Mardi 14 octobre 2025
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de M. Stéphane Séjourné, commissaire européen, vice-président exécutif de la Commission européenne chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle
M. Jean-François Rapin, président. - Nous accueillons aujourd'hui le commissaire européen français, M. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle.
Je rappelle que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat.
Je salue également en préambule l'arrivée dans notre commission de notre collègue Bruno Belin, qui remplace André Reichardt.
Monsieur le commissaire, nous sommes heureux de vous recevoir dans un contexte national particulier, marqué par la formation d'un nouveau gouvernement, le quatrième depuis septembre 2024. Sans vous demander de commenter l'actualité nationale, j'aimerais que vous nous indiquiez comment la situation politique française est perçue par la Commission européenne et si, en dépit des difficultés que nous traversons, la France vous paraît en capacité d'exercer une influence dans les négociations européennes en cours.
Parallèlement, j'observe que les motions de censure ne sont pas le propre de l'Assemblée nationale française. La Commission européenne avait déjà fait face à une motion de censure présentée au Parlement européen en juillet. Elle en a affronté deux autres la semaine dernière. Si ces motions ont été largement repoussées, il n'en demeure pas moins que la Commission est sous pression. Le Parlement européen se montre ainsi globalement offensif dans les relations inter-institutionnelles. Il l'a prouvé à propos du règlement SAFE (Security Action For Europe) en décidant de saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) après avoir été écarté du processus législatif. Comment ces tensions, qui reflètent en partie les nouveaux équilibres internes au Parlement européen, sont-elles prises en compte par le collège des commissaires ? La Commission européenne ne se trouve-t-elle pas fragilisée ?
Ces éléments de contexte me paraissent importants, car ils conditionnent partiellement la capacité de l'Europe à être une réelle puissance, notamment sur le plan économique, face à des compétiteurs internationaux qui se montrent de plus en plus agressifs.
Restaurer la compétitivité de l'Union européenne est l'un des axes majeurs de l'action de la Commission européenne au cours de cette mandature ; vous en êtes très largement l'incarnation, en tant que vice-président exécutif chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle. Le marché unique est en effet l'un des atouts majeurs de l'Union européenne - nous ne cessons de le défendre - et nous devons ajuster nos réglementations pour en tirer le meilleur parti.
Enrico Letta et Mario Draghi avaient dressé des constats sans appel sur la nécessité de redresser rapidement la barre. La Commission européenne s'y emploie aujourd'hui en présentant des paquets « omnibus » successifs afin d'alléger les contraintes réglementaires pesant sur les opérateurs économiques. Je pense notamment au texte de simplification que vous avez défendu en faveur des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI).
La semaine dernière, vous avez présenté un plan spécifique de protection de l'industrie européenne de l'acier, en précisant : « Nous le faisons avec nos valeurs et notre méthode : le respect du droit international et le dialogue avec nos partenaires. » Pourriez-vous nous en dire davantage, tant sur le fond des mesures proposées que sur le changement de philosophie de la Commission européenne ? Vous vous êtes rendu à Dunkerque vendredi dernier ; si nous ne défendons pas notre industrie, si nous ne protégeons pas notre base industrielle, nous ne serons pas en mesure de résister aux compétiteurs extérieurs qui ne s'embarrassent pas des mêmes contraintes que nous.
Cela nous renvoie à la question de l'articulation entre politique industrielle et gestion des transitions climatique et numérique. Nous avons adopté la semaine dernière une position nuancée sur l'objectif climatique proposé par la Commission à l'horizon 2040. Il est difficile de s'accorder sur des paramètres pertinents ; il en va de même pour l'objectif 2035. Il faudra également réviser le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui présente des failles pour le développement de nos industries européennes, mais aussi réexaminer le cadre régissant les marchés publics. Le Sénat a formulé des propositions sur ce dernier sujet, notre position tient en quelques mots : il faut alléger !
Nous attendons aussi avec impatience des propositions qui doivent être présentées dans les prochaines semaines, notamment sur la mise en oeuvre du pacte pour l'industrie propre (Clean Industrial Deal) et sur l'Union de l'épargne et des investissements, élément absolument indispensable pour développer la compétitivité de l'Union.
Enfin, je voudrais souligner la nécessité de nous doter à l'avenir des bons instruments de soutien à la compétitivité européenne.
La Commission européenne, dans le cadre de la préparation du prochain cadre financier pluriannuel (CFP), a proposé de créer un fonds européen pour la compétitivité, qui fusionnera de nombreux instruments existants et pourra s'appuyer sur un critère de préférence européenne. Vous avez qualifié ce nouveau fonds de « force de frappe et d'investissements dans les secteurs stratégiques, tout au long du cycle de développement, de la recherche à la production ».
Je souhaite que vous puissiez préciser les intentions de la Commission et la valeur ajoutée qui est attendue de ce fonds.
M. Stéphane Séjourné, commissaire européen, vice-président exécutif de la Commission européenne chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle. - Merci pour votre invitation. La semaine dernière, j'étais en Espagne pour accomplir le même exercice ; cela fait partie de nos responsabilités, en tant que commissaires. Je vous recommande de solliciter mes collègues, qui seront ravis de se prêter à cet exercice démocratique.
Quelques éléments sur notre stratégie industrielle et économique, tout d'abord. Celle-ci doit être revue à l'aune des nouveaux enjeux géopolitiques et des événements survenus dans le monde récemment. Je songe à la guerre commerciale lancée par Donald Trump, ainsi qu'à la nécessité pour notre économie de conclure un nouvel accord géostratégique et commercial avec la Chine : l'Europe ne saurait être un réceptacle pour toutes les surcapacités mondiales d'une économie qui se ferme de plus en plus. En résumé, nous devons définir le modèle économique européen pour les années à venir : dans quelle mesure la Commission européenne répond-elle aux enjeux économiques du marché intérieur ?
J'insisterai sur deux éléments.
Le premier porte sur la signature d'accords commerciaux de nouvelle génération, plus précis, plus pragmatiques ; cela va de pair avec la simplification que vous appeliez de vos voeux pour renforcer notre compétitivité. Si nous voulons nous montrer plus pragmatiques, nous devons regarder où se situent nos intérêts, secteur par secteur, dans ce nouvel environnement international.
