- Mardi 4 novembre 2025
- Mercredi 5
novembre 2025
- Projet de loi de finances pour 2026 - Audition du général d'armée aérienne Fabien Mandon, chef d'état-major des Armées
- Audition du général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre
- Projet de loi n° 853 (2024-2025), adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, autorisant la ratification de plusieurs conventions-cadres relatives aux bureaux à contrôles nationaux juxtaposés, aux contrôles en cours de route et aux gares communes ou d'échange - Désignation d'un rapporteur
- Audition de l'amiral Nicolas Vaujour, chef d'état-major de la Marine (à huis clos)
Mardi 4 novembre 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Projet de loi de finances pour 2026 - Audition de MM. Nicolas Roche, secrétaire général du SGDSN, Vincent Strubel, directeur général de l'Anssi et Marc-Antoine Brillant, chef du service Viginum
M. Cédric Perrin, président. - Nous recevons cet après-midi M. Nicolas Roche, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), dans le cadre des auditions plénières de la commission sur le projet de loi de finances (PLF) pour 2026.
Il s'agit de votre deuxième audition devant notre commission depuis votre nomination le 26 mars dernier, votre première s'étant déroulée à huis clos le 21 mai sur l'actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) dont vous avez eu la charge dès votre prise de fonctions.
Nous souhaitons vous entendre sur les crédits du programme 129 relatifs à la coordination de la sécurité et de la défense, raison pour laquelle vous êtes accompagné de vos deux principaux responsables de services à compétence nationale que nous avons maintenant coutume de recevoir : M. Vincent Strubel, directeur général de l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (Anssi), et M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum).
Plus largement, je rappelle que les crédits de ce programme visent à soutenir aussi d'autres actions telles que l'organisation des conseils de défense et de sécurité nationale, la coordination interministérielle pour prévenir les crises ainsi que la sécurisation des activités d'importance vitale, la protection du potentiel scientifique et technique de la nation et la sécurité des transmissions gouvernementales dont l'opérateur des systèmes d'information interministériels classifiés (Osiic) a la charge.
Ces crédits servent également à financer, d'une part, les fonds spéciaux consacrés par les services de renseignement aux diverses actions liées à la sécurité extérieure et intérieure, d'autre part, le groupement interministériel de contrôle (GIC) qui centralise et exploite les techniques de renseignement nécessaires au recueil de données auprès des opérateurs de téléphonie et fournisseurs de services de communication sur internet.
Le rôle du SGDSN est donc bien plus large que la seule sécurité des systèmes d'information et la protection contre les ingérences numériques étrangères, mais indiscutablement, les cyberattaques comme la guerre informationnelle sont devenues des sujets grand public qui touchent, voire menacent, tous les Français. C'est pourquoi nous nous étions émus l'an dernier de la baisse des crédits de paiement de l'action n°2 Coordination de la sécurité et de la défense qui étaient passés de 438 millions d'euros en 2024 à 406 millions d'euros pour 2025.
J'ai en mémoire de larges débats en commission comme en séance publique sur la nécessité de conforter les moyens de Viginum pour lutter contre les manipulations de l'information. Un amendement consensuel de crédits avait été adopté en ce sens dans le cours de la discussion. En revanche, les avis étaient plus partagés sur l'Anssi ; il était envisagé de faire évoluer ses missions en cohérence avec le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, texte qui est toujours bloqué à l'Assemblée nationale.
Enfin, les avis étaient moins consensuels sur le soutien que la plupart d'entre nous souhaitaient apporter à l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) dont les effectifs avaient été revus à la baisse.
Finalement, ces discussions et initiatives parlementaires ont été balayées lors du vote du budget intervenu en février dernier, à la suite d'une commission mixte paritaire (CMP) qui n'a tenu aucun compte de nos positions. Comment vos services ont-ils fonctionné dans ce contexte budgétaire exceptionnellement contraint ?
Nous sommes tous intéressés par votre retour d'expérience sur l'exécution 2025, dans la mesure où cela pourrait se reproduire en 2026. Je ne l'espère évidemment pas, c'est pourquoi il est important que vous puissiez vous exprimer sur les difficultés, voire les dangers, que représenterait l'absence de budget avant la fin de l'année.
Quelles orientations pourrez-vous prendre en 2026 avec un budget qui devrait remonter de 406 millions d'euros à 431 millions d'euros l'an prochain ?
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui est retransmise sur le site internet du Sénat et ses réseaux sociaux, et consultable en vidéo à la demande.
M. Nicolas Roche, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). - C'est un plaisir pour moi de revenir devant votre commission. J'avais eu l'honneur d'être parmi vous, alors que nous élaborions la RNS. Je vous remercie de vos propos et de votre soutien constant à l'égard des agents et des services du SGDSN.
Je présenterai l'exécution du budget 2025, en revenant en détail sur les décisions de gestion prises durant l'année, puis sur le budget 2026 et nos priorités. L'année 2026 est la première année de pleine mise en oeuvre des priorités définies dans la RNS.
Je n'étais pas en fonctions au SGDSN lorsque vous avez débattu du PLF 2025. Toutefois, je n'ignore pas que vous avez examiné avec la plus grande attention les moyens du SGDSN. Mon prédécesseur, Stéphane Bouillon, auquel je rends hommage, m'a informé de l'amendement de relèvement de crédits que vous aviez adopté. C'est une marque de confiance de la part de votre commission et de chacun d'entre vous à l'égard de la structure que j'ai l'honneur de diriger et de l'ensemble de ses agents. Je reprends à mon compte ce que Stéphane Bouillon avait coutume de dire. L'exigence de rigueur va de pair avec votre confiance dans l'accomplissement de nos missions et dans l'utilisation des crédits qui nous sont confiés.
Je reviens sur les mouvements budgétaires opérés durant l'exercice 2025 sur la partie du programme 129 dont nous avons la charge. Ils reflètent la mise en oeuvre, en cours d'année, des objectifs stratégiques du SGDSN qui ont été réaffirmés cet été par la RNS. Ils matérialisent un effort significatif réalisé durant l'année 2025 en direction des opérateurs - l'Anssi, l'Osiic, Viginum et le GIC - enclenchés dès cet été par des arbitrages du Premier ministre et qui se poursuivront, si vous décidez d'adopter ce budget, dans les arbitrages du Gouvernement rendus lors de la préparation du PLF 2026 et qui forment le cadre de notre réflexion sur nos priorités d'action pour 2026.
Je reviens d'abord sur les grandes masses. La loi de finances initiale (LFI) pour 2025, promulguée le 14 février, prévoyait 110,1 millions d'euros au titre des dépenses de personnel (titre 2) et en charges sociales, 228,3 millions d'euros en autorisations d'engagement (AE) et 229 millions d'euros en crédits de paiement (CP) sur les dépenses hors titre 2.
Il est très rapidement apparu, dans la gestion de 2025 et dans l'exécution de la loi de finances initiale, que la dotation en crédits de titre 2 était insuffisante pour assurer, sur l'année entière, la rémunération de l'ensemble des agents dans le périmètre du SGDSN. Nous avons tiré très tôt les conséquences de cette situation dans la gestion de 2025, en prenant un certain nombre de mesures d'économies afin de respecter l'enveloppe de crédits de titre 2 qui nous avait été allouée.
L'une de ces mesures a été d'augmenter la vacance frictionnelle, ce qui nous a permis de gagner un peu de masse salariale en allongeant la durée des vacances de poste entre deux recrutements, ce qui n'est pas sans effet opérationnel...
Comme nous avions structurellement des difficultés de gestion au regard de notre plafond d'emplois, le cabinet du Premier ministre et le Premier ministre lui-même ont décidé de nous allouer, dans le courant de l'été, une dotation complémentaire de crédits de titre 2 de 5 millions d'euros dans le cadre du schéma de fin de gestion, afin de boucler correctement notre budget pour 2025 pour ce qui concerne les dépenses de personnel et les emplois. Initialement, le schéma d'emploi pour 2025 prévoyait une baisse de 10 ETP.
L'année dernière, mon prédécesseur, Stéphane Bouillon, s'était engagé à ce que cette diminution des effectifs soit absorbée en minimisant les effets délétères sur l'accomplissement des missions opérationnelles du SGDSN. Début 2025, les grands opérateurs du ministère ont reçu plusieurs nouvelles missions opérationnelles. Le schéma d'emploi du SGDSN pouvait être légitimement augmenté à hauteur de 30 ETP, qui ont été notifiés dans la lettre plafond qui nous a été envoyée le 13 août 2025 par le Premier ministre. Les coûts de cette mesure sont très modérés en 2025, car les délais de recrutement sont tels que l'essentiel des dépenses intervient en fin de gestion et sera plutôt reporté en année pleine sur 2026. Je vous rassure, l'ensemble de ces mesures a bien été pris en compte dans l'élaboration du PLF 2026. Les crédits de titre 2 du SGDSN et son plafond d'emploi ont augmenté au cours de l'année 2025. Cela nous permet de consacrer nos moyens à un certain nombre de missions opérationnelles définies comme prioritaires dans la RNS, qui sont celles de Viginum, de l'Osiic, du GIC et de l'Anssi, le coeur historique des deux grandes directions centrales du SGDSN ayant été laissé largement à l'écart de ce renforcement.
Pour les autres crédits, certaines mesures sont intervenues en cours de gestion. En entrée de gestion, en plus de la LFI, deux mises en réserve obligatoires étaient intervenues pour un total de 8 % des crédits, c'est-à-dire 18 millions d'euros. En juillet, le cabinet du Premier ministre, dans la même logique que celle que j'ai rappelée sur les crédits de titre 2, a décidé un abondement global de 52 millions d'euros complémentaires en AE, intervenu en deux étapes : un premier dégel, en août, de 8 millions d'euros d'AE et 15 millions d'euros de CP ; puis en septembre, un décret d'ouverture de crédits a transféré 44 millions d'euros en AE et 12,4 millions d'euros en CP depuis l'action « Dépenses accidentelles et imprévisibles » vers les crédits du SGDSN, ce qui nous amènera à un simple report de 12,3 millions d'euros de crédits de CP de la fin de gestion 2025 sur la gestion 2026. Ce report est tout à fait gérable, et compréhensible au regard de la date des décisions complémentaires cet été et de la mise en oeuvre en août et septembre. De la même façon que pour les crédits de titre 2, ces crédits complémentaires ont été utilisés au financement exclusif d'opérations très spécifiques, qui portent sur le financement d'un certain nombre de programmes interministériels de renseignement technique.
Monsieur le président, nous n'avons pas la responsabilité des fonds spéciaux, qui relèvent du cabinet du Premier ministre. Je n'en dispose pas et je n'ai pas à en connaître. En revanche, un certain nombre de programmes de renseignement technique sont portés de façon interministérielle, en partie par les crédits du SGDSN par le programme 129 et en partie par les crédits du ministère des armées.
Une partie du renforcement des programmes interministériels de renseignement technique a donc été financée par l'abondement, en cours d'année, des crédits que j'ai mentionnés. Un certain nombre de programmes classifiés de communication au profit des services de renseignement ont également été financés de façon complémentaire. Nous avons aussi renforcé les capacités opérationnelles des systèmes d'information classifiés de l'Anssi et de l'Osiic. Vincent Strubel reviendra sur le financement d'un certain nombre de dispositifs d'amélioration de la cyberrésilience des territoires à travers ces crédits complémentaires exécutés en 2025.
Je peux vous confirmer que la totalité des crédits sera engagée d'ici à la fin de gestion 2025, exclusivement au bénéfice de nos priorités opérationnelles.
Je me permets plusieurs remarques sur le PLF 2026.
D'abord, les arbitrages du Premier ministre, qui figurent dans les documents qui vous ont été présentés, sont en parfaite cohérence avec les décisions de gestion 2025 que je viens d'évoquer. Il aurait été illogique et incohérent que les décisions tout à fait exorbitantes et exceptionnelles prises en 2025 sur l'ensemble des missions du SGDSN n'aient pas été traduites dans le PLF 2026.
Il vous est proposé un budget opérationnel du SGDSN, GIC compris, de 362,21 millions d'euros en AE et de 362,91 millions d'euros en crédits de paiement, hors titre 2. Pour le titre 2, la principale évolution à signaler est une hausse de 13,6 millions d'euros pour le SGDSN par rapport à la LFI 2025. Cette hausse est directement liée au rebasage auquel il est nécessaire de procéder à la suite des crédits complémentaires qui ont été apportés en 2025, ce qui portera l'ensemble des crédits du titre 2, charges sociales comprises, à 123,7 millions d'euros.
À ce rebasage s'ajoute, pour un montant faible - 1,7 million d'euros -, le transfert de huit emplois. Cela correspond, pour sept ETP, à la fin du processus de transfert des effectifs du Haut-commissariat à l'énergie atomique (HCEA), qui a rejoint le SGDSN le 1er janvier 2024. Le huitième emploi transféré concerne l'Osiic et un programme de téléphonie sécurisée.
Ces transferts sont la suite logique de la redéfinition du périmètre du SGDSN, en particulier le transfert du HCEA. Lorsque j'ai pris mes fonctions fin mars 2025, j'ai mesuré toute l'importance de ce transfert pour préparer, piloter et suivre l'exécution des décisions du Conseil de politique nucléaire présidé par le Président de la République.
Le schéma d'emploi prévoit dix-huit ETP supplémentaires en 2026 ; il s'élèvera donc à 1 329 ETP, hors emplois mis à disposition par les armées.
S'agissant des autres crédits, à savoir 239 millions d'euros de CP et sensiblement la même chose en AE, le SGDSN est compris dans l'effort qui a été défini par le Président de la République, le Premier ministre et le Gouvernement en faveur des politiques de défense et de sécurité. Nous prévoyons donc un relèvement des crédits destinés au programme de renseignement technique et, plus généralement, aux capacités interministérielles de renseignement technique et aux programmes de communication et réseaux classifiés dont bénéficient les services de renseignement. Pour des raisons évidentes, je n'entrerai pas beaucoup plus avant sur les détails techniques.
J'évoquerai ensuite un certain nombre de points sur lesquels mes deux collègues reviendront : la mise en oeuvre de la stratégie nationale de cybersécurité, d'une part, et la lutte contre les manipulations de l'information, d'autre part.
J'exerce mes nouvelles fonctions depuis six mois seulement, mais je vous garantis que l'ensemble des collaborateurs du SGDSN sont extrêmement conscients du réel effort qui est soumis à votre approbation par le Premier ministre et le Gouvernement : il nous permettra de faire plus, dans la droite ligne des orientations de la RNS. Cette confiance nous oblige en termes d'exigence de maîtrise de la dépense et de priorisation de la dépense à des fins strictement opérationnelles. Nous avons tout à fait conscience que, comme le ministère des armées, nous bénéficions d'une situation spécifique pour répondre aux enjeux que chacun connaît.
Nous avons cherché à évaluer nos besoins au plus juste et au plus près des stricts besoins opérationnels, après un travail approfondi, mené en interministériel et de façon collective, précise et documentée. J'espère que nous vous convaincrons que cet effort au plus juste nous donne les moyens d'assumer nos missions sur l'ensemble de l'année 2026, conformément à la RNS.
Pour exercer l'ensemble de ces missions, nous disposons de compétences humaines et juridiques pointues, mais tout cela n'a de sens que si nous nous plaçons dans un cadre stratégique plus large et qui fait sens collectivement.
L'alpha et l'oméga de l'action du SGDSN, c'est la RNS, publiée le 14 juillet. Je veux vous redire à quel point le SGDSN et les autres services de l'État ont apprécié votre contribution à nos travaux. En six mois, nous avons terminé un travail stratégique nous donnant un cadre d'action pour les prochaines années. Après les consultations du Sénat et de l'Assemblée nationale, nous avons pris le temps de consulter les associations d'élus, car la RNS comporte une déclinaison territoriale essentielle.
La RNS comprend une troisième partie sur les voies et moyens, c'est-à-dire notre cadre d'action au quotidien. Beaucoup de travaux sont en cours sur les aspects juridiques. Nous devrons peut-être passer par une actualisation de la loi de programmation militaire. Mais en tout cas, avec la RNS, chaque opérateur dispose, dans son champ de compétences, d'une feuille de route opérationnelle pour 2026 et pour les années suivantes.
M. Vincent Strubel, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). - Pour nous, le scénario central de la revue nationale stratégique est à la fois une réalité tangible au quotidien et un horizon auquel nous nous préparons.
Une réalité tangible, car il s'agit d'un état de fait dans le paysage de la menace que nous connaissons depuis plusieurs années : la superposition d'une menace étatique ciblée et d'une menace non étatique massive. Depuis déjà quelque temps, plus personne ne peut se considérer à l'abri. Cette superposition s'accompagne de liens, voire d'un alignement idéologique entre ces différents pans de la menace ; ces liens sont de plus en plus apparents et nous devrons nous interroger un jour sur la possibilité d'une coordination.
Par ailleurs, nous observons année après année une évolution de cette menace : elle est plus massive, plus véloce ; elle laisse moins de temps aux défenseurs pour réagir et elle est plus désinhibée en termes de conséquences des attaques menées. Cela va de l'espionnage - le coeur historique de la menace cyber - à des logiques de déstabilisation et de sabotage beaucoup plus décomplexées. Il peut donc exister des convergences avec d'autres types de menaces hybrides, par exemple des campagnes de déstabilisation plus larges, et cela nous amène à travailler de plus en plus régulièrement avec nos collègues de Viginum qui voient parfois un autre aspect de la même menace.
À partir de cette réalité tangible, l'horizon qui se présente devant nous est un défi. Nos vulnérabilités ne sont pas nouvelles, mais le contexte géopolitique se durcit. De ce fait, nous devons nous préparer à la « tempête parfaite » qui verrait se déchaîner toutes ces menaces de manière simultanée, à la fois de manière très ciblée dans une logique de sabotage sur nos infrastructures critiques et de manière beaucoup plus large dans une logique de déstabilisation ou de paralysie de notre société et de notre fonctionnement démocratique.
