Mercredi 1er octobre 2025
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Wassim Nasr, journaliste à France 24, spécialiste des mouvements djihadistes, senior research fellow au Soufan Center à New York
Mme Catherine Dumas, présidente. - Nous accueillons aujourd'hui M. Wassim Nasr, journaliste spécialiste des groupes djihadistes et research fellow au Soufan Center de New York.
Monsieur Nasr, vous êtes l'un des observateurs les plus attentifs et l'un des meilleurs connaisseurs du phénomène djihadiste au Moyen-Orient. Vous avez notamment consacré de nombreux reportages et articles de revue à l'État islamique. Vous avez également travaillé sur les groupes actifs au Sahel, ce qui vous a d'ailleurs valu des poursuites judiciaires de la part des juntes au pouvoir dans la région.
Nous sollicitons aujourd'hui votre expertise sur la Syrie. Dès 2023, vous vous êtes rendu à Idlib, dans ce qui n'était alors qu'une poche, où vivotaient les groupes islamistes issus de la révolution syrienne, aux termes d'un accord passé en 2018 entre la Turquie et le régime de Bachar al-Assad. Vous avez ainsi été un témoin privilégié de l'émergence du chef du plus important de ces groupes, Hayat Tahrir al-Cham, désigné par son acronyme arabe HTC : Abou Mohammed al-Joulani, aujourd'hui connu sous le nom d'Ahmed al-Charaa.
Vous nous expliquerez donc comment cet homme, qui a commencé sa carrière comme combattant d'Al-Qaïda contre les forces américaines en Irak, a accédé à la fois au pouvoir et à la respectabilité. Pour ce faire, il a dû renoncer à ce qui était le coeur de l'idéologie djihadiste : guerre contre l'Occident et en particulier contre Israël, rejet des cadres étatiques, ambition d'établir un califat. Il a également dû faire ses preuves auprès des partenaires régionaux et des grandes puissances, notamment en apportant le concours de HTC à la guerre menée par les États-Unis contre Daech. Enfin, il s'est employé à rassurer ces mêmes partenaires quant aux droits des minorités ethniques et religieuses, qui sont nombreuses en Syrie.
Pour le moment, sur ce dernier point, nous en restons aux promesses. Certes, la situation des chrétiens ne semble pas s'être dégradée depuis la prise du pouvoir par al-Charaa, en décembre 2024 ; vous nous donnerez votre point de vue à ce sujet. En revanche, deux épisodes de très grande violence jettent le doute sur les intentions des nouvelles autorités : d'abord, une tentative de soulèvement d'éléments armés fidèles à l'ancien régime a donné lieu, dans le pays alaouite, à une féroce répression, qui n'a pas épargné les civils - on dénombrerait environ 1 300 morts ; ensuite, au mois de juillet dernier, des troubles ont éclaté dans le sud entre la communauté druze et la communauté bédouine. Là encore la violence s'est déchaînée ; les forces armées sont soupçonnées de s'être attaquées d'abord aux druzes avant de chercher à ramener le calme. Le rôle d'Israël, qui est intervenu militairement sous prétexte de protéger les druzes de Syrie, ajoute à la complexité de la situation.
Quelles conclusions faut-il tirer de ces épisodes tragiques ? Les différentes composantes de la société syrienne sont-elles prêtes à construire un avenir commun, malgré les tendances centrifuges qui se font jour, au sud et au nord-est ? Inversement, les partenaires régionaux, à commencer par Israël, qui a frappé à de nombreuses reprises des sites militaires syriens, et la Turquie, qui a ses propres proxies dans le nord, sont-ils prêts à cesser leurs ingérences et à accepter une Syrie pleinement souveraine ?
Je vous laisse la parole pour un exposé liminaire ; mes collègues pourront ensuite vous poser des questions, en abordant également, s'ils le souhaitent, d'autres thématiques sur lesquelles vous avez travaillé, comme les réseaux djihadistes au Sahel.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat et sur les réseaux sociaux.
M. Wassim Nasr, journaliste à France 24, spécialiste des mouvements djihadistes, senior research fellow au Soufan Center à New York. - Merci de m'entendre sur ce sujet, qui est d'un grand intérêt pour notre pays.
Je travaille sur le mouvement djihadiste depuis plus de quinze ans ; je sentais, bien avant la prise de pouvoir d'Ahmed al-Charaa - c'est son vrai nom, Abou Mohammed al-Joulani étant son nom de guerre -, qu'un véritable changement était à l'oeuvre à Idlib : pour la première fois, un groupe djihadiste, défini comme terroriste, était en train de s'éloigner du terrorisme international, du djihad global. J'ai donc décidé de me rendre dans la poche d'Idlib, dernier réduit rebelle islamiste contre le régime de Bachar al-Assad. En dépit des difficultés, j'ai pu y accéder et rencontrer Ahmed al-Charaa, dès 2023, ainsi que son actuel ministre des affaires étrangères et d'autres membres du pouvoir actuel.
Je pouvais révéler que je l'avais vu, mais nos discussions personnelles ne devaient pas être publiées, car il était trop tôt pour que son propre public puisse comprendre ses intentions. Ce qu'il m'a alors annoncé - son rapport aux minorités et à l'Occident -, c'était un désengagement de la voie du terrorisme international et du djihad global. Cela peut paraître étonnant, mais, si l'on sort du champ du djihadisme, ce n'est pas si nouveau : on a vu d'autres mouvements dans le passé renier, sinon la violence politique, du moins le terrorisme international, tels que l'OLP, l'IRA, l'ETA, etc. Cela fait donc partie de l'histoire des mouvements politiques violents. En revanche, il était en effet inédit de voir un groupe djihadiste renoncer au djihad global, alors même qu'il était en force - car ce groupe n'était pas en train de perdre, il était en position de force.
