Mercredi 25 juin 2025
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Audition de M. Romaric Roignan, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui M. Romaric Roignan, directeur de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Merci d'avoir accepté l'invitation de notre commission. Nous pensions, à l'origine, vous interroger sur la crise des réfugiés syriens au Liban, qui pourrait s'installer de manière durable ; mais l'actualité récente a imposé une réorientation vers le conflit en cours entre l'Iran et Israël, dans lequel les États-Unis viennent de s'engager. Mes collègues seront cependant libres, bien entendu, de vous interroger sur ce point ou sur tout autre qui relèverait de votre vaste périmètre.
Pour rappel, Israël a lancé le 13 juin une campagne de frappes ciblées sur l'appareil militaire et les centres névralgiques du programme nucléaire iranien, tuant notamment une vingtaine de responsables de haut rang de l'armée et du corps des Gardiens de la Révolution. Des infrastructures énergétiques ont également été visées, ainsi que des cibles symboliques comme la radiotélévision d'État ou la prison d'Evin, ce lundi. Le ministre Jean-Noël Barrot a qualifié cette dernière frappe d'inacceptable, les deux otages français Jacques Paris et Cécile Kohler, pour lesquels nous nous sommes beaucoup mobilisés, y étant toujours détenus.
L'Iran a répliqué, quant à lui, par des salves de missiles balistiques. Le bilan humain reste incertain, avec 865 victimes iraniennes selon une organisation de défense des droits de l'homme, dont au moins 363 civils. En Israël, on dénombre 24 victimes à ce jour.
Après l'intervention des États-Unis, qui ont bombardé le 22 juin trois sites liés au programme nucléaire, à Natanz, Ispahan et Fordow, l'Iran a envoyé une salve de missiles sur la base américaine d'al-Udeid au Qatar, sans faire de victimes. Le président Donald Trump a ensuite annoncé un cessez-le-feu entre les deux parties, dont il faudra voir s'il est effectif.
Parmi les très nombreuses questions que pose ce conflit d'un genre nouveau, je retiendrai les suivantes. Quel premier bilan peut-on tirer de ces frappes ? Les États-Unis ont commencé par prendre leurs distances vis-à-vis d'Israël, avant de s'impliquer de façon spectaculaire mais ponctuelle, et de se satisfaire d'une réponse iranienne tout aussi limitée. Quelles sont les intentions de Donald Trump à long terme ? Va-t-il tolérer la survie du régime islamique en Iran ou s'aligner sur Israël et revenir à sa politique de « pression maximale » ? Les réponses à ces questions sont parfois évolutives...
Vous nous direz également quelles sont, selon vous, les conséquences de cet épisode pour la République islamique. L'Iran fait l'expérience de son isolement, alors que ni la Russie ni la Chine ne sont, pour l'instant, allées au-delà des condamnations verbales, et qu'aucune des composantes de « l'axe de la résistance », que ce soit en Irak, au Liban ou en Syrie, n'a participé à la riposte contre Israël. Privé de ce réseau d'alliés, l'Iran va-t-il revenir à la table des négociations ? À l'intérieur, le régime survivra-t-il à ces coups de boutoir ? Quel sera le rôle de l'armée ? Enfin, le programme nucléaire est-il, selon vous, anéanti comme l'a suggéré Donald Trump ou simplement retardé ?
Vous nous expliquerez la position de l'Union européenne et de la France, qui ont dans l'ensemble justifié les frappes israéliennes par la menace existentielle que représenterait un Iran nucléaire. Le chancelier Merz est allé jusqu'à remercier Israël de « faire le sale boulot » pour les Européens. Le moins que l'on puisse dire est que les Européens, très impliqués dans le premier accord de 2015 sur le nucléaire iranien, n'ont pas été à l'initiative. Faut-il y voir un énième épisode de la marginalisation de l'Europe sur la scène internationale ?
Enfin, comment concilier la liberté d'action absolue que s'accorde Israël avec les intérêts des États du Golfe, qui avaient fait le choix, ces dernières années, de se rapprocher de l'Iran ? Peut-on toujours envisager une normalisation des relations saoudo-israéliennes, alors qu'Israël ne semble pas prendre en compte les intérêts saoudiens ?
Je vous inviterai également à faire le point sur Gaza, que l'opération israélienne en Iran a reléguée au second plan, mais qui reste un sujet très présent. Comment s'articule le ton de plus en plus sévère de la diplomatie européenne, qui envisage désormais une remise en cause de l'accord d'association avec l'Union européenne, avec le soutien affiché face à l'Iran ? Qu'en est-il de la conférence d'initiative franco-saoudienne prévue ce mois-ci et reportée sine die ? La reconnaissance par la France d'un État palestinien est-elle toujours d'actualité ?
En un mot, Monsieur le Directeur, pouvons-nous encore être des acteurs au Moyen-Orient, ou sommes-nous désormais de simples spectateurs ? Le sommet de l'Otan réunit 32 pays à La Haye en ce moment, ce qui donnera une autre dimension à vos propos...
M. Romaric Roignan, directeur de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Merci de votre invitation. C'est ma première audition devant votre commission en tant que directeur. Vous avez soulevé de nombreuses questions. La situation évolue chaque jour, avec des crises qui s'ajoutent les unes aux autres.
Dans le conflit entre Israël et l'Iran déclenché le 12 juin, notre priorité a été d'assurer la sécurité de nos ressortissants et de nos personnels diplomatiques et consulaires. Nous avons mis en place une assistance pour permettre aux Français qui le souhaitaient de quitter Israël par les voies disponibles, alors que l'espace aérien était fermé. Nous les avons évacués par voie terrestre via Amman et l'Égypte, avec des dispositifs d'accueil consulaire aux frontières pour faciliter le transit. Depuis vendredi, nous avons affrété des avions pour évacuer un certain nombre de ressortissants ; 150 d'entre eux sont arrivés hier soir à Paris.
Nous avons facilité le départ d'Iran de nos ressortissants qui le souhaitaient, dont beaucoup sont binationaux, vers des pays limitrophes par voie terrestre, sachant que les ordres de grandeur sont très différents : plus de 200 000 Français étaient enregistrés en Israël - sur une estimation de 240 000 ressortissants présents - contre un millier environ en Iran.
Cet effort devra être adapté à l'évolution de la situation militaire. La France a salué le cessez-le-feu intervenu hier à l'initiative des États-Unis, qui semble tenir. La France avait fait part de ses préoccupations face aux risques d'escalade.
Nous souhaitons que le cessez-le-feu soit respecté par chacune des parties : il est dans l'intérêt de tous d'éviter un nouveau cycle de violences. Nous espérons qu'il débouchera sur des négociations entre l'Iran, les États-Unis et les Européens, afin d'avoir un accord robuste, avec des garanties solides, vérifiables, et durables.
Concernant les propos du chancelier allemand qui estimait qu'Israël faisait le « sale boulot » pour la communauté internationale, la France s'est toujours opposée au programme nucléaire iranien depuis qu'il a été révélé en 2003. Nous considérons qu'il constitue une menace grave pour la stabilité et la paix internationales.
Depuis la sortie des États-Unis de l'accord sur le nucléaire iranien (JCPoA), l'Iran a décidé de ne plus mettre en oeuvre certaines dispositions de l'accord, et a enrichi son uranium à des taux supérieurs à 60 %, alors que les besoins pour les usages nucléaires civils d'uranium enrichi n'excèdent pas 5 à 7 %. Cela pose de lourdes questions sur la finalité de ce programme, d'autant qu'il est développé aux côtés d'un programme balistique destiné à projeter des vecteurs nucléaires jusqu'au continent européen. On constate une inquiétude très forte de la communauté internationale, et d'Israël en particulier, directement visé par les appels des autorités iraniennes à détruire le pays, et par des mouvements soutenus militairement et financièrement par l'Iran : le Hamas, le Hezbollah et les Houthis au Yémen.
Dans ces conditions, nous avons toujours reconnu que ce programme nucléaire posait des problèmes particuliers de sécurité à Israël. C'est pourquoi, lorsque ces frappes sont intervenues, nous ne les avons pas condamnées mais avons reconnu le droit d'Israël à assurer sa sécurité et à vivre délivré de cette menace nucléaire iranienne, même si nous privilégions une solution diplomatique. Les frappes israéliennes puis américaines peuvent retarder significativement le programme mais pas l'éliminer : d'une part, l'Iran dispose toujours de ses stocks d'uranium enrichi à haute intensité. Si les centrifugeuses sont reconstruites, elles peuvent en quelques jours l'enrichir à un niveau militaire. D'autre part, l'Iran dispose de la matière grise pour reconstituer ce programme.
Quelle que soit l'efficacité des frappes sur lesquelles nous n'avons pas encore de bilan objectif indépendant réalisé par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), en l'absence d'un accord international dans lequel l'Iran s'engagerait de bonne foi, en contrepartie de certains engagements - levée des sanctions, garanties sur la poursuite du programme nucléaire civil pour fournir de l'énergie - le risque demeure. Cet accord demeure notre priorité.
Le regime change est un risque considérable identifié dès le début des frappes. Les autorités israéliennes n'étaient pas claires sur leurs objectifs. Certains responsables estimaient que les frappes visaient strictement le programme nucléaire et des cibles associées au sein de la chaîne de commandement militaire et scientifique, ainsi que d'autres cibles pour déstabiliser l'appareil sécuritaire iranien afin d'amoindrir sa capacité de réponse aux frappes israéliennes. D'autres déclarations israéliennes étaient bien plus inquiétantes, et certaines déclarations américaines ambiguës. Nous les avons mis en garde contre des objectifs de cette nature. Toutes les expériences de regime change dans la région - en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie - ont eu pour conséquence non pas un changement de régime, mais un effondrement des structures étatiques qui a entraîné des guerres civiles durables, avec des souffrances lourdes pour les populations locales et des conséquences internationales importantes, y compris à Paris. Il y a une absence totale de plan, et même d'un début de plan, pour se substituer à ce régime pour lequel nous n'avons aucune sympathie. Mais pour négocier, nous avons besoin d'un interlocuteur : la priorité doit être le rétablissement de la négociation sur le nucléaire.
Les pays du Golfe ont réagi de manière caractéristique : ils ont condamné ces frappes allant à l'encontre d'un mouvement de normalisation relative entrepris par certains États comme l'Arabie saoudite et le Qatar. Même les Émirats arabes unis avaient entrepris un rapprochement avec l'Iran. Ces frappes intervenaient dans le contexte plus large des opérations militaires se poursuivant à Gaza et suscitant dans ces pays, à juste titre, beaucoup de réprobation de l'opinion publique.
Au-delà des condamnations publiques, il y a un sentiment mêlé de satisfaction face à l'affaiblissement et au retard pris par le programme nucléaire iranien perçu comme une menace, mais aussi d'inquiétude face au risque de changement de régime ; priorité à la négociation.
Le régime iranien n'a que des mauvaises options ; il est dos au mur. Il a fait un choix lucide en ripostant de manière très mesurée aux frappes américaines et en acceptant un cessez-le-feu. Il faut capitaliser sur cette responsabilité pour engager des discussions.
On constate des différences dans la réponse européenne : certains pays ont soutenu ouvertement les frappes, d'autres, comme la France, ont eu une position plus nuancée. Mais l'ensemble des pays européens ont attribué la responsabilité première à la politique iranienne de poursuite du programme nucléaire sans aucune justification civile, qui fait peser une menace sur la région et sur le système international de lutte contre la prolifération nucléaire. L'Iran poursuit des actions de déstabilisation de certains pays amis de la France comme le Liban et la Syrie, et attaque directement Israël via ses proxies.
Nous avions fait passer à l'Iran des messages pour qu'il conclue rapidement les négociations avec les États-Unis et qu'il prenne très au sérieux le risque d'escalade militaire. Malheureusement, ces négociations ne progressaient pas. La responsabilité première de cette situation revient à l'Iran.
Ce qui se passe en Iran ne doit pas nous faire détourner les yeux de la situation à Gaza. Notre expression publique a pu susciter des interrogations. Certains s'étonnent que nous ne condamnions pas les frappes israéliennes en Iran tout en condamnant la politique du gouvernement israélien dans les territoires occupés et notamment à Gaza. Notre position s'explique de façon claire et cohérente : nous soutenons la défense du peuple israélien et de l'État d'Israël, quand ses intérêts de sécurité existentiels sont mis en cause - avec le programme nucléaire iranien - mais nous sommes frontalement opposés sur la gestion de la situation à Gaza. Les opérations militaires ont démontré leur incapacité à « éradiquer » le Hamas. La politique de blocage de l'aide humanitaire, même si elle a été un peu relâchée depuis deux semaines, conduit à une situation dramatique pour l'ensemble de la population de Gaza : selon les rapports de l'ONU, 100 % de la population est en situation de crise alimentaire aiguë, 50% en malnutrition aggravée et 25 % en risque de famine. C'est un vrai défi.
Nous appelons à un cessez-le-feu immédiat et à la libération des otages et des corps des otages tués, pour mettre fin aux souffrances indicibles des familles de ces otages et de la population de Gaza. Nous appelons également à l'arrêt de la colonisation en Cisjordanie, qui mine les perspectives de paix et alimente des conflits entre des colons extrémistes et la population de la Cisjordanie.