L'hiver arrive et nous devons nous y préparer ! Une autre manière de dire les choses est que le pire, qui est toujours possible, est plus que jamais une éventualité et que cela ne va malheureusement pas changer. Dans ce contexte, l'Anssi se prépare activement en menant deux actions, qui peuvent paraître contradictoires en apparence.
D'une part, nous élargissons notre champ d'action pour essayer de tirer l'ensemble de la société vers le haut, de développer une maturité et une résilience cyber dans toutes ses composantes.
D'autre part, nous approfondissons ce que nous faisons depuis toujours, c'est-à-dire la protection de ce qu'il y a de plus essentiel, et nous améliorons nos capacités opérationnelles pour répondre à une menace qui elle-même progresse.
Certes, nos moyens sont contraints, mais nous sommes conscients des efforts qui ont été consentis. Nous devons donc, encore plus aujourd'hui qu'hier, transformer en permanence nos modes d'action.
Par exemple, nous cherchons à mobiliser plus que jamais des relais dans les services de l'État, dans les territoires et dans le secteur privé afin que ces acteurs interviennent à notre place lorsque c'est possible. Il s'agit pour nous de renforcer ce tissu d'accompagnement au plus près de nos concitoyens, de nos entreprises, y compris les plus petites d'entre elles, et de nos collectivités. Cela passe par les Computer Security Incident Response Team (CSIRT) régionaux et par le groupement d'intérêt public Action contre la cybermalveillance (GIP Acyma), mais aussi par le secteur privé, qui intervient quasi systématiquement en tant que premier répondant lorsqu'il faut traiter une attaque, quitte à ce que l'Anssi prenne la main ensuite, si la situation est suffisamment grave pour justifier son intervention.
Cette transformation permanente passe aussi par un nouveau cadre réglementaire qui doit notamment nous accorder une mission de supervision. Nous pourrons ainsi démultiplier notre action.
Enfin, nous travaillons à optimiser nos infrastructures numériques, qui sont un pan essentiel de notre action et qui consomment d'ailleurs une part significative de nos crédits. Au fond, l'Anssi est d'abord chargée de traiter des données de manière massive. Nous devons, dans ce cadre, améliorer notre capacité de supervision des systèmes d'information de l'État. Globalement, nous devons faire davantage au même coût, voire à moindre coût si cela est possible ; pour cela, nous devons travailler sur de nouvelles logiques techniques.
Au-delà de ces optimisations, nous devons procéder à des choix et parfois renoncer à certaines choses. Nous devons choisir les types de menaces que nous suivons et, au sein de nos missions, celles que nous déléguons. Par exemple, en matière de certification - une part importante de notre action -, nous avons fait le choix de nous positionner uniquement sur le niveau le plus élevé du spectre et de laisser tous les autres champs au secteur privé. Pour autant, nous assurons un encadrement minimum afin de jouer notre rôle de chef d'orchestre.
Nous ferons le même choix en ce qui concerne la mise en oeuvre du règlement européen sur la cyberrésilience (CRA), qui imposera des critères de conformité à tous les fournisseurs de produits numériques sur le marché intérieur. Sur ce sujet, nous allons assurer une coordination d'ensemble et un rôle d'expertise, mais pas la supervision de marché, qui sera portée par d'autres autorités dont c'est déjà le métier.
Vous le voyez, une logique d'ensemble se dessine. L'Anssi est évidemment chargée de prévenir et de traiter les cas de menace étatique extrêmement pointue, mais nous devons concentrer nos moyens sur les enjeux les plus forts, si bien que, pour le reste, nous cherchons autant que possible à faire faire par d'autres acteurs.
Quelques mots sur 2026, une année chargée à plusieurs titres.
Comme toujours lors d'un scrutin d'importance, nous devrons nous mobiliser pour sécuriser les élections municipales, tant pour le scrutin lui-même que pour accompagner, si besoin, les équipes de campagne.
La France accueillera par ailleurs le G7, un événement majeur sur lequel nous avons commencé à travailler.
Nous commencerons aussi à travailler sur les jeux Olympiques d'hiver de 2030. L'horizon est plus lointain, mais l'expérience des JO de Paris nous a montré qu'il fallait prendre ce type de dossier à bras-le-corps le plus tôt possible.
Un important travail juridique se poursuivra en 2026. J'espère que le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité pourra être adopté définitivement en début d'année, ce qui permettrait de rédiger les textes réglementaires et de rendre ainsi ses dispositions applicables pour la fin 2026. Nous sommes déjà mobilisés en ce sens et nous voyons très régulièrement les acteurs concernés - fédérations professionnelles, associations d'élus, etc. - à ce sujet.
Nous lancerons d'ailleurs prochainement la plateforme de pré-enregistrement, première étape de mise en oeuvre concrète de cette nouvelle réglementation qui amènera les entités assujetties à s'enregistrer auprès de l'Anssi. Rien ne nous empêche de commencer dès à présent à tester cette plateforme pour être en mesure de la mettre en place le plus rapidement possible le moment venu.
Nous devrons aussi travailler sur la mise en oeuvre du règlement CRA qui s'applique aux fournisseurs de services numériques. Pendant de la directive du 14 décembre 2022 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l'ensemble de l'Union, dite NIS 2, que le projet de loi dont je viens de parler tend à transposer en droit français. Ce règlement a une très large portée puisqu'il englobe tous les produits numériques.
Nous devrons également travailler sur l'actualisation du règlement sur la cybersécurité (Cyber Security Act ou CSA), qui fixe notamment le cadre de la certification ou encore le mandat de notre homologue européen, l'Agence de l'Union européenne pour la cybersécurité, aussi appelée l'Enisa. Cette actualisation peut ouvrir un champ nouveau particulièrement important dans le débat actuel sur la souveraineté numérique et nos dépendances en la matière. Nous savons bien que nous avons là aussi des intérêts à défendre.
Cela s'inscrit dans le souci de simplification que nous devons nous imposer, non pas pour rogner sur le niveau d'exigence, mais pour mieux articuler entre eux les dispositifs adoptés ces dernières années par l'Union européenne et pour en clarifier certains points. J'ai déjà évoqué devant vous, par exemple, les clarifications qu'il faudrait apporter à la directive NIS 2.
Dernier point de cette année 2026, vous le voyez, chargée : la préparation et l'accompagnement de ruptures technologiques majeures. Nous avons ainsi engagé une stratégie de migration vers la cryptographie post-quantique pour préparer l'arrivée de l'ordinateur quantique. Le jour où cela se produira - nous ne savons pas quand -, cela cassera une grande partie de la cryptographie actuelle. Nous devons donc engager dès à présent une transition ; elle peut encore se faire dans la sérénité, mais attendre nous conduirait à nous retrouver au pied du mur. Nous travaillons sur cette question et avons déjà fixé quelques échéances : 2027 pour les fournisseurs, 2030 pour les utilisateurs.
Enfin, nous devons lancer, avec l'Institut national pour l'évaluation et la sécurité de l'intelligence artificielle (Inesia), des travaux sur l'intelligence artificielle. Dans le cadre du règlement européen sur l'IA, l'Anssi jouera un rôle non pas de régulateur, mais de centre de compétences mutualisées au profit des régulateurs.
Vous le voyez, nous avons du pain sur la planche. Je suis bien conscient des efforts significatifs qui ont déjà été faits et qui sont encore demandés à notre profit. Cela nous oblige. Dans ce cadre, nous nous concentrerons sur quelques priorités simples, qui sont celles de la RNS : la supervision et la régulation du marché et des opérateurs régulés ; les capacités opérationnelles ; le réseau de proximité qui permet de démultiplier notre action et de la projeter dans les territoires dans une logique de proximité.
M. Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). - C'est ma troisième audition devant vous depuis 2023 et, sans surprise, je dois vous avouer que les nouvelles du front informationnel ne sont pas très bonnes. Malheureusement, à la faveur d'un contexte géopolitique fortement dégradé, la menace d'ingérence numérique étrangère s'est renouvelée ; elle s'est également accélérée du fait de la numérisation croissante des usages et des évolutions dans la consommation d'informations.
Grâce à l'intelligence artificielle, chacun peut aujourd'hui se targuer d'être lui-même un producteur d'informations. Cette menace s'est imposée comme un véritable défi pour nos sociétés démocratiques. D'une part, nous avons d'une certaine façon perdu le contrôle sur notre débat public numérique, qui est principalement hébergé sur des plateformes en ligne non européennes, lesquelles semblent souvent préférer le contentieux à la mise en conformité avec nos règles de droit. D'autre part, nous craignons tous de tomber dans le piège tendu par les acteurs étrangers de la manipulation de l'information, à savoir le risque d'être perçus par nos concitoyens comme des censeurs de la liberté d'expression.
Je vous propose de vous présenter un bref état de la menace, d'aborder ensuite la stratégie que nous avons mise en oeuvre pour y faire face et de dresser un rapide état des lieux de nos moyens, notamment pour 2026.
Sur l'état de la menace, la raison d'être de Viginum est la protection du débat public numérique français. Or ce débat public numérique est aujourd'hui soumis à trois facteurs de pression distincts.
Le premier facteur, qui est stratégique, résulte de l'activité persistante d'acteurs étrangers malveillants dans notre débat public numérique. Ces acteurs profitent de la conflictualité que nous connaissons, notamment depuis le 24 février 2022, et qui s'est accrue à la suite des événements de la fin de l'année 2023. Ils exploitent nos principes démocratiques d'ouverture et de transparence pour s'ingérer dans notre débat, au travers de ce que nous appelons chez Viginum des « modes opératoires informationnels », c'est-à-dire des procédés techniques qui leur permettent d'être persistants.
Les finalités de ces modes opératoires informationnels sont simples à comprendre : il s'agit de brouiller la distinction entre une information manipulée et l'opinion, et d'instrumentaliser de manière opportuniste des faits d'actualité, présents dans notre débat, pour in fine polariser l'opinion. Un cas concret que Viginum a dénoncé en mai 2025 est le mode opératoire prorusse « Storm-1516 », qui a la particularité de viser notamment les contextes électoraux, d'exploiter l'intelligence artificielle générative et parfois d'usurper l'identité de médias. Vous en avez sans doute entendu parler récemment avec les fameux sites d'information « locale ».
Le deuxième facteur est systémique. Il n'est pas lié à l'activité d'acteurs, mais aux mutations profondes du terrain numérique de notre espace informationnel. Ce deuxième facteur présente trois dynamiques propres.
La première dynamique, que l'on observe depuis environ deux ans, est l'émergence d'un nouvel écosystème informationnel. Celui-ci se caractérise par un rôle croissant des influenceurs dans la production d'informations, par l'apparition de réseaux sociaux que je qualifierai de partisans et, enfin, par la multiplication de médias alternatifs. Ces changements accentuent l'érosion de notre consommation de médias traditionnels et contribuent à brouiller la frontière entre ce que j'appelle l'information factuelle et l'opinion.
La deuxième dynamique est le développement de l'intelligence artificielle générative. Elle est préoccupante, parce qu'elle tend à transformer les usages numériques, à redéfinir l'économie de l'attention et à affecter la production, la distribution, la consommation, mais aussi la monétisation de l'information. L'accès aux technologies de l'intelligence artificielle, qui est relativement gratuit aujourd'hui, facilite la production à grande échelle de contenus réalistes et crédibles, souvent faux.
Enfin, dernière dynamique, il conviendra probablement de s'interroger à l'avenir sur la responsabilité des opérateurs de plateformes en ligne dans la propagation des ingérences numériques et transverses. Concrètement, au travers de leurs algorithmes, des fonctionnalités qu'elles proposent, des politiques de modération - ou plutôt de leur affaiblissement... - ou de leurs relations commerciales, ces plateformes sont aujourd'hui en capacité d'agir directement sur les débats publics numériques en France. Selon la vision de Viginum, ces opérateurs de plateformes ne doivent plus seulement être considérés comme des vecteurs, mais aussi comme des acteurs de la menace informationnelle.
Le troisième et dernier facteur de pression est discursif. Il est lié à l'arsenalisation croissante de thématiques puissantes dans notre débat public. Ainsi, à la fin des années 2010, l'accusation d'une France néocolonialiste s'est largement diffusée en Afrique, à la faveur de situations locales particulières, mais surtout sur l'initiative d'acteurs étrangers malveillants, soucieux de s'assurer de l'éviction durable de la France.
D'autres acteurs étrangers, observant le relatif succès de ces manoeuvres informationnelles, ont cherché à réemployer cette thématique dans nos territoires ultramarins, pour déstabiliser la France et attenter à son image auprès de nos concitoyens d'outre-mer. Aujourd'hui, il faut s'interroger sur l'instrumentalisation de la thématique de la liberté d'expression dans les débats publics européens, probablement pour nuire, à terme, à notre capacité collective à réguler certaines activités numériques.
Comment la France répond-elle à cette menace préoccupante et croissante ? La conviction du SGDSN, donc de Viginum, est celle de la nécessité d'une lutte résolue, déterminée et, surtout, dans le cadre de l'État de droit. En tant que chef de file, Viginum a déployé une stratégie de défense active au travers de trois grands axes au cours de l'année 2025.
Le premier est de renchérir les coûts pour nos adversaires. Comme vous le savez, Viginum assiste le secrétaire général dans sa mission d'animation des travaux interministériels de protection contre l'ingérence numérique étrangère. À ce titre, nous coordonnons le travail d'appréciation objective du niveau de menace et contribuons à élaborer des options de réponse. La plus visible de ces dernières est la dénonciation publique, action de communication stratégique du Quai d'Orsay, que nous appuyons au travers, notamment, de rapports publics. Depuis le 1er janvier 2025, nous en avons publié cinq.
Le deuxième axe est celui de l'assistance à nos partenaires. En effet, cette menace touche l'ensemble des sociétés démocratiques. Face à son intensification, le besoin est croissant de mettre en commun avec nos partenaires notre connaissance de la menace, nos techniques, nos procédés et nos méthodes. Nous avons donc multiplié, au cours de l'année 2025, les échanges dans les enceintes multilatérales, mais pas uniquement, aboutissant à des feuilles de route bilatérales, par exemple pour accompagner certains pays dans la montée en puissance de leurs propres structures.
Au-delà, il nous semble utile de disséminer l'approche française de la lutte contre les manipulations de l'information, opérationnelle et fondée sur un cadre éthique et juridique, afin que nous puissions tous, à terme, non seulement disposer d'une grammaire commune, mais aussi être interopérables face à la menace.
Nous avons aussi renforcé nos liens avec les autorités de régulation à l'échelle nationale, notamment l'Arcom, mais aussi avec la Commission européenne, en particulier la DG Connect, chargée de la mise en oeuvre du Digital Services Act (DSA), en contribuant au suivi de la mise en oeuvre des obligations de modération de contenus préjudiciables pesant sur les plateformes au titre du règlement DSA.
Enfin, notre dernier axe est celui du renforcement de la résilience démocratique de notre pays. Nous avons entamé, depuis l'été 2023, un rapprochement avec les acteurs de la société civile, notamment le monde académique et scientifique et les médias. L'idée était à la fois de les sensibiliser, d'accompagner la recherche dans la prise en compte de cette menace et, à terme, de former une digue, objectif qui m'a été fixé par le secrétaire général. Celle-ci doit dépasser Viginum et être collective. Voilà ce qu'est la résilience.
Nous avons agi dans la droite ligne des recommandations de la commission d'enquête du Sénat sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères, dont le rapporteur était Rachid Temal, ici présent, et qui a publié ses travaux en juillet 2024.
Viginum a multiplié les actions de sensibilisation à destination de nombreux publics, en particulier les plus jeunes, au profit desquels nous produisons des ressources pédagogiques. Nous le faisons également à destination des médias, notamment pour accompagner le renforcement de leurs capacités d'investigation. Nous avons récemment signé des conventions, notamment avec la direction générale de l'enseignement scolaire et France Télévisions. Ces actions, qu'ont à coeur de mener le secrétaire général et l'ensemble des agents de Viginum, seront appelées non seulement à se renforcer, mais aussi à se multiplier l'année prochaine.
J'en viens aux moyens de Viginum. Hors titre 2, nous disposons des crédits métiers, qui nous permettent de déployer notre infrastructure numérique et notre outillage, à hauteur de 2,4 millions d'euros. Le fonctionnement courant est quant à lui doté de 500 000 euros. S'agissant du titre 2, le service dispose d'une soixantaine d'agents, nombre qui devrait croître l'année prochaine.
Pour 2026, j'exprime à mon tour ma gratitude de bénéficier de moyens supplémentaires, qui devront nous permettre d'atteindre trois objectifs principaux.
Le premier objectif est la création d'une académie de la lutte contre les manipulations de l'information, qui permettra d'accompagner nos partenaires étrangers dans la structuration de leurs réponses, d'industrialiser la production de contenus et de ressources pédagogiques et de développer une première offre de formation au profit de partenaires choisis.
Le deuxième objectif est la montée en puissance d'un centre d'excellence sur l'intelligence artificielle et la désinformation, afin d'appuyer le monde de la recherche et de développer des outils adaptés. Ainsi, à l'image de ce que nous avons fait lors du sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle de février 2025, il s'agit d'outiller la société civile pour qu'elle mène elle aussi son propre combat contre l'ingérence numérique étrangère.
Le dernier objectif est le renforcement du volet technico-opérationnel.
Je vous ai dressé un tableau relativement préoccupant de la menace informationnelle et de ses évolutions technologiques. Il convient pour nous d'y faire face, de monter en puissance, d'être capables de mieux la détecter, de mieux la caractériser et de mieux la faire connaître.