C'est pourquoi la Commission européenne a accéléré la diversification de nos accords commerciaux pour ne pas dépendre d'un seul marché, car cela nous rend vulnérables. Les accords en préparation avec l'Inde et l'Indonésie s'inscrivent dans cet objectif. Nous avons sondé nos partenaires du G7 avec qui nous partageons les mêmes valeurs - démocratie, respect des règles du commerce international, notamment. Ainsi, nous pourrions approfondir les accords liant l'Union européenne au Japon, au Canada, au Royaume-Uni ou à l'Australie, par exemple dans le secteur des vins et spiritueux, très dépendant de deux gros marchés étrangers - ce secteur a besoin de trouver de nouveaux débouchés si nous ne voulons pas être soumis au chantage de pays qui fermeraient l'accès à leur marché.
Nous devons aussi renforcer l'accès des entreprises à notre marché intérieur, et à ses 450 millions de consommateurs. Celui-ci est sous-exploité : souvent, les entreprises européennes ont axé leur développement à l'international, au détriment du marché européen qui, pourtant, pourrait contribuer à leur croissance. Notre objectif est donc de renforcer le marché intérieur en supprimant les barrières réglementaires ou les surtranspositions, votées par les parlements nationaux, souvent à la demande du secteur privé. Nous avons identifié une dizaine de ces barrières : leur suppression aurait des conséquences positives pour les entreprises européennes.
Souvent, on a taxé la France de scepticisme à l'égard du marché intérieur. Mais nombre d'entreprises françaises, à l'instar de leurs homologues allemandes, pourraient facilement investir le marché européen. Les entreprises et les responsables politiques doivent changer de culture politique et devenir les amis du marché intérieur et, ce faisant, renouer avec son inventeur, Jacques Delors.
Nous menons ces deux stratégies de concert : une stratégie extérieure de diversification et une stratégie intérieure pour que la croissance de nos entreprises progresse, à l'heure où les tensions sur les marchés internationaux et les incertitudes géopolitiques se multiplient. Certes, nous avons stabilisé une partie de nos accords commerciaux, mais les différends commerciaux risquent de perdurer, notamment ceux nous liant aux États-Unis.
Deuxième piste de solutions : la protection du marché européen. Il ne sert à rien de supprimer les barrières réglementaires internes si nous ne renforçons pas la protection des frontières extérieures de l'Union. Cela passe par un accord au Conseil sur la réforme des douanes, actuellement bloquée : celle-ci nous permettrait, entre autres, de créer une agence des douanes et de taxer les petits paquets en provenance de Chine.
Renforcement du marché intérieur et protection des frontières extérieures de l'Union vont de pair ; je m'efforce d'avancer sur ces deux réformes en même temps. Si celles-ci sont adoptées, nous pourrons bâtir les fondations d'un autre modèle économique, avec de nouvelles conditions d'entrée sur le marché intérieur, qui doit être protégé des entreprises ou des États pratiquant une concurrence déloyale envers les entreprises européennes.
Avant la fin de l'année, je présenterai un outil tendant à accélérer la mise en oeuvre des rapports Draghi et Letta et visant à préciser les conditions pour investir en Europe. L'Union a souvent ouvert ses marchés sans exiger les mêmes règles que celles qui étaient imposées aux entreprises européennes qui se lançaient à l'étranger : ainsi, on a souvent parlé en France de naïveté européenne, avec un marché ouvert aux quatre vents. Nous souhaitons davantage de réciprocité désormais, en conditionnant notamment les investissements étrangers à des transferts de technologies.
Nous avons eu des tensions avec la Chine dans le domaine de l'automobile, car nous imposons 35 % de droits de douane à l'importation de véhicules électriques en provenance de ce pays. Il existe une solution : construire la voiture électrique chinoise en Europe, en prévoyant des transferts de technologies dans le domaine des batteries et en faisant fonctionner notre chaîne de valeur et nos sous-traitants. Il faut renchérir le prix des voitures chinoises, non pas par le biais de droits de douane, mais en imposant des conditions de production similaires.
Nous devons réinventer un nouveau modèle économique. Il y a urgence, alors que la Chine est de plus en plus agressive et qu'elle se joue de nos dépendances, l'approvisionnement en matières premières devenant critique pour certaines entreprises. Les autorités chinoises imposent des licences à l'importation de terres rares depuis la Chine qui sont de plus en plus difficiles à obtenir et assorties de demandes exorbitantes. Il faut que cela cesse. Il est urgent de réduire ces dépendances. Depuis le début du mandat, nous avons labellisé quarante-sept projets de réouverture d'exploitation minière en Europe. L'objectif à l'horizon 2030 est de pouvoir exploiter sur le territoire européen un minimum de 10 % des dix-sept matières critiques dont l'industrie a besoin, et pour certaines autres, de devenir quasiment indépendants dans la production et la transformation. C'est un enjeu énorme si nous voulons ne plus subir de chantage commercial et ne plus être dépendants d'autres pays dans nos facteurs de production.
Le secteur de la batterie n'aura aucun avenir si nous ne mettons pas un terme à ces dépendances, que nous avons laissé se construire au fil du temps. Or les événements récents montrent que celles-ci constituaient des faiblesses exploitées par nos partenaires.
Nous devons agir dans l'urgence, mais aussi changer de modèle. Cela suppose de faire tomber de nombreux tabous européens : tabou de la préférence européenne dans les marchés publics, tabou de la protection de nos frontières ou encore tabou de la protection d'un secteur économique donné, à l'instar des mesures que nous avons prises en faveur de l'acier. Il faut être capable de mettre un terme aux importations lorsqu'un secteur d'activité est en difficulté en Europe.
Nous avons davantage avancé en six mois qu'en quinze ans. Le contexte géopolitique a joué un grand rôle dans cette évolution, mais nous avons besoin des parlements nationaux et de l'ensemble des États membres pour construire ce nouveau modèle économique. Sans ce dernier, et sans la fin de la naïveté européenne, je crains que nous allions au-devant de grandes difficultés, tant pour les entreprises industrielles présentes de longue date en Europe que pour les acteurs des nouvelles industries.
