- Jeudi 3 avril 2025
- Audition de Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice
- Audition de Mme Jeanne Colonna, journaliste (Corse matin) et M. Abdelhak El Idrissi, journaliste (Le Monde) (sera publié ultérieurement)
- Audition de M. Didier Banquy, président du Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (COLB) (Audition à huis clos. Aucun compte-rendu ne sera publié)
- Audition de M. Pierre Allegret, chef de la délégation française auprès du Groupe d'Action Financière (GAFI), sous-directeur des sanctions et lutte contre la criminalité financière du Trésor (Audition à huis clos. Aucun compte-rendu ne sera publié)
Jeudi 3 avril 2025
- Présidence de M. Raphaël Daubet, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice
M. Raphaël Daubet, président. - Nous commençons nos travaux de ce jour en entendant Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice. Madame la directrice, vous êtes accompagnée par M. Étienne Perrin, chef du bureau du droit économique, financier et social, de l'environnement et de la santé publique et par Mme Cécile Faucherre, cheffe de la mission du groupe d'action financière (GAFI)-Ukraine.
Madame la directrice, le cadre pénal français en matière de lutte contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée nous a généralement été présenté comme robuste. Des instruments comme la présomption de blanchiment font, semble-t-il, figure de modèle pour d'autres pays.
Mais, parallèlement, le droit européen, au travers des différents paquets anti-blanchiment, vient compléter notre droit par des dispositions parfois complexes comme la saisie sans condamnation ou l'enquête patrimoniale post-sentencielle.
Par ailleurs, la commission a pu entendre que l'approche en termes d'infractions limite le champ d'action de la justice et qu'il faudrait désormais davantage raisonner en termes de bandes organisées. Surtout, ce sont les difficultés de la coopération internationale qui nous ont été soulignées par les différentes personnes que nous avons entendues en audition.
Il est donc très important pour nous de comprendre quelles sont les forces et les faiblesses du droit pénal et de la procédure pénale pour lutter contre le blanchiment et le financement de la criminalité organisée.
Je vous indique, mesdames, monsieur, que cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laureline Peyrefitte, M. Étienne Perrin et Mme Cécile Faucherre prêtent serment.
Si vous le voulez bien, madame la directrice, vous pourriez en quelques minutes faire une présentation liminaire, après laquelle je passerai la parole à Mme la rapporteure et aux membres de la commission pour vous poser des questions.
Mme Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice. - J'ai l'honneur d'intervenir devant vous sur la question de la lutte contre la délinquance financière en ma qualité de directrice des affaires criminelles et des grâces. Cette lutte est un axe d'orientation majeur de ma direction. Je me réjouis de constater l'intérêt qui se manifeste, particulièrement aujourd'hui, pour cette matière devant la menace croissante à laquelle nous devons faire face.
Permettez-moi tout d'abord de rappeler brièvement le rôle de ma direction. La direction des affaires criminelles et des grâces, ou DACG, exerce les attributions du ministère de la justice en matière pénale. À ce titre, elle élabore la législation et la réglementation en matière répressive et examine, en liaison avec les départements ministériels concernés, tous les projets de normes comportant des dispositions pénales. Elle conduit également, en associant le secrétariat général, les négociations européennes et internationales en matière répressive. Elle prépare les instructions générales d'action publique. Elle coordonne et évalue leur mise en application. Elle contrôle l'exercice de l'action publique par les parquets généraux et les parquets.
Avant de répondre à vos questions, je propose de vous présenter le fruit des travaux et des réflexions qui sont menés par ma direction dans le cadre de sa mission de conduite de la politique pénale déterminée par le Gouvernement, compte tenu des travaux interministériels européens et internationaux auxquels nous participons et des retours qui nous sont faits par les juridictions. Après un premier état de la menace que nous constatons et après vous avoir présenté aussi l'architecture judiciaire de lutte contre la délinquance financière et la criminalité organisée, j'évoquerai brièvement les moyens d'investigation et je rappellerai la dimension fondamentalement interministérielle de la lutte contre la délinquance économique et financière. Je vous expliquerai également la façon dont nous travaillons ainsi que nos stratégies d'action.
Je commence donc par l'état de la menace. Vous le savez, la délinquance financière renvoie en réalité à un champ infractionnel particulièrement étendu, qu'il faut à mon sens entendre comme englobant toutes les formes d'escroquerie et les infractions voisines que sont l'abus de confiance, le faux, l'usage de faux, certaines infractions au droit de la consommation, la fraude fiscale, les infractions à la probité, les infractions au code de commerce, les abus de biens sociaux, les infractions aux moyens de paiement, à la réglementation douanière, à celle des marchés financiers et boursiers, enfin, évidemment, les infractions de blanchiment.
En matière de délinquance financière, force est de constater que nous faisons face à une menace massive et protéiforme, longtemps sous-estimée sans doute, qui n'a ni visage, ni assise territoriale, ni frontières. C'est une menace massive, car le nombre d'affaires qui remontent des parquets et des parquets généraux est loin d'être représentatif de la réalité de ces activités qui sont, par nature, occultes, comme l'illustrent plusieurs affaires d'escroquerie qui constituent la matière première traitée au quotidien par les services d'enquête et les magistrats. Je me reporte pour cela aux chiffres, notamment de juillet dernier, qui ont été communiqués par le service statistique du ministère de l'intérieur et qui vous ont sans doute déjà été donnés. En 2023, les services de police et de gendarmerie nationales ont recensé 411 700 victimes d'escroquerie, contre 250 900 en 2016, soit une hausse moyenne de 7,6 % par an.
Invisible et dissimulée, la délinquance économique et financière se développe au moyen d'une économie souterraine et du recours aux circuits de l'économie légale - bancaires, commerciaux et administratifs -, d'un recours ingénieux aux technologies les plus innovantes et parfois de complicités au sein même de nos institutions. Bien souvent, le premier visage que rencontrent les enquêteurs dans le cadre d'investigations diligentées pour remonter les flux bancaires susceptibles de caractériser le blanchiment, par exemple, de travail illégal ou d'escroqueries, sera celui d'un homme de paille ou d'une société fictive, d'une blanchisseuse, créée pour permettre cette circulation de flux d'argent. Souvent, le suivi des flux illégaux d'argent bancarisé conduit les services d'enquête à une domiciliation bancaire à l'étranger, particulièrement en Israël, à Dubaï, à Hong Kong, afin d'entraver ou de ralentir les demandes d'entraide pénale internationale. Cette réalité est aussi connue du monde judiciaire que des délinquants qui s'y réfugient.