M. Olivier Cadic. - Votre action est centrale dans l'élaboration des stratégies nationales de défense et de sécurité de notre pays. Le grand public ne vous connaît pas assez. Pourtant, vos services jouent un rôle essentiel auprès de nos concitoyens contre les cyberattaques et les ingérences étrangères. Je pense, bien évidemment, à l'Anssi, pour la cybersécurité de l'ensemble des organismes d'intérêt vital - hôpitaux, services publics, tissu socio-économique, etc. - ainsi qu'au service Viginum, qui dévoile des menaces très concrètes orchestrées depuis l'étranger.
Pour 2026, les crédits de paiement de la coordination de la sécurité et de la défense seraient confortés, en hausse de 6 %, à 431 millions d'euros, contre 406 millions d'euros en 2025. Certes, l'on s'en réjouit, mais à titre de comparaison, le budget cyber de la seule banque JP Morgan s'élève à 1 milliard de dollars...
J'ai plusieurs questions sur l'utilisation de nos crédits.
En premier lieu, il y a un an, il avait été annoncé pour 2025 l'actualisation de la stratégie nationale de cybersécurité, suivie par l'élaboration d'une stratégie de lutte contre les manipulations de l'information. C'était une demande de notre collègue Rachid Temal, rapporteur de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères. Quand ces stratégies seront-elles publiées ou, à tout le moins, communiquées au Parlement ?
Cette question fait écho à notre constat d'une organisation semblant anarchique et inutilement coûteuse, avec de nombreux points d'entrée et une multiplication des interlocuteurs institutionnels face aux cyberattaques : Anssi, cybermalveillance, CERT (Computer Emergency Response Teams) sectoriels et CSIRT (Computer Security Incident Response Teams) régionaux. À titre de comparaison, aux États-Unis, le bureau local du FBI est le seul point d'entrée. Ce pays a unifié l'ensemble du dispositif pour tracer les cyberattaquants. Ainsi, dès la plainte, le FBI bloque les transactions de paiement des rançons.
Nous pensions que la création du 17 Cyber et l'examen du projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité allait conduire l'Anssi à mettre de l'ordre et à rendre lisible le rôle des différents acteurs. Cependant, bien au contraire, l'Anssi a lancé, à l'été 2025, un appel à manifestation d'intérêt (AMI) pour le renforcement de l'accompagnement local aux enjeux de cybersécurité, doté de quelque 7 millions d'euros. Ces fonds contribueraient donc au budget des CSIRT, alors même que le directeur de l'Anssi, auditionné par la commission spéciale de l'Assemblée nationale chargée d'examiner le projet de loi Résilience, disait que ces derniers ne seraient plus financés. Par contre, rien n'est prévu pour le GIP Acyma. Pourquoi ne nous avez-vous pas informés de ce dispositif, qui ne figurait pas au PLF 2025 ? Quels sont les résultats attendus qui justifient cette dépense et l'arrivée de nouveaux intervenants ?
Concernant la mise en oeuvre du projet de loi Résilience, pour lequel je préside la commission spéciale, le Sénat a rempli sa mission en adoptant un texte, dès mars dernier, lequel doit toujours être examiné par l'Assemblée nationale... Mais l'Anssi n'a toujours pas précisé les conséquences de la directive NIS 2 pour les entreprises françaises. Ne mettons-nous pas nos entreprises en retard ou en danger en faisant planer l'incertitude, voire en ne leur suggérant pas d'être certifiés ISO 27001 pour s'aligner sur nos voisins belges, puisque nous parlons d'une directive européenne ?
Pour nos banques, les attentes du régulateur américain sont supérieures à ce que prévoit le règlement européen Dora sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier. À titre d'exemple, pour le vulnerability and patch management (gestion des vulnérabilités et des correctifs), le délai de réponse exigé par la Réserve fédérale américaine (FED) est d'une semaine, contre trois mois chez nous. Comment justifier cette distorsion, qui fait courir un risque important à nos établissements financiers vis-à-vis des autorités américaines ?
Enfin, plusieurs des onze recommandations de la Cour des comptes, dans son rapport La réponse de l'État aux cybermenaces sur les systèmes d'information civils, font écho à nos préoccupations, notamment la création à court terme d'un observatoire national de la cybermenace centralisant à l'échelle nationale les données et analyses utiles. Or le vol de données massives chez France Travail, à la direction générale des finances publiques (DGFiP) ou dans le secteur de la santé nous inquiète et révèle des échecs cuisants pour nos systèmes, ce qui affecte des dizaines de millions de nos compatriotes. Quand disposerons-nous de cet observatoire pour suivre concrètement l'efficacité de notre réponse aux attaques cyber ?
Le filtre « anti-arnaque », qui existe dans de nombreux pays, est prévu dans la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (loi SREN), promulguée il y a dix-huit mois. Or nous déplorons 50 800 dépôts de plainte sur la plateforme dédiée aux e-escroqueries en 2024. Quand ce filtre entrera-t-il en vigueur ?
M. Mickaël Vallet. - Notre assemblée est préoccupée par les questions de cybersécurité et d'ingérences étrangères. Ayant eu l'honneur de présider la commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence, je trouve très important que des personnes telles que vous insistent autant sur la responsabilité de ceux qui sont, en fait, des éditeurs.
Néanmoins, du point de vue démocratique, nous nous trouvons face à une aporie juridique sur un thème où nous ne pouvons pas décider seuls. Pourtant, s'il est bien une chose qui caractérise la culture européenne, c'est la liberté d'expression, la vraie, et non celle qui consiste à manipuler les autres avant qu'ils vous manipulent. Nous devrons bien nous mettre en ordre de bataille, car vous butez, dans votre quotidien, sur ce problème concret.
Le problème est le même que celui de la vente de poupées à caractère sexuel sur une plateforme en ligne. Par exemple, un restaurateur qui vend des produits avariés sera sanctionné par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). En revanche, face à des manipulations d'informations sur TikTok, les responsables, que l'on ne peut jamais contacter autrement qu'en rencontrant des chargés de relations publiques, répondent que ce n'est pas de leur faute. Ainsi, nous achoppons, au-delà des moyens budgétaires, des stratégies et de la bonne volonté de chacun, sur des problèmes extrêmement concrets. En outre, TikTok n'est pas un cas isolé. Les travaux de notre collègue Rachid Temal comme ceux de la commission spéciale sur le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité ont montré la volonté du Sénat d'avancer sur ce point.
Vous avez également insisté sur la coordination. À ce sujet, le rapport de la Cour des comptes soulève des interrogations, qu'il faut lever, sur la coordination et l'organisation globale de l'écosystème en France. Nous aimons savoir - c'est un méchant jacobin qui vous le dit - que quelqu'un pilote et que les rôles sont bien répartis. Mais nous avions déjà souligné dans un rapport, il y a plusieurs années, la présence de doublons, mais aussi de lacunes, ce qui nous préoccupe.
L'exemple du financement quelque peu aléatoire des centres régionaux ou des centres sectoriels doit nous inciter à avoir une vision plus claire des choses, surtout alors que vous ne pourrez pas vous occuper vous-mêmes de chacun des opérateurs. Ainsi, en dépit du caractère rassurant de la préservation des moyens, qui est de toute façon à relativiser, nous n'échappons pas à la nécessité de rationaliser l'ensemble.
Par ailleurs, vous avez évoqué une digue de défense contre la manipulation de l'information. Dans ce cadre, il y a une nécessité de coordination avec le ministère des affaires étrangères, avec le ministère de l'intérieur, mais aussi avec les services de la ministre déléguée chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. À ce sujet, dans un pays comme la France, peut-être cette question pourrait-elle relever du niveau primo-ministériel. Qu'en pensez-vous ? Quoi qu'il en soit, la ministre déléguée ne pourra rester dans son couloir et devra assurer une coordination interministérielle.
Nous sommes habitués aux cyberattaques sur les collectivités territoriales et les hôpitaux, ainsi qu'aux questions liées au ministère de l'intérieur, qui organise les élections. Cependant, pour construire cette digue, un ministère doit être totalement et prioritairement embarqué : l'éducation nationale. En effet, même si une bonne partie des parents est perdue, malheureusement, nous n'arriverons pas à nos fins si nous n'éduquons pas les futurs citoyens sur le sujet. Vous devez donc bien montrer comment vous fléchez vos moyens sur cet aspect, alors que votre action mérite d'être valorisée.
Je voudrais appuyer la question de mon collègue sur ce que j'appellerai l'hygiène numérique du quotidien, dont est chargé en partie le GIP Acyma. Le 17 Cyber, dispositif extrêmement concret, a été lancé l'année dernière. Malgré cela, beaucoup poussent la porte de nos permanences parlementaires pour se plaindre d'escroqueries bancaires ou à propos de ventes de voitures, par exemple. Voilà pourquoi nous nous interrogeons sur la question des moyens du GIP, alors que l'on reparle de redistribution de moyens vers les CSIRT régionaux. Ainsi, ce matin, aux assises de l'économie de la mer, dans mon département de la Charente-Maritime, j'ai découvert France Cyber Maritime... Il faut donc des moyens, mais aussi de l'organisation. Quid du GIP Acyma ?
Enfin, vous aviez parlé, lors de nos dernières auditions, du fait que les jeux Olympiques et Paralympiques avaient conduit à reporter l'affectation de moyens, notamment l'achat de matériel, car il avait fallu se concentrer sur cet événement, avec le réel succès que l'on sait. Avez-vous rattrapé l'effet de ce décalage ?
M. Nicolas Roche. - L'avantage d'être nouveau est que je ne peux pas faire référence à des propos que j'aurais tenus l'année dernière. En revanche, je peux vous faire part de mes convictions, six mois après avoir pris mes fonctions. Ainsi, dans le cadre de la mise en oeuvre de la RNS, j'ai décidé de passer très peu de temps à l'étranger pour me déplacer, à chaque fois que je le peux, dans nos territoires, afin de participer au travail de pédagogie et d'éducation. Je participe à tous les comités des zones de défense, ce qui me permet de voir l'ensemble des services de l'État, mais aussi, dès lors que j'en ai l'occasion, aux réunions publiques de présentation de la RNS.
Ma conviction est que le scénario central de la RNS est incroyablement exigeant. Selon lui, nous devons nous préparer à une situation dans laquelle nos forces armées seraient engagées dans une guerre, quelque part en Europe ou à sa périphérie, concomitamment à des agressions hybrides massives sur le territoire national, métropolitain ou d'outre-mer, qui viseraient à casser la continuité de la vie de la nation.
Par menace hybride, nous entendons attaques cyber, manipulation de l'information, sabotage, espionnage, instrumentalisation de troubles à l'ordre public à des fins stratégiques, rupture d'approvisionnements stratégiques ou encore mise en difficulté de la résilience, notamment économique, de la nation.
Étant le représentant d'un organe chargé de la coordination interministérielle des questions de défense et de sécurité nationale qui est le réceptacle d'un grand nombre d'informations, je suis frappé par l'ampleur des menaces qui pèsent sur notre pays. Ces dernières étant appelées à se massifier, nous devrons fournir un important effort d'anticipation.
La question qui nous est posée dans le cadre de la mise en oeuvre de la RNS n'est pas celle de notre niveau d'ambition, mais celle de notre mode d'organisation et de la manière de préparer la nation face à un niveau de menaces incroyablement plus élevé qu'il ne l'est aujourd'hui, notamment dans le domaine hybride. D'autres que moi, en particulier au sein du ministère des armées, seront infiniment plus qualifiés pour vous expliquer comment nous nous préparons collectivement au scénario de guerre.
S'agissant des menaces hybrides, nous devons repenser profondément le paradigme de la sécurité nationale et son organisation sur le territoire. En effet, si nous partons du principe que nous pourrons compter sur les seuls moyens de l'État pour faire face à la menace qui se profile, nous ne serons pas à la hauteur des défis liés à la protection de nos concitoyens.
Face auxdites menaces, il nous faut mettre sur pied une organisation de la détection, de la prévention, de la mise en oeuvre de la réponse et de la résilience de la nation qui sera radicalement différente de ce que nous avons connu jusqu'à présent. Cette nouvelle organisation s'appuiera sur des moyens renforcés de l'État, le Premier ministre ayant fait le choix d'augmenter, en 2025 comme en 2026, les moyens de l'ensemble du périmètre du SGDSN.
Cependant, quelle que soit l'ampleur de cette augmentation, il sera vital que l'ensemble des acteurs franchissent un seuil dans leur implication face à ces menaces : il s'agit des collectivités territoriales, des entreprises - pas uniquement les opérateurs d'importance vitale, mais l'ensemble du monde économique - et enfin de tous nos concitoyens. Chacun, à sa place, a une part de la responsabilité dans l'effort de préparation de la nation, confrontée à des menaces massives qui affectent la sécurité nationale. J'insiste sur ce point : le scénario central de la RNS concerne chacun de nos compatriotes, qu'ils soient acteurs économiques, acteurs des collectivités, membres des forces de réserve ou fonctionnaires de l'État.
Cette remarque générale sur l'environnement m'amène à des considérations bien plus précises. Dans le domaine cyber, qui est probablement le plus connu, ma conviction est que nous devrons composer avec un certain niveau de complexité et qu'il est exclu de tout centraliser dans un modèle reposant sur l'Anssi, à laquelle on demanderait d'assurer l'intégralité de la protection de la nation.
Je consacre ainsi une partie de mon temps à expliquer aux représentants des territoires et des acteurs économiques qu'il leur faudra faire davantage au regard de l'évolution de la menace cyber, même si nous serons à leurs côtés pour les accompagner et pour certifier les produits. Toute initiative permettant de développer une organisation, par territoire ou par secteur d'activité, me semble donc bienvenue.
Lors de mes déplacements auprès des CSIRT régionaux, des CERT et des entreprises, je demande systématiquement à mes interlocuteurs des précisions sur l'articulation de leur organisation avec l'Anssi. La plupart du temps, je recueille une réflexion similaire à celle que vous avez formulée : nous ne sommes pas confrontés à l'anarchie, mais à une situation dans laquelle nos compatriotes et nos acteurs économiques n'ont pas encore bien saisi l'état de la menace, ni l'ampleur des investissements qui seront nécessaires pour y faire face, étant donné qu'ils ne pourront pas tout attendre de l'État.
En effet, ce dernier, comme l'a souligné Vincent Strubel, se concentrera sur la protection du coeur régalien permettant d'assurer la continuité de la vie de la nation, ainsi que sur l'accompagnement d'un écosystème cyber - à la fois privé et public - qui devra monter en puissance, tant en termes de compétences que de moyens, dans les années qui viennent.
Notre engagement, pour lequel je me suis battu en 2025, comme au cours de la préparation du PLF pour 2026, consiste à consacrer une partie des moyens du SGDSN et de l'Anssi à l'accompagnement de cet écosystème.
Sur le plan de la coordination, la nature de la menace cyber doit être prise en compte : soit elle est trop sophistiquée pour être laissée à des acteurs territoriaux ou sectoriels, soit elle peut renseigner l'État central et l'Anssi sur la caractérisation d'un certain type de menaces. L'Agence est ainsi régulièrement amenée à mener un certain nombre d'actions et d'opérations de cybersécurité qui pourraient parfaitement être confiées, au regard de leur degré de sophistication, à des acteurs locaux ou sectoriels, mais qui viennent renforcer la connaissance de la menace.
Il semble donc essentiel de réfléchir à notre dispositif de coordination, et, une fois encore, il nous faudra assumer un certain degré de complexité dans l'organisation de la réponse. Je suis en particulier convaincu de la nécessité de mobiliser l'échelon territorial dans l'accompagnement de la montée en compétences de nos acteurs économiques et de nos concitoyens, en premier lieu face aux menaces cyber et aux manipulations de l'information, notamment dans les outre-mer.
J'en viens à NIS 2, en partageant vos inquiétudes relatives à l'incertitude entourant la transposition de ce texte, à la fois parce que le retard pris par la France l'expose à des amendes de la part de la Commission européenne, mais aussi parce qu'une série de mesures réglementaires doit également être prise. Je tiens à saluer l'action de l'Anssi, qui n'a pas attendu la fin du processus législatif et réglementaire pour anticiper tout ce qui pouvait l'être.
En tout état de cause, la mise en oeuvre de NIS 2 en 2026 est une priorité absolue pour nous, d'autant plus qu'elle s'inscrit dans la logique de gradation de la riposte et de la préparation. J'ajoute que tous ne sont pas égaux face aux menaces cyber : outre les opérateurs « essentiels », d'autres opérateurs ne seront pas qualifiés ainsi au titre de NIS 2, tout en étant pourtant des éléments importants de la continuité de la vie numérique de la nation.
Pour ce qui concerne les attaques cyber, j'ai le sentiment que l'entité étatique qui agrège, définit, synthétise et qualifie la menace est bien l'Anssi. Mais je prendrai connaissance des préconisations relatives à l'observatoire de la menace cyber, dont je n'étais pas informé, mais il me semble que l'Anssi remplit cette fonction. Si nous avons évidemment besoin de protéger les informations classifiées, il nous faut aussi faire un effort particulier de publication afin d'éduquer et d'éveiller à la réalité de la menace. C'est ce que fait l'Anssi. J'estime que nous avons besoin d'aller toujours plus loin dans la présentation publique des risques, et j'encouragerai en permanence l'Anssi à aller dans ce sens. Je crois, en effet, que nous devons accomplir ce travail d'explication de la nature de la menace auprès des secteurs économiques et plus largement auprès de l'ensemble de la population.
Par ailleurs, je partage les remarques des rapporteurs quant aux ingérences numériques étrangères et aux manipulations de l'information. Si des réflexions de nature juridique peuvent être menées pour améliorer notre dispositif, que ce soit sur le plan national ou européen, je tiens à souligner que nous n'avons pas besoin d'attendre l'évolution dudit dispositif pour agir résolument.
En effet, si l'on considère la compétence technologique dont nous disposons pour caractériser un certain nombre d'évolutions des plateformes et leurs biais systémiques, en particulier algorithmiques ; les instruments à la main du pouvoir judiciaire et les mesures administratives que peuvent employer y compris les autorités administratives indépendantes (AAI) ; les instruments politiques qui sont à notre disposition, en particulier en termes de prises de position publiques ; enfin, l'état du droit, dont le DSA européen, il me semble que nous avons entre nos mains un ensemble d'instruments qui ne demandent qu'à être utilisés.