M. Jean-François Rapin, président. - Vous avez évoqué une initiative législative visant à rendre opérationnels les rapports Draghi et Letta. Quid du cadre financier pluriannuel ?
M. Stéphane Séjourné. - Le fonds de compétitivité est l'un des outils du futur cadre, dont la discussion devrait durer deux ans : nous avons donc le temps de le construire, en y intégrant les flexibilités nécessaires pour répondre aux urgences que nous ne connaissons pas encore. L'expérience de ces cinq dernières années a montré que des flexibilités étaient plus que nécessaires pour répondre aux urgences économiques auxquelles font face certains secteurs. En effet, nous avons dû systématiquement attendre plusieurs mois de réflexion, de codécision et de négociations avec les États membres pour pouvoir déplacer quelques milliards d'euros et les réorienter des crédits sur les secteurs affectés. Demain, nous pourrons intervenir de la recherche jusqu'à un soutien direct aux entreprises en difficulté - il est actuellement impossible à la Commission d'agir en ce sens.
M. Jean-François Rapin, président. - Il est vrai que l'on demande toujours de la flexibilité, mais, quand on en dispose enfin, on craint toujours que ce ne soit un piège.
Vous avez évoqué la préférence européenne en matière de marchés publics et d'industrie. Certains États membres sont quelque peu schizophrènes ; si tout le monde jouait le jeu, ce serait bien plus facile.
M. Jacques Fernique. - À Mertzwiller, dans mon département du Bas-Rhin, l'entreprise BDR Thermea - l'ancienne société De Dietrich - va fermer son usine de production de pompes à chaleur, en dépit d'investissements récents. Quelque 320 emplois seront supprimés et l'essentiel de la production sera délocalisé en Slovaquie.
Cette fermeture illustre les angles morts de la politique européenne, le manque de coordination entre États membres, la compétition intra-européenne et l'inefficacité des incitations à investir dans les technologies propres. Nous manquons cruellement d'une politique industrielle européenne cohérente, solidaire et organisée, capable de gérer la compétition interne sans que nous nous cannibalisions les uns les autres. L'exemple de BDR Thermea est, à cet égard, très concret. Comptez-vous prendre ce problème à bras-le-corps, à tout le moins pour les secteurs stratégiques ? Comment, précisément, comptez-vous agir ? Il y a urgence, car les fractures territoriale et sociale se creusent.
Enfin, face à l'Inflation Reduction Act (IRA) et aux surcapacités de production chinoise, comment privilégier le « made in Europe » ? Je pense notamment aux appels d'offres publics. Comment privilégier davantage les entreprises européennes, au moins dans les secteurs prioritaires ? Le règlement Net-Zero Industry Act (NZIA) va dans ce sens, mais il ne va pas encore assez loin. Comptez-vous introduire une clause de préférence européenne pour chaque euro d'argent public dépensé ? Enfin, pourquoi ne pas renforcer les critères de localisation du règlement NZIA ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous dites vouloir lever le tabou de la préférence communautaire. Concrètement, cela passera-t-il par une réforme en profondeur des trois directives qui définissent les règles régissant les marchés publics ?
La commission d'enquête sénatoriale relative à la commande publique a montré que celle-ci représentait des dépenses de quelque 400 milliards d'euros par an ; c'est un levier majeur de soutien au tissu économique. Il y a urgence à agir, d'autant que, dès novembre 2023, le rapport de la Cour des comptes européenne portait un jugement sévère sur ces directives, tout comme les rapports Draghi et Letta.
Qu'êtes-vous prêt à faire en particulier dans le domaine de la commande publique liée au numérique ? Nos dépendances sont devenues extrêmement dangereuses - je songe notamment à la dépendance actuelle aux solutions américaines, à laquelle s'ajoute le droit extraterritorial. Comptez-vous favoriser le développement des très petites entreprises (TPE) et des PME en proposant un véritable Small Business Act (SBA), ainsi que le recommande la commission d'enquête du Sénat ?
Mme Marta de Cidrac. - Vous êtes chargé de la mise en oeuvre du pacte Industrie propre, qui vise à soutenir la transition du secteur industriel, ainsi que de celle du règlement NZIA, dont l'objectif est de produire au moins 40 % des technologies nécessaires à la décarbonation. Que comptez-vous faire pour y parvenir ?
Se pose également la question des flux de carbone, avec des fuites de carbone d'un côté et des importations de l'autre. Comment comptez-vous équilibrer ces flux qui concernent un grand nombre de produits, de denrées ou de plastiques ?
M. Stéphane Séjourné. - Monsieur Fernique, je vous adresserai une réponse précise sur la situation de l'entreprise que vous avez mentionnée.
Dans les années à venir, l'enjeu est de créer une politique industrielle associant les vingt-sept, et ne plus nous contenter de politiques nationales dépourvues de stratégie. C'est l'un des enseignements du rapport Draghi, qui prévoir un outil de coordination des politiques nationales entre tous les États membres : la Commission y travaille. Parvenir à une véritable politique industrielle en dépassant certains tabous est un défi, mais il existe désormais une volonté politique au sein du Conseil pour y parvenir.
Nous devons mener le combat sur les clauses européennes. Nous proposerons d'ici à 2026 une révision des directives sur les marchés publics. Pas moins de 8 directives et 64 règlements sectoriels sont aujourd'hui en vigueur : nous avons donc une obligation de simplification, y compris pour les pouvoirs adjudicateurs, qui, souvent, n'y comprennent pas grand-chose. Le critère du prix devient alors un élément important pour assurer la sécurité juridique de leur marché.
Nous souhaitons introduire la préférence européenne dans certains secteurs. J'étais à Dunkerque il y a quelques jours : si la commune souhaite construire un bâtiment, elle doit être en mesure d'exiger dans son marché public que 75 % de l'acier utilisé sera de l'acier bas-carbone européen labellisé. Notre but est de construire les conditions de la demande et, partant, de remplir le carnet de commandes des industries européennes, qui subissent des différences de compétitivité avec des entreprises extérieures ne produisant pas dans les mêmes conditions sociales et environnementales. Il s'agit aussi d'offrir aux collectivités la capacité de faire vivre leurs écosystèmes économiques régionaux. Ce sera l'un des grands enjeux des prochains mois.
