Lundi 5 mai 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 14 h 45.

Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles.

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Madame la ministre, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Vautrin prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est assigné trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi, au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Vous êtes la première responsable nationale en exercice que nous entendons dans le cadre de nos travaux, sachant que nous auditionnerons M. Lombard, jeudi 15 mai, et deux anciens ministres de l'économie, cette semaine.

Madame la ministre, quel regard portez-vous, de manière générale, sur les aides publiques versées aux entreprises ? Leur lisibilité et leur accessibilité sont-elles assurées ?

Disposez-vous d'éléments de comparaison internationale sur les taux de cotisation employeur en vigueur en France ?

Pensez-vous que les principales niches sociales en faveur des employeurs sont suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ?

Quelles sont les conséquences de la multiplication des mesures d'exonérations de cotisation employeur pour le financement de la protection sociale ?

Quelles sont, selon vous, les aides les plus efficaces et celles dont l'efficacité n'est pas démontrée ?

Seriez-vous favorable à la fixation de contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements, voire délocalise ?

Comment expliquez-vous que les mesures d'exonération en faveur de la compétitivité coût des entreprises ne freinent pas les plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ?

Enfin, pouvez-vous rappeler les suites que vous avez réservées, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, au rapport d'Antoine Bozio et Étienne Wasmer ?

Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir apporter des réponses à ces interrogations dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je profite de l'occasion, madame la ministre, pour vous remercier, ainsi que vos services, de la qualité des réponses que vous avez apportées au questionnaire du rapporteur.

Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités. - Les entreprises sont au coeur de notre modèle économique et social. Notre tissu économique est riche et varié. Plus de 99 % de nos entreprises sont des micro-entreprises ou des PME, qui embauchent plus de 40 % des salariés. Les grandes entreprises, objet de votre commission d'enquête, représentent 0,01 % des structures, mais génèrent plus de 30 % de la valeur ajoutée et emploient 30 % des salariés.

L'ensemble des entreprises, petites comme grandes, contribuent à la richesse du pays ; elles doivent être compétitives pour créer de l'emploi, générer des richesses et financer notre modèle social. Les ressources de la sécurité sociale sont principalement assises sur les revenus du travail ; ses recettes proviennent pour moitié des cotisations sociales versées par les employeurs.

Qu'entend-on par « aides publiques aux entreprises » ? Vous le savez, il n'existe pas de définition juridique opposable. Les aides publiques aux entreprises sont strictement encadrées par l'Union européenne afin de ne pas fausser la concurrence sur le marché intérieur. Dans mon champ d'intervention, on entend sous ce vocable l'ensemble des soutiens financiers ou avantages accordés par les pouvoirs publics pour favoriser l'activité économique ou l'emploi. Ces aides peuvent intervenir à différentes étapes de la vie d'une entreprise : la création, la reprise, l'embauche, le développement, la réponse aux difficultés économiques. Elles peuvent prendre différentes formes : subventions, exonérations fiscales, réductions de cotisation ou de contribution sociale, prêts garantis, prêts à des taux préférentiels. Chaque aide publique versée aux entreprises est associée à un objectif particulier de politique publique. À ce titre, elle est assortie de conditions d'éligibilité, s'accompagne de modalités de suivi et de contrôle, et fait l'objet d'évaluations périodiques.

Dans le domaine de l'emploi et de la formation professionnelle, les interventions de l'État à destination des employeurs se concentrent plus particulièrement sur deux mesures : l'aide à l'embauche des apprentis et le dispositif d'activité partielle. En 2024, 3,8 milliards d'euros ont été versés au titre des aides à l'embauche. En 2023, les entreprises ont reçu pour 290 millions d'euros d'indemnisations d'activité partielle : 82 millions pour l'activité partielle de droit commun et 195 millions pour l'activité partielle de longue durée.

Les allégements généraux, qui représentent la majeure partie des exonérations sociales, ne sont pas assimilables à des aides publiques. Au regard de ces montants d'exonération sociale, il semble normal que nous puissions nous interroger sur le sujet. Les exonérations de cotisations sociales ont atteint près de 75 milliards d'euros en 2023 pour le champ des régimes obligatoires de la sécurité sociale. Il s'agit de 65 milliards d'allégements généraux, notamment sur les bas salaires, auxquels s'ajoutent 10 milliards d'exonérations sociales ciblées sur certains secteurs économiques, certains publics et certaines zones géographiques.

Vous vous intéressez au regard porté sur les aides publiques versées aux entreprises, leur lisibilité et leur accessibilité. Les aides publiques sont des outils de pilotage de la compétitivité du marché du travail et de l'activité économique. Le fonctionnement économique de la France comme des autres économies développées se fonde sur une logique de prélèvements obligatoires et de redistribution. Les aides aux entreprises, comme les prélèvements dont celles-ci sont redevables, sont des outils de stabilisation de l'activité économique de la Nation. Comme tous les outils d'intervention publique, les aides publiques nécessitent un suivi particulier et doivent faire montre de lisibilité pour leurs bénéficiaires potentiels ; c'est à ces conditions que leur efficacité sera maximisée.

Vous avez relevé la multiplicité des aides publiques ; le nombre de 2 200 dispositifs nationaux, locaux et européens a été évoqué. Cela pose incontestablement un double enjeu, d'accessibilité pour les entreprises et de suivi pour les pouvoirs publics.

Concernant l'accessibilité, de nombreuses informations sont d'ores et déjà disponibles, même si l'on peut mieux faire. Mentionnons l'existence de la plateforme aides-entreprises.fr, initiative gouvernementale désormais pilotée par les chambres de métiers et de l'artisanat. Les outils numériques permettent de renforcer l'accessibilité. Notre opérateur France Travail y concourt également.

S'agissant du suivi par les pouvoirs publics et de l'information du Parlement, des améliorations doivent être notées. Pour les exonérations sociales, aux termes de la loi organique du 14 mars 2022, les annexes aux projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et aux projets de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale (Placss) doivent désormais présenter le coût global de ces mesures, ce qu'elles font de manière particulièrement fournie.

Ces aides publiques sont essentielles. Certaines, plus que d'autres, ont fait la preuve de leur efficacité.

Ainsi, l'activité partielle, outil de prévention des licenciements économiques, a su jouer son rôle d'amortisseur social au moment de la crise sanitaire. Selon la Dares (direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), près de 6,7 millions de salariés ont pu bénéficier du dispositif en mars 2020, et jusqu'à 8,4 millions en avril 2020, au pic du premier confinement. Selon l'Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), alors que le produit intérieur brut a connu une chute de 8 %, l'emploi salarié dans le secteur privé n'a baissé que de 1,7 % entre fin 2019 et fin 2020.

L'apprentissage est une politique puissante de justice sociale et d'insertion. Alors que le taux de chômage des jeunes reste élevé, à plus de 17 % en 2023, et que le taux d'emploi des 15-24 ans se replie, à 34,4 % en 2024, l'apprentissage occupe une place centrale dans les politiques de formation et d'emploi des jeunes. Il permet une immersion plus rapide dans le milieu professionnel tout en favorisant le développement des compétences attendues par les employeurs. Grâce à l'impulsion du Président de la République, l'apprentissage a connu un formidable essor ces sept dernières années : le nombre d'entrées en apprentissage a été triplé. Depuis le début de 2024, 842 800 contrats d'apprentissage ont commencé, en hausse de 2,4 % sur un an. L'objectif d'un million d'apprentis a été atteint en 2023. C'est clairement une révolution culturelle qui s'opère dans notre pays. L'apprentissage est un tremplin vers l'emploi, puisque 66 % des apprentis occupent un emploi salarié six mois après leur sortie d'études, mais aussi un gage d'excellence pour les employeurs et un moteur d'intégration et d'ascension sociale pour les jeunes moins favorisés, qu'ils soient issus de quartiers prioritaires ou de zones rurales.

Les exonérations de cotisations sociales ont un effet sur l'emploi. Ce choix politique est confirmé par de nombreuses études d'économistes, qui s'accordent à juger que l'impact est réel pour les exonérations sur le Smic. C'est d'ailleurs ce qui ressort des travaux conduits récemment, à la demande du Gouvernement, par les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer.

Vous me demandez des éléments de comparaison internationale sur les taux de cotisation employeur en vigueur en France. Par définition, s'il y a des exonérations, c'est parce qu'il y a des cotisations. Le montant des exonérations sociales reflète mécaniquement le coût du travail en France, qui est le plus élevé d'Europe. L'objet des exonérations est d'alléger le coût du travail pour favoriser l'emploi. Le taux de cotisation patronale affiché en France, à 40 %, est effectivement supérieur à celui de ses partenaires européens : il est ainsi de 31,42 % en Suède, de 32,48 % en Espagne et de 19,6 % en Allemagne.

Il convient de souligner que les exonérations visent principalement les bas salaires et profitent surtout aux petites entreprises. Le taux d'exonération décroît avec la taille de l'entreprise : 16,2 % pour les entreprises de moins de 10 salariés, 13,4 % pour les entreprises de 10 à 49 salariés, 10,9 % pour les entreprises de 50 à 249 salariés et 8,1 % pour les entreprises de 250 salariés et plus. Ces chiffres de l'Urssaf coïncident avec les montants déclarés par les dirigeants d'entreprises que vous avez auditionnés.

Vous me demandez également si les principales niches sociales en faveur des employeurs sont suffisamment suivies, contrôlées et évaluées. Un premier point d'importance est la conditionnalité de ces aides. Dans le champ de l'emploi et de la formation professionnelle, le versement des aides est systématiquement conditionné. L'État souhaite faire respecter ces conditions en vérifiant les conditions d'éligibilité des aides et en contrôlant a posteriori leur usage.

Pour l'apprentissage, par exemple, les entreprises de 250 salariés et plus doivent atteindre un seuil de 5 % d'alternants dans leur effectif salarié annuel, ou de 3 % avec des objectifs de progression. Les contrats d'apprentissage doivent être transmis dans les six mois de leur conclusion à l'Agence de services et de paiement (ASP), chargée d'effectuer les contrôles et, le cas échéant, d'obtenir le remboursement des sommes indûment versées.

Le bénéfice des exonérations de cotisations est également soumis à des conditions relatives au comportement de l'employeur. Ainsi, celui-ci a l'obligation de mener une négociation annuelle et aucun travail illégal ne doit avoir été constaté. De la même manière, pour les allégements généraux de cotisations sociales, le système dépend de plafonds de salaire fixés en fonction du Smic. Pour les exonérations ciblées, l'on applique des règles spécifiques à chaque dispositif, relatives au zonage géographique, aux effectifs, au secteur d'activité, ou encore aux caractéristiques des salariés.

À ce stade, le Gouvernement n'a pas souhaité mettre en oeuvre de critères supplémentaires de conditionnalité parmi ceux qui ont été évoqués dans le débat parlementaire. Les dispositifs doivent être à la fois lisibles et prévisibles afin de rester efficaces pour l'attractivité et la création d'emplois. Le contrôle du respect par les entreprises des conditions de ces aides revient à l'Urssaf ; celle-ci a ainsi réalisé 64 000 contrôles en 2023, pour des redressements d'un montant de 111 millions d'euros au titre des allégements généraux.

Les exonérations sociales ont permis la création de nombreux nouveaux emplois ces dernières années, notamment grâce au renforcement des allégements généraux. Sur les décennies 1990 et 2000, époque de leur mise en place, entre 300 000 et 1 million d'emplois ont été créés ou sauvés, selon un rapport de 2012 des spécialistes de l'emploi Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo. D'après France Stratégie, entre 100 000 et 300 000 emplois ont été créés ou sauvés lors de l'instauration du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), devenu une exonération de 6 points des cotisations maladie.

Les exonérations ne sont en revanche pas reprises au moment où l'entreprise licencie les salariés, parce que, à ce stade, il est considéré qu'elles doivent rester incitatives à l'implantation sur le territoire.

Les évaluations dont nous disposons doivent nous permettre de poursuivre les efforts entrepris en matière de ciblage des aides publiques, essentiels pour une performance économique maximale, tout en veillant à la maîtrise des dépenses publiques.

Ainsi, concernant l'apprentissage, nous venons de procéder à une nouvelle modulation des aides à l'embauche selon la taille de l'entreprise : l'aide sera de 5 000 euros pour les entreprises de moins de 250 salariés, de 2 000 euros au-delà. Cette évolution est le fruit de travaux portant sur l'efficacité de cette aide. Notre objectif est de continuer à soutenir les petites entreprises, pour lesquelles l'accueil d'un apprenti représente une charge plus importante, mais aussi une plus grande opportunité.

Nous poursuivons ce ciblage en travaillant, avec les branches professionnelles, sur les niveaux de prise en charge des coûts pédagogiques financés par des contributions employeur. Nous devons affiner la territorialisation des formations en apprentissage pour mettre en adéquation les formations avec les besoins du territoire, rendre plus attractives les filières correspondant aux secteurs d'activité qui recrutent localement.

J'en viens au suivi des principales niches sociales et aux conséquences de la multiplication des mesures d'exonération de cotisations employeur pour le financement de la protection sociale. Les exonérations de cotisations sociales sont suivies avec beaucoup de précision depuis la mise en place de la déclaration sociale nominative (DSN), qui offre une connaissance à la fois centralisée et individualisée de la masse salariale en France. Toutes les entreprises doivent ainsi transmettre les données de la paie des salariés aux organismes sociaux. Nous devons encore progresser dans la transparence des aides et développer l'interconnexion entre les différents systèmes d'information de l'Urssaf, de l'ASP ou des finances publiques, pour mieux lutter contre la fraude.

Depuis 2022, conformément au souhait du Parlement, l'évaluation des niches sociales progresse rapidement. Plusieurs travaux ont été conduits sur les allégements généraux comme sur les exonérations spécifiques. Ainsi, en mai 2024, avec les ministres chargés des comptes publics et des outre-mer, j'ai demandé aux inspections générales des finances et des affaires sociales (IGF et Igas) une évaluation des exonérations sociales spécifiques aux outre-mer. Les dispositifs d'exonération sociale applicables aux rémunérations des apprentis ont été examinés par l'IGF dans sa revue des dépenses publiques d'apprentissage et de formation professionnelle, en mars 2024. Depuis, ces exonérations ont été diminuées, dans un souci d'efficience et d'équité entre salariés, apprentis et non-apprentis. Tous les travaux d'évaluation sont restitués dans l'annexe 2 du Placss, qui contient 450 pages d'informations sur les exonérations, actualisées chaque année par la direction de la sécurité sociale. De nouveaux travaux ont été lancés par le Gouvernement et la Cour des comptes, qui enrichiront à leur tour l'information du Parlement.

Nous avons la responsabilité de mieux évaluer les dispositifs d'aide aux entreprises. Le contexte budgétaire extrêmement contraint nous oblige à rechercher des économies et à faire des choix. Ces évaluations nous ont conduits à entreprendre des réformes. Ainsi de la suppression, cette année, du dispositif des emplois francs à la suite de l'évaluation réalisée par la Dares en 2023, qui avait démontré un fort effet de seuil.

En matière d'allégements de cotisations sociales, à la suite de la mission confiée à Antoine Bozio et Étienne Wasmer, le Gouvernement a proposé une réforme des allégements généraux dans le cadre de l'examen du PLFSS 2025. Les paramètres de cette réforme ont évolué au cours des débats parlementaires. Dès 2025, les points de sortie des bandeaux maladie et famille ont été réduits, passant respectivement de 2,4 Smic à 2,25 Smic et de 3,4 Smic à 3,3 Smic, pour une économie de 1,6 milliard d'euros. Cela permet de freiner la dynamique des allégements généraux. Une refonte structurelle des allégements de cotisation interviendra en 2026 : les dispositifs existants, qui engendraient des effets de seuil, seront remplacés par un dispositif unique de réduction dégressive des cotisations. Cette réforme permettra de freiner la dynamique d'évolution des allégements généraux de cotisation, de simplifier le barème des allégements de cotisation et de réduire le coût employeur d'une hausse salariale.

Les exonérations sont très majoritairement compensées et ne pèsent donc pas sur les comptes de la sécurité sociale. Le taux de compensation reste très élevé. Les exonérations non compensées représentent 3 milliards d'euros.

Enfin, je comprends la stupéfaction, voire la colère que suscitent les suppressions d'emplois au sein d'entreprises qui ont bénéficié d'aides publiques, notamment lorsque de grandes entreprises font le choix de la délocalisation. Vous m'avez interrogé sur la fixation de contreparties juridiquement contraignantes à certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme, délocalise ou procède à des licenciements. Vous m'avez également demandé les raisons pour lesquelles les mesures d'exonération prises en faveur de la compétitivité ne freinent pas les PSE.

En 2024, nous avons dénombré 565 PSE, nombre en augmentation par rapport à 2023, où nous en avions comptabilisé 402, sans toutefois revenir au niveau observé pendant la crise du covid.

Pour les entreprises employant plus de 1 000 salariés avec un chiffre d'affaires égal ou supérieur à 450 millions d'euros, 167 PSE ont été mis en oeuvre sur la période 2020-2024, pour un volume de 29 000 ruptures de contrats de travail. Parmi ces PSE, 62 avaient pour objet une fermeture de site et 21 étaient associés à un projet de délocalisation. La plupart de ces entreprises, soit 49 d'entre elles, ont bénéficié de l'activité partielle sur les cinq années précédant le PSE, et 13 ont bénéficié de l'activité partielle et de l'activité partielle de longue durée (APLD). Seules quatre n'ont bénéficié ni de l'activité partielle ni de l'APLD.

Pour les grandes entreprises qui emploient plus de 5 000 salariés et celles qui enregistrent un chiffre d'affaires de plus de 1,5 milliard d'euros et un bilan de plus de 2 milliards d'euros, 37 PSE ont été mis en oeuvre sur la période 2020-2024, pour 28 000 contrats de travail. Parmi ces projets, seize avaient pour objet une fermeture de site, et cinq étaient liés à un projet de délocalisation. La majorité desdites entreprises, douze d'entre elles, ont bénéficié de l'activité partielle, quand une a été concernée à la fois par l'activité partielle et l'APLD, et quatre par aucune de ces deux mesures.

Ces chiffres permettent de remettre la problématique en perspective. Nous voyons bien que les aides de soutien à l'emploi et les exonérations peuvent ne pas suffire et que d'autres facteurs économiques défavorables, tels que la baisse de la demande, les coûts de production ou une situation internationale dégradée peuvent contribuer à ces situations. Au moment où je m'exprime, je n'ai pas connaissance de dispositifs d'aide aux entreprises qui feraient disparaître les PSE. Nous devons incontestablement concentrer nos efforts sur les dispositifs d'activité partielle et de formation, qui permettent d'amortir les effets de la dégradation de l'activité économique sur les territoires.

Je souhaite maintenant aborder la question du remboursement des aides en cas de restructuration et de suppression d'emplois, question complexe à laquelle on ne peut pas répondre par oui ou par non et qui nécessite d'opérer une distinction entre les aides reçues et les différents types de soutien apportés. Les décisions des entreprises de procéder à des PSE dépendent avant tout de la conjoncture économique. Il est donc extrêmement important de prévenir les comportements opportunistes et les détournements de procédures.

Pour les entreprises qui rencontrent des difficultés économiques et qui sont contraintes d'effectuer un PSE, nous appliquons jusqu'à maintenant une logique de réparation, avec une obligation de revitalisation territoriale. Dans ce cadre, le préfet peut imposer une obligation de recréation d'activités et de développement des emplois. L'objectif est, dans le principe, de recréer autant d'emplois qu'il en a été supprimé. Nous vivons tous cela sur nos territoires, sur des durées plus ou moins longues. Cet engagement s'ajoute évidemment aux obligations sociales à l'égard des salariés.

En conclusion, très concrètement, les aides de l'État versées aux entreprises pour soutenir l'emploi doivent être - comme elles le sont déjà, mais nous devons faire preuve d'une grande vigilance - systématiquement conditionnées, transparentes et soumises à de nombreux contrôles. Ces exonérations de cotisations sociales, qui représentent des montants très importants, bénéficient aux petites et moyennes entreprises en nombre, mais davantage aux grandes entreprises en montant. Je rappelle qu'elles sont, certes, compensées par la sécurité sociale, mais qu'elles ont un coût global pour l'économie de notre pays.

Les dispositifs d'aide et d'exonération de cotisations sont plus évalués aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier en raison de la nouvelle obligation organique et de la mobilisation très forte des économistes, des corps d'inspection et des organismes indépendants. Cependant, cela ne veut pas dire qu'on n'a pas besoin d'aller plus loin. Il est de la responsabilité du Gouvernement comme du Parlement de prendre acte des résultats de ces évaluations pour orienter ces dispositifs, voire les supprimer lorsque les effets attendus ne sont pas au rendez-vous.

Dans un contexte économique très incertain, les entreprises ont besoin de visibilité et de stabilité des dispositifs d'aide publique, faute de quoi elles ne les utiliseront pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette commission d'enquête traite des grandes, voire des très grandes entreprises. Or, lorsque l'on parle de plus de 2 000 dispositifs d'aide et d'un montant cumulé de plus de 200 milliards d'euros, il s'agit de l'intégralité des aides consacrées à l'ensemble des presque 5 millions d'entreprises françaises. Madame la ministre, vous avez mentionné un montant de 75 milliards d'euros pour les exonérations de cotisations. À quel montant global de cotisations sociales versées par l'intégralité des entreprises en France cela correspond-il ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Les exonérations s'élèvent à 75 milliards d'euros, pour plus de 300 milliards d'euros de cotisations versées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, je vais aller directement au coeur du sujet, puisque nous vous recevons dans un moment politique qui n'est pas le même que lorsque nous avons commencé nos auditions. En effet, le Premier ministre, depuis trois semaines, insiste sur la nécessité de dégager d'urgence 40 milliards d'euros d'économies. Voilà qui irriguera les débats de notre Parlement et fera peut-être l'objet d'un budget rectificatif, voire d'un référendum. Et en même temps, on penche vers l'économie de guerre...

Je reviens sur le montant des exonérations de cotisations, qui, comme vous l'avez reconnu, sont une aide publique. Ce montant de 75 milliards d'euros équivaudrait au quatrième budget de l'État. Personnellement, je ne suis pas favorable aux exonérations de cotisations, parce que ces dernières sont une partie du salaire - net, brut, super brut. Ainsi, lorsque l'on exonère, on ampute une partie du salaire des travailleurs et des travailleuses, tout en le compensant par la TVA, c'est-à-dire par l'impôt de l'ensemble des Françaises et des Français. Les travailleurs et les travailleuses y perdent ainsi deux fois. Tout cela relève d'un débat philosophique et politique.

Premièrement, je m'interroge sur les exonérations de cotisations portant sur les salaires dépassant 1,6 Smic. Selon l'ensemble des économistes que nous avons auditionnés, libéraux comme progressistes, il peut y avoir débat en dessous de ce montant, mais au-delà, tous s'accordent sur le fait que l'effet bénéfique sur l'emploi de ces exonérations, qui s'élèvent à 20 milliards d'euros, est quasi nul. Ainsi, dans un contexte où l'on recherche des économies, ne pourrait-on pas revenir sur les exonérations sur les salaires au-delà de 1,6 Smic ?

Deuxièmement, considérez-vous que, en dessous de 1,6 Smic, nous sommes confrontés à des trappes à bas salaire ? En effet, plus on exonère à ce niveau de rémunération, moins les directions d'entreprises sont incitées à augmenter les salaires.

Ma troisième question est la suivante : êtes-vous favorable à ce que les entreprises qui bénéficient des exonérations de cotisations sociales respectent la loi française ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Pour répondre à votre dernière question, bien évidemment, la règle de base est que toute entreprise, quelle que soit sa taille, même unipersonnelle, doit respecter la loi, de même que chaque Français. Cela fait partie de notre contrat social. Si l'on ne respecte pas la loi, on a un problème de contrat social.

Pour le reste, vous avez raison, c'est une question de philosophie. Dans mon propos liminaire, j'avais bien pris la précaution oratoire de dire que ces 75 milliards d'euros étaient compensés, ne pesant donc pas sur le budget de la sécurité sociale proprement dit. Toutefois, cela ne veut pas dire que ce montant ne grève pas les comptes de la Nation, comme je l'ai reconnu bien volontiers.

Je consulte la littérature sur ce sujet : jusqu'à 1,6 Smic, les allégements sont, clairement, un élément important d'attractivité. En revanche, il y a bien une question autour des trappes à bas salaires, on ne peut le nier. Le sujet est toujours le même : les cotisations versus le salaire, donc l'emploi. Vous m'avez demandé, monsieur le président, de donner des éléments contextualisés par rapport à ce qui se fait au niveau européen : il y a là une problématique propre à la France. Nous aurons à débattre de ce sujet, extrêmement intéressant.

Au mois d'octobre, nous célébrerons les 80 ans de la sécurité sociale, qui est l'élément clé du contrat social de notre pays. Or la solidarité intergénérationnelle est, aujourd'hui, totalement supportée par les actifs. En avons-nous les moyens, dans le contexte actuel d'évolution démographique, démontré scientifiquement ? Ce qui est vrai actuellement le sera encore plus à partir des années 2030 et jusqu'aux années 2040 et 2050 : la transformation de la population sera telle que le nombre d'actifs risque de ne pas être suffisant pour notre modèle social. Nous devons donc nous demander ce que nous faisons reposer sur ce dernier. C'est un enjeu de société majeur : d'un côté, des gens qui bossent expliquent que la différence entre les salaires brut et net fait qu'un certain nombre de personnes qui travaillent s'appauvrissent. De l'autre, notre modèle social est très vertueux, mais aussi très coûteux.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce sujet est très important. Nous sommes non seulement confrontés à un problème de courbe démographique, mais aussi, alors que nous approchons des 80 ans de la sécurité sociale, à d'autres éléments qui ont énormément changé depuis 1945.

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Bien sûr.

M. Olivier Rietmann, président. - À l'époque, on commençait à travailler à 14 ans, l'espérance de vie était de 60 ans, l'âge du départ à la retraite était fixé à 65 ans, on travaillait 45 heures par semaine et les femmes avaient en moyenne trois enfants au cours de leur vie.

Or aujourd'hui, nous avons peu ou prou le même système qu'alors, supporté par les mêmes personnes, alors que nous commençons en moyenne à travailler à 25 ans, que l'âge de départ à la retraite a baissé, que l'espérance de vie est beaucoup plus longue et que le nombre d'enfants par femme dépasse à peine 1,5.

Le problème n'est donc pas que celui des exonérations de cotisation ou de l'âge de départ à la retraite, mais de savoir qui supportera, pour l'avenir, ce cadre social, lequel ne correspond plus, sur le plan mathématique, à ce qu'il était il y a 80 ans.

Dans ce cadre, concernant les aides aux entreprises, l'alternative est la suivante : mettons-nous fin aux aides aux entreprises pour maintenir ce système social ? Ou bien les poursuivons-nous, avec quel report des cotisations ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, le temps presse. Je pourrais parler des heures d'Ambroise Croizat et du modèle social français, mais je préfère que nous restions ancrés sur le sujet de notre commission d'enquête.

Vous avez reconnu l'existence d'une trappe à bas salaire sur les exonérations concernant les salaires inférieurs à 1,6 Smic. En revanche, vous n'avez pas répondu sur les salaires dépassant ce montant. Les économistes estiment que les exonérations, à ce niveau, ont un effet quasi nul sur l'emploi. Sommes-nous donc d'accord, alors que nous cherchons à économiser 40 milliards d'euros, pour revenir sur ces 20 milliards d'euros ? Nous ferions ainsi la moitié du chemin en une après-midi !

Vous convenez avec moi que les entreprises bénéficiant d'exonérations de cotisations doivent respecter la loi. Sans aborder l'évasion fiscale des grandes entreprises, je souhaite mentionner les branches professionnelles dont les salaires les plus bas sont inférieurs au Smic. Sur 171, 94, à ma connaissance, ne respectent pas encore le cadre de la loi.

Parlementaire depuis huit ans, j'ai interpellé les ministres du travail successifs sur cette question. À chaque fois, l'on me répond que le sujet est difficile, que les choses avancent doucement, qu'il faut une négociation. Madame la ministre, puisque vous êtes d'accord avec moi sur le respect de la loi, pourrait-on envisager un critère selon lequel la branche professionnelle ne doit pas prévoir de salaire inférieur au Smic ? Les entreprises des branches qui ne seraient pas dans ce cas ne pourraient alors pas bénéficier d'exonération.

Voilà qui accélérerait les négociations, au sein de l'ensemble des branches professionnelles, en vue d'un salaire de départ se situant au moins au niveau du Smic. Qu'en pensez-vous, madame la ministre ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je reviens sur votre première question : aujourd'hui, il y a une incertitude sur les effets d'exonérations sur les salaires supérieurs à 1,6 Smic. Nous devons travailler sur le sujet pour mieux nous documenter et prendre une décision. Je ne veux pas répondre simplement par oui ou par non.

Sur le deuxième sujet, celui des salaires minima dans les branches, la direction générale du travail rencontre une difficulté : à chaque fois qu'on augmente le Smic, on remet un euro dans la machine. Faut-il mettre fin aux aides en cas de non-respect de la loi ? En tout cas, peut-être pourrions-nous examiner le cas des branches qui sont dans ce cas de manière endémique. En effet, certaines ne le sont qu'occasionnellement, à l'occasion d'une augmentation du Smic.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur 94 branches, au moins 75 sont concernées régulièrement. Commencer par elles pourrait inciter les vingt autres à avancer.

Je reviens sur les PSE et sur les aides publiques. Vous avez dit que vous compreniez la colère, l'émoi que suscitent les licenciements opérés par des entreprises qui touchent des aides publiques. Mais il n'y a pas que les PSE : les grandes entreprises procèdent aussi à des plans de départs volontaires ou à des plans de siège. Mais in fine, cela reste des destructions d'emplois. Dans le cas des PSE, il faut démontrer l'existence de difficultés économiques, ce qui est complexe pour certaines grandes entreprises.

Nous avons commencé nos auditions dans un climat social caractérisé par la mise en oeuvre de 300 plans sociaux, avec environ 300 000 emplois menacés ou supprimés, notamment chez Michelin et Auchan. Voilà la raison pour laquelle le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky du Sénat a proposé cette commission d'enquête. Mais, depuis, d'autres entreprises, dont certaines de celles que nous avons auditionnées, ont annoncé des plans sociaux, dont Thales, STMicroelectronics et ArcelorMittal.

Ainsi, cette dernière entreprise va supprimer 636 emplois et retarde l'investissement d'un milliard d'euros, complété par 850 millions d'euros de l'État, pour décarboner les hauts fourneaux. Elle délocalise la matière grise en Inde, avant de rapatrier la production dans trois ans. Or 195 millions d'euros d'aides publiques lui ont été accordés en 2023, alors que cette entreprise ne va pas mal, avec 17 milliards d'euros de fonds propres et un endettement de 5 % - contre 15 % pour ses concurrentes. Elle vient de verser 600 millions d'euros de dividendes à ses actionnaires et a racheté pour 12 milliards d'euros d'actions en quatre ans.

Michelin va supprimer 2 200 emplois, mais a versé 1,4 milliard d'euros de dividendes à ses actionnaires. Thales va mettre fin à 1 800 emplois après avoir effectué pour 500 millions d'euros de rachats d'actions. Quant à Sanofi, qui a voulu supprimer 330 emplois et souhaite se séparer d'un site, elle a versé 4,4 milliards d'euros de dividendes tout en bénéficiant de 100 millions d'euros de crédits d'impôt chaque année.

Madame la ministre, je parle bien des grandes entreprises. Ne pensez-vous pas que la question des PSE et du périmètre des difficultés économiques devrait être revue ? En effet, lorsqu'un groupe possède autant de fonds propres, verse des dividendes, rachète des actions et reçoit une aide publique, cela devrait être pris en compte dans le cadre d'un PSE.

Au-delà de l'émoi ou de la colère, allons-nous prendre des mesures concrètes ? Je prends l'exemple de STMicroelectronics, qui n'est pas une entreprise comme les autres, car l'État en est le principal actionnaire. Considérez-vous que, lorsqu'il est actionnaire, l'État doit se conduire comme un actionnaire proactif, au minimum sur les questions de maintien de l'emploi, au vu des subventions publiques versées chaque année ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Recentrons le sujet : des aides publiques ont été versées à des entreprises par la France pour leur présence en France. Or celles que vous venez de citer ont toutes des activités qui dépassent largement le cadre de notre pays. La question qui se pose est donc également celle de la situation des marchés internationaux.

Je prends l'exemple d'ArcelorMittal, dossier qui concerne directement le territoire sur lequel je suis élue. Je vois parfaitement ce dont il s'agit, puisque ce groupe supprime un centre à Saint-Brice-Courcelles, soit environ 111 emplois, ce qui loin d'être négligeable.

Je choisis cet exemple parce qu'il y a un enjeu autour de la surcapacité de la sidérurgie européenne, voire mondiale. Ce mouvement n'est pas récent et la demande, sur le marché mondial, est affaiblie. L'État est extrêmement vigilant, notamment sur le reclassement des salariés et sur la situation à Dunkerque et à Fos-sur-Mer. En effet, la question est celle du maintien des relations avec des groupes qui restent encore en France.

Lors de la réunion extraordinaire de son comité social et économique (CSE) du 23 avril, ArcelorMittal a annoncé un projet de restructuration visant les sept usines du Nord, qui tend à la délocalisation de 200 à 260 postes et à la suppression de 400 postes de production. Les conséquences sont importantes pour les territoires concernés. Mais 7 100 salariés demeurent sur le territoire, d'où notre besoin d'une vigilance totale.

Pour Sanofi, c'est la même chose : nous faisons face à une compétition mondiale avec, de surcroît, un enjeu de souveraineté, lié à la production dans notre pays d'un certain nombre de médicaments. Je partage cette analyse : il y a une nécessité de contrôler ces PSE, la façon dont ils sont mis en oeuvre et le reclassement des salariés. Mais en même temps, nous devons faire attention aux mesures que nous prenons, le risque étant que des groupes décident de quitter définitivement notre pays en raison du coût du travail et du traitement qui leur serait réservé en France. C'est un équilibre qu'il faut trouver.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'équilibre est quelque peu complexe... Reprenons l'exemple d'ArcelorMittal : l'appel à la vigilance, l'actionnaire Mittal, pardonnez-moi de le dire ainsi, s'en contrefout royalement. Avec 17 milliards d'euros de fonds propres, le groupe investit en Inde et au Brésil en y construisant de nouvelles usines. Si nous ne décarbonons pas nos deux hauts fourneaux d'ici au 1er janvier 2030, il faudra stopper leur activité, ce qui entraînera la fermeture des laminoirs et mettra fin à l'activité sidérurgique en France.

Mittal possédait 22 hauts fourneaux il y a douze ans, et 11 aujourd'hui. La réalité est que, sans 1,8 milliard d'euros, dont 850 millions de l'État via l'Ademe (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), il n'y aura pas de décarbonation. Or pour décarboner les hauts fourneaux, il faut construire une ligne à haute tension de huit kilomètres entre la centrale de Gravelines et Dunkerque, ce qui mobilise cinq équivalents temps plein (ETP). Au sujet des 636 postes supprimés, pourrions-nous convoquer Mittal pour lui demander si lesdits cinq ETP font partie de ces emplois ? Si oui, cela signifie que Mittal sait, d'ores et déjà, qu'il n'investira pas dans la décarbonation. Dans ce cas, allons-nous continuer à verser 300 millions d'euros chaque année à ArcelorMittal, qui n'en a pas besoin, alors que nous savons que les sites fermeront dans trois ans ? Céder au chantage à l'emploi n'a jamais empêché aucune fermeture.

M. Olivier Rietmann, président. - Je voudrais aller plus loin. Ne commettons-nous pas une erreur du « en même temps » dans le versement des aides publiques ? En effet, notre objectif, au vu de la situation actuelle, est de soutenir la compétitivité de nos entreprises tout en préservant les finances de l'État.

Or au fil des auditions, nous nous rendons compte que les aides publiques apportées aux entreprises incluent, certes, des exonérations de cotisations, mais aussi des subventions tendant à inciter les entreprises à investir dans la décarbonation, c'est-à-dire à verdir leur production. Cependant, n'allons-nous pas un peu vite en besogne ? En effet, les aides à la décarbonation ne représentent qu'un faible pourcentage des investissements, jusqu'à 10 %, ce qui laisse un reste à charge aux entreprises.

Ainsi, ne rendons-nous pas nos entreprises moins compétitives en les incitant à investir dans la décarbonation ? Certaines le font sans grande aide, comme Total, qui consacre 500 millions d'euros à la décarbonation de son site de Grandpuits, avec de l'argent qu'il gagne ailleurs, aux États-Unis ou en Amérique du Sud. En effet, décarboner demande énormément d'argent.

Ne conviendrait-il pas plutôt de diminuer cette pression et ces aides publiques à la décarbonation, sans y mettre complètement fin, au profit des exonérations de cotisation, afin de rendre nos entreprises encore plus compétitives ? Cela leur permettrait de payer les salaires et d'investir ultérieurement dans la décarbonation. Or aujourd'hui, nous poussons des entreprises peu compétitives à décarboner, ce qu'elles ne peuvent même plus faire faute de moyens...

Nous sommes au pied du mur. Ne serait-il pas préférable de mettre le paquet sur la compétitivité des entreprises, en prenant rendez-vous, une fois la compétitivité renforcée, pour relancer nettement la décarbonation, plutôt que de faire les deux en même temps ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - S'agissant de Dunkerque, je me permettrai de citer le ministre de l'industrie, Marc Ferracci, qui est le premier concerné par ce dossier, et qui, en réponse à une question qui lui était posée la semaine dernière à l'Assemblée nationale, a déclaré qu'il n'y avait « pas d'aides [...] sans contrepartie ». C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a indiqué aux dirigeants d'ArcelorMittal qu'il cesserait d'accompagner l'entreprise si celle-ci ne réalisait pas les investissements attendus.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez-moi, mais il faut distinguer entre, d'une part, les 1,8 milliard d'euros - dont 850 millions d'euros d'aides de l'Ademe - du projet de décarbonation d'ArcelorMittal, pour lesquels, effectivement, l'État ne contribuera que si l'entreprise s'engage financièrement et, d'autre part, les 295 millions d'euros d'argent public versés chaque année à ce groupe, dont 195 millions d'euros d'aides à la décarbonation - mais sans contrepartie -, 40 millions d'euros d'exonérations de cotisations sociales, 11 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR), et quelques millions d'euros d'aides à l'apprentissage.

Qu'ArcelorMittal investisse ou non dans les hauts fourneaux, il continuera de toucher les 40 millions d'euros d'exonérations de charges et les 195 millions d'euros au titre de l'énergie. Si le groupe s'apprête à mettre fin à l'activité de ces hauts fourneaux, ne faudrait-il pas cesser de lui verser des aides, et ce d'autant qu'il n'en a vraiment pas besoin ?

M. Olivier Rietmann, président. - L'aide de 850 millions d'euros que l'État verse à ArcelorMittal ne servira à rien, dans la mesure où les résultats de l'entreprise sont catastrophiques en France en ce début d'année 2025. En réalité, le seul enjeu qui vaille est celui de la compétitivité de nos entreprises.

Mme Catherine Vautrin, ministre. - C'est la raison pour laquelle l'État n'investira pas si l'entreprise ne veut pas investir.

Pour répondre plus globalement à votre question sur la compétitivité des finances publiques et des aides publiques, monsieur le président, je pense qu'il existe un autre enjeu, qui est l'enjeu climatique. Dans le cadre du plan France 2030, le Gouvernement défend ainsi un certain nombre d'aides publiques en matière d'environnement, pour créer un effet de levier permettant à la fois de « verdir » notre industrie et de favoriser la soutenabilité financière des projets de décarbonation. Cela étant, j'entends ce que vous dites : dès lors que certaines entreprises sont dans une situation moins favorable, cela peut leur poser un certain nombre de difficultés.

Cela pose plus généralement la question des cotisations et des charges des entreprises. Certains dirigeants mettent en cause, au nom de la compétitivité, le bien-fondé du paiement des cotisations maladie ou famille par leurs entreprises... Or, si ce ne sont pas les entreprises qui règlent ces cotisations, qui prendra en charge les 270 milliards d'euros du budget de l'assurance maladie ?