Je le rappelle, Ahmed al-Charaa a quitté l'État islamique en Syrie dès 2013 et a en personne déclenché la guerre entre l'État islamique et al-Qaïda qui a maintenant lieu partout où ces deux groupes sont présents, jusqu'au fin fond du Sahel. Il s'est ensuite désengagé, dès 2016, d'al-Qaïda et il l'a justifié « chariatiquement ». Or c'est toujours très difficile : quand il a quitté l'État islamique, une très grande majorité des combattants étrangers l'a alors quitté. Il a perdu la guerre contre l'État islamique dans l'est et s'est réfugié à Idlib. De même, son désengagement d'Al-Qaïda lui a été très coûteux, car ce n'était pas un changement cosmétique ; cela a même impliqué une coopération avec les États-Unis contre ces mouvements. On l'a encore vu dernièrement, dans le cadre d'une opération conjointe menée avec le Commandement central américain (CentCom) et avec la visite à Damas du commandant du CentCom, l'amiral Brad Cooper, et de son épouse, pour rencontrer al-Charaa. Ce que le monde a découvert avec la prise de Damas m'avait été annoncé. C'était un pari en 2023, mais ce qu'il m'avait dit s'est révélé exact.
Par ailleurs, l'accord conclu à Idlib était surtout conclu entre la Turquie et la Russie ; le régime syrien n'était qu'un acteur secondaire. En effet, sur tous les fronts d'Idlib, l'armée turque était présente face à l'armée syrienne.
Les rapports entre la Turquie et HTC étaient très conflictuels, durs ; l'armée turque envoyait encore ses chars contre HTC en septembre 2024 ; il ne s'agissait pas du tout d'un proxy de la Turquie. Al-Charaa s'est donc imposé par lui-même et, il faut le dire, son traitement des minorités, en tout cas chrétiennes, est correct. J'ai visité ce qui restait du village chrétien d'Idlib en 2023 et j'avais vu un prêtre, devenu patriarche d'Alep après la chute du régime ; les chrétiens n'ont pas été attaqués pour ce qu'ils sont.
D'ailleurs, aujourd'hui, les représentants des minorités chrétiennes sur place sont plutôt en bons termes avec Damas, grâce à ce patriarche d'Alep, Hanna Jallouf, mais aussi grâce aux initiatives tangibles de Damas à l'égard de la communauté chrétienne. Par exemple, après l'attentat contre l'église Saint-Élie de Damas - premier attentat de cette ampleur à Damas depuis 1860 -, le pouvoir s'est rapidement mobilisé pour rassurer la communauté chrétienne. J'étais moi-même à Damas ce jour-là, je suis allé à l'église, j'ai rencontré les représentants de la communauté chrétienne et j'ai vu les forces de l'ordre du nouveau pouvoir travailler main dans la main avec des miliciens chrétiens pour sécuriser le quartier. En outre, les fêtes chrétiennes - Noël, Pâques, ou autre - ont été célébrées très librement. Les exactions et les excès qui ont eu lieu ont été très vite réprimés par le régime, ce qui s'avère coûteux pour lui, notamment vis-à-vis de son aile la plus radicale.
Du reste, on parle beaucoup de djihadisme, mais la génération issue de la guerre - la guerre a duré quatorze ans - est plutôt identitaire, non portée sur le djihad global, mais défendant l'identité sunnite, opprimée pendant un demi-siècle et qui veut prendre sa revanche. C'est l'un des défis du nouveau pouvoir à Damas, à côté de la question des minorités et de la question kurde : la communauté sunnite, brisée par cinquante-quatre ans de dictature et quatorze ans de guerre civile. J'ai rencontré des membres historiques de HTC qui me disaient qu'ils avaient un contentieux personnel à l'égard non pas des alaouites mais, par exemple, d'un cousin, qui était du côté du régime et qui avait chassé leur père de leurs terres, les forçant à vivre dans un camp. Ce n'est pas inhabituel au Moyen-Orient ; on a tendance à penser « noir » ou « blanc », mais c'est beaucoup plus compliqué que cela ; c'est ma région d'origine, je puis en attester...
Bref, le grand défi est de rassurer la majorité, afin que les autres composantes le soient ensuite.
Sans doute, il y a des vendettas, des exécutions extrajudiciaires, surtout dans la région de Homs, contre des membres de l'ancien régime ou assimilés à celui-ci, mais ce sont des actes individuels, cela ne relève pas d'une politique du régime actuel, qui a le plus grand mal à contrôler la situation. Cela exige une justice transitoire ; c'est indispensable pour calmer tout le monde, car des personnes veulent se venger et ne comprennent pas pourquoi l'actuel régime se soucie des droits des minorités.
Par exemple, j'ai pris un taxi de Kilis, en Turquie, pour traverser la frontière et aller à Alep. Le chauffeur était un sunnite de 65 ans ; il ne savait pas que j'étais Français - je parle le dialecte de la région - ni journaliste, donc nous avons discuté librement. Nous sommes passés devant deux villages chiites, Nobl et al-Zahraa - j'avais d'ailleurs vu chez un important chef tribal sunnite ayant participé à la prise d'Alep des chiites du Hezbollah syrien chargés de sécuriser ces deux villages -, devant lesquels l'armée stationnait. Le chauffeur m'a fait part de son incompréhension : son village, sunnite, situé de l'autre côté de la route, avait été pillé par les chiites de ces villages et il ne comprenait pas que l'armée les protège.
Il faudra donc du temps pour apaiser les tensions au sein de la société. Rappelez-vous tout ce qui s'est passé en France, à la Libération, après seulement quatre ans d'occupation et de collaboration ; imaginez les séquelles d'un pays après cinquante-quatre ans de dictature et quatorze ans de guerre civile. La Syrie ne deviendra évidemment pas une république vertueuse du jour au lendemain, mais le pouvoir tâche de relancer l'économie et de préserver ce qui peut l'être pour reconstruire le pays.
Je termine avec une anecdote. Quand je l'ai rencontré, une semaine après la chute d'al-Assad, al-Charaa m'a dit : « Nous sommes fatigués, les Syriens sont fatigués. » Dans la bouche d'un chef djihadiste combattant ayant dépensé sa jeunesse dans la guerre, la déclaration était frappante. Il m'a dit qu'il ne voulait de problème ni avec les pays de la région - d'ailleurs, le seul pays qu'il a cité était Israël, c'est significatif -, ni avec l'Occident, ni avec les Russes. De fait, les Russes sont restés dans certaines localités ; ils ont pu se retirer sans qu'on leur tire dessus, donc un accord avait été conclu.