Les Nations-Unies nous ont confié la coprésidence, avec l'Arabie saoudite, d'une conférence. Il est essentiel de redonner une perspective politique de sortie de crise durable de ce conflit. Cette conférence, décidée en décembre dernier par l'assemblée générale des Nations-Unies, doit identifier les moyens concrets et un calendrier pour faire progresser la solution à deux États, seule perspective d'une paix crédible, juste et durable. Nous travaillons avec nos partenaires saoudiens pour définir un calendrier et permettre la tenue de cette conférence.
Le 13 juin, le Président de la République a affirmé toute sa détermination à avancer sur ce sujet, y compris sur la reconnaissance d'un État palestinien, dont il a rappelé quelques semaines plus tôt que c'était un devoir moral et une nécessité politique.
Au Liban et en Syrie, nous nous félicitons de la responsabilité de l'ensemble des acteurs. Il n'y a pas eu de déclaration ni d'action ajoutant de la tension.
Au Liban, nous observons une situation très inédite et favorable d'affaiblissement durable du Hezbollah. Le président et le Premier ministre sont déterminés à sortir du cycle des violences et à changer la donne, avec deux priorités : d'une part la sécurité avec le maintien du cessez-le-feu, malheureusement régulièrement violé par Israël. Ils veulent renforcer les forces armées libanaises dont il faut assurer monopole des armes sur le territoire libanais, désarmer le Hezbollah et maintenir la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) comme force de stabilisation dans le Sud-Liban.
D'autre part, la priorité économique : depuis 2019, le Liban connaît un cycle de paupérisation économique, renforcé par les dernières opérations israéliennes. Il est urgent de donner au pays la possibilité de se reconstruire. La France joue un rôle de premier plan, avec l'envoyé spécial du Président de la République, Jean-Yves Le Drian.
Les progrès de la reconstruction seront liés aux progrès du désarmement du Hezbollah et des réformes économiques du gouvernement : en juin dernier, la loi sur le secret bancaire a été adoptée. L'entité chargée de suivre le décaissement de l'aide à la reconstruction a été réformée. Mais le Parlement n'a pas encore adopté la loi sur la résolution bancaire ni celle sur la répartition des pertes, indispensables à cet édifice de réforme, afin d'établir des bases saines pour réinjecter les financements nécessaires à la reconstruction du Liban. Nous insistons pour que ces deux volets, sécuritaire et économique, progressent.
En Syrie, les autorités ont réagi avec retenue à la situation actuelle en Iran. Nous avons exprimé, lors de la visite à Paris du président de transition Ahmed Al-Charaa, notre soutien au rétablissement de la paix civile en Syrie, et rappelé nos exigences en matière d'inclusivité du gouvernement, de lutte contre l'impunité face aux massacres dans les régions alaouites, et de lutte contre le terrorisme. Nous l'avons vu récemment à Damas : le terrorisme reste une menace vivace en Syrie. Ce gouvernement de transition est notre meilleure chance pour rétablir la paix civile. C'est pourquoi nous avons poussé à la levée des sanctions européennes, largement accomplie : restent les sanctions individuelles ciblant certains acteurs de l'ancien régime. Nous avons accueilli avec beaucoup de satisfaction le mouvement similaire entrepris par les États-Unis, débloquant des investissements pour le redémarrage de l'économie syrienne, ce qui est une priorité. Cela permettra aux réfugiés syriens au Liban, en Turquie, à Chypre, en Jordanie et en Europe de revenir dans leurs foyers.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Pouvez-vous nous en dire plus sur les deux otages détenus en Iran ?
M. Romaric Roignan. - Notre préoccupation pour nos ressortissants inclut nos deux otages détenus depuis trois ans. Nous avons maintenu des contacts à tous niveaux avec les autorités iraniennes pour demander leur libération, et avons intensifié ces contacts dans le contexte actuel : le bombardement israélien sur la prison d'Evin rappelle combien leur situation est précaire. Je ne peux pas en dire davantage. Nous sommes mobilisés. Notre ambassade essaie d'obtenir des visites consulaires pour s'assurer de leur bonne santé. Nous avons appelé les autorités israéliennes à la responsabilité : ce type de frappes sur une prison accueillant des ressortissants étrangers est irresponsable. Nous sommes également en contact étroit avec les familles de Cécile Kohler et Jacques Paris pour les informer autant que possible.
M. Roger Karoutchi. - C'est un constat de faillite, en tous cas de faiblesse de la France et de l'Europe. Vous nous dites que c'est la faute de l'Iran, et que les Israéliens ont donc dû bombarder le pays. Puis aussitôt après, vous affirmez qu'il faut négocier. Mais quelle négociation ? Quand l'AIEA avertissait que l'uranium était enrichi à 10, puis à 15, 20, 30, 40, 50 %, il ne s'est rien passé ! J'adore la négociation, mais quand on veut négocier avec un État qui ne veut pas négocier et qui considère que l'Occident, faible, ne fera rien, c'est difficile...
J'attends de voir quels seront les engagements de l'Iran pour réellement faire en sorte qu'il n'y ait plus de nucléaire militaire et réellement aboutir à ce qu'il n'y ait que du nucléaire civil. Ils vont vous promener et il ne se passera rien.
Je lis partout que la France reconnaîtra deux États lorsque les otages seront libérés et le Hamas démilitarisé. Avançons sur ces sujets !
Nous avons deux otages en Iran depuis trois ans, et nous sommes en lien avec les autorités. Si nous avions un peu de force, ils auraient été libérés depuis longtemps ! Qu'ont-ils fait pour être otages depuis trois ans ? Il en est de même pour Boualem Sansal en Algérie...
J'adore le quai d'Orsay, j'ai même été ambassadeur durant deux ans. Mais le quai d'Orsay, à part de dire qu'il est préoccupé, ne fait rien. Vous dites que l'affaiblissement du Hezbollah serait peut-être une chance, mais cet affaiblissement est dû à l'action israélienne et non à l'Europe. À un moment donné, la France et l'Europe doivent se demander : que fait-on ? À quel camp appartenons-nous ? Je vous ferai l'amitié de ne pas interroger le ministre lors des questions au Gouvernement cet après-midi...
Pourquoi dire qu'il faut que le régime iranien soit maintenu pour négocier car il faut avoir un partenaire ? Pour les femmes, les homosexuels, les oppositions iraniennes, ce régime est infernal. Que gagne-t-on à laisser le régime en place ? Que craint-on de pire ?
Sincèrement, à un moment donné, il faut sortir de cette prudence classique, traditionnelle des politiques. Celle-ci est déconnectée de régimes qui ne veulent pas de la négociation, qui ne reconnaissent pas la diplomatie ni le droit international. Pourquoi n'avons-nous pas de position plus ferme ?
M. Romaric Roignan. - Merci de cette interpellation. Sur le sujet iranien, je n'ai pas seulement exprimé notre préoccupation : la France est un élément moteur pour mettre en place des sanctions extrêmement handicapantes pour l'Iran, qui s'efforce de les contourner. L'évolution économique de l'Iran a été beaucoup moins dynamique que celle des autres pays de la région en raison des sanctions européennes et américaines. L'Union européenne a travaillé étroitement avec les États-Unis. Ces sanctions ont été utiles et efficaces.
Nous avons été à l'initiative pour conclure l'accord permettant d'encadrer le nucléaire iranien, que l'Iran a respecté tant que l'ensemble des parties restaient dans l'accord, preuve que la voie diplomatique peut être respectée.
Que veut dire faire plus ? Quelle alternative a-t-on à un accord négocié ? Je nous vois mal aller occuper l'Iran pour imposer un démantèlement par la force militaire du programme nucléaire. Bombarder l'Iran à chaque fois qu'une nouvelle facilité nucléaire est construite n'apportera pas la stabilité que tout le monde souhaite, ni la garantie que le programme sera maîtrisé. Il faut une négociation exigeante et débouchant sur des garanties, avec un système de vérification permettant de s'assurer de la sécurité du programme nucléaire civil iranien.
Concernant un changement de régime : la France n'a exprimé aucune sympathie envers ce régime dont elle dénonce les pratiques, dont la prise d'otages. Il y avait six otages en Iran, il en reste deux. Nous agissons. Ils n'ont pas seulement été libérés par la volonté des autorités iraniennes, mais aussi par l'action diplomatique française. Nous continuons ce travail diplomatique. Il y a une dimension de dialogue et une autre de rapport de force, se traduisant par l'assignation de l'Iran devant la Cour internationale de justice (CIJ) et une campagne de Name and Shame nuisant à la réputation de l'Iran. Les alternatives sont difficiles à entrevoir. Nous poursuivons cette action déterminée et qui porte des fruits.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Ce sujet préoccupe beaucoup notre commission. Nous nous étions beaucoup investis, et avions reçu les familles des otages, qui se sentaient assez peu soutenues. C'est pourquoi nous avions entrepris un certain nombre d'actions.
Mme Michelle Gréaume. - Je remercie les services du ministère des affaires étrangères pour leur réactivité. Je les avais sollicités pour des Français bloqués en Iran.
Sur la situation humanitaire à Gaza, quels moyens la France déploie-t-elle pour garantir un acheminement rapide et sécurisé de l'aide humanitaire ? Quelles actions de coopération sont mises en place ? Le gouvernement compte-t-il augmenter l'aide alimentaire programmée, amputée de 20 millions d'euros dans le budget de l'aide publique au développement ?
Comment évaluez-vous le risque réel de blocage du détroit d'Ormuz ? La France participe-t-elle à des dispositifs inédits de surveillance maritime dans cette zone ? Quels messages diplomatiques avez-vous fait passer à l'Iran pour prévenir une escalade navale tout en maintenant ouverts les canaux de négociation régionale ? Il peut y avoir de mauvaises retombées pour la France...
Comment prenez-vous en compte les revendications sociales et éthiques des dockers de Fos-sur-Mer qui bloquent les armes devant être livrées à Israël ? Le Gouvernement est-il prêt à reconsidérer la nature et les destinations des ventes d'armes françaises à des pays impliqués dans des conflits violents, au regard du droit international et des appels à la paix portés par la société civile ?
M. Romaric Roignan. - Nous transmettrons vos remerciements à nos collègues du Centre de crise et de soutien du ministère, qui travaillent jour et nuit pour assister nos ressortissants.
L'année dernière, la France a apporté 73 millions d'euros d'aide humanitaire à Gaza et à la Cisjordanie. L'aide alimentaire reste, en termes d'allocation des ressources, une priorité.
Toute l'aide aujourd'hui reste bloquée, sauf celle qui transite par la Gaza Humanitarian Foundation, mise en place par une initiative israélienne et américaine, et ponctuellement quelques convois d'aide humanitaire organisés par les organismes des Nations-Unies présents sur place, dans des volumes totalement insuffisants pour la population, et distribués dans des conditions de sécurité effroyables : chaque jour, on déplore plusieurs dizaines de morts parmi les populations cherchant à rejoindre ces sites. Cette situation est extrêmement préoccupante et injustifiable. La France, à travers son ambassade à Tel-Aviv et son consulat général à Jérusalem, de même que dans les instances internationales, rappelle en permanence à Israël ce devoir de rétablir cette aide humanitaire. L'examen par l'Union européenne de la conformité d'Israël à l'article 2 de l'accord d'association permettra, nous l'espérons, aux autorités israéliennes de reconsidérer la situation. La Commission a estimé qu'Israël ne se conformait pas à cet accord. Lundi, lors du Conseil Affaires européennes, il a été conclu que des décisions devraient être prises en juillet, lors de sa prochaine session.
Nous avons mis en garde les autorités iraniennes contre le risque d'une escalade si elles bloquent une infrastructure essentielle au commerce mondial comme le détroit d'Ormuz. Nous sommes soulagés de voir un cessez-le-feu : le risque d'escalade est moins pressant, mais nous restons vigilants et attentifs. Nous avons dans la zone une base militaire aux Émirats arabes unis, en état d'alerte avancée. Nous sommes en relation étroite avec les pays hôtes et les forces étrangères, notamment américaines, présentes dans la région. Le degré de risque a fortement baissé avec le cessez-le-feu.
Il n'est pas dans l'intérêt de l'Iran d'aller vers cette escalade. Les autorités iraniennes elles-mêmes se rendent compte que cela les entraînerait vers un conflit.
Au sujet du mouvement social au port de Marseille, le ministère des affaires étrangères est partie prenante du dispositif interministériel de contrôle des exportations de matériel de guerre. Nous faisons prévaloir des considérations de respect des droits humains par les États destinataires. Le ministre des armées a eu l'occasion, devant l'Assemblée nationale, de réaffirmer notre doctrine de soutien à la défense d'Israël, mais de refus de toute exportation de matériel pouvant servir à des opérations militaires offensives contre des populations civiles.