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage votre point de vue : l'entreprise doit cotiser pour le chômage, la retraite, les accidents du travail et les maladies professionnelles. La question se pose en revanche pour le reste...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis partisan d'un débat sur notre modèle social. Un ministre du travail, en France, se doit de défendre ce modèle, car il s'agit d'un élément de compétitivité et d'attractivité en tant que tel. J'entends constamment le patronat se plaindre du niveau des prélèvements obligatoires et des charges - qui sont en fait les cotisations de leurs salariés -, mais personne ne rappelle jamais que notre modèle social est excellent. Il nous permet notamment d'avoir la proportion de retraités pauvres la moins élevée d'Europe.

Madame la ministre, je voudrais vous interroger sur des chiffres que j'ai déjà exposés au PDG de Carrefour, M. Bompard : sur la période 2013-2018, Carrefour a touché un montant cumulé de 2,033 milliards d'euros d'aides au titre du CICE et d'exonérations de charges diverses ; ce chiffre est à comparer aux 3,656 milliards d'euros de bénéfices réalisés et aux 2,865 milliards d'euros de dividendes versés. Concrètement, ces aides comptent pour moitié dans les bénéfices réalisés et représentent une part significative des dividendes versés aux actionnaires !

Je cite cet exemple, car il est particulièrement éclairant - je précise que M. Bompard n'a pas contesté les chiffres. Qu'en pensez-vous, madame Vautrin, en tant que ministre du travail ? Les exonérations de charges doivent-elles servir à accroître les bénéfices des grandes entreprises et à rémunérer les actionnaires ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Il me serait difficile de commenter ces chiffres, car je ne dispose pas des éléments d'appréciation que pourraient me fournir les services de mon ministère. En revanche, j'aurais souhaité disposer également du montant de l'impôt sur les sociétés, des cotisations et des diverses taxes payés par cette grande entreprise, ainsi que le montant de sa contribution supplémentaire à l'apprentissage et de son versement mobilité, de sorte à avoir une vision réellement globale de la situation. Ce que vous exposez est extrêmement intéressant, mais le sujet mérite d'être étudié dans son intégralité et évalué à 360 degrés.

Sur le fond, monsieur le rapporteur, je pense comme vous que nous avons un excellent modèle social. Je ne veux pas laisser croire que je puisse penser différemment. Il faut simplement que chacun ait bien en tête qu'il convient aujourd'hui de faire des économies.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans ce cas, madame la ministre, arrêtez de détricoter ce modèle à la moindre occasion ! Du reste, votre réponse sur les chiffres que je viens de citer me fait penser à ce que répondent systématiquement les patrons que j'interroge quand je mets en balance les aides que leur entreprise perçoit et les bénéfices qu'elle fait...

Laissons Carrefour un instant et parlons de nouveau de STMicroelectronics, société qui perçoit beaucoup d'argent public, presque un demi-milliard d'euros de crédits d'impôt chaque année, sans payer le moindre euro d'impôt ! Sans compter qu'elle vient d'annoncer qu'elle va supprimer 1 000 emplois. Quelque chose ne tourne pas rond !

M. Olivier Rietmann, président. - Je rejoins le rapporteur au sujet de STMicroelectronics.

Quand une entreprise explique qu'elle fait des bénéfices importants au niveau mondial, mais que ses activités sur le sol français sont insuffisantes pour gagner de l'argent, donc pour payer des impôts en France, cela me semble normal. En revanche, quand une entreprise qui a touché énormément d'aides au sortir de la crise de la covid-19, sous prétexte de préserver l'indépendance de notre pays dans le domaine des semi-conducteurs, explique qu'elle ne paie pas d'impôts en France parce qu'elle ne vend pas ses produits sur notre territoire, il y a un problème, madame la ministre !

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je vous entends parfaitement, monsieur le président. Je me contentais de réagir aux montants cités par M. le rapporteur, en faisant remarquer qu'il était préférable de disposer de la totalité des chiffres, notamment en termes de création de richesses, de taxes et d'impôts payés. C'était le sens de ma réponse.

M. Olivier Rietmann, président. - Par souci de transparence, précisons que les chiffres relatifs au CICE et aux exonérations de charges sont nationaux et que les montants des bénéfices et des dividendes sont, eux, internationaux...

M. Michel Masset. - Madame la ministre, vous avez souligné que toutes les aides et exonérations étaient contrôlées a posteriori. De quels moyens disposez-vous pour effectuer ces contrôles ? Pensez-vous les amplifier ? J'ai notamment entendu parler d'un plan de lutte contre la fraude sociale. Dans quelle proportion les entreprises n'ont-elles pas joué le jeu ? Sont-ce toujours les mêmes entreprises qui bénéficient des aides ou exonérations ? Enfin, les formulaires d'aides et d'exonérations sont-ils suffisamment simples pour que toutes les entreprises puissent les remplir et en bénéficier ? Ces documents sont-ils suffisamment connus de tous ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Madame la ministre, les travaux de notre commission d'enquête m'amènent à la conclusion que l'octroi d'aides publiques permettait de compenser les charges sociales et fiscales, qui sont très élevées en France par rapport à d'autres pays d'Europe ou même du monde, et permettait d'assurer le maintien de la compétitivité de nos entreprises à l'international.

Le ministère a-t-il conduit des études permettant d'évaluer l'effet sur l'emploi d'une baisse généralisée de ces charges, en comparaison du montant des aides publiques octroyées ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Monsieur le sénateur Masset, l'Urssaf est évidemment l'un des grands acteurs de la lutte contre la fraude. L'année dernière, ce sont ainsi 64 000 contrôles qui ont été menés.

Vous m'interrogez sur la lisibilité des formulaires : les très grandes entreprises, qui font l'objet de votre commission d'enquête, disposent d'équipes dont le métier est précisément d'aller chercher les aides, si je puis dire ; en outre, elles ont en règle générale les moyens de répondre aux formulaires et de payer les amendes qui leur sont infligées. Je précise que l'administration respecte le principe du « dites-le-nous une fois », qui équivaut à l'application d'un droit à l'erreur.

Aujourd'hui, nous souhaitons aller plus loin en matière de recouvrement et mobilisons les Urssaf pour progresser dans ce domaine. En effet, à l'heure actuelle, le rapport entre le montant des amendes infligées et le montant recouvré est de un à dix.

Madame la sénatrice Renaud-Garabedian, vous avez raison, l'objectif de ces aides publiques est de compenser notre manque de compétitivité. Le rapport de la mission Bozio-Wasmer montre qu'en réduisant le coût du travail on rend de la compétitivité à nos entreprises. C'est tout le sens de la baisse des cotisations patronales que nous avions prévue dans le projet de loi de finances pour 2025 et qui a donné lieu à un débat parlementaire nourri. Il nous reste à évaluer les incidences de cette mesure sur le maintien de l'emploi dans les entreprises.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Madame la ministre, en 2023, on a créé la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf). Cette cellule nationale de veille contre la fraude aux aides publiques a permis de créer des synergies grâce à une doctrine commune des administrations et des organismes chargés du versement des aides publiques.

Quand vous parlez d'aides publiques d'une manière générale, s'agit-il également des aides consenties aux entreprises ? Et, dans l'affirmative, quelle est la méthodologie employée pour détecter la fraude ? Quels sont les résultats obtenus en matière de fraude en 2024 ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je m'engage à vous transmettre une réponse détaillée par écrit si tant est que des résultats soient d'ores et déjà disponibles. Je rappelle que la mise en place de la Micaf est très récente, et je crains de manquer d'éléments sur le sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. -Je reste un peu sur ma faim concernant les chiffres sur les aides publiques que je vous ai demandé de commenter.

Madame la ministre, j'estime pour ma part que de telles situations sont inacceptables. Le monde salarié, dans sa grande diversité, ne peut plus comprendre que des entreprises viables économiquement, qui dégagent d'importants bénéfices, versent des dividendes et procèdent à des rachats d'actions pour plusieurs milliards d'euros, continuent à percevoir des aides publiques via des crédits d'impôt, des exonérations, des subventions directes ou indirectes, et puissent ensuite déclencher des plans sociaux de grande envergure, surtout dans la période actuelle.

Contrairement à ce que vous venez de dire, le suivi des aides publiques est peu ou prou inexistant, tout comme l'évaluation de tous ces dispositifs. C'est ce que confirment les auditions que nous avons menées, que ce soit avec l'IGF ou la DGFiP (direction générale des finances publiques). Certes, le contrôle fiscal est plutôt bien fait en France ; en revanche, pour ce qui est du suivi et de l'évaluation des dispositifs, on patauge beaucoup.

Dernière question, madame la ministre : êtes-vous favorable à ce que l'on fasse toute la transparence sur l'étendue et le montant des différents dispositifs d'aide publique ? Nous avons été surpris de constater ici que la quasi-totalité des PDG interrogés étaient assez d'accord avec cette idée - je précise qu'ils estimaient néanmoins que ce travail de transparence était plutôt du ressort de l'administration et non de chaque entreprise.

Seriez-vous d'accord pour rendre public, entreprise par entreprise, le montant des exonérations de cotisations, celui des aides à l'apprentissage, ainsi que les aides versées au titre du chômage partiel, ces dernières intéressant au premier chef les salariés et leurs organisations syndicales ?

M. Olivier Rietmann, président. - Puisque M. le rapporteur a prononcé le mot, je terminerai en évoquant l'apprentissage.

Je suis de ceux qui estiment qu'il est tout à fait normal de diminuer le montant des aides publiques versées à un moment donné, et à juste titre, pour favoriser un modèle, comme celui de l'apprentissage, dès lors que ce modèle est bien ancré dans un écosystème, fonctionne de lui-même et semble pérenne.

Le choix a été fait de réduire l'aide à l'apprentissage dans le cadre du dernier projet de loi de finances. Je ne mets pas en cause cette décision à proprement parler, mais je regrette que nous n'ayons pas disposé d'éléments d'appréciation plus précis pour fixer le plus rationnellement possible le montant de cette baisse. Nous avons eu le sentiment qu'il s'agissait d'un coup de rabot à l'aveugle, faute d'évaluations détaillées, secteur par secteur, taille d'entreprise par taille d'entreprise.

Je suis convaincu que l'on parviendra, à terme, à diminuer les aides à l'apprentissage, tant ce modèle a vocation à s'étendre. D'ici là, vous engagez-vous, madame la ministre, à ce que les parlementaires puissent disposer de véritables critères d'évaluation dans le projet de loi de finances pour 2026, pour calibrer ces aides au plus juste ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - J'entends votre demande, monsieur le président. Je ne vois aucune difficulté à ce que nous y travaillions. Il y a deux écoles aujourd'hui : il y a, d'un côté, ceux qui considèrent qu'il faut privilégier les petites entreprises, donc qu'il ne faut plus verser d'aides à l'apprentissage aux grandes entreprises ; de l'autre, il y a ceux qui disent que les aides doivent continuer d'être versées à toutes les entreprises, mais seulement jusqu'à un certain niveau de diplôme, moins élevé qu'actuellement.

Il ne faut pas oublier la dimension territoriale du sujet. Dans les territoires frontaliers, comme le vôtre, monsieur le président, on est frappé de constater que tous les jeunes en formation dans les centres d'apprentissage n'ont qu'un rêve, celui de partir travailler dans le pays voisin...

En réponse à M. le rapporteur, je tiens à dire que je n'ai aucun problème avec son souci de transparence. Dans le questionnaire que la commission d'enquête a adressé à mon ministère, nous avons ainsi cité un certain nombre d'entreprises et livré des chiffres assez précis sur le montant perçu par les unes et des autres et sur leur recours aux différents dispositifs d'accompagnement. Vous disposez donc déjà de données fournies à ce sujet, et il me semble parfaitement naturel que de tels éléments soient mis à la disposition de votre commission. La seule limite qui s'impose est celle du secret statistique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, je ne vous parlais pas des données collectées par la commission d'enquête. En l'occurrence, les prérogatives d'une telle commission l'autorisent à interroger l'ensemble des ministres et à demander l'ensemble des pièces qu'elle juge utiles dans le cadre de ses travaux. En tant que rapporteur, je peux même me rendre dans les services de votre ministère pour les récupérer ! Nous vous avons adressé un questionnaire, vous y avez répondu. Dont acte !

Moi, ce dont je vous parle, c'est d'améliorer la transparence sur les aides publiques, qu'il s'agisse des aides pour la prise en charge du chômage partiel, des aides à l'apprentissage ou des exonérations de cotisations.

J'observe que, très souvent, les comités sociaux et économiques (CSE) ne connaissent pas le montant des aides publiques, des différents crédits d'impôt, des exonérations de cotisations dont bénéficie l'entreprise. Seriez-vous favorable, madame la ministre, à faire la transparence sur ces dispositifs, de telle sorte qu'au minimum les salariés et les CSE y aient accès ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - L'existence d'un dialogue social de qualité, qui permette à toutes les instances de l'entreprise d'être informées, me paraît essentielle. De la même manière, je suis de ceux qui restent profondément attachés à l'intéressement et à la participation, qui sont d'autres éléments favorisant un dialogue social de qualité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personnellement, je reste attaché au salaire, car c'est sur celui-ci que reposent notre modèle social et les cotisations.

Mme Catherine Vautrin, ministre. - L'un n'empêche pas l'autre !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, mais, depuis une quinzaine d'années, on voit bien que l'on substitue à la question des salaires celles du pouvoir d'achat, de l'intéressement, de la participation, voire de l'actionnariat salarié.

Je ne suis pas sûr d'avoir compris votre réponse : vous êtes plutôt favorable au dialogue social. Mais quid d'une transparence totale, par exemple sous la forme d'un tableau comprenant l'ensemble des données, qui serait disponible sur le site du ministère du travail ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je viens de parler d'une transparence totale au sein de l'entreprise dans le cadre du dialogue social. Cela me semble être un élément important, qui fait d'ailleurs l'objet d'un certain nombre d'obligations légales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, je suis régulièrement interpellé par des salariés, qui découvrent les montants des aides publiques que leur entreprise a perçues et me disent qu'ils n'en savaient rien ! Depuis le début de ces auditions, M. le président et moi-même avons reçu énormément de salariés, qui sont scandalisés par cette situation. Pour ne prendre que cet exemple, tout le monde ignorait chez Sanofi que l'entreprise avait perçu près de 1 milliard d'euros en dix ans au titre du crédit d'impôt recherche.

Cette transparence que je réclame est d'utilité publique. Elle serait un élément essentiel du dialogue social apaisé que vous appelez de vos voeux ; elle contribuerait à renouer le lien de confiance entre les Français et leurs entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup, madame la ministre.

L'audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 00.

- Présidence de M. Michel Masset, vice-président -

Audition d'Ubisoft - M. Yves Guillemot, président, Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, directrice générale des studios et du portefeuille de marques, et M. Emmanuel Martin, vice-président chargé des affaires corporatives

M. Michel Masset, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Yves Guillemot, président d'Ubisoft, Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, directrice générale des studios et du portefeuille de marques et M. Emmanuel Martin, vice-président chargé des affaires corporatives.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.

Madame, Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Ubisoft.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yves Guillemot, Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis et M. Emmanuel Martin prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, elle vise à établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, nous cherchons à déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, cette commission d'enquête a vocation à réfléchir aux contreparties, en matière de maintien de l'emploi au sens large, qui pourraient être imposées aux grandes entreprises lorsque celles-ci procèdent à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités alors qu'elles ont perçu des aides.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître le regard que vous portez sur les aides publiques aux entreprises.

Permettez-moi de formuler quelques questions pour guider vos propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Pouvez-vous nous dresser le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Plus spécifiquement, quel est votre regard sur le crédit d'impôt jeux vidéo, qui a souvent été mentionné lors de nos auditions ? Avez-vous des propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorables à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Le cas échéant, quelles devraient être les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Yves Guillemot, président d'Ubisoft. - Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Je suis accompagnée de Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, qui s'occupe de nos studios sur l'ensemble du monde, et d'Emmanuel Martin, le vice-président chargé des affaires corporatives.

J'ai créé Ubisoft en 1986 avec mes frères, en Bretagne, où nous avons nos racines familiales. Avec nos équipes, nous sommes devenus, en trente-neuf ans, l'un des leaders du secteur du jeu vidéo. Nous avons ainsi intégré le top 5 des créateurs de jeux vidéo dits « AAA », qui sont l'équivalent des blockbusters pour les films, c'est-à-dire de jeux dont la production coûte entre 50 et 200 millions d'euros.

Nous siégeons à Carentoir, dans le Morbihan, et nous sommes très contents d'être une société française éditant, publiant et créant des oeuvres partout dans le monde. Les équipes d'Ubisoft comptent 17 000 personnes, réparties dans 40 studios situés dans 30 pays différents. Grâce au talent de nos équipes, nous avons créé de grandes franchises mondialement reconnues parmi lesquelles Assassin's Creed, Just Dance, Rainbow Six, Prince of Persia, Les Lapins Crétins, ou encore Rayman.

Notre objectif est d'enrichir la vie de nos joueurs et de nos joueuses, en leur offrant des expériences ludiques qui leur permettent de comprendre les événements passés, de connaître des villes, des pays et des façons de vivre différentes, mais aussi de se connecter avec d'autres joueurs pour partager une expérience en commun et d'apprendre la persévérance en se confrontant avec soi-même pour aller au bout d'un jeu.

Le jeu vidéo est aujourd'hui la première industrie culturelle au monde, devant le cinéma ou la musique. Il s'agit d'un produit culturel mondialisé, qui parle à l'imaginaire de tous, notamment des jeunes. Le secteur est stratégique, puisqu'il est un véritable outil de soft power.

Nous exportons nos jeux dans le monde entier. La France représente seulement 5 % de notre chiffre d'affaires - les 95 % restants résultent de nos exportations. Nous avons réalisé l'année dernière un chiffre d'affaires de 2,3 milliards d'euros pour un résultat de 157 millions d'euros et nous avons payé, en 2023, 25,3 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en France.

Nous avons six studios de développement en France, à Paris, Montpellier, Annecy, Lyon et Bordeaux, et nous avons installé notre siège social international à Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne. Ubisoft est ainsi depuis plusieurs années le premier employeur du secteur en France : nos plus de 4 000 salariés répartis sur tout le territoire représentent un tiers des effectifs directs en France. Sur l'année fiscale 2024, nous avons versé près de 310 millions d'euros de salaires et de cotisations sociales.

Quelles sont les aides publiques que nous percevons ? Nous venons juste de clôturer l'année fiscale au 31 mars 2025 et nous présenterons nos chiffres le 14 mai. Étant tenus à une période de réserve par l'Autorité des marchés financiers (AMF), nous ne pourrons donner aucune information sur ces chiffres. Nous vous présenterons donc les chiffres de l'année dernière - c'est-à-dire les aides que nous avons perçues du 1er avril 2023 au 31 mars 2024 -, qui ne présentent pas une différence importante avec ceux de cette année. Si vous le souhaitez, nous vous ferons parvenir par écrit les chiffres de l'année fiscale la plus récente dès que nous le pourrons. Nous tenons également à votre disposition l'historique de ces données sur les cinq dernières années.

Je commencerai par les crédits d'impôt. Nous avons reçu 24,1 millions d'euros au titre du crédit d'impôt jeux vidéo (CIJV) et 3,6 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR). Notre filiale Ubisoft Film & Télévision a perçu 3,1 millions d'euros et nous avons touché 73 000 euros au titre du crédit d'impôt mécénat.

En ce qui concerne les subventions, nous avons perçu 600 000 euros correspondant au dernier versement d'un partenariat de recherche et développement (R&D) conclu en 2019 entre notre studio de Bordeaux et la région Nouvelle-Aquitaine, pour un montant de 3,6 millions d'euros sur cinq ans.

Enfin, les réductions de charges se sont élevées à près de 6 millions d'euros : 2,1 millions d'euros pour les allocations familiales, 3,8 millions d'euros pour l'assurance maladie et 1 million d'euros de réduction générale des cotisations.

Au total, nous avons donc perçu 38,4 millions d'euros d'aides publiques, soit un montant comparable aux années précédentes. Je précise que nous n'avons pas reçu d'aide de l'Union européenne.

Permettez-moi de vous rappeler les termes du crédit d'impôt jeux vidéo, dont vous comprendrez l'importance pour nous. Il s'agit d'une aide sélective. Les jeux doivent contribuer au développement et à la diversité de la création française et européenne en matière de jeux vidéo. La sélection est déterminée au moyen d'un barème de points défini par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Le taux de défiscalisation est de 30 % des dépenses de développement pour une durée de trente-six mois maximum et se limite à 6 millions d'euros par studio.

La création d'un jeu ambitieux par Ubisoft implique la collaboration pendant plusieurs années d'une dizaine de studios à travers le monde, soit des centaines de personnes, pour des budgets qui s'expriment en centaines de millions d'euros. Le jeu vidéo est un écosystème à la fois créatif et technologique requérant de très hauts niveaux d'expertise. Aussi, nous sommes fiers d'avoir réussi à produire en France des jeux très ambitieux et à très grand budget. Peu de pays en sont capables, car cela nécessite des talents de très haut niveau et nous avons montré que la France était capable de rivaliser avec, par exemple, les blockbusters américains ou japonais.

En ce qui concerne les retombées pour la France, le CIJV a donné les moyens aux créateurs français, dont Ubisoft, d'être compétitifs. La constitution d'équipes de haut niveau a attiré en France les projets les plus ambitieux. Par exemple, notre studio de Bordeaux a été créé en 2017, à la suite d'une réforme ayant amélioré le CIJV de manière significative. Ce studio a connu une croissance importante et rapide, en obtenant des mandats de développement majeurs tels que l'avant-dernier volet de la franchise Assassin's Creed, qui a été créée à Montréal. Il s'agissait du premier jeu développé intégralement en France et il a d'ailleurs rencontré un grand succès.

À l'heure actuelle, le studio compte 400 talents et accueille, depuis 2021, un pôle de R&D internalisé. Il illustre notre volonté de rapatrier en France des projets habituellement dirigés par nos studios de Montréal ou de Québec. En effet, de nombreux salariés français qui s'étaient expatriés au Canada ont pu revenir en France, à Bordeaux, la ville leur plaisant particulièrement.

Le CIJV a favorisé la création de nouveaux emplois localisés en France. En raison de la création de ce crédit d'impôt en 2008, puis de sa réforme en 2017, Ubisoft a fait le choix de tripler ses effectifs français entre 2008 et 2017, puis de les multiplier par deux entre 2017 et 2022 pour atteindre 4 000 employés. Ensuite, cette trajectoire s'est légèrement infléchie. En effet, à la suite de résultats en deçà de nos attentes en 2023, nous avons mis en place en 2024 un plan d'économies. Nous avons ralenti le recrutement et ne remplaçons plus qu'un départ sur trois. Néanmoins, je tiens à dire clairement qu'Ubisoft n'a conduit aucun plan social en France. Nous avons toujours privilégié la répartition de nos talents sur le territoire français.

Le soutien apporté par le CIJV a facilité la pérennisation des emplois et nous a permis de conserver des professionnels fortement expérimentés et à haute compétence dans notre pays, alors qu'une véritable guerre des talents est à l'oeuvre dans notre industrie et que le travail à distance permet à nos concurrents étrangers de recruter partout dans le monde, notamment en France. Il nous a conféré une attractivité qui se traduit également par le recrutement dans les studios français de talents étrangers attirés par des projets prestigieux.

Ubisoft joue ainsi un rôle moteur dans l'écosystème français. Chacun de ses studios constitue un pôle majeur tirant vers le haut toute la région dans laquelle il est implanté. De plus, nos importants besoins en recrutement ont considérablement stimulé le développement de formations aux métiers du jeu vidéo. De nombreuses écoles se sont créées autour du jeu vidéo au fil des ans et forment énormément de talents. En outre, de nombreux studios français ont été créés par d'anciens employés d'Ubisoft.

Nous sommes donc fiers d'avoir provoqué un phénomène d'essaimage : très souvent, dans les villes ou les régions où nous sommes implantés, il existe de nombreux petits studios qui fonctionnent très bien, ce qui est positif. Les professionnels peuvent ainsi naviguer entre ces petits studios et Ubisoft.

Cet écosystème garantit une formation complète, ce qui est crucial pour entretenir l'innovation et la créativité. N'oublions pas que le jeu vidéo, par sa dimension technologique, est un secteur pionnier en matière d'innovation. Ubisoft a toujours fait le choix stratégique d'investir dans des technologies internes et propriétaires. La création récente d'un département transverse de 1 000 ingénieurs consacré aux technologies de production et dirigé depuis notre siège en France renforce cette indépendance technologique.

Il faut savoir que nous avons créé deux moteurs de jeu très reconnus, Anvil et Snowdrop, qui garantissent notre indépendance par rapport aux moteurs américains, lesquels sont utilisés par près de la moitié des acteurs du secteur.

Par ailleurs, nous développons des expertises de haut niveau grâce à notre cellule de R&D basée à Bordeaux. Nommée La Forge, celle-ci noue des partenariats fructueux avec de nombreux acteurs de la recherche, notamment française. Dans le domaine de l'intelligence artificielle générative, notre expertise se diffuse au-delà de notre secteur. Nous travaillons par exemple avec la société Nvidia, qui est très satisfaite de ce que nous réalisons ensemble. Bien sûr, chacun conserve la propriété intellectuelle de ses savoirs.

Grâce à la présence en France de notre siège social, mais aussi grâce à nos marques, à nos technologies propriétaires et au fait que nous disposons de nos propres data centers en France et en Europe, nous contribuons à la souveraineté numérique de notre pays. Nous avons par exemple racheté il y a quelques années l'hébergeur i3D.net, qui est devenu l'une de nos filiales. Ce centre serveur reçoit certains de nos jeux, mais héberge aussi de nombreuses sociétés. Cela nous confère une belle indépendance par rapport au cloud public.

Cette attractivité du territoire français pour le développement de projets à grande visibilité offre à la France un rayonnement culturel, créatif et technologique important sur la scène internationale. Ainsi, des millions de joueurs aux quatre coins du monde peuvent parcourir les rues de Paris pendant la Révolution française en jouant à Assassin's Creed Unity ou revivre les destins brisés par la Première Guerre mondiale en jouant à Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Notre studio de Montpellier a été récompensé aux Pégases, qui sont l'équivalent des Césars pour le jeu vidéo.

Ubisoft fait partie intégrante du paysage culturel français et contribue significativement à véhiculer nos valeurs et nos imaginaires dans le monde entier. En témoigne le vibrant hommage qui a été rendu à Assassin's Creed lors de la cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques et Paralympiques en 2024, un personnage inspiré de cet univers ayant été présent tout au long de la cérémonie.

En raison d'une forte croissance, le secteur fait l'objet d'une importante concurrence d'autres pays européens, mais surtout des États-Unis, de la Chine et du Japon. Désormais, réaliser un jeu vidéo est une vraie prise de risque. Nous avons en France la chance de disposer d'un écosystème du jeu vidéo très créatif, innovant et attirant des talents hautement qualifiés et reconnus internationalement, ce qui représente un atout économique et compétitif crucial. Selon nous, il est essentiel de le préserver et de bien s'en occuper.

Pour cela, nous avons besoin de prévisibilité. Lorsque la loi de finances pour 2024 a borné le dispositif du CIJV à 2026, sans aucune concertation, nous avons eu un petit peu peur. En effet, cela envoyait le message que les choses pouvaient très vite évoluer, alors que la production d'un jeu vidéo se fait sur le long terme. La dernière loi de finances a reporté ce bornage à 2031, ce qui est plus réaliste, mais ne comporte aucune indication sur le calendrier, la méthodologie ou les critères retenus.

Au printemps dernier, dans une revue des dépenses, l'inspection générale des finances (IGF) préconisait la suppression du CIJV, tout en admettant ne pas avoir évalué le dispositif ni consulté les acteurs du secteur. Or il nous semble inconcevable de proposer la suppression d'un outil stratégique sans avoir au préalable évalué de manière approfondie les répercussions d'une telle mesure, ne serait-ce que pour éclairer le débat public, et même si nous comprenons qu'il existe des nécessités budgétaires.

L'industrie du jeu vidéo appelle de ses voeux depuis plusieurs années une évaluation du CIJV. Tous les indicateurs économiques attestent l'efficacité de ce dispositif ; il est nécessaire de disposer d'une étude de référence sur ce sujet.

Dans un secteur créatif aussi risqué que le jeu vidéo, où le succès d'un jeu n'est jamais garanti, les aides publiques permettent aux entreprises de garder le cap sur le long terme, d'accélérer leur développement dans les bonnes années et de faire face aux mauvaises. Le jeu vidéo traverse depuis deux ans une crise globale ; la France a été protégée de ses impacts les plus graves grâce à sa compétitivité liée au CIJV. Il est primordial de préserver ce qui fonctionne et qui a prouvé son efficacité.

Ce crédit d'impôt est devenu une référence à l'international. Le succès du modèle québécois a de même permis de faire de Montréal la capitale mondiale du jeu vidéo en seulement vingt ans. Convaincus de la portée stratégique de cette industrie, les gouvernements du monde entier se sont inspirés de cette réussite et soutiennent désormais le jeu vidéo.

Il faut comprendre que le jeu vidéo est souvent précurseur de nombreuses industries technologiques. Beaucoup de pays ont pris conscience que, après quinze ans, Montréal est devenue une plaque tournante, non seulement pour le jeu vidéo, mais aussi pour tout l'écosystème qui gravite autour de ce secteur.

Des dispositifs d'aides publiques pour attirer les acteurs du jeu vidéo ont été mis en place dans de nombreux pays à travers le monde, après le Canada et la France. Plusieurs pays d'Europe, d'Asie, du Moyen-Orient et d'Océanie ont suivi cette voie.

L'Allemagne, après avoir constaté son retard, est le dernier pays en date à avoir prévu la création d'un crédit d'impôt pour le jeu vidéo dans l'accord de coalition de son nouveau gouvernement, afin de renforcer la compétitivité internationale de son site de production de jeux vidéo en améliorant la prévisibilité et la précision du système de financement. Les données que nous vous présentons illustrent l'attractivité de certains de ces dispositifs.

Nous sommes conscients du contexte budgétaire actuel, mais il sera nécessaire, à un moment donné, de réfléchir à notre CIJV afin d'apporter une réponse adaptée aux défis du contexte mondial, car ce dispositif n'a pas beaucoup évolué récemment. Conçu en 2008, il n'est plus totalement adapté à la façon dont les jeux sont créés en 2025.

Avec l'ensemble de l'industrie française, nous avons formulé des recommandations sur les améliorations possibles, concernant notamment la durée d'éligibilité des coûts. Auparavant, les jeux nécessitaient deux à trois ans de développement, alors qu'ils peuvent maintenant requérir cinq, six, voire sept ans. Or, seulement trente-six mois sont pris en compte dans le dispositif actuel. De plus, certains jeux continuent à évoluer après leur lancement, avec l'ajout d'événements complémentaires. Il est donc nécessaire d'adapter le CIJV à cette réalité.

La France doit proposer une vision industrielle pour le jeu vidéo, une stratégie à dix ans au moins, capable d'offrir aux entrepreneurs et aux investisseurs une stabilité fiscale et réglementaire propice à la prise de risque. Les investisseurs qui s'engagent dans le jeu vidéo le font pour de nombreuses années, étant donné les durées de développement des jeux. Il est essentiel qu'ils aient une visibilité sur le maintien du crédit d'impôt à long terme afin de favoriser un tel engagement dans la durée.

Toute l'industrie du jeu vidéo est animée par ce goût de la prise de risque. Avec le CIJV, l'État n'accorde pas une subvention à un secteur, mais attire des talents et des investissements internationaux ; il crée des emplois en période de croissance et les protège en période de crise. Plus que jamais, le CIJV est un vecteur essentiel pour pérenniser ce secteur vertueux et continuer à faire du jeu vidéo un acteur incontournable du rayonnement économique et culturel de la France.

M. Michel Masset, président. - Avez-vous des donneurs d'ordre ou créez-vous puis commercialisez-vous vous-mêmes dans un second temps ? Cette durée de cinq à six ans pose question au regard du marché : comment vous assurez-vous que la vente sera effective à l'issue ?

M. Yves Guillemot. - Le donneur d'ordre, bien qu'indirect, n'est autre que le client final, qui patiente lorsque nous ne sommes pas prêts. Nous ne travaillons pas pour d'autres, mais directement pour le client final.

M. Michel Masset, président. - Quel est le statut juridique de vos différentes structures dans le monde ?

M. Yves Guillemot. - Il s'agit de filiales à 100 %, au départ de la France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous venez de répondre à ma première question sur la transparence en nous communiquant l'intégralité des chiffres. J'en déduis que vous y êtes favorable. De nombreux dirigeants se déclarent d'accord avec le principe de transparence, tout en ne souhaitant pas l'appliquer eux-mêmes.

Si l'administration publiait chaque année un tableau récapitulatif des différents dispositifs et de leurs montants, vous n'y verriez pas d'objection ?

M. Yves Guillemot. - La seule difficulté est que nous ne souhaitons pas communiquer publiquement sur le coût de projets spécifiques sur lesquels nous travaillons, notamment auprès des joueurs et des joueuses. Il s'agit parfois d'une information confidentielle que nous ne divulguons pas. Hormis ces cas particuliers, nous n'avons bien entendu aucune objection à la publication de ces données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les 38 millions d'euros que vous avez mentionnés couvrent l'intégralité des aides, incluant le fonds du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), le Fonds d'aide au jeu vidéo (FAJV), potentiellement le fonds MEDIA Europe Créative, le crédit d'impôt jeune entreprise innovante (JEI), ou encore l'IP Box si vous disposez de brevets ? Nous avez-vous communiqué la totalité des aides directes et indirectes dont vous bénéficiez ?

M. Emmanuel Martin, vice-président d'Ubisoft, chargé des affaires corporatives. - Tout à fait.

Nous ne sommes pas éligibles au FAJV, les autres dispositifs ne me disent rien. Nous ne recevons aucune aide européenne. Nous avons déjà évoqué le crédit d'impôt innovation (C2I).

Pour être complet, j'ajoute que nous percevons 300 000 euros d'aides à l'apprentissage.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Qu'en est-il des aides du Réseau recherche et innovation en audiovisuel et multimédia (Riam) ?

M. Emmanuel Martin. - Nous n'en recevons pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'imagine que vous disposez de brevets, puisque vous bénéficiez du crédit d'impôt recherche ?

M. Yves Guillemot. - Nous en déposons très peu.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Qu'en est-il du dispositif jeune entreprise innovante (JEI) ?

M. Yves Guillemot. - Nous sommes de moins en moins jeunes...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les 38 millions d'euros évoqués couvrent-ils également l'intégralité d'Ubisoft France, incluant les six studios déjà cités ainsi que les nombreuses structures créées en parallèle, ou acquises ?

M. Yves Guillemot. - Ce chiffre couvre effectivement l'intégralité du groupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Revenons sur le tableau qui a été projeté et qui compare les subventions accordées dans différents pays, notamment le Canada, le Royaume-Uni, Singapour et l'Allemagne.

Le choix de vous implanter au Canada, par exemple, est-il directement lié aux aides publiques ou à la fiscalité avantageuse pour le secteur du jeu vidéo ou à d'autres facteurs comme la présence de compétences spécifiques et l'accès au marché nord-américain ?

M. Yves Guillemot. - Le premier critère de choix était les subventions octroyées par le Canada, le second, le fait que ce pays offre l'opportunité de développer nos activités dans un pays francophone sur le territoire nord-américain.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le faible montant des aides accordées par l'Allemagne est surprenant, dans la mesure où ce pays est souvent cité en exemple pour son environnement favorable aux entreprises. Certes, le nombre d'employés diffère significativement entre les deux pays, avec 4 000 salariés en France contre 670 en Allemagne. Pour autant, même en extrapolant les effectifs allemands au niveau français, la France accorde des aides trois à quatre fois supérieures.

M. Yves Guillemot. - L'Allemagne vient d'adopter, dans le cadre de son prochain budget, un crédit d'impôt destiné à combler son retard significatif en matière de soutien au secteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons demandé au responsable de l'IGF que nous avons reçu quel dispositif pourrait, à son sens, être supprimé, en veillant à ne pas orienter sa réponse. Il a spontanément cité le CIJV. Comment expliquez-vous cela ?

M. Yves Guillemot. - Cela me semble s'expliquer par la méconnaissance de l'impact réel du crédit d'impôt. Celui-ci favorise la formation et attire les entreprises technologiques dans le sillage des lieux de création. Il permet de verser des salaires élevés en France, générant ainsi d'importantes charges sociales et des recettes fiscales substantielles grâce aux nombreux emplois créés.

Chaque étude d'impact menée au Canada démontre les retombées très positives de tels dispositifs pour l'écosystème. Il faut examiner attentivement ces éléments afin d'en mesurer pleinement les bénéfices économiques pour le pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La remise en cause du CIJV tient notamment au fait qu'il profite essentiellement à un seul acteur dominant, en l'occurrence votre entreprise. Vos concurrents en bénéficient très peu, car votre position de leader vous permet d'écraser le marché français.

M. Yves Guillemot. - La réalité est bien différente, c'est même plutôt l'inverse. Dans l'ensemble des villes où nous sommes implantés, de nombreux studios se sont créés et rencontrent le succès. Récemment encore, l'un d'entre eux vient de lancer un jeu qui a connu un succès mondial. Dans notre pays, le talent constitue véritablement le facteur clé. Notre rôle consiste à former ces talents, qui peuvent ensuite intégrer différents studios. Bien entendu, nous nous efforçons de les retenir et de leur offrir la meilleure expérience chez Ubisoft ; cependant, leur capacité à rejoindre d'autres studios et à créer des jeux à succès mondial contribue fortement à la vitalité de l'écosystème global.

Nous ne représentons donc que 30 % des emplois directs du secteur, et ce métier a connu un développement considérable. Si vous examinez les profils des responsables des sociétés et des studios nouvellement créés, vous constaterez qu'un grand nombre des postes de premier plan y sont occupés par des anciens d'Ubisoft.

M. Emmanuel Martin. - Représentant un tiers des emplois directs, et avec cinq studios parmi les plus importants en France, il est vrai que mathématiquement nous bénéficions effectivement d'une part significative du dispositif.

Toutefois, la part d'Ubisoft dans le budget global du CIJV ne cesse de baisser. Nous en représentions 50 % au départ, mais nous en sommes aujourd'hui à un tiers, selon les chiffres du CNC. Sur les 370 projets financés par le CIJV au total, seulement 48 étaient des projets d'Ubisoft soit 13 % du total, et pour l'année dernière, ce chiffre n'était que de 7 %, avec 5 projets validés sur 67.

Ainsi, bien que nous soyons une entreprise de grande envergure qui bénéficie d'une part importante de ce dispositif, celle-ci diminue chaque année, car nous essaimons et nous permettons à de nombreuses autres structures d'en bénéficier également.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est l'IGF qui soulevait cette question, je m'efforce de comprendre les raisons qui l'ont conduite à cela. Une autre explication est peut-être liée au fait que votre chiffre d'affaires s'élève à 2,3 milliards d'euros, vos bénéfices à 750 millions d'euros, mais que vos impôts payés en France ne représentent que 25 millions d'euros, selon les montants que vous avez communiqués. Ainsi, l'accompagnement de 38 millions d'euros est significatif, comparé au montant d'impôts payés en France. Il est légitime de vérifier l'efficacité de cette subvention substantielle, de cet engagement lourd de l'État, pour maintenir vos studios et 4 000 emplois sur le territoire national.

De plus, le crédit d'impôt recherche existe depuis longtemps sans avoir été révisé, la dernière refonte du système remontant à 2017. Il est assez normal de contrôler son efficacité, s'agissant d'une aide publique et d'un dispositif fiscal accordé chaque année par un vote du Parlement.

D'une année à l'autre, il peut être reconduit, modifié, amélioré ou réduit, surtout dans un contexte de recherche de 40 milliards d'euros d'économies.

M. Yves Guillemot. - Il est bien entendu nécessaire de comparer le montant des aides à celui des impôts que nous avons acquittés, mais il convient également de le mettre en regard des 310 millions d'euros de salaires et de charges que nous versons chaque année. C'est important et cela constitue le critère de comparaison retenu par les Canadiens. Les salariés payent des impôts. Lorsque nous faisons revenir des Français partis à l'étranger, lorsque nous permettons à des Français de progresser dans le métier du jeu vidéo pour devenir des experts du domaine et bénéficier ainsi de rémunérations intéressantes, ces personnes s'acquittent de leurs impôts. Vous devez donc prendre en compte l'apport fiscal de ces individus, car c'est la valeur créée par ces personnes qu'il faut également considérer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela me semble un peu tiré par les cheveux !