Nous souhaitons reproduire dans le domaine des facteurs systémiques ce que nous avons accompli pour le « facteur stratégique » qu'a évoqué Marc-Antoine Brillant. Je ne doute pas que les autorités politiques nous donneront pour consigne de mobiliser tous ces instruments afin de faire face à l'évolution de la menace telle qu'il l'a décrite. J'ajoute que cette menace croissante s'accompagnera de problématiques bien plus complexes dans le cadre du cycle électoral de 2026 et de 2027.
Je partage également l'avis des rapporteurs quant à l'importance d'associer l'éducation nationale à l'effort d'éveil et d'explication de la menace cyber comme de la manipulation de l'information. Tel est déjà le cas, avec des travaux qui ont été engagés et des produits qui ont été mis en place et diffusés via l'ensemble de nos relais. Je consacre une partie de mon temps à évoquer, avec les recteurs, l'ensemble du scénario central de la RNS et la nécessité que tous les acteurs, y compris ceux qui sont éloignés du monde de la défense et de la sécurité nationale, s'en saisissent. J'ai d'ailleurs participé ce matin à une réunion au ministère de la justice : de nombreuses administrations sont demandeuses de produits, d'informations et d'un accompagnement dans la mise en oeuvre du scénario de la RNS.
J'en termine avec les différentes stratégies : la stratégie nationale cyber a été adoptée dans sa version classifiée et sa version déclassifiée devrait être publiée dans les semaines qui viennent. Ensuite, la stratégie de lutte contre les manipulations de l'information, qui a fait l'objet d'un travail interministériel extrêmement approfondi, doit encore être finalisée et formellement adoptée, et je souhaiterais que nous prenions le temps d'organiser une consultation large associant les parlementaires et l'ensemble de l'écosystème avant de la publier : in fine, elle devrait être rendue publique après la stratégie nationale cyber.
Je profite de l'occasion pour vous annoncer que nous sommes sur le point de finaliser une stratégie nationale spatiale qui devrait être rendue publique prochainement. J'espère donc que nous aurons terminé tout ce travail de publication dans les prochains mois et que nous pourrons nous consacrer pleinement à la mise en oeuvre opérationnelle de ces différentes stratégies.
M. Vincent Strubel. - Je vous remercie, monsieur Cadic, d'avoir mis en exergue les sommes que peuvent consacrer certaines grandes banques à la cybersécurité, ce qui me conforte dans l'idée que la responsabilité doit être partagée et que tous les acteurs doivent être mis à contribution. Parmi les chiffres à avoir en tête, je souligne que la cyberattaque qui a visé Jaguar Land Rover a conduit le gouvernement britannique à ouvrir une facilité de paiement à hauteur de plus d'un milliard de livres, ce qui donne une idée du coût de l'absence de préparation face aux cyberattaques, qui peut s'avérer démentiel pour un acteur industriel.
Concernant la complexité de l'organisation et la multiplicité des guichets, le quatrième objectif stratégique de la RNS consiste justement à densifier le réseau territorial. La Cour des comptes, dont vous avez fort justement évoqué le rapport, appelle de ses voeux une telle évolution, à laquelle nous croyons profondément. Je suis conforté en ce sens par les retours réguliers de mes équipes qui travaillent au contact de ces CSIRT - qu'ils soient régionaux, sectoriels ou autres -, qui permettent une coopération et une répartition des tâches : nous intervenons si une menace nécessite l'intervention exclusive de l'Anssi, mais la plupart du temps, les menaces sont traitées par les CSIRT, qui sont d'ailleurs en majorité privés. L'InterCERT France compte désormais plus de 120 membres, dont la majorité se situe dans les entreprises. Nous allons donc certes vers une complexité croissante, mais dans le cadre d'un protocole uniformisé entre CSIRT.
Les régions sont également parties prenantes sur ce sujet, et j'ai d'ailleurs participé ce matin aux premières assises des Régions de France consacrées à la cybersécurité et à l'IA, au cours desquelles le mécanisme des CSIRT régionaux a été une nouvelle fois plébiscité. L'AMI qui a été lancé en fin d'année a permis de soutenir un certain nombre de ces structures, qui n'étaient plus financées : le problème a été résolu à court terme, la RNS préconisant une logique de cofinancement à long terme de cette logique de proximité, qui fait pleinement sens.
En revanche, je ne m'inscris pas dans l'opposition entre le dispositif des CSIRT et le GIP Acyma, que j'ai l'honneur de présider : je vous remercie au passage de l'importance toute particulière que vous lui accordez. Je peux vous rassurer sur le fait que ce GIP est financé par le SGDSN et qu'il a vu son budget abonder pour des projets spécifiques, notamment pour la plateforme 17Cyber.gouv.fr, qui a bénéficié d'un financement du ministère de l'intérieur à hauteur de 700 000 euros et d'un abondement d'environ 300 000 euros de l'Anssi, afin de faciliter l'accès aux CSIRT. Selon moi, il s'agit d'un modèle adéquat, car le GIP Acyma, qui n'est pas présent dans les régions et les collectivités d'outre-mer, peut orienter nos concitoyens vers l'acteur le plus pertinent, en jouant le rôle non pas de guichet unique, mais de guichet naturel.
J'ajoute que le GIP Acyma a vocation à remplir d'autres missions inscrites dans la RNS et qu'il aura vocation à être financé plus abondamment à ce titre, notamment afin de déployer des campagnes de sensibilisation.
Pour faire écho à votre question, monsieur Vallet, sur les « trous dans la raquette » du dispositif, l'AMI que j'évoquais nous a permis d'avancer sur des points particulièrement importants, puisqu'il nous fournira la capacité de soutenir une action locale en région Auvergne-Rhône-Alpes, mais aussi à Mayotte, qui était jusqu'à présent un point aveugle du dispositif. Le fait que nous puissions y développer des compétences au profit de nos concitoyens sur place, avec toute la complexité d'une insularité qui ne fait qu'amplifier les conséquences d'une éventuelle cyberattaque, me semble être une très bonne nouvelle.
S'agissant de la directive NIS 2, je souhaite également que la transposition soit la plus rapide possible, car il faut fixer un cadre. Nous avons indiqué aux entreprises ce qu'elles devront faire, en leur communiquant les versions préliminaires des référentiels d'exigences, qui ne seront finalisés qu'une fois que la loi sera votée. La démarche semble être efficace et je me réjouis en particulier des résultats d'une étude publiée par le Club des experts de la sécurité de l'information et du numérique (Cesin), qui a mesuré par échantillonnage la maturité cyber dans les entreprises. Cette étude relève un décalage bien réel dans la maturité des entités qui seront assujetties à NIS 2, mais aussi le fait qu'elles ont d'ores et déjà pris le cap d'un renforcement de leur cybersécurité, sans attendre la loi.
Cela m'amène à faire le lien avec le sujet de l'observatoire de la menace cyber, l'une des obligations fondamentales de NIS 2 portant sur la notification des incidents de cybersécurité. Nous avons déjà un rôle de consolidation, mais celui-ci est très partiel et ne pourra être élargi qu'à partir du moment où les obligations de notification des incidents seront généralisées.
Le règlement CRA imposera, dès décembre 2026, la notification aux CSIRT nationaux de toutes les vulnérabilités dans les produits numériques, ce rôle étant attribué à l'Anssi. La directive NIS 2 imposera des notifications similaires pour les entités assujetties et cette obligation nous permettra de consolider notre vision de la menace, qui ne sera, pour autant, toujours pas exhaustive.
En matière d'achats de matériels, nous avons comblé le décalage, en partie grâce aux moyens supplémentaires obtenus à l'été 2025 pour sécuriser et pérenniser notre infrastructure la plus critique.
Enfin, pour ce qui concerne la directive Dora, je vous renvoie aux débats que nous avons eus dans le cadre de la commission spéciale sur le projet de loi Résilience : à trop vouloir unifier le traitement des notifications, les directives Dora et NIS 2 ont créé plus de problèmes qu'elles n'en ont réglés, et le calendrier spécifique de Dora - avec un rythme de notification bien plus lent - rend pertinente une double notification pour les entités qui sont concernées par les deux textes.
Plus précisément, il convient qu'elles notifient très vite à l'Anssi un incident cyber, car nous pouvons alors agir rapidement pour limiter les dégâts ; et qu'elles notifient, dans un temps plus long, les impacts financiers de cet incident aux autorités de contrôle désignées par la réglementation Dora. Il s'agit selon moi du bon équilibre, équilibre sur lequel nous nous fondons encore pour le projet de loi en cours d'examen.
M. Marc-Antoine Brillant. - Une campagne de manipulation de l'information ressemble de manière confondante à une campagne de publicité en ligne et se compose de trois blocs : les acteurs étrangers qui sont les opérateurs de la campagne, l'audience cible et les plateformes en ligne où se déroulent les manoeuvres. Pour chacun de ces trois blocs, l'objectif, au niveau du SGDSN, consiste à déployer des boîtes à outils de réponses.
S'agissant des opérateurs étrangers, la réponse relève de l'action interministérielle et de l'utilisation de différents leviers, dont la dénonciation publique dans le cadre d'une communication stratégique. De nombreux autres leviers sont à disposition, mais ils relèvent d'autres opérateurs ministériels.
À l'autre bout du spectre figure l'audience cible : l'ambition portée par Viginum est de répondre à la manipulation en s'adressant, au-delà du jeune public, à l'ensemble des tranches d'âge de l'opinion. Le partenariat que nous avons lancé avec la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) présente un grand intérêt pour nous, puisqu'il nous permet d'insérer, dans des programmes scolaires déjà très chargés, des éléments de sensibilisation à la manipulation de l'information au profit des élèves, mais aussi des enseignants.
Il s'agit d'une approche assez ludique et nous avons eu la chance, l'année dernière, de voir deux éditeurs insérer des éléments de ce type dans leurs manuels scolaires d'histoire-géographie pour la rentrée de septembre 2025. Nous avons en particulier travaillé avec le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi), opérateur du ministère dédié à l'éducation aux médias et à l'information, afin de produire des podcasts visant la tranche d'âge des collégiens et lycéens.
J'en viens aux médias : nous avons lancé une collaboration avec le magazine L'éléphant junior, qui vise le public des collégiens, une série de trois numéros comprenant des éléments relatifs à la menace informationnelle étant en cours de publication.
Le secrétaire général ayant évoqué son attachement aux territoires, nous prévoyons également des partenariats avec la presse quotidienne régionale (PQR) afin de toucher à la fois des territoires qui peuvent se trouver isolés de certaines informations nationales et des tranches d'âges moins aisément atteignables.
Les territoires d'outre-mer, quant à eux, ont été visés l'an dernier par des campagnes de déstabilisation instiguées par l'Azerbaïdjan : au-delà du leur dénonciation et de l'accompagnement des collectivités concernées, en lien avec le ministère de l'intérieur, nous avons élaboré un guide de sensibilisation utilisable par les autorités de tous ces territoires.
J'en termine avec les plateformes en ligne, où se déroulent les manoeuvres et manipulations. La relation avec ces plateformes étant asymétrique, il sera sans doute nécessaire d'aller bien plus loin, des actions ayant déjà été entreprises. La Commission européenne a ainsi ouvert des enquêtes concernant certaines plateformes, le parquet de Paris a fait de même et vous pouvez être assurés sur le fait que Viginum contribue, sous l'autorité du secrétaire général, à ces investigations.
M. Philippe Folliot. - Il faut noter que 70 % du marché de l'hébergement des données en France est maîtrisé par trois entreprises - Amazon, Google et Microsoft -, qui sont toutes américaines et soumises à l'extraterritorialité du droit américain.
La doctrine du « cloud au centre » et la qualification SecNumCloud de l'Anssi ont montré qu'il est possible d'être totalement autonome - les choix faits par la gendarmerie nationale en sont un bon exemple. À l'inverse, certains ministères, comme celui de la santé avec le Health Data Hub, n'ont pas tenu compte de cet objectif, et leurs données sont hébergées par des prestataires étrangers.
Une autre menace, peut-être un peu plus sournoise, se manifeste au travers de ce que l'on pourrait appeler les offres hybrides. Je pense notamment à l'offre Bleu de Microsoft, Orange et Capgemini ou à l'offre S3NS de Google et Thales.
L'Anssi s'apprête-t-elle à valider ce type d'offres ? Cela poserait une question de souveraineté et remettrait en question la perspective que des solutions alternatives, totalement nationales ou européennes, puissent voir le jour.
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Ma question porte sur la malheureuse affaire du cambriolage au musée du Louvre. La presse a révélé des documents, tels que des audits confidentiels portant sur la sûreté du musée, qui démontrent l'ampleur des brèches dans la sécurité informatique de l'établissement. L'obsolescence concerne les serveurs, la vidéosurveillance et les contrôles d'accès, qui sont tous des éléments déterminants pour la protection des oeuvres d'art. Nous avons été frappés d'apprendre que le mot de passe d'accès au système de surveillance était tout simplement « Louvre »...
En décembre 2014, l'Anssi avait testé le réseau de sûreté à la demande du musée et avait émis des signaux d'alerte. Pouvez-vous nous détailler ces signalements et le sort qui leur a été réservé ? Ces défaillances des systèmes d'information ont-elles pu simplifier la tâche des cambrioleurs ?
Enfin, cette douloureuse affaire n'est-elle pas symptomatique du manque de prise de conscience des administrations, et parfois des collectivités locales, quant à l'intensité de la cybermenace ?
M. Nicolas Roche. - Je n'ai rien à dire de particulier sur le cambriolage au Louvre. On ne compte plus le nombre d'exemples d'absence de prise en compte de la nature et de l'ampleur de la menace cyber aujourd'hui. Nous sommes face à un enjeu, assez vertigineux, de passage à l'échelle de l'ensemble de la cybersécurité de la nation.
Je formulerai deux remarques.
La première est que nous devons faire preuve de pédagogie pour expliquer que la souveraineté numérique et la cybersécurité sont deux notions qui ne se recoupent pas entièrement. Ainsi, des solutions peuvent être très sûres en termes de cybersécurité sans être totalement souveraines, et réciproquement. Nous devons donc prêter attention à notre angle d'attaque : est-ce la souveraineté numérique absolue ou la cybersécurité absolue ? Les solutions ne sont pas exactement les mêmes.
La seconde est que nous appliquons pour l'État, mais cela est vrai pour l'ensemble de l'écosystème numérique français, des stratégies de protection différenciées en fonction du niveau de sensibilité des données. C'est du simple bon sens ! Nous devons disposer d'une gamme de solutions de protection adaptées. Dans certains cas, ce sera du souverain cyber pur absolument maîtrisé ; dans d'autres, du commercial. Entre les deux, il y a une zone grise, qui relève du SecNumCloud. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire que Viginum et l'Anssi développent leur rôle de prescripteur, de certificateur et d'accompagnateur de l'écosystème privé.
M. Vincent Strubel. - En ce qui concerne le Louvre, je regrette que le rapport d'audit conduit par l'Anssi, pourtant soumis à une diffusion restreinte, ait été publié. Ce rapport, qui a plus de dix ans, indiquait qu'en 2014 le mot de passe était « Louvre », et « Thales » pour les équipements de surveillance de Thales. Nous sommes malheureusement souvent confrontés à ce type de réalité.
Parmi les menaces qui nous ont inquiétés, je citerai les attaques contre des microbarrages hydroélectriques pendant les jeux Olympiques et Paralympiques en 2024 : le mot de passe, qui n'avait jamais été changé par les utilisateurs, parce qu'ils n'y étaient pas invités, était 1111...
J'ajouterai que rien ne laisse à penser que le vol des bijoux au Louvre soit lié à une cyberattaque. L'audit de 2014 avait été mené à la demande du musée, ce qui montre une prise de conscience de la nécessité de se faire accompagner dans le domaine de la cybersécurité.
En ce qui concerne la question de la souveraineté, je suis d'accord avec le secrétaire général : les notions de souveraineté numérique et de cybersécurité se rejoignent, mais elles ne se superposent pas.
Pour l'Anssi, la souveraineté numérique recouvre au moins trois aspects.
D'abord, il ne faut pas être une victime facile des cyberattaques : prétendre être souverain quand les hôpitaux peuvent être paralysés par des menaces qui ne sont même pas d'origine étatique, c'est faire preuve d'optimisme, ou plutôt être dans le déni de la réalité !
Ensuite, il faut pouvoir faire valoir ses propres lois, et ne pas être à la merci de lois édictées par d'autres ou de la loi du marché. Cet enjeu s'applique à toutes sortes de domaines d'action de l'État ; la directive NIS 2 et la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique sont des réponses. Ce combat permanent que nous menons s'inscrit dans un cadre européen qui nous permet également d'agir.
Il ne s'agit pas d'être en autarcie complète en ce qui concerne l'accès aux technologies ; cela n'est ni réaliste ni souhaitable. Il faut garder la liberté de choisir et d'utiliser les technologies qui sont indispensables aux missions les plus fondamentales de l'État. Nous y veillons autant que possible, en lien avec d'autres acteurs au sein de l'État : le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et la direction générale des entreprises (DGE). La direction interministérielle du numérique (Dinum), qui est chargée de coordonner le système d'information de l'État, a créé des alternatives là où elles manquaient.
J'y insiste, l'autarcie complète n'existe pas. Aucun acteur numérique ne peut se prévaloir de ne dépendre d'aucune technologie, ni américaine ni chinoise, notamment en ce qui concerne les microprocesseurs. Il n'existe pas d'acteur 100 % français dans le secteur numérique. Nous ne pouvons pas réduire à zéro nos dépendances : il s'agit plutôt de les mesurer et de les contourner, le cas échéant.