M. Hugues Saury. - Le problème iranien demeure, selon vous, en raison des stocks d'uranium enrichi et des compétences. L'accord serait la priorité de la France. Les accords de Vienne de 2015 imposaient un contrôle de l'enrichissement d'uranium contre la levée de sanctions économiques. L'Iran n'a pas respecté cet accord, il y a eu une rupture de confiance.
La France souhaite négocier avec le pouvoir en place. Vous êtes passés rapidement sur l'éventuel changement de pouvoir. Savez-vous quelles sont les aspirations profondes des Iraniens ? Que veulent-ils réellement : un pouvoir démocratique ou le pouvoir actuel ? Comment faire plus - pour moi, cela signifierait accompagner un changement de pouvoir, mais on ne va pas envoyer des troupes en Iran ! Y a-t-il des options identifiées pour une alternance à ce pouvoir ? Reza Pahlavi est-il une option ?
M. Romaric Roignan. - Je redis que la France n'a aucune sympathie pour le régime iranien, dont nous condamnons régulièrement les pratiques : otages, répression très forte sur la population, notamment ces trois dernières années, avec beaucoup de brutalité.
Mais notre politique n'est pas prendre l'initiative et d'imposer de l'extérieur un changement de régime. Je le dis avec gravité : si, dans la région, vous avez déjà vu une telle opération conduite avec succès sans conséquences dommageables pour les populations, j'y serai très attentif. Je n'en connais aucune.
En revanche, nous soutenons la société civile iranienne qui aspire à une autre vie et l'a démontré très clairement dans la rue en affrontant la répression du régime. Nous le faisons notamment en maintenant un dispositif culturel en Iran qui diffuse les valeurs de la République - des valeurs d'ouverture, de démocratie, de pluralisme - et qui rencontre localement un vrai écho. Ces programmes ont une réelle utilité et nous luttons quotidiennement pour en maintenir l'activité. Localement, nous sommes confrontés à des mesures restrictives, contre lesquelles notre ambassade se bat en permanence.
En revanche, nous n'allons pas plus loin dans la proactivité pour changer de régime. Je ne me prononcerai pas sur tel ou tel mouvement d'opposition, qui plus est basé à l'étranger. Nous ne pensons pas qu'un changement de régime imposé par l'extérieur soit une bonne idée.
M. Akli Mellouli. - Je partage vos réflexions sur nos velléités d'apporter la démocratie en Irak, en Afghanistan, en Libye... Les peuples pourraient en témoigner. Cela pose la question du droit international.
Pourquoi les sites nucléaires israéliens comme Dimona échappent-ils aux inspections ? La France peut-elle favoriser une approche plus équitable de la non-prolifération dans la région ?
Vous nous dites que nous n'en serions pas là si l'Iran n'avait pas tant enrichi... Nous n'en serions surtout pas là s'il y avait une solution à deux États, et si le processus Arafat-Rabin avait été enclenché. Nous ne pouvons pas avoir de politique à géométrie variable.
J'entends qu'on cible l'Algérie à cause de l'enfermement de Boualem Sansal. Mais quoi qu'on pense de l'affaire, l'Algérie est dans son droit car elle ne reconnaît pas la double nationalité, et il est revenu en Algérie avec un passeport algérien.
Je salue le travail du Président de la République et du ministre des affaires étrangères, loin du bruit, pour libérer nos otages.
Le Président de la République est-il toujours enclin à reconnaître l'État de Palestine ? Il pourrait oeuvrer avec nos voisins irlandais et espagnols pour que l'Europe reprenne pied dans la région ?
M. Romaric Roignan. - L'Iran est partie au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), alors qu'Israël n'en est pas partie. Israël n'est pas soumis aux mêmes obligations. Par ailleurs, Israël ne menace pas quotidiennement de détruire ses voisins...
M. Akli Mellouli. - L'Iran, pour l'instant, n'a attaqué personne !
M. Romaric Roignan. - Mais il menace de le faire.
M. Akli Mellouli. - Nous ne pouvons supputer l'avenir ! L'Iran, comme l'Algérie, n'ont attaqué personne.
M. Roger Karoutchi. - Il y a des menaces permanentes !
M. Romaric Roignan. - Vous avez raison : les opérations militaires de ces derniers jours soulèvent des questions de légalité internationale et nous confrontent à une accusation de deux poids, deux mesures, dont la France est consciente. Elle veut faire valoir le droit, y compris sur le conflit israélo-palestinien. Il ne peut y avoir d'autre solution que la création d'un État palestinien pour une paix juste et durable. Cet État est reconnu par la majorité des États de la communauté internationale et les Nations-Unies. Le Président de la République est prêt à aller plus loin dans la reconnaissance de cet État. Il a assorti cette reconnaissance d'éléments de contexte, et notamment la libération des otages du Hamas, le désarmement du mouvement et des réformes de l'Autorité palestinienne. Celle-ci a adressé, dans une lettre aux deux coprésidents de la future conférence, des engagements forts de réforme et de bonne gouvernance, et de condamnation des attaques terroristes du 7 octobre, ainsi qu'un appel au désarmement du Hamas.
Nos autorités se sont exprimées à plusieurs reprises sur Boualem Sansal. Je n'apporterai pas de nouvel élément. L'audience du procès en appel a eu lieu hier. Un verdict est attendu rapidement. Nous espérons un geste de clémence pour obtenir sa libération, qui est notre priorité, afin de pouvoir tourner la page. Compte tenu du contexte, je n'en dirai pas plus.
Mme Gisèle Jourda. - Pourriez-vous nous préciser ce qui est attendu de la conférence reportée à l'aune des événements de ces dernières semaines ? Vous parlez d'une reconnaissance d'un État palestinien mais sous conditions. L'Espagne et la Suède, l'année dernière, ont reconnu l'État de Palestine, sans condition. La France, pays des droits de l'homme, pourrait le reconnaître sans se méprendre sur l'évolution du contexte actuel.
Avez-vous connaissance d'une évolution des positions de la Ligue arabe, et notamment de l'Arabie saoudite, dans le contexte actuel ?
Je ne me contente pas de ce qu'on nous dit. J'ai été totalement déstabilisée, il y a plusieurs années, par le discours sur les prétendues armes de destruction massives, véritable mensonge d'État. Résultat, nous avons totalement déstabilisé l'Irak. Quand on parle de nucléaire iranien, quelle est la part de réalité constatée et celle de supputations ?
M. Romaric Roignan. - Nous avions trois objectifs pour cette conférence : d'abord, contribuer à la libération des otages, permettre le retour de l'aide humanitaire dans la bande de Gaza en créant ce momentum diplomatique, renforcer l'incitation à reconsidérer la situation actuelle et le Hamas à conclure la négociation qui se poursuit avec les autorités israéliennes pour un cessez-le-feu. Ensuite, conclure le cessez-le-feu. Enfin, réenclencher un processus politique. Actuellement, le seul horizon du gouvernement israélien est un horizon militaire. Nous devons identifier des actions concrètes et avancer sur la réforme de l'Autorité palestinienne et le rétablissement d'une administration palestinienne à Gaza qui exclurait le Hamas. Il y a un consensus des États arabes sur la nécessité de désarmer le Hamas, évolution importante et notable, qui est dans l'intérêt d'Israël et de l'Autorité palestinienne. C'est notre contribution à la définition des paramètres d'une voie de sortie de crise.
La reconnaissance d'un État palestinien n'était pas l'objet premier de la conférence, qui visait à réenclencher la dynamique pour avoir une vision politique et sortir de l'impasse militaire.
La reconnaissance est un acte souverain d'un État qui reconnaît une organisation autre comme un État, avec l'établissement de relations diplomatiques. Le Président de la République a redit sa volonté souveraine d'avancer dans cette direction.
Vous avez dressé un parallèle entre l'Iran et l'Irak, mais la situation est très différente. En Irak, la commission des Nations-Unies chargée de vérifier le démantèlement des programmes d'armes de destruction massive avait conclu que le programme était largement démantelé. Les États-Unis avaient apporté de soi-disant preuves du contraire, démenties dans les faits.
Le 12 juin, l'AIEA a rendu un rapport sur l'Iran approuvé par son conseil d'administration.
Mme Gisèle Jourda. - ... dont on a vu l'effet dévastateur.
M. Romaric Roignan. - En mai 2025, il prouvait que le stock d'uranium enrichi de l'Iran était quarante fois plus important que les quantités autorisées par le JCPoA, soit 400 kilogrammes d'uranium enrichi à 60 %, permettant de transformer très rapidement cette matière en matière fissile pour neuf engins nucléaires militaires. Les violations par l'Iran de ses engagements sont très bien documentées : la situation est donc très différente.
La partie vérifiée par l'AIEA est claire et établie, et elle n'est pas contestée par l'Iran. Par contre, on ne sait peut-être pas tout. L'Iran a mené un programme clandestin, dévoilé en 2003, et avec la révélation de nouvelles facilités clandestines dans les années 2010. Nous ne sommes pas à l'abri d'apprendre d'autres informations...
Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous avions initialement prévu que cette audition porte sur les réfugiés syriens dans les pays voisins. Quelles sont les perspectives de retour en Syrie ?
M. Romaric Roignan. - La guerre civile a conduit à des déplacements massifs de population.
Plus de 50 % de la population syrienne est soit déplacée, soit réfugiée, avec environ un million de personnes en Jordanie. Les réfugiés sont aussi allés en Turquie, dans l'Union européenne, à Chypre et au Liban. Il y a environ un million de réfugiés au Liban, pour 4 millions d'habitants. Or c'est un pays dont la stabilité repose sur un équilibre délicat entre communautés : l'arrivée des réfugiés bouleverse cet équilibre. Dans ce pays, l'accueil des réfugiés palestiniens a conduit au déclenchement de la guerre civile en 1975...
Après la chute du régime de Bachar al-Assad et l'instauration du régime de transition, 400 000 Syriens sont rentrés depuis décembre en Syrie mais, en raison des exactions et des massacres contre les alaouites en mars, environ 100 000 Syriens ont fui depuis cette date. La situation n'est pas totalement décantée. Cela reste un sujet traité par notre ambassade au Liban.
Notre priorité est de créer en Syrie les conditions d'un retour, par des conditions politiques stables, le respect de l'inclusivité, le respect des communautés, la lutte contre l'impunité, le redémarrage de l'économie et la levée des sanctions.
M. Philippe Folliot. - Je n'ai pas été satisfait de votre réponse sur le programme nucléaire iranien.
Certains États sont dotés, à savoir les cinq membres du Conseil de sécurité de l'ONU. Trois états détiennent de fait l'arme nucléaire mais sans sanction : l'Inde, le Pakistan et Israël. Deux États essaient d'obtenir l'arme nucléaire : la Corée du Nord, sous sanctions internationales, et l'Iran, qui était sous sanctions également. Cette situation d'asymétrie interpelle, notamment quant aux sanctions. Qu'en est-il pour les trois pays dotés mais non officiellement reconnus ? Comment la France se positionne-t-elle sur ce sujet ?
M. Romaric Roignan. - Je me concentrerai sur le caractère spécifique des menaces du programme nucléaire iranien.
L'éventualité d'un Iran doté de l'arme nucléaire signifie qu'il aura la capacité de poursuivre, voire d'intensifier ses actions déstabilisatrices très lourdes dans la région : le Yémen est en guerre civile prolongée avec la milice houthie soutenue et financée par l'Iran, qui utilise ses moyens militaires pour attaquer Israël et perturber le trafic maritime international en mer Rouge. L'Iran soutient aussi directement le Hamas qui a mené les attaques du 7-octobre, et s'en est réjoui. Il soutient le Hezbollah qui mène des attaques contre Israël et qui fait subsister au Liban un État dans l'État. Il soutenait le régime de Bachar al-Assad qui commettait des atrocités abominables contre sa population. Enfin, c'est un régime dont les pratiques sont extrêmement préoccupantes. S'il était doté de l'arme nucléaire, ce serait un outil extrêmement fort. Dans cette région dans laquelle on assiste, depuis la Seconde Guerre mondiale, au nombre de conflits directs entre États le plus élevé au monde, un Iran doté de l'arme nucléaire conduirait d'autres pays de la région à vouloir s'en doter.
Il y aurait un risque sur la non-prolifération internationale, et dans cette région explosive une situation hautement inflammable. Cela justifie notre attention particulière pour trouver une situation pacifique pour un programme nucléaire robuste, vérifiable et durable.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Comment l'Iran peut-il poursuivre son programme nucléaire malgré les frappes des derniers jours ? Il bénéficie d'un certain nombre d'atouts pour le faire.
Les membres de notre commission ont en partage la volonté que la France soit acteur au Moyen-Orient et non un simple spectateur. Nous aurons l'occasion de vous recevoir de nouveau sur de nombreux sujets.
M. Romaric Roignan. - Merci pour votre invitation.
La réunion est suspendue à 10 h 25.
Audition de M. Éric Trappier, président-directeur général de Dassault Aviation
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères et Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques -
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente de la commission des affaires économiques. - Je suis particulièrement heureuse que nous soyons réunis ce matin pour cette audition commune dont nous avions convenu avec Cédric Perrin, car la commission des affaires économiques qui est compétente en matière industrielle, numérique et spatiale, a estimé qu'il serait intéressant, dans le contexte international que nous connaissons, d'examiner la situation de l'industrie de défense, qui relève de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, dans son contexte plus large.