Al-Charaa a été accueilli à Paris, à New York, il a rencontré le président Macron, le président Trump, il sera à Moscou ce mois-ci. Le régime fait ce qu'il peut, mais le problème est que tout tient à al-Charaa. Dans cette région, tout est très volatil, donc, quand tout tient à un homme, si celui-ci est tué, toutes les cartes sont rebattues.
Mme Évelyne Perrot. - Je m'interroge sur les femmes syriennes. Pourront-elles participer à la politique, défendre leurs droits ?
M. Wassim Nasr. - C'est une très bonne question. Je me la suis posée en 2023, quand je suis allé à Idlib. Je m'attendais à quelque chose de très dur, je m'imaginais une situation comparable à celle de l'État islamique ou des talibans, mais ce n'était pas le cas : je voyais des femmes conduire, aller à l'université, où elles étaient d'ailleurs majoritaires, car les hommes étaient au combat, et élever les enfants.
Une fois Damas prise, les femmes ont eu un rôle. J'évoquais précédemment la visite du commandant du CentCom et de son épouse ; ils ont été reçus par al-Charaa et son épouse. Ce n'est pas rien, c'est un message, il faut se souvenir d'où il vient.
Il y a des femmes ministres, par exemple Hind Kabawat, qui est une chrétienne, connue pour défendre les minorités religieuses ou sexuelles. D'ailleurs, quand al-Charaa a échangé avec la diaspora syrienne à Paris - j'y assistais -, une activiste lui a posé cette question et il a répondu : « Ma soeur, ma mère travaillent, il n'y a aucun problème. » D'ailleurs, la collaboratrice clé d'Assaad al-Chaibani, l'actuel ministre des affaires étrangères, est une jeune femme d'une trentaine d'années.
Ce n'est pas un schéma comparable à celui des talibans, mais il ne faut pas oublier que les coutumes de la Syrie rurale ne sont pas celles de la Syrie citadine. Al-Charaa doit composer avec tout cela ; quand des combattants d'Idlib, pour qui les femmes sont toujours voilées et accompagnées d'un homme, voient des femmes non voilées à Damas, ils sont interloqués. Cela crée des frictions et al-Charaa travaille à les apaiser. À Damas, les femmes sont comme dans n'importe quelle ville du monde arabe, il y a de tout.
En tout état de cause, elles ont un rôle, car, comme dans tout pays en guerre, ce sont les femmes qui paient le plus lourd tribut.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Quel est le niveau de la liberté d'expression ? Quelle est la place des médias ?
M. Wassim Nasr. - Je vais vous raconter une anecdote. J'ai évoqué l'attentat contre l'église Saint-Élie de Damas. J'étais là-bas, je regardais la télévision d'État et j'y ai vu le patriarche tenir des propos très offensifs et même vindicatifs contre l'État, disant qu'il n'avait pas protégé les chrétiens. J'ai d'abord pensé que cela avait été diffusé parce que c'était en direct, que c'était une erreur ; mais cet extrait a ensuite été rediffusé en boucle dans le journal. C'est un indicateur.
De même, quand la composition du Gouvernement a été annoncée, un chef tribal druze de Soueïda a interpellé al-Charaa, en direct à la télévision, en affirmant que sa communauté, marginalisée sous al-Assad, l'était encore sous le nouveau régime, alors qu'elle avait contribué à faire tomber l'ancien régime. Cet épisode n'a pas été coupé, comme cela aurait été le cas sous al-Assad ; al-Charaa a tout de suite répondu qu'il y avait un ministre druze de Soueïda dans le gouvernement. C'était un message adressé tant à sa majorité qu'aux autres minorités. D'ailleurs, le chef de la sécurité nommé par le nouveau pouvoir pour Soueïda est un notable druze de cette localité.
C'est donc difficile, sans doute, mais on ne peut pas non plus vouloir que tout se passe calmement, de manière fluide.
La presse étrangère a accès sans restriction au pays. Ainsi, c'est elle qui a mis en lumière les massacres sur la côte et à Soueïda, grâce à son accès libre aux deux zones, et les journalistes qui ont signé des papiers n'ont pas été chassés ensuite. C'est à souligner, s'agissant d'un pays fermé depuis plus d'un demi-siècle.
Mme Nicole Duranton. - Ma question porte sur les réfugiés syriens présents en Turquie. Comment voyez-vous la position de la Turquie dans cette nouvelle configuration ? Les millions de réfugiés syriens constituent-ils un atout ou un fardeau ? Le régime syrien est-il prêt à les accueillir ?
M. Wassim Nasr. - Vaste sujet...
Le 11 novembre 2024, le président turc Erdogan était à Riyad pour la conférence de Gaza et Bachar al-Assad y était aussi. Le président turc a tout fait pour trouver un accord avec ce dernier sur la question des réfugiés, afin de s'en débarrasser, car c'est un fardeau économique et humain majeur pour lui. Il n'y a pas eu d'accord. Le 28 novembre, les hostilités ont été lancées et toute l'équation a changé.
Les réfugiés faisaient partie des moyens de pression de la Turquie sur HTC à Idlib ; la Turquie a érigé un mur entre les deux pays et cette question est très épineuse en Turquie.
Quand Ahmed al-Charaa a lancé son offensive le 28 novembre 2024, c'était aussi parce que la Turquie pensait que cela lui donnerait une meilleure main dans ses négociations avec al-Assad. Sauf qu'al-Charaa a pris en trois jours non pas quelques villages, mais Alep elle-même. C'est seulement à ce moment-là que l'armée turque a ouvert des fronts dans le nord avec ses proxies de l'Armée nationale syrienne, non pas pour faire tomber al-Assad, mais pour créer un rapport de force vis-à-vis de HTC - désignée comme une organisation terroriste en Turquie - qui prenait une dimension inquiétante. Après Alep, Hama, Homs puis Damas sont tombées.
Dès lors, la Turquie a rapidement envoyé son ministre des affaires étrangères, Hakan Fidan, à Damas. La relation avec la Turquie est très complexe. Un bras droit de al-Charaa, présent à ses côtés depuis l'époque du Front al-Nosra, a été nommé représentant du président face aux clans sunnites ; cet homme fait l'objet de sanctions de la part de la Turquie. C'est toujours un rapport de force. Les premières visites d'al-Charaa après la prise de Damas n'ont pas été en Turquie, elles étaient dans les pays arabes, dans le but de créer un équilibre vis-à-vis de la Turquie.