Je suis ouvert à de nouvelles contributions sur la réforme des marchés publics, qui représentent 2 000 milliards d'euros de dépenses par an, soit environ 15 % du PIB européen, dont 700 milliards - un montant supérieur au budget de l'Union - dépendent du droit européen. Par conséquent, en changeant les critères, nous pouvons réorienter des masses d'argent, doper des secteurs et ainsi disposer des outils d'une véritable politique industrielle. Le budget européen est l'un de ces outils, mais les marchés publics seront également un instrument essentiel.
Encore faut-il que ces critères soient bien définis, les secteurs stratégiques bien choisis et que les pouvoirs adjudicateurs puissent utiliser les bons critères. La simplicité de la rédaction sera donc essentielle pour garantir l'utilisation des nouvelles clauses. Évidemment, nous aurons un débat pour définir les domaines que nous considérons comme stratégiques. Certains États membres et certains secteurs souhaiteront privilégier le prix et la bonne utilisation de l'argent public - c'est un argument recevable. J'ouvrirai ce débat - politique - en 2026 sur le fondement des contributions reçues d'ici là.
Le premier paquet omnibus permet de simplifier les dispositifs en faveur des PME : l'un d'eux prévoit que 50 000 entreprises supplémentaires soient exemptées de certaines obligations européennes, car celles-ci ne disposent pas du personnel et des ressources nécessaires pour se conformer aux contraintes communautaires ; souvent, elles devaient recourir à des cabinets de conseil. Notre proposition est en discussion au Parlement européen, qui, je crois, souhaite relever le seuil. J'y suis plutôt favorable. Cela ne sera toutefois pas suffisant pour simplifier la vie des entreprises. D'où la création du fonds de compétitivité, qui rassemble quatorze fonds européens existants et crée un guichet unique. Grâce au passeport PME, les entreprises n'auront pas à prouver leur statut à chaque fois qu'elles accomplissent une démarche auprès des institutions européennes.
Nous avons développé une stratégie pour faciliter l'accès des PME et des TPE aux dispositifs européens ; le Parlement et le Conseil en débattent actuellement, en vue notamment de leur accorder éventuellement certaines exemptions.
Mme Marta de Cidrac. - Pardon, mais vous n'avez pas répondu à ma question.
M. Stéphane Séjourné. - Au sein de la stratégie globale, et tout le monde l'a en tête, la décarbonation est une stratégie non seulement environnementale, mais aussi économique : c'est avant tout une question de dépendance. Nous importons 450 milliards d'euros d'hydrocarbures en Europe, qu'on pourrait dépenser dans d'autres secteurs. Ils grèvent notre balance commerciale européenne. Il faut donc poursuivre la stratégie de décarbonation.
Pour cela, nous proposons, avec ma collègue socialiste Teresa Ribera, vice-présidente de la Commission européenne en charge de ces sujets, le Clean Industrial Deal, une stratégie de décarbonation européenne. Nous proposerons également d'augmenter tous les fonds apportant une aide au travers de différents outils comme des garanties et des subventions. Les aciéries et les cimenteries pourront dorénavant être aidées financièrement. Les sommes en jeu sont considérables. Dans le secteur chimique, un vapocraqueur coûte 1,5 milliard d'euros.
La stratégie de décarbonation permet aussi de moderniser notre industrie et de nous rendre plus compétitifs : les investissements réalisés par nos industriels auront comme objectif d'avoir l'un des appareils productifs les plus modernes au monde. Dans le secteur chimique, nos vapocraqueurs ont plus de quarante ans, ils ne sont plus compétitifs sur le marché international. Nous perdons des parts de marché à l'étranger. Tout ce qui aide à la modernisation de l'appareil productif de nos industries et à sa décarbonation est bienvenu.
Réglementairement, le MACF doit permettre de régler ce problème de flux de carbone. Il doit aussi régler le problème de l'exportation pour ne pas mettre en difficulté nos industriels par rapport au reste du monde. Pour cela, mon collègue néerlandais Wopke Hoekstra présentera avant la fin de l'année une réforme du MACF visant à combler tous les trous dans la raquette que nous avons identifiés ces deux dernières années. Nous devons, en aval, résoudre le problème des produits très carbonés et fabriqués dans des conditions différentes de celles autorisées dans l'Union européenne, mais qui sont actuellement autorisés à l'importation en Europe.
Ces trous seront couverts et nous allons rajouter dans nos objectifs un certain nombre de matières premières et de produits pour aller plus loin sur cette taxe carbone, outil important pour la Commission européenne. Cela participe à la stratégie que j'ai évoquée pour protéger le marché européen. Je serai ravi de vous présenter cette proposition quand mon collègue aura terminé ses travaux.
Mme Christine Lavarde. - Vous avez évoqué la nécessité de se protéger de l'extérieur, et notamment la taxe sur les petits colis. Ne serait-il pas plus efficace d'instaurer un vrai MACF ? Ce n'est pas tant la taille du colis qui nous pénalise que nos différentiels de compétitivité avec d'autres pays qui ont une production carbonée - sur la base du cycle de vie - plus importante que la nôtre.
Vous avez évoqué les matériaux critiques. L'Union européenne essaie de développer l'économie circulaire. Un certain nombre de ces matières de seconde vie ne sont pas compétitives, car beaucoup plus chères. La Commission va-t-elle imposer des taux d'incorporation de matières recyclées dans les nouveaux produits ?
M. Bernard Jomier. - Je poursuivrai sur le même thème pour l'industrie du médicament. Il y a un enjeu fort de réimplanter cette industrie en Europe. La Commission est très active sur ce sujet. La révision du paquet pharmaceutique est toujours en cours ; il y aura bientôt une proposition de règlement sur les médicaments critiques. Mais je suis un peu perplexe : vous nous avez présenté de grands principes comme la préférence européenne, mais ce principe ne figure pas dans les textes comme étant un outil.
La version initiale du texte sur le Fonds européen pour la compétitivité listait des critères à remplir et la version actuelle ne mentionne plus qu'une possibilité. C'est plutôt un recul !