Dans cette perspective, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Éric Trappier, PDG du groupe Dassault, de Dassault Aviation et président de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Je vous remercie chaleureusement d'être venu à notre rencontre afin de nous exposer les enjeux de votre industrie, à un moment géopolitique que l'on pourrait qualifier de point de bascule.
Le groupe Dassault, que vous dirigez, fondé en 1929 par Marcel Dassault, incarne un siècle d'innovation aéronautique française. Il est aujourd'hui principalement constitué de Dassault Aviation, spécialisé dans la conception, la vente et le soutien des avions militaires, d'affaires et des systèmes spatiaux ainsi que de Dassault Systèmes, initialement créé pour informatiser la conception d'avions, mais aujourd'hui spécialisé dans la conception de logiciels professionnels dans tous les domaines et dont nous avons entendu le président, Bernard Charlès, le 27 novembre dernier.
En 2024, le chiffre d'affaires de Dassault Aviation est passé de 4,8 à 6,2 milliards d'euros par rapport à 2023. Cet écart de 33 % est notamment porté par l'augmentation des ventes de Rafale. En outre, votre carnet de commande, composé de 79 Falcon et de 220 Rafale pour un total de 43,2 milliards, a atteint un niveau record.
S'agissant de vos avions d'affaire Falcon, comment vous positionnez-vous face à vos deux grands concurrents que sont Gulfstream et Bombardier ? Vos ventes aux États-Unis sont-elles d'ores et déjà affectées par la guerre commerciale lancée par l'administration Trump ? Quel premier bilan faites-vous de la commercialisation du Falcon 6X et où en est le développement du Falcon 10X ? Quels seront ses avantages concurrentiels par rapport aux autres avions d'affaires déjà disponibles sur le marché ?
Alors que l'industrie de la défense française, mais également l'industrie aéronautique civile, sont soumises à une pression accrue pour augmenter leur capacité de production, quels leviers vous semblent les plus urgents à activer, dans un contexte où persistent des retards dans vos chaînes d'approvisionnement et des tensions sur le recrutement ? Quelles difficultés identifiez-vous sur vos sites de production français ? Qu'attendez-vous aujourd'hui des pouvoirs publics pour améliorer la compétitivité du tissu industriel national, notamment en matière de fiscalité, d'énergie, de commande publique ou de politique de formation ? Le renforcement de votre présence en Inde, tant pour la production de Rafale que de Falcon, correspond-il à une inflexion durable dans la répartition géographique de la production chez Dassault ?
Monsieur le Président, vous portez la volonté de créer un cloud souverain enrichi d'intelligence artificielle, physiquement localisé en France et hors de portée des législations extraterritoriales, afin de rompre la dépendance aux géants américains. Arrivez-vous à être compétitif sur un marché sur lequel les Gafam bénéficient d'économies d'échelles qui permettent de pratiquer des coûts très attractifs ?
Pour terminer, vous avez dévoilé la semaine dernière lors du salon du Bourget le projet Vortex, un véhicule spatial habitable, destiné à opérer dans un environnement suborbital puis orbital, capable de manoeuvrer dans l'espace et de revenir sur Terre. À quel horizon estimez-vous possible la concrétisation de ce projet ? Avec quels partenaires entendez-vous le réaliser ? Alors que l'espace apparaît plus que jamais comme un terrain de compétition scientifique, stratégique et économique entre les grandes puissances, quelles conditions vous paraissent indispensables pour que la France et l'Europe puissent tirer leur épingle du jeu et conserver leur souveraineté dans ce domaine ?
Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères. - Je vous prie d'excuser notre président, Cédric Perrin, qui regrette vivement de ne pas être avec nous, mais qui prendra connaissance de nos échanges et m'a demandé de vous saluer et de vous remercier de votre présence.
Les circonstances de cette audition sont particulières et nous invitent à prendre la mesure des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Depuis deux semaines, les opérations aériennes menées par Israël avec le concours des États-Unis contre l'Iran sont venues nous rappeler l'importance de la composante aérienne dans les conflits modernes. Or l'acquisition et la préservation de la supériorité aérienne requièrent une expertise technologique, des investissements conséquents et une volonté politique constante.
Avec le groupe Dassault, la France possède l'un des tout premiers acteurs mondiaux qui lui permet à la fois d'assurer sa sécurité et de conserver son indépendance stratégique. Il est donc vital pour notre pays d'accompagner ce groupe et de lui permettre de préparer l'avenir.
Si notre BITD ne se résume pas au groupe Dassault, il en est un fleuron et un symbole, c'est une réalité que nous devons avoir à l'esprit au moment où l'on s'interroge sur la constitution d'une BITD européenne et où le Président de la République a annoncé l'augmentation de l'effort de défense de 2 % du PIB à 3 ou 3,5 %.
Dassault constitue, en effet, la colonne vertébrale de notre BITD. Le groupe possède 26 % de Thales qui est un des principaux électroniciens mondiaux et Thales possède 35 % de Naval Group qui produit nos sous-marins à propulsion nucléaire, nos frégates et le futur porte-avions de nouvelle génération.
Par ailleurs, les avions Rafale, tout comme les frégates produites par Naval Group, sont des plateformes qui embarquent des radars produits par Thales et des missiles de haute précision fabriqués par MBDA.
Dassault constitue donc à la fois le premier actionnaire de la BITD française et l'un de ses principaux intégrateurs. Comme on avait coutume de dire en parlant de l'économie française « si le bâtiment va, tout va » on serait tenté d'ajouter concernant notre BITD « si Dassault va, tout va ». Permettez-nous donc, Monsieur le Président, de vous poser la question : comment allez-vous ?
Cette très forte intégration de notre BITD, si elle constitue indéniablement une force et une garantie de souveraineté, représente également une fragilité et une complexité.
Nous sommes, en effet, dans l'obligation de maintenir notre niveau technologique pour conserver notre place dans le concert des Nations. Cela signifie que l'État doit faire les bons choix, investir suffisamment et ne pas oublier de commander et payer les matériels nécessaires. Cela signifie également que les coopérations internationales doivent être choisies avec soin pour augmenter notre capacité à initier des programmes coûteux sans remettre en cause notre souveraineté sur les segments les plus stratégiques.
Pour Dassault, si le présent est au Rafale F4, l'avenir a pour noms le standard F5 du Rafale et son drone de combat et le SCAF, deux projets qui sont loin d'être parfaitement balisés.
Concernant le standard F5 du Rafale et le drone de combat, pouvez-vous nous rappeler les enjeux, le rétroplanning et vos attentes en termes de commandes ? Si la LPM 2024-2030 prévoit bien cette évolution fondamentale, rien n'a été prévu dans la loi en termes de crédits concernant l'évolution T-Rex du moteur M.88 produit par Safran et l'enveloppe récemment accordée par la direction générale de l'armement (DGA) pour des études semble insuffisante pour financer ce développement. Êtes-vous néanmoins confiant pour mener à son terme cette évolution du Rafale qui est attendue pour 2035 ? Avez-vous déjà des clients à l'export qui seraient intéressés par ce nouveau Rafale et son drone de combat, ou est-ce encore trop tôt ?
Le second défi concerne le chasseur bombardier du futur qui est attendu pour 2045 et qui fait l'objet aujourd'hui d'un projet européen (SCAF). Ce projet est à la fois le symbole d'une coopération européenne que nous souhaiterions ambitieuse et l'illustration de la complexité à faire travailler ensemble des entreprises concurrentes n'ayant pas le même niveau d'expertise technologique.
La France a besoin de pouvoir disposer d'un avion ayant des capacités de pénétration importantes pour pouvoir délivrer le futur missile nucléaire ASN4G et d'une version marine, tandis que nos partenaires européens privilégient pour leur part l'interopérabilité avec les États-Unis. Vous avez fait part de la nécessité de revoir la gouvernance du projet et je sais que les collègues souhaitent vous interroger sur ce sujet.
Je ne reviendrai pas sur le projet Vortex qu'a déjà mentionné la présidente Estrosi-Sassone, sinon pour indiquer qu'une délégation de notre commission a pu découvrir la maquette de cette navette au Bourget sur le stand de Dassault. Nous saluons l'ambition de développer cette nouvelle compétence à un moment où la très haute altitude et l'espace deviennent des dimensions véritablement stratégiques.
Pour conclure, Monsieur le Président, je pense utile que nous puissions bénéficier de votre regard sur l'évolution de la dangerosité du monde. La LPM 2024-2030 n'a pas été précédée par la rédaction d'un livre blanc et l'actualisation de la Revue nationale stratégique qui est en cours ne revoit pas le format capacitaire de nos armées, si ce n'est à la marge. Alors que nous nous rapprochons de l'échéance de l'élection présidentielle de 2027, quels seront, selon vous, les enjeux pour notre pays de la prochaine décennie en matière de défense et quels sont les choix que nous devrons réaliser ?
M. Éric Trappier, PDG du groupe Dassault. - Merci pour votre accueil. Le contexte a changé par rapport aux dix dernières années, avec la guerre en Ukraine, qui dure depuis trois ans, la guerre entre Israël et l'Iran, qui pose un certain nombre de questions, et avec la guerre commerciale déclarée par les États-Unis et le président Trump. S'y ajoute l'instabilité politique de notre pays, qui crée un contexte anxiogène pour le monde industriel, car pour investir et se projeter sur le long terme, l'industrie a besoin de stabilité.
Le monde industriel de la défense monte en puissance pour répondre à l'ensemble des demandes liées aux crises et aux guerres en cours. Cependant, redémarrer et réaccélérer après plusieurs années d'arrêt, ce n'est pas chose facile. Cette industrie est répartie sur l'ensemble du territoire, plusieurs milliers de PME travaillent sur le Rafale, elles se trouvent partout dans l'Hexagone et l'activité de défense est une opportunité pour bien des entreprises qui travaillent pour l'automobile, un secteur qui s'effondre avec le passage au moteur électrique.
Le modèle français de défense fonctionne grâce à un effort dans l'innovation et à la volonté de faire des armements de bon niveau - ceci pour servir la dissuasion nucléaire, qui irrigue les capacités conventionnelles, en particulier dans les domaines aérien et maritime. Cela nous rend moins dépendants d'autres pays, en particulier des États-Unis. La nécessité d'indépendance technologique est cruciale, surtout lorsqu'il s'agit du nucléaire. Deuxième point de réussite : l'export. Nous sommes petits par rapport aux États-Unis et nous avons besoin de l'exportation pour atteindre une taille critique, c'est ce que nous avons toujours fait chez Dassault, depuis l'Ouragan jusqu'au Rafale - que nous vendons à huit pays étrangers. Le modèle français se compose ainsi d'innovation, de dissuasion nucléaire et d'exportation, ces trois éléments lui sont indispensables. Le modèle européen, lui, est différent, puisqu'il se fonde essentiellement sur l'Otan qui est aux mains des États-Unis et qui suppose l'usage de matériels américains.
Notre carnet de commandes est rempli, nous livrons à petite vitesse non par choix, mais parce que c'est à ce rythme qu'on nous a demandé de livrer pendant des années, en France. Nous montons en puissance par l'export ; nous sommes actuellement à la cadence 2 par mois pour le Rafale, et à la cadence 3 en amont - l'augmentation de rythme concerne toute la chaîne de sous-traitants, cela se prépare... -, avec l'objectif d'aller à la cadence 4 dans les années qui viennent, tout en examinant ce que supposerait de passer à la cadence 5. Nous avons vendu 533 Rafale, dont 323 à l'exportation et plus de 200 commandés par la France ; il nous en reste encore 246 à livrer, ce qui nous donne une charge de travail pour les cinq à sept prochaines années. Nos difficultés dans cette montée en puissance tiennent à la nécessité de faire augmenter le rythme à l'ensemble de la chaîne de fabrication, y compris nos partenaires comme Thalès et Safran et sous-traitants. Chacun répond favorablement, mais il y a des difficultés de redémarrage après la pause observée pendant la crise sanitaire ; des PME doivent rembourser leur prêt à taux zéro, au moment même où l'augmentation des cadences suppose des investissements, de même que la poursuite de la modernisation numérique de la production : l'ensemble pèse lourd. Les taxonomies diverses ont freiné l'investissement dans les industries de défense, affectant principalement les petites entreprises. Cependant, une inflexion récente devrait permettre à ces sociétés de bénéficier de fonds et à leurs banques de jouer un rôle de soutien, surtout qu'il y a des commandes et donc du chiffre d'affaires. Le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) s'est mobilisé pour aider certaines sociétés par une augmentation des fonds propres, facilitant la montée en puissance.