C'est également une menace sous-estimée de longue date, souvent considérée de moindre gravité, où la vigilance de la victime est parfois remise en cause. Or la menace que représente la délinquance économique et financière pour notre économie, nos deniers publics, la confiance des citoyens dans les institutions publiques et pour la sécurité des personnes, lorsqu'interviennent des réseaux criminels, est profonde. Je citerai notamment les escroqueries aux faux ordres de virement qui ont frappé nombre d'entreprises françaises et d'établissements publics, les fraudes opportunistes aux dispositifs de gestion de la crise sanitaire, la fraude au malus écologique lors de l'acquisition de véhicules, ou encore le phénomène des garages fictifs qui permettent l'immatriculation de véhicules au nom de sociétés fictives et ainsi la commission d'infractions multiples, en toute impunité, et de s'exonérer frauduleusement des amendes. Je citerai également la fraude aux dispositifs d'attribution de la prime de transition énergétique, MaPrimeRénov'.
Lorsqu'on s'intéresse au haut du spectre de la criminalité financière, on regrette que cette délinquance demeure considérée comme de moindre gravité, alors que ces faits occasionnent des préjudices économiques extrêmement importants pour nombre de nos concitoyens. Certains noms de dossiers récents l'illustrent bien, comme le dossier Apollonia, ou le dossier Carton rouge, qui est en cours de traitement en ce moment. Ces faits occasionnent un préjudice abyssal pour l'État, qui obère fortement son action. Je vous rappelle les propos de Mme la ministre des comptes publics, Amélie de Montchalin, qui avait annoncé que les services de son ministère avaient détecté 20 milliards d'euros de fraude en 2024. Nous pouvons citer par ailleurs l'exemple récent de la fraude à la taxe carbone impliquant un dénommé Marco Mouly, surnommé aussi le roi de l'arnaque, arrêté récemment à Rome pour l'organisation de son insolvabilité. Il avait été précédemment condamné à huit ans d'emprisonnement pour une vaste escroquerie à la TVA.
Ces faits ont des incidences également réelles sur la sécurité et la santé de nos concitoyens, puisqu'ils sont susceptibles de déstabiliser l'économie complète d'entreprises privées, conduisant à des mesures de licenciement. Les fraudes fiscales estimées à 3 milliards d'euros en 2024 par le ministère des comptes publics portent atteinte aux capacités de la sécurité sociale, donc à l'accès à la santé. Et certaines opérations sont commanditées ou reliées à des groupes criminels qui n'hésitent pas à recourir à des actions violentes.
Face à cette menace, quelle est l'architecture judiciaire ? Notre organisation s'est construite sur une spécialisation impliquant des niveaux de traitement différenciés pour faire face à cette activité volumétrique, complexe et transnationale. Il existe donc plusieurs strates d'organisation judiciaire. En effet, plusieurs réformes ont eu pour ambition d'adapter le traitement judiciaire aux évolutions de la criminalité en matière économique et financière afin de favoriser une prise en compte plus efficace de cette criminalité dans toutes ses spécificités. Ces différentes strates de juridiction permettent d'enquêter, de poursuivre et de juger selon la gravité et la complexité des faits. On en recense cinq à l'heure actuelle. Tout d'abord, il existe les tribunaux judiciaires non spécialisés de droit commun dont certains, en fonction de leur taille, disposent de sections dédiées à la délinquance économique et financière. Figurent ensuite les pôles économiques et financiers, qui ne sont plus qu'au nombre de deux aujourd'hui, à Bastia et à Nanterre. Puis viennent les huit juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) qui sont compétentes également en matière économique et financière, la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée (Junalco) et enfin le parquet national financier (PNF). Je citerai également le parquet européen, l'Office européen de lutte antifraude (Olaf), créé par un règlement du 12 octobre 2017 et qui comporte une délégation française. Il s'agit d'un organe de l'Union européenne.
Les 164 parquets des tribunaux judiciaires ont compétence pour connaître toutes les affaires pénales commises sur leurs ressorts territoriaux, notamment les infractions économiques et financières non complexes, telles que des faits d'escroquerie, d'abus de confiance, de fraudes à la sécurité sociale ou aux finances publiques. Certains contentieux dans ces matières disposent de magistrats référents, par exemple en droit pénal du travail, en atteinte à la probité, ou encore de référents Tracfin ou de référents des comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf). Ces référents ont pour missions d'animer la politique pénale et d'être un point de contact pour les partenaires institutionnels.
Les tribunaux les plus importants disposent de sections dédiées au traitement de la délinquance économique et financière, favorisant ainsi une prise en compte plus rapide des dossiers, une bonne connaissance des services d'enquête spécialisés des partenaires institutionnels et la détermination d'une politique pénale claire, via la constitution d'une jurisprudence dédiée du tribunal correctionnel. Les magistrats qui souhaitent se spécialiser bénéficient d'un catalogue de formation très détaillé et très ample de la part de l'École nationale de la magistrature (ENM) qui propose de nombreuses actions de formation à la matière, notamment sur le blanchiment, le droit des marchés publics, la corruption, ou l'étude des pièces comptables. Certaines offrent plusieurs niveaux de compétences et impliquent des cycles de formation qui se produisent sur une année complète.
Les deux pôles économiques et financiers de Bastia et Nanterre ont une compétence territoriale qui s'étend sur le ressort de la cour d'appel concernée. Ces pôles étaient initialement en nombre de 33. Puis cette organisation judiciaire a évolué pour ne plus laisser que celui de Bastia et celui de Nanterre, ce dernier ayant été créé en 2017 compte tenu de la spécificité de la délinquance économique et financière sur ce ressort qui accueille de nombreux sièges d'entreprises.