On ne sera jamais compétitifs par rapport à la Chine ou à l'Inde. Il y a quinze jours, j'ai visité une usine de médicaments à Nairobi, au Kenya. Le directeur craignait une fermeture, faute de compétitivité suffisante. S'ils ne peuvent y arriver avec leurs législations sociale, environnementale et de sécurité, nous ne pourrons jamais réussir. Nous sommes dans un monde où Donald Trump prépare une hausse des prix des médicaments en Europe, car il tord le bras aux industriels afin qu'ils baissent leurs prix aux États-Unis. Elles vont donc se récupérer sur l'Europe...
La Commission européenne prépare - vous nous l'avez confirmé - un accord de libre-échange avec l'Inde. Dans le secteur pharmaceutique, cela aboutira à la destruction totale de notre industrie ! J'ai du mal à comprendre comment vous comptez obtenir ainsi une réindustrialisation des entreprises du médicament en Europe ?
M. Didier Marie. - J'ai été assez étonné que vous ne citiez pas, dans votre propos introductif, la transition climatique. Depuis, vous êtes intervenu sur la décarbonation.
D'autres sujets nous préoccupent, comme les décisions prises dans les textes omnibus. Je pense notamment aux directives CSRD et CS3D qui, au nom de la simplification, tendent plutôt vers la dérégulation. Lors du sommet de Copenhague, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a estimé que l'Union européenne a besoin de dérégulation. Quelle différence voyez-vous entre simplification et dérégulation ? Jusqu'où aller pour éviter la dérégulation et la remise en cause des acquis obtenus ces dernières années par la Commission européenne, notamment sous l'impulsion du Parlement européen ?
Je suis aussi inquiet quant au texte concernant l'industrie chimique qui doit rouvrir le débat sur plusieurs règlements européens, notamment s'agissant des règles d'étiquetage, des produits cosmétiques - des restrictions sur certaines substances dangereuses seraient levées - ou encore de l'application du règlement Reach aux fertilisants.
Nous partageons vos constats : le monde change. Le Président de la République estimait que la réaction de la Commission européenne était trop timide par rapport aux États-Unis. Comment concilier le fait de faciliter l'investissement de 600 milliards d'euros en trois ans aux États-Unis - il faut y ajouter 750 milliards d'euros d'achat de gaz et de pétrole... - et, en même temps, de renforcer notre marché intérieur dont les besoins sont estimés, par M. Draghi, à 800 milliards d'euros par an, alors que vous n'avez « en portefeuille » que 410 milliards d'euros pour le Fonds européen pour la compétitivité ? Nous craignons que la fusion de treize ou quatorze programmes dans ce fonds se fasse au détriment de certaines politiques publiques. Comment s'articule le maintien d'un certain nombre de ces politiques qui ont porté leurs fruits avec cette volonté de fusion des moyens ?
M. Cyril Pellevat. - En juin dernier, la Commission européenne a présenté un nouveau paquet omnibus de simplification consacré à la défense européenne. Si l'ensemble des États membres semblent s'accorder sur la nécessité de renforcer nos moyens en matière de défense, des divergences persistent.
Les divisions avec l'Allemagne sur l'avenir du système de combat aérien du futur (SCAF) posent également question, de même que le financement du programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP). Il est pourtant essentiel de renforcer notre autonomie stratégique. Dans ce contexte, quelles sont les perspectives de la Commission européenne pour renforcer les projets communs européens et l'industrie de défense européenne ?
M. Stéphane Séjourné. - Votre précision et votre connaissance des dossiers européens sont impressionnantes, je me croirais dans une audition de parlementaires européens ! Je vous félicite pour la pertinence de vos interventions.
Je commencerai par le volet commercial : 80 % des petits colis - c'est-à-dire les colis inférieurs à 150 euros - seraient, selon une projection à partir d'échantillons de contrôle, soit produits dans des conditions non réglementairement acceptables pour l'Union européenne, soit défectueux, soit les deux. L'enjeu est important.
Le taux de contrôle entre deux ports d'arrivée en Europe - l'un en France, l'autre dans le nord de l'Europe - est éloquent. Dans ce port français bien connu, un produit sur 2 000 est rejeté par nos douanes, tandis que la proportion s'élève à un produit sur deux millions dans l'autre port... Soit il y a trop de produits défectueux arrivant dans ce port français, soit il n'y a pas de contrôle dans l'autre port... Cela montre les enjeux auxquels nous aurons à faire face dans les prochaines années.
Il est urgent d'agir, c'est l'objet de la proposition que nous avons déposée et qui est maintenant sur la table du Conseil. La Commission cherche à obtenir un compromis entre les États membres pour créer une agence des douanes afin de s'assurer que les contrôles sont équivalents et qu'il n'y a pas de dumping entre ports et aéroports européens. C'est un sujet presque commercial : 25 % des droits de douane reviennent à l'État membre. Il faut arrêter rapidement ce petit jeu ! Cette agence constituerait une partie de la réponse.
Cette proposition intègre également la fin de l'exemption douanière pour les colis de moins de 150 euros. Il est urgent de supprimer cette exemption.
Nous avons agi et cette proposition est sur la table - je le redis. J'attends un accord entre les États membres. L'enjeu est important : le nombre de petits colis croît de manière exponentielle, il devrait en arriver 6,5 milliards en Europe l'année prochaine ! Si nous ne réagissons pas maintenant, une partie du commerce européen mourra petit à petit.
L'économie circulaire est porteuse d'avenir. C'est pourquoi nous voulons intégrer la circularité parmi les critères possibles des marchés publics et inclure le coût du recyclage dans celui du produit fini. Toutefois, il faudra coupler ces évolutions avec de la simplification. Je le dis d'expérience : nous partons d'un bon principe, mais il faut calculer ce que coûte son application, notamment pour les entreprises, qui doivent mettre en place un reporting. Pour être sûr d'avoir un contrôle effectif et de connaître le taux de recyclage dans chaque produit, il faudra soit faire confiance aux entreprises et réaliser un contrôle a posteriori - cela peut être une option pour les marchés porteurs ou les critères de recyclabilité -, soit simplifier au maximum le reporting. En rajouter en la matière sera très mal vécu. À l'inverse, nous essayons de rendre plus vivable l'application des règles européennes.