D'ailleurs, aujourd'hui, c'est Damas et non Istanbul qui donne le la dans le traitement de la question kurde. Il faut être conscient de ces équilibres et de ces ajustements. Au sein même de l'establishment turc, certains sont favorables à al-Charaa et d'autres non. La Turquie joue une partition, comme tout État, avec comme priorité la question kurde. Le président turc veut laisser comme legs une paix durable avec la composante kurde ; telle est sa priorité. Or la situation en Syrie a un impact direct sur cette question, donc il a intérêt à ce que les choses se passent bien chez son voisin, afin de ne pas avoir à soutenir une opération militaire contre les forces kurdes. C'est pour cela qu'il n'y a pas eu de combat avec les Kurdes.
Ainsi, il ne faut pas imaginer que la Turquie mène la danse en Syrie. C'est un acteur très important, beaucoup de réfugiés sont d'ailleurs revenus en Syrie, mais elle ne décide pas de tout.
En ce qui concerne les réfugiés, pour avoir traversé la Syrie dans tous les sens, je peux vous dire que c'est un désert de gravats. Il ne suffit pas de réparer, il faut d'abord tout démolir. Les infrastructures elles-mêmes ont été détruites par les bombes. Deir ez-Zor, à la frontière irakienne, est détruite à 90 %. Avant que les gens ne reviennent, il faut reconstruire. Certes, nombre de réfugiés sont revenus et ont planté leur tente là où était leur maison, mais il faut aussi reconstruire les écoles, les hôpitaux, etc. Le déminage lui-même ne fait que commencer ; tous les trois jours, un démineur décède en Syrie. Il y a une volonté de retour des réfugiés, ce qui exige la reconstruction du pays.
La levée des sanctions américaines aide. À ce sujet, la diaspora syrienne, notamment aux États-Unis, a joué un rôle primordial pour la levée des sanctions et pour que le régime soit accepté. Dans le gouvernement syrien, il y a des anciens combattants, mais il y a aussi toute une équipe de jeunes diplômés d'universités du monde entier qui travaillent avec le ministère des affaires étrangères. Ceux qui ont préparé le voyage aux États-Unis sont des Américano-Syriens. Il y a une diaspora cultivée et riche. Ils ont levé 200 millions de dollars pour Idlib.
C'est un pays meurtri, mais qui a les moyens de se reconstruire, s'il est aidé.
M. François Bonneau. - La plupart des pays voisins pensent qu'il y a une forme de taqiyya de la part d'al-Charaa ; islamiste un jour, islamiste toujours... Quel est votre sentiment à cet égard ?
Par ailleurs, que penser de la résurgence des réseaux de l'État islamique dans le nord et l'est du pays ?
M. Wassim Nasr. - Islamiste, conservateur, al-Charaa l'est ! Ce qui nous intéresse, c'est : sera-t-il terroriste, djihadiste ? Je n'ai jamais dit qu'il n'était pas islamiste, il l'est assurément ; simplement, entre un conservateur et un poseur de bombes à Paris, il y a une marge.
Dans ce qu'il met en oeuvre aujourd'hui, nous sommes loin d'un système aussi dur que celui de la République islamique d'Iran ou que celui des talibans. Le modèle est beaucoup plus ouvert, tant sur le plan économique que dans le domaine des libertés religieuses accordées aux minorités. Aucune église n'a été détruite, aucune fête chrétienne n'a été empêchée. À Idlib, en 2023, j'ai visité des villages chrétiens, j'ai constaté que les églises étaient en cours de restauration. Pour que ces églises chrétiennes soient réhabilitées par des villageois musulmans, HTC devait protéger à la fois l'église et les ouvriers.
M. François Bonneau. - Je parle du regard que portent les voisins sur al-Charaa. Quel est votre sentiment par rapport à ce discours ?
M. Wassim Nasr. - Pour ce qui concerne les pays de la région, à ce stade, tous soutiennent al-Charaa. Il a même paru miraculeux de voir l'ensemble des pays arabes, en particulier ceux du Golfe, soutenir de concert ce nouveau pouvoir. Que les Émiratis, les Qataris, les Saoudiens, les Turcs et les Égyptiens s'accordent pour considérer que ce nouveau pouvoir représente aujourd'hui la meilleure solution pour la Syrie, cela n'est pas rien ; ils ne s'entendent sur rien d'autre...
Est-il islamiste ? Oui. Souhaite-t-il instaurer un califat à la manière de l'État islamique ? Évidemment non. Les faits, les pratiques et les déclarations le prouvent.
Certains s'étonnent de cette évolution, mais la mue a débuté en 2017. Ce changement n'est pas intervenu du jour au lendemain, avec la substitution d'une cravate à un treillis. Son numéro deux a été tué par un kamikaze de l'État islamique. Cette mue a été très longue et très coûteuse, et il a failli ne pas y parvenir.
Son problème principal réside plutôt dans l'identitarisme d'une nouvelle génération qui n'a connu que la guerre. Comment convaincre ces jeunes qu'il faut demeurer ouverts au monde et accepter les minorités ? Là réside sa difficulté principale, plus que dans ses rapports avec les minorités, qui, en pratique, ne sont pas si mauvais que cela après quatorze années de guerre et cinquante-quatre ans de dictature.
En ce qui concerne l'État islamique, la fréquence de son activité dans le nord-est, sous commandement kurde, est stable : ni en hausse ni en baisse. Dans la Badiya, autour de Homs, cette activité a diminué, parce que ceux qui s'y trouvaient - les enfants ayant fui à la fin du califat en 2019 et qui avaient grandi dans le désert - ont quitté ces lieux pour les villes, par commodité, afin d'échapper aux frappes de la coalition. Préparent-ils quelque chose ? Oui. Veulent-ils la tête d'Ahmed al-Charaa ? Absolument. Cet homme est la cible prioritaire de l'État islamique, car c'est lui qui a déclenché la guerre entre l'État islamique et al-Qaïda et il est donc considéré comme un traître. C'est pourquoi ils veulent sa tête et s'emploient à l'obtenir.