La création des juridictions interrégionales spécialisées en 2004 résultait de plusieurs constats : les criminels sont mobiles, ils tirent avantage de la mondialisation, ils adaptent leurs modes opératoires et se structurent tout particulièrement en la matière. De nombreux passages à l'acte sont commis depuis ou à destination de l'étranger. Il fallait donc moderniser à l'époque l'architecture judiciaire et prendre en compte la dimension de ces réseaux de groupes criminels en dotant ces juridictions d'outils d'investigation adaptés à l'évolution des phénomènes criminels.
Ces juridictions sont au nombre de huit, réparties sur tout le territoire national : sept en métropole et une en outre-mer, à Fort-de-France. Leur champ de compétence excède la seule délinquance économique et financière, puisqu'il intègre toute la criminalité organisée, sous toutes ses formes. Elles sont compétentes sur les affaires d'une grande complexité, c'est-à-dire intégrant, par exemple, un grand nombre d'auteurs, un nombre important de victimes ou un préjudice de grande ampleur, ou des faits commis dans des lieux multiples nécessitant la mise en oeuvre d'une coopération internationale.
La Junalco, qui a été créée en 2019, quinze ans après les Jirs, a renforcé encore davantage l'action judiciaire dans la lutte contre la criminalité organisée, pour mieux saisir sa dimension financière, sa professionnalisation et son internationalisation. Comme pour les Jirs, il s'agit d'une compétence nationale concurrente, en raison notamment du ressort géographique sur lequel les affaires de très grande complexité s'étendent, qui nécessite souvent d'utiliser des mécanismes de coopération internationale dans plusieurs pays, compte tenu des enjeux d'envergure nationale ou internationale des investigations à réaliser.
Quant au parquet national financier, il a été créé antérieurement, en 2013, en réaction, comme vous le savez, à l'émoi considérable qu'avait provoqué l'affaire Cahuzac et à l'évaluation mitigée de la France présentée à l'époque par l'OCDE. C'était la première fois qu'un parquet à compétence nationale était instauré, disposant de moyens propres, entièrement dédié à la lutte contre la corruption et la fraude fiscale aggravée. Je pourrais évidemment en dire plus sur ce dispositif, si vous le souhaitez.
Enfin, le parquet européen, créé en 2017, est un organe de l'Union européenne doté de la personnalité juridique. Il fonctionne selon le principe d'indivisibilité entre un échelon central situé à Luxembourg et des échelons décentralisés. Il est chargé de rechercher, de poursuivre et de renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. La délégation française du parquet européen est composée de sept magistrats et de sept procureurs européens délégués, assistés de greffiers et d'assistants spécialisés.
Dans cette architecture judiciaire consacrée à la lutte contre la délinquance économique et financière, ces différentes strates ne peuvent fonctionner correctement sans une coordination et une animation dans laquelle le ministère de la justice, à travers la DACG, s'investit au quotidien. Ces cinq niveaux ont le plus souvent des compétences concurrentes qui nécessitent une bonne circulation d'informations et une bonne coordination, pour que chaque affaire soit traitée à l'échelon le plus approprié. Plusieurs circulaires ont été diffusées : je pense notamment à celle du 31 janvier 2014, relative au procureur de la République financier, qui prévoit l'articulation des compétences entre les différentes juridictions spécialisées en matière économique et financière ; ou à la circulaire du 17 décembre 2019 qui a accompagné la création de la Junalco, circulaire qui constitue l'un des piliers de l'articulation des juridictions de droit commun. Un certain nombre de circulaires thématiques ou territoriales ont également été diffusées, qui rappellent et déclinent ces principes d'articulation. La récente circulaire du 5 mars 2025 vient renforcer quant à elle la coordination judiciaire en matière de lutte contre la criminalité organisée dans son ensemble, intégrant bien évidemment l'aspect de la délinquance économique et financière. Je pense également à la circulaire de politique pénale territoriale pour la Corse, diffusée le 13 mars 2023, qui tenait compte des spécificités locales et de certains phénomènes criminels et assurait la cohérence de l'action entre les juridictions corses, la Jirs de Marseille et la Junalco. L'articulation des juridictions se fait donc en organisant cette circulation d'informations.
Au niveau local, cette articulation se fait également par la mise à plat et l'adoption de doctrines d'emploi pour les juridictions spécialisées, visant à favoriser l'effectivité du partage d'informations à travers le mécanisme de la double information, à la fois remontante et descendante. Les juridictions de droit commun doivent informer les Jirs de toute affaire significative pour leur permettre d'avoir un diaporama de la délinquance au niveau régional et d'envisager, le cas échéant, une saisine en fonction des critères et des doctrines d'emploi qui auront été préalablement fixés - une redescente de l'information étant indispensable pour le traitement local de la délinquance par la juridiction de droit commun. La mise en place de bureaux de liaison et de référents entre les juridictions de droit commun et les Jirs dont elles dépendent est également essentielle pour le partage d'informations dans les dossiers individuels.
Cette articulation se fait également au niveau national à travers les actions menées par la DACG, via notamment des rencontres annuelles entre les procureurs généraux et les procureurs de la République des Jirs. J'ai ainsi lancé très récemment le premier comité stratégique relatif à la criminalité organisée réunissant les procureurs généraux et les procureurs de la République des Jirs sur cette question de la coordination. La DACG fait également des déplacements réguliers en juridiction, et organise aussi des séminaires et des réunions thématiques avec l'ensemble des référents.
Avant d'entrer plus en détail sur le travail conduit par ma direction, je souhaite faire un petit point sur le sujet central des moyens d'investigation. À l'état de la menace participe, à mon sens, un manque structurel de moyens humains des services d'enquête spécialisés qui se traduit par des enquêtes trop longues, voire par un délaissement de certains contentieux. Ce sujet n'est pas nouveau. Il a fait l'objet de nombreux rapports, notamment de la Cour des comptes, en 2019 et en 2023, qui alertaient alors sur la crise de la filière économique et financière. Mais je souhaite aussi dire que l'on peut se féliciter de bénéficier en France de services d'enquête spécialisés en matière financière de très grande qualité. Je fais référence ici aux différents offices compétents à la matière : l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), l'Office national anti-fraude (Onaf), et enfin l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP ), qui traite également de fraudes financières. Ces offices ont permis la résolution d'affaires financières de grande ampleur et leur expertise est reconnue en France comme à l'étranger. L'investissement de ces services doit être salué et accompagné.