Concernant les paquets omnibus de simplification, la Commission européenne veut conserver les textes, alors que déréguler reviendrait à les supprimer. Le Parlement aurait pu déposer un amendement de suppression des réglementations, mais ce n'est pas l'option qui a été retenue. Nous voulons conserver les objectifs que nous nous sommes fixés dans les directives CSRD ou CS3D. Il en est de même, par exemple, pour les textes liés aux produits cosmétiques : il ne s'agit pas de changer les règles concernant les produits dangereux, mais de réévaluer les délais imposés aux entreprises pour qu'elles changent la formulation d'un produit une fois un problème détecté et de simplifier le processus. C'est une question d'efficacité et de réalisme économique.
Ces textes ont été étroitement élaborés - cela n'a jamais été autant le cas auparavant - avec les entreprises, les syndicats, les associations de consommateurs afin d'obtenir un bon équilibre.
Lorsqu'on souhaite simplifier, il faut - évidemment - enlever des contraintes et non en rajouter. Oui, nous assumons de retirer du reporting quand il n'est pas nécessaire, de simplifier les procédures ou d'allonger les délais. Nous avons fait cela dans tous les textes. Nous modifions le cas échéant ces points, mais nous ne touchons pas à l'équilibre ou aux objectifs. Cela nous est d'ailleurs suffisamment reproché par certains acteurs privés qui auraient préféré, pour leur part, de la dérégulation. Subir des reproches des deux côtés signifie peut-être que nous avons atteint un bon équilibre...
Pour obtenir un accord politique au Parlement européen, j'ai besoin des groupes socialiste et écologiste, mais aussi des libéraux et des conservateurs. Toute ressemblance avec la vie politique française n'est pas forcément exacte, mais l'hémicycle ressemble fortement à celui de l'Assemblée nationale.
Le SCAF est un dispositif relevant uniquement des États membres et non de la Commission européenne : c'est un programme intergouvernemental. La Commission n'a pas de compétence en la matière et n'a pas de rôle dans la gouvernance de ce programme. Pour aller vers une Europe de la défense, nous avons besoin de ce type de projet et nous devons construire des ponts entre les États et entre les industriels. Pour autant, la Commission a dégagé des financements, via différents fonds, pour soutenir tous ces projets.
Notre objectif est d'intégrer la préférence européenne dans ces fonds pour soutenir le « made in Europe ». Cela permettra à notre industrie de profiter de l'argent public européen pour se développer. Nous avons déjà obtenu des résultats : 65 % de l'argent dépensé doit être européen et chaque produit doit contenir 65 % de composants européens. Cela va dans le bon sens pour l'industrie européenne et le développement de nos projets communs.
J'ai déjà évoqué le paquet omnibus sur les cosmétiques. Tout ce qui est cancérigène restera interdit. Nous ne toucherons ni aux substances ni à la réglementation des substances.
Nous proposons d'accorder des délais supplémentaires aux entreprises pour qu'elles trouvent des alternatives, mais ces délais sont raisonnables au vu des travaux scientifiques et de la faisabilité de ces transformations. L'objectif est de garder un haut degré de protection sanitaire, en accompagnant nos entreprises dans les transformations qui sont à l'oeuvre, mais en ne nous mettant pas en complet décalage avec nos concurrents internationaux.
Nous aurons à réfléchir plus globalement sur l'avenir de Reach. J'ai d'ailleurs engagé des discussions depuis plusieurs semaines, notamment avec le Parlement européen, afin d'aboutir à un équilibre.
Le rapport Draghi a mis en avant un besoin d'investissements de 800 milliards d'euros, mais il ne s'agit pas seulement d'argent public. Le volet recherche et développement du fonds Horizon Europe sera doublé et atteindra 200 milliards d'euros sur la prochaine période de programmation. Que les Européens investissent dans leur recherche est un bon signe : cela permettra de débloquer presque 450 milliards d'euros. Si cette somme est bien utilisée et permet de lever des investissements supplémentaires de la part du secteur privé, nous arriverons à plus de 1 000 milliards d'euros d'investissements nets générés par le fonds de compétitivité.
InvestEU est aujourd'hui le meilleur moyen d'utiliser l'argent européen comme un levier pour le secteur privé : c'est un dispositif de garantie publique utilisé par la Banque européenne d'investissement (BEI) avec de l'argent européen, mais aussi avec nos partenaires nationaux que sont les banques publiques, pour investir au plus près du terrain sur des projets spécifiques, avec des taux de rendement très forts : un euro investi peut permettre de lever 20 euros de la part du secteur privé.
Nous avons donc des capacités importantes d'investissement. En plein débat sur l'Europe, la contribution de la France, la bonne utilisation de l'argent européen, celui-ci doit également servir d'effet de levier pour le secteur privé et aboutir à démultiplier les capacités.
Dans l'accord avec les États-Unis, les investissements sont mentionnés non pas dans un cadre juridique, mais en tant qu'indicateurs, car la plupart des compétences sont nationales, comme le choix du mix énergétique ou l'importation du gaz naturel liquéfié (GNL). Finalement, il s'agit d'abord d'une projection des besoins européens. Ce n'est pas une obligation de la part des entreprises d'acheter américain, mais une évaluation par la Commission des besoins européens et de ce qu'il serait possible de faire à réglementation constante. N'ayez aucune inquiétude à ce sujet. Nous n'allons pas investir de l'argent public aux États-Unis, contrairement à ce que prétendent certains médias français. Les entreprises européennes ont de toute façon besoin d'investir dans des marchés extérieurs, notamment aux États-Unis. Pour cela, nous avons besoin d'une véritable stratégie de partenariat.
La priorité des Européens, notamment des entreprises, portait sur la stabilité des droits de douane. Nous avons obtenu cela, mais je m'inquiète des éventuelles évolutions à venir. Tous nos efforts diplomatiques vont à la stabilisation de l'accord pour éviter que la partie américaine rajoute des choses qui déstabiliseraient certains secteurs. Nous n'avons accepté des droits de douane asymétriques pour certains secteurs que pour assurer de la stabilité. Si celle-ci n'existe plus, l'accord sera fragilisé.