SecNumCloud est un référentiel de cybersécurité, qui vise à assurer la sécurité et pas seulement la souveraineté. Il ne relève pas d'une logique de protectionnisme ou de préférence européenne ; cela pourrait avoir un sens, mais il ne faudrait pas le cacher derrière des logiques de cybersécurité, qui sont d'une autre nature. Ce référentiel est, à la fois, technique, organisationnel et juridique : il compte 340 critères, avec 1 200 points de contrôle. L'affaire est donc complexe, et nous ne jugeons pas à la tête du client. La délivrance de la qualification est soumise à un processus très contrôlé, et nous sommes nous-mêmes assujettis à des normes ISO.
Les solutions hybrides seront-elles qualifiées ? Rien ne s'y oppose en termes de conformité a priori. Au demeurant, il ne me semble pas que ce soit une mauvaise chose. En effet, ces solutions nous permettent d'utiliser la technologie, en l'occurrence américaine, dans l'état de l'art, avec des protections supplémentaires et un ancrage européen, ce qui répond à l'objectif de cybersécurité. Elles ne permettent peut-être pas d'atteindre un objectif de politique industrielle, mais ce n'est pas le but de SecNumCloud.
Je ne peux que me réjouir de la diversité de choix. Il n'y aura pas que ces solutions ; d'autre sont déjà qualifiées SecNumCloud chez les offreurs de cloud traditionnels français - OVH en fait partie, parmi d'autres. La résilience à laquelle nous aspirons ne peut se bâtir qu'à partir de cette diversité, et non en créant des dépendances à certains acteurs, fussent-ils français ou européens. Aujourd'hui, aucune personne raisonnable n'utiliserait qu'un seul cloud ; ce n'est d'ailleurs pas ce que fait l'État.
M. Cédric Perrin, président. - Je vous remercie pour vos interventions riches et complètes. Vous avez évoqué les menaces et ingérences étrangères auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés. Il est important d'en faire état, car, tout comme vous, je constate une relative absence de prise de conscience.
Cette audition, qui était passionnante, permettra peut-être de mieux informer nos concitoyens sur les menaces auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés. Cette situation est, vous l'avez dit, liée à notre forte consommation d'informations et à notre capacité à en créer, ce qui, pour certains, revient à créer de la désinformation.
Vous pouvez compter sur notre vigilance. Nous l'avons démontré l'an dernier lors du vote du budget, en soulignant la nécessité de consacrer des moyens suffisants à ce secteur éminemment régalien. Vous avez toutefois raison de souligner le besoin de coordination, et j'ajouterais même parfois de mutualisation, comme je l'ai dit au ministre des affaires étrangères la semaine dernière lors de son audition. Un travail doit certainement être fait pour optimiser les fonds publics consacrés à ces problématiques. Nous veillerons, lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2026, aux moyens qui seront accordés au SGDSN et à ses ramifications, et plus largement au programme 129.
La réunion est close à 19 h 30.
Mercredi 5 novembre 2025
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Projet de loi de finances pour 2026 - Audition du général d'armée aérienne Fabien Mandon, chef d'état-major des Armées
M. Cédric Perrin, président. - Mon Général, vous êtes venu devant notre commission il y a trois semaines, je vous remercie d'y revenir pour évoquer les sujets budgétaires, le projet de loi de finances pour 2026 ayant entre-temps été transmis aux assemblées.
Ce projet de loi de finances traduit l'engagement de la Nation envers ses armées. La loi de programmation militaire (LPM) est respectée, et la surmarche de 3,5 milliards d'euros annoncée par le Président de la République est bien intégrée. Quelle a été l'affectation de ces nouveaux crédits et à quels besoins correspondent-ils ? La ministre des armées nous a indiqué que plus de 30 milliards d'euros de commandes seront passées d'ici la fin de l'année, qui permettront de notifier d'importantes commandes attendues par les industriels. Je pense en particulier au porte-avions de nouvelle génération, aux SNLE 3G, à d'importantes commandes de missiles et au standard F5 du Rafale avec son nouveau moteur T-REX. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces programmes structurants, d'autant que, pour l'instant, le T-REX n'est pas budgété ?
Ce n'est cependant que le début d'une bataille qu'il nous faut mener à vos côtés. Dans le contexte budgétaire très tendu que connait notre pays, la hausse de 13 % des crédits la mission Défense, à 57,1 milliards d'euros, fait des envieux et suscite des interrogations. Les armées ont pris les devants pour parler en termes militaires, en préparant le terrain par des prises de parole publique destinées à informer la classe politique et nos concitoyens sur l'état des menaces qui pèsent sur notre continent. Vos propos devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale le 23 octobre ont suscité une assez inhabituelle réaction officielle de l'ambassade de Russie en France, preuve que vous êtes entendu au-delà de nos frontières.
Plus fondamentalement, il nous faut travailler à faire comprendre que l'état des menaces, que vous avez rappelé devant nous le 15 octobre dernier, justifie et appelle chaque centime dévolu à la défense du territoire. À nous maintenant, en particulier dans cette commission, de convaincre nos collègues députés et sénateurs de l'absolue nécessité de conforter nos forces. Sur 1 000 euros de dépense publique, 31 seulement sont consacrés à la défense, contre 561 au social. Il ne s'agit bien évidemment pas d'opposer la solidarité à la défense, mais de prendre la mesure des ordres de grandeur. Ce qui se joue, c'est notre place sur la scène mondiale mais surtout la sécurité des Français et notre capacité à défendre nos intérêts et notre liberté. Dans un monde de prédateurs, nous courrons le risque de devenir des proies faciles livrées aux appétits des grands fauves. Dans les fonctions éminentes qui sont les vôtres, mon Général, votre mission est donc double, d'un côté, préparer le mieux possible nos armées au choc de la haute intensité, de l'autre, vous adresser en toute transparence à l'opinion publique. Je crois que nos compatriotes sont de plus en plus sensibles à la situation internationale, mais bien évidemment plus réticents à consentir à des sacrifices pourtant modiques.
Mon général, vous savez que vous disposez avec notre commission d'alliés précieux. Notre singularité par rapport à nos collègues députés est de réunir les analyses géopolitiques et l'expertise militaire, rassemblées en une seule commission, et je suis très attaché à cette singularité qui fait notre force car elle nous permet de mieux appréhender le cadre global dans lequel évoluent nos armées.
Le rôle du Sénat est aussi d'évaluer les décisions qui ont été prises et de réinterroger les fondements de certains choix lorsque les circonstances ont changé.
C'est ainsi que nous souhaitons savoir si l'augmentation des crédits des armées permettra de réévaluer ou de réorienter certains dossiers. Nous étions en effet nombreux au Sénat à nous inquiéter, en 2023, du sous-financement de la LPM, et cette surmarche peut aussi être lue comme une opération de vérité des prix, rendue indispensable par l'augmentation inquiétante des reports de charge et la nécessité de financer l'activité.
Mon général, je vais maintenant vous laisser la parole pour un propos liminaire, avant de laisser s'exprimer les rapporteurs de la mission Défense qui ont déjà entamé le cycle d'auditions.
Général Fabien Mandon, Chef d'état-major des Armées. - Merci pour votre accueil, je suis très heureux de revenir devant la représentation nationale au moment où l'on sollicite de la Nation un effort supplémentaire pour sa défense - et je reprendrai pour commencer, en l'actualisant, l'analyse que je vous ai présentée il y a trois semaines.
Je vous disais, d'abord, qu'il fallait nous préparer à un choc d'ici trois à quatre ans. En effet, après la Géorgie en 2008, la Crimée en 2014 et l'Ukraine en 2022, Moscou ne montre aucune volonté de négocier ni de s'arrêter, poursuivant une guerre très coûteuse à nos portes. Le devoir d'un responsable militaire qui doit anticiper les évènements est de dire que le scénario d'une nouvelle attaque russe sur notre continent ne peut être écarté, et qu'il faut donc s'y préparer.
J'appelais, ensuite, à placer notre action à l'échelle des défis qui se présentent à nous, celui de la Russie bien sûr mais aussi ceux du terrorisme et des crises qui se déroulent dans le monde entier - et la bonne échelle pour gérer l'ensemble de ces crises, c'est le collectif, donc c'est l'Europe.
J'insistais, enfin, sur le fait que nous devions nous assurer que notre nation, qui a la chance de vivre en paix depuis des décennies sur un continent où l'on s'est fait la guerre pendant des siècles, soit prête et qu'elle ait la force morale de réagir si nos valeurs devaient être menacées dans les années à venir.
Les événements des trois dernières semaines renforcent les traits du tableau que je vous ai présenté. Que s'est-il passé depuis ? Les Américains ont annoncé le retrait d'une partie de leurs forces de Roumanie, ce qui est passé quasiment inaperçu ; les optimistes diront que ce retrait est limité et que c'est moins grave que redouté ; ceux qui regarde le mouvement depuis plus longtemps voient que les Américains se réorientent vers l'Asie et qu'ils sont moins présents en Europe. Sur le court terme il n'y a pas de rupture, mais sur le long terme nous devons anticiper un mouvement qui se poursuit de désengagement américain de notre continent, parce que leurs priorités sont aujourd'hui plus importantes en Asie qu'en Europe. Ensuite, les Russes ont testé deux des armes dites « du Manège », référence à un discours de Vladimir Poutine de mars 2018 où il avait présenté des armes exceptionnelles que seule la Russie maîtriserait : bien qu'en guerre et sous sanctions, la Russie vient de réaliser un tir de missile à propulsion nucléaire, qui a volé plus de dix heures en continu, une technologie nucléaire qui nous préoccupe à l'échelle de la planète : un coeur nucléaire volant dans une arme n'est pas anodin. La Russie, également, a mis à l'eau un nouveau sous-marin et effectué un tir de la torpille « Poséidon », qui serait capable d'emporter une charge nucléaire et d'atteindre un continent depuis les fonds marins. Le président américain l'a bien noté, puisqu'il a laissé entendre que les États-Unis pourraient reprendre des essais nucléaires, ce à quoi la Russie a répondu que les armes qu'elle venait de tester n'étaient pas nucléaires. De son côté, l'Iran a annoncé vouloir reconstruire ses installations nucléaires. Je pourrais encore, pour donner l'idée du contexte, citer un ministre belge : « Poutine sait que s'il largue un missile sur Bruxelles, nous rayerons Moscou de la carte » - nous atteignons un niveau d'agressivité auquel nous n'étions plus habitués, et je ne vous parle pas du Proche-Orient, où les enjeux de prolifération sont aussi importants.
La France reste totalement crédible sur le plan de la dissuasion, c'est notre assurance-vie. Nous avons déclaré l'entrée en service opérationnel de la troisième génération du missile M51, qui équipe nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. Cet effort de modernisation continuera dans les années à venir dans ses deux composantes, - sous-marine et aérienne -, une dissuasion crédible exige des décennies d'anticipation. Une nouvelle génération de sous-marins va être lancée, des négociations sont en cours pour finaliser les contrats avec l'industrie. De nouvelles armes garantiront à la France la capacité de provoquer des dommages inacceptables si nécessaire.
En Ukraine, les Ukrainiens maintiennent une résistance héroïque. Ils parviennent à tenir un front très long et très large, sur lequel les Russes continuent de pousser, en particulier autour de la ville de Pokrovsk, où ils réalisent des avancées régulières. Cette ville est réduite en cendres ; on se bat pour un nom, pour une géographie, pour de la terre. Il faut continuer à aider les Ukrainiens, la très forte pression russe se maintient parce que les Russes parviennent à recruter davantage d'hommes qu'ils n'en perdent sur le front, même s'ils en perdent beaucoup, et leur industrie, totalement mobilisée sur l'effort de guerre, produit plus d'armes qu'elle n'en consomme sur le front, tout en continuant à moderniser son arsenal. La Russie n'est pas en difficulté sur le plan industriel. Bien qu'elle subisse les conséquences des sanctions, elle parvient encore à soutenir son effort et bénéficie d'aides internationales importantes, car d'autres pays n'ont pas la même appréciation que nous de la situation. L'eau devient un enjeu majeur en Ukraine, les Russes ciblent tous les sites énergétiques ukrainiens, dans des proportions plus importantes qu'auparavant - et aujourd'hui, quand il n'y a plus d'électricité, il n'y a plus d'eau non plus.
Du côté français, nous continuons le travail de fond sur les garanties de sécurité à mettre en place une fois la paix établie. La France et le Royaume-Uni ont réuni une coalition qui mène un travail de planification. Ce travail est prêt : nous pouvons garantir une forme de sécurité pour l'Ukraine et pour notre continent si la paix est acquise. En attendant, les Ukrainiens ont besoin d'aide pour leur défense aérienne, ils subissent de très nombreux tirs : quelque 1 700 drones sont tirés chaque semaine par les Russes sur l'Ukraine, ainsi que des missiles performants et difficiles à intercepter. Il y a cependant de très belles réussites françaises, nous avons aidé l'Ukraine en déployant des systèmes d'interception SAMP/T, qui se sont montrés, dernièrement, plus efficaces que les Patriot américains.
Les drones continuent d'exercer une pression sur nos populations, c'est peut-être un moyen pour les Russes de nous détourner du soutien à l'Ukraine ; après les incidents au Danemark, l'aéroport de Berlin a été fermé et, hier soir, c'était celui de Bruxelles. Cette pression des drones, action hybride difficile à attribuer, reste donc présente et touche nos sociétés.
Au Mali, le Rassemblement pour la victoire de l'islam et des musulmans poursuit son blocus sur Bamako. La population n'a plus accès au carburant et, même si quelques camions sont passés récemment, c'est insuffisant et la situation est critique. Au problème terroriste qui est à nos portes au sud s'ajoutent les problèmes des pays fragilisés par cette pression, où nous avons des ressortissants et des activités et cela peut devenir un enjeu de sécurité. Au Soudan, la guerre continue de faire des ravages, avec l'intervention de nombreuses puissances dans ce conflit structurant pour le continent africain. Au Proche et Moyen-Orient, nous observons un cessez-le-feu fragile à Gaza, avec un Hamas qui reste dangereux, un Hezbollah toujours tenté de se réarmer et des milices entretenues par l'Iran et présentes dans différents pays de la zone. La Syrie est fragile. L'Iran peut être tenté à nouveau par la course vers le nucléaire, avec des missiles capables d'atteindre notre continent. L'instabilité reste donc forte.
Voilà le paysage ; je suis désolé d'être assez sombre. Il y a aussi des motifs de satisfaction, mais je me focalise surtout sur les menaces, car ma fonction est de proposer au Président de la République des options si nos ressortissants, notre pays ou nos intérêts étaient menacés. Or, je constate une dégradation rapide et accélérée de notre environnement. C'est pourquoi l'année 2026 et les années à venir sont clés pour répondre à cette urgence. La défense se travaille sur le temps long, mais nous devons faire des efforts de court terme pour parer à l'urgence.
Quels sont mes axes d'action dans ce projet de loi de finances ?
D'abord, l'attention portée aux hommes et aux femmes de la défense, civils comme militaires, ils sont le moteur de notre défense. Je vous remercie d'avoir soutenu les mesures de fidélisation et les mesures catégorielles qui se sont appliquées successivement aux militaires du rang, aux sous-officiers et aujourd'hui aux officiers. C'est un élément clé. Nos sous-officiers restent davantage dans les armées, nous mesurons un effet compris entre 15 et 20 %, cela représente autant d'économies pour notre nation. Les mesures pour les officiers étaient très attendues et je sais à quel point vous y avez contribué.
Nous allons consacrer 159 millions d'euros supplémentaires l'an prochain pour les conditions de vie et de travail de nos militaires. C'est une somme très conséquente qui bénéficiera par exemple aux plateformes de mobilité accompagnant les familles. Cette année, nous avons installé une crèche à Toulon, elle était attendue de longue date. L'effort sur les familles est déterminant dans la fidélisation. Les jeunes peuvent être attirés par les missions, par l'engagement - beaucoup de jeunes ont envie de s'engager - mais l'usure du temps s'applique sur des familles qui vivent la contrainte du statut. Cette mobilité, dans des couples où les deux travaillent et cherchent à s'épanouir, pèse sur nos armées quand on apprend, à quelques mois de l'été, que l'on change de ville et que les écoles sont déjà saturées.
Deuxième axe, j'ai besoin en priorité d'activité et de munitions. Nous allons consacrer 824 millions d'euros de plus qu'en 2025 à ce secteur, c'est un effort important qui vise, pour l'essentiel, à améliorer la qualité de l'entraînement. Nos soldats doivent pouvoir s'entraîner dans des conditions réalistes, avec une capacité à s'entraîner au tir, face à une opposition, au-delà de la simulation que nous allons aussi développer. Il faut mettre nos soldats en situation de combat. J'ai eu la chance de rencontrer l'équipage du Languedoc, une frégate qui, engagée en mer Rouge, a tiré contre les missiles houthis ciblant les cargos commerciaux. Une grande partie de l'équipage n'avait jamais tiré avant d'être engagée dans ces opérations : ce n'est pas normal, il ne faut pas que les gens découvrent l'action de feu le jour où ils sont engagés au combat. Imaginez le stress pour une jeune femme ou un jeune homme de 22 ans qui va tirer pour la première fois un missile antichar sur un vrai char... Il faut donc qu'il l'ait fait à l'entraînement, c'est ce que nous essayons de faire par exemple en Roumanie, où l'armée de Terre bénéficie de conditions d'entraînement que nous n'avons pas dans les camps de Champagne. Je souhaite que les armées tirent davantage, nous allons commander des munitions d'exercice pour que nos artilleurs puissent s'entraîner davantage. Pour les missiles complexes - une torpille, un missile air-air, un missile sol-air comme l'Aster -, même s'ils coûtent très cher, il faut que les gens aient testé leur équipement de A à Z et ne découvrent pas les choses le jour où ils sont engagés en opération.