En revanche, nous manquons davantage de moyens et de structuration des services de police judiciaire dans les territoires, s'agissant des infractions de gravité intermédiaire. Certains enquêteurs et services sont, bien entendu, excellents, mais cela repose souvent sur des individualités. Cette question-là est particulièrement prégnante dans les territoires ultramarins.
Je souhaite aussi aborder la question de la spécialisation des magistrats. Comme je vous l'ai dit, il y a des magistrats qui se spécialisent ou qui sont référents en différentes matières, dans les juridictions de droit commun, mais aussi, évidemment, dans les juridictions plus spécialisées. Il est également nécessaire d'indiquer que l'enquête judiciaire n'est pas la seule solution pour traiter efficacement les contentieux de masse, notamment les escroqueries, mais aussi les contentieux extrêmement techniques qui se présentent pour certaines fraudes, blanchiments, ou atteintes à la probité, qui nécessitent parfois une coordination importante avec différentes administrations de l'État. Dans ce contexte, la DACG a constamment travaillé à la mise en oeuvre d'alternatives pour aider à désengorger les services d'enquête et les services judiciaires, via notamment l'accroissement des pouvoirs de police judiciaire des agents et des fonctionnaires des administrations spécialisées. Ils peuvent désormais, pour nombre d'entre eux, être sollicités pour procéder seuls aux enquêtes judiciaires ou y être associés par la voie de la co-saisine avec les officiers de police judiciaire. Je pense, par exemple, aux agents de contrôle compétents en matière de travail illégal, aux inspecteurs de l'environnement affectés à l'Office français de la biodiversité (OFB), ou encore aux fonctionnaires habilités du ministère de l'économie et de l'Autorité de la concurrence.
Par-delà ces questions d'effectifs et de formation, nous veillons à écouter les besoins en outils juridiques nécessaires au traitement de ces affaires et à y répondre. Nous réfléchissons ainsi à différents modes opératoires et à différentes évolutions, par exemple l'extension des pouvoirs de police à certains actes pour des agents des administrations qui en sont dotés. Je pense à l'extension des pouvoirs de police judiciaire de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) en matière d'infractions d'escroquerie. On peut imaginer également d'étendre les pouvoirs pour procéder à des investigations dans le cadre de l'information judiciaire et sur commission rogatoire du juge d'instruction pour des infractions particulières, par exemple en droit du travail. Plusieurs évolutions sont également en réflexion, notamment le fait de développer des pouvoirs de sanction administrative pour certaines administrations ou autorités administratives indépendantes. On pense à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), aux pouvoirs de la commission des sanctions de l'Agence française anticorruption (AFA) ou encore au renforcement des sanctions devant la chambre du contentieux de la Cour des comptes pour les infractions financières des gestionnaires publics.
Les cadres d'investigation qui contribuent au traitement efficace de cette matière ont été très récemment l'objet de débats, notamment dans le cadre de la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et, plus particulièrement, des débats sur le procès-verbal distinct. La question également de l'extension des capacités de lutte contre la corruption a fait l'objet de votes à la fois au Sénat et à l'Assemblée nationale. Ces dispositifs permettront très certainement d'accroître la capacité de traitement de ces matières.
J'en viens aux outils techniques qui permettent d'appréhender les investigations complexes nécessaires pour ce type de fait. La question se pose notamment de savoir comment exploiter d'immenses quantités de données dans des délais compatibles avec le déroulement raisonnable d'une enquête. L'intelligence artificielle et les outils associés pourraient constituer une aide à cet égard.
Le rôle de l'administration centrale du ministère de la justice dans la structuration de la politique pénale en matière de délinquance économique et financière est évidemment important. Le code de procédure pénale prévoit que le ministre de la justice conduit la politique pénale nationale et en assure la cohérence. La direction des affaires criminelles et des grâces exerce les attributions du ministère de la justice en matière pénale. Sur la base des éléments et des informations qu'elle recueille, la DACG adresse aux magistrats du parquet des circulaires générales de politique pénale, thématiques ou territoriales qui encadrent leur action, sans jamais s'ingérer dans les affaires particulières qui relèvent de l'autorité judiciaire. Cela permet d'harmoniser le traitement des infractions, d'apporter des outils techniques et juridiques ainsi que de bonnes pratiques et de diffuser ces bonnes pratiques à l'ensemble des juridictions. Comme je l'ai souligné concernant la coordination des strates juridictionnelles, nous avons ainsi diffusé un certain nombre de dépêches. Nous diffusons également plusieurs focus techniques pour améliorer la connaissance juridique et technique de l'ensemble des magistrats, qu'ils soient du parquet et du siège. Tout cela est à la disposition de l'ensemble des juridictions, afin de mieux appréhender les phénomènes de délinquance identifiés.
C'est ainsi que la circulaire du 4 octobre 2021 relative à la lutte contre la fraude fiscale fixe les lignes directrices de la politique pénale en matière de fraude fiscale, en mobilisant l'ensemble des juridictions spécialisées en la matière, en définissant des stratégies d'enquête et en préconisant une déclinaison des modes de poursuite. Elle contient notamment un rappel des dispositifs introduits en 2018 comme la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). La circulaire a également favorisé le recours aux investigations patrimoniales, les échanges et les liens avec les administrations et avec Tracfin et l'analyse des données à enjeux afin de permettre une meilleure cartographie des risques. La dépêche du 27 juin 2024 relative au traitement des infractions au dispositif fiscal de taxation des émissions de carbone, dit malus écologique, vise quant à elle à faciliter l'appréhension de ce phénomène de fraude par les juridictions et donc la mise en oeuvre d'une réponse judiciaire efficace.
Ces directives ont été mises en oeuvre en coordination avec nos partenaires indispensables. Comme je l'ai dit, l'aspect interministériel est très important dans ce domaine. Ces partenaires sont les administrations spécialisées, Tracfin, l'Agence française anticorruption, la HATVP, la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf), les juridictions financières, les professions réglementées. Tous participent à la lutte contre la délinquance économique et financière. Il y a un rôle essentiel d'animation interministérielle auquel ma direction prend part au quotidien par son activité. Elle est l'un des moteurs de ce cadre institutionnel judiciaire qui rend possible la réunion des compétences au service de la lutte contre la délinquance spécialisée.