M. Yves Guillemot. - Sans cette puissance dans notre industrie, nous ne disposerions pas de ces métiers et tous ces talents partiraient à l'étranger, dans d'autres sociétés. Nous sommes parvenus à faire revenir de nombreux talents.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous un chiffre à ce sujet ?

M. Yves Guillemot. - Je ne suis pas en mesure de fournir un chiffre précis, mais je peux vous affirmer que de nombreuses personnes, après avoir parcouru le monde, reviennent régulièrement en France pour travailler dans nos studios. Elles y trouvent des projets d'un calibre qu'elles ne rencontrent pas dans d'autres pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rapprochement avec la firme chinoise Tencent, qui fait l'actualité, suscite des interrogations.

Vous allez céder trois titres, dont Assassin's Creed, en coproduction, et laisser la licence pour qu'ils puissent l'utiliser. Pouvez-vous nous en dire davantage et répondre aux craintes des salariés dont vous venez de parler ? Ceux-ci redoutent qu'Ubisoft se sépare à terme d'un certain nombre de studios ou de salariés dans le cadre de ce rapprochement.

M. Yves Guillemot. - Nous avons récemment annoncé l'investissement de Tencent dans une entité spécifique détenant trois de nos marques phares : Assassin's Creed, Far Cry et Rainbow Six.

Cette société, créée au sein d'Ubisoft, ne possède que ces trois actifs majeurs. Cette entité ne détiendra pas les marques elles-mêmes, mais versera des royalties à la société Ubisoft Entertainment. En revanche, elle générera le chiffre d'affaires issu de tous les développements réalisés sur ces marques.

Concrètement, elle emploiera environ 3 000 personnes et poursuivra le développement des marques concernées. L'actionnaire Tencent a acquis environ 25 % de cette société pour un montant de 1,16 milliard d'euros, demeurant ainsi un actionnaire minoritaire. Cette opération est très positive pour l'ensemble du groupe, car elle permettra une entrée de capitaux à hauteur de 1,16 milliard d'euros et renforcera notre partenariat avec cette société qui distribue certains de ces produits en Chine.

Nous considérons donc cette évolution comme extrêmement favorable pour notre entreprise, lui offrant la possibilité de poursuivre sa croissance dans le secteur du jeu vidéo et d'aller plus loin encore avec les trois marques en question.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est donc la création de l'entité Ubisoft Nova.

M. Yves Guillemot. - Nous n'avons pas encore choisi de nom.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tencent versera donc des royalties sur les trois jeux vidéo mentionnés ?

M. Yves Guillemot. - La société nouvellement créée, dont Tencent détiendra 25 % du capital, versera des royalties à Ubisoft Entertainment, et non Tencent directement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La situation pose la question de l'évolution de la structure actionnariale et de ses conséquences. Le statut minoritaire étant limité à deux ans, les salariés s'interrogent légitimement sur une éventuelle vente des droits d'exploitation de ces produits à Tencent à moyen ou long terme. Ils se demandent également si les deux moteurs de jeux développés par Ubisoft seront confiés à cette nouvelle société et quel sera son avenir après trois ans.

Isoler trois de vos jeux phares, générateurs de revenus, dans une filiale dans laquelle entre un éditeur de jeux chinois, Tencent, soulève des inquiétudes. Dans un contexte de difficultés ayant conduit à réduire de 10 % les effectifs au niveau mondial, la question de l'avenir après deux ans peut légitimement se poser.

M. Yves Guillemot. - Tencent est présent au capital d'Ubisoft depuis 2018. Cette situation ne constitue donc pas un grand changement par rapport à ce que nous connaissions précédemment. Tencent est simplement également partie prenante de cette nouvelle entité créée dans le but de permettre à la société de poursuivre sa croissance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La propriété intellectuelle et les moteurs développés par Ubisoft reviendront-ils à cette nouvelle entité ?

M. Yves Guillemot. - La propriété intellectuelle reste à Ubisoft Entertainment, à qui la société nouvellement créée va payer des royalties pour exploiter ses jeux et ses moteurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous pouvez donc comprendre l'inquiétude de vos salariés.

M. Yves Guillemot. - Nous échangeons régulièrement avec eux à ce sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez-moi de vous le dire, mais les informations dont je dispose sont différentes. Vous me direz que vous connaissez vos salariés mieux que moi, et vous aurez raison, mais je leur parle régulièrement. Ma dernière question porte d'ailleurs sur les aspects sociaux.

Vous le savez, l'an dernier, pour la première fois, des mouvements de grève assez historiques ont eu lieu chez vous dans le secteur des jeux vidéo. Je rappelle que ce monde est globalement assez peu réceptif, voire hostile, à la syndicalisation. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, de manière assez exceptionnelle, un syndicat indépendant, non affilié à une grande organisation syndicale, s'est créé.

Ces mouvements de grève inédits ont notamment porté sur l'accord de télétravail, pratique très développée à la sortie du covid, mais sur laquelle vous semblez souhaiter vouloir revenir. Certains me posent la question d'un éventuel passage en force visant à remettre en cause ces accords, avec un double objectif : se séparer des salariés sans passer par un plan social et économique, et préparer une revente à Tencent.

M. Yves Guillemot. - Le télétravail est moins efficace qu'auparavant pour le travail de création. Si les premières années posaient peu de problèmes, plus le temps passe, moins les collaborateurs se connaissent et moins ils peuvent prendre des risques ensemble pour créer des jeux. C'est la raison pour laquelle nous avons pris la décision de réduire le temps de télétravail et de ramener la présence dans les bureaux à trois jours par semaine, afin de permettre un travail collaboratif.

Les mouvements de personnel entrant et sortant étant relativement importants, il est essentiel que ces personnes apprennent à se connaître pour être créatives et fortes ensemble. Nous avons donc décidé de modifier la structure du télétravail à l'échelle mondiale, et non spécifiquement en France, dans le but d'accroître notre efficacité.

Si cette évolution suscite de nombreuses discussions en France, elle a été mise en place et fonctionne très bien dans le reste du monde.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour autant, l'accord sur le télétravail continue à faire débat.

M. Yves Guillemot. - L'enjeu primordial réside dans la capacité de cette société à maintenir sa performance et son efficacité afin de créer les meilleurs jeux du marché. Il est donc essentiel que nous prenions les dispositions nécessaires pour atteindre cet objectif.

Nous mettons actuellement en place ces mesures qui, même si elles font encore l'objet de négociations en France, aboutiront à un résultat. Je peux d'ores et déjà vous assurer que ce mode de fonctionnement est opérationnel partout dans le monde.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne sais pas ce qu'il en est de vos salariés à l'étranger, mais vos salariés français m'indiquent qu'ils ne souhaitent pas que l'on revienne sur les cinq jours de télétravail dont ils bénéficient actuellement. Au regard du coût de la vie et du niveau des salaires, qui, contrairement à ce que je pensais, ne sont pas si élevés, certains ont fait le choix de vivre loin des studios. Il leur sera donc difficile de revenir travailler deux jours sur place, comme cela leur est imposé de manière unilatérale.

M. Yves Guillemot. - Non, pas de manière unilatérale !

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en veux pour preuve que de nombreux salariés ont fait grève pendant deux jours, ce qui, dans une entreprise fort peu syndicalisée comme la vôtre, était historique.

M. Yves Guillemot. - Un patron doit s'assurer que son entreprise fonctionne sur le long terme. Nous avons donc pris la décision d'engager cette négociation, qui n'est du reste pas terminée en France, afin d'améliorer la qualité de nos produits et d'assurer l'efficacité de nos process.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une négociation est également menée sur les salaires.

M. Yves Guillemot. - En effet, comme chaque année.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À ce stade, vous proposez un effort très faible, voire nul.

M. Yves Guillemot. - Nous avons consenti de fortes augmentations, il y a plusieurs années. Les conditions économiques du marché étant actuellement plus difficiles, nous nous adaptons.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous rappeliez précédemment que votre société avait réalisé 2,3 milliards d'euros de chiffres d'affaires et 750 millions d'euros de bénéfices.

M. Yves Guillemot. - Nous n'avons réalisé que 150 millions d'euros de bénéfices l'année dernière, et le résultat de cette année, qui n'est pas encore publié, devrait être nul.

M. Michel Masset, président. - Quel était le résultat en année n-2 ?

M. Yves Guillemot. - Il était négatif.

M. Michel Masset, président. - Ne pensez-vous pas que les crédits d'impôt pourraient être proportionnels au résultat de l'entreprise ?

M. Yves Guillemot. - On ne peut pas prendre la décision de créer un jeu sans connaître son coût de revient. Or la rentabilité du produit dépend des crédits d'impôt qui seront consentis. Si le montant de ces derniers varie en fonction du résultat de l'entreprise, ils ne pourront pas être pris en compte dans ce calcul de rentabilité.

M. Michel Masset, président. - Vous seriez donc opposé à une revalorisation annuelle du montant du crédit d'impôt en fonction du résultat net de l'entreprise ?

M. Yves Guillemot. - J'estime en effet qu'au regard des investissements de moyen terme qui sont nécessaires à la production de jeux, ce n'est pas souhaitable.

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, directrice générale des studios et du portefeuille de marques d'Ubisoft. - Je souhaite préciser que les équipes tech ne sont pas intégrées à la nouvelle entité que nous avons créée, et que le développement des trois jeux concernés reposera à parts égales sur des salariés - environ 3 000 - et sur des collaborations avec des studios allemands, français, italiens, etc. Sans ces collaborations, ces trois marques ne pourront pas atteindre leur plein potentiel. Cet élément me paraît de nature à vous rassurer sur la pérennité de cette entité.

La création d'un jeu suppose des investissements massifs, alors même qu'il est très difficile de prédire un succès commercial. Le jeu est en effet un produit culturel dont le succès repose sur une appréciation subjective qui est parfois à rebours des évaluations de la critique. De plus, entre le début de la production et la sortie d'un jeu, les goûts des joueurs ont pu évoluer et la concurrence s'est parfois installée. Nous avons donc besoin d'être accompagnés.

M. Michel Masset, président. - Pouvez-vous revenir sur les partenariats que vous avez noués avec des lycées et des universités proches de vos sites de production ?

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - Nous entretenons des relations étroites avec les écoles locales - l'École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (Enjmin), le goupe Rubika, Isart Digital, pour n'en citer que quelques-unes. Ubisoft a longtemps recruté et formé de nombreux salariés juniors issus de ces écoles. Nous avons donc eu des échanges très rapprochés : participation à l'élaboration des programmes pédagogiques, stages, parrainage de promotions, masterclass, mentorat...

M. Michel Masset, président. - Avez-vous contribué financièrement au fonctionnement de ces établissements ?

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - N'ayant pas de données précises en tête, je préfère ne pas m'avancer. Nous avons, par exemple, financé une chaire d'intelligence artificielle à l'École polytechnique.

M. Yves Guillemot. - Nous recrutons beaucoup dans ces écoles qui peuvent de ce fait proposer des programmes de plus en plus performants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de vos précisions sur la nouvelle entité, mais il me paraît tout de même que par cette opération vous avez logé vos trois principaux actifs dans une société sur laquelle vous conserverez la main pendant deux ans, sans garantie au-delà.

M. Yves Guillemot. - Pas du tout. Comme je l'ai indiqué, nous détenons 75 % des actions de cette société. Nous conserverons donc la main aussi longtemps que nous le souhaiterons. D'où sortez-vous cette durée de deux ans ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pense que c'est plus complexe que cela. Vous avez coupé une partie de la société.

M. Yves Guillemot. - C'est au contraire très simple. Nous détenons 75 % de cette entité. Le reste des actions a été acheté par un acteur qui nous apporte des fonds pour développer les jeux concernés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi d'avoir un doute. Si vous avez le droit de défendre votre restructuration, il est bien légitime que dans le cadre de cette commission d'enquête, nous interrogions cette participation d'un mastodonte chinois qui, au bout de deux ans, pourra racheter des actions s'il le souhaite.

M. Yves Guillemot. - Non ! Il ne le pourra pas puisque nous sommes majoritaires !

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'espère que vous le resterez. En tout cas, j'entends que vous vous y engagez.

M. Michel Masset, président. - Puisque vous demandez un engagement dans la durée en matière d'aides publiques, il est naturel que nous nous assurions que vous puissiez vous aussi vous engager de manière pérenne.

M. Yves Guillemot. - J'en conviens tout à fait, mais je ne peux pas vous laisser dire des choses qui ne sont pas vraies : l'investissement d'un partenaire dans une société que nous détenons à 75 % permettra à notre groupe de continuer à se développer dans de bonnes conditions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il reste que vous avez fait un choix, et que celui-ci interroge. Tencent étant déjà actionnaire, il aurait pu monter au capital de la holding de groupe. Vous avez toutefois choisi de créer une nouvelle filiale, d'y loger vos trois principaux actifs et de vendre 25 % des actions à Tencent.

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - Nous conservons dans notre portefeuille un grand nombre de très belles marques que nous avons bien l'intention de continuer à développer : Far Cry, Rainbow Six, Assassin's Creed, Anno, The Crew, Just Dance, Ghost Recon, Prince of Persia ou Rayman. C'est autant de travail pour les salariés français.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les trois marques qui sont logées dans la nouvelle entité sont toutefois vos plus belles marques.

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - Ce sont les plus matures et les plus rémunératrices.

M. Yves Guillemot. - C'est pour cela que nous avons réussi à lever 1,16 milliard d'euros. Cet argent aidera l'ensemble de l'entreprise à poursuivre son développement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie et je vous invite à mener un dialogue social apaisé, dans le cadre de la négociation tant sur le télétravail que sur les rémunérations. Les aides publiques visent en effet non seulement à créer des emplois, mais aussi à améliorer la qualité du cadre de travail des salariés.

M. Yves Guillemot. - Nous faisons tout notre possible pour assurer une bonne ambiance et de bonnes conditions de travail dans l'entreprise.

M. Michel Masset, président. - Je vous remercie, Madame, Messieurs. Je note votre engagement de transparence, tant sur les aides publiques que sur votre politique d'entreprise dans le temps long, Monsieur le Président.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 25.

Mardi 6 mai 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 13 h 35.

Audition d'Onet - Mmes Émilie de Lombarès, présidente du directoire, Julie Champourcin, directrice des comptabilités, fiscalité et financement,
et M. Steve Berteaux, directeur expertises de la masse salariale

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mmes Émilie de Lombarès, présidente du directoire de la société Onet, Julie Champourcin, directrice des comptabilités, fiscalité et financement, et M. Steve Berteaux, directeur expertises de la masse salariale de cette société.

Madame de Lombarès, je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre disponibilité, car vous avez toujours fait preuve de compréhension face aux contraintes d'agenda de notre commission d'enquête, qui sont particulièrement fortes en cette fin de cycle d'auditions.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Mesdames, monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Onet.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Émilie de Lombarès, Mme Julie Champourcin et M. Steve Berteaux prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, vous pourrez nous donner votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Émilie de Lombarès, présidente du directoire d'Onet. - Je tiens à vous remercier de m'avoir invitée à m'exprimer devant vous sur un sujet majeur pour nos entreprises. Il me semble important de bien appréhender les enjeux des aides publiques en fonction des profils d'entreprises, nos structures d'intervention technique étant particulièrement concernées par certaines d'entre elles.

Je vous présenterai le groupe Onet et le contexte économique dans lequel nous évoluons. Je détaillerai ensuite les aides et subventions publiques que nous avons perçues, ainsi que leur utilité. Enfin, je formulerai quelques éléments d'analyse et des propositions qui me semblent pertinentes.

Onet est une entreprise française familiale spécialisée dans les services et l'ingénierie. Née d'activités de manutention sur le port de Marseille, voilà plus de 160 ans, elle s'est diversifiée dans les années 1950, lorsque mon arrière-grand-père a développé l'activité de propreté, qui représente aujourd'hui plus de la moitié de nos domaines d'intervention.

Nous portons une vision de long terme pour Onet, avec la volonté de valoriser le rôle sociétal majeur de nos métiers de service. Nous considérons que notre mission - créer des environnements plus sains, sûrs et fiables - donne tout son sens à nos interventions, à la fois en proximité sur les territoires et au coeur des enjeux de nos clients.

Aujourd'hui, le groupe Onet compte 80 000 collaborateurs, dont 61 000 en France. Il a réalisé un chiffre d'affaires de 2,35 milliards d'euros en 2024, dont 15 % à l'étranger, principalement au Brésil et en Espagne. Nos métiers sont organisés par expertise : la propreté, la sécurité humaine et électronique, l'accueil, ainsi que les services aéroportuaires et logistiques. Nous avons également développé une forte présence dans l'industrie du nucléaire, en commençant par l'assainissement des centrales, puis en élargissant nos services à l'arrêt de tranche, à l'ingénierie et à la maintenance des réacteurs. Plus récemment, nous avons investi dans des sites de fabrication de pièces chaudronnées complexes, destinées aux donneurs d'ordre du nucléaire civil, ainsi qu'aux acteurs français de la défense.

À travers nos différents métiers, nous sommes très fiers d'intervenir dans les coulisses des lieux qui rythment le quotidien. Il s'agit, pour la plupart, de sites à forte fréquentation présentant des enjeux importants pour la sûreté et le bien-être des occupants : hôpitaux, gares, stades, aéroports, universités, bureaux. Dans les environnements industriels, nos interventions prennent tout leur sens lorsque la gestion des flux constitue un levier crucial de performance et de robustesse, contribuant ainsi à assurer à nos clients pérennité et efficacité opérationnelle.

La diversité de nos métiers peut surprendre, mais ils reposent tous sur des modèles proches : des métiers d'intervention physique, réalisés directement chez nos clients en business to business (B2B). Nos marchés sont majoritairement issus d'appels d'offres compétitifs. La plupart de nos contrats ont une durée de trois à quatre ans ; chaque année, environ 30 % de notre portefeuille est remis en concurrence. Les clauses de révision de prix sont généralement indexées sur des indices qui ne reflètent pas systématiquement l'évolution réelle de nos coûts.

Pour compléter la présentation de notre modèle d'affaires, je souhaite partager avec vous les principaux agrégats économiques et financiers du groupe.

Nos métiers sont peu capitalistiques, ce qui signifie que la proportion de nos actifs dans le bilan est faible relativement à la taille de l'entreprise. Le compte de résultat est constitué à 75 % des salaires bruts de nos équipes - à hauteur de 57 % - et des contributions sociales et fiscales - à hauteur de 18 %. Notre résultat net oscille entre 1 %, qui est un seuil de risque pour la pérennité de notre entreprise, et 3 % les meilleures années. Sur les dix dernières années, la moyenne s'établit à 1,8 % du chiffre d'affaires.

Nos métiers de service sont donc à faibles marges et la diversité de nos activités est absolument essentielle pour assurer la pérennité du groupe.

Sur les 80 000 collaborateurs du groupe, 90 % sont ouvriers ; nous employons aussi 500 ingénieurs. Nous comptons 86 % de CDI et 43 % de contrats à temps plein. Nos 300 agences sont réparties sur tout le territoire. En termes de diversité et d'inclusion, le groupe se distingue, avec 60 % de femmes - certains métiers restent genrés -, 134 nationalités représentées, plus de 15 000 collaborateurs étrangers, près de 10 000 collaborateurs issus des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), et plus de 1 000 parcours d'insertion réalisés chaque année dans le secteur de la propreté.

Nous considérons que cette diversité est une richesse. Notre ambition est de faire valoir le champ des possibles que représentent nos métiers. Nous disposons d'une université interne pour créer des parcours certifiants pour nos collaborateurs ; le spectre des formations que nous dispensons est large.

Permettez-moi de souligner la valeur sociale et sociétale de nos métiers, souvent qualifiés d'invisibles, une appellation que je déplore : il est regrettable que beaucoup considèrent encore que le service bien fait ne se voit pas.

Je suis particulièrement engagée pour valoriser nos métiers et, avant tout, nos équipes, qui sont fières de leur travail. Nous devons changer le regard de notre société. Nos métiers sont créateurs de liens, vecteurs d'insertion et de mobilité sociale. Notre pays a besoin de ces métiers et des ouvriers qui les exercent, et la société tout entière doit mesurer les bénéfices qu'ils apportent.

Je vais maintenant vous présenter les données chiffrées concernant les aides et les subventions reçues par nos entreprises. Je distinguerai les aides à l'emploi, à la formation et à l'inclusion, les aides à l'innovation et les aides à la solidarité.

Les allégements et réductions de cotisations patronales ont représenté 189 millions d'euros en 2024, ce qui constitue de loin l'aide la plus importante pour notre groupe. Les aides à l'alternance se sont élevées à 812 000 euros en 2024, pour plus de 1 000 alternants. Les autres dispositifs d'aide à l'emploi, tels que les emplois francs ou les contrats uniques d'insertion, se sont chiffrés à 306 000 euros. Onet n'étant pas une entreprise de l'économie sociale et solidaire ni une entreprise d'insertion, nous ne bénéficions pas d'aides publiques relatives à ces modèles.

Le recours au dispositif du chômage partiel est très marginal depuis la fin de la pandémie. Il a représenté 39 millions d'euros en 2020 et 14,15 millions d'euros en 2021. Cette mesure a été vitale pour soutenir les activités qui ont été stoppées du jour au lendemain, notamment dans nos services aéroportuaires. En revanche, nous n'avons pas eu recours aux prêts garantis par l'État (PGE).

J'entrerai plus en détail sur les dispositifs d'allégement et de réduction des cotisations patronales.

Depuis les premières mesures des années 1990, nos entreprises se sont adaptées aux dispositifs d'allégement de cotisations sur les bas salaires. Ces dispositifs ont eu des conséquences positives en réduisant le coût du travail. Aujourd'hui, ils n'ont plus d'effet direct sur l'emploi, les salaires de nos collaborateurs ou notre capacité d'investissement. Néanmoins, ils ont profondément modifié nos équilibres économiques et influencé directement le prix de nos prestations.

Afin de bien illustrer l'ampleur de la question, je me concentrerai sur notre métier de propreté : 75 % de nos salaires sont compris entre 1 et 1,6 Smic. Ces dispositifs concernent donc la majeure partie de notre masse salariale, bien que la profession s'engage à ce que les salaires conventionnels soient supérieurs au Smic.

Les allégements, souvent perçus comme des aides aux entreprises, sont désormais des données d'entrée pour déterminer nos prestations et nos tarifs. Aujourd'hui, nous payons des cotisations allégées sur les plus bas salaires, et il est impossible de chiffrer nos prestations sans tenir compte de ces allégements, tant leur niveau est élevé par rapport à nos marges.

S'il me semble pertinent de s'interroger sur les niveaux de cotisations sociales appliquées aux bas salaires et sur leur conséquence sur les finances publiques, je tiens toutefois à mettre en garde contre les risques liés à une modification de ces dispositifs, qui pourrait être périlleuse pour les entreprises de propreté, qui en dépendent quelle que soit leur taille.

Les montants évoqués pour Onet - 190 millions d'euros - représentent plusieurs années de résultats, ce qui est colossal pour notre groupe. Par exemple, les réformes prévues dans les premières versions du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) portées par le gouvernement Barnier auraient été supérieures à 50 % de notre résultat net après impôt.

En tant que chef d'entreprise, je suis convaincue que, pour sortir de cette situation à haut risque, il est indispensable de partager une vision de long terme qui apporte de la stabilité. Nous avons besoin de visibilité sur l'évolution de ces dispositifs, car les revirements politiques successifs pèsent lourdement sur nos équilibres économiques - dans ce contexte, nous ne sortons jamais gagnants.

Compte tenu de la faiblesse de nos marges, toute hausse des cotisations sociales comme des salaires doit nécessairement être répercutée dans nos prix de vente pour éviter les pertes. Or nos contrats sont généralement indexés sur des mécanismes de révision de prix qui n'intègrent pas ces évolutions, ce qui nous contraint à renégocier chaque année avec nos acheteurs, qu'ils soient publics ou privés. Lorsque la situation économique de nos clients ne leur permet pas d'absorber ces hausses, cela entraîne une réduction du périmètre de nos prestations, donc mécaniquement des suppressions d'emplois. Seule une visibilité suffisante sur l'évolution des cotisations sociales nous permettrait d'anticiper ses effets dans nos offres commerciales et de préserver, dans la durée, les conditions de travail de nos équipes.

J'évoquerai à présent les aides à l'innovation.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) a représenté pour Onet 2,9 millions d'euros en 2024, contre 2,6 millions d'euros en 2023. Cet outil est fondamental pour encourager les investissements en recherche et développement (R&D), car il permet aux entreprises de se sentir soutenues par l'État.

Dans le cadre de France 2030, Onet Technologies, notre filiale spécialisée dans le nucléaire, a bénéficié de quatre subventions en 2021 et 2022 au titre des dispositifs de soutien aux investissements et à la modernisation. Ces subventions, représentant un total de 2,7 millions d'euros, ont été encaissées à hauteur de 65 % fin 2024. Obtenues via Bpifrance, elles portaient notamment sur des projets d'innovation très concrets, tels que des procédés de soudage, des contrôles non destructifs ou des techniques de décontamination laser. Ainsi, nous avons ouvert un centre d'essai laser permettant à des acteurs français ou internationaux de qualifier leurs procédés de décontamination et de découpe. Cela contribue à la compétitivité et à l'attractivité d'Onet Technologies, mais également de la filière nucléaire dans son ensemble, tout en créant des emplois.

Par ailleurs, nous avons reçu 350 000 euros de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) en 2021 pour un projet d'Onet Technologies sur un procédé de soudage automatisé, ainsi que 934 000 euros de la Commission européenne dans le cadre du programme Horizon 2020. Cela nous a permis de développer un projet avec le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ainsi que des acteurs espagnols, belges et suédois.

Je terminerai par le soutien au mécénat.

Le groupe a mis en place du mécénat de compétences dès la création de la Fondation Onet en 2010. Nous venons d'élargir ce dispositif à deux jours par collaborateur. Entre le mécénat financier et le mécénat de compétences, Onet a bénéficié en 2024 du crédit d'impôt mécénat à hauteur de 400 000 euros.

Je résumerai nos propositions en quatre priorités majeures : premièrement, simplifier les mécanismes, les modalités de calculs et la gestion administrative ; deuxièmement, stabiliser les dispositifs dans le temps et, si possible, anticiper les évolutions ; troisièmement, aligner chaque type d'aide sur sa finalité et sur les effets attendus ; quatrièmement, intégrer les caractéristiques objectives des différents types d'entreprises dans l'évaluation des effets.

Pour étayer ces propositions, je souhaite revenir sur certains dispositifs.

Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a représenté en moyenne 40 millions d'euros par an pendant six ans pour notre groupe. Mais il s'est révélé extrêmement complexe, avec un impact difficilement mesurable. Son mécanisme en est révélateur : il s'agissait d'un crédit d'impôt calculé sur des salaires, dont les niveaux ont évolué à la hausse comme à la baisse, et qui pouvait s'accompagner de prêts ou de financements, alors même que ses objectifs étaient orientés vers la compétitivité, l'investissement, l'embauche et la formation.

Dans une concurrence essentiellement nationale, ce dispositif a eu peu ou pas d'effet, voire a été déstabilisant. Les montants visés ont simplement transité par nos entreprises sans que nous les mobilisions.

Notre modèle d'affaires, très dépendant de la masse salariale, rend trop lisibles nos équilibres financiers et oblige à répercuter ces coûts dans les prix de vente. Nous avons consacré beaucoup de temps à suivre ces mécanismes et à répondre aux contrôles associés. De plus, les mesures mises en place pour remplacer le CICE ont eu un effet défavorable sur nos résultats, déjà fragiles.

Il serait donc pertinent de revoir les allégements de cotisations sur les bas salaires, qui ont des conséquences sur nos prix et pour le consommateur final. Une réévaluation des charges pourrait permettre une contribution plus équitable aux finances publiques, à condition de préserver l'objectif d'évolution des plus bas salaires et de tenir compte de la compétitivité internationale.

À cet égard, je proposerai trois axes d'amélioration.

Le premier consisterait à instaurer un taux progressif de cotisation sociale, ce qui simplifierait les paramétrages dans nos outils de paie, améliorerait la lisibilité du dispositif et éviterait la méfiance actuelle à l'égard des allégements, présentés comme des cadeaux faits à nos entreprises.

Le deuxième serait de travailler à la définition d'une courbe au travers d'un calcul simple et unique. Néanmoins, à mon sens, les effets de seuil du dispositif actuel ne sont pas pilotés par nos équipes pour créer des trappes à bas salaire, à l'instar de ce qui a été présenté dans le rapport d'Antoine Bozio et Étienne Wasmer intitulé Les politiques d'exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire.

Le troisième et dernier serait de fixer un terme à l'application de ces allégements. Il est primordial de le prévoir à un horizon qui ne mette pas en péril nos entreprises. J'insiste sur ce point, car dix à quinze ans pourront être nécessaires. Un bon exemple en la matière est l'ajustement de la déduction forfaitaire spécifique (DFS) proposé par le secteur de la propreté ; il serait étalé sur huit ans, au rythme d'un point de baisse par an. Une entreprise comme Onet pourrait ainsi anticiper quelles propositions faire à ses clients et absorber l'extinction d'une telle mesure.

Toujours pour ce qui concerne la simplification, certaines aides ne sont utilisées par notre entreprise qu'à la marge, en raison de la trop grande complexité de leur gestion administrative. En dépit de nos 10 000 collaborateurs issus des QPV, nous n'avons recouru au dispositif des emplois francs que de façon anecdotique, car il est difficile d'obtenir les justificatifs associés au statut de demandeur d'emploi en QPV.

Dans le domaine de la formation également, le Fonds national pour l'emploi-formation et le Fonds social européen (FSE) sont des dispositifs trop lourds : pas moins de quatorze documents doivent être fournis pour un collaborateur. Nous sommes convaincus de l'importance des enjeux de formation, mais la complexité des systèmes d'aides limite la possibilité d'y recourir.

S'agissant de la proposition de relier les aides publiques à leurs objets, il convient de souligner l'efficacité des aides à l'alternance - ces dernières ont permis de remobiliser les entreprises autour du sujet majeur qu'est l'emploi des jeunes, même si celui-ci reste encore un défi à relever dans certains de nos secteurs - et celle des aides à l'innovation, comme le crédit d'impôt recherche, qui permettent à nombre d'entreprises dont le modèle n'est pas centré sur la R&D de s'inscrire dans une dynamique d'innovation. Comme la finalité de ces aides à l'innovation est de maintenir notre pays dans la compétition internationale, leur efficacité comme la création de valeur qu'elles induisent peuvent être contrôlées. À notre échelle, de telles aides sont très pertinentes. En outre, à mon sens, favoriser des dispositifs incitatifs plutôt que punitifs est souhaitable.

Enfin, je suis bien sûr favorable à la transparence en matière d'aides publiques, dans le respect des règles de concurrence, du secret des affaires ou des enjeux stratégiques de souveraineté.

Comme vous, mesdames, messieurs les sénateurs, les entreprises se soucient de l'efficacité de la dépense publique. Aussi, à mon sens, les aides publiques doivent être ciblées, simples, lisibles et organisées dans le temps. Elles sont indispensables pour donner de l'élan à nos entreprises, pour favoriser l'innovation et pour orienter les priorités d'investissement de notre pays.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de vos propos, précis et empreints d'une véritable volonté de transparence, ainsi que de vos propositions. S'agissant des 189 millions d'euros d'allégements de cotisations sociales pour l'année 2024, pouvez-vous nous indiquer quels sont la masse salariale et le montant des cotisations sociales concernées ?

Mme Émilie de Lombarès. - Le montant des salaires bruts s'élève à 900 millions d'euros et les cotisations représentent 26 % de ce montant ; ce taux est net des allégements.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de votre présentation, de la transparence dont vous avez fait preuve et des éléments d'informations que vous nous apportez ; j'ai noté que vous étiez d'accord avec cette exigence de transparence en matière d'aides publiques, en dépit du nombre de « mais » prononcés à la fin...

Pour ce qui concerne les exonérations de cotisations, qui suscitent le débat, j'apprécie la façon dont vous posez le sujet, sans préjuger de la possibilité d'être d'accord ou non ensuite. Il s'agit de savoir si l'utilisation de l'argent public par de grandes entreprises, comme la vôtre, bénéficie à l'emploi, aux transitions numérique et énergétique, à l'entreprise elle-même et, au-delà, élément à ne pas oublier, à la qualité de l'emploi, qui dépend des conditions de travail. Les métiers dont il est question ici sont extrêmement difficiles et pénibles : les salariés, qui sont souvent des femmes, travaillent très tôt le matin pour nettoyer les bureaux, fréquemment avec des temps partiels imposés et pour de petits salaires situés autour du Smic.

Vous l'avez souligné, en réalité, les entreprises sont prisonnières de l'argent public. Ainsi, la hausse des cotisations portant sur les rémunérations situées autour du niveau du Smic se traduirait pour l'ensemble des entreprises de nettoyage - la vôtre, mais aussi vos concurrents -, qui ont interpellé les parlementaires sur ce sujet, par la suppression directe de milliers d'emplois. On pourrait dire qu'il s'agit d'un chantage à l'emploi... Mais peu importe.

S'y ajoute, chaque année, la renégociation de 30 % des contrats issus des marchés publics ou du secteur privé - c'est considérable -, ce qui alimente la compétition entre les entreprises et la course au moins-disant social. Ainsi un client peut-il vouloir payer 90 000 euros plutôt que 100 000 euros pour le même niveau de service, ce qui entraîne des suppressions d'emploi ou une réduction des salaires.

Par conséquent, les entreprises du secteur sont ultra-dépendantes des aides publiques, si bien que leur modèle économique s'effondrerait si l'on y touchait même de façon minime. Néanmoins, la qualité des emplois proposés dans ces métiers aux conditions de travail difficiles et aux niveaux de salaire préoccupants reste une question qui se pose. Les mouvements sociaux se multiplient partout, aussi bien dans votre entreprise que chez vos concurrents, dans des gares ou encore des hôpitaux, et durent parfois plusieurs semaines, ce qui est très difficile pour ceux qui touchent de petits salaires.

Cette question doit aussi concerner la clientèle des entreprises du secteur ; il faut responsabiliser toute la chaîne. J'entends qu'il faut de la visibilité et de la prévisibilité en matière d'allégements de cotisations sociales ; vous appelez d'ailleurs à rehausser le niveau de cotisations, mais sur un temps long, à raison d'un point par an pendant huit ans, me semble-t-il. Toutefois, ce débat devra aussi se tenir avec les clients des entreprises afin de leur signifier qu'il est impossible d'offrir le même niveau de service pour des prix toujours plus bas.

Dans ce contexte, les marchés publics participent-ils à cette course au moindre coût et, par conséquent, au moins-disant social ? Il s'agit de l'État et des collectivités territoriales. Or les pouvoirs publics ont la responsabilité d'inverser une telle tendance.

Mme Émilie de Lombarès. - Cette question est très large : elle a trait à l'organisation des métiers du secteur de la propreté, à la façon dont nous nous structurons en tant qu'entreprise et au comportement de nos clients.

La fédération des entreprises du secteur de la propreté est une des plus organisées. Depuis des années, nous travaillons à l'amélioration des conditions de travail. Ces métiers sont difficiles, nous en sommes conscients ; c'est pourquoi j'ai insisté sur les métiers d'intervention physique dans mon propos liminaire. Je ne pense pas uniquement aux métiers du secteur de la propreté ; les contextes dans lesquels nous intervenons sont plus complexes que ceux des emplois de bureau. Je reviendrai sur le secteur de la propreté.

Je l'ai indiqué dans mon propos introductif, nous avons toujours veillé à proposer des rémunérations un peu supérieures au Smic ; le maintien d'un tel écart est un engagement fort de la profession.

Pour ce qui concerne le travail en journée, voilà une dizaine d'années que nous essayons de faire intervenir nos collaborateurs pendant la journée, en parallèle de l'activité de nos clients, quand celle-ci le permet. Actuellement, la tendance s'améliore et une prise de conscience collective semble avoir lieu, puisque le travail en journée est possible dans 15 % des cas.

Le travail en journée est un combat collectif, car il renforce la sécurité de nos salariés qui peuvent travailler à des horaires où il est plus facile de se déplacer, il améliore leur quotidien et leur visibilité. Par conséquent, c'est gagnant pour tout le monde. Mais, vous avez raison : le travail en journée est encore un combat.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Des tentatives de légiférer ont eu lieu en la matière, y êtes-vous favorables ?

En tant qu'habitant du département de la Seine-Saint-Denis, je prends régulièrement le RER B très tôt le matin. Or, à 5 h 15, ce sont principalement les travailleurs essentiels - je n'utilise pas l'adjectif « invisibles » - qui empruntent le RER pour se rendre dans les locaux où ils vont effectuer des tâches de nettoyage et repartir avant que les employés arrivent. Pour changer les comportements, ne devons-nous pas recourir à la loi ?

Mme Émilie de Lombarès. - À mon sens, il est nécessaire non pas de légiférer, car cela complexifierait encore le droit du travail, mais de faire évoluer les contrats. Quand nos clients changent, ils changent aussi la façon de contractualiser : au lieu de répondre à des appels d'offres précisant les mètres carrés à nettoyer, nous travaillons avec eux sur une solution de propreté et sur la possibilité d'intervenir en journée. Ainsi, la numérisation que nous avons développée permet de savoir quelle pièce est occupée et de modifier les parcours de nos collaborateurs en conséquence. À nos yeux, le travail en journée est très vertueux, mais c'est à nous de travailler sur les conditions de sa mise en place avec nos clients. L'argument phare à son encontre selon lequel « l'aspirateur fait du bruit » n'existe plus, car le contrat précise nos interventions et leurs conditions de réalisation. Il me semble que nous pouvons progresser, si ce n'est rapidement, à tout le moins collectivement.

Pour ce qui concerne les enjeux du secteur de la propreté et la relation avec nos clients, le groupe Onet est très engagé pour ne pas participer à la course au moins-disant social. Pour gagner des appels d'offres, notre objectif est toujours d'être, non pas le moins cher, mais le candidat avec la meilleure notation technique. Pour cela, nous investissons dans les conditions de travail de nos collaborateurs, à savoir leur équipement, leurs outils, leur formation, tous les engagements qui relèvent de la « compliance » ; c'est un engagement fort de nos entreprises. Actuellement, il serait faux de dire que tous nos clients choisissent le candidat moins-disant social. En revanche, dès que la situation économique se tend, tout le monde regarde sa facture, que ce soient nos clients privés ou publics. Nous discutons alors avec eux pour adapter nos prestations en leur indiquant les différentes solutions possibles. Les secteurs de la propreté et de la sécurité humaine comptent des métiers nécessaires et essentiels. Cependant, quand les moyens de nos clients diminuent, nous devons réduire le périmètre des interventions et organiser celles-ci différemment. C'est pourquoi nous avons alerté sur les risques existant en matière d'emploi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends votre volonté d'améliorer les équipements. Cependant, la réalité sur le terrain est parfois plus complexe.

Mme Émilie de Lombarès. - La réalité de nos métiers, c'est de nettoyer des environnements difficiles dans des conditions difficiles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agit-il, par exemple, des hôpitaux ?

Mme Émilie de Lombarès. - Les hôpitaux sont des environnements tout de même valorisants pour nos équipes ; certains contextes sont encore plus compliqués. Au-delà de cela, nos collaborateurs trouvent du sens à leur travail et sont très fiers de ce qu'ils font. J'ai porté ce message à plusieurs reprises. S'il faut considérer que nos métiers sont difficiles, il faut cesser de mettre en avant uniquement ce point.

Ce sont des métiers dans lesquels on forme ceux qui y travaillent. Par exemple, nous disposons d'une université interne qui permet de développer les compétences des collaborateurs. Des ouvriers qui ont démarré leur carrière en tant qu'agents sont aujourd'hui directeurs d'agence. L'ambition du groupe Onet est de créer des parcours ouvriers, c'est-à-dire de commencer un métier comme agent, puis de changer d'environnement ; c'est une chance.