Les Américains l'aident à se prémunir contre cette menace. Des opérations conjointes ont eu lieu récemment, de manière publique, mais aussi de façon plus discrète au cours des années passées. Ainsi, en 2022, lorsque les forces spéciales américaines sont intervenues à Idlib pour tuer un calife de l'État islamique, la sécurisation de la zone avait été assurée par les combattants de HTC.
J'entends ce que déclarent les représentants des pays de la région, mais les spécialistes du sujet savent parfaitement qui est Ahmed al-Charaa, d'où il vient et là où va.
M. Roger Karoutchi. - Vous accordez une valeur absolue à la mue d'Ahmed al-Charaa. Soit, je reconnais qu'il est habile pour manoeuvrer entre les Russes, les Américains, les Égyptiens, les Turcs, c'est incontestable. Je veux bien croire que l'on puisse totalement changer et, tout en restant islamiste, renoncer au djihad, mais je ne peux pas imaginer qu'un tel mouvement aille au-delà d'un seul homme. Peut-être veut-il, lui, la paix, la prospérité de son pays, un accord avec Israël, la protection des minorités, mais qu'en est-il autour de lui ? On n'a pas l'impression que la mue ait pris de la même manière dans son entourage.
Vous disiez que tout repose sur un seul homme. N'est-ce pas dangereux ? Si les djihadistes l'abattent, comment éviter que la Syrie ne rebascule dans le chaos ? Quel facteur permettra de passer des accords avec un État qui ne repose que sur un seul homme ?
M. Wassim Nasr. - Le temps. Toute la question est là : combien de temps va-t-il rester ?
C'est une très bonne question. Son pouvoir repose sur l'aura qu'il a acquise en faisant tomber al-Assad, mais cela ne constitue pas un chèque en blanc. C'est pourquoi il fallait que les sanctions soient levées rapidement et que les expatriés syriens puissent investir sans s'exposer à des sanctions. Ces premiers pas ont été franchis.
Je l'ai dit, son plus grand défi consiste à rassurer la majorité sunnite et à l'empêcher de chercher à se venger. S'il parvient à maintenir le pays durant un certain temps, la suite en découlera.
Je le rappelle, à la Libération, en France, tout reposait sur un homme. Cet homme a dû composer avec d'autres forces, y compris militaires : de Gaulle est allé jusqu'à Moscou pour que les communistes acceptent de jouer le jeu démocratique.
La partition est difficile ; faut-il passer des accords avec lui ?
Par exemple, en qui concerne Israël, personne n'était allé aussi loin que lui. Vous connaissez sans doute l'histoire d'Eli Cohen, cet espion israélien pendu à Damas dans les années 1960 - un dossier chargé d'une immense valeur émotionnelle pour les Israéliens -, dont le corps a été restitué par al-Charaa. La dépouille d'un soldat tué au Liban en 1983 a également été rendue. Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) a été chassé.
Pour la première fois, il y a une semaine, une cérémonie religieuse s'est tenue dans la synagogue de Damas, célébrée par le neveu du dernier rabbin parti dans les années 1950. Lorsque al-Charaa a rencontré la diaspora syrienne aux États-Unis, la communauté juive, chassée de Syrie depuis les années 1950, se trouvait au premier rang.
La question est de savoir non pas s'il faut ou non conclure des accords, mais s'il faut donner sa chance à ce nouveau pouvoir. Imaginons que la réponse soit négative, comme l'actuel gouvernement israélien le prône, même si des voix discordantes existent en Israël. Si l'option strictement sécuritaire est poursuivie jusqu'au bout, une fenêtre stratégique se refermera tôt ou tard.
Tout ce que ce pouvoir a entrepris vis-à-vis d'Israël constitue une prise de risque par rapport à sa base. S'il parvient à des accords, cela la confortera.
Il n'est pas anodin qu'une délégation syrienne ait rencontré des Israéliens à Dubaï, à Bakou, à Paris et à Londres. La voie strictement sécuritaire n'apporte pas de solution. Une issue politique doit être élaborée avec cet homme. Certes, aujourd'hui, tout repose sur lui, mais avec le temps, cette responsabilité s'élargira à d'autres.
Mme Hélène Conway-Mouret. -Vous avez souligné, à juste titre, la nécessité d'un équilibre entre les minorités, mais également avec les pays voisins. J'aimerais que vous précisiez la nature des relations avec Israël. On sait que des frappes interviennent presque quotidiennement dans le sud du pays : comment ce pays peut-il se relever, alors qu'il demeure attaqué de l'extérieur ?
J'aimerais également que vous évoquiez les influences iranienne et turque. Vous avez abordé ce sujet par le biais de la présence kurde dans le nord du pays. Mais n'assiste-t-on pas, en réalité, à une réaction d'Israël face à ces influences turque et iranienne, la Syrie devenant le terrain de tension entre ces puissances ?
Le redressement économique passe naturellement par la reconstruction, mais comment envisager une activité économique dans un pays en état de délitement total, dont les infrastructures ont été démolies ? Même lorsque des Syriens reviennent, notamment depuis le Liban, restent-ils sur place ou repartent-ils aussitôt au Liban ? Peuvent-ils réellement travailler et mener une activité économique ?
Enfin, un troisième point n'a pas encore été abordé : le captagon. Cette drogue constituait un élément essentiel de l'économie de Bachar al-Assad. Quelle est aujourd'hui la situation de cette production ?
M. Wassim Nasr. - Je commencerai par la fin. Cette drogue constituait l'une des principales ressources du régime syrien et servait aussi à s'assurer de la loyauté d'une partie de la population, toutes communautés confondues, puisqu'elle représentait une source de revenus considérable. Elle était directement gérée par l'État syrien, plus précisément par la 4e brigade du frère de Bachar al-Assad.
Lorsque al-Charaa est rentré à Damas, il a prononcé un discours à la mosquée des Omeyyades, dans lequel il a annoncé la fin de cette activité. La tête de réseau est effectivement tombée, mais des stocks demeurent. Les petites mains qui vendaient pour le compte du réseau écoulent désormais ces stocks pour leur propre profit. La diffusion a nettement diminué, mais elle n'a pas disparu.