Nous avons également créé, dès 1998, des assistants spécialisés qui permettent à l'autorité judiciaire de bénéficier au sein des juridictions de compétences techniques nécessaires à l'appréhension des contentieux techniques. Il y a parmi eux des fonctionnaires en détachement venant des douanes ou des finances publiques, des policiers et des gendarmes, qui apportent des compétences dans leur domaine d'activité initial : en matière fiscale, en matière bancaire, en matière boursière ou encore en matière informatique. Ils ont pour mission d'assister les magistrats du siège et du parquet à tout moment, mais également de favoriser les liens partenariaux des juridictions avec l'ensemble des administrations avec lesquelles elles sont en lien permanent.
Grâce à un certain nombre de dispositifs - je pense notamment au cadre institutionnel des Codaf, qui luttent contre la fraude aux finances publiques - nous avons un système robuste de partenariats et d'échanges qui nous permet de lutter de manière efficace et coordonnée avec les services des douanes, l'administration fiscale et les organismes de protection sociale et de cibler des structures ou des personnes pour favoriser une meilleure appréhension du phénomène, dans sa globalité et non seulement sur le plan purement pénal. Le Codaf est d'ailleurs aujourd'hui l'instance de référence dans la détection et le traitement de la fraude au niveau local. Ces comités traduisent la volonté de l'ensemble de l'État de dynamiser à l'échelon interministériel la lutte contre la fraude aux finances publiques.
Plusieurs autres dispositifs permettent de réunir des compétences pluridisciplinaires essentielles pour la conduite des investigations. Je pense notamment aux groupes interministériels de recherche (GIR), créés en 2002, qui ont déjà été présentés à votre commission. Ils constituent des forces d'action indispensables, principalement à la lutte contre l'économie souterraine et à toutes les formes de délinquance qui y sont associées. Ils accompagnent les enquêteurs spécialisés par le biais de la co-saisine, pour axer les investigations sur les enquêtes patrimoniales et sur la lutte contre la criminalité organisée et l'économie souterraine, via des dispositifs de saisie et de confiscation.
Même si la doctrine d'emploi des GIR est en cours de rénovation, ma direction y participe très activement. C'est un dispositif qui a fait ses preuves et qui est particulièrement utile dans l'appréhension globale des phénomènes de délinquance, notamment de criminalité organisée. C'est en effet essentiellement dans ce champ que les GIR interviennent.
Le constat préalable que je voudrais faire ici, c'est d'abord celui d'un nécessaire renforcement de la prévention en matière de lutte contre la délinquance financière et des actions à envisager : la prévention en amont de l'intervention judiciaire. Comme je l'ai indiqué, on ne peut pas attendre de la justice qu'elle arrive, avec les moyens qui sont les siens, à absorber la totalité de la masse de la délinquance économique et financière, mais la prévention des agissements doit prendre une part importante et significative dans cette lutte, car ils trouvent leurs sources dans des détournements de circuits légaux qui paraissent parfois évitables. Je pense ici au contrôle et à la détection renforcés des administrations compétentes de l'État.
Pour rappeler les statistiques en matière d'escroquerie, plus de 411 000 victimes d'escroquerie ont été comptabilisées en 2023, et 68 000 personnes mises en cause ont été orientées la même année par les parquets pour des faits d'escroquerie simples, à l'exclusion des escroqueries en bande organisée. Ces chiffres démontrent l'ampleur du phénomène. Face à cela, il faut prendre en compte des dispositifs préventifs supplémentaires. C'est un constat : il est impossible pour les forces de sécurité intérieure, eu égard à la modicité et à la limitation de leurs moyens, d'absorber l'entièreté de la masse d'affaires portées à leur connaissance. Il leur est également difficile de mener des investigations poussées et complexes pour chaque affaire afin de tenter d'élucider les infractions, alors même que le taux d'élucidation en matière d'escroquerie simple est assez faible, compte tenu de ces éléments.
Nous constatons également l'existence d'un écrémage naturel par le filtre judiciaire, au détriment de procédures qui ne peuvent pas valablement donner lieu à une orientation pénale, tout simplement parce que l'auteur n'a pas pu être identifié ou que l'infraction n'a pas pu être suffisamment caractérisée, du fait d'un manque de capacité à opérer des enquêtes d'importance, lesquelles impliqueraient des actes particulièrement lourds pour un nombre d'infractions particulièrement important. C'est donc un système de contrôle préalable qu'il est nécessaire d'instaurer, par exemple, sur la fraude au fonds de solidarité créé en 2020, qui a particulièrement touché les entreprises. Je pense aussi à la fraude au compte personnel de formation (CPF).
Devant la facilité avec laquelle il est possible d'obtenir des fonds versés par l'État, les organisations criminelles mettent en place des réseaux structurés dans le but de capter frauduleusement les fonds, notamment du compte personnel de formation. Il est aisé de créer des organismes de formation fictifs, réunissant le plus souvent les caractéristiques de sociétés éphémères. Cela peut nous interpeller sur la facilité avec laquelle les aides sont versées, le contrôle s'exerçant uniquement a posteriori.
Je rappelle également les phénomènes de fraude massive qui sont pris en compte par la Micaf, laquelle a pour mission de coordonner l'action des différents services. Lutter contre les flux financiers associés à la criminalité organisée, c'est une priorité de politique pénale. La lutte contre le blanchiment constitue en particulier un sujet de mobilisation majeur, avec le double objectif d'assurer la solidité, l'intégrité et la stabilité de l'environnement économique et financier licite, et de lutter contre les réseaux criminels, en privant leurs auteurs des fonds et des biens illicitement acquis. La récente circulaire de politique pénale générale du 27 janvier 2025 l'a encore rappelé : dans un contexte où le chiffre d'affaires du trafic, pris en général, est estimé au minimum à 3,5 milliards d'euros annuels et où l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime entre 800 et 2 000 milliards de dollars les produits d'activités criminelles blanchis chaque année, la lutte contre le blanchiment constitue une priorité nationale de politique pénale. Cette circulaire reflète sans équivoque l'impulsion et la dynamique que le ministre, et donc ma direction, souhaite donner à la lutte contre le blanchiment et de façon plus globale contre les flux financiers illicites qui alimentent l'économie souterraine et les circuits occultes. Il existe à la fois un volet préventif et un volet répressif à cette lutte contre le blanchiment : il s'agit, d'une part, de décliner une stratégie marquée par la volonté de coordination renforcée de l'ensemble des acteurs et, d'autre part, de déstabiliser les réseaux criminels en privilégiant leur démantèlement à partir de l'analyse des flux financiers et de les priver des fonds et des biens illicitement acquis.