Nous allons continuer les exercices majeurs, en particulier « Orion », qui sollicitera l'ensemble des armées sur un scénario d'engagement exigeant de haute intensité face à un ennemi très sérieux. Nos normes d'entrainement ne sont pas totalement satisfaisantes, il faut s'entrainer dans les conditions de combat - on sait d'expérience qu'un pilote d'hélicoptère ou un marin qui ne prend pas la mer pendant cent jours perd ses réflexes, car la situation dans ces milieux n'est pas la même qu'à terre. Au-delà, nous allons faire travailler la résilience de la Nation, en lien avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et des partenaires étrangers, pour voir comment la France réagit en situation de crise. Nous testons nos procédures pour être prêts à l'horizon de trois ou quatre ans.
Nous consacrerons 2,4 milliards d'euros aux munitions en 2026, c'est fondamental. Les missiles les plus complexes et les armes les plus difficiles à produire demandent trois ans de fabrication, nous passerons commande l'an prochain, il ne faut pas tarder. Si notre armée de Terre est engagée, ces armes feront l'objet de consommations importantes, ce qui impose d'anticiper la constitution de stocks.
Il nous faut aussi « droniser » nos armées, intégrer le potentiel des drones, qui sont présents dans tous les domaines sur toutes les opérations ouvertes dans le monde. Je souhaite que nous intégrions ce potentiel, et nous allons commander dès 2026 des munitions télé opérées. Nous allons prioriser nos commandes et notre travail sur les charges qu'emporteraient les drones, afin de les standardiser et de réfléchir aux charges utiles - les drones eux-mêmes seront moins complexes à produire le jour où nous serions en conflit. Nous allons en commander car il faut les tester, créer ces filières industrielles et que les forces s'entraînent à leur utilisation ; mais ce serait une erreur de commander des milliers de drones l'an prochain, alors que dans trois ans ils seraient obsolètes. Il faut que les unités s'habituent à ces nouvelles munitions, qu'elles les intègrent dans leur façon d'agir et que nous travaillions beaucoup sur les charges. Nous allons droniser nos armées. J'ai eu la chance d'avoir des comptes rendus et des images prises sur le front en Ukraine : des essaims de drones volent en permanence au-dessus de la ligne de contact - c'est pour le moment hors de portée des armées françaises. Il nous faut entrer dans ce monde-là, il y a déjà des initiatives dans les régiments, encore expérimentales, nous devons changer d'échelle, c'est pourquoi je parle de « droniser » nos armées ; nous opterons pour des drones « low cost », avec une mise en compétition de nouveaux acteurs, on a vu les Américains perdre une vingtaine de drones Reaper abattus par des groupes terroristes, c'est un matériel vulnérable, il faut être prêts à en sacrifier beaucoup à l'usage.
L'espace fait aussi partie de mes priorités, nous devons nous orienter vers la capacité d'action dans l'espace, ce sera l'objet d'un effort supplémentaire.
Nous allons consacrer 900 millions d'euros supplémentaires à la défense sol-air et à la lutte anti-drone. Les Ukrainiens sont à un point critique alors qu'ils ont entamé la guerre avec des réserves comme aucun pays européen n'en possède. Nous partons d'un point bas, parce que la menace que nous percevions il y a quelques années était d'abord terroriste, elle a changé et nous devons renforcer notre défense sol-air. Nous allons commander plus de systèmes SAMP/T, qui protègent contre des menaces importantes de type avion, missile de croisière ou missile balistique. Nous allons aussi augmenter le nombre de systèmes MICA à lanceur vertical que nous avons employés pour la protection des Jeux olympiques. Nous allons aussi donner à l'armée de Terre et à la marine davantage de moyens de courte portée, comme les Mistral, et renforcer nos canons, qui peuvent être très efficaces lorsqu'ils sont bien guidés et peu coûteux en particulier pour détruire des drones, comme nous le faisons déjà en mer Rouge. L'armée de Terre a proposé d'adapter de vieux canons de 20 mm avec un peu d'intelligence artificielle et des systèmes de visée rustiques, c'est une initiative à encourager.
Dans le domaine terrestre, je souhaite également renforcer notre logistique, c'est un élément décisif pour les opérations importantes - le responsable opérationnel pour l'OTAN m'a dit que c'était aussi une faiblesse de l'Alliance atlantique. Nous savons aussi que les capacités du service de santé conditionnent notre engagement de combat, nous devons à nos soldats blessés de les sauver et de les ramener à l'arrière, il y a tout un pan à renforcer de ce côté-là aussi.
Dans le domaine naval, nous allons « durcir » nos frégates et nos bâtiments de premier rang pour qu'ils puissent évoluer dans des environnements davantage brouillés et menaçants. Dans le domaine aérien, l'effort portera sur les commandes d'A400M et de GlobalEye, un système suédois qui succédera à nos avions AWACS.
L'alerte avancée est également un point stratégique. Nous bénéficions de liens forts avec nos grands alliés, en particulier les Américains, qui partagent la connaissance de tirs de missiles balistiques, nous allons renforcer nos propres moyens d'alerte en développant avec l'Allemagne un programme qui s'appelle JEWEL, grâce auquel, nous Européens, maitriserons complètement la détection de départ de missiles et anticiperons les trajectoires pour savoir si nos populations sont menacées.
Nous construisons le système de combat aérien du futur (SCAF) avec les Européens : d'abord les Allemands, rejoints par les Espagnols, tandis que les Belges ont demandé à être observateurs. Les responsables militaires français, allemands et espagnols sont d'accord sur le besoin d'une plateforme d'une quinzaine de tonnes. C'est une masse importante, que nos industries et le savoir-faire européen savent propulser de manière autonome, sans avoir besoin d'un réacteur acheté aux États-Unis ou ailleurs. Sur ce point, les trois armées de l'air - et notre marine pour l'aéronavale - s'accordent sur le profil de cette plateforme. Au-delà de la plateforme centrale, le SCAF organise tout un système connecté, il faut être capable de dialoguer avec l'ensemble des moyens aériens, les drones, le spatial et toutes les plateformes navales et terrestres de demain. Ce système conditionne la vitesse avec laquelle l'information circule, c'est décisif dans la bataille.
S'agissant du porte-avions de nouvelle génération, il faut poser la question d'un accès permanent à l'outil, de sa disponibilité, qui est une exigence opérationnelle ; nous terminons nos travaux de réflexion, le projet sera présenté à la ministre des Armées. Ce projet ne duplique pas le passé, le porte-avions avait une réelle utilité au milieu du XXe siècle, le contexte a changé, il faut penser la puissance aérienne en associant un ensemble plus large que les seuls avions, en y associant en particulier les drones de tous types. Nous devons réfléchir à l'évolution de ce système. Ce travail, mené en lien étroit avec la Délégation générale pour l'armement, est en voie d'achèvement ; reste à négocier un programme structurant qui va durer des dizaines d'années, et assurer le suivi de l'évolution de ses coûts. De manière général je suis préoccupé par l'évolution des coûts de chaque système.
S'agissant du T-REX, le moteur qui pourrait équiper les futures versions du Rafale, l'enjeu, pour la France, reste la crédibilité de la composante aérienne de notre dissuasion - en termes militaires, nous devons être capables d'emmener une arme jusqu'aux objectifs définis. Les armes devant être emportées dans le futur étant plus lourdes que celles d'aujourd'hui, nous avons besoin d'un avion qui ait plus de poussée, donc d'un moteur plus fort. Il n'y pas de négociation possible sur le profil de la dissuasion française : si c'est un besoin, le moteur sera adapté pour qu'il puisse emporter notre arme nucléaire.
M. Cédric Perrin, président. - Avez-vous besoin d'une poussée de 9 tonnes ou de 11 tonnes ?
Général Fabien Mandon. - Je laisse aux experts le soin de le préciser. La finalité est de 11 tonnes - mais aujourd'hui, le financement n'est pas celui-là.
Le moteur est la partie la plus critique de l'aviation de combat du futur : pour atteindre des niveaux de poussée suffisants, ils doivent résister à des températures intérieures extrêmement élevées, auxquelles très peu de matériaux résistent. Nous avons la chance d'avoir en France une culture aéronautique de pionnier qui perdure avec le Rafale, une référence dans le monde entier. Cependant, nous sommes passés d'une aviation qui développait des modèles tous les cinq à dix ans, à une aviation qui s'est rationalisée sur un seul modèle d'avion et un seul moteur - donc nous n'avons pas développé de nouveaux moteurs, nos ingénieurs et techniciens n'ont pas eu de projets pour travailler sur de nouvelles performances, le défi est aujourd'hui de savoir le faire.
Pour la propulsion du prochain système de combat, l'emport d'armes de 15 tonnes nous paraît nécessaire, ce qui demande des moteurs avec des poussées supérieures à 10 tonnes. Les Chinois et les Américains sont à ces niveaux de performance, mais nous n'y sommes pas encore. Nous visons donc 11 tonnes sur le prochain système de combat : c'est la performance sur laquelle nous travaillons.
M. Cédric Perrin, président. - La question est essentielle du point de vue industriel. Dans notre rapport sur le porte-avions de nouvelle génération, nous avons souhaité une propulsion nucléaire : non parce que nous la jugions plus efficiente que la propulsion conventionnelle, mais parce que cela nous a paru essentiel pour l'industrialisation de notre pays et le maintien des compétences en matière nucléaire.
Il en va de même pour la propulsion du Rafale et l'évolution de son moteur. Cela fait plus de quarante ans que nous n'avons pas mené de recherche fondamentale sur les parties chaudes de la motorisation, contrairement aux Américains. Aujourd'hui, nous atteignons des températures au-delà des températures de fusion et nous ne sommes pas capables de le maîtriser si nous ne mettons pas l'argent nécessaire. Je suis donc très heureux d'entendre que nous allons l'inscrire au budget. C'est également important pour pérenniser notre capacité à fabriquer des moteurs dans le temps.
Général Fabien Mandon. - Notre feuille de route vise à porter la capacité de propulsion de nos moteurs à 9 tonnes, avec le projet T-REX pour le Rafale, puis à 11 tonnes pour la nouvelle génération d'avions de combat. C'est la masse maximum sur laquelle nous travaillons pour la future plateforme.
Concernant la frappe dans la profondeur, il y a d'abord le sujet des systèmes de lance-roquettes unitaires (LRU) qui équipent l'armée de Terre, qui a démontré sa pertinence au combat, notamment en Ukraine, et qu'il nous faut moderniser parce qu'il restera nécessaire au combat terrestre de demain ; nous allons donc commander des systèmes pour disposer de cette capacité de frappe dans la profondeur en 2029-2030. Ensuite, il y a les frappes à plus grande distance, un sujet discuté entre Européens, notamment à travers l'initiative ELSA - pour European Long-Range Strike Approach -, dans laquelle la France est motrice. Notre pays a toujours investi sur cet axe, en particulier pour sa dissuasion nucléaire, nous avons développé des missiles très aboutis pour nos sous-marins. Nous avons besoin, à l'avenir, de capacités pour frapper à quelques centaines de kilomètres depuis une position terrestre. A la fois dans le combat tactique sur le front, entre deux armées de Terre, mais aussi pour atteindre les centres névralgiques de l'ennemi et affecter sa capacité à combattre, comme le font actuellement Russes et Ukrainiens en ciblant les usines de drones et de munitions ou les postes de commandement. Pour cela, je mise beaucoup sur les nouveaux missiles de croisière en cours de développement, qui sont les nouvelles générations du SCALP et du missile de croisière naval. Je compte également sur l'appui que procurera un missile capable de détruire les défenses ennemies, qui fait partie des efforts de programmation en cours. C'est ce que nous appelons, dans un langage très technique, la suppression des défenses aériennes ennemies : c'est un missile dédié, complexe à réaliser, dont la France ne disposait pas jusqu'à présent.
Ensuite, il y a les drones. Aujourd'hui, les missiles russes ont un taux de réussite de 50 % à 100 % selon les zones, là où les drones sont abattus dans 80 % à 90 % des cas. Cependant, par l'usure qu'ils provoquent et leur faible coût, les drones finissent par constituer une menace. Les Ukrainiens, par exemple, atteignent des centres de production énergétique russes grâce à des drones.
Quant à la capacité stratégique, c'est-à-dire frapper le coeur des grandes villes et les centres de pouvoir, son efficacité est douteuse. Les bombardements de Londres ou de Dresde pendant la Seconde guerre mondiale ont montré qu'en frappant massivement le coeur d'une société, on a plutôt tendance à la souder - et les tirs répétés sur Kiev n'ont pas empêché les Ukrainiens d'être vaillants au combat ni de continuer à se battre. Ce n'est donc pas un secteur d'investissement prioritaire.
M. Cédric Perrin, président. - Mon général, que se passerait-il pour nos armées si le budget n'était pas voté, et donc si vous ne disposiez que de moyens équivalents à ceux de cette année ? Il manquerait environ 6,5 milliards d'euros : quelles en seraient les conséquences ?
Ensuite, nous avions déposé un amendement à la LPM de 2023pour assurer notre souveraineté pour la frappe longue portée terrestre (FLPT). Des travaux sont en cours ; nous comprenons l'urgence de la situation et la nécessité de remplacer les LRU, mais je mets en garde sur l'option envisagée par la DGA, avec une cabine qui n'est pas blindée, un véhicule qui n'a pas de protection antimine ni contre une arme nucléaire, radiologique, biologique ou chimique (NRBC), et dont la conduite de tir n'est pas très efficace : nous voulons du matériel rapidement, mais il faut mesurer les conséquences d'un tel choix. Il faut considérer aussi les emplois sur nos territoires ; on entend dire que, pour le programme de notre flotte logistique, on envisagerait de recourir à Mercedes plutôt qu'à Renault, il y a de quoi se poser quelques questions.
Général Fabien Mandon. - En tant que chef d'état-major des armées, je ne saurais commenter les choix du Parlement dans le débat budgétaire. Le maintien de nos moyens à leur niveau de l'an dernier aurait des conséquences très importantes, décalées du contexte dans lequel nous sommes. Depuis 2016-2017, nous avons initié un effort de réarmement important d'une défense qui était en piteux état il y a une dizaine d'année; les premières années ont permis de réparer beaucoup de choses, notre effort de réarmement se traduit désormais de manière très concrète. Les Français l'ont vu lors du dernier 14 juillet : nos armées sont transformées, nous devons poursuivre cet effort.
Lorsque je parle d'urgence pour être prêts dans trois ou quatre ans, ce n'est pas par rhétorique budgétaire, c'est parce que je prends en compte une mécanique en cours, celle des agressions russes : la première en 2008, puis en 2014, puis de nouveau en 2022 - à ce rythme, la prochaine se produirait en 2029-2030. Au-delà de cette série, tout ce que je comprends des échanges avec mes homologues nordiques ou des experts de la Russie, c'est que ce pays considère les Européens comme faibles. La Russie fait désormais un usage débridé de la force, elle l'intègre aux moyens d'action ordinaires de l'État : si l'État russe a besoin de quelque chose, il le prend par la force et s'il ne rencontre pas de résistance, tant pis pour le faible. Un responsable russe peut se sentir lié par un accord passé avec des responsables politiques, mais le jour où ces responsables ne sont plus en place, le champ lui parait libre. Ainsi, dans les horizons d'élections majeures qui se présentent à nous, en 2029-2030, plus rien ne lierait un dirigeant qui penserait avoir une opportunité en Europe.
Il est donc important de faire l'effort de défense alors que nous sommes à trois ou quatre ans d'un possible choc. Il faut montrer que nous faisons cet effort, car si nous ne sommes pas capables de le faire maintenant, nous envoyons un nouveau signal de faiblesse, et ce signal est compris comme tel par nos adversaires. La détermination et la force morale de notre nation sont mises à l'épreuve. J'ai une grande confiance ; je vois des jeunes extraordinaires dans nos armées, des jeunes qui poussent la porte des centres de recrutement pour s'engager, pour nous aider, parce qu'ils ont conscience de ce qui se passe. Cet engagement doit être accompagné d'un effort de la Nation sur la défense. Nous proposons un effort de plus de 6 milliards d'euros supplémentaires en 2026 et si nous devions nous en passer, notre plan de modernisation en serait contraint, nous ne pourrions pas, par exemple, commander les munitions que nous voulons, alors que le secteur industriel, vous le savez bien, attend par ailleurs les commandes. Et ces renoncements seraient tout à fait incohérents avec la période que nous vivons.
M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis des crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Les crédits de la partie « innovation » du programme 144 devraient atteindre 1,4 milliard d'euros, en augmentation de 127 millions par rapport à 2025. C'est un effort légèrement supérieur à ce que prévoit la LPM. L'innovation de défense n'est pas une option, mais bien une nécessité stratégique.
Pourriez-vous nous indiquer quelques-unes de vos priorités pour les projets d'innovation lancés en 2026, ainsi que celles que vous souhaiteriez voir passer à l'échelle dès l'année prochaine ? Quels sont les axes de votre stratégie d'innovation ?
Mme Gisèle Jourda, rapporteur pour avis des crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Ma question porte sur le volet « renseignement » du programme 144, qui finance la recherche et l'exploitation du renseignement intéressant la sécurité de la France par la DGSE pour la sécurité extérieure et la DRSD pour la sécurité de défense, c'est-à-dire la sécurité de l'ensemble des emprises militaires mais aussi les quelque 4 500 entreprises de la BITD.
Les crédits de paiements prévus pour 2026 augmentent de 13 % pour s'établir à 579 millions d'euros. Avec les crédits de personnel du programme 212, près d'1,3 milliards d'euros seront consacrés à la DGSE (1,14 milliard d'euros) et la DRSD (174 millions d'euros). Il faut s'en féliciter puisque cette augmentation résulte de la LPM 2024-2030 que le Sénat, avec le soutien de mon groupe politique, avait adopté.
Je souhaite vous interroger plus particulièrement sur les crédits de fonctionnement et de personnel de la DRSD et de la Direction du renseignement militaire (DRM).