Nous sommes touchés directement par la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis, car nos concurrents sont surtout les Américains, les Canadiens et les Brésiliens. Pour rester compétitifs sur le marché civil, nous devons faire face à des géants comme Gulfstream et Bombardier - les Canadiens, par exemple, ne paient pas de droits de douane pour leurs avions sur le marché américain. Dans l'aviation d'affaires, le marché américain n'est pas le premier, on vend plus d'avions d'affaires en Europe, par exemple, mais je ne vois pas comment nos clients accepteraient de payer 10 % plus cher, alors que la compétitivité américaine est au moins 35 % meilleure que la nôtre - la raison en est simple : les Américains travaillent plus et ont moins de charges sociales. Je ne défends pas le modèle américain, mais, alors que nous avions rétabli les impôts à un bon niveau, la surtaxe de l'impôt sur les sociétés est venue nous ajouter 10 %, ce qui affecte notre compétitivité - ce n'est pas une bonne nouvelle, surtout quand l'euro vaut un dollar. Nous misons sur la grande qualité de nos avions, ils bénéficient d'un bureau d'études commun aux avions de combat, mais le différentiel de compétitivité est important. Nous sommes donc inquiets de droits de douane supplémentaires, que nous ne pourrons pas absorber et que nous serons obligés de faire payer à nos clients américains. C'est pourquoi, avec le Gifas, nous plaidons pour un retour aux accords de 1979, où les États-Unis et l'Europe s'étaient mis d'accord pour qu'il n'y ait pas de droits de douane complémentaires croisés pour l'aéronautique et les composants des avions. Attention, aussi, à la concurrence chinoise, qui pourrait tirer parti de cette guerre commerciale pour prendre l'avantage dans le secteur aéronautique, comme elle l'a fait dans l'automobile.
Notre feuille de route suit les recommandations et les demandes de la DGA, sous le commandement des forces armées et du ministère des armées. Nous en sommes au quatrième standard du Rafale, le F4-3 sera livré l'année prochaine ; nous étudions le standard F5, il doit être prêt pour 2033-2035, date de la modernisation de la composante nucléaire aéroportée ; un drone de combat y sera adjoint, comme annoncé par le ministre des Armées lors de sa visite à la base de Saint-Dizier l'année dernière. Nous n'avons pas de contrat de développement, mais des contrats d'études dans ces domaines et pour atteindre l'objectif de 2035, c'est maintenant que cela se joue.
Le futur avion de combat, le Scaf, en est à l'étape du démonstrateur d'avion de combat, et non pas du développement. Il y a une première identification des besoins opérationnels, divisée en piliers. Le pilier 1 concerne l'avion opérationnel, qui donnera lieu à un démonstrateur. Dans ce cadre, nous cherchons à trouver les bons compromis entre la furtivité et l'aérodynamique, car un avion de combat doit rester très manoeuvrant. Nous testerons également la nécessité d'une grande soute d'armement pour rester discrets. Ce programme est mené à trois, avec des règles de gouvernance spécifiques, la France en est le leader - Dassault est leader du pilier 1, avec une répartition des tâches en trois tiers. Ce mode de gouvernance où, tout en étant leader, on n'a qu'un tiers de la décision, fait que la raison industrielle peut buter sur d'autres intérêts, il y a beaucoup de tractations, c'est un processus long et difficile. La prochaine étape, dite de la phase 2, après la phase actuelle dite 1B, nous conduit à poser la question de la gouvernance : alors qu'on en est à une organisation par tranches - on fait chacun sa « tranche de cake » -, il faut désormais s'organiser pour faire le « cake » entier, c'est-à-dire l'avion lui-même ; cela nécessite un leader, un architecte, qui peut ou non être maître d'oeuvre, mais qui doit avoir le choix de ses sous-traitants ; cela ne signifie pas que tout le travail doit être fait en France, mais qu'il faut pouvoir choisir les meilleurs pour réaliser le meilleur avion. Une telle organisation est difficile en raison des règles qui nous ont été imposées. C'est pourquoi je pose régulièrement des questions à nos officiels pour essayer d'accélérer et d'améliorer ce programme.
Le Gouvernement nous demande plus d'avions de combat, c'est bien normal après une période où les autorités avaient progressivement décalé les commandes - heureusement, les exportations nous ont évité la rupture de chaîne - nous en étions arrivés en 2020 à une cadence à moins de 1 par mois pour le Rafale, il nous faut donc maintenant monter en puissance. On parle de 30 avions supplémentaires pour nos armées, mais nous n'avons pas de contrat dans ce sens ; si les armées nous demandaient de les livrer pour demain pour remplacer ceux qui ont été décalés il y a quelques années, ce serait extrêmement difficile, car entre-temps, nous avons pris des engagements vis-à-vis d'un certain nombre de pays étrangers, avec l'accord de l'État. Nous pouvons donc augmenter le nombre d'avions à fournir aux armées françaises, mais il y a un délai pour le faire - un avion se fabrique en trois ans et demi, et nous tenons ces délais grâce aux stocks de matériaux que nous avons eu la sagesse de constituer pour éviter les problèmes de pénurie.
Les guerres en cours appellent à la prudence. En Ukraine, nous assistons à une guerre de position avec beaucoup de forces terrestres, peu d'activités aériennes et des lignes de front stabilisées. Entre Israël et l'Iran, on voit une utilisation massive de l'arme aérienne et la nécessité d'avoir du renseignement pour identifier les cibles et la façon de passer les défenses ennemies - c'est un sujet que nous étudions de près, dans l'hypothèse de défenses sol-air et air-air renforcées. Le combat collaboratif que nous développons dans le cadre du standard F4 se poursuit, avec l'adjonction d'un drone de combat furtif pour mieux passer ces défenses. Il faut considérer aussi le besoin d'aide au pilotage, car le nombre de données devient de plus en plus important, nous travaillons sur des algorithmes pour donner au pilote les commandes non seulement de son avion, mais aussi des drones qui l'accompagneront. Cette partie du programme est en cours de développement, mais pas encore dans la programmation.
Les Indiens ont perdu un Rafale en opération, nous n'avons pas les retours exacts de ce qui s'est passé - mais nous savons que nos partenaires indiens sont très satisfaits du Rafale. On le voit en Ukraine, on le sait avec la Seconde Guerre mondiale, on ne mène pas un conflit sans subir des pertes - on s'est un peu habitué à l'idée qu'il n'y avait plus de pertes dans les conflits, mais c'est la réalité de la guerre et c'est aussi pourquoi la dissuasion est une bonne chose.
Dans le domaine du renseignement, nous sommes engagés dans le programme Archange, qui comportera trois Falcon livrés en 2027. Nous développons des programmes de surveillance maritime, avec sept avions initiaux, dont les premiers seront livrés en 2026. Une option pour cinq avions supplémentaires est actuellement discutée avec la DGA.
Le projet d'avion spatial n'a pas vocation à remplacer les lanceurs, ils sont nécessaires, tout comme les satellites, y compris les constellations, on l'a vu avec l'exemple américain de Starlink. Notre projet répond à l'idée que, tôt ou tard, il faudra être mobile dans l'espace, pouvoir s'y rendre et en revenir. L'atterrissage sur une piste est bien plus agréable que l'amerrissage au terme d'une chute balistique. Nous avons des applications civiles et militaires en ligne de mire. Civiles, parce que l'idée d'une grande station orbitale regroupant des Américains, des Chinois et des Russes n'est plus dans l'air du temps et qu'on se dirige plutôt vers de petites stations orbitales plus autonomes, où l'on se rend plus fréquemment ; le fait de pouvoir y aller et en revenir facilement, sera un avantage. Les applications militaires sont claires, nous les proposons à nos autorités. La militarisation de l'espace est en cours, la nier ne serait pas à notre avantage - nous nous mettrions en infériorité par rapport à ce que sont en train de faire les Chinois et que les Américains rattrapent avec leurs capacités. Cependant, ici l'action doit se faire à l'échelle européenne ; nous avons des compétences, liées au programme de la navette spatiale Hermès. Chez Dassault, nous disons clairement notre volonté de nous lancer dans cette aventure ; nous avons des contacts nombreux depuis plusieurs années avec l'Agence européenne de l'espace (ESA), qui soutient notre action. Cependant, les règles européennes imposent que notre pays amorce ce projet pour que l'Europe s'y engage ; conscients des problématiques budgétaires, nous démarrons avec une petite étape qui devra être relayée par les autorités européennes. Nous sommes dans la recherche de partenaires, nous avons déjà des discussions avancées - je ne les révélerai pas aujourd'hui -, avec les Allemands, les Italiens et d'autres pays pour mobiliser une équipe sur ce sujet, qui me semble stratégique.
J'ai toujours été un peu critique sur les programmes européens, et en particulier les derniers outils que la Commission met en place, le Programme européen pour l'industrie de la défense (Edip) et le programme d'achats Safe. Pourquoi ? Parce que ces outils ne garantissent en rien que l'argent européen ira à des Européens, ce qui n'est pas du tout le cas aux États-Unis par exemple, qui réservent les subventions aux entreprises américaines. Depuis plus de 20 ans, je milite pour une préférence européenne - l'idée fait son chemin, mais nous en sommes encore loin, il y a une préférence américaine en Europe. Les outils de coopération peuvent aider des programmes européens - alors que quand on achète un F-35, on entre dans une relation bilatérale avec les États-Unis. Mais attention, il faut examiner ces outils dans le détail et savoir ce que l'on fait : l'argent est intégralement européen, mais les achats peuvent être effectués à 35 % hors UE, et il faut voir que certains achats posent des problèmes de souveraineté. En réalité, l'Otan est l'outil de défense de beaucoup de pays en Europe, il est dominé par les Américains et ce qui se passe, c'est que bien des pays européens craignent pour leur propre sécurité si les Américains se détachaient de l'Otan - et que pour prévenir ce risque, ils veulent se rapprocher davantage des Américains, leur acheter plus de matériels, pour les arrimer à l'Europe. De notre côté, nous avons la dissuasion nucléaire, nous avons notre modèle de défense - et le Rafale est utilisé par des membres de l'UE et de l'Otan, comme la Grèce et la Croatie, et par la Serbie, la réussite du Rafale tient à une certaine position de la France, historique, vers les pays qui ont recherché un non-alignement.
Nous avons un rôle à jouer pour répondre à certaines questions de défense. Nous essayons de sensibiliser les Européens, qui semblent s'être réveillés à la suite des « wake-up calls ». Cependant, quand on propose des Rafale, on nous répond souvent qu'un achat de F-35 vient d'être conclu et qu'il faut prendre notre tour pour le moment où cet avion sera obsolète... ce qui reporte tout de même l'échéance de 40 ans... Le problème, c'est l'écart entre les discours et les actes : il y a certes une prise de conscience, mais pas assez d'actes. Nous travaillons étroitement avec le Portugal, qui n'a pas encore signé pour le F-35, et nous explorons les opportunités en Europe dotée de ces nouveaux projets d'investissement.
M. Pascal Allizard. - Merci pour vos propos, en particulier sur le financement des PME. Pour faire face à plus de commandes, il faut investir, donc disposer de fonds de roulement ; cette évidence pour tout industriel n'est pas toujours reconnue dans la haute administration française. Les crises nous ont fait sortir du déni sur nos besoins de défense, mais rien n'est réglé pour les PME-PMI. Je me réjouis aussi que vous ayez évoqué la politique européenne, un sujet sur lequel nous travaillons avec ma collègue Hélène Conway-Mouret, dans le cadre d'un rapport sur la BITDE.
Le standard F5 du Rafale sera accompagné d'un drone de combat furtif qui s'appuiera sur les acquis du démonstrateur nEUROn, un exemple de coopération réussie entre la France, l'Italie, la Suède, l'Espagne, la Grèce et la Suisse. Où en est l'avancement de ce drone de combat, dont une maquette a été présentée au dernier salon du Bourget ? Dassault Aviation sera-t-il l'unique maître d'oeuvre de son développement ? Outre sa furtivité, quelles seront les principales caractéristiques techniques et opérationnelles de cet appareil ? Enfin, quels types de missions lui seront-elles confiées ?
M. Éric Trappier. - Le démonstrateur nEUROn est le résultat d'une coopération réussie entre six pays. Pourquoi cette réussite ? D'abord, parce que ce projet a été réalisé par de petites équipes - à Dassault, nous étions jusqu'à 40 personnes à y travailler, guère plus - « small is beautiful », c'est la réalité, on ne peut pas vouloir les start-up et un Boeing européen sur les mêmes financements. Cette coopération a réussi, ensuite, parce que nos partenaires ont reconnu la France, et Dassault en particulier, comme leader dans le domaine des avions de combat, et la répartition du travail s'est faite sur cette base. Nos amis suédois ont réalisé l'intégralité de l'avion que nous avions dessiné, nos amis italiens et espagnols ont fait leur travail, il n'y a pas eu de conflit de préséance, tout s'est fait dans une ambiance de confiance et de respect des compétences de chacun - personne n'a prétendu être calife à la place du calife... La DGA a contracté au nom des six pays : il y avait une agence exécutive, maître d'ouvrage, représentant les intérêts des six États.