La DACG participe à ce titre au Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, le Colb. Elle contribue aussi à l'analyse des risques effectuée par ce dernier. Elle participe à la définition et à la mise en oeuvre du plan national d'action en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Sur le plan répressif, elle a également, via cette circulaire, mais par d'autres aussi auparavant, impulsé une dynamique autour des infractions à mobiliser spécifiquement, que sont notamment la présomption de blanchiment et la non-justification de ressources, et a favorisé le dispositif national de saisie et de confiscation des avoirs criminels, dont le renforcement est essentiel pour « taper » au portefeuille les organisations criminelles.
M. Raphaël Daubet, président. - Madame la directrice, si vous le voulez bien, il faudrait accélérer votre présentation pour que nous puissions avoir un temps d'échanges.
Mme Laureline Peyrefitte. - J'abordais les questions de votre questionnaire. Nos mécanismes ont fait la preuve de leurs capacités d'action à l'égard des organisations criminelles, en mettant l'accent sur les dispositifs répressifs, les flux et gains financiers des organisations criminelles et sur la nécessité de renforcer l'action sur les saisies et confiscations des avoirs, non seulement pour les biens matériels, mais également pour les biens financiers, l'idée étant d'avoir une approche patrimoniale systématique dans la conduite des investigations.
À ce titre, l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), avec ses annexes et ses antennes déployées sur le territoire, a rendu possibles des avancées et a pu entraîner une hausse du volume des confiscations particulièrement importante.
Mme Catherine Belrhiti. - Pourriez-vous nous communiquer quelques réussites récentes ou exemples concrets de dossiers traités avec succès ? Par ailleurs, comment la DACG s'adapte-t-elle aux défis posés par l'utilisation des technologies numériques dans les crimes financiers ?
Mme Laureline Peyrefitte. - La DACG ne participe pas directement aux enquêtes, dossiers et procédures qui sont conduits par les juridictions. Je tiens à le rappeler. Nous donnons des instructions générales. Nous facilitons le travail des juridictions en diffusant un certain nombre d'outils techniques juridiques, en favorisant l'harmonisation des pratiques, en encourageant à la coordination des juridictions entre elles et en définissant avec elles des stratégies générales. Mais les actes d'investigation et les procédures sont menés exclusivement, de manière totalement indépendante, par les juridictions elles-mêmes, de sorte que nous ne pouvons pas nous attribuer un quelconque mérite dans l'élucidation et le traitement des affaires de criminalité organisée. Nous soutenons simplement, par l'ensemble des mécanismes que je viens de développer, les juridictions pour qu'elles se dotent des moyens nécessaires. Nous favorisons également le partenariat. L'ensemble des dispositifs existants constitue donc un socle, au profit et au soutien de l'action concrète, juridictionnelle, du ministère de la justice et des juridictions.
Avec le concours de l'Agrasc, nous avons diffusé un guide de saisie des avoirs numériques qui permet, là aussi, de tenir compte des évolutions technologiques et des évolutions des produits financiers pour pouvoir donner aux juridictions les outils juridiques nécessaires pour appréhender le phénomène des flux de cryptomonnaie et faciliter la saisie de ces actifs numériques.
M. Hervé Reynaud. - Vous avez évoqué plusieurs réformes facilitatrices. Notre commission d'enquête a également pour objet de proposer des mesures face aux nouveaux défis. Pourriez-vous hiérarchiser certaines mesures, législatives ou non, susceptibles de vous aider à gagner en efficacité ?
Par ailleurs, une représentante du GAFI-Ukraine se trouvant parmi nous, y a-t-il une actualité particulière concernant ce pays - qui est dans la situation que nous savons depuis février 2022 ?
M. André Reichardt. - Dans la lutte contre la criminalité organisée et le blanchiment, les collectivités territoriales sont quelquefois fournisseuses d'informations importantes. Or plusieurs d'entre elles, et c'est presque un euphémisme, s'étonnent du peu d'efficacité des informations qu'elles peuvent fournir. Plusieurs transmettent en effet des informations au parquet et n'ont jamais aucun retour. Est-ce de nature à faciliter la coopération entre la justice et les collectivités territoriales ? S'il s'agit de déclarations de dépôt de déchets sauvage, il est vrai que le problème se pose moins, mais s'il s'agit de déclarations concernant la présence d'une lessiveuse dans un territoire - elle est ici, tout le monde le sait, et tout le monde s'en fiche - pourquoi une telle absence de réaction ?
On nous dira, bien sûr, qu'il ne faut pas gêner le travail d'enquête, mais l'absence totale d'informations est-elle acceptable ?
Ces collectivités territoriales ont en outre un certain mérite à faire remonter des informations de ce type, certains quartiers étant assez « chauds ». Les maires qui font ce type de déclarations ont intérêt à être assez solides, d'autant que, comme cela a été dit parfaitement dans le rapport de la commission d'enquête sur le narcotrafic, la corruption gangrène aussi l'administration.
Lorsqu'une déclaration de ce type est faite et qu'il ne se passe rien, le maire n'a pas d'information. Cela ne convient pas. J'appelle à une collaboration accrue entre les parquets, notamment ceux qui s'occupent de ces domaines, et les élus locaux, compte tenu de l'investissement considérable de ces derniers.
Mme Laureline Peyrefitte. Nous sommes déjà dotés de mécanismes robustes. La transposition de la directive européenne sur le gel et la confiscation des avoirs est également à venir, qui renforce un certain nombre de dispositifs, notamment la confiscation sans condamnation. Mais nous disposons déjà dans notre législation d'un panel de dispositions très large, que peu de pays ont et qui n'est d'ailleurs pas de nature à faciliter la coopération pénale internationale. Je pense notamment à la présomption de blanchiment.