Une autre réalité méconnue a trait à la protection de l'emploi en cas de changement de prestataire, prévue à l'article 7 de la convention collective nationale des entreprises de propreté et services associés. Dans ce cas, le personnel est repris. En revanche, le revers de la médaille est qu'ils restent sur un site, à mon sens, trop longtemps. Dans une carrière, il faut pouvoir évoluer, avoir de l'ouverture. Le groupe Onet y travaille.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je peux comprendre le désir de mobilité, celui de rompre la routine. Toutefois, si cela s'applique aisément à nombre d'emplois à haute valeur ajoutée, notamment parmi les cadres, c'est en réalité plus complexe pour les simples ouvriers et ouvrières. N'y voyez aucun mépris : toute ma famille est ouvrière et je suis le premier à ne pas l'avoir été. J'ai beaucoup de respect pour ces professions qui, à mes yeux, je le répète, sont essentielles et non pas invisibles. Imposer à des personnes qui travaillent très tôt le matin, qui ne disposent pas forcément de véhicules personnels et qui doivent emprunter les transports en commun, une mobilité vers un site se trouvant de l'autre côté de l'Île-de-France peut rallonger à l'excès leur temps de trajet.

S'agissant de la fierté, je me souviens des propos d'Agnès Pannier-Runacher selon laquelle il faut être fier quand on va au travail. Cela concerne également les ouvriers et les ouvrières. Mais la rémunération participe de la fierté. Or nous sommes collectivement face à un problème, celui d'une entreprise et d'un secteur sous perfusion d'aides publiques. Vous ne refusez pas le terme, puisque vous bénéficiez de 189 millions d'euros d'exonérations de cotisations et que la variation de ce chiffre peut mettre en péril l'équilibre de l'entreprise. Dans ce contexte, la rémunération de l'ensemble des salariés reste faible, autour du niveau du Smic, avec des temps partiels imposés, du travail de nuit ou très tôt le matin.

Vous ne voulez pas qu'on légifère sur le travail en journée, mais cela peut être nécessaire si l'on veut changer les habitudes d'un certain nombre d'entreprises. Voyez l'exemple de la parité : après avoir été incitatif pendant un temps, il a fallu légiférer, sans quoi une très grande majorité d'hommes siégeraient toujours ici. À un moment donné, il faut imposer l'évolution. C'est la même logique pour le travail en journée ; on peut attendre des années le changement de mentalité de l'ensemble des clients, publics et privés.

Par conséquent, l'argent public contribue, d'une manière ou d'une autre, au maintien d'un emploi certes important et essentiel, mais intrinsèquement difficile et avec un niveau de rémunération extrêmement faible. De fait, ce système n'incite ni l'entreprise à augmenter les salaires, puisque ceux-ci doivent rester inférieurs au seuil de 1,6 Smic pour que l'entreprise bénéficie des exonérations, ni le client à tendre vers un meilleur prix.

Au regard des nombreuses luttes sociales qui ont eu lieu en Seine-Saint-Denis, chaque changement de prestataire qui s'accompagne de l'obligation de reprendre le personnel - c'est d'ailleurs parfois extrêmement difficile pour les salariés qui changent cinq ou six fois d'entreprise en vingt ans de carrière - se fait toujours au prisme du moins disant-social, en perdant des acquis et, à un moment donné, touche à la rémunération. C'est la réalité de dizaines de milliers de salariés de l'ensemble de la filière, et non pas uniquement ceux d'Onet, qui en est le plus gros acteur.

Mme Émilie de Lombarès. - Encore une fois, légiférer sur le travail en journée engendrerait de la complexité, alors que celle-ci est déjà largement présente dans nos métiers. La profession est très engagée dans cette direction. À force de conviction et de travail, nous pouvons persuader nos clients que travailler en journée est possible, l'organiser et en faire la preuve. Je reste convaincue qu'il s'agit d'un combat collectif. Les environnements de travail varient tellement d'un site à l'autre que légiférer en la matière serait trop complexe.

Sur la rémunération, j'insiste, nous ne pouvons actuellement pas considérer que les allégements de cotisations sont des aides, toutefois j'entends qu'il s'agit du budget de l'État. Notre contribution sur les bas salaires, à savoir le niveau de cotisation, est faible. Souhaite-t-on l'augmenter ? Aujourd'hui, après avoir refait le calcul, le taux de cotisation appliqué aux plus bas niveaux de salaires est de 4 % ou de 8 %. Considère-t-on comme suffisant un tel niveau de cotisation pour un travailleur percevant ce type de salaire ? Je prends la question dans l'autre sens, car supprimer des aides signifierait revenir à des taux de cotisation plus élevés sur les bas salaires. Il faut travailler sur cet enjeu, afin d'augmenter le net de nos collaborateurs...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit d'augmenter le net et le brut. Cela soulève la question du modèle social français. Celui-ci, à mon sens, est un élément d'attractivité et de compétitivité ; c'est un débat récurrent entre le président de la commission d'enquête et moi-même. Nos travaux ouvrent de nombreux débats, notamment sur le modèle social et sur la réindustrialisation du pays.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je vous remercie d'avoir été aussi claire, précise et transparente.

Les aides que vous percevez représentent environ 21 % de votre masse salariale sans les charges. Percevez-vous des aides au Brésil ? Si oui, quel est leur montant ou le pourcentage par rapport à la masse salariale ?

En France, dans quelles régions êtes-vous présents ? Tout à l'heure, vous indiquiez ne presque percevoir pas d'aides territoriales.

À titre personnel, issue de l'hôtellerie où nous disposons de notre propre personnel, je souhaiterais connaître le pourcentage de votre activité ayant trait au secteur hôtelier.

Mme Émilie de Lombarès. - Nous recevons très peu d'aides au Brésil. En revanche, en Espagne, nous percevons quelque 2 millions d'euros d'aides.

Avec plus de 300 agences, nous sommes présents sur l'ensemble du territoire français ; nous entretenons donc un lien de proximité avec l'ensemble de nos clients. Il s'agit d'une véritable stratégie : investir dans les agences d'encadrement intermédiaire permet de bien accompagner nos équipes sur le terrain. C'est un véritable modèle pour notre entreprise. Nous recevons peu d'aides locales, mais nous n'avons pas de stratégie offensive en la matière.

Pour ce qui concerne la part de notre activité dans le secteur de l'hôtellerie, celle-ci a grandement reculé voilà une dizaine d'années, en raison de la complexité des marchés. Nous avons réussi à définir un modus operandi avec certains de nos grands clients, notamment s'agissant de conditions de travail un peu différentes. Certains groupes ont pris des engagements en termes de responsabilité sociale plus importants qu'auparavant. Si, petit à petit, nous progressons de nouveau, le chiffre d'affaires engendré dans ce secteur n'est pas majeur pour notre entreprise.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je me pose une question de base : en l'absence de toute aide publique, votre modèle économique tient-il ?

Mme Émilie de Lombarès. - Comme je l'indiquais, la suppression des allégements de cotisations sociales du jour au lendemain impliquerait le rétablissement d'un niveau de cotisation de 26 % sur les bas salaires, puis la consultation de nos clients. Le risque, qui ne manquerait pas de se produire, serait que nos clients n'aient pas du tout prévu les augmentations que cela représenterait dans leur budget.

Ainsi, dans le domaine de la sécurité, les salaires ont progressé de 20,5 % depuis 2020. Au regard de la proportion de la masse salariale, les évolutions à répercuter dans nos contrats sont importantes. Si, pendant des années, l'inflation a très peu progressé, depuis cinq ans, nous renouons avec un modèle de « revalorisation des salaires », qui implique nécessairement celle de nos contrats.

En cas de suppression des allégements, nos clients risquent de nous dire qu'ils n'ont plus les moyens d'honorer les contrats. Il faudra alors revoir le périmètre. Absorber progressivement une hausse de cotisation sociale sur les bas salaires est possible, mais en étalant les efforts dans le temps et de façon concertée. C'est un enjeu de long terme.

M. Olivier Rietmann, président. - En France, ne pensez-vous pas que ces aides publiques, plus ou moins importantes, sont nécessaires pour accompagner les entreprises, notamment celles qui reposent essentiellement sur de la main-d'oeuvre, avec très peu d'investissement ou d'immobilisation, pour leur permettre de maintenir leur niveau de compétitivité en dépit d'une accumulation d'exigences parfois excessives, ayant trait à la sécurité au travail, aux conditions de travail ou encore aux normes environnementales ? Le mal n'est pas tant dans les exigences elles-mêmes que dans leurs modifications incessantes, comme vous l'avez souligné. Une extrême exigence impliquerait ainsi de recourir aux aides publiques et d'insuffler de l'argent public dans le système économique.

Mme Émilie de Lombarès. - Je comprends la logique de votre démonstration. Pour ma part, relever le niveau d'exigence est une bonne chose. Par exemple, toutes nos réunions, jusqu'à celles du comité exécutif du groupe, s'ouvrent sur les enjeux de sécurité des collaborateurs : où en sommes-nous ? quelles sont les actions de prévention prévues ? À mon sens, en la matière, les entreprises sont plutôt pénalisées au lieu d'être incitées. Je le dis toujours aux équipes, ma seule préoccupation est la santé de mes collaborateurs. Ces métiers sont difficiles et s'exercent dans des contextes d'intervention parfois sensibles. Par conséquent, l'enjeu est de faire attention à chacun et de favoriser la prévention au sein du collectif. Cela me semble une belle exigence.

Je ne suis pas sûre qu'il existe un lien avec les aides publiques. À mon sens, il faut garder le niveau d'exigence et, peut-être, travailler sur des mécanismes plus incitatifs que punitifs. En revanche, les allégements de cotisations sociales sont un véritable sujet pour ce qui concerne le modèle économique français. Ainsi, le taux de cotisation appliqué sur les hauts salaires s'élève à plus de 50 % ; c'est un choix qui peut peser sur notre compétitivité.

Mais s'agissant de nos travailleurs ouvriers, comment définir le niveau de cotisation des plus bas salaires ? À combien s'élève la contribution et est-on capable de l'absorber ? Nos métiers et nos interventions sont essentiels. Je ne rêve pas d'un monde de robots qui réaliseront demain ces tâches, même si nous travaillons à l'amélioration des conditions de travail grâce aux robots.

Pour ma part, je dissocierais donc les deux sujets. Il est bon d'avoir de l'exigence, car cela engendre de la compétitivité et contribue à un modèle social vertueux en France. Le Brésil est un bon exemple. En effet, chez Onet, lorsque nous nous implantons dans un autre pays, nous essayons de partager notre vision du métier. Nos équipes brésiliennes ont ainsi mis en place une sorte de comité d'entreprise pour les collaborateurs, dispositif inexistant au Brésil. En tant qu'entreprise française, nous accompagnons nos collaborateurs au travers de ce type d'initiatives.

M. Olivier Rietmann, président. - Avec ces aides publiques, notamment sur les bas salaires, pensez-vous qu'on a cherché à favoriser l'emploi plutôt que la rémunération ? En effet, plus la rémunération augmente, plus le taux de cotisation est important. Un chef d'entreprise aura donc tendance à favoriser les bas salaires. Certes, les emplois sont pourvus, mais sans forcément favoriser leur bonne rémunération.

Mme Émilie de Lombarès. - Dans nos entreprises, il n'est pas satisfaisant d'avoir des collaborateurs qui ne peuvent pas vivre avec les salaires leur sont versés. J'insiste sur ce point, car c'est difficile aussi pour nous. Pour augmenter la rémunération, le Smic est un enjeu. Pour notre part, nous travaillons afin d'avoir plus de temps complets à l'avenir.

Pour une entreprise, il est plus facile et plus direct de travailler sur le niveau de charge salariale, qui sera abaissé et dont le gain sera répercuté dans le salaire net, afin de mieux rémunérer ses collaborateurs, car cela a moins de conséquences directes sur le modèle d'affaires. Toutefois, nous devons garder pour objectif d'améliorer la situation de nos collaborateurs.

M. Lucien Stanzione. - Vous percevez des aides de l'État pour faire fonctionner votre entreprise. Mais que se passe-t-il en cas de résultat positif à l'issue de votre exercice ? Qu'advient-il des bénéfices constatés ? Reviennent-ils aux actionnaires, aux salariés ? Sont-ils rendus à l'État ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaiterais poursuivre avec vous ce débat intéressant. Contrairement à la filière industrielle ou à la filière sidérurgique, au sein de laquelle ArcelorMittal exerce actuellement un chantage à l'emploi, mais sur des emplois délocalisables en Inde ou au Brésil, pays où l'entreprise continue d'investir, les emplois de votre filière ne sont pas délocalisables. Au sein des entreprises, il y aura toujours besoin de personnes qui assurent la sécurité ou le nettoyage des locaux. Si tous les acteurs de la filière sont obligés d'augmenter les prix de manière importante, de 20 % par exemple, le client sera contraint de se passer du service et de l'internaliser de nouveau s'il est trop cher. Mais cela ne veut pas dire que plus personne n'occupera un emploi de nettoyage ou de sécurité en France, alors qu'il existe un besoin croissant de sécurité. Ce n'est pas la réalité.

Si une filière n'est absolument pas délocalisable, c'est bien la vôtre, comme celle de la restauration d'ailleurs ; il est impossible de déjeuner à Rio de Janeiro, puis de revenir au bureau à quatorze heures, et on aura toujours besoin de cuisiniers, de serveurs et de plongeurs. Par conséquent, nous devons également prendre en compte cet état de fait. Le débat sur les bas salaires, qui nous animera, devra se tenir filière par filière. Pour ce qui concerne votre filière, à un moment donné, il faudra un choc. Mais c'est le rapporteur communiste qui vous le dit... N'ayez crainte : le combat politique devra être de grande ampleur pour que mes propos se concrétisent ! Néanmoins, un choc est nécessaire, car les exonérations ne peuvent pas continuer à être une trappe à bas salaire.

Je m'interroge par ailleurs sur les conflits sociaux. Je le répète, ceux-ci sont extrêmement durs et longs au sein de votre filière ; ainsi de ceux qui se sont déroulés dans des centres hospitaliers universitaires (CHU), à la gare de Marseille ou aux Batignolles, où des salariés d'hôtel ont été en conflit pendant deux ans et demi. En outre, les acteurs de la filière n'ont pas l'habitude de regarder la syndicalisation des salariés d'un bon oeil. L'existence de conditions de travail difficiles et de rémunérations faibles, en tout cas proches du Smic, l'absence de syndicalisation et les conflits sociaux à répétition témoignent de la nécessité de revoir l'organisation des entreprises et du dialogue social. Je parle de la filière dans son ensemble, et non pas que d'Onet.

M. Olivier Rietmann, président. - Tout d'abord, contrairement à M. le rapporteur, je n'ai pas eu l'impression que votre démarche relevait d'un chantage à l'emploi, en tout cas pas lors de cette audition. Ensuite, j'ai plutôt l'impression que le choc évoqué par M. le rapporteur nuirait à votre monde économique. Enfin, je pense également que les choses doivent plutôt se faire dans le temps, avec une visibilité qui vous permet d'anticiper.

Mme Émilie de Lombarès. -Pour ce qui concerne le dialogue social, nous disposons de plus de 300 comités sociaux et économiques (CSE). Notre organisation est très territoriale et les relations sociales au sein de l'entreprise sont très organisées, grâce à l'encadrement exercé par des centaines de personnes. À propos des grèves qui touchent l'ensemble de la profession, je tiens à défendre mon entreprise : au regard du nombre de nos sites, nous avons toujours accordé une grande importance au dialogue social, qui est essentiel à nos yeux.

Faire évoluer la profession et les conditions de travail est un véritable combat collectif. Pour cela, arrêtons de considérer nos métiers comme étant les plus difficiles, car il est compliqué ensuite de les valoriser, y compris auprès de nos clients.

Encore une fois, il faut définir à quel niveau de salaire correspond telle contribution sociale. C'est déterminant pour notre pays.

Enfin, pour répondre à M. Lucien Stanzione, les aides sont bonnes lorsqu'elles sont temporaires. Elles ont un impact sur l'emploi lorsqu'elles sont en place pendant un an, voire deux ou trois ans, avant de disparaître. Si vos résultats sont positifs pendant l'année où vous bénéficiez d'aides, tant mieux ! Nos entreprises en ont besoin pour investir et soutenir leur pérennité. Ainsi, quelque 1 % à 3 % de résultat sont un minimum. Au regard de l'énergie consacrée à la gestion de sujets complexes, il est heureux d'obtenir quelques résultats. Dans le cas contraire, c'est que nous avons mal travaillé. Lorsque l'entreprise perd de l'argent dans le cadre d'un marché avec un client, je considère que je paie pour venir travailler.

Pour autant, faut-il restituer le montant des aides lorsqu'on obtient un niveau de résultat déterminé ? Dans mon propos liminaire, j'insistais sur la nécessité de lier l'aide à son objet. S'il s'agit de développer une innovation, il faudra alors se mettre d'accord sur le seuil de déclenchement d'une telle restitution et sur son montant.

Nous fonctionnons ainsi avec la Banque publique d'investissement. Lorsque celle-ci investit dans notre entreprise, elle est ensuite capable de suivre la rentabilité de cet investissement. Nous devons réfléchir d'une autre façon en la matière.

Aujourd'hui, nous avons besoin de renouer le lien entre la société et les entreprises, d'être fiers de nos entreprises et de trouver les équilibres qui nous permettent d'être compétitifs au niveau international.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre filière n'est pas délocalisable, mais elle est hautement concurrentielle. Elle est d'ailleurs très organisée au sein de fédérations. En tant que président de la délégation aux entreprises du Sénat, j'ai rencontré les représentants de la Fédération des entreprises de propreté, d'hygiène et services associés (FEP).

Aussi, une action au niveau des prix ne peut intervenir qu'au travers de la fédération. En effet, une entreprise qui déciderait seule de pratiquer des prix supérieurs à un certain seuil serait condamnée d'avance.

Mme Émilie de Lombarès. - Il faut tout de même le faire.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être pouvons-nous inciter un tel mouvement par la loi ; toutefois, il ne faut ni braquer ni bloquer les entreprises.

Mme Émilie de Lombarès. - Nos emplois ne sont pas délocalisables ; c'est une bonne chose, car cela nous donne une véritable vision de l'emploi et permet de dégager des pistes pour améliorer les conditions de travail, l'employabilité et les compétences des collaborateurs. Nous sommes fiers de notre entreprise pour ces raisons. Mais j'insiste, sans clients, il n'y a pas d'entreprise. Alors comment une telle évolution peut-elle s'organiser ? Cela doit être prévu et travaillé ensemble. C'est le message essentiel.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de vos propos. Si vous avez des contributions écrites, n'hésitez pas à nous les transmettre.

Mme Émilie de Lombarès. - N'hésitez pas à nous solliciter si vous avez d'autres questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 14 h 40.

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien entendu vos anciennes fonctions ministérielles.

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique. - Je ne saurai pas vous dire si j'ai des liens d'intérêts. Je suis à la tête de douze entreprises, créées après avoir quitté l'action publique, et qui comme toute entreprise reçoivent des aides publiques.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Arnaud Montebourg prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux. Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre en votre qualité de ministre du Redressement productif en 2012 puis de ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique en 2014, mais également en votre qualité d'entrepreneur. Pour votre bonne information, nous entendrons demain M. Bruno Le Maire.

Quelques questions pour guider votre propos liminaire : quel regard portez-vous, de manière générale, sur les aides publiques versées aux entreprises ? Leur lisibilité et leur accessibilité sont-elles assurées ?

Dans le contexte géopolitique international que nous connaissons, quel peut être le rôle des aides publiques aux entreprises ?

Quelles ont été les grandes orientations prises pendant la période où vous étiez ministre en matière d'aides publiques aux entreprises ?

Quel était votre regard sur le pacte pour la croissance, la compétitivité et l'emploi ? A-t-il changé aujourd'hui ?

Le crédit d'impôt recherche, vous semble-t-il actuellement bien calibré ?

Le rôle de chef de file confié aux régions en matière d'aides aux entreprises vous semble-t-il gage d'efficacité ?

Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises étaient suffisamment suivies, contrôlées et évaluées lorsque vous étiez ministre ? Qu'en est-il aujourd'hui ?

Seriez-vous favorable à la fixation de contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements voire délocalise ?

Enfin, quelles seraient vos propositions pour améliorer l'efficience des aides publiques aux entreprises ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent. Je vous cède maintenant la parole.

M. Arnaud Montebourg. - Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, d'avoir provoqué cette investigation qui se révèle indépendante des autres pouvoirs, à savoir les pouvoirs judiciaires et exécutifs.

Il s'agit en effet de questions importantes, car les outils dont dispose la politique publique pour tenter d'orienter l'économie s'avèrent rares, d'un emploi malaisé et conduisent potentiellement à des effets pervers. Parmi les nombreux dispositifs créés au fil du temps, si certains ont survécu grâce à leur performance et à leur utilité constatée, d'autres n'ont pas eu cette chance. À ce titre, il aurait été judicieux de les examiner sous un autre angle.

N'étant plus à la tête d'une administration publique, je ne suis pas en mesure de vous indiquer avec précision la nature des coûts que vous cherchez à évaluer. Cependant, je suis en capacité de vous indiquer les aides publiques que nous avions créées ou reconduites il y a dix ans ainsi que leur degré d'efficacité. Il va de soi que mes propos relèvent de mon interprétation personnelle. Pour commencer, il convient de souligner que nous nous trouvions dans une période similaire à celle que nous connaissons actuellement : le ressac de la grande récession de 2008-2009. À la suite de cette récession, l'économie avait connu une remontée légère entre 2010 et 2011 pour ensuite rechuter de manière abrupte. Cette rechute a causé la perte d'une grande partie de notre appareil industriel et ce, en un laps de temps très court. À ce jour, nous ne sommes toujours pas parvenus à retrouver notre niveau de PIB industriel pré-récession. C'est au regard de cet échec collectif et réaliste que je me permettrai d'indiquer les politiques qu'il conviendrait de mettre en oeuvre afin d'allouer au mieux les ressources publiques comme privées.

Lors de mon mandat, nous nous sommes basés sur le rapport élaboré par Louis Gallois, grand capitaine de l'industrie française. Monsieur Gallois s'était vu confier le soin d'aider le gouvernement auquel j'appartenais à mettre un terme à la désindustrialisation massive. Je rappelle par ailleurs que la situation actuelle s'avère très similaire à celle que j'ai connue. À l'époque, la France enregistrait 55 000 faillites par an contre environ 65 000 aujourd'hui. Les secteurs les plus touchés étaient le secteur de l'automobile et du BTP. Aujourd'hui, à ces secteurs toujours en difficulté vient s'ajouter le secteur de la restauration avec environ 8 000 fermetures de restaurants depuis le début de l'année. Ces dégâts sectoriels sont liés à des politiques sectorielles et il conviendrait de les analyser en profondeur.

À l'époque, nous avions un problème de compétition interne à l'Union européenne avec une grande partie de notre matière économique qui fuyait vers les pays de l'Europe de l'Est. La Chine était à l'époque une menace relative même si elle était sérieuse et nous avions entrepris avec Bruxelles de mener des politiques déjà protectionnistes autant que nous pouvions pour défendre notre appareil industriel - sans grand succès compte tenu de l'idéologie libre-échangiste de l'Union Européenne. Il convenait également de rétablir l'équilibre sur les coûts de production avec nos voisins allemands. En effet, même si la France disposait d'une énergie moins chère, le coût du travail s'avérait beaucoup plus élevé qu'en Allemagne. Afin de baisser le coût du travail, le rapport Gallois a mis en place le CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi) qui consistait à verser un crédit d'impôt à l'ensemble des entreprises employant des salariés avec un certain niveau de salaire. Cette politique a été poursuivie après mon départ de Bercy par Emmanuel Macron sous la forme du pacte de responsabilité. Ce pacte consistait à convertir une partie de la politique en baisse de cotisation sur des salaires un peu plus élevés que la moyenne et sur les niveaux de revenus proches du Smic.

Monsieur Gallois avait été clair à l'époque sur le fait qu'il importait de ne modifier ni le CIR (crédit d'impôt recherche) ni le pacte Dutreil. Ces deux politiques fiscales sont en réalité des dépenses fiscales, mais restent deux aides publiques très importantes pour les entreprises. À l'époque, une majorité se disait défavorable au CIR et la Commission européenne nous avait même dissuadés de sectoriser l'aide. Cette même Commission avait déjà annulé le plan Borotra de 1995 qui visait également à diminuer le coût du travail en procédant à des plans ciblés et sectoriels. Cette annulation avait conduit l'État et les entreprises à rembourser les aides perçues et avait entraîné la faillite d'un nombre important d'entreprises du textile. De plus, comme indiqué dans le rapport Gallois, le CIR est l'une des raisons pour lesquelles la France abrite encore le siège de plusieurs entreprises du CAC 40. En effet, ce crédit d'impôt recherche représente une source de travail pour les ingénieurs français et plusieurs entreprises, même étrangères, ont gardé leurs services de R&D en France pour bénéficier de cette aide publique. Aujourd'hui, la Commission européenne a évolué dans sa doctrine et il nous serait possible de sectoriser le CIR. Cependant, il convient de s'assurer que cette sectorisation ne perturbe pas l'ensemble du tissu industriel français. Il n'y a pas d'innovation dans la grande distribution, ni dans la banque, et s'il y en a, ces entreprises doivent la financer seules. Je ne dissuaderai aucun parlementaire qui aurait l'idée de sectoriser le CIR, à la condition que cette réforme ne déstabilise pas les autres secteurs.

Deuxièmement, il convenait également de sanctuariser le pacte Dutreil. Ce pacte permet d'atténuer le prix fiscal des héritages et ainsi d'éviter la vente d'entreprises ou de domaines agricoles. Il est important que ces propriétés restent au sein du patrimoine français. Malheureusement, aujourd'hui la priorité est donnée à la financiarisation de l'économie de la France et ces entreprises, faute de pouvoir être rachetées par les héritiers, deviennent la propriété de fonds d'investissements étrangers. Nous observons les conséquences de cette situation au niveau des châteaux bordelais ou encore des vignobles bourguignons qui subissent une perte importante de l'humanisation du travail viticole et de vinification. Cette tendance a par ailleurs une influence négative sur nos AOP (appellations d'origine protégée). Il importe que nos dirigeants politiques s'emparent de ces thématiques et qu'ils prolongent la durée de vie de ces deux aides publiques qui sont, encore une fois, des dépenses fiscales et non des subventions.

Concernant les contreparties, le CIR est contrôlé par l'administration fiscale de façon presque quotidienne dans l'ensemble des PME françaises. Ces dernières doivent justifier de l'utilisation des fonds perçus. Ces contrôles s'avèrent très fréquents, tatillons et parfois de mauvaise foi. En effet, l'administration fiscale publique, pour laquelle je suis très respectueux en tant que fils d'inspecteur des impôts, peut parfois exagérer légèrement dans son argumentaire.

Nous avons créé un fonds de résistance économique, successeur du FDES (Fonds de développement économique et social). Pendant la période de forte désindustrialisation nationale que j'ai traversée avec les équipes du redressement productif, nous avons pris la décision de décentraliser et de déconcentrer notre action. À ce titre, les équipes avaient reçu comme consigne qu'aucune entreprise en difficulté, quelle que soit sa taille, n'était négligeable. Il s'avère important de rappeler que le premier plan social depuis vingt ans concerne l'agriculture. Ces dernières années, un grand nombre d'entreprises familiales disparaissent dans l'indifférence totale. L'objectif était donc de sauver des PME disposant de savoir-faire précieux et d'une histoire familiale, face à des banques parfois exigeantes. Le préfet, par l'intermédiaire d'un commissaire au redressement productif, réunissait toutes les parties prenantes pour trouver une solution et sauvegarder l'outil de travail. Sauver l'outil ne signifiait pas toujours préserver tous les emplois, mais permettait de repartir sur des bases solides. En effet, lors d'une restructuration, il convient que chacun prenne sa part de l'effort : actionnaires, banques, État et parfois salariés.

De cette façon, nous avons pu sauver certaines entreprises comme Brandt, fabriquant de plaques de cuisson localisée en France, ou encore Kem One, maillon essentiel de la chaîne de la transformation chimique, également basée en France. Pour ce faire, nous avons utilisé l'ancien FDES, créé sous le Général de Gaulle afin de financer la reconstruction, et avons mis en place le fonds de résistance économique. À ce titre, nous avons obtenu la somme de 400 millions d'euros à prêter aux entreprises en difficulté. Les entreprises que nous avons réussi à sauver montrent encore leur reconnaissance à ce jour.

Ces aides ont par ailleurs toutes été remboursées. Les rares cas de non-remboursement sont liés aux faillites des entreprises subventionnées. Le cas de Kem One est représentatif de l'utilité de ce fonds. Pour sauver cette entreprise, nous avons réuni l'ensemble de la filière, à savoir Total et Arkema, en leur expliquant qu'il convenait de participer financièrement au sauvetage de Kem One pour ne pas endommager l'ensemble de la chaîne. Nous leur avons également assuré que l'État participerait financièrement à cette opération. Un autre exemple représentatif est celui de l'entreprise Thomson qui a été sauvée de la faillite par un investisseur algérien qui, a ainsi participé à la fois au développement français ainsi qu'au développement algérien. L'entreprise est désormais rentable et le prêt accordé a été intégralement remboursé.

En revanche, certaines opérations de sauvetage n'ont pas eu le résultat escompté. Je pense notamment à l'entreprise Mory Ducros pour laquelle nous avions réussi à convaincre les actionnaires, les banques et une grande partie des organisations syndicales de participer collectivement au redressement fiscal du transporteur. Cependant, une organisation syndicale réfractaire, la CFDT, ayant attaqué le plan, l'entreprise a fait faillite et plusieurs milliers d'employés ont perdu leur travail. Ces exemples démontrent que le métier de reconstructeur de l'économie est un métier difficile. Il convient donc de disposer d'une certaine flexibilité et d'un pouvoir d'appréciation pour traiter un vaste panel de situations, toutes différentes les unes des autres, et déterminer la meilleure solution.

Concernant le coût du travail, la période de désindustrialisation que nous connaissons actuellement est liée à certaines politiques publiques. Tout d'abord, il est possible de mentionner les prêts garantis par l'État (PGE). Quelques semaines plus tôt, j'ai alerté l'actuel ministre de l'Économie sur le fait que le délai de remboursement de ces prêts est intenable pour les entreprises. En effet, 120 milliards d'euros de prêts ont été octroyés sur quatre ans, puis renouvelés pour cinq années supplémentaires. Le remboursement total correspond à 25 % du chiffre d'affaires d'une entreprise. Sur une période de cinq ans, ce pourcentage représente 5 % de remboursement annuel, soit la moyenne du revenu d'une entreprise saine. À ce titre, les entreprises sont automatiquement en déficit lors du remboursement des PGE. Il convient d'aligner la durée de remboursement avec d'autres prêts, notamment les prêts covid des États-Unis qui s'étendent sur une durée de 30 ans. Si on prévoit une durée de 30 ans, c'est du haut de bilan, remboursé par la génération future. Aujourd'hui, au terme de cinq ans, l'État doit donc procéder à des recouvrements et cette situation engendre une forte instabilité économique. La politique publique instruite par le gouvernement actuel mène à la destruction de l'économie. J'ai échangé avec le ministre de l'économie, je lui ai dit de prévoir une durée de remboursement des PGE de 10 ans car le recouvrement actuel des 18 milliards d'euros détruira l'économie. Il convient absolument d'allonger la durée de remboursement de ces prêts.

La deuxième problématique identifiée est celle du prix de l'électricité. Tout le monde m'appelle à ce sujet. Si ce prix représentait un atout à l'époque du rapport Gallois, il est désormais devenu une entrave au développement économique des industries françaises et en pousse certaines à la faillite. Je partage la position du rapporteur sur ce sujet et le changement de dirigeant à la tête d'EDF permettra de mieux comprendre le tissu industriel. Tant que le coût de l'électricité sera aussi élevé, les aides publiques ne seront pas suffisantes pour aider véritablement les entreprises et il est important que ces propos soient entendus par le Parlement. J'ai échangé avec le ministre de l'économie, qui a dit qu'il devait retourner à Bruxelles. Tout ministre de l'économie doit y passer beaucoup de temps, et chercher à construire des compromis.

Concernant les collectivités territoriales, je suis favorable au fait que le chef de filât soit à la main de la région. Le problème est que les régions sont trop grandes et trop éloignées du terrain. On a fait des monstres, ce que je regrette. Les régions ne sont plus en mesure de travailler efficacement sur l'économie locale. Je regrette que l'État ait passé autant de temps sur la restructuration des collectivités. Je rappelle que les collectivités locales ont embauché en 20 ans 700 000 personnes. Le résultat pour les territoires n'est quand même pas brillant.

D'une manière générale, il me semble qu'il est grand temps que l'État s'engage plus activement dans le développement des entreprises. Cet engagement doit passer par un investissement et non par le versement de subventions. Il convient que l'État puisse intégrer le capital de ces entreprises, au même titre que les salariés comme en Allemagne, afin d'avoir une économie enracinée, résistante aux tempêtes. Sinon, l'économie ne fait que répondre aux injonctions de l'actionnariat financier exigeant la rentabilité des investissements. En cas de manque de rentabilité, il est désormais fréquent que les entreprises délocalisent leur production.

Par ailleurs, il est important de souligner que le contexte actuel voit apparaître une course aux subventions, aux dépenses fiscales et aux aides à laquelle toutes les grandes nations industrielles participent. L'exemple américain est assez parlant : le programme de réduction de l'inflation proposé par le président Biden prévoyait que 370 milliards d'euros seraient versés aux entreprises. Cette somme comprenait 128 milliards d'euros de crédits d'impôt pour la production et l'investissement et seulement 23 milliards d'euros de subventions pour les consommateurs. L'investissement des entreprises et la fabrication des pièces sur le sol américain étaient donc récompensés par une réduction d'impôt. Le montant du plan est inconnu car on ne sait pas combien de pièces éligibles ont été produites. De cette façon, il apparaît clairement que l'État est une composante essentielle de la compétitivité des entreprises. Le plan Biden a conduit à ce que la moitié des projets de gigafactories du secteur de l'automobile soient implantées sur le sol états-unien et non plus européen. Plus les contreparties sont nombreuses, moins vous serez compétitif dans le capitalisme mondialisé : c'est le monde dans lequel nous vivons, avec lequel nous devons composer.

En France, le gouvernement a fait savoir son envie d'accélérer et de relocaliser la production liée au secteur de la défense. Je salue cette politique. Par ailleurs, l'ensemble du secteur privé s'empare de cette opportunité, étant conscient que le capital investi verra sa rentabilité multipliée par deux, car une partie de l'argent investi proviendra de l'argent public. Les aides publiques sectorielles permettent donc de multiplier la rentabilité dudit secteur.

Par ailleurs, je tiens également à alerter sur la situation chinoise. En effet, le pays subventionne les grosses productions de biens de consommation telles que les véhicules électriques. Cependant, le marché intérieur chinois ne disposant pas des capacités d'absorption suffisantes, une grande partie de ces biens sont redirigés vers le marché extérieur, et notamment vers le marché européen. À ce titre, il convient que l'Europe mette en place des politiques protectionnistes afin de préserver l'industrie automobile européenne. Le cas échéant, l'Union européenne pourrait perdre plus de 15 millions d'emplois dans ce secteur. Par ailleurs, si l'Union européenne ne souhaite pas mettre en place ces mesures de protection, je suggère que chaque État membre implémente ses propres politiques protectionnistes. En France, nous devons notamment protéger des entreprises telles que Renault ou Stellantis et préserver la sécurité économique nationale.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, pour vos propos. Avant de passer la parole au rapporteur et aux sénateurs, je tenais à souligner que votre comparaison économique entre votre époque en tant que ministre à Bercy et la situation actuelle est tout à fait pertinente, même s'il existe quelques différences. En effet, il convient de préciser qu'à votre époque, vous disposiez de la majorité politique. De plus, la dette publique était 50 % inférieure à celle que le pays connaît actuellement (environ 1 700 milliards d'euros contre 3 400 milliards d'euros aujourd'hui). Les moyens d'agir pouvaient donc s'avérer différents.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, Monsieur Montebourg, d'avoir accepté d'être auditionné en ce jour. Au lancement de cette commission d'enquête, j'avais fait part à Monsieur le Président de ma volonté d'auditionner les ministres en place. À ce titre, nous avons déjà entendu Madame Vautrin et nous entendrons prochainement Monsieur Lombard. Il me semblait également important d'auditionner des économistes de tous bords politiques afin d'obtenir une vision la plus complète possible. J'avais formulé une demande expresse pour que vous soyez inclus parmi les auditionnés, persuadé que votre contribution apporterait une dimension à la fois passionnante et enrichissante à nos échanges.

Sur la question de l'énergie, l'ensemble des directeurs et directrices d'entreprises auditionnés nous confirme qu'un des critères principaux pour décider du lieu où investir est le coût de l'électricité ainsi que sa volatilité. Il y a quelques années, nous disposions d'une entreprise leader sur le marché du nucléaire : EDF. À la suite de son démantèlement, le prix de l'énergie a rapidement grimpé et ne repose plus sur les coûts de production. Il existe donc une vraie urgence sur ces sujets et le Sénat étudie la question de manière sérieuse.

Concernant les PGE, je partage entièrement votre point de vue. J'ai eu l'occasion de rédiger un rapport sur les toutes petites entreprises et l'artisanat au moment de la crise sanitaire. À l'époque, je m'étais montré favorable aux prêts garantis par l'État ainsi qu'à la proposition d'élargir les critères d'éligibilité afin de les rendre plus accessibles. Cependant, j'avais précisé que demander aux entreprises bénéficiaires de les rembourser sous quatre ans ne faisait que retarder le moment de leur défaillance. Je partage donc votre analyse sur le fait que les entreprises n'ayant pas pu rembourser à temps leur PGE vont se retrouver prochainement en situation de faillite. Il est impératif de trouver une solution à cette situation sous peine de voir le nombre de défaillances d'entreprises s'accroître de manière significative et le taux de chômage augmenter drastiquement.

J'ai également eu l'occasion de lire votre livre « L'engagement » qui traite de votre passage à la tête du ministère de l'Économie. Je l'ai trouvé très intéressant et il m'amène à ma première question : celle de la transparence. En effet, la grande majorité des PDG que nous auditionnons font preuve d'une grande transparence concernant l'argent public que l'État leur verse ainsi que son utilisation. En revanche, lorsque nous auditionnons des membres de l'administration, ces derniers se montrent moins enclins à la transparence, nous indiquant qu'il s'avère difficile d'évaluer avec précision le montant des aides. À ce titre, pouvez-vous nous partager votre position sur la transparence et également nous expliquer ce décalage entre l'administration et les entreprises ?

J'aimerais également connaître votre avis sur le suivi et l'évaluation de l'argent public versé aux entreprises. En effet, vous mentionniez le contrôle de cet argent par l'administration fiscale, dont je tiens à saluer le travail remarquable. Cependant, il importe de souligner qu'actuellement, il n'existe pas véritablement de suivi de ces fonds. Il s'agit d'une situation assez stupéfiante au vu des sommes engagées. Estimez-vous que ce non-suivi et cette non-évaluation des subventions publiques proviennent du pouvoir public en place ou sont-elles liées à une résistance du côté de l'administration qui ne souhaite pas répondre à ces questions ?

M. Arnaud Montebourg. - L'administration aime être commandée. Il n'existe rien de pire que quand elle se retrouve autonome du fait de l'absence du ministre. Si l'administration n'effectue pas une de ses tâches ou de ses missions, le ministre en place sera tenu pour responsable. Il convient également d'ajouter qu'une administration dispose d'objectifs internes tandis qu'un ministre poursuit, quant à lui, des objectifs politiques dont il doit répondre devant l'opinion publique. Il existe donc une différence entre les objectifs poursuivis. Par ailleurs, l'un des principaux problèmes est le fait que les ministres n'ont pas la possibilité de nommer leurs collaborateurs : ils doivent composer avec un ensemble d'administrateurs qui peuvent parfois se montrer réfractaires voire déloyaux. Le ministre en place a plusieurs options. Il peut décider de s'entourer de membres de l'administration afin de mieux la contrôler ou alors de mettre en place un cabinet composite avec, comme ce fut mon cas, des économistes et des universitaires, afin que les questions d'économies ne soient pas laissées aux technocrates. Aux États-Unis, par exemple, les ministres de l'Économie et les présidents s'entourent d'universitaires pour répondre aux questions relatives à l'analyse économique et aux orientations stratégiques. En France, nous sommes entourés uniquement de fonctionnaires qui, malgré leur mérite, ne disposent pas du même niveau de formation en économie.