Il est d'ailleurs frappant de constater que l'on a longtemps affirmé que ce produit était fabriqué par les djihadistes de l'État islamique. Or aucun laboratoire n'a été retrouvé sur leur territoire, alors qu'en Syrie, chaque immeuble abritait un laboratoire travaillant pour le régime. Je ne sais pas si la production continue aujourd'hui, sans doute à une échelle moindre, mais les Jordaniens interceptent encore des drones chargés de captagon franchissant la frontière, notamment depuis la région de Soueïda. Le trafic concerne toutes les communautés, y compris les Bédouins, et ce commerce fut l'une des causes des affrontements entre ces derniers et les Druzes.
Ce dossier reste central, car il représente un problème majeur pour les pays du Golfe. L'évoquer et le combattre fait partie de la stratégie de rapprochement avec ces pays et avec la Jordanie. Les accords conclus avec celle-ci fonctionnent bien, d'autant que le Premier ministre jordanien est druze lui-même.
S'agissant des choix israéliens, ils relèvent d'une logique sécuritaire. Détruire l'appareil militaire syrien après la chute de Bachar al-Assad pouvait se comprendre : nul ne savait qui mettrait la main sur les missiles balistiques. Militairement, cela se justifiait. Ce qui ne se justifie pas, c'est la poursuite de ces frappes, alors que les cibles sont désormais, pour la plupart, des casernes vides. Ces incursions compromettent les efforts de Damas.
En discutant avec des responsables de haut niveau, j'ai compris que, sur ce point, les demandes adressées aux Israéliens étaient modestes : ils réclament simplement un retour aux accords de 1974 et le retrait de la zone tampon où Israël a avancé. Ils ne demandent même pas la restitution du Golan annexé en 1981.
Encore une fois, des voix en Israël appellent à ouvrir un véritable dialogue avec Damas. L'ancien premier ministre Ehud Olmert s'est exprimé très ouvertement dans ce sens, tout comme certains acteurs de l'appareil sécuritaire qui connaissent bien le dossier. La situation actuelle demeure paradoxale : le pouvoir de Damas, qui a chassé le Hezbollah et les milices chiites de Syrie - les plus grands dangers pour Israël -, se retrouve aujourd'hui dans une position où les intérêts ponctuels israéliens visant à maintenir le désordre rejoignent les intérêts iraniens.
Quant au rapport de force turco-iranien, il se rattache directement à cette problématique. Les Israéliens perçoivent l'influence turque en Syrie comme une menace et refusent que les Turcs se déploient au sud de Damas, ce que ceux-ci ambitionnaient pourtant. J'ai moi-même vu l'aéroport T-4, près de Palmyre - cette ville connue pour ses ruines et pour sa prison-, où les Turcs avaient tenté de s'implanter avant d'être frappés par Israël. Pourtant, les relations turco-israéliennes étaient au beau fixe, malgré ce qui se passait à Gaza.
Rien n'est figé : si le gouvernement israélien change, sa politique évoluera aussi.
Concernant l'économie, les Syriens disposent des moyens de reconstruire leur pays. Il existe une diaspora syrienne très riche. De véritables tycoons syriens disposent des capitaux nécessaires pour réinvestir. Ce qui les retient, c'est l'incertitude née de la situation et surtout le maintien des sanctions : nul ne souhaite investir à perte ou courir un risque judiciaire en plaçant son argent en Syrie. Pourtant, tout est prêt pour relancer l'économie.
Un autre problème majeur réside dans la corruption. L'actuel pouvoir se voit contraint de composer avec l'appareil administratif en place. J'aime rappeler l'exemple de la France en 1944 : toute l'administration avait servi Vichy, et il a fallu malgré tout travailler avec elle. Je rappelle que le procureur qui a plaidé contre Pétain avait été nommé par Pétain lui-même. La Syrie se trouve dans une situation comparable : à Alep, certains juges antiterroristes qui servaient al-Assad demeurent en poste aujourd'hui.
Mme Michelle Gréaume. - Mes questions porteront sur les Kurdes. Ceux-ci ont toujours été présents pour combattre Daech. Or la question kurde est trop souvent envisagée sous l'angle exclusivement sécuritaire, alors qu'elle s'impose également dans l'équation politique.
D'un côté, l'appel récent d'Abdullah Öcalan en faveur d'une dissolution du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) pourrait constituer un moment charnière et représenter un levier diplomatique dans le cadre d'une résolution politique.
D'un autre côté, l'expérience de l'Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie (Anes) a montré une réelle capacité d'organisation, de gouvernance et de résilience. On y retrouve des principes qui tranchent avec l'autoritarisme ambiant : égalité entre femmes et hommes, pluralisme religieux et ethnique, autonomie locale. Ce modèle reste imparfait et marginalisé, mais il offre une piste concrète pour une Syrie plus ouverte.
Cette expérience se trouve aujourd'hui menacée à double titre : militairement, par la pression des groupes armés tels que HTC, mais aussi par la Turquie et ses alliés de l'Armée nationale syrienne ; politiquement, par son exclusion quasi systématique des grandes négociations institutionnelles sur l'avenir du pays.
L'appel d'Öcalan en faveur d'une dissolution du PKK peut-il servir de levier diplomatique pour avancer sur la question kurde en Syrie ? Dans quelle mesure l'Anes constitue-t-elle une solution alternative politique crédible dans le contexte actuel ? Les principes de gouvernement kurdes peuvent-ils s'imposer comme modèle au-delà du territoire kurde ? Enfin, quelle est, selon vous, la résilience de ce projet kurde face à la double menace, militaire, d'une part, et politique, d'autre part ?
M. Wassim Nasr. - Effectivement, les Kurdes se sont battus contre l'État islamique aux côtés de la coalition. Vous mentionnez Abdullah Öcalan, à la tête du PKK : cela n'a pas empêché la coalition de travailler avec un mouvement qualifié de terroriste contre un autre mouvement terroriste. Aucune percée conceptuelle n'a été réalisée à cet égard : il importe de le rappeler.
Les zones administrées par les Kurdes en Syrie demeurent majoritairement arabes. Il ne faut pas l'oublier : ceux qui sont montés au combat contre l'État islamique furent aussi les Arabes de ces régions. Tout ce qui longe l'Euphrate est arabe ; Raqqa est arabe. Ce qui maintient l'administration kurde, c'est avant tout la présence de la coalition.