En faisant ce drone de combat, nous avions trois ambitions : démontrer notre capacité de coopération, alors qu'on accuse souvent Dassault de ne pas coopérer ; réaliser des drones, un domaine auquel, contrairement à une légende, nous nous intéressons depuis la fin des années 1990 ; enfin, mettre en oeuvre la furtivité et acquérir des compétences rapidement avec des hauts niveaux d'ingénieurs. Les tests de la furtivité nous ont démontré que nous savions faire. C'est décisif, parce que si l'on veut augmenter les capacités de nos avions de combat, il faut y adjoindre un drone de combat - c'est la seule façon d'y arriver rapidement, nous pouvons, en dix ans, faire accompagner le Rafale d'un drone capable de se frotter aux défenses ennemies, d'emmener des emports et d'obtenir un effet de surprise, nous y travaillons avec les équipes de la DGA et du ministère des Armées ; c'est la meilleure façon d'avancer parce que pour refaire un avion, c'est plutôt deux décennies qu'il nous faudrait.
Mme Gisèle Jourda. - Dassault Aviation a présenté au salon du Bourget un projet d'avion spatial habitable baptisé Vortex, une convention de soutien au développement de ce démonstrateur a été signée avec le ministère des armées. Quelles pourraient être les applications militaires de ce véhicule spatial ? À votre connaissance, d'autres entreprises ou États développent-ils des projets similaires ?
M. Éric Trappier. - Vortex commence à intéresser les militaires, mais on ne nous a pas encore confié de mission, nous sommes dans la phase amont où il s'agit de montrer ce que nous savons faire - envoyer un engin d'une certaine taille, capable d'aller dans l'espace et d'en revenir, avec une certaine capacité d'emport. Cette démonstration générera ensuite une réflexion stratégique et militaire pour l'usage de ce véhicule.
Les projets qui se rapprochent le plus de ce que nous proposons sont plutôt les projets de cargo, donc une capsule qui décolle sur une fusée et qui revient en amerrissant. Notre projet est différent, nous ne cherchons pas à concurrencer des programmes existants, nous visons une capacité d'aller dans l'espace avec un avion habité et de revenir se poser sur une piste d'atterrissage. L'avantage de pouvoir revenir, c'est que le reconditionnement est plus rapide, vous pouvez repartir avec des petites fusées. Cela offre des avantages pour des missions autonomes, par exemple pour faire des médicaments dans l'espace, en tirant avantage du vide. Il y a des possibilités dans le domaine militaire, avec un peu d'imagination - et beaucoup de gens en ont. Nous, ce que nous essayons de démontrer, c'est une capacité technologique.
M. Hugues Saury. - Ma collègue Hélène Conway-Mouret, co-rapporteure avec moi du programme 146, qui regrette de ne pouvoir être parmi nous, m'a chargé de vous poser les questions suivantes.
La prise de distance du président Trump vis-à-vis de la relation transatlantique et de l'Otan pose la question du renforcement de la BITDE et de l'établissement d'une préférence européenne dans les achats d'armements. Comment faire évoluer cette préférence américaine en préférence européenne ? Est-ce que les mécanismes européens en cours d'élaboration comme Safe, qui prévoit une maîtrise européenne de l'autorité de conception, vous semblent satisfaisants ? Ou bien, comment les améliorer ?
Lors du récent conflit entre l'Inde et le Pakistan, l'Inde aurait eu à déplorer la perte au combat d'un Rafale. Que pouvez-vous dire sur cet incident qui est inhérent à tout conflit de haute intensité ?
Dans quelle mesure les campagnes utilisant des trolls et des moyens grossiers peuvent avoir un impact négatif sur la crédibilité du Rafale ? Quelles sont les marges d'action pour contrer ces opérations sans entrer dans une surenchère médiatique et maintenir la crédibilité du Rafale à l'export comme en opération ?
J'en viens à mes propres questions. Dans une interview récente, vous avez insisté sur la nécessité de revoir la gouvernance du Scaf avant de passer à la phase 2. Vous avez utilisé la métaphore, reprise ce matin, de l'architecte maître d'oeuvre, qui a la vision d'ensemble et qui est responsable, et du maître d'ouvrage, qui décide pour le compte de la puissance publique. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle gouvernance que vous appelez de vos voeux ? Concerne-t-elle seulement les modalités de pilotage du projet ou également la répartition capitalistique, dans laquelle la France ne compte plus que pour un tiers ? Quand faudra-t-il, selon vous, décider de maintenir le Scaf ou de privilégier une solution purement nationale ? C'est une question que nous nous posons souvent au sein de notre commission.
Un rapport publié récemment par la commission de la défense de l'Assemblée nationale a proposé de reporter la commande du porte-avions de nouvelle génération. Cette proposition fait écho à des prises de position au sein de l'État, remettant en cause l'intérêt même de doter la France du successeur du Charles-de-Gaulle. Alors que le conflit en Ukraine met en évidence le rôle des porte-avions et que Dassault produit la version marine du Rafale, qui vient d'être exportée en Inde avec succès, que pensez-vous de cette proposition ? Est-il envisageable de se priver du savoir-faire qu'exige un porte-avions nucléaire ?
M. Éric Trappier. - Sur l'Europe, je crois qu'il vaudrait mieux mobiliser moins d'argent européen, mais de le cibler mieux sur l'industrie européenne - c'est par cette voie qu'on réalisera la préférence européenne. Alors que quand on annonce une manne, mais qu'elle se dissémine, on en vient à des comptes d'apothicaire, en plus de faire courir bien des risques de souveraineté - c'est le cas si les 35 % de dépenses attribués en dehors de l'Europe vont dans des domaines stratégiques ou sensibles.
La France a défendu l'idée que le design des matériels subventionnés devait être européen, mais nous n'avons pas obtenu gain de cause. Cela démontre bien que cette question est sensible. Pourquoi ne pas dire que le design doit être européen quand on dépense de l'argent européen ? Je ne comprends pas. On s'est battus, on n'a pas gagné - ni Dassault, ni la France.
En réalité, la majorité des États de l'UE préfèrent rester sous influence américaine, sous le parapluie de l'Otan, parce qu'ils ont peur. Je ne les juge pas, je ne fais que dresser un constat. Tant que cette tendance ne se sera pas inversée, les décisions européennes iront à cette dépendance plutôt qu'à l'autonomie, c'est l'application de la règle démocratique...
Quant au Rafale perdu par l'Inde en opération, ceux qui possèdent notre avion n'en sont pas affectés, ils savent faire la part de la désinformation ; cela peut nous gêner dans la prospection, mais en réalité, on en arrive toujours au fond, qui est politique - puisque l'alternative, c'est d'acheter américain, russe ou chinois. Nous travaillons sur le temps long, je crois que les agitations de ces quelques jours de guerre informationnelle n'ont eu aucune prise, ni sur les utilisateurs actuels du Rafale, ni sur ses futurs utilisateurs. Le Rafale est évolutif, nous avons évolué et nous allons encore évoluer. Le standard F5 s'appuie sur le retour d'expérience de nos forces armées, qui sont d'un très bon niveau, et sur celui de nos utilisateurs dans différents pays ; nous épaississons le boulier et nous affutons la lame de l'épée, c'est l'idée de la version F5 et du drone de combat, nous devons être flexibles pour aller plus loin.
Sur la gouvernance, j'ai déjà répondu par l'exemple du nEUROn. Un article du Monde d'hier montre bien qu'il y a deux options en présence : une gouvernance de type Eurofighter, défendue par Airbus Allemagne et Airbus Espagne - et pour cause -, soit la nôtre ; ce journal estime même que les dirigeants d'Airbus ne peuvent pas accepter la gouvernance que nous proposons, car cela signifierait qu'ils se sont trompés dans celle de l'Eurofighter... Ce que nous disons, c'est que la gouvernance du nEUROn à six pays est la bonne, puisqu'elle a démontré sa performance : nous devons fabriquer des équipements de très haute valeur et qui coûtent beaucoup, il nous faut donc viser le meilleur, sachant que nous n'avons pas la latitude des Américains, qui peuvent faire toute une gamme d'avions pour différentes tâches, et en réserver certains à l'exportation - les F-35, c'est bon pour les Européens, mais pas les F-22 ni les B-2, que les Américains se gardent pour eux... Dans l'article du Monde d'hier, nos partenaires allemands se disent favorables à une gouvernance de type Eurofighter : une coentreprise où chacun met sa propriété intellectuelle en commun, où l'on donne tout à tout le monde, et où l'on fabrique un avion qui, finalement, répond aux besoins de chaque industriel. L'Eurofighter est-il le meilleur au monde ? Demandez à nos pilotes, à nos militaires. Va-t-il sur un porte-avions ? Non. A-t-il cette capacité à s'exporter parce qu'il est moins cher ? Non. Les États ont-ils moins dépensé du fait d'être à quatre ? Non. Ces éléments sont factuels, les cours des comptes de chacun des quatre pays les ont établis : cela a coûté plus cher à chaque pays de faire l'Eurofighter à quatre, qu'à la France de faire le Rafale. Et regardez le résultat du Rafale : il se vend à l'export, rapporte de l'argent aux caisses françaises, nous payons nos impôts en France, nous payons nos charges sociales en France, puisque nous fabriquons en France - pour l'État, pour notre économie, ce n'est que du bonheur...
Sur la gouvernance, je serai donc toujours très réticent à entrer dans une logique qui nous fera dépenser plus pour être moins performants et ne pas exporter, sans compter les fils à la patte que vous connaissez tous en termes de composants et de taxinomie. La bataille est devant nous ; nous n'en sommes qu'à un démonstrateur, mais si nous devons nous engager dans un vrai programme, il faut se poser les bonnes questions sur la gouvernance.
Nous avons toujours souhaité fabriquer des avions pour la Marine, c'est la demande de nos forces armées. Nous l'avons fait avec le Super-Étendard, en développant une filière particulière ; je rappelle que nous avions failli avoir des F-18 américains sur le porte-avions français, tant l'atlantisme pro-américain était fort parmi les responsables politiques, qui ne voulaient pas mettre de moyens dans l'industrie française ; heureusement, un responsable politique a contré ce projet - je ne redirai pas qui - et nous avons eu un avion Rafale sur les porte-avions français, le Charles-de-Gaulle.
Faut-il un nouveau porte-avions nucléaire ? C'est l'affaire des pouvoirs publics, la vôtre, d'en décider, compte tenu des menaces géopolitiques. Bien sûr, nous accompagnerons nos amis de NavalGroup sur la partie aviation, pour remplir la demande de la Marine nationale et de la DGA.
M. Bernard Buis. - Quel sera l'impact de l'intelligence artificielle (IA), de la robotisation et de la simulation sur la structure de l'emploi au sein de Dassault Aviation ?
Comment envisagez-vous de renforcer la position de Dassault Aviation en tant que leader européen dans l'intégration de l'IA dans les systèmes d'armement, notamment dans le cadre du Scaf ?
Comment Dassault Aviation envisage-t-elle d'associer les territoires d'outre-mer, notamment en matière d'implantations industrielles, de formation ou de retombées économiques, dans ses futurs projets de développement aéronautique ? Quels défis spécifiques rencontrez-vous dans les territoires d'outre-mer, par exemple en matière de connectivité, de compétences, de financement, d'infrastructures ?
Dassault Aviation vient de présenter, au salon du Bourget, son projet d'avion spatial réutilisable Vortex : qu'en espérez-vous ?
Quels objectifs concrets avez-vous fixés pour réduire l'empreinte carbone de vos sites de production et de vos produits d'ici 2030 ou 2050 ? Sur quelles solutions technologiques comptez-vous pour répondre aux enjeux de mobilité aérienne durable ?
Les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, ainsi que la montée en puissance de la Chine en Asie, ont des implications pour l'industrie de la défense. Comment Dassault Aviation adapte-t-elle ses stratégies pour répondre à ces nouveaux défis géopolitiques ? Comment évaluez-vous les impacts des récents évènements géopolitiques mondiaux pour votre entreprise ?
M. Philippe Folliot. - Avec Catherine Dumas, Marie-Arlette Carlotti et Hugues Saury, nous nous sommes rendus en Inde le mois dernier, où toutes les autorités que nous avons rencontrées - politiques, parlementaires et autres - nous ont exprimé leur satisfaction concernant le Rafale et, de manière plus générale, l'ensemble des équipements militaires qu'elles avaient acquis auprès de la France. L'Inde veut le « Make in India » : certains composants du Rafale sont déjà fabriqués sur place et les autorités indiennes parlent d'établir une ligne d'assemblage de Rafale en Inde. Il semble que vous avez ouvert cette possibilité : qu'en est-il, en particulier en matière de transfert de technologie, de qualité et de fiabilité des avions qui pourraient être fabriqués dans ce cadre ? Quelle serait la nature de l'engagement de vos partenaires Thales et Safran - nous savons que sur un avion de combat, ce sont les équipements qui représentent une grande partie de la valeur ajoutée - dans le cadre de cette même stratégie du « Make in India » et de ce partenariat stratégique que nous avons avec ce pays ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - L'aviation d'affaires connaît des évolutions très rapides, en raison de la reprise post-covid, des tensions géopolitiques et de la montée des exigences environnementales.
Comment analysez-vous la demande mondiale en aviation d'affaires, quelle est votre position face à vos concurrents Gulfstream et Bombardier, en particulier en matière de prix, de service et, surtout, d'innovation ?