De plus, lors de mon passage à Bercy, j'ai remarqué la volonté qu'avaient certains membres de l'administration de masquer la vérité, notamment sur la situation économique réelle de notre pays. Le jour de ma prise de fonction, le directeur du Trésor m'a remis une note de conjoncture sur la situation du pays en me disant que c'était la dernière fois qu'elle sera sincère... J'ai également découvert un directeur d'administration centrale qui m'avait caché 30 millions d'euros dans son budget. À ce titre, il importe de pouvoir s'entourer de personnes sincères, dévouées et loyales et de prendre congé des autres, car être à la tête d'une administration telle que Bercy requiert un travail de management considérable, similaire à celui d'un chef d'entreprise. Ce management intensif est par ailleurs la clé du respect des hauts fonctionnaires.

En outre, les ministres se retrouvent souvent submergés par une quantité significative de notes de service, qui passent d'ailleurs entre les mains d'un grand nombre de personnes avant de terminer sur le bureau ministériel. J'avais donc à coeur de contacter les auteurs originaux des notes afin de m'assurer que la version initiale était bien conforme à la version finale, ce qui n'était pas tout le temps le cas. Ce travail permettait néanmoins d'identifier les membres de l'administration dont les idées étaient les plus brillantes et de les récompenser pour le travail fourni.

Concernant la transparence sur les aides publiques, tout dépend du ministre en fonction. Les aides publiques que reçoivent les entreprises sont souvent conditionnées à des investissements privés. Si aucun investisseur ne se porte volontaire pour financer les projets, l'entreprise ne touche pas les aides publiques. Pour les entreprises financées en partie par le plan de relance « France 2030 », il leur revient de rendre publics les montants des aides perçues ainsi que leur fléchage. Quand un entrepreneur reçoit une aide, il est toujours très fier de l'annoncer parce que c'est une distinction. Il n'est pas rare de voir des entreprises, dans le secteur du nucléaire ou de l'usinage de précision, indiquer que telle machine a été financée par le plan de relance. L'information existe, mais reste difficilement accessible. C'est aux entreprises de communiquer. On pourrait même imaginer de déposer ces informations au greffe. Une approche microéconomique où chaque entreprise déclarerait les aides reçues me paraît donc adaptée, d'autant que ces sommes sont généralement modestes et rarement déterminantes.

M. Olivier Rietmann, président. - Les entreprises, bien qu'enclines à être transparentes sur les aides perçues, estiment qu'il revient à l'administration de communiquer sur les montants versés ainsi que sur les bénéficiaires de ces aides. De son côté, l'administration invoque le secret industriel pour ne pas communiquer sur le sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - De plus, nous recevons un nombre important de messages de salariés et de syndicalistes nous expliquant qu'ils découvrent le montant des sommes perçues par leur entreprise en écoutant les auditions de notre commission d'enquête. À ce titre, il convient également qu'il existe une transparence au sein même des entreprises. En effet, si ces données étaient partagées avec les représentants du personnel, les CSE (comités sociaux et économiques) pourraient mener des discussions quant à l'utilisation de ces fonds.

Lors de l'audition de Louis Gallois, l'un des pères du CICE, celui-ci nous avait indiqué que ce dispositif n'avait jamais été conçu pour l'emploi, mais plutôt pour la compétitivité. Il a également ajouté qu'il n'était pas possible d'évaluer la compétitivité des entreprises. Ma question est donc la suivante : ce dispositif a-t-il rempli sa mission initiale de renforcer la compétitivité ? De plus, le gouvernement de M. Hollande avait annoncé que ce dispositif permettrait de créer de l'emploi. Or, il s'avère qu'aucune contrepartie n'était imposée aux entreprises pour qu'elles génèrent plus d'emplois. À ce titre, la grande majorité des entreprises ont touché le CICE sans pour autant créer les emplois promis par le gouvernement. Comment analysez-vous ce contraste entre la communication politique et la réalité des entreprises ?

Enfin, les entreprises auditionnées mentionnent toutes l'importance du CIR. Cependant, l'administration admet ne pas être en mesure de contrôler efficacement l'ensemble des demandes de CIR. Je pense notamment à l'exemple de STMicroelectronics qui a bénéficié du CIR pour notamment développer un microprocesseur dont l'industrialisation devait se faire à Tours. Au final, l'entreprise a annoncé un plan de départ volontaire et a délocalisé la production du microprocesseur en Chine. Je précise que le montant versé dans le cadre du CIR représentait plus de 55 % de l'investissement en R&D de cette entreprise. Dans ces cas-là, ne serait-il pas préférable que le CIR soit conditionné aux questions de R&D et d'industrialisation afin d'éviter de répéter ce scénario ?

M. Olivier Rietmann, président. - Dans le même sens, plusieurs entreprises étrangères décident d'installer leur R&D en France pour bénéficier du CIR puis reportent l'intégralité de la production dans leurs pays. Je rejoins donc la question du rapporteur : ne serait-il pas préférable que cette aide soit conditionnée au développement de l'industrie française ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je tiens également à préciser que notre gouvernement est prêt à investir des sommes importantes pour accueillir les chercheurs américains qui souhaiteraient quitter leur pays à la suite des annonces du président sur l'avenir de la science aux États-Unis. Je suis évidemment favorable à cette démarche, mais il convient également de soutenir les chercheurs français et européens.

M. Arnaud Montebourg. - Sur la question du CICE, nous n'avons pas eu gain de cause avec Louis Gallois sur l'ensemble des arbitrages, loin s'en faut, mais je reste solidaire des décisions prises et souhaite nuancer ses inconvénients. En effet, nous sommes parvenus à rétablir un certain équilibre en termes de conditions salariales entre la France et l'Allemagne. De plus, la France a su reprendre des positions de marché vis-à-vis de son voisin. À ce titre, si la compétitivité s'avère difficile à évaluer comme le dit Louis Gallois, elle se reconnaît sans évaluation.

En revanche, il est vrai que le CICE ne nous a pas permis de rattraper notre retard relatif au poids des impôts de production. Ces impôts, contrairement à l'impôt sur les sociétés, interviennent avant toute production. Il me semblerait pertinent de baisser ces impôts et d'augmenter l'impôt sur la société. Cependant, au cours de son premier quinquennat, le président Macron a fait l'inverse. Un impôt sur une activité productive est suicidaire. Afin de rattraper les 70 milliards d'euros de retard que nous avons avec l'Allemagne, il conviendrait donc de diminuer ces impôts de production, quitte à relever à 40 % l'impôt sur les sociétés.

Concernant le cas de STMicroelectronics, et plus généralement le cas des entreprises de semi-conducteurs, je me suis rendu au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Grenoble, où j'ai pu échanger avec quelque 200 chercheurs du Leti (Laboratoire d'électronique des technologies de l'information) sur les enjeux du secteur. Il convient de souligner qu'il s'agit d'une industrie cyclique extrêmement brutale et violente et l'Union européenne ne met pas suffisamment de mesures en place pour financer et lisser les cycles dans ces industries, contrairement à la Corée, au Japon et à la Chine. L'Union Européenne est en dessous de tout sur la question industrielle car elle opte pour une politique de concurrence et reste ouverte au grand vent de la mondialisation américano-asiatique. Les pays européens ne font donc pas le poids contre ces marchés étrangers. Afin de pallier ce problème, il faudrait renforcer les PIIEC (projets importants d'intérêt européen commun) qui visent à renforcer la politique industrielle européenne et la compétitivité et investir davantage dans des entreprises comme STMicroelectronics.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La France a investi trois milliards d'euros dans leur nouvelle usine.

M. Arnaud Montebourg. - Cette somme, bien qu'importante pour la France, ne représente pas un montant conséquent à l'échelle de l'Union européenne. De plus, nos compétiteurs mondiaux cherchent à s'implanter chez nous et à prendre notre place sur le marché. Il est impératif que nous défendions notre industrie par des mesures protectionnistes ainsi que par des subventions et pas seulement par de l'investissement. Dans les téléphones iPhone, il y a et il y aura des pièces fabriquées en France et en Europe.

Prenons l'exemple du groupe ArcelorMittal. Il y a plusieurs années de cela, j'ai proposé la nationalisation de ce groupe mondial. Arcelor était le leader mondial de l'acier. Il a fait l'objet d'une OPA (offre publique d'achat) hostile contre laquelle le gouvernement de l'époque ne disposait pas des outils nécessaires pour s'opposer. Monsieur Mittal est d'abord un mineur qui répartit ses intérêts sur la planète, la France et l'Europe ne l'intéressent absolument pas, il a mené tous les gouvernements par le nez, en Algérie, en Italie, au Luxembourg et en France. On n'a jamais eu un État pour dire maintenant ça suffit, on vous enlève vos instruments. Comme me l'a dit Louis Gallois, on aurait eu raison de nationaliser le site il y a dix ans. Plus tard, ce sera le tour de Fos... Les Britanniques ont récemment opté pour la prise de contrôle, et les Indonésiens et les Japonais ont nationalisés les industries de semi-conducteurs.

Le cas de PSA Peugeot Citroën est parfaitement représentatif de mes propos. En effet, lorsque ce groupe a traversé une période de difficultés en 2012, le gouvernement a procédé à une nationalisation partielle et à une augmentation du capital afin de sauver l'entreprise, la part des actions de la famille passant de 37 à 14 %. M. Gallois a nommé M. Tavarez, qui a permis d'acheter Opel, puis ensuite de faire l'alliance avec Chrysler. C'était sans compter avec la politique de l'Union européenne sur le véhicule électrique qui a déstabilisé notre propre industrie, comme toujours... Beaucoup ont peur de la planification. Mais moi je fais des business plans dans mes entreprises, pour planifier les investissements et notre activité. Hélas, l'Etat français n'a même pas de plan et quand on en a un on l'exécute mal. La question de la prise de contrôle se pose également pour les industries de semi-conducteurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je rejoins votre avis sur le fait que nous aurions dû effectivement nationaliser le groupe Arcelor à l'époque et je persiste à croire que nous devrions toujours le faire. En effet, je ne pense pas que le groupe investira les sommes prévues pour la décarbonation en contrepartie des sommes versées par l'État. De plus, ArcelorMittal procède à des investissements significatifs et a prévu de délocaliser 636 postes français. Si nous n'agissons pas maintenant, dans quelques années, l'ensemble des équipes et de la production du groupe aura quitté le périmètre européen. Nous sommes déjà passés de 22 fourneaux en Europe il y a 12 ans contre 11 aujourd'hui. Évidemment, je ne suis pas favorable à la nationalisation de l'ensemble des entreprises car je suis contre l'idée de nationaliser les pertes et de privatiser les profits. Cependant, il convient d'identifier les entreprises les plus stratégiques et de les nationaliser pour des questions de souveraineté. C'est notamment le cas de l'acier.

Afin de s'assurer que Monsieur Mittal compte bien procéder aux opérations de décarbonation, il conviendrait de l'auditionner et de lui demander si les fonctions supports liées à ce projet sont concernées par la délocalisation. Si la réponse s'avère positive, alors nous saurons que le groupe n'aura jamais eu l'intention de décarboner le site. À ce titre, il conviendrait de mettre en pause le versement des 295 millions d'euros d'aides publiques annuels.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Nous sommes surpris d'entendre que le Gouvernement indique ne pas disposer des chiffres exacts relatifs aux versements des aides publiques. Selon vous, cette absence de communication relève-t-elle d'un problème technique ou s'agit-il d'une volonté avérée ? De plus, pensez-vous que notre économie est sous perfusion ? Enfin, nous sommes parfaitement conscients de la nécessité de réindustrialiser notre pays. À ce titre, estimez-vous que les aides publiques encouragent suffisamment la relocalisation industrielle ? Quels sont, pour vous, les outils d'aides publiques les mieux adaptés ?

M. Lucien Stanzione. - Pensez-vous qu'une entreprise qui bénéficie des aides de l'État devrait les restituer dans le cas où elle afficherait un bilan excédentaire ? Ou estimez-vous au contraire que ces aides n'empêchent en rien le partage de la richesse au niveau des actionnaires ? Serait-il envisageable de partager cette richesse avec les salariés ayant concouru à la valorisation du capital ?

M. Michel Masset. - Pensez-vous qu'il conviendrait d'encourager davantage les entreprises dont le siège social est basé en France ? Conviendrait-il également d'encourager les nouvelles structures juridiques ?

Par ailleurs, je partage votre avis sur la nécessité pour l'État et les collectivités territoriales de s'engager de manière plus active au sein des conseils d'administration des entreprises qu'ils financent.

M. Jérôme Darras. - Lorsque vous étiez en fonction, vous avez défini l'action publique en matière d'économie comme la bonne synthèse entre la politique de l'offre et la politique de la demande. Pensez-vous que nous disposons encore des moyens d'une telle politique dans le nouveau contexte économique et financier ?

J'aimerais également connaître votre avis sur la Banque Publique d'Investissement (Bpifrance). Pensez-vous qu'elle a atteint tous les objectifs que nous lui avons fixés ?

M. Arnaud Montebourg. - Sur la question du comportement de l'administration, je ne pense pas qu'il y ait eu une instruction précisant de ne rien dévoiler. La décision de communiquer sur ces aides relève d'une décision politique. À ce titre, l'administration n'est pas habilitée à prendre ces décisions. Il revient au ministre en fonction de le faire.

Concernant la réindustrialisation, je pense que tout amorçage nécessite des aides publiques. En France, nous avons la chance de bénéficier de Bpifrance. Cependant, lorsque les besoins en investissement, notamment pour les start-ups industrielles, deviennent trop importants, les aides publiques ne suffisent plus. À ce titre, il convient d'identifier des partenaires privés qui puissent compléter l'apport financier de la puissance publique. Afin de retrouver un PIB industriel de 15 % comme en Espagne, il conviendrait d'investir 120 milliards d'euros, soit 30 milliards d'euros de plus que ce que l'économie française investit naturellement.

Cependant, ce plan de réindustrialisation nécessite un investissement bancaire et les banques n'y participent pas. Il conviendrait par ailleurs de procéder à une réforme des banques et notamment du financement des PME non cotées et des entreprises en développement. Il importerait également d'amener un fonds souverain à financer ces entreprises en fonds propres. Une partie des entreprises défaillantes le sont par manque de financeurs privés. Ce fonds souverain permettrait également de remonter le niveau de l'industrie et de l'agriculture sur le territoire français.

Par ailleurs, nous entendons souvent que le peuple français ne souhaite pas travailler. La raison réelle résulte à mon sens de l'absence de travail. La France ne dispose pas des emplois nécessaires pour embaucher les 10 % de personnes inscrites à Pôle Emploi. Ces emplois manquants sont justement ceux dont nous aurions besoin pour financer notre modèle social. Pour pallier cette solution, il convient d'investir. Cependant, encore une fois, l'argent public ne s'avère pas suffisant. Nous avons besoin d'argent privé. Or, le système financier refuse de le faire.

Une solution envisageable pour une réindustrialisation convenable de notre pays consisterait à prendre 5 % des encours de l'assurance-vie et de les confier à des fonds investissant uniquement dans des PME non cotées afin de constituer un fonds souverain sous une direction privée et supervisée par des spécialistes de l'investissement. Je vous invite, Monsieur le Président et Monsieur le rapporteur, à transmettre mon message à qui de droit.

Sur la question de la restitution des aides publiques, ma conviction personnelle est la suivante : nous aurions dû faire en sorte que les entreprises ne remboursent pas leur PGE, mais, qu'en contrepartie, elles fassent entrer l'État à leur capital afin d'augmenter leurs fonds propres et d'en reverser une partie aux salariés. Ce système aurait considérablement renforcé le tissu entrepreneurial français et aurait permis aux salariés de s'associer et de s'engager dans la gestion de leur entreprise, bien que les syndicats soient généralement opposés à ce principe. Il convient néanmoins de nuancer mes propos. En effet, l'État ne peut pas siéger dans l'ensemble des entreprises où il est actionnaire. En outre, mon expérience à l'Agence des participations de l'État montre que la présence de l'État dans les conseils d'administration est souvent inefficace, avec des représentants qui changent constamment et une centralisation impossible des décisions. Le ministre ne peut pas être présent dans tous les conseils d'administration. Je préconise donc encore une fois de donner plus de pouvoir aux salariés et aux élus locaux qui disposent d'une connaissance accrue du terrain et de ses réalités.

Sur le plan financier, nous allons vers un protectionnisme accru. Nous allons revenir à ce qui s'est passé avant l'acte unique, avant la mondialisation financière qui a précédé la mondialisation des biens et des services. La mondialisation financière recule, comme l'illustrent les sanctions contre la Russie après l'invasion de l'Ukraine, décidées presque sans droit ni titre. Les chambres de compensation sont aujourd'hui sous contrôle de l'État, alors que l'on me disait il y a dix ans que ce n'était pas possible. L'État redécouvre sa souveraineté et doit l'exercer, notamment pour taxer l'économie numérique.

Je défends un néo-colbertisme transpartisan qui protège contre les menaces extérieures et stimule l'activité économique.

La BPI s'avère être un bon outil, mais trop petit avec seulement 5 à 7 % du marché. Face à un oligopole bancaire qui finance insuffisamment l'économie réelle, il convient de desserrer les ratios prudentiels de Bâle III pour les prêts aux PME, comme je l'ai dit à Mme Lagarde. Les Américains ont abandonné Bâle III mais la Commission européenne a décidé de mettre ces règles dans le droit européen. Sans cette réforme, nous devrions envisager de nationaliser une banque comme la Société Générale, l'homme malade du système bancaire, et la fusionner avec la BPI.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les économistes s'accordent pour dire que les 20 milliards d'euros d'exonérations de cotisations accordées au-delà de 1,6 SMIC ont peu voire aucun effet sur l'emploi. À ce titre, êtes-vous favorable au maintien de ces exonérations ? Par ailleurs, soutenez-vous un renforcement de la loi Florange afin de mieux protéger notre tissu industriel et d'optimiser les outils dont nous disposons ?

M. Arnaud Montebourg. - Il nous est actuellement impossible de déterminer l'impact que ces exonérations ont pu avoir sur l'emploi. En revanche, nous pouvons affirmer avec certitude que la suppression de ces exonérations aura un effet négatif sur le marché de l'emploi. J'ajouterai même qu'il conviendrait d'élargir le champ d'action de ces exonérations aux emplois les plus qualifiés, soit environ 3 000 euros de salaire. Cependant, ces décisions représentent un coût financier important et s'il ne convient pas de diminuer les dépenses, il importe néanmoins d'augmenter les recettes afin de trouver un point d'équilibre.

Afin d'augmenter les recettes, il serait judicieux de réduire les prélèvements sur l'activité économique en France en contrepartie d'une augmentation de l'activité économique. Le taux de cotisation pourrait diminuer quand l'entreprise embauche. En effet, il convient de mettre en place de nouvelles politiques publiques afin d'inciter les entreprises à embaucher davantage. Il faut répartir la charge sur un plus grand nombre pour obtenir une augmentation de l'activité économique et financer le modèle social. Par ailleurs, le changement démographique que notre pays connaît depuis plusieurs années doit nourrir, à l'instar du phénomène de désindustrialisation, les réflexions des pouvoirs publics afin que notre économie puisse s'adapter aux transformations sociétales. Des économistes ont réfléchi à ces questions, je pourrais vous donner leurs noms. On ne peut pas faire du progrès social avec des déficits, on sait comment ça se termine...

M. Olivier Rietmann, président. - Estimez-vous qu'il existe un déséquilibre entre les aides publiques visant à améliorer la compétitivité de nos entreprises et les aides publiques pour la décarbonation ? En effet, la question se pose : ne serait-il pas pertinent d'accorder des subventions aux entreprises dans un but de production et d'industrialisation plutôt que pour la décarbonation ? La décarbonation est certes vertueuse et très importante, notamment de nos jours, cependant, les entreprises qui bénéficient de ces aides se retrouvent toujours avec un reste à charge et les investissements qu'elles effectuent ne permettent pas d'augmenter la production de richesse ni la compétitivité. Or, au vu de la situation actuelle, il serait potentiellement plus pertinent de réorienter ces aides vers la compétitivité et la création d'emploi et d'activité ainsi que la production de richesse.

M. Arnaud Montebourg. - Je partage votre avis sur le fait que les investissements pour la transition écologique ne permettent pas d'augmenter la compétitivité ni la productivité. Il s'agit d'investissements vertueux qui représentent néanmoins un coût et peu voire aucun bénéfice à court ou moyen terme. Cependant, comme le souligne le rapport de Jean Pisany-Ferry, si ces investissements ne sont pas financés par les pouvoirs publics, ils ne verront jamais le jour, car les marchés ne les financeront pas. Au niveau de la compétition mondiale, nous avons certes un retard sur l'innovation, les outils industriels et la formation des services publics, mais nous sommes le pays européen en tête des politiques de décarbonation des entreprises, notamment grâce à l'énergie nucléaire. Il convient donc de faire des choix et définir des priorités et assumer les éventuelles conséquences. Cependant, je partage votre avis, Monsieur le président.

Je voudrais également signaler un point important : aujourd'hui, des cabinets agissent comme des chasseurs de primes d'aides publiques. Les chefs d'entreprise, faute de temps, leur confient ces démarches et ces cabinets se rémunèrent à hauteur de 20 à 30 %. Le taux de commission appliqué par ces cabinets s'avère trop important, ce sont les nouveaux agents immobiliers. De plus, ces commissions sont prises sur l'argent public et il convient de s'assurer qu'il ne serve pas à financer les intérêts personnels des cabinets. À ce titre, je souhaiterais que le Sénat étudie la possibilité d'instaurer un plafond de commission pour ces cabinets, autour de 2%, afin de s'assurer que l'argent public soit utilisé à bon escient. Je pourrais par ailleurs vous faire parvenir la liste de ces cabinets.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous sommes preneurs de toutes contributions écrites, monsieur le ministre.

M. Arnaud Montebourg. - Je vous transmettrai les informations nécessaires.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour cette audition qui fut à la fois passionnante et dynamique.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La séance est levée à 18 heures 25.

La réunion est ouverte à 18 h 35.

Audition d'Orange - Mme Christel Heydemann, directrice générale

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mme Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange, M. Nicolas Guérin, secrétaire général et M. Laurentino Lavezzi, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte-rendu sur le site du Sénat.

Madame la directrice, Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Orange.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christel Heydemann, MM. Nicolas Guérin et Laurentino Lavezzi prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

Mme Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange. - Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de me recevoir aujourd'hui et de me permettre d'évoquer devant vous le sujet crucial de l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Ce sujet permet également d'aborder les questions relatives à l'opportunité de ces aides, leurs conditions ainsi que les actions de contrôle et de reporting. Afin de contribuer de manière pertinente à vos travaux, je présenterai dans un premier temps le groupe Orange puis, dans un second temps, j'évoquerai les montants des aides publiques perçues par le groupe au titre de l'année 2024 ainsi que les montants versés à l'État sur cette même année.

Avant d'entamer la présentation, il me semble important de revenir sur les principales différences entre les aides publiques octroyées en France et celles perçues dans les autres États où nous opérons. En effet, les États décident souverainement de leurs objectifs économiques et des outils à mettre en place pour gagner en compétitivité et attirer les grandes entreprises sur leur territoire. À ce titre, ils octroient des aides publiques afin de développer la recherche et le développement, de soutenir des secteurs stratégiques, de protéger l'emploi et l'économie ou encore de corriger des défaillances de marché. Si la France a opté pour des aides publiques ciblées, certains pays ont choisi une baisse des impôts ou un environnement fiscal plus attractif pour les grandes entreprises. Si les aides publiques permettent de soutenir des secteurs ciblés selon les besoins conjoncturels, elles génèrent néanmoins une complexité administrative et présentent des risques de dépendance. Les baisses d'impôts, quant à elle, permettent de relancer l'ensemble de la consommation et de l'investissement d'un territoire, mais sont moins ciblées et donc, moins efficaces. Il existe néanmoins la possibilité de combiner ces approches afin d'attirer le plus d'entreprises et de réduire le plus possible les contraintes qui pèsent sur ces dernières. Il est donc essentiel de considérer les aides reçues par le groupe Orange dans le contexte de notre cadre fiscal spécifique.

Orange est l'un des principaux opérateurs de télécommunication dans le monde. En 2024, son chiffre d'affaires s'élevait à 40,3 milliards d'euros et le groupe employait 127 000 salariés répartis sur 75 pays, dont 69 700 en France. Nous comptons 290 millions de clients particuliers et plus de 2 millions de clients professionnels et de PME. Nous figurons donc parmi les leaders mondiaux des services de télécommunications aux grandes entreprises. Nous sommes aussi leaders européens dans la cybersécurité avec 8 700 entreprises clientes et 32 centres de cyber détection. En Afrique, nous disposons de 90 millions de comptes Orange Money ouverts pour des transactions pour un montant total de 130 milliards d'euros en 2023.

Notre coeur de métier consiste à déployer et opérer des infrastructures numériques. Dans le monde, plus de 71 millions de foyers sont raccordables à la fibre optique dont près de 23 millions en France. Nous bénéficions également de 70 000 tours mobiles, de plus de 2 500 antennes satellites, de 45 000 kilomètres de fibres terrestres, de 450 000 kilomètres de câbles sous-marins et de plus d'un million de kilomètres d'artères de génie civil.

De plus, Orange reste un acteur majeur de l'innovation avec plus de 600 millions d'euros investis en R&D au titre de l'année 2024. Nous disposons également de 700 chercheurs et déposons en moyenne 250 nouveaux brevets par an pour un total cumulé de 11 000 brevets. En outre, nous participons activement aux principaux forums européens et mondiaux sur l'innovation et la normalisation.

Avant d'évoquer devant cette commission le montant des aides que notre groupe a perçues, il convient de le mettre en regard de la surfiscalité sectorielle qui pèse sur Orange et qui s'avère très singulière en France. En effet, la France est le pays qui impose la surfiscalité sectorielle la plus importante parmi les pays européens et les pays membres de l'OCDE avec 3,1 % du chiffre d'affaires du secteur. Par ailleurs, la fiscalité générale des entreprises ne s'avère pas plus légère en France que dans le reste du monde.

Selon la Fédération Française des Télécoms, en 2022, les opérateurs télécoms ont payé 1,9 fois plus d'impôts que la moyenne des sociétés du CAC 40. De plus, entre 2010 et 2024, Orange a versé en France près de 4 milliards d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés tout en s'acquittant également de 5,725 milliards d'euros au titre de l'imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER) fixe ; 1,340 milliard d'euros au titre de l'IFER mobile ; 1,857 milliard d'euros au titre de la taxe Copé et 1,201 milliard d'euros au titre du financement du centre national du cinéma.

En plus de ces sommes, Orange a également dû s'acquitter de plus de 4 milliards d'euros afin de pouvoir utiliser les fréquences et a versé près de 6 milliards d'euros de dividendes à l'État actionnaire. Cette surfiscalité étonne et interroge. En effet, au moment où l'État français a lancé un plan ambitieux de généralisation de la fibre optique, il a lesté les opérateurs d'une surfiscalité sectorielle.

Le groupe Orange a néanmoins soutenu le plan de l'État en y investissant près de 15 milliards d'euros de fonds propres. Nous avons également structuré l'ensemble de la filière des infrastructures numériques et avons fait de la France le pays le plus fibré d'Europe. Nous avons traité plus de 20 millions des 41 millions de locaux raccordables en France et avons effectué plus de 3 millions de délégations de services publics via Orange Concession. Au total, nous sommes à l'initiative de 58 % des raccords de locaux en France.

Avant de détailler les aides publiques perçues par Orange, je tiens à préciser que je ferai une distinction entre les aides perçues par Orange en France et les subventions perçues par Orange Concession. Par ailleurs, je ne pourrai pas confirmer l'exhaustivité du recensement des aides qui a été effectué, mais vous bénéficierez néanmoins d'une vision fidèle des aides publiques que nous avons perçues.

Au titre de l'année 2024, Orange a reçu plus de 233,1 millions d'euros en France. Cette somme comprend 88,5 millions d'euros d'exonérations de charges sociales : 20,5 millions d'euros pour les salaires inférieurs à 1,6 Smic ; 43 millions d'euros pour les salaires inférieurs à 2,5 Smic et 25 millions d'euros pour les salaires inférieurs à 3,5 Smic.

En plus des exonérations, Orange a perçu 10 millions d'euros au titre des aides à l'embauche ainsi que 9,3 millions d'euros fléchés vers le recrutement des apprentis et 700 000 euros au titre de la convention industrielle de formation par la recherche.

Le groupe a également bénéficié de 88,5 millions d'euros au titre des crédits d'impôt et des incitations fiscales, à savoir 47 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) ; 5,7 millions d'euros de réduction d'impôt sur les sociétés ; 13 millions d'euros de crédit d'impôt mécénat ; 8 millions d'euros de suramortissement des investissements en fibre ; 6,7 millions d'euros d'exonération d'IFER mobile ; 100 000 euros au titre du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi à Mayotte et  8 millions d'euros de réduction de taux pour l'assise électricité des datas centers.

Enfin, les 233,1 millions d'euros d'aides perçues comprennent également 46,1 millions d'euros de subventions répartis de la façon suivante : 13,7 millions d'euros au titre des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC);  25 millions d'euros dans le cadre du programme Connecting Europe Facility ; 1,9 million d'euros du programme Horizon Europe ; 2,4 millions d'euros pour des projets coopératifs financés par des fonds européens, par Bpifrance et par l'Agence nationale de la recherche et 3,1 millions d'euros au titre du guichet de cohésion numérique.

Orange Concession peut, de son côté, prétendre à des subventions de deux natures. D'une part les subventions dites PER (premier établissement de réseaux) qui sont liées au déploiement initial du réseau et, d'autre part, des subventions CCF (câblage client final) qui financent le raccordement effectif des logements et des locaux. L'intégralité des subventions CCF est par ailleurs reversée au fournisseur d'accès Internet pour la construction du raccordement client final. De plus, ces deux subventions permettent de rapprocher les conditions économiques de la zone d'investissement publique de celles observées en zone d'investissement privée afin que les tarifs pratiqués pour l'accès au réseau soient homogènes sur l'ensemble du territoire national.

Au titre de 2024, pour déployer les RIP (Réseaux d'Initiative Publique) dont il est délégataire, Orange Concession a perçu 56,1 millions d'euros de PER. À date, nous avons investi un total de 1,226 milliard d'euros pour déployer environ 3,42 millions de prises sur les 3,75 millions prévus au contrat public. En contrepartie de cet investissement, nous avons reçu près de 400 millions d'euros de PER sur les 463 millions d'euros prévus au contrat public. Au terme de nos déploiements, nous aurons investi 763 millions d'euros de fonds propres, alors que les réseaux construits seront la propriété des collectivités délégantes.

Concernant les CCF, il ne nous est pas possible de déterminer avec exactitude le montant des aides perçues par les délégataires des RIP. Cependant, nous connaissons le montant qu'Orange Concession reverse à Orange pour les raccordements de ses clients finaux. À ce titre, nous estimons à 50 millions d'euros le montant total des subventions CCF qui nous ont été reversées en 2024 par les délégataires des RIP. Ce montant vient donc s'ajouter aux 233,1 millions d'euros d'aides publiques reçues par Orange au titre de l'année 2024. Si ces montants peuvent sembler importants, ils se sont avérés nécessaires pour remplir nos multiples objectifs : fibrer le territoire français, garantir la souveraineté française et européenne dans les câbles sous-marins, participer à la normalisation de la 6G, engager la softwareisation des réseaux et préserver la maîtrise du cloud qui héberge nos fonctions réseau. Par ailleurs, ces aides représentent un montant inférieur à ce qu'Orange a versé à l'État au titre du seul IFER fixe.

Au titre de l'année 2024, Orange s'est acquitté de 1,2 milliard d'euros d'impôts et de taxes dont :

- 258 millions d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés ;

- 329 millions d'euros d'IFER fixe ;

- 138 millions d'euros d'IFER mobile ;

- 100 millions d'euros au titre de la taxe Copé ;

- 94 millions d'euros de Taxe sur les Services de Télévision ;

- 23,3 millions d'euros pour la part 2024 des fréquences 5G ;

- 83 millions d'euros de redevances des fréquences.

À cette somme s'ajoutent également 458 millions d'euros de dividendes distribués par Orange à l'État sur l'année 2024.

Avant de répondre à vos questions, je tiens à souligner l'importance que représentent ces aides pour nous à cadre fiscal, social et réglementaire constant. En effet, ces aides publiques nous ont permis de faire de la France le pays le plus fibré d'Europe et de généraliser l'utilisation du haut débit. De plus, le soutien public à la recherche s'avère essentiel pour continuer nos activités de R&D. Ces aides permettent également à notre pays d'asseoir son influence sur les réseaux du futur et au sein des instances normatives mondiales. À cet égard, il convient de maintenir le CIR en l'état, voire de le renforcer. En effet, les mesures actuelles ne permettent pas de compenser l'asymétrie fiscale que nous subissons par rapport à nos concurrents en Europe. Notre concurrent allemand, Deutsche Telekom, en plus de bénéficier d'un chiffre d'affaires plus important que le nôtre au sein de son territoire (23,3 milliards d'euros contre 17,8 milliards d'euros) verse 20 % d'impôts en moins qu'Orange.

Afin de rester compétitive et de préserver sa souveraineté numérique, la France a besoin que des groupes tels qu'Orange confortent leur position de leader européen et mondial. Elle a également besoin que des doctorants et des postdoctorats intègrent ces entreprises afin de faire avancer la recherche et le développement. À ce titre, nous sommes pour augmenter la transparence concernant l'attribution des aides publiques.

En revanche, il me paraît compliqué d'imposer davantage de contrôles et de conditions pour l'obtention de ces aides. En effet, les aides que nous percevons sont déjà conditionnées à l'obtention du résultat escompté. En revanche, il serait pertinent de simplifier les dossiers de demande des aides publiques et d'accélérer leur instruction afin que les entreprises puissent sécuriser leur budget. Il serait également judicieux d'harmoniser le traitement des dossiers de demande d'aides européennes. En effet, le fait que la France impose systématiquement des conditions et des critères supplémentaires aux prérequis européens présente un réel risque pour la compétitivité de notre territoire et pour l'attractivité de la recherche française.

Afin de faciliter l'investissement dans les télécoms, il convient de renforcer le développement et le déploiement de réseaux toujours plus performants. Ce faisant, nous renforcerions la compétitivité de nos territoires et l'emploi local. Les aides publiques s'avèrent donc indispensables. Cependant, au vu de notre contexte budgétaire actuel, elles ne sont plus suffisantes.

Si nous comparons notre situation avec l'Espagne, un des pays les plus fibrés d'Europe (95% des locaux y sont raccordés à la fibre, contre 92% en France), deux approches se distinguent. D'une part, la France a choisi d'encadrer fortement les déploiements avec un financement public conséquent de l'ordre de 10 milliards d'euros. D'autre part, l'Espagne a opté pour un modèle plus libéralisé avec peu d'intervention publique directe et un investissement provenant majoritairement d'opérateurs privés. Les financements publics que le pays perçoit s'élèvent à hauteur de 2,2 milliards d'euros et pourtant, le taux de logements raccordables en Espagne s'avère supérieur à celui de la France en 2024. Les aides publiques sont donc indispensables, mais elles ne représentent pas le seul levier pour soutenir un objectif de politique économique ou sociale. Par ailleurs, Orange n'a jamais cherché à obtenir l'ensemble des aides auxquelles le groupe avait le droit et a même renforcé son soutien financier à ses ETI et PME ainsi qu'à ses sous-traitants afin de préserver le tissu industriel du territoire.

Aux aides publiques, nous préférerons toujours une régulation et une fiscalité qui nous permettent d'investir dans les territoires et dans notre souveraineté. Il convient donc de remédier aux politiques fiscales nuisant aux entreprises plutôt que d'essayer de les compenser par des aides publiques. En sus de la fiscalité et des aides publiques, les États disposent d'un autre outil permettant de favoriser la compétitivité des entreprises : la commande publique. Par ailleurs, l'Europe et la France ont annoncé leur souhait de réarmer l'Europe. Cependant, la souveraineté dans la défense n'est pas possible sans souveraineté numérique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie, Madame la Directrice, pour cette présentation transparente, même si la rapidité des chiffres a pu rendre le suivi difficile. J'apprécie par ailleurs la maturité du secteur économique. En effet, les différents dirigeants d'entreprises auditionnés se sont toujours montrés très collaboratifs quant au fléchage des aides perçues par l'État. De plus, dans le contexte social actuel, avec plus de 300 plans de licenciements et 300 000 emplois menacés ainsi qu'un débat autour de la pertinence des aides publiques, cette transparence est la bienvenue.

Ma première question concerne la qualité de l'emploi, notamment au niveau de votre sous-traitance. En effet, je suis client chez vous et lors de mon raccordement à la fibre, j'ai constaté un système complexe de sous-traitance en cascade. Le technicien portant une veste Orange m'a expliqué qu'il était sous-traitant, payé à la pièce, avec des contrats très courts. Un autre sous-traitant est venu ensuite vérifier son travail. Cette situation affecte tant la qualité de l'emploi que la qualité du service, avec des problèmes fréquents où les clients se retrouvent privés de connexion pendant plusieurs jours parce que des techniciens débranchent et rebranchent des câbles de façon désordonnée.

À ce titre, j'aimerais connaître votre avis sur le plan de filière qui avait été signé avec la sous-traitance ainsi que son avancement. De plus, quelle est votre vision de ce déploiement parfois anarchique de la fibre ? Quelles propositions législatives ou réglementaires pourraient améliorer cette situation qui désespère les élus locaux ?

Mme Christel Heydemann. - Effectivement, le rythme et l'intensité du plan France Très Haut Débit ont engendré de réels problèmes de qualité. En effet, nous avons déployé le réseau fibre en l'espace de 15 ans alors que nous avions mis 40 ans à déployer le réseau cuivre en France. Les problèmes rencontrés ont donc été principalement liés à la vitesse du déploiement de la fibre, mais aussi à la qualité des réseaux de première génération ainsi qu'aux compétences des techniciens et des sous-traitants. Je tiens néanmoins à préciser que nos sous-traitants sont des partenaires indispensables pour nous. Cependant, il nous a fallu procéder à une étape de formation et de montée en compétences afin qu'ils soient au niveau de la qualité de service attendue. Pour ce faire, nous avons notamment renégocié un certain nombre de règles et de pratiques avec nos partenaires et mis en place des actions de contrôle. À ce titre, le rapport du régulateur indique que nous nous sommes considérablement améliorés sur la qualité du service. Évidemment, il nous reste encore des axes d'amélioration que nous avons déjà identifiés et sur lesquels nous travaillons activement.

Par ailleurs, s'il est impossible pour Orange de travailler sans sous-traitants, ces derniers ne travaillent pas uniquement pour nous. En effet, le réseau fibre en France est désormais organisé entre plusieurs opérateurs et plusieurs zones et nos partenaires veillent à la cohérence de ce découpage au sein des territoires. Concernant la qualité du travail, nous disposons de techniciens et avons renouvelé des accords et des contrats de long terme avec nos entreprises partenaires afin que celles-ci puissent disposer du temps nécessaire pour former leurs employés et recruter du personnel qualifié.

Nous avons également identifié trois enjeux principaux : le déploiement du réseau, la maintenance de la fibre et le sujet du cuivre. À ce titre, nous rencontrons principalement des problèmes qualité liés à la dégradation voire aux vols qui ont lieu sur le réseau cuivre et qui pénalisent une partie de nos clients. De plus, nous sommes conscients que certains de nos techniciens peuvent avoir des pratiques erronées et, afin de pallier ce problème, nous avons mis en place un système de qualité basé sur la reconnaissance visuelle et nous partageons un système d'information commun entre tous les opérateurs. Ce travail entrepris par la filière permet de construire l'infrastructure fibre de manière durable et d'assurer la connectivité des foyers.