On a vu récemment que de nombreux détenus français djihadistes avaient été transférés en Irak. La carte maîtresse de l'administration kurde, à savoir la fonction de geôlier des djihadistes étrangers, est en train de lui échapper.
Sur le papier, le partage du pouvoir et l'organisation interne peuvent paraître équilibrés, mais, sur le terrain, la réalité demeure bien différente : le système reste rigide et autoritaire. Nous sommes loin de ce que l'on pourrait qualifier de démocratique. Dans le nord-est syrien, il n'existe pas d'opposition kurde au pouvoir kurde.
Que Damas refuse de discuter avec les Unités de protection du peuple (YPG), branche syrienne du PKK, de l'avenir du pays, ne signifie pas l'exclusion de l'ensemble des Kurdes. Il convient de garder cet élément à l'esprit. Les conditions qui ont permis l'existence du Kurdistan irakien, sous forme d'autonomie et non d'indépendance, ne sont pas réunies en Syrie. En effet, près de 80 % des combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS) sont arabes.
J'ai visité Manbij. Cette ville était contrôlée par les FDS, à commandement kurde. Lorsque Damas est tombée, les combattants arabes de Manbij, alliés des Kurdes, ont changé de camp. La ville a été prise sans combat. Ce scénario peut se reproduire ailleurs.
La voie la plus judicieuse reste l'intégration des FDS dans le processus de changement en Syrie, avant qu'il ne soit trop tard. Trop tard, cela signifie le départ des Américains. Je le dis de manière directe : aucune autre force, y compris française, ne remplacera les Américains sur place. Si ces derniers se retirent, le contrat sera rompu.
Mieux vaut donc, tant qu'ils disposent encore de cartes en main, réactiver et appliquer les accords du 10 mars conclus avec Damas. Ce n'est pas simple, mais aucune autre voie crédible ne se dessine. Je rappelle que la France a été proactive dans le processus de rapprochement entre Mazloum Abdi, à la tête des Kurdse, et Ahmad al-Charaa. Notre diplomatie, qui exerce une influence sur les Kurdes, sait que leur intérêt réside aujourd'hui dans leur entrée dans le processus politique. L'heure tourne et une solution doit être trouvée avant un départ américain, qui peut survenir brutalement.
Si les Turcs ne lancent pas d'opération militaire immédiate, c'est qu'ils sont absorbés par un processus interne, lié à leur propre conflit avec le PKK. Leur priorité demeure là. Tout est lié, mais il faut être clair : si les Américains partent, ce qui a été mis en place dans le nord-est syrien ne sera pas viable. Aujourd'hui, l'intérêt des FDS consiste à monter dans le train du changement syrien. Détail révélateur : à chacune de ses deux rencontres avec Ahmad al-Charaa à Damas, Mazloum Abdi fut escorté et conduit par les forces spéciales américaines, parfois françaises.
Mazloum Abdi concentre lui-même des oppositions internes : certains refusent la dissolution du PKK et considèrent qu'il devrait être écarté. Tout repose donc sur un homme, favorable au dialogue, mais l'équilibre des forces internes conduit à un jeu de temporisation. Or la montre n'est ni française, ni turque, ni irakienne, ni kurde : elle est américaine. Le jour où Washington décide de se retirer, toutes les cartes seront rebattues.
M. Étienne Blanc. - Quels sont les rapports entre l'actuel pouvoir syrien et les Russes ? Quel sort a été réservé aux deux bases russes ? Comment les Américains perçoivent-ils les relations russo-syriennes ?
M. Wassim Nasr. - Le nouveau régime a adopté une attitude très diplomatique avec les Russes dès la première heure, avant même la prise de Damas. Alors que des soldats russes mouraient sur les fronts d'Alep et que l'aviation russe tentait de couper le pont al-Rastan pour bloquer la route aux combattants de HTC, il publiait un communiqué appelant les Russes à lâcher Bachar al-Assad, en précisant que le contentieux était avec ce dernier et non avec eux.
Avant la chute de Damas, les Russes étaient présents partout : à Manbij, à Palmyre, sur la côte et au sud de la capitale. Un accord a été conclu pour permettre à ces militaires russes de se retirer en bon ordre vers la côte, et c'est exactement ce qui s'est produit. J'ai moi-même vu des images, filmées par des djihadistes français, montrant des colonnes russes se repliant, sans qu'il leur soit permis de tirer. Cet épisode illustre bien la relation avec les Russes, avant et immédiatement après la chute de Damas.
Une fois solidement installé à Damas, al-Charaa a engagé des discussions avec eux. Les Russes ne tardèrent pas à changer le drapeau à l'ambassade de Moscou : dès le lendemain de la chute de Damas, le drapeau de la rébellion y flottait. L'ambassadeur syrien à Moscou, Bachar al-Jaafari, ancien représentant du régime à l'ONU, publia même un communiqué qualifiant le régime d'al-Assad de « régime mafieux ». Les Russes ont donc très vite retourné leur veste.
Quelques mois plus tard, ils ont envoyé à Damas Mikhaïl Bogdanov, l'un des plus importants diplomates russes. Les bases ont été maintenues, à Tartous comme à Hmeimim. Le ministre syrien des affaires étrangères a rencontré Sergueï Lavrov à l'ONU, ainsi qu'en d'autres occasions. Une visite de al-Charaa à Moscou est prévue à la mi-octobre. Les Russes, pragmatiques, considèrent ces bases comme un levier de puissance vis-à-vis des autres acteurs. Les Syriens également. Elles demeurent présentes et protégées aujourd'hui encore.
Ce pragmatisme n'a rien de nouveau. Ils ont agi de la même manière avec les talibans, avant même le départ des Américains, en nouant des relations avec eux. La Russie fut d'ailleurs l'un des premiers pays à reconnaître leur régime. Dans ce registre, les Russes restent fidèles à eux-mêmes : seuls les intérêts de l'État russe priment. L'intérêt stratégique majeur de la Russie en Syrie est non pas la base aérienne de Hmeimim, mais bien le port de Tartous. Il s'agit du seul port en Méditerranée capable d'accueillir des sous-marins russes, surtout depuis la fermeture de la mer Noire. Voilà l'enjeu essentiel pour Moscou.