M. Éric Trappier. - Sur l'intelligence artificielle, il y a plusieurs niveaux à considérer. Il y a d'abord l'aspect le plus basique, lié au fait que de plus en plus de données circulent dans une entreprise, nous nous servons de l'IA pour les exploiter ; nous avons des contraintes de sécurité, il faut être très prudent dans le domaine du numérique et c'est pourquoi nous développons de l'intelligence artificielle en interne et nous achetons à Dassault Systèmes des capacités de gérer l'ensemble de ces données pour les besoins internes de l'entreprise. Il faut considérer, ensuite, le fait que nous avons aussi besoin de travailler avec des acteurs extérieurs dans le domaine de l'IA. La question centrale est alors celle de la sécurité. C'est pourquoi, avec Dassault Systèmes, nous avons voulu créer un cloud de souveraineté - donc sans les Gafam, alors que ce qu'on appelle cloud de confiance inclut ces entreprises américaines. Nous l'avons souhaité, car nous avons de fortes demandes de nos militaires qui, de plus en plus, dans les opérations, souhaitent échanger des données pour avoir accès à nos informations et nous voulons aussi avoir accès à certaines des leurs. Il n'est pas question de tout échanger, mais d'obtenir un meilleur rendu lors d'un débriefing de mission, d'une évaluation de performance ou d'une simulation. Nous construisons donc ensemble un big data de soutien, c'est tout un travail mené dans le cadre des contrats Ravel - les contrats de maintien en condition opérationnelle des avions de combat Rafale - que nous réalisons avec les armées, la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) et l'ensemble des opérationnels que sont l'armée de l'Air et de l'Espace et la Marine nationale.
Enfin, il y a le troisième niveau d'IA, celle que nous allons faire entrer dans les cockpits, civils et militaires. Elle est beaucoup plus sensible et nous la développons en interne avec nos ingénieurs, même si nous utilisons de temps en temps des start-ups et des capacités extérieures. Le nombre de données qui arrivent dans un poste de pilotage devient ingérable par un seul pilote ; nous avons mis en place des filtres, il va falloir avoir des « équipiers de cockpit », c'est-à-dire une IA qui pourra aider le pilote. Dans le domaine militaire, il s'agit de l'aider à accomplir sa mission, particulièrement s'il y a un drone de combat, sachant que dans l'algorithme que nous concevons, à toutes les étapes de décision, l'homme est dans la décision : que ce soit au sol ou dans l'avion Rafale, il faudra démontrer à nos responsables que c'est bien l'homme qui décide, et non une IA capable de prendre seule une décision, ce qui inquiéterait nos concitoyens. Dans le domaine civil, nous allons être capables d'intégrer de l'IA pour l'utilisation des données d'un certain nombre de capteurs, par exemple pour la météo ou le trafic aérien ; il faudra démontrer aux autorités de certification qu'en procédant ainsi, on ne rend pas l'avion moins fiable, mais qu'au contraire, ces outils aident le pilote à comprendre ce qui se passe dans des situations difficiles, voire dramatiques ; ces outils sont en cours de développement, nous y allons progressivement, nous parlons de systèmes que nous voulons pouvoir contrôler.
Nous agissons pour réduire notre empreinte carbone et rendre nos produits plus durables. L'explosion du prix du gaz et de l'électricité en 2022 nous a conduits à repenser la manière dont nous produisons, à utiliser un peu plus d'électricité que de gaz, ou par exemple à équiper nos bâtiments de panneaux solaires. Nous avons été capables de baisser très fortement la consommation d'énergie dans l'ensemble de nos usines. Pour nos produits, dans le domaine civil, nous avons le levier des moteurs que nous mettrons sur nos futurs Falcon, qui consomment de moins en moins de kérosène. C'est déjà le cas, il y a une grande différence de consommation entre un Falcon 900 et un Falcon 6X, et tous nos avions Falcon sont désormais capables de fonctionner avec 50 % de carburant alternatif, aujourd'hui biologiques et qui pourraient demain être des e-fuels à base d'électrolyse d'hydrogène, ce qui réduirait de moitié les émissions des avions actuels. Le Falcon 10X sera, dès sa conception, capable d'utiliser 100 % de carburants d'aviation durables (SAF). Cependant, aucun de ces efforts n'est reconnu dans la taxonomie européenne, nous décarbonons depuis dix ans, mais les instances européennes n'en tiennent aucun compte, du fait que l'aviation d'affaires est exclue de la taxonomie - cela me met en colère, car cette absence de reconnaissance donne l'avantage à nos concurrents. Nous avons intenté une action juridique pour démontrer que les critères de la taxonomie devraient nous intégrer. Le sujet n'est pas politique, mais technique ; nos avions sont utilisés à 80 % par des entreprises, à 5-7 % par les gouvernements, le reste est un usage par des personnes privées. Donc les arguments qu'on nous oppose ne sont pas recevables - ils poussent, en réalité, à nous délocaliser aux États-Unis : dans la guerre commerciale actuelle, j'aurais tout intérêt à envoyer toutes mes fabrications de Falcon aux États-Unis. Si c'est ce que l'on veut, il faut me le dire - au lieu de quoi, ce qu'on me dit, c'est plutôt : « On veut la fabrication en France, mais vous êtes des salopards. » Vous voyez que je suis en colère, je ne changerai de vocabulaire que quand je serai entendu ; d'ailleurs, lorsque je rencontre des responsables de haut niveau à la Commission européenne, on me donne raison - mais pour me dire aussitôt qu'à Bruxelles, tout est compliqué... donc les actes ne suivent pas.
Je le redis aussi : les Indiens sont satisfaits de la manière dont les Rafale ont accompli leur mission. Dans une guerre, l'important est la manière dont on accomplit la mission. Si on peut la conduire sans perte, c'est encore mieux, mais les pertes font partie des réalités de la mission. Le Make in India est effectivement une demande, nous nous appuyons sur trois piliers pour le réaliser. Le premier pilier est civil, avec Falcon, pour lequel nous nous sommes installés à Nagpur ; nous avons essayé de nous installer à Bangalore, mais cette ville est totalement saturée et la situation n'était pas facile non plus près de Delhi. Nagpur est située au centre de l'Inde, dans un grand État qui inclut aussi Mumbai, et nous avons eu la possibilité de nous installer à côté d'une piste d'atterrissage - c'est pratique pour faire venir des éléments, mais aussi parce que nous avons l'ambition de réaliser un assemblage final de Falcon 2000 en Inde. Si nous y parvenons, nous pourrons aussi y effectuer un assemblage final de Rafale. Pourquoi assembler des Rafale en Inde ? Parce que c'est une condition qui nous sera demandée en cas de grosse commande, par exemple d'une centaine de Rafale. Du reste, nous aurions du mal à les produire à Bordeaux, car ces Rafale s'ajouteraient aux commandes que nous avons déjà. En outre, beaucoup d'activités reviendraient en France et permettraient de poursuivre des fabrications sur notre territoire, le travail à Bordeaux n'en serait donc pas affecté. Le deuxième pilier du Make in India, ce sont les transferts que nous avons initiés avec la société Tata, grande entreprise avec laquelle nous n'avions pas pu nous lier avant parce qu'elle était associée à d'autres avionneurs ; elle a dû s'en libérer, nous pouvons désormais lui faire fabriquer des fuselages. Le troisième pilier, c'est la mobilisation de notre chaîne d'approvisionnement - notre supply chain - pour opérer un peu partout en Inde, en fonction des opportunités que nos sous-traitants sont prêts à saisir et que nous orientons. Cela peut être à Bangalore, à Hyderabad, à Lucknow, dans des villes déjà aéronautiques, nos fournisseurs nous accompagnent, y compris Thales - qui nomme cela le Go to India - et Safran, qui a également des ambitions dans le domaine des moteurs en Inde. Dans le contexte actuel, il vaut mieux se tourner vers l'Inde que vers la Chine...
La demande pour l'aviation d'affaires continue de grimper depuis la crise de la covid, principalement dans les pays où l'économie se porte bien - l'aviation d'affaires prospère là où l'économie est florissante, les entrepreneurs qui utilisent ce type d'outils le font parce qu'ils effectuent des tournées et qu'il est beaucoup plus pratique pour eux de disposer d'un avion, de modifier leur plan de vol au dernier moment en fonction des rendez-vous, de réaliser des sauts de puce après de longs voyages et de continuer à travailler à bord avec leur propre équipe, et non au milieu d'un avion de ligne où tout le monde peut entendre leurs conversations. Par conséquent, nous avons la volonté de nous développer là où l'économie se développe. Nous vendons donc des avions en Asie ; moins qu'espéré, mais un certain nombre de pays en développement vont acheter beaucoup d'avions d'affaires, nous serons alors en mesure de bâtir avec eux et d'assurer un certain nombre d'opérations de maintenance. Pour nos territoires d'outre-mer, le premier sujet qui vient à l'esprit est bien sûr le renouvellement des Falcon de surveillance maritime, qui interviendra avec le programme de livraison des Falcon 2000. Nous examinerons comment nous pouvons aider à réaliser la maintenance localement. Il est fondamental pour ces territoires que la Marine nationale observe le paysage marin environnant et maîtrise la sécurité maritime des alentours, ce sont des sujets que nous pouvons traiter en direct avec la Marine nationale.
M. Fabien Gay. - J'ai été assez surpris que vous attendiez la fin de votre propos liminaire pour aborder le sujet de l'Edip. En vérité, la question que je partage avec vous est la suivante : l'argent européen doit-il servir à l'industrie d'armement et de défense européenne ? C'est là une véritable question et derrière elle, se noue une véritable bataille politique : les États conserveront-ils la prérogative de la défense et de l'armement, ou séparera-t-on la doctrine et l'emploi de la force - compétences étatiques - de la question de l'industrie de défense et d'armement, qui relèverait de la Commission européenne ? Sur ce point, il y a un vrai débat et, vous avez raison, les Français, les Chypriotes et les Grecs défendent ce que l'on pourrait appeler une conception alternative à l'atlantisme, celle d'une autonomie pleine et entière. Un problème va vite se poser : si demain on permet d'allouer des fonds européens pour acheter des missiles Patriot américains fabriqués en Allemagne ou des chars sud-coréens K2 assemblés en Pologne, il y aura quand même des contraintes pour leur utilisation - il y aura des restrictions d'usage, des dépendances sur les modifications et l'entretien, nous serons pieds et poings liés aux Américains ou à d'autres. La réalité, c'est qu'il faut suivre l'argent, voir à qui cela bénéficie.
Évidemment, pour vous, la situation est complexe, car vous êtes partie prenante. Je suis cependant d'avis que vous devriez intervenir dans le débat, pour fournir des arguments au pouvoir politique sur cette question. Aujourd'hui, l'Edip représente 1,5 milliard d'euros, mais on nous parle de 100 milliards d'euros d'ici dix ans. Cela signifie que toutes les décisions relatives à l'industrie d'armement et de défense se prendront en réalité au niveau européen. Si ce n'est pas notre conception qui l'emporte, mais celle des autres, alors on ouvre une fenêtre dont on ne sait pas comment elle se refermera : l'enjeu est de la première importance.
Ensuite, vous êtes le président de l'UIMM, puissante fédération au sein du Medef, chacun le sait. Quand on parle de souveraineté et de stratégie, la sidérurgie n'est pas loin - et vous ne serez pas étonné que je vous parle d'ArcelorMittal. Il y a dix ans, ArcelorMittal comptait vingt-et-un hauts fourneaux en Europe ; il n'en reste plus que douze. S'il n'y a pas de décarbonation d'ici à 2030, ce sera zéro. Nous en débattons ici depuis trois mois, nous avons reçu M. Alain Le Grix de la Salle, il nous a fait des promesses qui n'étaient déjà plus celles d'il y a quelques mois, puisqu'alors l'engagement d'ArcelorMittal à Dunkerque portait sur deux hauts fourneaux pour 1,8 milliard d'euros, et qu'il ne nous a plus parlé que d'un seul haut fourneau décarboné. Je le dis ici à tout le monde : il y a trois jours, les mêmes promesses qui avaient été faites en Allemagne sont tombées, le groupe vient d'annoncer qu'il n'y aura pas de décarbonation en Allemagne. En réalité, les dirigeants d'ArcelorMittal le savent très bien : il n'y aura pas de décarbonation des hauts fourneaux à Dunkerque non plus ; ils attendent que le climat social retombe pour en faire l'annonce... Quel est donc le débat au sein de l'UIMM ? S'il n'y a plus de souveraineté sur l'acier, il est compliqué de nous vendre la réindustrialisation de la France : pas d'acier, pas d'industrie. En débattez-vous au sein de l'UIMM ? Que pensez-vous, en particulier, d'une nationalisation de cet outil industriel à Dunkerque ?
M. François Bonneau. - Le programme Safe, composante de Re-arm EU, est doté de 150 milliards d'euros, mobilisables pour les achats d'armement associant au moins deux États européens et intégrant au moins 65 % de composants européens : que pensez-vous de ces critères ?
Que pensez-vous, ensuite, de l'achat par le Danemark de F-35 américains ?