En tout état de cause, des réflexions sont en cours au niveau européen pour combler les manques qui pourraient subsister. Nous sommes en train d'y travailler. Nous avons et nous souhaitons développer, dans un sens un peu plus large que celui que vous avez évoqué, des échanges d'informations, notamment avec la cellule de renseignements de Tracfin. Ces échanges sont déjà opérants, mais doivent encore s'améliorer. C'est le sens de plusieurs directives que nous avons prises. Je pense notamment à la dernière dépêche sur le circuit court de Tracfin, qui permet de saisir, très rapidement après le gel, des sommes qui sont sur le compte de sociétés considérées comme de potentielles sociétés éphémères, soit un dispositif très rapide ne nécessitant pas d'investigation ou d'enquête judiciaire, qui permet de saisir immédiatement les fonds avant qu'ils ne disparaissent. Ces échanges d'informations sont essentiels pour favoriser encore davantage l'appréhension de sommes d'argent, notamment dans ce cadre-là.
Nous attendons par ailleurs les conclusions de la commission mixte paritaire en cours. Plusieurs nouvelles dispositions qui viennent d'être adoptées favoriseront la lutte contre la grande délinquance économique et financière, particulièrement en lien avec la criminalité organisée.
Mme Cécile Faucherre, cheffe de la mission GAFI-Ukraine. - À la suite de l'agression injustifiée de l'Ukraine, au moment de la prise de sanctions internationales contre la Russie, des travaux avaient été lancés en Europe et au G7 pour coordonner la mise en oeuvre de ces actions aux niveaux européen et international. Le dynamisme européen est toujours là, la task force Freeze and Seize est toujours active et travaille notamment à la transposition de la directive sur les mesures restrictives. En revanche, le groupe de travail sur les élites, les mandataires et les oligarques russes (REPO) du G7, mis en place sur impulsion américaine, ne connaît plus d'actualité. On observe même un désengagement certain des Américains, puisqu'une autre task force, la task force KleptoCapture a été supprimée, alors même qu'elle avait pour objet de cibler les avoirs russes qui pouvaient se trouver un peu partout aux États-Unis et dans les pays membres du G7. C'est donc ce désengagement américain qui est vraiment l'actualité du moment en matière d'Ukraine et de sanctions internationales.
Mme Laureline Peyrefitte. - Je partage évidemment l'idée selon laquelle les liens et les échanges d'informations entre les parquets et les élus sont essentiels. De façon générale - je ne parle pas spécifiquement de la question des blanchisseuses ou des informations qui sont portées à la connaissance des parquets dans ce cadre-là -, ils ont fait l'objet de nombreuses circulaires et actions.
Néanmoins, les questions liées à la criminalité organisée et aux enquêtes judiciaires en cours limitent nécessairement la possibilité de donner un certain nombre d'informations. Ces investigations sont malheureusement souvent longues et ne portent pas forcément leurs fruits rapidement, ce qui entraîne des difficultés majeures pour les acteurs locaux et de terrain. Pour autant, ces derniers sont pris en compte, souvent d'ailleurs dans un cadre totalement partenarial. Des échanges d'informations se font en effet au sein des Codaf ou en lien avec les GIR. Ces informations sont ensuite nécessairement traitées et font l'objet d'investigations.
Je ne peux évidemment qu'inviter au rapprochement et au dialogue entre le parquet et les élus, mais je pense aussi que de nombreux sujets et investigations en cours nécessitent une grande confidentialité. C'est tout le problème que vous soulevez : celui des acteurs qui se retrouvent isolés. Je pense qu'il ne faut pas hésiter à en parler dans les instances dédiées, qui sont multiples : conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), conseils intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CISPD), notamment. En tout cas, les lieux d'échanges existent et plusieurs dispositifs ont été mis en oeuvre dans la majeure partie des parquets. Je pense aux boîtes mail dédiées ou aux chargés de mission des élus au sein des parquets. Ces dispositifs existent et il faut les mobiliser au maximum. Mais le niveau d'information qui sera donné sera potentiellement limité par les investigations en cours.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Dans le contexte sécuritaire dégradé que nous connaissons, marqué notamment par les agressions à l'égard des élus, ne serait-il pas temps de clarifier les choses, dans les limites de confidentialité que vous avez fixées ? Je pense notamment aux maires qui souhaitaient connaître le nombre de personnes fichées S se trouvant sur le territoire de leur commune, question qui a fait l'objet d'un rapport rédigé par M. François Pillet. Pourquoi ne pas prévoir un rendez-vous d'explication de la politique pénale aux élus ? Les élus se sentent en première ligne quand un problème se présente, et tout à fait disparus au moment du jugement.
Il y a une marge de progrès concernant les rapports avec les collectivités. Ce sujet doit être regardé autrement qu'en termes techniques et réglementaires. Il s'agit aussi d'un problème humain et relationnel. Les élus sont fatigués, les maires sont fatigués. Les élections municipales approchent. Si nous ne recréons pas de liens de confiance, notamment avec les institutions judiciaires, je crains que nous n'allions vers de graves déconvenues. Nous recevons à ce sujet de nombreuses alertes, venues de toute la France. La question de la valorisation des apports des élus à la chaîne pénale est un sujet important.
Didier Migaud, en novembre 2024, avait annoncé un programme qu'il n'a pas eu le temps de mettre en place. Qu'en est-il du bouclier judiciaire dont il avait parlé, notamment la coopération européenne ?
Quelle appréciation portez-vous sur la judiciarisation du renseignement financier ? On a beaucoup parlé de Tracfin et vous avez aussi mentionné des conventions judiciaires.
Mme Laureline Peyrefitte. - Je prends acte de votre première observation et je regrette profondément ce que vous avez indiqué. Il est essentiel que les élus et l'autorité judiciaire aient des relations régulières et constantes. Ma direction favorise cela depuis longtemps. Il me semble que des progrès ont été faits, même s'ils sont sans doute insuffisants, et nous devons continuer de les encourager. Nous savons que les élus sont en première ligne. Il est indispensable que l'action des maires soit soutenue.