M. Nicolas Guérin, secrétaire général du groupe Orange. - Les mesures mises en place par Orange pour pallier les différents problèmes rencontrés ont été concrètes, opérationnelles et pragmatiques. En effet, le problème lié à la formation et à la qualité des techniciens a été résolu en instaurant une formation obligatoire minimale pour tous nos techniciens avant leur première intervention. Nos intervenants sont donc désormais certifiés. Concernant les problèmes liés à la qualité des travaux, nous avons mis en place un système de compte-rendu à base de photos afin d'assurer le suivi et le contrôle des interventions.

Notre régulateur, l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), continue par ailleurs de suivre ces problèmes de façon régulière. À ce titre, il a noté une amélioration continue et significative de la qualité de nos services au terme de chacun de ses observatoires.

Aujourd'hui, nous avons réussir à couvrir 92 % du territoire national. À mon sens, il ne serait pas pertinent de légiférer sur ces thématiques, mais, au contraire, de continuer à soutenir la filière et les efforts fournis par les opérateurs pour continuer à s'améliorer. Il pourrait également s'avérer pertinent de sanctionner nos partenaires qui ne respectent pas les règles que nous avons mises en place. En effet, tous les opérateurs n'ont pas le même niveau de qualité et tous les sous-traitants ne disposent pas non plus du même niveau de qualité. À ce titre, il conviendrait qu'à chaque manquement aux bonnes pratiques, nous puissions porter plainte contre la personne responsable et nous assurer qu'elle ne travaille plus pour ce secteur. Il convient de renforcer le travail sur le terrain afin de déceler ces comportements.

Effectivement, nous avons déployé le réseau fibre de manière peut-être trop rapide et nous sommes en train de rectifier la situation. Cependant, la qualité et le volume de déploiement de notre réseau s'avèrent remarquables. Il convient également de souligner que nous avons procédé à ce déploiement tout en continuant en parallèle à développer les réseaux mobiles avec notamment le New Deal Mobile, la 4G et la 5G. Grâce à ce travail, nous bénéficions désormais d'un réseau extraordinairement efficace et qui propose un vaste panel de services mobiles à ses concitoyens, contrairement aux autres pays européens.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne remets aucunement en cause le volume, mais plutôt la qualité du déploiement, malgré les améliorations dont vous nous avez fait part. En effet, plusieurs élus locaux se retrouvent confrontés à cette anarchie des raccordements que je mentionnais précédemment. Et il me semble que cette situation est liée à la qualité de l'emploi. Auparavant, lors du déploiement du réseau cuivre, Orange, à l'époque France Télécom, disposait de 237 000 salariés contre 70 000 aujourd'hui en France. Cette diminution drastique du nombre de salariés a entraîné le recours à des recrutements de personnels peu voire pas formés ainsi que le recours à de la sous-traitance avec une certaine mise en concurrence entre eux qui les incite à privilégier la quantité à la qualité. Il serait par ailleurs intéressant que vous nous fournissiez le montant des exonérations de cotisations dont vous bénéficiez au titre de vos sous-traitants ainsi que le nombre exact de salariés sous-traitants qui travaillent pour votre groupe. De plus, ces sous-traitants occupent des postes souvent mal rémunérés et pâtissent d'une faible sécurité de l'emploi. Or, il convient de rappeler que les aides publiques doivent également permettre de renforcer la qualité de l'emploi et le passage d'un service public à une entreprise privée à tout de même eu des conséquences sur les conditions de travail de vos employés et, de ce fait, sur la qualité des services fournis.

Mme Christel Heydemann. - Lorsque nous nous intéressons à l'accidentologie des réseaux fibres, nous constatons que près de 60 % des réseaux fibres en France ont été déployés par Orange. À ce titre, nous sommes parfaitement conscients des taux de pannes et des zones dîtes à risques. Afin d'éviter tout problème de qualité, il arrive que nous refusions de commercialiser nos services dans des zones (urbaines ou rurales) où la présence de réseaux de première génération ne permet pas de garantir la pleine satisfaction de la demande du client. Par ailleurs, nous avons procédé à d'importants investissements afin de réparer voire de doublonner certains endroits.

En outre, il me semble pertinent de s'intéresser à ce qui se passe chez nos voisins. En Italie, par exemple, Telecom Italia rencontre les mêmes problèmes qu'Orange, mais, ce groupe s'est vu contraint en outre de louer son réseau fixe à un fonds d'investissement américain afin de se désendetter. Cette situation rend bien compte de la situation actuelle des télécoms européens, qui se retrouvent affaiblis par l'ouverture importante à la concurrence. Cette concurrence réduit de manière significative le nombre de clients par opérateurs en Europe (5 millions de clients pour des opérateurs européens contre plusieurs centaines de millions pour leurs homologues sur les marchés américains et chinois).

Concernant l'emploi des sous-traitants, le groupe Orange fait appel à environ 13 500 ETP (équivalents temps plein) pour les activités de déploiement et de maintenance des réseaux fibre et cuivre. Le groupe dépense environ 1 milliard d'euros pour ces sous-traitants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez été condamnés à une amende de 26 millions d'euros en 2023, confirmée par le Conseil d'État en octobre 2024. Comment jugez-vous cette sanction ? De plus, est-ce que cette sanction a remis en cause des aides publiques ?

M. Olivier Rietmann, président. - En tant qu'élu local d'un territoire très rural de la Haute-Saône, je constate une différence de traitement entre territoires urbains et ruraux concernant la fibre. Il aurait été préférable d'instaurer une équité de traitement sur les territoires. De plus, il a été demandé une participation financière des territoires pour le déploiement de la fibre, malgré les aides publiques perçues.

Mme Christel Heydemann. - Paradoxalement, il s'avère que les Français ayant le plus de difficultés à être fibrés se situent dans les zones très denses et urbaines qui ne font pas partie des RIP. De plus, nous avons fait le choix de fibrer l'intégralité du territoire français malgré le fait qu'il puisse exister d'autres solutions telles que le développement du réseau mobile ou du réseau satellite.

Par ailleurs, l'amende de l'Arcep concernait la zone moyennement dense où nous avions déployé le réseau fibre à l'aide de nos fonds propres. Par ailleurs, Orange est le seul opérateur à couvrir autant la zone moyennement dense (80 %). L'amende en question portait sur une différence d'interprétation des engagements que nous avions pris concernant les taux de couverture.

En outre, la fiscalité qui pèse aujourd'hui sur nos entreprises a un impact sur les réseaux fixes et sur la couverture du territoire. En revanche, nous couvrons l'intégralité d'un grand nombre de territoires ruraux. Cependant, il convient de préciser que la réalité opérationnelle veut que le coût de maintenance de la fibre dans les territoires ruraux s'avère significativement plus élevé que dans les zones plus denses. Il s'agit de la raison pour laquelle les subventions RIP existent.

M. Lucien Stanzione. - Ma question concerne les aides de l'État, qui sont au coeur de cette commission d'enquête. En tant qu'entreprise, comment réagissez-vous aux différentes aides perçues lorsque vos résultats sont positifs ? Les bénéfices d'exploitation sont-ils redistribués aux actionnaires ou investis dans les salariés ? Restituez-vous à l'État les aides perçues qui ont participé à la création d'un chiffre d'affaires positif ? En outre, comment ces éléments influencent-ils votre relation avec vos sous-traitants, qui jouent un rôle prépondérant dans votre activité ?

Mme Christel Heydemann. - Concernant la sous-traitance, nous avons des indicateurs qualité qui permettent de mieux rémunérer nos sous-traitants quand la qualité est au rendez-vous et de pénaliser la moindre qualité, dans un système qui se veut vertueux.

Sur la répartition de la valeur ajoutée chez Orange, pour un chiffre d'affaires d'un peu plus de 40 milliards d'euros, notre premier poste de dépenses concerne nos fournisseurs et partenaires (18 milliards d'euros), puis nos salariés (10 milliards d'euros de masse salariale), les investissements dans les infrastructures (6 milliards d'euros), les achats de spectres, les taxes et les impôts (3 milliards d'euros), et enfin la rémunération des actionnaires (2 milliards d'euros).

Concernant les aides publiques mentionnées, les exonérations de charges sociales ne sont pas spécifiques à notre entreprise, et nous avons peu de bas salaires. De plus, nos sous-traitants n'occupent pas tous des métiers peu qualifiés, beaucoup travaillent dans des domaines très technologiques. Pour la maintenance de nos réseaux, ce sont des partenaires clés, notamment lors de situations d'urgence, comme les tempêtes en Bretagne ou les cyclones à Mayotte. Quant à l'aide à l'embauche d'apprentis, malgré la baisse des aides, nous n'avons pas réduit notre engagement dans l'apprentissage, proposant des opportunités sur l'ensemble du territoire national.

Par ailleurs, l'essentiel de notre recherche étant basé en France, le CIR s'avère indispensable pour maintenir notre place parmi la concurrence européenne. Cependant, nous opérons également avec des équipes basées dans certains pays de l'Est comme la Pologne ou la Roumanie. Les exonérations diverses, quant à elle, ne représentent pas un montant suffisamment conséquent pour qu'elles déterminent les choix du groupe.

De plus, le secteur des télécoms peut jouer un rôle décisif dans la course à la souveraineté numérique en Europe en permettant notamment de limiter la dépendance à des technologies extra européennes. À ce titre, le groupe Orange a fait le choix stratégique de maintenir des infrastructures telles que les câbles sous-marins, les flottes de bateaux ou encore les tours mobiles contrairement à bon nombre d'opérateurs.

Dans un secteur régulé comme le nôtre, le cadre réglementaire impacte nos décisions d'une manière plus importante que les aides publiques. Nous avons cité le cas de l'Espagne qui a un cadre réglementaire qui lui permet de faire appel à des investisseurs privés pour développer ses réseaux télécom. En revanche, l'Allemagne n'a pas du tout fait le choix de la fibre puisqu'on n'est qu'à moins de 40 % de pénétration de cette technologie, et les prix pratiqués par nos voisins ne sont pas du tout compétitifs par rapport à ceux que nous offrons à nos clients. En effet, même si la concurrence impacte les emplois, elle permet néanmoins de renforcer le pouvoir d'achat de nos concitoyens ainsi que celui des entreprises installées sur notre territoire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je me fais porte-parole de Mme Pascale Gruny, sénatrice de l'Aisne qui ne pouvait pas être présente parmi nous aujourd'hui. Elle indique qu'Orange a privilégié les zones de l'Aisne concentrant un grand nombre d'entreprises au détriment des petites communes ou de certains quartiers. En effet, à date, il reste 4 312 prises à déployer au sein du département dont environ 600 comportent des difficultés techniques ou sont soumises à des refus de syndicats voire à des contraintes réglementaires. Comment votre entreprise compte-t-elle surmonter les obstacles évoqués afin d'honorer ses engagements ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'aurais également une dernière question à vous poser. Il est évident que certains hameaux ou maisons isolés ne seront jamais raccordés à la fibre. Ces lieux sont aujourd'hui connectés au reste du monde grâce au réseau cuivre. Cependant, l'annonce du démantèlement du réseau cuivre, prévu au 1er janvier 2026, inquiète grandement les habitants de ces zones et notamment les personnes équipées de matériel d'assistance ou de déclenchement d'urgence. Avez-vous pris ces personnes en compte dans votre projet ?

M. Michel Masset. - Avez-vous passé des conventions d'occupation avec les collectivités territoriales afin de procéder à la pose de chambres ? De plus, payez-vous les passages et les emplacements ?

Mme Christel Heydemann. - Il me semble que Orange Concession ne supervise pas le RIP du département de l'Aisne. Cependant, il est envisageable qu'une partie du département soit couverte par une zone AMII (Appel à Manifestation d'Intention d'Investissement). Il conviendra de vérifier. En revanche, je peux vous assurer que nous sommes en avance sur les plans de déploiement dans ces zones et nous continuerons à tenir nos engagements. Je ne peux toutefois pas répondre des déploiements supervisés par nos concurrents. Il est cependant vrai que nous avons initié nos plans de déploiement en priorité dans les zones les plus rentables et les plus simples à connecter. Actuellement, il nous reste à déployer la fibre sur les zones les plus complexes. Par ailleurs, la complexité des zones n'est pas nécessairement liée à leur situation économique. Il peut s'agir de zones très denses ou disposant de bâtiments historiques. De plus, dans les territoires qui ne sont pas encore raccordées à la fibre, nous proposons également la 4G, la 5G ainsi qu'une option satellitaire. Notre objectif est que l'ensemble du territoire français dispose d'un accès à une solution très haut débit.

Concernant l'arrêt du cuivre, il convient de préciser que seule la commercialisation sera arrêtée à partir du 1er janvier 2026. De plus, le débranchement s'effectuera sur plusieurs années et suivra un plan précis. Nous débrancherons en priorité les zones qui sont déjà entièrement raccordées à la fibre et qui présentent des taux de pénétration et d'adoption élevés. Nous sommes encore en phase d'étude afin de déterminer les modalités de la récupération du cuivre et la valorisation qui pourra en être faite. Nous travaillons en collaboration avec les collectivités territoriales pour qu'elles comprennent l'importance d'un tel chantier.

Pour répondre à votre question relative aux droits d'accès, notre réseau cuivre se situe sur des sites dont nous sommes propriétaire. À ce titre, il peut arriver que nous mettions en place des conventions, mais les cas de figure sont aussi variés que le nombre de communes. En revanche, nous versons des redevances aux collectivités lorsque nous utilisons des infrastructures leur appartenant.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais que vous nous détailliez l'utilisation des fonds perçus à travers le CIR. En effet, il apparaît que votre utilisation du CIR est restée relativement stable ces dernières années et que vous utilisez les plafonds pour les dépenses de personnel et la sous-traitance étrangère.

De plus, nous avons vu qu'à la suite du cyclone qui a frappé Mayotte, le Gouvernement a pris la décision d'utiliser les satellites Starlink. Cette situation pose deux problèmes : d'une part, la question de la souveraineté numérique et énergétique, Starlink étant une entreprise américaine. D'autre part, l'État étant actionnaire du groupe Orange à hauteur de 25 %, cette décision a été accueillie avec une certaine surprise. Quelle est votre opinion sur le sujet ?

Mme Christel Heydemann. - Nous disposons de 700 chercheurs dont la plupart sont basés en France et nous mettons un point d'honneur à les maintenir en poste. Nos recherches se portent principalement sur les questions liées à l'efficacité du spectre, à la diffusion des ondes radio, à la cybersécurité, à l'intelligence artificielle, au réseau 6G, aux enjeux de sécurité ou encore à la communication quantique. Ces sujets demeurent relativement constants d'année en année, ce qui explique le peu de variation dans notre utilisation du CIR. Par ailleurs, nous menons nos recherches en collaboration avec d'autres entreprises françaises réparties sur l'ensemble du territoire national. Les résultats de nos recherches sont communiqués à l'occasion de l'Open Tech Day d'Orange.

En outre, la situation à Mayotte a permis de souligner l'importance de nos services en cas de catastrophe, que ce soit pour les secours ou pour la population locale. La bataille que mène un grand nombre d'entreprises et de territoires est celle de l'accès à l'énergie et aux communications. Pour le cas de Mayotte, nous souhaitions nous assurer que l'ensemble de la population pouvait de nouveau accéder au réseau de télécommunication tandis que Starlink proposait des solutions sur des zones beaucoup plus limitées. Ces situations nous amènent également à identifier des solutions d'urgence pour parer chaque évènement extrême susceptible de survenir. Nous réfléchissons donc également à des solutions basées sur une connectivité satellite afin de garantir l'autonomie de nos réseaux. Par ailleurs, nos réseaux mobiles ont été rétablis rapidement à Mayotte rendant inutile le déploiement des réseaux Starlink. Enfin, nous avons récemment inauguré la 5G à Mayotte tout en continuant à oeuvrer activement à la reconstruction du territoire.

M. Olivier Rietmann, président. - Madame la Directrice générale, Monsieur Guérin, Monsieur Lavezzi, je vous remercie d'avoir répondu à nos questions et je vous souhaite une excellente soirée.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 h 10.

Mercredi 7 mai 2025

- Présidence de M. Olivier Rietmann, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Bruno Le Maire, ancien ministre

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien entendu vos anciennes fonctions ministérielles.

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Le seul lien d'intérêt que je pourrais avoir tient à mes fonctions actuelles de conseiller spécial de l'entreprise néerlandaise ASML, qui fabrique des semi-conducteurs.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre en votre qualité d'ancien ministre de l'économie et des finances de 2017 à 2022, puis ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique de 2022 à 2024, soit pendant sept années consécutives. Vous avez donc pris des mesures structurantes en matière d'aides aux entreprises dont les conséquences sont encore tangibles aujourd'hui.

Quelques questions pour guider votre propos liminaire.

Quel regard portez-vous, de manière générale, sur les quelque 2 200 aides publiques versées aux entreprises ? Dans le contexte géopolitique international que nous connaissons, quel peut être le rôle des aides publiques aux entreprises ? Quelles ont été les grandes orientations prises pendant la période où vous étiez ministre en matière d'aides publiques aux entreprises ?

Quelle a été, succinctement, votre stratégie de soutien aux entreprises pendant la crise sanitaire et les moyens pris ensuite pour baisser leurs coûts ? Quelle a été votre action pour endiguer le nombre de dépenses fiscales en faveur des entreprises ?

Le crédit d'impôt recherche (CIR) vous semble-t-il bien calibré ?

Le rôle de chef de file confié aux régions en matière d'aides aux entreprises vous semble-t-il gage d'efficacité ?

Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises étaient suffisamment suivies, contrôlées et évaluées lorsque vous étiez ministre ? Qu'en est-il aujourd'hui ?

Seriez-vous favorable à la fixation de contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements voire délocalise ?

M. Bruno Le Maire. - Je suis très heureux de vous retrouver, pour vous apporter mon regard d'ancien ministre de l'économie et des finances, mais aussi de nouvel entrepreneur privé.

Les aides aux entreprises en France sont régulièrement sous le feu des critiques. Elles regroupent en fait deux réalités bien différentes.

Il y a d'abord les aides conjoncturelles, sur lesquelles je passerai rapidement parce qu'elles sont par définition liées à une situation particulière ; nous n'avons pas été épargnés ces dernières années puisque nous avons connu deux crises parmi les plus graves depuis un siècle en France : la crise du Covid-19, avec un effondrement de la production comparable à ce qui s'était passé en 1929, et la crise inflationniste, qui était la plus grave depuis les années 1970.

Avec les aides conjoncturelles que nous avons mises en place, l'État a joué tout son rôle consistant, face à une crise conjoncturelle, à soutenir, défendre et protéger les entreprises, notamment les plus petites. Je rappelle à tous ceux qui ont aujourd'hui la critique facile, que ces aides nous ont permis de sauver des milliers d'entreprises, qui vont d'Air France ou Renault jusqu'à la plus petite des très petites entreprises. Mon obsession a été de protéger les plus fragiles, les entreprises de moins de 10 salariés, en mettant à leur disposition un fonds de solidarité de 1 500 euros pour les petits commerçants, les petits artisans, pour éviter qu'ils ne soient emportés par l'effondrement du niveau d'activité. Si c'était à refaire, je referais exactement la même chose : protéger massivement notre tissu économique et industriel face à une crise qui n'avait pas eu d'équivalent depuis 1929.

Ces aides conjoncturelles ont fait que la relance économique française a été la plus rapide de tous les grands pays de la zone euro. L'argent public a été bien employé parce qu'il a évité à la France de passer par la case récession, ce qu'ont enduré de nombreux pays de la zone euro, y compris l'Allemagne.

Il y a, ensuite, les aides structurelles. Selon le rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) de l'an dernier, le montant des aides aux entreprises s'élève à 86 milliards d'euros : 36 milliards d'euros de dépenses fiscales, 28 milliards d'euros de dépenses budgétaires, 15 milliards d'euros de dispositifs en extinction et 7 milliards d'euros de dépenses sociales. Ce chiffre est contesté, votre commission fera oeuvre utile en précisant le chiffrage ; il recouvre des dispositifs hétérogènes, allant des taux réduits de TVA, qui peuvent coûter plusieurs milliards d'euros et constituent la dépense fiscale la plus importante, à la prime à la bagasse pour les territoires d'outre-mer, en passant par le soutien à la SNCF - c'est un ensemble complexe et hétérogène. Le total que je donne ne comprend pas les allègements de charges sur les bas salaires, qui représentent à eux seuls 75 milliards d'euros en 2023, ni les aides accordées parfois de manière redondante par les collectivités locales et par l'Union européenne.

Un travail de simplification et de clarification me semble nécessaire, l'efficacité et la pertinence de ces aides peuvent être évaluées, mais il ne faut pas faire des entreprises le bouc émissaire de ce travail utile de simplification et de rationalisation. Certains semblent penser qu'il suffirait de diminuer les aides aux entreprises pour réduire les déficits publics ; mais la raison d'être de ces aides, c'est que l'État redonne d'une main ce qu'il a pris de l'autre, elles sont la conséquence de prélèvements obligatoires confiscatoires en France, parmi les plus élevés au monde. Lorsque les restaurateurs ne s'en sortent pas avec les charges qui pèsent sur leurs salariés, on met en place une TVA restauration à 10 %, pour redonner de l'air à l'ensemble du secteur hôtellerie-restauration. J'estime que cette façon de faire relève d'une politique de court terme, où l'on creuse un trou pour en boucher un autre, et l'issue n'est certainement pas un coup de rabot sur les aides aux entreprises en général. En sept ans, j'ai sept fois fait l'exercice d'étudier les aides aux entreprises, pour sept fois faire chou blanc, sauf sur des montants très réduits, tout simplement parce qu'à chaque fois qu'il y a une aide, elle correspond à une compensation de charges, de taxes ou de prélèvements qui sont excessifs. Et par conséquent, si l'on se contente de passer un coup de rabot général sur ces aides aux entreprises, nous allons affaiblir la compétitivité de nos entreprises et affaiblir leur capacité à créer de l'emploi.

La bonne voie consiste plutôt à réduire la dépense publique inefficace et à alléger le poids des prélèvements et des impôts, donc à refonder les aides aux entreprises sans affecter leur compétitivité. Il faut, en réalité, refonder le modèle économique et social de la France pour développer ce qui a été mon obsession pendant sept ans : une économie de production qui crée des emplois, qui ouvre des usines et qui crée de la valeur. Parce que des entreprises qui se portent bien, ce sont aussi de meilleurs salaires, davantage de participation, davantage d'intéressement, plus de pouvoir d'achat et une meilleure rémunération du travail, c'est l'un des enjeux stratégiques et sociaux pour notre pays. La loi 22 mai 2019 portant sur le plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) a renforcé les dispositifs d'intéressement et de participation, ils ont concerné l'an dernier près de 10 millions de salariés, pour un montant moyen par salarié de près de 3 000 euros par an, contre 2 500 euros en 2017.

Une économie qui se porte bien, des entreprises qui réalisent des bénéfices, ce sont des salariés qui peuvent être mieux intéressés aux résultats et avoir de meilleures rémunérations. C'est ce que nous avons commencé à faire en 2017 : créer une politique la plus attractive possible pour les entreprises, nous assurer qu'une partie est redistribuée aux salariés par l'intéressement et la participation et réduire la dépense publique la moins efficace. Nous avons réduit l'impôt sur les sociétés de 33,3 à 25 %, nous avons mis en place la flat tax à 30 % et, à mon initiative, nous avons baissé les impôts de production, qui étaient sept fois plus élevés que ceux de notre voisin allemand. Nous avons engagé la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), il faut rapidement la supprimer complètement.

Nous avons mis également en place un plan de décarbonation pour les secteurs les plus polluants, tels que la chimie, le ciment, l'aluminium. Nous avons créé un crédit d'impôt pour l'industrie verte sur le modèle de l'Inflation Reduction Act (IRA). Nous avons donc soutenu l'industrie et les entreprises dans un cadre le plus attractif possible pour le développement économique.

Nous avons également réduit la dépense publique, c'est un combat difficile contre beaucoup de monde. Nous avons notamment réduit les aides financières aux chambres de commerce et d'industrie, transformé le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en allègement de charges pérenne, nous aussi encadré le CIR, parce que j'estimais qu'il y avait des abus. Je suis le ministre de l'Économie qui a supprimé le doublement de la prime pour les jeunes doctorants et qui a exclu les dépenses non directement liées à la recherche et au développement.

Nous nous sommes attaqués aux dépenses les moins efficaces, nous avons créé un environnement favorable aux entreprises. Résultat : entre 2017 et 2024, plus de 600 nouvelles usines ont été ouvertes ; le rythme d'ouverture des usines en 2022 et 2023 était de 200 par an. Or, depuis 2024, la baisse des impôts de production a été arrêtée, c'est une erreur. Le projet de supprimer complètement la CVAE a été stoppé, c'est une erreur, de même que le relâchement de la politique de soutien aux entreprises industrielles les plus exposées à la concurrence. Dans une conjoncture internationale difficile, où la guerre commerciale menace notre industrie et la survie de pans entiers de notre industrie, de l'industrie automobile jusqu'à l'industrie chimique, ces changements de cap se paient cash : il n'y a rien de pire que de changer de politique économique au moment où la conjoncture internationale se dégrade. Résultat, depuis 2024, les ouvertures d'usines ont nettement ralenti. Il n'y a pas besoin d'être un devin pour savoir que les choses vont continuer de s'aggraver si nous ne corrigeons pas le tir rapidement, en offrant la visibilité et la stabilité aux entreprises, aux PME, en particulier dans le secteur industriel, elles en ont besoin pour survivre, pour se développer et pour créer de nouveaux emplois.

L'enjeu est autant culturel, identitaire, qu'économique : nous devons réindustrialiser la France, poursuivre la politique de reconquête de la production que nous avons engagée en 2017 et conduite sans relâche pendant sept ans. Nous devons supprimer des impôts de production qui pèsent sur les entreprises industrielles : c'est une condition de notre prospérité, de notre indépendance, mais aussi de la bonne rémunération des salariés, car ces emplois industriels sont des emplois qualifiés. C'est une condition de notre intelligence collective et de la défense d'un patrimoine culturel ouvrier auquel je suis attaché. Cette réindustrialisation ne se fera pas contre les règles économiques de base ; elle va demander du temps long, de la constance, de la stabilité, pas des changements de cap permanents - car changer sans cesse notre fiscalité, nos taux, nos impôts, c'est la pire des erreurs économiques, c'est l'assurance que la France va s'appauvrir.

Nous devons être lucides sur notre environnement international, il a radicalement changé en 12 mois - vous en êtes tous conscients ici et j'aimerais qu'on le soit davantage au-delà des murs du Sénat : la mondialisation heureuse est terminée, à supposer qu'elle ait jamais existé, la mondialisation cannibale a commencé, où chaque continent veut dévorer le voisin, et pour ce faire, se dote des moyens pour soutenir massivement son économie et son industrie. L'IRA, mis en place par le président Biden et que nous avons combattu à l'époque avec le président Macron, ce qui m'a valu plusieurs visites à Washington et plusieurs discussions très houleuses avec la ministre des finances de l'époque, Janet Yellen, est un soutien direct de 350 milliards de dollars sous forme de subventions et de crédits d'impôt à la réindustrialisation aux États-Unis. La Chine, quant à elle, subventionne massivement son industrie depuis des décennies, à coup d'aide publique et d'environnement normatif favorable à ses entreprises - voyez le développement de la voiture électrique, les filières des batteries électriques, de l'hydrogène, des semi-conducteurs. Si nous voulons être à armes égales, il faut soutenir nos entreprises et les protéger car ce qui est en jeu, c'est la survie de ce qui a fait la puissance européenne et française au XXème siècle : l'industrie automobile, l'industrie chimique, l'industrie aéronautique et tous les sous-traitants, ceux dont on parle le moins mais qui sont, en première ligne, les plus menacés de disparition.

Je ne propose pas que nous soyons des cannibales parmi les cannibales, mais que nous ne nous laissions pas dévorer tout cru, c'est le sens qu'il faut donner aux mesures d'aide aux entreprises - je vous propose qu'elles servent à attirer les investisseurs en France, à accélérer la décarbonation de notre économie et à financer l'innovation. Cette politique doit aussi nous faire remettre en cause beaucoup de dogmes européens, de la libre concurrence jusqu'à la politique de concurrence, en passant par les moyens de protection indispensables contre la concurrence déloyale que nous livre la Chine. J'ai une certaine fierté d'avoir gagné des combats sur le sujet, notamment celui du soutien à l'industrie automobile, en imposant que des tarifs douaniers soient fixés sur les véhicules électriques produits en Chine, tout simplement pour lutter contre une concurrence déloyale. Vous ne pouvez pas demander à Stellantis et à Renault de démarrer la production de véhicules électriques dans des conditions qui ne sont pas compétitives au départ - comment rivaliser avec une industrie chinoise qui, depuis 20 ans, bénéficie d'un soutien massif du gouvernement chinois et qui peut mettre sur le marché des produits jusqu'à 35 % moins chers ? Des barrières tarifaires étaient indispensables, j'ai plaidé pour que la Commission européenne les mette en place, elle en a fixé jusqu'à 34 % pour les véhicules chinois : c'est une bonne décision - et ce changement de dogme était nécessaire, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Il faudrait être fou aujourd'hui pour ne pas imposer des tarifs douaniers à des produits qui ne respectent pas les mêmes règles que nous, il s'agit simplement d'équité et de concurrence...

La politique qui me semble la bonne, - au-delà de la réorganisation de notre modèle économique et social, un sujet qui excède le champ de votre commission -, repose sur trois piliers.

D'abord, un soutien à l'investissement par des aides publiques. La décarbonation n'est pas rentable. Vous ne pouvez pas demander à une entreprise qui a une exigence de rentabilité et de compétitivité, d'investir massivement sur la décarbonation sans lui apporter des aides publiques - conditionnées à la réalité de la décarbonation, j'y reviendrai avec le cas d'ArcelorMittal.

Ensuite, un soutien à l'investissement est nécessaire pour augmenter la production. Nous avons réussi à obtenir, après trois ans de discussions féroces, un investissement de GlobalFoundries, le producteur de semi-conducteurs, à Crolles, près de Grenoble, auprès de STMicroélectronics : c'est le plus gros investissement industriel en France depuis la réalisation des réacteurs nucléaires - 7,5 milliards d'euros et des milliers d'emplois à la clé. Cet investissement a pris du retard, j'en ai conscience, mais soit nous apportons un soutien financier - et alors GlobalFoundries arrive et nous développons la production de semi-conducteurs à Crolles ; soit nous n'apportons pas d'aide publique - et alors GlobalFoundries ira ailleurs : c'est aussi brutal que cela. Il est nécessaire de soutenir l'investissement par des aides publiques pour réindustrialiser notre pays.

Je crois également qu'il faut maintenir notre soutien à la recherche et au développement. J'entends les critiques contre le CIR, elles me font penser à celles que l'on adressait au nucléaire : en France, nous avons une fâcheuse tendance à taper sur ce qui marche et à remettre en cause ce qui est un avantage comparatif par rapport aux autres nations. Le CIR peut certainement être corrigé, je l'ai fait ; mais remettre en cause cet avantage compétitif majeur pour notre industrie et pour nos entreprises, ce serait une grave faute économique et politique.

Le troisième pilier, le plus iconoclaste et le plus indispensable, c'est une protection commerciale au niveau européen via des tarifs commerciaux ou des mesures de sauvegarde. Nous avons réussi à le faire face aux véhicules électriques chinois, la protection n'est pas un gros mot, il faut cesser de penser qu'on ne peut réussir que par la compétitivité, la productivité...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc changé d'opinion ?

M. Bruno Le Maire. - Mon crédo n'a pas changé, je l'ai juste complété, convaincu de ce qu'une protection aux frontières de l'Union européenne est devenue indispensable. Je suis le seul parmi les ministres de l'Économie en Europe à avoir défendu cette idée et j'ai obtenu une augmentation des tarifs douaniers sur les véhicules électriques chinois. Le drame, c'est que les décisions européennes sont trop lentes : là où les États-Unis et la Chine décident en trois jours, la Commission européenne décide en trois ans. Nous devons changer de braquet : il faut que l'Union européenne décide vite, décide fort, qu'elle protège, qu'elle assume la défense de nos intérêts économiques, de nos intérêts nationaux et de nos intérêts européens. La guerre commerciale a été déclarée, la France ne doit pas se laisser manger toute crue, nous avons tout pour nous défendre, les instruments juridiques sont sur la table : il y a les tarifs douaniers, les mesures de sauvegarde et de restriction des importations, ou encore l'instrument anti-coercition, que nous avons fait voter : servons-nous-en rapidement, surtout quand la conjoncture est aussi difficile.

Le site ArcelorMittal de Dunkerque est un excellent exemple de ces nouveaux enjeux et de la nécessité que l'État joue tout son rôle pour défendre nos intérêts économiques, avec le soutien de l'Union européenne. Ce site que j'ai visité à plusieurs reprises est vital pour la France et pour la sidérurgie européenne. Tout doit être fait pour sauver le site ArcelorMittal de Dunkerque - et je rends hommage aux milliers de salariés compétents...

M. Olivier Rietmann, président. - Tout ? Même la nationalisation ?

M. Bruno Le Maire. - J'ai nationalisé Les Chantiers de l'Atlantique, la nationalisation est un outil temporaire et de dernier recours. Mais considérer que l'État va gérer ArcelorMittal et la production d'acier en France, c'est tromper les salariés, c'est leur vendre des illusions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela fait 12 ans que Mittal nous mène en bateau, il n'a aucune envie de décarboner le site et de le maintenir...

M. Bruno Le Maire. - Je rends hommage aux milliers de salariés compétents et motivés qui sont attachés à leur outil de production et qui travaillent sur ce site. Nous devons également être lucides sur la réalité économique actuelle, vous la connaissez : une concurrence féroce, une surproduction en Chine, qui représente la moitié de la production d'acier mondiale et qui ne peut plus se déverser vers les États-Unis en raison de l'augmentation des tarifs douaniers américains, ce qui crée un risque que les excès de production d'acier chinois se déversent à bas prix sur le continent européen ; de l'autre côté, le nôtre, un acier décarboné qui est cher et une industrie automobile qui souffre alors qu'elle est le premier client de cet acier.

Nous sommes face à une situation critique, alors même que la défense du site ArcelorMittal est une priorité absolue. Quelle est la bonne solution ? La première action, sans laquelle tout sera inefficace, c'est de lutter contre les surcapacités chinoises par des mesures draconiennes de limitation des importations, en recourant à des mesures de sauvegarde. Les barrières tarifaires sont inefficaces, elles ne vaudront pas mieux qu'une ligne Maginot facile à contourner par la capacité de dumping qu'ont les Chinois - si l'on va dans ce sens, le prix de l'acier baissera encore plus, l'acier chinois entrera sur le territoire européen et menacera encore plus la compétitivité d'ArcelorMittal et des autres sidérurgistes européens.

La seule mesure efficace et qui doit être prise tout de suite, c'est une limitation drastique des contingents d'acier chinois sur le marché européen : stop à l'acier chinois ! Voilà le seul message que nous attendons de la Commission européenne. Stop à l'acier chinois et au déversement des surcapacités d'acier chinois à bas prix sur le territoire européen, parce que cela va tuer notre industrie. Nous avons les moyens de répondre : les mesures de sauvegarde doivent être prises de manière massive, dans quelques jours et pas quelques semaines - car chaque jour qui passe rend la situation plus difficile pour ArcelorMittal.

La deuxième nécessité, c'est évidemment que Mittal tienne ses engagements. Quelle est la meilleure garantie que Mittal reste sur le site d'Arcelor à Dunkerque et continue à améliorer la compétitivité du site ? C'est que M. Mittal tienne les engagements qu'il a signés avec moi l'an passé, qui prévoient de remplacer le haut fourneau par un procédé de Direct Reduced Iron (DRI), qui décarbone la production en utilisant de l'hydrogène, et qui prévoit aussi d'acheter au moins un, et, de préférence, deux fours électriques. Le Gouvernement doit s'assurer que cet accord est rigoureusement respecté, pas un euro d'argent public ne doit être versé à Mittal tant que l'entreprise n'a pas initié l'investissement auquel elle s'est engagée. Nous devons nous assurer qu'ArcelorMittal continue à opérer le site, fasse les investissements qui vont lier son avenir au site de Dunkerque. Si l'entreprise devait renoncer à cet investissement sur le site de Dunkerque, pas un euro d'aide publique ne devrait être versé et il faudrait trouver d'autres investisseurs. Si l'État devait faire la jonction entre ArcelorMittal et le nouvel investisseur, une nationalisation temporaire serait possible, je l'ai fait pour Les Chantiers de l'Atlantique. Mais cette nationalisation n'est que la solution de dernier recours et elle ne peut être que temporaire. Ne donnons pas cette illusion aux salariés, aux ouvriers, à tous les habitants de la région, que l'État pourrait gérer un site de sidérurgie : c'est une folie. La nationalisation est un outil pour aller d'un investisseur à un autre, cela ne peut en aucun cas être une solution pérenne pour le site d'ArcelorMittal à Dunkerque. L'État ne saurait pas faire. L'environnement international n'a jamais été aussi incertain, la guerre tarifaire reste possible, la réaction de la Chine est imprévisible. Il y a un risque non seulement sur les tarifs douaniers, mais sur les contrôles des exportations que les États-Unis pourraient infliger à certaines industries de pointe européenne, qui affaibliraient là aussi d'autres pans de l'industrie européenne. Dans cette période d'incertitude totale, notre responsabilité est de donner de la visibilité aux entreprises. Plus l'environnement est incertain, plus le gouvernement doit apporter de la certitude aux entreprises, avec un cadre stable, un cadre fiable, un cadre simple, un cadre attractif, qui passe par le maintien des aides publiques, et qui passe par le soutien à la décarbonation, à l'investissement et à l'innovation.

M. Olivier Rietmann, président. - Personne au sein de cette commission d'enquête ne remet en cause le CIR, son importance est capitale pour capter la recherche et le développement sur notre territoire national. Cependant, nous nous posons des questions sur son ajustement au contexte actuel. Que pensez-vous d'en conditionner le montant au développement industriel, sur le territoire national, des résultats de la recherche ? Des entreprises touchent du CIR mais vont développer industriellement les résultats de la recherche dans des pays à moindre coût, des pays dont le modèle social n'a rien à voir avec le nôtre ; inversement, des entreprises américaines s'installent en France, mais uniquement pour installer leur R&D, ce qui leur permet de bénéficier du CIR et de capter nos ingénieurs qui sont de très haute qualité et beaucoup moins chers que les ingénieurs américains - mais ces entreprises, elle aussi, s'empressent ensuite d'aller exploiter les résultats de la recherche ailleurs qu'en France.

Ensuite, pensez-vous utile de différencier le CIR selon les secteurs d'activité - Arnaud Montebourg nous disait hier qu'il y serait plutôt favorable. Dans des secteurs comme la banque ou la grande distribution, par exemple, la R&D est des plus limitées, par comparaison à l'industrie, mais les entreprises touchent du CIR : y a-t-il là une marge d'ajustement ?

Dans le contexte actuel, celui d'une guerre commerciale où nos concurrents, à l'échelle continentale, s'organisent pour nous « cannibaliser », comme vous le dites, ne pensez-vous pas qu'il est nécessaire, pour retrouver des marges d'action, de réorienter une partie des milliards d'investissement que nous consacrons à la décarbonation et à la transition écologique, vers la compétitivité, la captation de marchés et la réindustrialisation, tant elles sont devenues urgentes ?

Enfin, vous dites qu'il faut contingenter et limiter fortement les importations d'acier chinois sur nos territoires. Mais comment compenser la perte de compétitivité et de rentabilité pour nos entreprises qui, en optant pour un acier décarboné, supporterait un coût plus élevé que si elles importaient de l'acier chinois ? La grande différence de prix entre l'acier européen décarboné et l'acier chinois pose un problème de compétitivité et de rentabilité évident : faut-il compenser par de l'aide publique, et en a-t-on même les moyens ?

M. Bruno Le Maire. - Les ajustements au CIR ont déjà été apportés, notamment en ce qui concerne le doublement de la prime pour les jeunes chercheurs ou les dépenses non directement liées à la recherche et au développement.