Contrairement à la DGSE, les crédits de la DRSD ne semblent pas progresser alors que la sécurité des TPE, PME et ETI de l'industrie de défense française devient un enjeu de souveraineté crucial. Comme dans le cyber, ce ne sont pas les grands groupes qui sont les plus vulnérables aux attaques, mais toute la chaîne des entreprises sous-traitantes. Des moyens nouveaux de renseignement et de contre-ingérence vont-ils être mis en oeuvre pour sécuriser les PME de la BITD française au regard des menaces nouvelles (attaques cyber, sabotages ou prises de participations hostiles) qui pèsent sur nos entreprises ?
Comme le dit le directeur du renseignement militaire, le Général de Montgros, le besoin de renseignement militaire est infini compte tenu de la multiplication des foyers de crise alors que nos moyens de surveillance et nos capteurs ne sont pas infinis. J'ajoute que comme l'a mis en évidence le rapport d'activité 2024 de la délégation parlementaire au renseignement sous la présidence de notre collègue Cédric Perrin, le renseignement de contre-prolifération nucléaire redevient un enjeu de premier plan, qu'il s'agisse de la Russie et de l'Iran, mais aussi de la Corée du Nord et de la Chine. Quels sont nos axes d'amélioration en 2026 et les années suivantes dans le domaine du renseignement aérien et spatial ?
Général Fabien Mandon. - Je suis très vigilant sur l'innovation, car la tentation, dans cette période de crise, serait de ne se concentrer que sur le très court terme. Si mes priorités sont l'activité et les munitions, le volet innovation reste important.
Parmi les secteurs clés, il y a le travail de « dronisation » que nous allons poursuivre dans tous les domaines et tous les milieux. Dans le domaine terrestre, nous menons une innovation intéressante qui bénéficie d'un éclairage permanent du comité d'éthique. Nous parlons de robots, mais de robots sur lesquels nous garantissons que l'homme reste en contrôle des décisions et de leur conformité aux lois. Avec le projet Pendragon, par exemple, nous envisageons une capacité exploratoire de drones terrestres qui opéreraient en meute. La France est en avant-garde dans ce domaine, même si les applications ne sont pas prévues pour 2026-2027, c'est un secteur important. Aujourd'hui, les Ukrainiens compensent leur manque d'effectifs par des drones, l'Ukraine aurait déjà perdu si elle n'avait pas de drones. Nous devons donc nous intéresser à ce domaine, avec une attention très forte sur l'aspect éthique.
Au-delà des drones, l'intelligence artificielle, ensuite, est devenue une réalité. Nous devons passer à une échelle supérieure, ce qui implique une évolution des critères que nous posons aux industriels. Il nous faut des architectures ouvertes pour pouvoir récupérer les données des systèmes de combat, les agréger et les exploiter grâce à l'intelligence artificielle. Comme ces domaines évoluent très vite, nous ne devons pas être prisonniers d'un système qui ne bénéficierait pas des améliorations futures. C'est important, et ce n'est pas dans la culture nationale de certaines entreprises.
Enfin, le quantique. Ce domaine peut paraître très mystérieux, mais d'un point de vue pratique, il permet de voir des choses que l'on n'arriverait pas à voir aujourd'hui. Nous avons en France des mathématiciens extraordinaires et des entreprises qui explorent les voies envisagées grâce aux senseurs quantiques. Ce sont des domaines de rupture, un peu comme l'invention du téléphone portable à l'époque des téléphones à fil. Celui qui trouve les senseurs quantiques franchit une étape, avec de très fortes applications militaires dans tous les domaines. Il faut donc investir dans le quantique.
Pour investir dans ces domaines du numérique, il nous faut des calculateurs et le ministère va faire un effort sur des supercalculateurs, le commissariat du numérique de défense en bénéficiera. Nous travaillons aussi sur ce qu'on appelle l'hypervélocité, c'est-à-dire la capacité d'aller à plus de cinq fois la vitesse du son. À ces vitesses, les échauffements sont terribles, très peu de matériaux et de systèmes y résistent, il y a un ensemble de défis technologiques à franchir. Très peu de nations maitriseront ces technologies, la France saura le faire.
Je ne serai pas très loquace sur le renseignement puisque nous sommes dans une audition publique. Le renseignement est essentiel, nous devons poursuivre notre effort pour le conforter. Certains services de renseignement ont plus de mal à conserver leur personnel et nous n'étions pas aux objectifs fixés. Le volet fidélisation et l'attention portée au personnel sont essentiels. Il nous faut des années pour former des experts du renseignement, nous avons souffert de départs non maîtrisés dans ces domaines et notre intention reste d'atteindre les objectifs fixés dans la LPM et les mesures que vous avez soutenues sont clés.
La capacité à suivre la contre-prolifération et le nucléaire est la priorité des priorités. Il en va de la survie de notre nation. Nous nous adaptons aux réalités humaines, nos capacités reposent sur très peu d'experts, nous n'abandonnons pas le secteur - au contraire, nous lui consacrons des efforts supplémentaires.
L'espace joue un rôle clé. Nos drones vont avoir de nouveaux capteurs pour améliorer notre compréhension du terrain, améliorant notre renseignement et, dès l'an prochain, la DRM a une priorité d'intelligence artificielle qui augmentera notre capacité d'analyse.
M. Hugues Saury, rapporteur pour avis des crédits du programme 146 « Équipement des forces ». - Ma collègue Hélène Conway-Mouret, qui ne peut être parmi nous aujourd'hui, m'a chargé de vous poser deux questions, sur la LPM et sur les drones.
La ministre des Armées a confirmé la prochaine actualisation de la LPM. Savez-vous quand le projet de loi sera prêt et quelles devraient en être les principales dispositions ? Pourra-t-il inclure des dispositions nouvelles, comme la mise en place d'un service national volontaire, avec les conséquences que cela impliquerait en termes d'infrastructures pour accueillir de nouveaux personnels ?
Ensuite, quels enseignements nos armées tirent-elles de la guerre en Ukraine en matière de drones ? Les avancées récentes des Russes semblent s'expliquer par un usage massif des drones filaires, impossibles à brouiller et produits avec le soutien de la Chine. Comment analysez-vous cette évolution tactique et l'état-major considère-t-il pertinent de se doter de cette capacité ?
Enfin, hier, une audition avec le Groupement des industries françaises de Défense et de Sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) nous a rappelé des chiffres impressionnants : la production de 4,5 millions de drones par l'Ukraine en 2025 et le stock de 2 500 drones dans l'armée de terre française. S'il serait absurde d'avoir de tels stocks, compte tenu de l'obsolescence de ces matériels, avons-nous aujourd'hui la garantie que des industriels, de la défense comme du secteur civil, sont en capacité d'atteindre de tels niveaux de production ?
Général Fabien Mandon. - Je ne saurais me prononcer sur le rythme d'actualisation de la LPM, qui ressort de choix politiques. Toutefois, les priorités que je viens de vous présenter figurent dans le travail mené par le ministère et dans mes recommandations : la volonté d'entraîner nos forces, de commander des munitions, le spatial, les drones, la défense sol-air, le renforcement de nos capacités opérationnelles dans les domaines terrestre, aérien et naval, les alertes avancées, l'innovation, et les réserves dans la résilience de la nation.
Je ne peux guère m'engager sur la question de la réserve et d'une nouvelle forme de service militaire, mais je vous confirme que des options ont été examinées dans le travail demandé par le Président de la République lors de ses voeux à Rennes en janvier dernier ; ces options font l'objet d'un dialogue avec le Gouvernement. Nous avons besoin d'une nation solide, disposant d'une force morale importante, cela passe par la réserve. Il faut conserver l'objectif fixé dans la LPM de doubler la réserve, j'ai demandé que nous soyons plus réactifs quand des jeunes sollicitent une entrée dans la réserve et que les délais de traitement des dossiers administratifs des réservistes soient garantis.
Sur les drones, mon homologue ukrainien me dit qu'en trois semaines, une technologie est dépassée. Le filaire a été la parade au brouillage, il est désormais très présent, on voit dans certaines zones 30 à 40 % de drones filaires, qui chassent les combattants dans les sous-bois. Je ne sais pas quelle sera la capacité de brouillage ni la capacité offensive d'un adversaire auquel nous serions confrontés, mais nous devons renforcer notre effort de guerre électronique. C'était un point fort de la France pendant la guerre froide, nous avons un savoir-faire, mais nous l'avons moins développé ces dernières décennies. Il nous faut de nouveau faire un effort de guerre électronique, notamment dans les moyens offensifs. L'Europe peut développer ses propres systèmes de positionnement avec de nouveaux satellites et des micro-constellations qui nous aideront à opérer. Pour le moment, les Ukrainiens produisent un nombre impressionnant de drones, leur niveau de production décuple d'année en année. Au début du conflit, leur capacité de production était forte, mais pas si importante, ils se sont adaptés très rapidement. Pour ce qui est de notre pays, je salue le travail mené par le ministère, sous l'impulsion du DGA, qui observe et dialogue avec les entreprises qui ont des savoir-faire de production massive dans d'autres secteurs que la défense, pour voir comment nous devrions adapter nos productions si nous devions produire en très grande quantité. Vous pourriez vous rapprocher de lui pour en savoir davantage sur ce sujet important.
M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis des crédits du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - J'ai deux questions relatives au théâtre d'opérations en Ukraine, dont vous nous confirmez qu'il évolue très vite. Quel retour d'expérience en avez-vous et comment en tirez-vous les conséquences pour adapter nos forces ?
Ensuite, la loi de programmation militaire 2024-2030 est-elle suffisamment souple pour vous permettre de réaliser les adaptations que vous nous dites nécessaires, en particulier pour les drones, la guerre électronique et la défense sol-air ?
Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis des crédits du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Parmi vos objectifs figure la mise en place d'une division dite « bonne de guerre », soit 19 000 hommes déployés sous trente jours. C'est un défi logistique considérable. Comment cette organisation se met-elle en place, quelles difficultés rencontrez-vous ?
L'an prochain, nos armées participeront à l'exercice Orion. Dans quelle mesure cet entraînement exigeant s'insère-t-il dans la mise en oeuvre de cette division ?
Général Fabien Mandon. - La France bénéficie de la confiance des Ukrainiens. Dans le dialogue que nous avons au niveau militaire, notre partenaire ukrainien est prudent, il est en guerre et ne révèle donc pas tout, mais il nous fait confiance, parce que la France est aux côtés de l'Ukraine depuis le début du conflit, et qu'elle est même à l'initiative de véritables ruptures dans le soutien - nous avons été les premiers à proposer les chars AMX-10 à l'Ukraine, ils l'ont baptisés « le sniper » en raison de ses excellents résultats, nous l'avons fait à un moment où, collectivement, il y avait plutôt des freins, notre engagement a été suivi et d'autres pays ont alors fourni des chars à l'Ukraine. Aujourd'hui encore, quand notre système SAMP/T intercepte des missiles que des systèmes Patriot américains n'ont pas réussi à intercepter, les Ukrainiens nous remercient - même s'ils savent que nous ne pouvons les aider qu'en quantité relative à la taille de notre pays, ils voient que l'effort est là, que la France a toujours tenu parole et fourni de la qualité. C'est ce qui a permis un dialogue de grande confiance avec des responsables ukrainiens. Nos autorités militaires se sont rendues à plusieurs reprises en Ukraine, les échanges y ont abordé des sujets très pratiques pour comprendre la guerre en cours, et en tirer les enseignements. Nos créneaux d'entretien sont réguliers, je suis entré en contact avec le chef d'état-major des armées ukrainien dès ma prise de fonctions, nous continuons d'échanger et nous posons des questions des deux côtés pour nous aider respectivement au mieux.
La LPM engage des séquences d'équipement à long terme, c'est sa raison d'être, mais l'accumulation des commandes fait que nous n'avons plus beaucoup d'espace pour ajouter de nouveaux achats. On a cependant suffisamment d'espace pour intégrer nos priorités et le retour d'enseignement des conflits. Je vous parle beaucoup de l'Ukraine parce que ce conflit est en Europe, mais les frappes israéliennes ou américaines en Iran sont également un fait militaire majeur, dont je tiens compte dans mes propositions d'actualisation de la loi de programmation militaire.
Nous avons l'objectif d'être capable de déployer ce que l'on appelle une division « bonne de guerre ». En Roumanie, nous venons de faire un exercice de déploiement sous faible préavis de plusieurs milliers d'hommes, soit l'équivalent d'une brigade. En 2022 à Madrid, les chefs d'État et de gouvernement s'étaient engagés à la capacité de déploiement d'une brigade sur l'est de notre continent ; la France vient de le démontrer, avec les hommes et les femmes que vous avez vus défiler le 14 juillet. Notre ambition pour 2027 est d'atteindre le niveau supérieur, celui d'une division, qui rassemble plusieurs brigades. Pour constituer ce niveau, il faut des agrégateurs - par exemple des moyens de santé, comme la capacité d'avoir un hôpital complet pour déployer les forces, ce que l'on appelle un rôle 3, ou encore des capacités logistiques, c'est pour cela que nous commandons davantage de camions logistiques et de camions-citerne. Nous allons également faire un effort sur des capacités rares dont peu de nations disposent comme le génie et ses capacités à ouvrir un axe pour progresser, car nous en serons responsables. Il s'agit enfin de la capacité à installer un réseau de commandement pour que toutes les nations qui voudront participer à cette division puissent être accueillies.
La division est un objectif pour 2027. En 2026, avec l'exercice Orion, nous nous préparons et commençons à roder nos procédures pour être capables de la faire fonctionner.
M. Jean-Pierre Grand, rapporteur pour avis des crédits du programme 212 « Soutien de la politique de défense ». - Ma question porte sur notre capacité à nous doter d'un modèle d'armée hybride active-réserve. Doubler le nombre de réservistes pose un défi de recrutement et de gestion des ressources humaines, mais aussi un défi d'usage opérationnel. Où en sont les doctrines d'emploi des réservistes et de leur intégration dans les unités d'active ?
Notre capacité à recruter se heurte aux difficultés de gestion pointées par la haute autorité d'évaluation : processus trop complexe, difficultés budgétaires, incitations trop faibles. Comment les surmonter ? Est-ce une priorité pour vous ? L'actualisation de la LPM portera-t-elle sur ce point ?
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure pour avis des crédits du programme 212 « Soutien de la politique de défense ». - Je ne vous questionnerai pas sur le service militaire volontaire, mais je ne vous cache pas que nous avons du mal à obtenir des informations et à savoir ce qui se prépare : nous ne mesurons pas bien les intentions du Gouvernement.
Je souhaitais vous interroger sur un autre sujet qui a fait l'actualité il y a un an, à propos d'une jeune femme marin qui a dû quitter l'armée à contrecoeur, car elle avait subi des violences sexistes et sexuelles. Ces actes ont des conséquences sur les victimes, mais aussi sur la bonne conduite par les armées de leur mission et sur leur image auprès de la population.
Ma question ne vise absolument pas à mettre en cause la moralité de la majorité de nos militaires, au moment où nous avons plus que jamais besoin d'eux au regard de la situation internationale. En juin 2024, l'inspection générale des armées formulait une série de propositions pour mettre un terme à ce genre de comportement. Où en est-on ? Avez-vous des statistiques ? Cette question est-elle mieux abordée qu'avant par la hiérarchie ? Quelles recommandations ont-elles été mises en oeuvre ? Quels efforts restent-ils à accomplir ?
M. Fabien Mandon. - Nos armées sont très solides, ont beaucoup d'expérience, mais elles bougent lentement - et il faut les ménager. Les armées françaises ne sont pas une start-up, nous sommes dans un monde où l'on s'habitue à ce que la parole produise des effets immédiats mais dans les armées, les effets peuvent prendre des années avant de se produire pleinement. C'est pourquoi on ne peut pas violenter les armées : le commandement peut vouloir quelque chose, mais si les soldats ne comprennent pas et n'y adhèrent pas, cela ne suit pas. Je dois entraîner plus de 200 000 hommes et femmes derrière moi et je ne veux donc pas vendre du rêve.
Sur la réserve, la France a fait le choix de garder un modèle d'armée complet, sans rien abandonner. Pour ce faire, nous avons parfois réduit à la portion la plus congrue les fonctions qui ne nous paraissaient pas vitales pour le combat. Aussi, alors que la menace principale était le terrorisme, nous avons amputé la gestion des réserves. Aujourd'hui, nous relançons les réserves, c'est positif et important. Mais il n'y avait plus d'équipes dans nos armées pour s'en occuper, pas assez de personnes pour suivre individuellement tous ceux qui s'étaient inscrits pour la réserve - beaucoup de Français qui voulaient aider et entrer dans la réserve n'obtenaient même pas de réponse. Le suivi était mauvais, tout comme le paiement des réservistes. La ministre s'est exprimée sur ce point à l'Assemblée nationale : les délais de paiement sont désormais tenus et chaque personne qui demande à rejoindre la réserve reçoit une réponse. Nous avons 47 000 réservistes fin 2025, nous en aurons 52 000 en 2026 ; 200 millions d'euros supplémentaires y seront consacrés. Nous sommes partis de loin, le niveau n'était pas le bon et il y aura encore des défauts, mais je souhaite que nous nous améliorions. Sur la manière d'opérer, il faut être très pragmatique et flexible. Les armées françaises fonctionnent grâce à des réservistes qui consacrent beaucoup de temps à des fonctions vitales, il y a aussi des unités de réservistes - je souhaite que nous développions l'ensemble de la réserve. Si certaines choses ne fonctionnent pas, il faudra les faire évoluer.
