solution affreusement compliquée, motivée par de très mauvaises raisons, est un exemple à ne pas suivre.

Concernant le reprofilage, je considère que la démarche est pertinente.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le Président, merci beaucoup pour ces propos clairs et précis.

Votre intervention témoigne d'un travail préparatoire approfondi, d'une recherche poussée et d'une expérience significative dans les domaines de l'économie et de la finance.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 heures.