En revanche, je ne suis pas favorable à la création des conditions que vous suggérez. Ce qui permettra à la France de redevenir la nation la plus attractive pour les investisseurs étrangers en Europe, c'est un cadre stable, prévisible et attractif. Si les excès de telle ou telle entreprise doivent être corrigés, nous disposons d'autres moyens pour y parvenir ; tous les excès doivent être corrigés, c'est le rôle de la puissance publique, mais cela ne justifie pas de poser des conditions à l'utilisation du CIR, il en deviendrait complexe, alors qu'il a l'avantage d'être simple, clair et lisible.

Vous évoquez à juste titre la question des ingénieurs. En réalité, le CIR compense le déplafonnement des allègements de charges, qui font que les ingénieurs français sont trop chers par rapport aux autres ingénieurs...

M. Olivier Rietmann, président. - Ils sont bien moins chers que les ingénieurs américains...

M. Bruno Le Maire. - Certes, mais plus chers que les autres ingénieurs européens - le coût d'un ingénieur en Allemagne, par exemple, est plafonné. En modifiant trop le CIR, on risque de perdre ce qui est indispensable à la réindustrialisation, à savoir les ingénieurs, les compétences et les savoir-faire.

Enfin, je suis très défavorable à l'idée de sectorisation. Il n'y a pas de bons secteurs et de mauvais secteurs économiques, il y a des emplois pour les Français. Il est inutile d'aller critiquer la banque, l'assurance, en leur refusant le CIR et en les présentant comme les « méchants » de la finance...

M. Olivier Rietmann, président. - Quand une entreprise de la grande distribution bénéficie de CIR parce qu'elle met en place des caisses automatiques, ce n'est pas cela qu'on peut viser avec ce crédit d'impôt...

M. Bruno Le Maire. - La question numéro un pour l'économie française, c'est sa productivité, tous secteurs confondus - la grande distribution, la banque, la finance, les assureurs, aussi bien que l'industrie, l'automobile, l'aéronautique, l'hydrogène. Tous ces secteurs ont besoin d'investir dans l'intelligence artificielle, des secteurs comme la banque et l'assurance ont besoin de logiciels de traitement des fonds quand d'autres, comme la grande distribution, ont besoin de caisses automatiques et d'autres encore, comme l'industrie manufacturière, recherchent des systèmes de gestion des stocks dans les entrepôts : on ne peut pas dire aux uns qu'ils peuvent être aider à innover, et aux autres qu'ils ne le méritent pas, ce qui reviendrait à leur dire qu'ils n'ont pas à innover parce que leur secteur d'activité serait moins bien... Je suis donc en désaccord avec Arnaud Montebourg et je suis pour la stabilisation du CIR. Il est possible de sanctionner de manière ciblée les entreprises qui commettent des excès mais pour le reste, mieux vaut garder un dispositif global, attractif, qui fait la force de notre pays.

La décarbonation de notre économie et notre capacité à être la première économie décarbonée de la planète constituent une question stratégique, notamment par rapport aux États-Unis et à la Chine. Je continue à penser que c'est un des éléments clés du succès européen de demain et l'une des clés du succès français.

M. Olivier Rietmann, président. - Aujourd'hui, cela coûte et cela ne crée pas de richesse - et cela ne rend pas notre économie plus compétitive...

M. Bruno Le Maire. - Certes, mais notre responsabilité politique, c'est de réfléchir sur le long terme. Faut-il continuer à soutenir les véhicules électriques ? Oui. Est-ce difficile ? Oui. Mais je pense possible de rattraper la Chine, et c'est pour cela que nous avons, avec TotalEnergies, avec Saft, créé une économie de la batterie électrique à Dunkerque, qui représente des milliers d'emplois à terme. Si tout à coup on n'a pas le courage ni la constance de notre effort, et qu'on déclare la décarbonation trop difficile, ce sera un massacre pour des pans entiers de notre économie. Nous développons un nouveau secteur d'activité, avec les éoliennes, les moteurs et les véhicules électriques, les batteries, et demain l'hydrogène, il faut continuer à soutenir cette économie verte, elle est créatrice d'emplois. Elle n'est pas rentable tout de suite, mais la force de la Chine, c'est d'avoir su penser le long terme : les Chinois ont mis 15 ans à développer le véhicule électrique et ils sont aujourd'hui en position dominante.

Si l'Europe n'est pas capable d'assurer la stabilité de ses aides et de sa vision stratégique à 15 ou 20 ans, elle est morte, elle disparaîtra - elle sera un pays de consommateurs et un territoire de consommation. Si l'on arrête le soutien aux batteries et aux véhicules électriques, si l'on arrête le soutien à la décarbonation, nous serons demain des consommateurs de véhicules électriques chinois, d'éoliennes chinoises, de panneaux solaires chinois et d'hydrogène venus des pays du Golfe ou d'ailleurs.

C'est cela l'enjeu stratégique, la question que doit se poser tout décideur politique est la suivante : voulons-nous être un grand territoire de consommation, ou un grand territoire de production ? Dans un cas, c'est l'appauvrissement généralisé ; dans l'autre, ce sont des compétences, des emplois, des qualifications, une meilleure rémunération, de meilleurs salaires, une meilleure vie pour tout le monde. Ce soutien est d'autant plus difficile à faire que la conjoncture n'est pas facile, mais c'est précisément parce que c'est difficile qu'il faut persévérer.

Enfin, votre question sur la compensation éventuelle de la perte de compétitivité liée à l'usage de l'acier décarboné européen illustre parfaitement le défi qui est devant nous, et m'apporte un argument supplémentaire contre une nationalisation durable du site d'ArcelorMittal à Dunkerque. Il faut garantir la compétitivité du site, ce que l'État ne saura pas faire, alors que son intervention pèsera sur les finances publiques - et finalement, tout le monde en pâtira, y compris les constructeurs automobiles et leurs sous-traitants. La meilleure des solutions passe par les investissements auxquels M. Mittal s'est engagé ; l'État les accompagne financièrement, car cela garantit à ArcelorMittal la compétitivité du site de Dunkerque pour produire un acier décarboné à un prix compétitif.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis ravi de vous revoir, nous sommes d'accord sur pas grand-chose, ce qui est normal puisque nous soutenons deux visions politiques différentes, mais nous sommes tous deux pour le débat démocratique, qui est la dispute organisée, civilisée, nous pouvons être en désaccord et nous exprimer tout en restant respectueux - c'est le rôle du Parlement, et particulièrement du Sénat. La politique de l'actuel Gouvernement est la même que la vôtre, mais elle est portée de façon moins brillante.

Votre propos ne me surprend guère, vous défendez votre bilan en nous disant qu'avant vous, c'était le chaos, puis que l'action publique était formidable quand elle était entre vos mains, puis que c'est de nouveau le chaos depuis que vous êtes parti - vous aurez ce débat avec vos collègues de droite car pour ce qui me concerne, je ne défendrai pas votre bilan, ni celui de vos successeurs.

Notre commission d'enquête porte sur les aides publiques aux grandes entreprises et vous en venez à nous parler de notre modèle social - vous n'êtes pas le premier à le faire, et votre propos est à peu près semblable en la matière à celui de Patrick Martin, le président du Medef.

Ce que nous constatons depuis le début de nos travaux, c'est que l'administration est loin d'avoir les capacités de contrôler non seulement les conditions posées aux aides publiques, quand elles en ont - et je suis plutôt pour, l'État accorde un crédit d'impôt en vue d'une finalité d'intérêt général -, mais l'administration ne connait même pas le montant des différentes aides accordées à telle ou telle grande entreprise : il n'y a aucun tableau récapitulatif ! Nous l'avons demandé aux administrations, et si on ne nous a pas communiqué une telle information récapitulative, ce n'est pas par mauvaise volonté, mais simplement parce qu'elle n'existe pas. Il y aurait 2 200 dispositifs, distribués par des dizaines d'agences, et pas ou peu de suivi, d'évaluation : cela donne l'impression d'un flou organisé.

Ce flou est-il organisé sur le plan politique, pour que le Parlement ne dispose pas des informations utiles à son débat, à ses décisions budgétaires ? Comment débattre de tel ou tel dispositif, proposer autre chose que les coups de rabot dont vous dites qu'ils sont redoutables, si l'on n'a pas d'information sur les dispositifs fiscaux - dont nous décidons chaque année en loi de finances, une aide fiscale n'étant pas la même chose qu'une prestation sociale ? On parle, tout confondu, de 170 à 250 milliards d'euros par an, c'est le premier poste de dépenses de l'État...

Êtes-vous favorable à la transparence de ces aides publiques ? Nous aurons auditionné une trentaine de PDG de très grandes entreprises, chacun s'est dit prêt à donner les chiffres des aides publiques reçues - alors que vous, comme ministre, vous avez toujours refusé de nous donner ces chiffres, je vous les avais alors demandés plusieurs fois publiquement : avez-vous donc changé d'avis ?

M. Bruno Le Maire. - Je partage le plaisir de renouer le débat avec vous, j'ai toujours considéré que les débats que nous avons pu avoir ici au Sénat - parmi d'autres - étaient trop rares.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne veniez pas assez souvent...

M. Bruno Le Maire. - C'est vrai qu'il m'arrivait d'être absent, mais aujourd'hui je viens avec grand plaisir et j'ai toujours apprécié la qualité du débat qui fait honneur à notre démocratie.

Première remarque, je n'ai pas la prétention de dire qu'avant nous c'était le chaos, et qu'après nous c'est de nouveau le chaos. Je dis juste les faits et ils sont têtus : nous ouvrions des usines, aujourd'hui, elles ferment ; nous avons créé 2 millions d'emplois, on se remet à en détruire ; il y a probablement une part de conjoncture, mais il peut y avoir aussi une part de politique.

M. Olivier Rietmann, président. - Le chômage a commencé à augmenter à la fin de 2023, les entreprises ont commencé à fermer à la fin de 2024...

M. Bruno Le Maire. - Je ne prétends pas que nous sommes passés du jour à la nuit, mais nous avions commencé à tracer une voie prometteuse. Notre pays a été, en Europe, celui qui avait le plus détruit d'usines, délocalisé, détruit d'emplois industriels et dévalorisé les métiers d'ouvriers, de techniciens de maintenance et d'ingénieurs. Depuis 2017, nous avions commencé à retrouver le fil de la production industrielle, de la technologie, du savoir-faire et du métier industriel. Je me battrai jusqu'au bout pour que nous continuions à suivre cette voie, je suis convaincu qu'elle est nécessaire pour notre pays.

En ce qui concerne les aides publiques, si l'on retire les taux de TVA préférentiels, les allègements de charges sociales et le CIR, il ne reste pas grand-chose puisque ces trois aides représentent les trois-quarts du total...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont des exonérations de cotisations sociales, pas de charges sociales...

M. Bruno Le Maire. - Je connais la distinction sémantique - et permettez-moi, comme entrepreneur, d'y voir aussi des charges sociales...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour ceux qui les payent, les cotisations constituent une partie du salaire...

M. Bruno Le Maire. - Suis-je favorable à la transparence ? Oui, mille fois oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous vous l'avions demandé à de très nombreuses reprises ! Vous êtes donc devenu favorable à la transparence ? Vous seriez donc d'accord pour publier un tableau, dispositif par dispositif, - peut-être les plus importants -, indiquant le montant des aides perçues par les entreprises ? Et que les grandes entreprises et les comités sociaux et économiques (CSE) en disposent ?

M. Bruno Le Maire. - Aucune difficulté, mais il faut aller jusqu'au bout, il faudra faire la transparence sur tout. Quelles sont les entreprises qui bénéficient de taux réduits de TVA ? Quels sont les territoires ? Il y a une politique de soutien aux territoires d'outre-mer avec des aides fiscales très importantes : faisons la transparence également sur ce sujet. On verra que c'est bien facile de dire qu'on va couper dans les aides publiques - mais que c'est bien plus difficile à faire quand on voit de quoi il s'agit concrètement...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ici n'a parlé de couper les aides publiques...

M. Bruno Le Maire. - Je suis favorable à la transparence. Si l'on peut fournir un tableau montrant les aides par entreprise au titre du CIR, au titre des taux réduits de TVA ou d'autres aides apportées par l'État, cela mettra de la clarté dans le débat et de la sérénité dans les choix politiques.

M. Olivier Rietmann, président. - En indiquant peut-être aussi combien les entreprises versent de cotisations sociales et combien elles paient d'impôts...

M. Bruno Le Maire. - Pourquoi pas. Tout ce qui va dans le sens de la transparence, éloigne le soupçon.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si vous revenez un jour dans la partie politique, vous serez favorable, donc, à cette transparence à laquelle vous avez été opposé pendant sept ans en tant que ministre ?

M. Bruno Le Maire. - Je suis très heureux dans ma nouvelle vie, c'est très bien ainsi...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis opposé à votre politique de l'offre et je conteste l'analyse que vous en faites, le rapport de la Banque de France, par exemple, montre qu'il y a des alternatives, contrairement à ce que nous a dit le patron du Medef ; vous n'avez pas créé autant d'emplois que vous le dites, vous avez fait beaucoup d'annonces, par exemple avec Choose France, mais les résultats ne sont pas ceux que vous dites, en particulier sur les emplois industriels.

Nous voulons être les leaders de la batterie électrique, nous verrons ce qui est possible, dans la guerre commerciale que nous connaissons - les data centers sont stratégiques, mais en réalité très peu pourvoyeurs d'emplois et surtout extrêmement énergivores. Et on ne peut pas parler de réindustrialisation sans évoquer les dégâts provoqués par les destructions d'emplois, qui ont continué sous votre gouvernement, la vente de fleurons stratégiques, tels que Alcatel, Technip et tant d'autres...

Une question sur le CICE : pourquoi l'avez-vous transformé en exonération de cotisations, sachant qu'il a coûté 20 milliards d'euros d'argent public chaque année, et que, selon le dernier rapport France Stratégie, il n'avait permis que de créer 100 000 emplois, bien loin du million d'emplois promis à l'époque par ses initiateurs et par le Medef ?

Une question, ensuite, sur le CICE et Michelin. Je vous avais posé une question écrite en 2019, sur la fermeture du site Michelin de La-Roche-sur-Yon, vous m'aviez répondu - après plusieurs mois - que tout allait bien, que l'argent public alloué à Michelin était contrôlé et évalué. Or, on comprend aujourd'hui que le suivi et l'évaluation étaient en réalité plus difficiles que ce que vous me l'aviez affirmé. Je vous avais alerté sur ce fait précis : les 4,3 millions d'euros de CICE attribués à Michelin pour son usine de La-Roche-sur-Yon avaient servi à acheter huit machines-outils, dont six avaient été directement expédiées en Espagne, en Pologne et en Roumanie, sans jamais servir en France ; vous m'aviez répondu que tout allait bien. J'ai interrogé Florent Menegaux, le président de Michelin, il m'a confirmé que les six machines-outils n'avaient pas servi en France - et il nous a dit être disposé à rembourser l'aide publique perçue si on le lui demandait.

Pourquoi n'avez-vous rien fait, alors que vous étiez en responsabilité et qu'un parlementaire vous posait une question écrite sur ce sujet précis ? J'imagine bien ne pas avoir été seul à vous en alerter. 

M. Bruno Le Maire- Très honnêtement, je n'ai pas de souvenir précis de cet épisode avec Michelin. Cela illustre ce que je disais tout à l'heure : dès lors qu'il y a un mauvais emploi des fonds publics, plutôt que de changer l'intégralité du dispositif, il vaut mieux exiger de l'entreprise, y compris de manière publique, qu'elle rembourse l'argent. Et pour des raisons strictement réputationnelles, il est probable qu'effectivement, grâce à votre pression, Michelin remboursera ses six machines-outils.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cette affaire a fait du bruit à l'époque, des syndicats vous ont alerté, des parlementaires aussi, je vous ai posé une question écrite : il me semble que les questions des parlementaires doivent être prises au sérieux. La responsabilité de l'État n'était-elle pas de demander un remboursement ? On ne parle pas ici d'une petite entreprise...

M. Bruno Le Maire. - J'en suis d'accord : si les démarches nécessaires n'ont pas été faites à ce moment-là, c'était une erreur. L'essentiel, c'est que lorsqu'il y a de l'argent public qui a été mal employé, il puisse être remboursé grâce à la transparence que vous suggérez. Ce sera le cas en l'espèce, ce qui est une très bonne chose.

Je suis favorable à un allègement de charges pérenne, car cela redonne de la visibilité et de la prévisibilité à des entreprises qui sont obligées d'investir sur le long terme. C'était une très bonne chose de transformer le CICE en allègement de charges, la compétitivité des entreprises en a été renforcée, cela a créé des emplois - vous citez le chiffre de 100 000, c'est un nombre important d'emplois. La vraie difficulté, c'est le profil des allègements de charges, il faut faire attention à ne pas créer une trappe à pauvreté avec le seuil d'allègement des charges ou des cotisations.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardon de vous interrompre, mais si, comme vous j'apprécie le débat, je n'oublie pas que nous sommes ici en commission d'enquête, et que vous avez prêté serment : vous dites que le CICE a créé beaucoup plus que 100 000 emplois, quelle est votre source ? La mienne, c'est France Stratégie, dont on ne peut pas dire que ce soit une officine néo-marxiste...

M. Bruno Le Maire. - Non, j'ai dit que 100 000 emplois, c'est beaucoup...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, mais c'est loin du million d'emplois promis !

M. Bruno Le Maire. - C'est vrai, mais pour notre part, nous avons créé, en pérennisant des allégements de charges et par notre politique économique, environ 2 millions d'emplois, nous sommes passé à peu moins de 7,5 % de taux de chômage et nous avons atteint le taux d'emploi le plus élevé depuis 50 ans : ce sont des faits. Je ne les attribue pas entièrement à la transformation du CICE en allègement de charges.

Lorsque vous me donnez le chiffre de 100 000, je l'accepte tel quel ; il peut être discuté, comme tout chiffre présenté dans une évaluation, mais je dis simplement que 100 000 emplois, c'est beaucoup d'emplois - quand la transformation d'un crédit d'impôt en dispositif pérenne crée 100 000 emplois, c'est une bonne décision.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous ne parlez pas même chose : le rapporteur évoque le fait que quand le CICE avait été mis en place, donc avant votre arrivée au gouvernement, votre prédécesseur et le Medef avaient promis un million d'emplois à la clé, mais il n'y en a eu que 100 000. Ensuite, vous avez transformé ce crédit d'impôt en allègement pérenne, les choses se sont passées en deux temps...

M. Bruno Le Maire- Je défends l'idée d'une politique stable, claire, pérenne, c'est la condition du succès économique. Il ne faut certainement pas revenir à un crédit d'impôt qui doit être voté chaque année, cela créerait de l'instabilité, ce serait un retour en arrière catastrophique pour les entreprises, pour les PME, pour les artisans et pour les commerçants. Il est insupportable d'être chaque année à la merci d'une remise en cause des allègements de charges.

Le vrai débat est de savoir quel profil d'allègement de charges est le plus progressif, pour éviter une concentration de tous les salaires autour du SMIC, comme on le constate aujourd'hui à cause des effets de seuils des allègements de charges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Au-delà de 1,6 SMIC, tous les économistes, qu'ils soient de droite ou de gauche, affirment que les exonérations de charges ont un effet quasi nul sur l'emploi. Or, elles représentent 20 milliards d'euros - donc si on les supprime, l'effet serait quasi nul sur l'emploi. En deçà, elles représentent 50 milliards d'euros, et même Mme Catherine Vautrin a reconnu qu'elles forment une trappe à bas salaires.

M. Bruno Le Maire. - Comment éviter la trappe à bas salaires ? Si la réponse est de supprimer les allégements de charges, je vous garantis que le chômage va bondir dans notre pays...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ne parle de suppression...

M. Bruno Le Maire. - Donc vous êtes d'accord pour maintenir les allègements de charges ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous dirai à la fin de mon rapport quelles sont nos propositions.

M. Bruno Le Maire. - Je poursuis sur vos questions. Vous avez mentionné Alstom, j'ai bataillé pendant un an pour que nous récupérions la souveraineté sur les turbines « Arabelle », un an de discussion, de travail acharné avec mes équipes - et nous avons réussi. Nous avons aussi sauvé Ascoval, c'est un fait ; tout le monde voulait la fermer en 2017, j'y suis allé, j'ai vu des ouvriers, j'ai vu une production qui était en très bon état, j'ai dit qu'on allait sauver cette entreprise - et nous l'avons sauvée.

Les Chantiers de l'Atlantique se portent bien aujourd'hui, mais je n'ai pas oublié le travail qu'on a fait pour cela ; l'entreprise devait être cédée à l'Italien Fincantieri, nous savions que cela signifierait un déménagement, alors nous nous sommes battus. Qui a nationalisé ? Qui a établi un autre capital pour garantir la souveraineté des Chantiers de l'Atlantique - avec le résultat que l'on voit aujourd'hui, et qui doit tant à ses équipes et à son directeur général ?

Nous avons livré des combats, je veux les rappeler, aussi pour souligner que dans la période actuelle de guerre commerciale et d'affrontements entre grandes puissances, jamais l'État n'a été aussi important en matière économique : l'État doit jouer tout son rôle de défense des intérêts économiques de la nation. Il ne le fera pas en reprenant le contrôle de telle ou telle entreprise, il le fera en garantissant qu'au niveau européen, on prend les mesures de sauvegarde et de tarifs nécessaires, et qu'au niveau national, on conduit une politique d'attractivité pour notre territoire.

Quant aux nouvelles filières que nous avons créées, celles des batteries électriques, des data centers, nous sommes au moment difficile où il faut tenir. Vous retireriez l'aide publique aux batteries électriques ? Allez donc dire à Dunkerque aux ouvriers, aux employés et à tous les élus de la région que l'État laisse tomber Verkor ou ACC, ce serait révoltant. Aujourd'hui, c'est difficile mais il faut tenir, c'est ce qui nous permettra d'avoir nos propres batteries électriques - alors qu'il y a cinq ans, nous les importions de Chine à 90 %...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Lorsqu'on ne partage pas votre avis sur les aides, votre ligne de défense consiste à dire que nous voudrions les supprimer, mais ce n'est pas notre position, et vous ne trouverez ici personne pour vouloir supprimer le CIR, par exemple. Ce que nous voulons c'est que les aides, en bénéficiant à l'entreprise, bénéficient aussi aux salariés sur les questions d'emploi, de formation, de salaire et de qualité de travail - et pas seulement à la direction et aux actionnaires. Nous avons débattu avec les agents qui contrôlent l'usage des aides, ce qu'ils nous disent est loin du tableau que vous en dressez, je ne parle pas seulement de quelques brebis galeuses, mais bien du tableau général.

Je prendrai deux exemples. Sanofi, d'abord : l'entreprise a touché 1 milliard d'euros de CIR en 10 ans, la presse dit que cette entreprise en est l'un des plus gros bénéficiaires - mais Sanofi a quand même détruit de l'emploi ; en audition, ses responsables ont commencé par nous dire qu'il n'y avait pas eu de destruction d'emplois, que Sanofi avait même créé de l'emploi ; mais quand je leur ai rappelé les quatre PSE (plans de sauvegarde de l'emploi) successifs, - 2014, 2019, 2021, 2023, donc trois quand vous étiez vous-même ministre de l'économie -, ils ont reconnu une perte d'environ 1 000 emplois, je crois pour ma part que c'est plutôt 3 500... Il y donc de quoi s'interroger : Sanofi touche beaucoup de CIR, mais elle détruit de l'emploi et elle en vient même à vendre des principes actifs, par exemple avec le Doliprane...

Deuxième exemple, STMicroélectronics, vous l'avez citée. Un fort soutien de l'État, qui finance 55 % de la recherche et développement de l'entreprise, mais ne paie pas d'impôt - en audition, son PDG paraissait ne pas le savoir, heureusement j'ai pu le lui dire... -, et la présence de l'État parmi ses actionnaires, via l'Agence des participations de l'État. Pourtant, il y a eu 1 000 suppressions de postes - on n'appelle plus ça des licenciements mais des « départs volontaires », comme si des salariés pouvaient, en se levant le matin, dire qu'ils seraient volontaires pour perdre leur emploi... ce vocabulaire est révoltant, mais ce n'est pas le sujet de notre commission d'enquête. Or, les salariés de STMicroélectronics nous disent qu'ils devaient industrialiser en France un nouveau microprocesseur mis au point à Tours, mais que cette industrialisation aura finalement lieu en Chine. Vous êtes contre toute conditionnalité, mais quand la recherche se fait ici avec de l'aide publique et que toute l'industrialisation se fait ailleurs, des questions se posent. Je vous repose donc la question : seriez-vous favorable à une conditionnalité peu contraignante, pour qu'une partie au moins de l'industrialisation de la recherche aidée se fasse en France ou au sein de l'Union européenne ?

Enfin, il y a le dossier d'ArcelorMittal : l'entreprise a touché 295 millions d'euros d'aide publique par an, voilà 12 ans qu'elle nous mène en bateau. Arnaud Montebourg l'a dit : quand Mittal en a pris le contrôle, il y avait 22 hauts fourneaux en Europe, il n'y en a plus que 11... L'entreprise investit massivement au Brésil et en Inde. J'entends vos propos sur l'acier chinois, mais il faut savoir que 90 % de la production d'acier chinois sont destinés au marché intérieur, cela représente 100 millions de tonnes ; la principale menace, pour nous, c'est l'acier indien. En investissant au Brésil et en Inde, ArcelorMittal se prépare à ne jamais mettre le milliard d'euros promis pour décarboner le site de Dunkerque. Le document que vous avez signé avec M. Mittal l'an dernier, est le même que celui qu'il avait signé sous François Hollande et dont il n'a tenu aucun compte à Florange. À un moment donné, il faut donc convoquer les dirigeants et leur dire que s'ils ne veulent pas faire la décarbonation, il y aura une nationalisation temporaire, le temps de trouver un repreneur ; parce que si on laisse fermer les hauts fourneaux, ce sera une grande perte stratégique, loin de toute réindustrialisation.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi l'État a-t-il décidé de soutenir très fortement STMicroelectronics ? Parce que la crise sanitaire nous a fait réaliser que nous étions hyper dépendants sur les semi-conducteurs. N'est-on pas allé un peu trop vite ? Je pose la question, parce que si STMicroelctronics ne paie pas d'impôts en France, nous a dit son patron, c'est parce qu'il n'y vend pas ses produits - ceci parce que les entreprises qui pendant la crise sanitaire avaient fait pression pour que STMicroelectronics les fournisse, les Renault et les Stellantis qui n'avaient pas été jusqu'alors ses clients, ont repris, une fois la crise passée, leur habitude de se fournir ailleurs : ce serait pour cette raison que l'entreprise ne paient pas d'impôt en France. Cette explication me surprend beaucoup : qu'en pensez-vous ?

M. Bruno Le Maire. - Ce que je pense, c'est que sur un certain nombre de secteurs stratégiques, nous devons prendre une décision cruciale : soit nous maintenons notre ligne pour conserver des capacités de production en France et en Europe, soit nous serons dépendants de la Chine et des États-Unis. Parmi ces secteurs, il y a l'automobile, l'aéronautique, les lanceurs spatiaux, les satellites, l'hydrogène, le nucléaire et les semi-conducteurs.

Un chiffre édifiant illustre la situation : il y a une quarantaine d'années, l'Europe produisait 40 % des semi-conducteurs de la planète, elle en produit moins de 10 % aujourd'hui. Les semi-conducteurs sont omniprésents et constituent le véritable pétrole du XXIème siècle, ils feront la différence entre les pays qui réussiront et ceux qui seront dépendants.

Il est donc crucial que nous nous dotions d'une stratégie de développement des semi-conducteurs en Europe, à la fois en volume et pour avoir accès aux technologies de pointe sur les semi-conducteurs de moins de 2 nanomètres. Sans cela, nous ne pourrons plus produire de montres, de systèmes domotiques, de voitures, de fusées, d'équipements spatiaux, de missiles, d'équipements militaires, et nous mettrons en danger notre souveraineté nucléaire - parce qu'il n'y a pas un seul équipement électronique sans semi-conducteurs.

Il faut que l'Union européenne se dote d'une stratégie plus efficace pour produire ces semi-conducteurs, et que nous continuions à soutenir STMicroelectronics. Faut-il des préférences nationales et européennes ? Oui, cela fait 10 ans que nous nous battons pour aller dans ce sens-là au niveau national. L'histoire nous donne raison, continuons dans ce sens. : nous avons besoin d'une préférence européenne. Ensuite, il faut bien voir que notre écosystème se réduit à quelques entreprises dans certains secteurs : c'est bien pourquoi il faut les protéger, parce que le jour où elles disparaissent, c'est fini. Nous avons STMicroélectronics en France, Infineon Technologies en Allemagne, le centre de recherche IMEC en Belgique, et ASML aux Pays-Bas, qui fait l'édito-gravure par UV et qui a des savoir-faire uniques au monde.

Ce petit écosystème peut nous faire réussir, il faut désormais augmenter la production en volume et continuer à soutenir les investissements dans ces entreprises. Il est essentiel de s'associer à des entreprises plus grandes et plus avancées que la nôtre, telles que TSMC à Taïwan ou Samsung en Corée du Sud, afin d'accéder aux technologies les plus avancées sur les semi-conducteurs de moins de 2 nanomètres - ces technologies sont moins coûteuses, plus performantes et moins consommatrices d'énergie, elles sont aussi indispensables à notre défense.

C'est dans cette direction que nous devons avancer, ce qui n'empêche pas d'empêcher les abus dans le recours aux aides publiques, en particulier pour les grandes entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous ne répondez qu'à une partie de la question, il y a aussi le fait que quand une entreprise fait des ventes, il est normal qu'elle paie des impôts, quand bien même ces ventes se font hors de France - si elle ne gagnait pas d'argent, elle ne paierait pas d'impôt, mais il faut éviter l'optimisation fiscale, par laquelle on ne paie aucun impôt alors qu'on se fait financer 55 % de sa recherche en France...

M. Bruno Le Maire. - Je suis d'accord, tout comme je partage votre objectif de tout faire pour maintenir l'industrialisation en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais alors comment faites-vous, puisque vous êtes contre toute conditionnalité ? L'incitation, jusqu'à présent, n'a pas l'air d'avoir eu beaucoup de succès...

M. Bruno Le Maire. - La solution, vous l'avez apportée, c'est la transparence. À partir du moment où le public est informé, que les parlementaires sont informés et que le contrôle est exercé par le Parlement sur l'utilisation de ces fonds, cela vous donne tous les moyens de vous assurer qu'une partie de l'industrialisation se fait bien en France.

J'ai combattu, comme la pire des conneries - pour le dire simplement - cette histoire d'industrie sans usine qu'on nous a racontée dans les années 1980 et 1990 et qui a tué l'industrie française. Je suis le premier à dire que l'industrialisation doit être faite en France. Pas de tous les produits, mais de ceux dont l'enjeu est stratégique : pour l'énergie renouvelable, le nucléaire, l'hydrogène, les semi-conducteurs, l'aéronautique, l'automobile, les fusées ou les satellites, il est indispensable qu'une part importante de l'industrialisation se fasse sur le territoire européen et sur le territoire national.

Le site d'ArcelorMittal à Dunkerque est vital pour la France et pour l'Europe. On ne peut pas laisser tomber les hauts fourneaux, on ne peut pas laisser tomber les ouvriers. J'ai livré ce combat, j'ai vu M. Mittal des dizaines de fois, la négociation avec lui est dure, il faut la livrer, nous sommes à un moment de vérité. L'objectif est simple : on garde ArcelorMittal, pour en faire ce qu'il doit continuer à être, l'un des sites les plus importants et les plus compétitifs de la sidérurgie nationale et européenne. On doit passer du temps à négocier avec la famille Mittal, y revenir chaque jour, passer du temps au téléphone, passer du temps en direct, et dire clairement que si l'investissement n'est pas fait, l'État retire ses billes et cherche un autre investisseur ; cependant, il faut avancer avec prudence, parce que dans les circonstances actuelles, avec les surcapacités chinoises et indiennes, il faut réfléchir à deux fois avant d'en arriver là.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous savez que si nous n'investissons pas pour décarboner dès maintenant, ce sera trop tard, il faut tirer maintenant la ligne à haute tension entre Gravelines et le site, on ne peut pas attendre jusqu'à 2028 ou 2029...

M. Bruno Le Maire. - La proximité de Gravelines est un atout. Je vous l'ai dit, nous sommes à un moment de vérité, c'est maintenant qu'il faut mettre M. Mittal face à ses responsabilités, lui demander très clairement s'il veut se battre pour décarboner ce site et en faire l'un des plus compétitifs d'Europe.

L'investissement à faire est très spécifique : il s'agit du DRI (réduction directe du fer), qui est très coûteux mais garantit la décarbonation complète du site par hydrogène - à quoi s'ajoutent les deux fours électriques, pour une décarbonation rapide. C'est à ces conditions que nous pourrons confirmer notre participation et avancer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On ne leur demande pas d'investir les 2 milliards d'euros tout seuls, l'État apportera quand même 850 millions d'euros via l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe)...

M. Bruno Le Maire. - Exactement, c'est le montant que j'ai négocié ; il n'est cependant pas gravé dans le marbre, et il est proportionnel à l'investissement de la famille Mittal, qui s'élève normalement à 1 milliard d'euros. Si M. Mittal ne suit pas, nous ne pourrons pas continuer avec un investisseur qui ne garantit pas les investissements nécessaires dans la décarbonation. Je le redis : il faut agir avec prudence, car l'enjeu est stratégique pour la souveraineté du pays et il est crucial pour les ouvriers.

Le deuxième moment de vérité, c'est avec l'Union européenne. Là aussi, ce n'est pas une affaire de mois ou de semaines, c'est une affaire de jours : il faut des contingents sur l'acier chinois. Nous n'avons pas vocation à être le déversoir des surcapacités de production d'acier chinoise - car alors personne n'investira plus chez nous, Mittal partira, l'État reprendra le contrôle et ce sera une pompe à argent public qui finira très mal. Donc, tout ce que nous faisons, et la bataille doit être livrée avec la dernière des énergies, est conditionné à la décision rapide et radicale de l'Union européenne de fermer partiellement ses frontières à l'acier chinois.

Présidence de M. Daniel Fargeot, vice-président

M. Daniel Fargeot, président. - Un des axes de votre politique a été de permettre aux entreprises françaises, start-up, PME et ETI, de se développer et de grossir à l'international. Au fil du temps, la puissance publique a créé une forêt amazonienne d'aides publiques au bénéfice des entreprises privées et publiques.

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées ? L'État n'a-t-il pas une sorte de responsabilité élargie qui devrait le contraindre à s'assurer de l'efficacité et de la transparence des aides qu'il verse ? Enfin, seriez-vous favorable à la neutralisation des montants d'aides publiques dans le résultat fiscal des sociétés, afin de ne pas les comptabiliser dans les résultats distribuables ? Je fais référence à tout crédit d'impôt, y compris les allègements de charges et autres subventions.

M. Bruno Le Maire. - Je répondrai par écrit à votre dernière question, après y avoir réfléchi.

Je partage votre avis : il faut rationaliser les aides publiques aux entreprises, faire preuve de transparence et mieux les évaluer. Leur organisation actuelle n'est pas satisfaisante, certaines sont versées à la fois par Bpifrance, par l'État central, par les régions, par d'autres collectivités locales, c'est un enchevêtrement qui n'est satisfaisant ni pour les entreprises, ni pour le bon usage de l'argent public.

Je suis favorable à ce que l'on clarifie cette situation, à ce que l'on redéfinisse la répartition des responsabilités. Chaque acteur doit avoir son rôle clairement défini. Si c'est l'État qui est en charge, ce n'est pas la région, et réciproquement, si c'est Bpifrance, ce n'est plus l'État central, par exemple - sans quoi c'est un maquis incompréhensible pour les entreprises, et c'est une façon inefficace de dépenser de l'argent public.

M. Daniel Fargeot, président. - À votre avis, quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, et quelles sont celles dont l'efficacité est douteuse ?

M. Bruno Le Maire. - Je suis convaincu de l'efficacité du CIR, même si des progrès sont possibles sur la transparence et l'organisation. Les allègements de cotisations sociales, quant à eux, sont nécessaires pour garantir la compétitivité de nos entreprises et les aides conjoncturelles sont indispensables.

Dans un environnement international où les États-Unis ont mis en place l'IRA, doté de 350 milliards de dollars, et où la Chine subventionne massivement les nouvelles industries, il est essentiel que l'État joue son rôle de pilote et d'accompagnement d'industries qui ne sont pas encore rentables, la décarbonation est coûteuse et si nous n'accompagnons pas nos entreprises, nous allons perdre la partie industrielle.

Certains taux réduits de TVA peuvent être sujets à discussion, il serait intéressant d'en avoir une évaluation très précise, car c'est l'aide publique la plus coûteuse. On se focalise beaucoup sur le CIR, mais les deux aides les plus coûteuses sont les allégements de cotisations sociales et les taux réduits de TVA. La France a l'un des taux de TVA moyen les plus faibles des pays développés, cela reflète le choix que nous avons fait d'être une économie de consommation plutôt que de production. Il serait dans notre intérêt de réorienter nos mécanismes en faveur de la production industrielle à forte valeur ajoutée, avec un taux de TVA moyen plus élevé, pour un transfert vers des salaires nets plus élevés, et favoriser une économie de production par la formation des jeunes générations aux métiers industriels - c'est une conviction personnelle, que j'ai défendue à plusieurs reprises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons eu un débat intéressant avec Patrick Pouyanné, qui s'est déclaré favorable aux avances remboursables ou à des clauses de retour à bonne fortune, d'autres PDG se sont dits plus réservés. Les fonds versés à travers France 2030, l'ont été pour les trois-quarts en subvention, et seulement à 10 % en avance remboursable : pourquoi ce choix de privilégier des subventions sans contrepartie, alors qu'on pourrait généraliser des avances remboursables en accompagnant le développement public d'une entreprise et, de fait, en ayant un remboursement si le succès est à la clé ?

Enfin, vous savez que mon groupe politique est à l'initiative de cette commission d'enquête, parce qu'on ne peut pas rester à ne rien faire dans le climat social extrêmement tendu de notre pays, où 300 plans sociaux sont annoncés, 300 000 emplois sont menacés - quand nous avons décidé cette commission d'enquête, il y avait les annonces de plans sociaux chez Michelin et Auchan, aujourd'hui c'est ArcelorMittal, c'est Thalès et tant d'autres. Ce dont je m'aperçois, c'est que les entreprises ne parlent plus de plans sociaux mais qu'elles disent avoir beaucoup de difficultés, alors qu'en réalité, pour beaucoup, elles touchent des aides publiques et versent des dividendes la même année. Pendant la crise sanitaire, vous aviez plaidé pour que les entreprises aidées modèrent leur versement de dividende, vous avez été peu ou pas entendus, exception faite de quelques entreprises. Vous parliez beaucoup aux chefs d'entreprises, avec vous, il y avait souvent à Bercy « les petits déjeuners de Bruno Le Maire » - vous parliez, mais vous n'étiez pas beaucoup écouté par les patrons. Ne pensez-vous pas qu'il faille revoir un peu les choses du côté des plans de sauvegarde de l'emploi ? Parce que dans notre climat social, une entreprise qui touche des aides publiques, verse des dividendes, rachète des actions par milliards d'euros et licencie la même année, c'est tout simplement insupportable pour une très grande majorité de nos concitoyens et concitoyennes.

Vous allez me dire que vous êtes contre l'interdiction des licenciements boursiers. Mais il faudrait au moins réviser les termes des PSE, ils sont tellement laxistes qu'ils permettent, en réalité, à une entreprise qui ne va pas mal de procéder à des licenciements...

M. Bruno Le Maire. - Je vous rassure, les petits déjeuners du ministre avaient vocation à décider, et beaucoup d'entreprises, par exemple Carrefour, se sont plaintes que leur ministre de tutelle tapait trop du poing sur la table et prenait des décisions fortes en matière économique. Le ministre de l'Économie doit laisser les entreprises vivre leur vie économique, sans se mêler de leur fonctionnement, mais en fixant un cadre d'ordre public économique où l'État s'assure qu'on ne fait pas n'importe quoi en matière sociale. Je comprends parfaitement qu'on soit choqué par les rachats d'actions ; nous avons taxé ces pratiques, ce qui va dans le bon sens.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Estimez-vous, comme Louis Gallois, que le rachat d'actions est une perversion du système ?