M. Jean-François Rapin, président. - Vous n'avez pas répondu sur le secteur du médicament...
M. Stéphane Séjourné. - D'un point de vue réglementaire, ce secteur dépend de mon collègue hongrois, Olivér Várhelyi ; je n'ai en charge que la partie compétitivité industrielle. Ici, les facteurs de compétitivité sont les mêmes que dans beaucoup d'autres secteurs : le prix de l'énergie, le permitting, la surcapacité ou encore le commerce extérieur. Avec mon collègue hongrois, nous essayons de nous coordonner pour protéger le marché. En début de mandat, nous avons introduit la préférence européenne dans notre stratégie, ce qui n'était pas facile à décider au sein de la Commission... Il faut pouvoir l'appliquer et envisager le marché du médicament à l'échelle européenne.
C'est le même enjeu pour d'autres secteurs : nous devons à la fois réindustrialiser, mettre en place un véritable marché unique et assurer une capacité d'exporter pour nos entreprises. Préférence européenne et capacité d'exporter doivent trouver un équilibre.
Sur le marché du médicament, je suis très attentif à ce qui se passe aux États-Unis, car cela peut totalement déstabiliser le marché. Nous sommes en train d'élaborer un plan et nous l'intégrerons dans l'accord avec les États-Unis que nous sommes en train de finaliser.
M. Ahmed Laouedj. - Monsieur le commissaire, vous êtes vice-président exécutif de la Commission européenne chargé de la prospérité et de la stratégie industrielle et vous pilotez le pacte pour une industrie propre. À ce titre, vous souhaitez introduire davantage de « made in Europe » dans les appels d'offres publics. Vous affirmez également que la compétitivité et la décarbonation ne sont pas opposées. Pour sauver le secteur automobile, vous proposez d'investir dans les batteries de recyclage et d'introduire des exigences de contenus européens dans les véhicules. Vous confirmez aussi la date de 2035 pour la fin des ventes de véhicules thermiques, tout en ménageant une clause de révision en 2026.
Comment comptez-vous accompagner les PME et les filières, encore très dépendantes des importations, pour qu'elles ne soient pas les oubliées de la transition ?
La clause de révision de 2026 sur la fin des véhicules thermiques pourrait ouvrir la voie à une certaine flexibilité. Quels critères écologiques contraignants entendez-vous retenir pour éviter qu'elle ne conduise à un recul des ambitions climatiques européennes ?
M. François Bonneau. - L'accord signé avec les États-Unis entraîne de sérieux problèmes pour nos industriels. Les produits exportés aux États-Unis sont taxés à hauteur de 15 %, mais ils subissent une taxation différenciée s'ils contiennent de l'acier ou de l'aluminium. Or le calcul de cette taxation constitue un véritable casse-tête pour les industriels européens. Quelle est votre position à ce sujet ?
L'accord précise que l'Union européenne achètera pour 700 milliards d'euros d'hydrocarbures américains. Ne transformons-nous pas une dépendance russe en une dépendance américaine ?
Ne faudrait-il pas privilégier davantage le nucléaire, notamment les petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors - SMR) ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Il existe des distorsions de concurrence dans le secteur du silicium. Vous avez sans doute été alerté sur la situation de cette filière, qui est confrontée à la fois à des droits de douane américains très importants et à l'inondation de son marché par des produits chinois à faible prix. Cette filière est stratégique pour la défense de notre pays comme pour la transition écologique. C'est un enjeu majeur de souveraineté.
Mes collègues députés européens socialistes et moi-même avons interpellé la présidente de la Commission européenne à ce sujet. Il est urgent de prendre des mesures pour cette filière, dont plusieurs entreprises sont implantées dans ma région, Auvergne-Rhône-Alpes. Quelles mesures proposez-vous pour restaurer sa compétitivité et quelles mesures d'urgence pour protéger l'emploi en son sein ?
Le secteur aérien suscite également des interrogations. Le règlement ReFuelEU Aviation impose à nos compagnies l'incorporation de carburants durables. Si cette évolution est souhaitable, elle renchérit le coût des vols intra-européens. Ces changements sont indispensables pour atteindre nos objectifs climatiques, mais ils créent une distorsion de concurrence avec les acteurs extra-européens. Une partie du trafic se trouve en outre détournée vers des hubs extérieurs à l'Europe. On observe également une fuite de carbone.
La Commission européenne envisage-t-elle de mener un travail concret sur l'extension du mécanisme d'ajustement carbone au transport aérien ?
Mme Gisèle Jourda. - Vous avez présenté le fonds européen pour la compétitivité comme une force de frappe industrielle. Quels sont les moyens de cette ambition ?
Il est effectivement nécessaire de développer nos industries et de gagner en compétitivité, ainsi que de faire croître l'influence française au sein de l'Europe. Mais n'oublions pas les enjeux environnementaux, notamment la dépollution. Vos soutiens aux industriels et vos investissements sont-ils conditionnés à l'absence de facteurs générateurs de pollution industrielle ? Nous savons que la pollution ne s'arrête pas aux frontières.
C'est un enjeu majeur. Nous savons en outre que la directive européenne sur la surveillance des sols n'a cessé d'être ajournée.
Mme Karine Daniel. - Vous vous êtes récemment exprimé sur les baisses d'investissements et les licenciements annoncés chez ArcelorMittal, notamment sur les sites de Dunkerque et Basse-Indre. Pour avoir rencontré les acteurs locaux d'ArcelorMittal en Loire-Atlantique, j'ai observé que la concurrence semblait organisée au sein même d'ArcelorMittal avec les sites extérieurs à l'Union européenne, ce qui ne joue évidemment pas à l'avantage des sites européens. Avez-vous des informations à nous communiquer à ce sujet ?
M. Stéphane Séjourné. - Concernant le secteur automobile, notre objectif est de jouer sur l'offre et la demande. En matière de demande, l'enjeu est de « booster » le carnet de commandes pour le remplacement des flottes professionnelles. Plusieurs mesures d'incitation et réglementations européennes sont attendues en ce sens, d'ici peu, pour encourager l'achat de véhicules électriques. Un véhicule neuf sur deux vendu en Europe est un véhicule professionnel. C'est dire l'ampleur potentielle de ces carnets de commandes.