M. Laurent Duplomb. - Le coût des avions de combat est colossal - 2 milliards de dollars pour le bombardier américain B-2, 70 à 100 millions d'euros pour un Rafale -, mais ils peuvent être à la merci d'une attaque de quelques drones, comme on l'a vu avec l'opération des Ukrainiens qui sont allés détruire des avions de chasse russes à partir d'une cinquantaine de drones qu'ils avaient cachés dans des containers, ceci à 4 000 kilomètres de l'Ukraine... Dans ces conditions, comment protéger de tels investissements ? En cas de conflit, comment s'assurer contre des attaques comparables à celle qui s'est produite en Russie ? Dans quel monde entrons-nous, si on peut perdre en quelques minutes des investissements de cette importance - je le dis comme agriculteur, qui sait ce que c'est que de travailler toute sa vie pour investir dans son outil de travail : entre-t-on dans un monde où l'on ne peut plus rien protéger ?
M. Éric Trappier. - Je me suis déjà exprimé sur la souveraineté et l'Europe, mais je veux bien souligner le trait. Oui, nous sommes au combat, si j'ose dire. Vous connaissez mon franc-parler, cela me vaut d'être très minoritaire à Bruxelles, dans les associations ou les regroupements de l'armement à l'échelle européenne. Avec mes amis de Thales et un ou deux autres, nous sommes vus comme des empêcheurs de tourner en rond, puisque nous allons contre la doxa. Cela ne nous empêche pas d'y aller ; cela a toujours été le cas de Dassault, nous avons toujours été contre la doxa, nous l'assumons.
Quelle est cette majorité, à laquelle nous nous opposons ? Il y a des pro-américains assumés, qui vous disent clairement leurs options ; mais il y a aussi ceux qui s'écartent des pro-américains, mais qui veulent avant tout éviter les tensions, qui veulent le consensus, affirmant un « c'est mieux que rien ». C'est contre cette attitude que nous nous battons, en disant clairement : il faut que l'argent européen aille à l'industrie européenne, il faut en faire une règle. Nous avons eu la bataille sur le design, c'est pour nous quelque chose d'important, car nous voyons bien qu'un certain nombre d'industriels seront des sous-traitants de grandes sociétés américaines, lesquelles auront ce que j'appelle des « faux-nez » - la question se pose pour savoir si telle société d'un conglomérat américain peut être considérée comme européenne du seul fait qu'elle donne du travail à des industriels au fin fond de l'Europe de l'Est, par exemple. Pour le moment, la majorité européenne penche vers l'adaptation, le « c'est mieux que rien », alors que nous voulons une règle plus claire, mais nous sommes assez isolés dans le paysage, ce qui ne nous dérange pas.
Sur la souveraineté des matériaux et ArcelorMittal, je sais que les dirigeants de cette société, que j'ai autour de la table à l'UIMM, se battent matin, midi et soir pour la fabrication d'acier en France et en Europe, ce sont des gens très engagés, leur projet n'est pas de licencier ou je ne sais quoi. Le problème est global, et il est assez simple : Dunkerque ne survivra que si la décarbonation se fait. Pourquoi ne se fait-elle pas ? D'abord, parce qu'il faut beaucoup d'énergie - ce sera sûrement de l'énergie nucléaire -, donc cela prend du temps. Ensuite, il faut les subsides de l'Europe, ils ne sont pas encore complètement acquis, on nous dit que c'est en cours, mais pas acquis. Normalement, Dunkerque doit continuer. Est-ce que cela va se passer ? Je ne suis pas capable de vous le dire. Le plan est là, nous en discutons en permanence à l'UIMM. Nous en discutons avec nos amis de la mécanique, un domaine très affecté - aujourd'hui, l'acier s'achète au prix du marché, donc tout le monde achète de l'acier chinois, le mécanisme européen - le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, MACF - ne protège en rien l'acier fabriqué en Europe, et nous avons en plus les droits de douane américains qui se sont ajoutés. La seule question est donc la suivante : que fait l'Europe ? Comment réagit-elle ? Peut-on assurer que la mécanique va acheter des pièces qui auront été faites avec les mêmes normes que celles qu'on impose aux industriels européens ? La réponse est non, nous le savons. Cette disparité de marché est un vrai sujet à l'échelle européenne, puisque les normes sont faites sur le marché à l'échelle européenne et non à l'échelle française. Nous en discutons, cela a fait l'objet de débats passionnés au sein de l'UIMM et surtout de France Industrie. Je vous suggère d'auditionner Alexandre Saubot, il est intarissable sur le sujet.
Les 150 milliards d'euros du programme Safe font rêver, mais il faudra voir l'usage qui en est fait ; si c'est pour acheter des F-35 à deux pays, je n'en vois pas l'intérêt, j'espère que cet argent ira plutôt aux industriels européens. L'idée de se grouper pour acheter peut servir, mais ce qui compte d'abord, c'est ce qu'on achète.
Les Danois achètent des F-35, je les comprends - en tout cas, je comprends qu'un pays est attaqué par un autre et lui dit : « Si je vous achète des armes, vous cesserez de m'attaquer, n'est-ce pas ? » Les Danois sont menacés par les États-Unis sur le Groenland, donc ils demandent à acheter plus d'armement aux États-Unis. Ne me demandez pas de l'expliquer, il faut le leur demander. C'est l'un des problèmes de certains pays en Europe, ceux qui sont à la frontière russe, mais aussi des pays plus au nord. Ils sont inquiets du vide créé par le retrait américain - qui ne date pas de M. Trump, mais de M. Obama. Ces pays inquiets ne se disent pas qu'il faut prendre une autre voie, ils ont tendance à supplier les Américains de continuer à les protéger, ils le font en leur achetant plus d'armes.
Les avions de combat sont toujours très chers, toujours trop chers. Mais tout est relatif, dans la vie. Envoyer des cosmonautes dans l'espace, c'est aussi très cher. Un B-2 coûte deux milliards de dollars pièce, c'est très cher, mais ce qu'ont fait les Américains en Iran, personne d'autre n'est en capacité de le faire. Vous citez le chiffre de 70 à 80 millions d'euros pour un Rafale, je vous dis que ce n'est pas cher ; c'est ce que reconnaissent les Américains : lorsque Norman Augustine a lancé le programme Join Strike Fighter (JSF), il soulignait que le grand nombre d'avions produits allait permettre de réduire les coûts ; résultat : le F-35 coûte plus cher que le Rafale ; et son développement a coûté dix fois plus que celui du Rafale, on parle d'un programme à deux trillions de dollars...
Ce n'est pas à moi de juger où il faut mettre l'argent, c'est au politique de le faire, aux représentations parlementaires et, bien sûr, au Gouvernement et au Président de la République. Ce qu'il faut viser, c'est le meilleur avion au meilleur prix - et le Rafale est une réussite à cet égard, contrairement à ce qu'écrivent certains journalistes, parce qu'il est moins cher que les autres, parce qu'il est plus performant que beaucoup d'autres et parce qu'il est fabriqué en France - même si nous allons un jour en fabriquer en Inde, sa production reste principalement française. L'euro public que nous recevons pour développer ou que l'État dépense pour acheter le Rafale, est très largement compensé par le fait qu'en l'exportant, nous touchons de l'argent dont une partie part aux impôts : Dassault verse plus à l'État qu'il ne reçoit de lui. Chez Dassault, nous vendons 85 % de notre production à l'étranger, entre les Falcon et les Rafale, donc nous rapportons à la France. La polyvalence a été un choix difficile pour nos armées au départ, mais qui s'avère d'une performance économique extraordinaire, indépendamment de la performance militaire. Avec le Rafale, nous ne sommes pas meilleurs qu'un B-2, nous ne sommes pas meilleurs qu'un F-22 - et si nous ne sommes pas toujours meilleurs qu'un F-35, nous le sommes souvent ; nous ne sommes pas forcément meilleurs que tous les avions russes, mais souvent, et nous sommes meilleurs que tous les avions chinois. Et nous faisons tout cela avec un seul avion, donc un seul type de maintenance, un seul type d'entraînement, c'est un grand avantage.
La protection de l'aviation de chasse est une question complexe, il est difficile de comparer les opérations entre elles. Pour l'opération ukrainienne en Russie, il y a eu l'effet de surprise ; peut-être les Russes sont-ils un peu trop sûrs d'eux, on l'a vu en mer Noire, peut-être sous-estiment-ils les actions ukrainiennes. Beaucoup de choses peuvent arriver dans une guerre, on le sait ; d'une certaine manière, bravo aux Ukrainiens pour cette opération - mais à la fin, vont-ils gagner la guerre ? Cette action a-t-elle neutralisé les Russes ? Dans la guerre, il y a des batailles gagnées et des batailles perdues. Il ne m'appartient pas de juger - et je ne le ferai pas. Comment, donc, se protéger ? Quand on est menacé à distance, on a un bouclier, c'est ce qu'on voit aujourd'hui en Israël, par exemple : le bouclier n'est pas efficace à 100 %, mais il y en a un. Ensuite, on ne met pas tous ses avions au même endroit, nos armées le savent bien.
Mme Michelle Gréaume. - Alors que les finances publiques sont sous tension, l'État accorde un soutien massif à la filière aéronautique, via la DGA, Bpifrance et les financements européens. Ces aides directes et indirectes, ainsi que les commandes publiques, appellent des contreparties fortes, notamment en matière d'emploi, de formation et de relocalisation industrielle, surtout que les pénuries de composants et de matériaux stratégiques affectent votre secteur, comme beaucoup d'autres. Il faut relocaliser, réinvestir dans nos capacités productrices en France, et soutenir notre tissu de PME.
Le nord de la France, et plus largement les Hauts-de-France, ont payé un lourd tribut à la désindustrialisation, avec des milliers d'emplois perdus dans la métallurgie, l'aéronautique et les industries mécaniques. Aujourd'hui, cette région dispose d'un tissu de formation solide, avec des IUT, des écoles d'ingénieurs, des lycées professionnels, de savoir-faire historiques, et de foncier industriel disponible. Dans le contexte de relocalisation et de renforcement de notre souveraineté industrielle, cette région a toute sa place.
Dassault Aviation envisage-t-elle de participer à l'effort de réindustrialisation des Hauts-de-France, soit en développant des activités industrielles, soit via des implantations de centres de formation ou de recherche ? Êtes-vous en lien avec les collectivités territoriales et les acteurs locaux pour explorer ce type de projet dans les zones en reconversion ?
M. Éric Trappier. - La réindustrialisation, chez Dassault, n'est pas notre sujet puisque nous fabriquons déjà en France, principalement. Dans les Hauts-de-France, nous avons une usine à Seclin, dans laquelle nous investissons depuis longtemps et que nous avons agrandie il y a cinq ans. Nous avons transféré des activités de l'Île-de-France vers Seclin, parce que nous y trouvons une main-d'oeuvre motivée et efficace, qui aime travailler. Je cite souvent les chaudronniers de Seclin en aéronautique : ce sont des gens exceptionnels. Nous sommes très contents d'être à Seclin et cette usine, qui s'est développée, est toujours un exemple pour nous. Nous avons élargi son périmètre, puisque nous avons intégré certains sous-traitants qui connaissaient des difficultés, pour les aider à surmonter ces difficultés. Toutes nos pièces primaires sont faites aujourd'hui à Seclin, pour nos Falcon comme pour nos Rafale.
Nous sommes très heureux de cette implantation dans les Hauts-de-France. Cela attire autour de Seclin, l'agglomération lilloise est dynamique, notre activité participe à l'attractivité du territoire, je le constate par mes fonctions au sein de l'UIMM, des usines automobiles continuent à s'y développer. Nous sommes en lien avec les collectivités locales pour les aides potentielles que nous pouvons recevoir de temps en temps, lorsque nous avons besoin de nous développer ou pour les besoins de formation - l'UIMM est fortement engagée dans les Hauts-de-France, pour la formation d'une population qui a pu être traumatisée à une certaine époque et qui est très méritante. Nous sommes en discussion avec les partenaires sociaux sur la reconversion, c'est un sujet fondamental ; la difficulté réside dans la mobilité et la problématique du logement : s'il n'y a pas de logement accessible dans les territoires où nous avons besoin de créer de l'emploi, les choses deviennent bien plus compliquées.
Je vous cite un exemple qui vous fera plaisir. Un jeune chaudronnier voulait absolument travailler pour Dassault ; il habitait sur la côte ouest, dans le Sud du côté de Biarritz. Il s'est adressé à moi lorsque j'étais en vacances, je lui ai dit qu'il y avait du travail pour lui à Seclin. Pas facile pour quelqu'un du Sud-Ouest, mais il y est allé, loin de sa famille ; il a trouvé du travail, il s'y est marié, il y a fondé une famille, et il y est heureux... Vous voyez qu'il y a aussi de belles histoires dans l'industrie, il faut encourager la mobilité chez les jeunes et trouver des solutions.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Merci encore pour votre disponibilité.
Mme Catherine Dumas. - Je me joins à ces remerciements, il était particulièrement intéressant de vous entendre dans le contexte que nous connaissons, de guerre commerciale avec les États-Unis et de conflits armés au Proche-Orient et en Europe.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.