M. Bruno Le Maire. - Je n'emploie pas ces termes moraux, je dis simplement que tout ce qui n'est pas compréhensible par les gens n'est pas bon - et que quand il y a de la tension sociale et des inquiétudes très vives, chacun doit pouvoir expliquer ses décisions très sereinement. Je défends avec beaucoup de sérénité la politique j'ai portée pendant sept ans, parce que j'y crois. Si j'avais pris des actions que je ne pourrais pas expliquer aux Français parce qu'elles seraient indéfendables d'un point de vue économique, social, moral, cela me mettrait très mal à l'aise.

Nous avons beaucoup parlé d'ArcelorMittal. Oui, cela vaut la peine de se battre, de se retrousser les manches et d'obtenir des résultats tangibles sur ArcelorMittal ; il en va de notre capacité à nous, puissance publique, de garantir notre souveraineté économique. Nous sommes au moment de vérité : ArcelorMittal doit investir, l'État doit accompagner cet investissement, la Commission européenne doit fermer les frontières à une partie de l'acier chinois pour que l'Europe ne soit pas le déversoir des surcapacités chinoises.

Sur le fond, donc, tout ce qui ne peut pas se défendre publiquement et sereinement, quels que soient les désaccords sur les options politiques, mérite d'être corrigé.

Concertant l'arbitrage entre avances remboursables et subventions, il faut voir que les subventions étaient indispensables pour des secteurs qui démarraient et qui ne pouvaient pas survivre sans ces aides. Voyez les pompes à chaleur : si vous ne garantissez pas l'équité de concurrence avec des pompes à chaleur venues de Chine qui ne respectent pas les mêmes normes environnementales que nous, nos entreprises du secteur sont condamnées. Et dans ce cas, la subvention apporte une garantie.

Je me suis toujours battu pour qu'on maintienne des aides aux véhicules électriques. Pourquoi ? Parce que ce soutien est un moyen d'amorcer la pompe, pour que les consommateurs achètent ces véhicules et que nos entreprises trouvent des débouchés.

Les avances remboursables, cependant, sont un très bon outil, à développer massivement, c'est une avance de trésorerie que l'entreprise rembourse si ses comptes se portent bien, c'est un très bon système.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci pour votre participation.

La réunion est suspendue à 18 h 15.

- Présidence de M. Daniel Fargeot, vice-président -

La réunion est ouverte à 18 h 00.

Audition de Thales - M. Patrice Caine, président-directeur général

M. Daniel Fargeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Patrice Caine, président-directeur général de Thales.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le Président, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Thales. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrice Caine prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelques questions pour guider vos propos : quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Patrice Caine, président-directeur général de Thales. - Monsieur le Vice-président, Monsieur le Rapporteur, Monsieur le Sénateur, je vous remercie de me donner l'occasion de contribuer à vos réflexions. Je trouve cette commission d'enquête particulièrement pertinente dans un contexte international de plus en plus complexe. Pour un groupe très ancré en France, mais très dépendant de l'international, cela revêt une importance particulière.

Nous observons une vraie compétition entre les pays qui cherchent tous à avoir sur leur territoire des emplois à haute valeur ajoutée et de la R&D, dans un but de souveraineté qui dépasse les seules questions de défense. Cette aspiration est mondiale, peut-être parce que le monde devient plus dangereux et que chaque pays souhaite pouvoir agir avec un minimum de dépendance externe. Mes réponses tiennent compte de la situation budgétaire contrainte de la France, situation que partagent d'autres pays européens.

Quelques tendances de fond expliquent la stratégie de notre groupe. D'abord la géopolitique, très corrélée à nos métiers, est très importante pour comprendre la dynamique des marchés de défense, car, plus la situation se détériore, plus les pays revoient leurs priorités pour protéger leurs citoyens et leurs valeurs. Ensuite, la croissance du trafic aérien donne une visibilité importante à notre activité aéronautique, même si la compétition reste forte face à nos concurrents américains comme Honeywell ou Rockwell. Il faut sans cesse montrer aux grands avionneurs que nous avons des propositions plus innovantes et plus compétitives. La troisième tendance est le besoin croissant des pays d'être présents dans le domaine spatial, faisant écho aux questions de souveraineté.

Le domaine spatial représente chez Thales un peu plus de 2 milliards d'euros, avec deux tiers des clients qui sont des institutionnels, le tiers restant étant des opérateurs télécoms fragilisés, notamment par l'arrivée de Starlink, et des marchés militaires ponctuels. Enfin, la numérisation de nos sociétés tire les besoins de deux de nos grandes activités : l'identité numérique et la cybersécurité, domaine où les attaques augmentent de façon exponentielle en lien avec notre dépendance numérique.

Thalès compte 83 000 collaborateurs présents dans 68 pays, dont la France occupe une place particulière. Notre groupe existe depuis 130 ans, j'y travaille depuis 23 ans et le dirige depuis plus de 10 ans. Malgré les affres soulevées précédemment, nous avons su maintenir en France 60 % de notre recherche et 50 % de nos collaborateurs, alors même que la France, comme pays entrant, ne représente « que » 29 % du chiffre d'affaires.

L'internationalisation de Thomson, devenu Thalès, a commencé dans les années 80-90. Notre exposition internationale est très importante, mais nous avons maintenu la moitié de nos collaborateurs en France, ce qui est un défi en termes de compétitivité. Le chiffre d'affaires du groupe s'élève à 20 milliards d'euros, répartis équitablement entre la défense et le civil (aéronautique civile, spatial institutionnel, cybersécurité et identité numérique).

Dans la défense, nous sommes le cerveau des plateformes. Nous concevons les capteurs (sonars, radars, capteurs optroniques, équipements de guerre électronique) qui permettent aux plateformes de comprendre leur environnement. Ces données doivent ensuite être traitées à bord des plateformes, mais également partagées. Nous développons les systèmes de transmissions militaires ultra-sécurisés, fonctionnant sans infrastructure préexistante, contrairement aux communications civiles, les radios militaires étant leur propre infrastructure. Notre troisième grand métier concerne l'exploitation des données via des systèmes d'aide à la décision qui aident les militaires à préparer, conduire et restituer leurs missions dans des environnements complexes. Le quatrième grand métier est celui des effecteurs, héritage historique de Thales.

Dans le domaine de l'aéronautique, nous concevons ce qui permet à l'avion d'être piloté. Ces métiers sont critiques pour la sûreté de fonctionnement et très compétitifs, notamment par rapport aux Américains. Cependant, Thales a la particularité unique de concevoir aussi bien des équipements à bord des avions qu'au sol (contrôleurs et aides à la navigation). Deux avions sur trois dans le monde sont guidés à l'atterrissage ou au décollage par nos systèmes d'aide à la navigation et 40 % de l'espace aérien mondial est surveillé par nos systèmes de contrôle de trafic aérien.

Dans le domaine spatial, nous opérons via Thales Alenia Space, codétenue avec Leonardo, entreprise italienne. Ce secteur passionnant connaît des mutations profondes, notamment dans le domaine du civil, depuis l'arrivée de Starlink qui bouleverse le marché de la connectivité civile et militaire. Thales se démarque dans le monde par ses grandes spécialités : l'observation (optique et radar) très importante pour le militaire dont Thales a réalisé les charges utiles des satellites d'observation ; la navigation, car nous réalisons la deuxième génération du programme Galileo ; et l'exploration et la science avec l'Agence Spatiale Européenne (ESA), qui est l'agence spatiale européenne, et les agences nationales, comme le Centre national d'études spatiales (CNES) pour la France. Notre pays a réalisé la moitié de la station spatiale internationale via Thales. Pour la future station lunaire du programme Artemis, nous produirons 70 % des équipements. Nous sommes également maître d'oeuvre industriel du programme ExoMars, en fournissant des équipements clés.

Enfin, notre activité « cyber et digital » représente 2 milliards d'euros, dont un quart en cyberdéfense et le reste en cybersécurité civile (administrations, grandes entreprises...). Nous développons des produits et des solutions faisant de l'innovation et de la recherche notre spécialité. Cela nous permet de valoriser nos objets auprès de nos clients et de maintenir notre activité en France malgré les coûts élevés de production et développement. La montée en gamme est essentielle pour rester dans un pays comme la France. Nous avons choisi de nous concentrer sur les produits, les solutions, plutôt que les services cyber, car ces derniers ont des barrières à l'entrée moins fortes. Pour illustrer cette différence, j'utilise la comparaison entre le médecin et le laboratoire pharmaceutique. Le médecin diagnostique et prescrit : ce métier nécessite certes des études, mais la barrière à l'entrée est modérée et peu valorisable. À l'inverse, le développement de produits cyber est comparable au laboratoire pharmaceutique qui crée les médicaments, nécessitant beaucoup de recherche et d'innovation, générant une forte valeur ajoutée. Ce positionnement correspond à notre héritage français, et permet à notre société de rester en France malgré le coût du travail.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Excusez-moi d'intervenir, Monsieur le Président. Nous avons déjà consacré 20 minutes à ces présentations. Je propose que nous abordions maintenant l'objet central de la commission d'enquête concernant l'argent public. Vous pourriez nous présenter vos chiffres, puis nous vous poserons des questions sur ces données ou les projets. Malgré l'intérêt de vos explications, nous devons nous recentrer sur le cadre de notre commission d'enquête concernant l'utilisation de l'argent public.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci pour ces présentations passionnantes, mais nous devons effectivement recadrer nos échanges. Je souhaiterais connaître le montant global des aides publiques que votre groupe perçoit en France, et également savoir si vous bénéficiez indirectement de subventions via vos sous-traitants.

M. Patrice Caine. - Un fil conducteur structurait mon propos et j'allais justement aborder la recherche et le crédit impôt recherche. La recherche est véritablement l'ADN du groupe et nous permet de nous différencier. Elle va de la recherche fondamentale, avec un prix Nobel parmi nos chercheurs, Albert Fert, et des collaborations avec d'autres prix Nobel, Alain Aspect et Gérard Mourou, jusqu'à l'ingénierie très appliquée. Sur nos 83 000 salariés, 33 000 personnes (40 % des effectifs du groupe) travaillent en R&D, dont 19 000 en France, soit environ 60 %. En 2023, nous avons bénéficié d'un CIR de 171 millions d'euros, à mettre en perspective avec le montant total de la R&D qui s'élève à 4,2 milliards d'euros par an.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez mentionné 171 millions d'euros de CIR. Pourriez-vous confirmer le montant global de la R&D ?

M. Patrice Caine. - Le chiffre de 171 millions d'euros correspondant au CIR en France est à mettre en regard de l'ensemble de la recherche que nous faisons dans le monde, qui s'élève à 4,2 milliards d'euros, dont la France représente 60 %.

Pour vous donner un ordre de grandeur, notre budget de recherche mondial équivaut à celui du CNRS (environ 4 milliards d'euros), avec lequel nous collaborons sur de nombreux sujets. Il est important de comprendre que les aides et la compétitivité sont deux sujets liés. Notre recherche française est de grande qualité, mais n'est pas compétitive en termes de coûts. Je préside depuis quelques années l'ANRT (Association nationale pour la recherche et la technologie) qui enquête régulièrement sur les coûts comparés de la recherche au travers de ses grands adhérents. Les données de mars 2023 confirment que si l'on fixe le coût de la recherche en France à 100, nous sommes plus chers que tous les autres pays étudiés, le Royaume-Uni étant à 72, l'Espagne à 56 et l'Inde à 29. Si nous prenons en compte le CIR, notre indice passe de 100 à 73, nous permettant ainsi de retrouver un niveau de compétitivité moyen.

M. Daniel Fargeot, président. - Pour vous, le CIR représente un allègement de cotisations sociales sur vos salaires de chercheurs.

M. Patrice Caine. - Je dirais plutôt qu'il est un moyen de retrouver de la compétitivité bien que ce ne soit pas son seul objectif.

Concernant les autres aides, en 2023, les exonérations et allègements sur les salaires en France représentaient 71 millions d'euros, à comparer avec notre masse salariale française de 4,7 milliards d'euros, dont 1,685 milliard d'euros de cotisations et taxes salariales. Le rapport est donc de 1 à 24, ce qui est assez marginal.

Par ailleurs, nous avons versé 198 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en 2023, sans compter l'impôt exceptionnel qui représentera 80 millions d'euros supplémentaires et 91 millions d'euros d'impôts de production. En tant qu'entreprise dont l'État est actionnaire, nous contribuons également à la richesse nationale par le versement de dividendes.

M. Daniel Fargeot, président. - J'ai un chiffre d'une participation à 26 %, pour 36 % de droits de vote.

M. Patrice Caine. - Oui, en effet, car certains droits de vote sont doubles.

Pour ces 26 %, nous avons versé, en 2024, 203 millions d'euros de dividendes à l'État. Sur 10 ans, cela représente un milliard d'euros. De plus, le dividende a augmenté, car l'entreprise a pu se développer et embaucher.

La valeur patrimoniale de Thales compte également pour l'État qui en détient 26 %. Quand on m'a confié la direction du groupe il y a dix ans, ces 26 % étaient valorisés à 2,5 milliards d'euros. Aujourd'hui, ils représentent 12,5 milliards d'euros. Le patrimoine de l'État s'est donc enrichi, car Thales participe à la richesse nationale.

Nous bénéficions également d'aides en faveur de la création de l'emploi, dont les conventions CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche), un dispositif efficace pour insérer les jeunes docteurs dans les entreprises et favoriser la recherche partenariale entre la recherche publique et celle privée. Le doctorant travaille dans l'entreprise tout en étant encadré par un laboratoire public, favorisant la montée en gamme de ces entreprises. Thales utilise ce dispositif qui représente 1 million d'euros. Les aides liées aux contrats d'apprentissage s'élèvent environ à 9,5 millions d'euros. D'autres aides diverses représentent encore 1 million d'euros. Notre principal soutien concerne donc la recherche.

Le Conseil pour la Recherche Aéronautique Civile (Corac) est par ailleurs très important pour notre secteur, car il nous permet de gagner des appels d'offres face à nos concurrents et de localiser la production en France. Il représente 35 millions d'euros par an sur les quatre dernières années, avec en contrepartie un autofinancement de notre part de 60 millions d'euros par an.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'était ma question suivante, les règles d'abondement du Corac ayant évolué : abondez-vous à hauteur de 65 millions d'euros et l'État à hauteur de 35 millions d'euros par an ?

M. Patrice Caine. - Oui. Le Corac est un dispositif extrêmement puissant, avec une administration très compétente, la DGAC, pour animer avec la filière les feuilles de route technologiques. Cela nous permettra d'être prêts face à nos concurrents américains dans quelques années, quand Airbus lancera son prochain avion.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous propose de passer aux questions pour animer l'échange. Avons-nous bien fait le tour de la totalité des aides publiques, avec le CIR qui est le plus important, le Corac en deuxième, puis les aides liées aux contrats d'apprentissage, les CIFRE, les exonérations de cotisations ? Ne bénéficiez-vous pas d'aide à l'énergie, de crédit mécénat famille, d'IP Box ?

M. Patrice Caine. - L'IP Box intervient dans le taux réduit d'impôt sur les sociétés (IS). Dans le chiffre d'impôt sur les sociétés que je vous ai donné, une partie est en effet éligible à l'IP Box avec ce taux d'IS réduit.

M. Fabien Gay, rapporteur. - De 25 à 10.

M. Patrice Caine. - Je n'ai pas le chiffre exact, mais il rentre effectivement dans les chiffres d'impôt sur les sociétés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est la seule question où les directions se sont montrées réticentes à nous donner le montant. On accepte que vous nous le transmettiez par écrit à l'administration. Et qu'en est-il du crédit mécénat famille ?

M. Patrice Caine. - Il est compris dans les aides diverses et représente 2,310 millions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour l'ensemble de ces chiffres et de nous avoir beaucoup parlé de votre entreprise qui intervient dans le civil et le militaire, que nous souhaitons soutenir.

Je m'attarderai sur la question des réorganisations en cours, notamment le projet Bromo entre Thales, Airbus et Leonardo. C'est un projet que vous avez à peine évoqué, destiné à concurrencer Starlink. J'ai eu la chance de visiter vos usines à Toulouse, de rencontrer des salariés à Bordeaux et je dois me rendre prochainement à Cannes.

On ne dit pas assez que Starlink ne produit qu'un seul type de satellite quand vous arrivez à en produire trois, y compris à les reconfigurer en vol, ce que Starlink ne parvient pas tout à fait à faire. Nous sommes donc compétitifs sur cette question, même si les Américains bénéficient d'un soutien massif de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) et de l'État américain sous forme de subventions directes.

Ma question est la suivante : ces réorganisations en cours, notamment les suppressions d'emploi chez vous et Airbus, ne vont-elles pas nous amputer de savoir-faire essentiels lorsque le projet se concrétisera et que la charge montera ?

Lors de ma visite à Toulouse, j'ai entendu des collaborateurs s'inquiéter de perdre ces compétences vitales à l'avenir. Je me permets de vous interpeller sur ce sujet, d'autant plus que la commande publique est massive dans votre filière.

M. Patrice Caine. - C'est une très bonne question, car nous travaillons beaucoup sur le spatial, une activité qui me tient personnellement à coeur. Tout commence avec la disruption apportée par Starlink. Monsieur Musk a probablement investi 15 milliards de dollars pour Starlink. Nous faisons donc face à des acteurs très puissants.

Les premiers impactés sont les opérateurs télécom qui sont aujourd'hui très fragilisés, d'où ce vent de fusions : Viasat a racheté Inmarsat, SES (Société Européenne des Satellites), le plus grand opérateur télécom européen, est en train de racheter Intelsat, Eutelsat a racheté OneWeb. Malgré ces regroupements, deux mastodontes dominent : Starlink et Kuiper qui arrive.

La Commission européenne et la France réagissent en lançant le programme IRIS² grâce auquel quelques centaines de satellites, plutôt orientés « govsatcom », c'est-à-dire pour de la communication gouvernementale, donneront accès à l'Europe, aux pays membres et aux trois opérateurs, Eutelsat, SES et Hispasat, à cette constellation et dont le financement approche les 11 milliards d'euros.

C'est un programme complexe, car il faut faire converger des besoins publics et privés ayant chacun un héritage différent. Eutelsat, qui a racheté OneWeb, utilise l'orbite basse (600 km), SES a parié sur l'orbite moyenne (quelques milliers de kilomètres) et l'orbite géostationnaire à 36 000 km. Nous allons faire quelque chose que même les États-Unis n'ont pas fait et j'espère que le résultat sera compétitif et utile pour tous. Nous croyons à cette réponse de l'Europe et allons y contribuer avec Airbus et d'autres entreprises européennes.

Nous avons effectivement été fragilisés par cette disruption touchant nos clients historiques qui commandent moins de satellites. Le milieu institutionnel reste un financeur important, avec le principe du retour géographique dans notre industrie. Le travail est proportionnel à la contribution française aux programmes de l'ESA. Il n'y a pas de transfert de fonds dans cette industrie.

Je nuancerais le terme « suppression d'emploi ». Ce que nous faisons est similaire à notre approche pendant le Covid quand l'aéronautique mondiale s'est arrêtée. Grâce à nos secteurs toujours actifs pendant cette période, notamment nos activités militaires, nous avons créé un centre d'ingénierie commun pour la France, proposant à nos collaborateurs de l'aéronautique de travailler temporairement sur des projets militaires qui avaient besoin de recruter. Cela a rendu service au ministère des Armées et a permis de préserver les compétences jusqu'à la reprise de l'aéronautique.

Nous appliquons la même stratégie pour le spatial. Un centre d'ingénierie commun permettant aux collaborateurs de travailler pendant 18 mois sur d'autres projets a été proposé. Ainsi, personne ne perd son emploi et nous gardons les compétences dans le groupe. Nous faisons également cela dans le secteur industriel bien que ce soit plus complexe en raison de la difficulté à faire travailler des équipes sans les déplacer d'un site à l'autre. Pour autant, nous utilisons certains moyens industriels du spatial au profit d'autres activités, notamment la défense.

Nous avons cette chance de pouvoir maintenir les compétences à l'intérieur du groupe grâce à cette « chambre de compensation interne » avec des activités en difficulté et d'autres qui ont besoin d'embaucher.

Nous l'avons également fait avec le site de Pont-Audemer quand nous avons racheté l'entreprise Gemalto, qui produit des cartes SIM, en convertissant une partie du site pour produire des cartes électroniques pour la défense compte tenu de ses besoins. Nous faisons donc notre maximum pour maintenir l'emploi et les compétences dans les territoires. La résilience de notre modèle est unique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur ce point, sans critique, mais pour débattre. Vous avez annoncé 1 300 suppressions de postes dans le spatial, avec certes une partie en mobilité interne, mais des plans de départs volontaires pour les métiers très industriels qui ne peuvent accéder à cette mobilité. De fait, ce sont bien des suppressions d'emploi. En France, on évite le terme « licenciements secs », mais ces plans aboutissent à des suppressions de postes et des pertes de savoir-faire qui posent problème lors des montées en charge.

À Terssac dans le Tarn, 39 postes ont également été supprimés. Vous avez annoncé en juillet dernier le gel des recrutements externes en France et en Grande-Bretagne, notamment dans l'ingénierie. J'ai posé cette même question au PDG d'Airbus concernant le projet Bromo, dont les acteurs se réunissent pour la souveraineté européenne, mais qui se construira avec des suppressions d'emplois chez Airbus et chez vous.

Je crois en Thales et votre possibilité de concurrencer Starlink, notamment grâce à un atout compétitif formidable : le fait que nous ayons trois types de satellites différents et qu'ils puissent être orientés en plein vol. L'argument de la course à la compétitivité face à Starlink me semble donc insuffisant. Le fait de s'amputer aujourd'hui de savoir-faire et de compétences pose question dans vos équipes, même si le plan de mobilité interne permettra peut-être à certains de revenir quand la situation s'améliorera.

M. Patrice Caine. - Je n'arriverai pas à vous convaincre ce soir, chacun ayant sa propre vision. Je reste à l'écoute de solutions, mais pour faire travailler nos ingénieurs, nous avons besoin de projets. Nos jeunes ingénieurs sont très employables et quand il n'y a plus de travail dans une activité, ils trouvent facilement du travail ailleurs, bien que ce ne soit pas notre souhait. L'intérêt de l'entreprise est de conserver ces savoir-faire pour l'avenir. Soyez convaincus que nous agissons de manière responsable, dans un environnement contraint par les contrats que nous gagnons ou perdons, comme dans le cas de Terssac.

M. Daniel Fargeot, président. - La solution ne passerait-elle pas par la commande publique liée à la défense européenne qui doit se mettre en place avec les annonces récentes ? Vous produisez davantage pour constituer un stock permanent et répondre rapidement aux demandes des clients, notamment en ce qui concerne des radars à livrer éventuellement rapidement. Cela pourrait être une solution pour que vous puissiez reprendre votre personnel assez rapidement, compte tenu de votre ambition économique face à la situation géopolitique et l'objectif d'indépendance de l'armement européen. En tant que leader dans l'industrie de l'armement, cela pourrait être une des solutions.

M. Patrice Caine. - Effectivement, le cas que je cite résulte d'un manque de commande publique qui a conduit à cette situation où potentiellement 39 personnes se retrouveront sans activité. Nous allons essayer de leur proposer des solutions au sein du groupe. Grâce à un bassin d'emploi assez dynamique, je pense que nous allons trouver des solutions tout en considérant chaque personne individuellement.

En l'absence de commande publique, nous devons gérer la situation indépendamment de notre bonne volonté. Nous rencontrons également ce problème avec le spatial. Dans la loi de programmation militaire, les programmes spatiaux sont plutôt en fin de programmation. La prochaine génération de satellites d'observation de très haute résolution est prévue à l'horizon 2030. Pour maintenir nos compétences d'ici là, je cherche des contrats d'export qui nous permettent de combler ces longues périodes entre deux générations de satellites.

Par ailleurs, Syracuse 4C ne figure pas dans la nouvelle loi de programmation militaire. Nous avons réalisé Syracuse 4A et 4B, mais les nouveaux satellites militaires ne sont pas prévus avant 2030. Le gouvernement français nous aide sur les marchés militaires à aller chercher des commandes à l'export, mais quand la commande nationale est absente, nous devons aller chercher des contrats hors de la France.

La troisième catégorie de satellites que nous réalisons pour le ministère des Armées, le renseignement d'origine électromagnétique (ROEM), nous permet d'écouter le spectre électromagnétique et de savoir si les radars sont en mode civil ou combat : c'est un élément clé de la chaîne de dissuasion nucléaire. Nous avons lancé la dernière génération CERES, mais la prochaine, CELEST, est également prévue en fin de décennie. Nous cherchons des solutions avec le ministère en faisant des études amont, mais la France ne souhaite pas exporter ce type d'équipement très sensible.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre transparence concernant l'argent public. Je me concentrerai sur le CIR qui représente le montant le plus important, même si le cofinancement du Corac avec Airbus est également intéressant. Je suis étonné du montant des exonérations de cotisations, que je pensais plus faible compte tenu des salaires habituellement élevés dans l'aéronautique.

Les 171 millions d'euros de CIR concernent-ils plusieurs filiales ? Je rappelle que jusqu'à 100 millions d'euros, c'est 30 %, au-delà c'est 5 %. Pouvez-vous préciser le pourcentage en interne et en sous-traitance, y compris à l'étranger au sein l'Union européenne ? Au vu de votre R&D de 2,4 milliards d'euros en France et de 4 milliards d'euros dans le monde, le CIR est-il vraiment indispensable pour vous ? Est-ce que les CIR se fondent dans la masse de la recherche ou sont-ils ciblés sur des créneaux très spécifiques, impliquant que des recherches ne seraient pas faites si vous n'aviez pas ce CIR, car elles ne seraient pas jugées assez rentables ?

M. Patrice Caine. - Sur la répartition, j'ai analysé la moyenne du CIR sur dix ans, qui est de 165 millions d'euros par rapport aux 171 millions d'euros actuels. Sur cette période, 86 % concernent nos salaires internes et 14 % correspondent à d'autres dépenses, dont la sous-traitance.

En 2023, sur les 171 millions d'euros de CIR, les dépenses éligibles totalisaient 650 millions d'euros. La sous-traitance déclarée représentait 39 millions d'euros, générant un CIR de 12 millions d'euros. Sur ces 39 millions d'euros, 8 millions d'euros concernent la sous-traitance publique avec des laboratoires publics et 31 millions d'euros la sous-traitance privée. Ces activités sont réalisées en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une part est-elle réalisée au sein de l'Union européenne ?

M. Patrice Caine. - Je n'ai pas trouvé de traces de dépenses en dehors de la France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est plafonné, mais certains groupes avaient des montants importants, d'autres plutôt microscopiques.

M. Patrice Caine. - La mise en évidence de ces chiffres nous a demandé un travail de recherche de recherche conséquent.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas spécifique à votre entreprise. De nombreux PDG ou directeurs généraux nous ont dit la même chose. Au moins, nous aurons été utiles en vous incitant à faire ce travail. Maintenant, nous pourrons passer directement à l'étape de la transparence. Cet argent représente-t-il une part importante de votre recherche totale en France ? Vous permet-il de faire de la recherche spécifique sur des produits que vous ne développeriez pas autrement, ou est-il simplement intégré dans votre budget global ?

M. Patrice Caine. - Notre premier raisonnement est d'identifier les marchés porteurs où nous voulons investir, indépendamment des subventions disponibles. Ensuite, nous évaluons où réaliser ces activités selon les compétences historiques et le coût de la recherche en fonction des différents pays. La subvention n'est pas le moteur principal de notre recherche, mais France 2030 nous a permis de développer des projets éloignés de notre coeur de métier.

Nous avons par exemple développé des verrous de haute technologie comme nos lasers de très haute puissance, initialement destinés à nos applications traditionnelles, mais s'avérant utilisables pour la fusion nucléaire. Bien que l'énergie ne soit pas notre coeur de métier, nous valorisons cette technologie unique grâce à l'aide de la puissance publique, les applications visant plutôt 2050. Notre groupe a battu deux fois le record mondial de lasers de très haute puissance, atteignant 15 petawatts dans le programme européen ELI.

Nous possédons également des technologies clés pour la fusion nucléaire en matière de confinement électromagnétique, avec nos tubes à onde progressive initialement développés pour les radars, puis les satellites. Cette brique technologique nous permet de produire des gyrotrons et klystrons que la Chine nous envie. Bien que n'étant pas initialement prévue à cet effet, cette technologie s'avère être la meilleure pour faire de la fusion par confinement électromagnétique. France 2030 nous a donc été utile pour ces exemples, car ces aides nous ont permis de débloquer ces verrous technologiques et de les valoriser.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci pour ces explications. Je voudrais connaître votre point de vue sur les principales différences entre les aides publiques octroyées en France et celles que vous pouvez solliciter dans les autres états où votre groupe est présent. Quels seraient également vos besoins actuels en termes d'aides publiques supplémentaires ou fléchées par rapport à votre effort de recherche et à votre situation ?

M. Patrice Caine. - La comparaison internationale est complexe, car chaque pays a son propre système. L'analyse doit porter sur le bilan global des coûts et des subventions. Certains pays ont un CIR plus faible, mais des charges aussi globalement plus basses. Je constate cependant que notre CIR, dont on entend parfois du mal dans les hémicycles, a été copié par de nombreux pays.

Dans certains pays comme l'Australie, où nous sommes le premier industriel de défense, le gouvernement finance directement la R&D dont il a besoin plutôt que de la subventionner.

Pour notre groupe et pour notre pays, la recherche et l'innovation sont fondamentales pour maintenir la production sur le sol national. Nous ne pouvons pas avoir uniquement des ingénieurs dans notre pays, mais aussi des ouvriers qualifiés grâce à l'activité de production. Le maintien de la production sur le territoire sera facilité par la R&D présente en France. J'insiste donc sur l'importance d'un dispositif comme le CIR, même pour les grands groupes comme Thales.

M. Daniel Fargeot, président. - Et le Crédit Innovation ?

M. Patrice Caine. - J'inclus dans cette réflexion le CORAC, France 2030 et tout ce qui nous aide à innover et à développer des technologies suffisamment complexes pour les valoriser à l'international et maintenir l'emploi en France. Sur les 10 milliards d'euros que nous produisons en France, 4 milliards d'euros sont destinés à l'export. Cette capacité d'exportation est liée à notre R&D en France.

Je ne demande pas un déplafonnement du CIR, comprenant que ce n'est pas à l'ordre du jour. Cependant, j'attire votre attention sur les effets pervers des seuils. Si le législateur décidait d'appliquer les plafonds au niveau du groupe plutôt qu'au niveau des sociétés, les conséquences seraient dramatiques pour Thales, notre CIR étant réparti sur plusieurs sociétés. Les GAFA venant en France seraient aidés tandis que Thales, ancré en France et y payant ses impôts, ne le serait pas.

De même, si le ministère de la Défense nous demande de racheter une société stratégique qui fait de la recherche, celle-ci perdrait son CIR en rejoignant notre groupe, alors qu'elle le conserverait si elle était rachetée par une entreprise américaine. Il faut être prudent avec ces effets de seuil qui peuvent compromettre notre souveraineté au profit d'entreprises étrangères.

M. Daniel Fargeot, président. - Il faut défendre la souveraineté française, c'est ce que vous venez d'exposer sans prononcer le terme.

M. Marc Laménie- Monsieur le Vice-président, Monsieur le Rapporteur, Monsieur le Président, Madame et Monsieur, merci pour vos témoignages et le partage de votre expertise. Votre entreprise est reconnue et représente un employeur important avec 83 000 emplois, dont 50 % en France. Quelle est votre répartition géographique sur notre territoire national (métropole et outre-mer) ? Percevez-vous des aides liées à un partenariat avec les collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) qui ont compétence pour le développement économique ? Percevez-vous des aides de la part des fonds européens ? Avez-vous une fondation qui peut intervenir en ce sens ?

M. Patrice Caine. - Notre présence en France est répartie sur 75 sites, dont 61 de plus de 50 personnes, dans des zones où nous pouvons parfois être le premier employeur local. Nous avons donc conscience que les enjeux économiques sont très importants pour les maires de petites communes. Par ailleurs, sur nos 41 000 salariés, la moitié se situe en Île-de-France. L'autre moitié est répartie dans toute la France, à Cholet, par exemple, où nous investissons 300 millions d'euros pour agrandir notre site, à la suite de la fermeture de l'usine Michelin. Nous sommes également présents dans le Nord-Pas-de-Calais, le Sud-Ouest, le Sud, la Savoie, etc.

Nous avons embauché environ 4 000 salariés en France ces dernières années, et près de 10 000 au niveau mondial, soit 30 000 en trois ans. Pour ces 10 000 embauches, nous recevons un million de candidatures par an, ce qui témoigne de l'attractivité de nos métiers, particulièrement auprès des jeunes qui y trouvent du sens. J'ai été très touché de voir les jeunes retrouver le goût de la Défense après les attentats du 13 novembre 2015.

Nous accueillons beaucoup de jeunes. En 2024, nous avions 2 800 alternants, 1 600 stagiaires et 1 500 stages d'observation pour les classes de troisième ou seconde. Au total, près de 5 900 jeunes étaient présents chez Thales au cours de l'année. En tant que vice-président de France Industrie, je suis mobilisé pour ouvrir les portes de nos entreprises aux jeunes afin de démystifier l'industrie et susciter des vocations, notamment pour le métier d'ingénieur, mais pas uniquement.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci Monsieur le Président.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour tous ces éléments. Êtes-vous favorable à la création d'un mécanisme de préférence européenne sur la question spatiale, comme évoqué précédemment pour la question nord-américaine, surtout dans le contexte actuel de guerre commerciale ? Par ailleurs, vous nous avez donné beaucoup de chiffres, mais avez omis celui du montant des dividendes et des rachats d'actions.

M. Patrice Caine. - Je vous l'ai donné pour l'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je demandais le chiffre global.

M. Patrice Caine. - Nous pouvons multiplier le chiffre que je vous ai donné par quatre.

M. Daniel Fargeot, président. - Cela fait 800 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le programme de rachats d'actions 2022-2024 représente 3,2 % du capital, soit près d'un milliard d'euros (966 millions d'euros), qui bénéficient principalement au top 1 000 des salariés de l'entreprise.

Vous avez actuellement un conflit sur les salaires assez inédit dans l'aéronautique, secteur où les mouvements sociaux sont rares. Lors de ma visite, j'ai trouvé des salariés très affectés par ce mouvement. Un conflit social qui se termine mal handicape toujours l'entreprise dans sa globalité, car la reprise du travail est plus difficile et les objectifs communs plus difficilement atteignables. Je vous invite donc à régler cette question sociale de la bonne façon. Au regard des bonnes performances du groupe, même si les salaires sont plus élevés dans la filière que dans le reste du pays, il est juste que la part salariale soit également revalorisée.

M. Patrice Caine. - Pour répondre à votre première question, le dialogue social est une longue tradition chez Thales. Depuis mon arrivée dans le groupe en 2002, j'ai constaté un souci constant du dialogue social et certaines avancées sociales réalisées bien en avance par rapport à d'autres entreprises.

Concernant l'inflation, nous avons particulièrement protégé nos salariés aux plus bas salaires. Seulement 6,8 % de nos salariés touchent moins de deux Smic, ce qui n'est pas illogique vu notre profil, et 44 % de nos salariés ont des salaires inférieurs à trois Smic. De 2021 à 2025, l'inflation a progressé globalement de 15 %, tandis que les salaires de ces 44 % de salariés ont évolué de 24,3 %. Nous avons donc bien protégé nos salariés gagnant moins de trois Smic.

Je souhaiterais conserver le dialogue social à l'intérieur de l'entreprise, à l'honneur de nos organisations syndicales et de nos équipes de direction sur les différents sites. Notre dialogue social, que nous essayons de situer au plus près du terrain, est assez déconcentré et nous n'avons rien à gagner à l'externaliser.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne sais pas ce que vous entendez par « externaliser le dialogue social ». Il est cependant normal que des représentants syndicaux puissent dialoguer avec des élus de la nation, dont les parlementaires. Je me déplace beaucoup dans les entreprises et je sens dans la vôtre une colère sociale très lourde, qu'on ne ressent pas souvent ailleurs.

Quand les salariés voient que la progression des dividendes de 11 % du rachat d'actions, dont Louis Gallois lui-même a parlé devant la représentation nationale comme d'une « perversion du système , bénéficie soit au gonflement artificiel du cours, soit au top 1 000 de l'entreprise, et qu'en parallèle le dialogue social est aussi serré, nous pouvons nous interroger. Que le dialogue se fasse dans l'entreprise est normal, mais il est également légitime que des syndicalistes puissent se tourner vers des élus locaux ou des parlementaires.

M. Patrice Caine. - Vous m'avez mal compris Monsieur le Sénateur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez dit « je souhaite que le dialogue social reste interne ». Qu'est-ce que cela voulait dire ?

M. Patrice Caine. - Je répète que 15 % d'inflation ont été suivis de 25 % d'augmentation pour les bas salaires. Je suis ingénieur, j'aime bien les chiffres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'inflation a également été très lourde sur cinq ans.

M. Patrice Caine. - Pour contribuer au débat, je voudrais ajouter un point sur l'allocation du capital. Sur la période qui s'est écoulée depuis 2018, nous avons utilisé notre trésorerie de la façon suivante : 9 milliards d'euros ont été réinvestis dans l'organique, 9 milliards d'euros ont été investis dans des acquisitions d'entreprises comme Gemalto et le retour de cash aux actionnaires s'est élevé à 3 milliards d'euros. C'est un équilibre que je trouve sain, contrairement à certains groupes anglo-saxons qui font beaucoup de rachats d'actions. La plus grande partie de notre cash a été utilisée soit pour investir dans l'organique, soit pour alimenter la croissance externe. Dans une économie de marché, il faut verser des dividendes, mais, dans notre cas, ce versement n'a représenté que 3,1 milliards d'euros.

M. Daniel Fargeot, président. - Cela représente 15 % en distribution.

M. Patrice Caine. - Nous avons fait un rachat d'actions chez Thalès, étant rappelé que nos trois catégories d'actionnaires sont l'État, un groupe privé (le groupe Dassault), et le flottant, que nous ne choisissons pas et qui était majoritairement détenu par des institutionnels français ou européens. Or, depuis une dizaine d'années, la mise en place de la taxonomie européenne qui a mis l'industrie de la défense à l'index a conduit les investisseurs institutionnels européens, notamment français, à progressivement déserter notre capital. Nous n'avons plus d'actionnaires au nord de la France, hormis le fonds souverain norvégien Norges. Un transfert d'actions a été réalisé vers des actionnaires anglo-saxons (anglais, canadiens, américains), qui représentent aujourd'hui environ 60 % du flottant.

Ces actionnaires n'ont pas le même logiciel que les institutionnels européens et français. Ils sont intéressés par les dividendes bien que notre taux de distribution soit de 40 %. Ils apprécient la bonne gestion de l'entreprise et la valeur croissante de l'action, mais souhaitent que nous fassions périodiquement des rachats d'actions qui ont pour unique conséquence de reluer les actionnaires restants. Il faut donc voir cette opération comme un mécanisme financier nous permettant de verser moins de dividendes.

Nous l'avons fait une seule fois dans l'histoire du groupe, car il faut parfois montrer que nous écoutons les actionnaires flottants de Thales avec qui je dois composer. Si le législateur européen modifiait la taxonomie pour que l'industrie de la défense ne soit plus stigmatisée, nous retrouverions peut-être un flottant plus équilibré avec davantage d'institutionnels européens et français. Nous serions alors moins soumis à ce type d'incitation forte. Je fais donc appel à l'aide du législateur, car nous devons composer avec nos actionnaires actuels.

M. Daniel Fargeot, président. - Je pense que l'économie de guerre qui est en train de se mettre en place répondra à votre question.

M. Patrice Caine. - Je le souhaite.

M. Daniel Fargeot, président. - Monsieur le Rapporteur, Monsieur le Président, je vous remercie pour votre intervention et vos propos passionnants. Nous reviendrons certainement vers notre commission des affaires économiques pour que vous puissiez rencontrer l'ensemble des membres de la commission. Votre contribution sera précieuse pour la réflexion de notre commission d'enquête. Vous avez la faculté de nous transmettre tous les documents que vous jugerez nécessaires pour la poursuite de nos travaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 h 05.