Du côté de l'offre, nous mettons en avant les conditions de fabrication des véhicules sur le territoire européen pour faire face à la concurrence déloyale liée notamment aux surcapacités chinoises. Les droits de douane, l'outil choisi par l'administration américaine pour favoriser la réindustrialisation, ne correspondent ni à nos valeurs ni à notre désir de respecter le droit international. Les conditions de production et d'accès au marché européen pour les entreprises étrangères seront donc les outils de la réindustrialisation. Il s'agit là d'un autre tabou à faire tomber, dans une forme de révolution.
Il faut sauver l'ensemble du secteur automobile, y compris les sous-traitants et fournisseurs. En posant des conditions aux investissements étrangers, nous répondons aux carnets de commandes. Il est vrai néanmoins que des constructeurs étrangers pourraient arriver sur le marché en faisant du « made in Europe ».
La sécurité constitue par ailleurs un enjeu important. Une voiture électrique connectée peut être déconnectée depuis l'étranger, ce qui pose un problème de sécurité nationale pour l'ensemble des États membres. Le bouton se trouvant à Austin pour la Tesla ou à Shenzhen pour la BYD, la nationalité de l'entreprise susceptible de l'actionner devient un enjeu. Ce n'est pas un problème lorsque 100 000 véhicules sont en circulation sur des autoroutes ou routes départementales partout en Europe, mais cela en devient un lorsque des millions de véhicules peuvent en théorie être stoppés à n'importe quel moment. Il faudrait donc des obligations d'introduction de composants européens dans des marchés privés, dont celui de la voiture. Nous menons cette réflexion.
Un autre tabou est tombé, celui du nucléaire, du fait de la crise énergétique, de nombreux États membres ayant fait preuve de pragmatisme. Depuis le début de la mandature, de nombreux textes européens sont passés du green au clean, c'est-à-dire au bas-carbone. Nous accentuerons cette démarche dans les prochains mois, pour introduire progressivement l'énergie nucléaire dans tous les dispositifs européens.
Les difficultés du secteur du silicium sont bien identifiées. Une première enquête diligentée par la Commission européenne a rendu des conclusions négatives, mais l'évaluation de la situation du secteur avait alors été faussée par une aide d'État française qui compensait son déficit, notamment énergétique. Je plaiderai pour qu'une nouvelle évaluation soit conduite le plus rapidement possible. Il faudra solliciter le ministre de l'industrie et le ministre de l'économie et des finances pour que la France réitère cette demande. Une fois saisi d'une nouvelle demande, je pourrai accélérer la démarche. Une sauvegarde est probablement justifiée au vu d'une première analyse du marché, mais cette dernière doit être étayée. Il faudra en outre plusieurs mois pour mettre d'accord toutes les directions de la Commission européenne.
Concernant le fonds européen pour la compétitivité, notre objectif est assez simple : avoir la capacité d'entrer au capital des entreprises lorsque cela s'avère nécessaire. De nouvelles industries ont besoin d'aides européennes. Si nous ne voulons pas qu'il existe vingt-sept politiques européennes, la Commission européenne doit se doter de nouveaux instruments, notamment cette entrée au capital des entreprises aujourd'hui impossible. La Commission le fait néanmoins de manière détournée, par exemple pour la filière des batteries, « boostée » à hauteur d'environ 2 milliards d'euros.
Il manque donc un instrument entre la garantie et la subvention, pour avoir un réel impact sur ces filières de la recherche appliquée jusqu'à la mise à l'échelle industrielle. L'entrée au capital donnera le signal du soutien de la Commission européenne, ce qui rendra les entreprises attractives pour de nouveaux investisseurs. Nous n'aurons pas ainsi vingt-sept politiques industrielles différentes.
Comme je le soulignais, pour l'instant, la Commission européenne agit de manière détournée, via des acteurs locaux, par exemple Bpifrance. Mais il n'existe pas, au niveau européen, d'agence des participations semblable à celle dont dispose Bercy.
Par ailleurs, l'objectif est d'utiliser les quotas carbone pour investir dans la décarbonation.
S'agissant de l'acier, un tabou supplémentaire est tombé avec l'annonce de la fermeture partielle du marché. C'est une bonne nouvelle. À l'issue de l'application de la clause de sauvegarde, seuls 10 % du marché restent ouverts à l'importation en Europe, ce qui évite le phénomène de dumping entre les sites que vous évoquez. De plus, les quotas sont fermés, les droits de douane sont montés à 50 %. Aucune exception n'est prévue à la règle, sauf si les parlementaires chargés d'examiner la question au Parlement européen en décident autrement. L'enjeu est d'empêcher l'acier sursubventionné d'arriver en Europe, lequel risque de tuer l'industrie européenne.
Il était impossible de répondre à la fois à deux demandes contradictoires : maintenir un acier peu coûteux et conserver nos sites de production. Il a fallu faire trancher les chefs d'État et de gouvernement européens sur ce point. Nous ne pouvons avoir l'acier le moins cher du monde, compte tenu de l'impact de la crise énergétique, et en même temps sauvegarder nos sites industriels et notre capacité de production. Nous avons tranché dans le sens de la protection du marché. Cela me semble bénéfique. Il faut à présent travailler sur la compétitivité du secteur de l'acier, car des gains de compétitivité restent à obtenir au moyen de nouvelles technologies, de modes de production innovants, de nouveaux alliages, de recherche et développement. L'Union européenne doit jouer à cet égard un rôle moteur. Si nous travaillons sur la compétitivité, il y aura encore une place pour l'exportation de l'acier européen dans le monde. En attendant, la fermeture du marché était nécessaire. Nous l'avons décidée, et nous l'assumons. La levée de ce tabou nous permettra d'agir de même dans d'autres secteurs, si cela s'avère nécessaire. Le secteur de la chimie est notamment en grande difficulté, particulièrement pour certaines molécules.
Je reste, bien sûr, à la disposition du Sénat.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Désignation d'un rapporteur
M. Jean-François Rapin, président. - Dans le cadre du contrôle de subsidiarité sur la proposition de règlement modifiant le règlement relatif au programme « Lait et fruits à l'école » et à l'organisation commune des marchés, je propose de désigner Mme Pascale Gruny rapporteur.
Il en est ainsi décidé.
La réunion est close à 15 h 00.
Jeudi 16 octobre 2025
Réunion conjointe avec une délégation de la commission des politiques de l'Union européenne du Sénat italien
Le compte rendu sera publié ultérieurement.