Je ne me rappelle pas ce que recouvrait la notion de « bouclier judiciaire ».
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Il s'agissait du regroupement et de la coopération des procureurs européens, notamment dans les zones portuaires.
Mme Laureline Peyrefitte. - Il existe une alliance européenne pour les ports, à laquelle participent les procureurs de l'ensemble des pays européens. Il est nécessaire d'encourager ce type de mécanisme. Le ministre souhaite favoriser la coopération européenne en matière judiciaire. Il y a également l'agence européenne Eurojust dont le travail produit des résultats, grâce à des équipes communes d'enquête qui luttent contre la criminalité organisée et le trafic de stupéfiants par voie portuaire. Par ailleurs, l'AFA a été missionnée pour auditer un certain nombre de ports sur la lutte contre la corruption. Ses représentants se sont déplacés dans différents pays européens pour apprécier ce qui avait été mis en place dans ce cadre. Il existe donc des mécanismes et des instances européennes qui sont investis par l'autorité judiciaire et par les États qui se sont mobilisés en la matière.
Sur la judiciarisation du renseignement, j'ai en effet évoqué Tracfin. Nos liens avec ce service se sont considérablement renforcés. Pas moins de dix-huit institutions financières et professions assujetties sont dans l'obligation de faire des déclarations de soupçon, ce qui permet à Tracfin d'identifier certains problèmes et d'opérer des contrôles. Le service saisit l'autorité judiciaire de signalement, très régulièrement, en lui transmettant des notes d'information pour qu'elle puisse vérifier l'existence ou pas d'actions et d'infractions de blanchiment. Le lien que nous entretenons avec Tracfin est constant et la judiciarisation est opérante.
Les parquets, comme les élus, souhaitent améliorer le retour d'informations, car celui-ci n'est pas toujours effectué selon les voies qui ont pourtant été mises en place. Nous avons développé un dispositif de retransmission des informations communiquées par Tracfin. Il mérite d'être encore amélioré, mais cette judiciarisation existe.
Pour lutter efficacement contre les flux financiers occultes, il est indispensable de disposer d'un renseignement financier robuste, que ce soit par le biais de Tracfin ou par d'autres voies. Pour cela, il faut bien évidemment renforcer la coopération avec les professions assujetties ou les institutions concernées.
Mme Nathalie Goulet, rapporteur. - Nous avons allongé la liste de celles qui étaient concernées dans la proposition de loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic et le texte que nous avons examiné en séance, hier soir, visant à renforcer la lutte contre les fraudes aux aides publiques complète aussi le dispositif. Nous oeuvrons de manière pointilliste, mais l'essentiel reste d'agir.
Vous avez évoqué la Cour des comptes au sujet de la sanction des gestionnaires publics. Pouvez-vous revenir sur ce point, car je ne suis pas sûre d'avoir bien compris ?
Mme Laureline Peyrefitte. - Des réflexions sont en cours sur le transfert de sanctions pénales vers des sanctions plus administratives. Certains types d'infraction restent très peu mobilisés par les juridictions. Les sanctions pénales en lien avec la responsabilité pénale des gestionnaires publics pourraient donner lieu à des sanctions administratives ou à une prise en compte facilitée par la Cour des comptes, de sorte que les juridictions pénales pourraient ainsi resserrer leur action sur d'autres contentieux. De manière plus globale, il s'agit de s'interroger sur des transferts de compétences pour accroître la capacité de chacun à mener au mieux des actions répressives.
M. Raphaël Daubet, président. - L'utilisation de l'intelligence artificielle pour exploiter des données en masse est un enjeu important. Mais notre enquête a montré que l'on se heurtait à l'impossibilité d'avoir accès aux données des messageries chiffrées. Dans vos travaux sur l'évolution du cadre pénal, envisagez-vous des possibilités, des dispositifs ou des dispositions nouvelles pour que l'on puisse avoir accès aux messageries chiffrées, au moins sur réquisition judiciaire ?
Mme Laureline Peyrefitte. - Les capacités opérationnelles, juridiques et techniques sont déjà présentes. Dans la proposition de loi que vous citiez, madame la rapporteure, il était question d'intégrer une disposition sur les captations. Mais il faut avoir la capacité technique d'intégrer les messageries cryptées et de les casser, ce qui peut parfois poser problème. Certains dossiers récents ont montré combien cette capacité était fondamentale pour accéder au coeur des réseaux et à des éléments de preuve essentiels. Il s'agit donc d'un axe important de notre travail. La possibilité de captation à distance est souhaitée par l'ensemble des services de police et de gendarmerie, car elle permettrait une meilleure efficacité des enquêtes.
M. Raphaël Daubet, président. - Les services de police et de gendarmerie ne demandent pas forcément des backdoors, mais qu'une réquisition judiciaire leur permette de s'adresser à l'opérateur pour obtenir des données.
Mme Laureline Peyrefitte. - La transposition du paquet législatif relatif à l'accès à la preuve électronique en matière pénale, aussi appelé « e-evidence » est en cours. Ce dernier permettra d'interroger directement les opérateurs au sein de l'Union européenne. Le dispositif est complexe à mettre en oeuvre, à la fois techniquement et juridiquement. Nous y travaillons au sein du ministère de la justice, en lien avec nos homologues.
M. Raphaël Daubet, président. - Nous vous remercions pour ces propos éclairants.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Jeanne Colonna, journaliste (Corse matin) et M. Abdelhak El Idrissi, journaliste (Le Monde) (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu de cette réunion sera publié ultérieurement.
La réunion est close à 13 h 10.
La réunion est ouverte à 14 h 00.
Audition de M. Didier Banquy, président du Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (COLB) (Audition à huis clos. Aucun compte-rendu ne sera publié)
Aucun compte rendu ne sera publié.
Audition de M. Pierre Allegret, chef de la délégation française auprès du Groupe d'Action Financière (GAFI), sous-directeur des sanctions et lutte contre la criminalité financière du Trésor (Audition à huis clos. Aucun compte-rendu ne sera publié)
Aucun compte rendu ne sera publié.
La réunion est close à 16 h 30.