Mme Valérie Boyer. - Vous affirmez que la situation des chrétiens s'est améliorée ou, du moins, stabilisée. Ce ne sont pas exactement les informations dont nous disposons, mais nous l'espérons toujours. De toute façon, il en reste tellement peu...
Pouvez-vous nous donner des informations sur le sort des Yézidis ? Où se trouvent-ils aujourd'hui ? A-t-on pu récupérer une partie de celles et ceux qui avaient été enlevés, notamment des enfants ?
M. Wassim Nasr. - Les Yézidis, c'est plutôt une question irakienne. Il est exact que des femmes yézidies ont été enlevées par l'État islamique. Beaucoup d'actions ont été engagées avec le Kurdistan irakien, mais pas avec les autorités syriennes. Cependant, sur ce type de dossiers sensibles, le nouveau pouvoir syrien joue le jeu. Je rappelle qu'un orphelinat de Damas abritait des orphelins français sous le régime d'al-Assad. Les nouvelles autorités les ont rendus très rapidement à la France. Il reste des ressortissants français sur place, non seulement dans les zones kurdes, mais aussi dans la région d'Idlib et ailleurs. Sur ces dossiers, Damas a fait preuve d'une réelle ouverture.
Mme Valérie Boyer. - Y compris pour les esclaves ?
M. Wassim Nasr. - Ce problème concerne l'EI.
M. Hugues Saury. - Vous avez évoqué le maintien des juges dans certaines régions du pays. Dans l'attente de nouveaux textes, c'est le code pénal en vigueur sous le mandat de Bachar al-Assad qui continue de s'appliquer. À la mi-mars, le président al-Charaa a signé une déclaration constitutionnelle pour une période transitoire d'environ six ans, jusqu'à la rédaction d'une nouvelle constitution. Ce texte provisoire est devenu le document de référence. Il affirme notamment la séparation des pouvoirs, la liberté d'expression et de culte, la protection des droits des femmes, ainsi que la diversité des droits culturels et linguistiques. Dans le même temps, il consolide l'autorité dans le cadre d'un régime présidentiel extrêmement fort.
Vous avez rappelé à plusieurs reprises qu'al-Charaa était un islamiste. Or les avancées démocratiques contenues dans ce texte de référence ne correspondent pas à ce que l'on associe habituellement aux pouvoirs islamistes. S'agit-il, selon vous, d'un gage provisoire adressé à la communauté internationale ? Disposez-vous d'informations sur la constitution définitive en cours de rédaction ? Le cas échéant, reprendrait-elle ces avancées démocratiques tout en maintenant un pouvoir présidentiel fort ?
M. Wassim Nasr. - Votre question me permet de rappeler que c'est la première fois que les Kurdes disposent de droits linguistiques et culturels en Syrie. Sous al-Assad père et fils, jusqu'à la révolution, ils n'avaient même pas droit à la nationalité.
Les avancées dépendront des élections, notamment de la forme que prendra le nouveau pouvoir législatif. Lorsque je parle d'islamisme, j'entends « conservateur ». Il existe en effet des pouvoirs islamistes qui ne sont pas pour autant révolutionnaires, militaires ou guerriers. Entendons-nous bien : la charia islamique constituera une source d'inspiration ou de référence, comme dans la majorité des pays arabes de la région, et même au-delà, depuis la Mauritanie jusqu'aux Émirats arabes unis. Toutefois, si l'on considère ce qui a été entrepris à chaud, immédiatement après la chute d'al-Assad, et compte tenu du parcours du nouveau président, il faut reconnaître que ce dernier a accompli des pas importants. Beaucoup s'en disent déçus, estimant qu'il va trop loin.
Je le répète, le plus grand défi pour la Syrie aujourd'hui réside dans la paix sociale au sein même de la communauté majoritaire, qui est sunnite. Une fois cette paix assurée et cette réconciliation réalisée, le reste en découlera.
M. Pascal Allizard. - Ma question porte sur le rapport de forces militaire entre la Russie et l'actuel pouvoir syrien. Imaginons un instant que les Syriens veuillent reprendre Tartous : disposeraient-ils réellement des moyens d'exiger le départ des Russes ?
M. Wassim Nasr. - Si al-Charaa décide de faire partir les Russes, il le fera, mais il ne s'y risquera pas, car cette présence constitue un atout entre ses mains. Dans l'équilibre actuel, surtout en période d'instabilité, il lui importe de jouer la carte de plusieurs puissances.
Toutefois, cette stratégie a un prix vis-à-vis de sa propre base. Beaucoup ne comprennent pas cette réconciliation, pour ne pas dire ce rabibochage, avec les Russes, qui ont bombardé jusqu'au dernier moment le réduit d'Idlib. À chaque pas, le coût politique et sécuritaire demeure bien réel. Chaque ouverture envers les minorités comporte un risque. Chaque accord diplomatique avec les Russes, et plus encore avec les Américains, comporte un risque. Et ce prix se paie devant sa propre base. Or ce qui le maintient au pouvoir, c'est bien sa base. Qu'importe qu'il soit adoubé par le monde entier, reçu par Donald Trump, s'il perd sa base, il ne restera pas au pouvoir.
Nous avons trop souvent tendance à calquer nos paradigmes politiques sur ces pays. Or la partition qu'al-Charaa joue se révèle extrêmement complexe, d'une complexité redoublée. C'est d'ailleurs pourquoi son premier voyage à l'étranger l'a conduit vers les pays arabes, en Arabie saoudite, rivale théorique des Turcs.
Aujourd'hui, ce qui paraît presque miraculeux en Syrie, c'est que tout le monde s'accorde à dire qu'il faut que cela fonctionne. Les deux acteurs qui, paradoxalement, perturbent cette dynamique sont les Israéliens et les Iraniens. Quand je parle des Israéliens, j'évoque l'actuel gouvernement de M. Netanyahu, car d'autres voix, en Israël, estiment qu'il faut saisir cette main tendue et capitaliser sur ce qui a déjà été accompli.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Je rappelle que la France a rouvert son ambassade à Damas et que de nombreuses relations se sont renouées entre les deux pays.
M. Wassim Nasr. - Pour conclure, je tiens à saluer l'action diplomatique de la France dans ce dossier.
La réunion est close à 10 heures 50.