Concernant les violences sexuelles et sexistes, chaque victime mérite considération et attention. Avant de parler de chiffres, on parle de personnes ; chaque violence sexuelle ou sexiste est condamnable, il n'y a aucune tolérance possible. Un plan de 52 mesures a été mis en place, avec pour grands axes de sanctionner toute violence, d'avoir de la transparence et de mener un travail important de prévention ; 87 % ont été mises en oeuvre, avec des réunions ministérielles. Des dénonciations très importantes sont faites devant la justice, ce qui n'était pas une habitude dans les armées. Des référents et des formations ont été mis en place. L'alcool est un facteur qui entraîne des comportements inadmissibles, il faut y être très attentif. Ensuite, l'action de prévention dépasse largement les armées : elles sont un extrait de la société française, c'est à l'échelle de la société tout entière qu'il faut traiter de ce problème des violences sexuelles et sexistes, pour que les jeunes qui nous rejoignent perdent ces façons d'être et de faire.
M. Akli Mellouli. - Le changement climatique modifie en profondeur l'environnement opérationnel : les canicules, les inondations ou les tempêtes affectent à la fois les infrastructures, le matériel militaire et les hommes. Ces transformations sont en cours, leurs conséquences se font déjà sentir et devraient s'aggraver dans les années à venir. Pouvez-vous nous préciser l'ampleur de ces impacts sur nos armées, notre matériel et nos soldats ? Quelles mesures envisagez-vous pour anticiper et adapter le matériel ainsi que la préparation, l'entraînement et l'équipement de nos forces afin de maintenir leur efficacité opérationnelle face à ces nouvelles contraintes environnementales ?
M. Fabien Mandon. - Les enjeux d'évolution climatique et de changement de notre environnement sont au coeur des crises du futur et demandent des adaptations, nous nous y efforçons dans nos choix d'investissement. Par exemple, un nouveau contrat de performance énergétique sur la base de Solenzara, en Corse, représente un investissement de 26 millions d'euros pour réduire les émissions de CO2.
Nous intervenons partout sur la planète pour apporter des secours aux victimes d'événements climatiques. Actuellement, un bâtiment livre de l'aide humanitaire en Jamaïque, après le cyclone qui a ravagé cette région comme nous le faisons régulièrement partout sur la planète. Nous l'avions fait à Mayotte avec le cyclone Chido. Après ce cyclone, nos marins ont immédiatement mesuré l'état des fonds à l'approche du port, où de nombreux bateaux de plaisance avaient coulé, ce qui empêchait l'acheminement de grands navires logistiques transportant eau et nourriture. Ce sont donc nos marins qui ont assuré ce travail d'éclairage des approches pour l'acheminement des secours humanitaires. Les armées ont aussi rétabli le fonctionnement de l'aéroport de Mayotte avec une tour de contrôle tactique et des experts en génie pour que les avions puissent se poser. Nos légionnaires et soldats présents à La Réunion et à Mayotte ont déblayé les tôles et les arbres qui encombraient les axes pour agir très rapidement. Si l'intensification de l'aide s'est faite grâce à des moyens civils, les armées ont joué ce rôle dans les premiers temps après la catastrophe. Nous allons entretenir ce rôle en particulier dans les outre-mer, qui sont souvent menacés.
Ensuite, il y a l'aspect très pratique de l'équipement du soldat s'il doit intervenir par une température de 50 degrés, ou encore de la protection d'un navire en cas de conditions extrêmes de navigation. Une adaptation est nécessaire, je n'ai pas de réponse aujourd'hui, les choses évoluent déjà - par exemple, il y avait une culture du soldat français qui correspondait plutôt à ce que l'on appelait des « chats maigres », elle change, nous avons affaire à des soldats très équipés, très protégés, mais qui doivent par conséquent se muscler davantage, il faut y réfléchir surtout quand nos adversaires sont très mobiles - cela fait partie de la réflexion permanente des armées sur l'adaptation au milieu.
M. Cédric Perrin, président. - Mon général, je vous remercie pour la clarté de vos propos, pour votre vision et pour l'importance de ces auditions dans le cadre du partage entre les élus et les militaires.
Je ne peux qu'inciter à relire les rapports du Sénat, car ce que vous dites fait souvent écho à ce que nous avons écrit, parfois même il y a quelques années - par exemple notre rapport sur les conséquences géostratégiques du changement climatique ou encore nos réflexions sur les drones, qu'il faut regarder aujourd'hui comme « sacrifiables » en quantité importante.
Audition du général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre
M. Cédric Perrin, président. - Mes chers collègues, après le chef d'état-major des Armées, nous accueillons maintenant le chef d'état-major de l'armée de Terre, le général Pierre Schill.
Mon général, nous vous remercions de vous être rendu disponible ce matin pour venir nous présenter les perspectives budgétaires de l'armée de Terre.
Vous avez récemment choisi de porter vos préoccupations sur la place publique, ce qui est finalement assez peu fréquent, en vous exprimant dans les médias et en publiant l'ouvrage Le sens du commandement. Je trouve très positif, dans la période troublée que nous vivons, que les chefs militaires fassent entendre leur voix dans le débat public, comme je le disais précédemment au CEMA, le général Fabien Mandon, car il est essentiel qu'au-delà des spécialistes, notre classe politique et nos concitoyens prennent bien conscience des enjeux et des défis qui sont devant nous.
J'ai pu assister, avec de nombreux collègues, à la présentation des capacités de l'armée de Terre à l'École de Guerre en votre compagnie le 16 octobre dernier. Cette journée a été très riche. Elle nous a permis de mieux appréhender les évolutions de l'armée de Terre et des menaces qui pèsent sur nous, à travers votre intervention liminaire, mais également, et nous l'avons particulièrement apprécié, le contact direct des soldats et des officiers, et de mesurer pleinement l'extraordinaire complexité de l'organisation opérationnelle d'une force de 110 000 hommes et femmes dévoués à servir notre patrie. Nous avons également été très agréablement surpris - je le précise à titre personnel - de la capacité de faire voler des drones First Person View (FPV) en plein Paris.
Mon général, comme vous l'avez indiqué ce jour-là lors de votre intervention, l'armée de Terre est le rempart de la Nation, et c'est elle qui gagne les guerres, au prix du sang. Notre rôle à nous est de nous assurer que la Nation vous offre les meilleures conditions pour remplir cette mission.
Le projet de loi de finances pour 2026 respecte, et c'était le strict minimum, la loi de programmation militaire (LPM). Il intègre également une « surmarche » de 3,5 milliards d'euros, comme annoncé par le Président de la République le 13 juillet dernier à Brienne.
Au sein de notre commission, nous considérons cet effort comme absolument indispensable. Vous nous direz la part de cette augmentation de crédits qui revient à l'armée de Terre et la manière dont vous entendez affecter ces crédits, s'ils sont, comme nous l'espérons, votés. Comment répartirez-vous cette augmentation entre la nécessité d'apurer les impayés, les fameux reports de charges - en fin d'année dernière, ceux-ci s'élevaient, je le rappelle, à 8 milliards d'euros -, de reconstituer les stocks de munitions, l'entraînement des troupes et le maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels ?
À l'inverse, si d'aventure, le projet de loi de finances n'était pas voté, ou était voté sans la marche de la LPM et la surmarche du mois de juillet, quelles seraient les conséquences pour l'armée de Terre ?
Enfin, je dépasserai un peu le strict cadre budgétaire pour élargir mon propos : l'armée de Terre est celle de la haute intensité. Vous pourrez nous éclairer sur la capacité actuelle de nos forces à déployer à court et moyen terme des hommes sur notre continent et ailleurs, en particulier afin d'offrir à nos partenaires des garanties de sécurité. Je pense bien évidemment au flanc est de l'Otan, avec une menace russe que nous ne cessons de rappeler.
Mon général, je vais maintenant vous céder la parole, avant de laisser les rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances vous interroger.
Général d'armée Pierre Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avant de dresser un point de situation de l'armée de Terre, puis de répondre à vos questions, permettez-moi d'avoir une pensée pour les 15 000 soldats de l'armée de Terre en opération sur notre territoire et à l'étranger et les 15 000 soldats en alerte. Ils sont, je le crois, l'expression de la volonté de la Nation et de la crédibilité de ses armées.
J'ai ce matin une pensée particulière pour nos soldats déployés en Guyane, qui luttent contre l'orpaillage illégal. Je rends hommage devant vous à l'engagement du caporal Jimmy Gosselin du septième bataillon de chasseurs alpins (7e BCA), qui est décédé cette semaine au cours d'une mission en forêt.
Sans revenir sur chaque épisode de l'actualité internationale, il m'apparaît important d'évoquer le rythme et l'intensité des crises que le monde connaît. Des actes graves comme les frappes récurrentes sur l'Ukraine ou les violations d'espaces aériens de pays alliés passent presque inaperçus dans la succession des événements. Pourtant, ils ne sont pas anecdotiques : ils traduisent l'urgence de la menace et la radicalité de la bascule de l'équilibre international.
Nous assistons à un changement d'ère, à un retour des Empires, qui doit dicter notre posture. Pour être libres, il faut être craints ; pour être craints, il faut être forts. Nous devons nous tenir prêts, et le faire savoir, à nos alliés comme à nos adversaires.
Se tenir prête, c'est ce que fera l'armée de Terre en 2026, forte des deux premières années d'une transformation dont nous pouvons déjà mesurer les effets. J'estime que le plan est bon. Les choix faits en 2023 et traduits dans la LPM 2024-2030 sont pertinents. Mais l'urgence et la radicalité du contexte imposent d'en accélérer la mise en oeuvre. Le projet de loi de finances pour 2026 en donne les moyens.
La France veut peser sur son destin et tenir son ambition de puissance d'équilibres et d'entraînement, de moteur d'une architecture de sécurité en Europe qui soit un pilier crédible de l'Alliance atlantique. Elle a besoin d'une armée de Terre « de combat », prête à remplir des missions allant de la protection de son territoire à une contribution déterminante à la défense collective de l'Europe en coalition.
Je tire trois enseignements militaires des combats terrestres en cours.
Le premier concerne l'ampleur des engagements menés par de grandes unités disposant de moyens massifs et d'armes de saturation du champ de bataille. Les combats s'étendent au-delà de la ligne de front, dans la profondeur et sur les arrières. Les capacités logistiques, le soutien, la régénération sont visés, mettant au défi la résilience industrielle des nations.
Le deuxième tient à la vitesse d'adaptation : les modalités sont innovantes et évolutives, intégrant rapidement les progrès technologiques et les percées tactiques, sans pour autant disqualifier les procédés préexistants.
Le troisième porte sur l'exploitation des espaces immatériels : les outils numériques sont des vecteurs de puissance potentiels pour nos systèmes de renseignement et de commandement. Mais, a contrario, les adversaires mènent des campagnes de désinformation et des attaques cyber pour déstabiliser les sociétés, en deçà du seuil de l'affrontement ou en prolongement de la guerre sur les arrières jusqu'au coeur des populations.
Dans ce monde où les perceptions sont devenues un des champs de bataille, il ne suffit plus d'être forts : il faut le faire savoir. Il importe de montrer ses capacités avant de démontrer sa force. Montrer sa préparation, sa cohérence, sa détermination, c'est asseoir sa crédibilité ; c'est déjà peser sur le rapport de forces.
À travers sa transformation, l'armée de Terre construit des outils de puissance adaptés aux enseignements des conflits en cours et à leur évolution. Son but est la crédibilité, ajustée de manière continue pour décourager en permanence, protéger la France et ses habitants quoi qu'il arrive, assurer ses partenaires et, le cas échéant, vaincre en coalition.
L'objectif est double : tout d'abord, être prêts dès ce soir, et je dirais même dès ce matin ; ensuite, s'adapter pour demain.
Les quatre priorités que j'en tire sont donc : premièrement, le commandement et la connectivité, pour accélérer la décision ; deuxièmement, la transparence du champ de bataille, c'est-à-dire le renseignement et son exploitation ; troisièmement, la létalité, par la densité, la rapidité et la précision des feux et des autres moyens d'attaque ; quatrièmement, la protection, au contact comme sur nos arrières.
Pour cadencer l'effort, l'effet majeur retenu est de disposer d'une division « bonne de guerre » déployable en trente jours en 2027. Une division agrège des appuis et des soutiens, ainsi que deux brigades, autour d'un poste de commandement.
La première étape est atteinte cette année, avec une brigade « bonne de guerre », c'est-à-dire 8 000 soldats équipés avec leurs moyens, leurs véhicules et leurs munitions, entraînés, commandés, prêts à être déployés quelle que soit la mission à remplir.
Entre la brigade « bonne de guerre » de 2025 et la division de 2027, 2026 sera l'année de la montée en puissance des appuis et des soutiens « différenciants ».
Ces capacités d'appui et de soutien dites « différenciantes », donnent l'avantage au combat : détecter, identifier, décider, détruire, plus vite que l'adversaire et soutenir les forces pour durer plus longtemps. Notre effort portera en 2026 sur les feux, le commandement et la logistique.
En deux ans, le plan Armée de Terre de combat a déjà produit des résultats tangibles. Les bénéfices capacitaires sont concrets ; nous atteindrons cette année 45 % du total des livraisons de véhicules Scorpion. Le virage de l'innovation produit ses effets : comme vous l'avez rappelé, la dronisation est ainsi en marche, symbolisée par la création des Centres d'entraînement tactique drones (CETD) dans les brigades. La situation des ressources humaines de l'armée de terre est confortée, avec une amélioration sensible de la fidélisation depuis 2023.
Mais l'urgence du contexte exige désormais d'accélérer. Sa radicalité exige d'amplifier. Le projet de loi de finances pour 2026 permet et impose de le faire.
Il s'agit de se tenir prêts et le faire savoir.
Je pense que le chef d'état-major des Armées (Cema) a dû le redire devant vous voilà quelques instants : la barrière des signalements stratégiques est en partie déjà franchie. Nos adversaires ne se contentent pas d'observer en restant à distance. Ils nous testent. Chaque provocation, chaque attaque, même hybride, constitue un banc d'essai de notre cohérence et de notre détermination collective. Il est impératif d'apporter une réponse justement proportionnée et sans faiblesse à ces tests, qui pourraient, sinon, être le préalable à un choc de plus grande ampleur, donc plus dangereux dans les années à venir.
Nous devons nous tenir prêts, et le faire savoir. C'est l'objectif de l'armée de Terre, qui entend donc demeurer stratégique, innovante et soudée.
L'armée de Terre est stratégique. Elle protège et agit chaque jour, sur le territoire national dans l'Hexagone et outre-mer comme à l'étranger. Elle « fait le job », c'est-à-dire qu'elle produit les effets attendus par la Nation.
En 2025, elle a rempli ses missions et contribué aux signalements stratégiques : par ses engagements, comme Dacian Spring, Pikne, et Brigade Expansion qui est actuellement en cours en Roumanie ; par ses exercices, comme Warfighter 25 ; mais aussi par ses coopérations renforcées en Afrique ou avec l'Inde lors de l'exercice Shakti.
L'année 2026 sera placée sous le signe des coalitions, afin de faire un pas de plus dans la préparation des chocs et l'expression de notre détermination.
En matière de préparation opérationnelle, l'effort porté sur le maintien en condition opérationnelle, les munitions et l'activité au sens large permettra de dépasser les 70 % de la norme d'activité fixée par la LPM. Cette année sera notamment marquée par Orion 26, un exercice majeur entraînant nos états-majors et nos unités, avec nos alliés. Il sera l'occasion de tester l'interopérabilité à grande échelle, de valider la préparation opérationnelle de nos soldats. Cet exercice éprouvera nos concepts d'emploi interarmes, interarmées, interalliés et même interministériels.
En matière d'engagement opérationnel, en plus des missions en cours et de celles qui se déclencheront pendant l'année, mais que nous ne connaissons pas aujourd'hui, l'armée de Terre tiendra en 2026 simultanément trois alertes : d'abord, l'échelon national d'urgence, ce que nous appelons « le Guépard », soit 7 000 soldats prêts à partir avec des délais d'alerte échelonnés de douze heures à cinq jours, y compris pour des missions souveraines nationales ; ensuite, l'alerte de premier rang de l'Otan : l'Allied Response Force (ARF) 2026, qui sera structurante ; enfin, et en surplomb, nous nous tiendrons prêts à déployer des forces dans le cadre de garanties de sécurité, le cas échéant au profit de l'Ukraine.
Cette armée de Terre stratégique est aussi innovante.
En effet, être stratégique dans le monde qui vient, c'est être innovant. C'est s'adapter en permanence. Il n'y a pas de point d'arrivée, car il n'y a pas d'armée innovée.
Dans ce cadre, la transformation des structures de l'armée de Terre sera poursuivie en 2026 pour les adapter aux besoins des conflits modernes. Elle a débuté par la réorganisation du commandement haut avec les fameux « commandements alpha », qui ont mis en synergie les moyens d'action dans la profondeur du champ de bataille sous responsabilité des forces terrestres, dans ses arrières, dans son environnement, dans son espace numérique. Cette transformation se poursuit avec le renforcement progressif des régiments d'appui et de soutien, qui délivreront les feux longue portée et la logistique - ce sont mes efforts pour 2026 -, mais aussi la guerre électronique, la défense sol-air, le génie, le renseignement.
La transformation se fait ici au rythme de l'arrivée des équipements.
Nous poursuivons la montée en puissance du parc de camions équipés d'un système d'artillerie (Casear), avec la livraison de dix Casear de nouvelle génération, d'obus d'artillerie et de vingt mortiers embarqués pour l'appui au contact (Mepac), qui sont excellents. Les stocks de roquettes et de missiles seront augmentés. Un effort particulier sera porté sur les drones et la boucle renseignement-feux, avec la livraison prévue de drones et de munitions téléopérées couvrant la trame de l'armée de Terre depuis le drone à pilotage immersif, avec 3 000 FPV d'entraînement sans charge, jusqu'aux drones les plus endurants, dits « opératifs ».
Cette arrivée des équipements dans les régiments s'accompagne d'un effort logistique pour donner à nos chaînes plus de robustesse et de réactivité. L'exemple emblématique est celui des contrats de marché de soutien hybrides dont bénéficie notamment le véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI), pour passer d'une logique de flux à une logique de stocks, seule compatible avec l'hypothèse d'un engagement majeur.
Concernant les moyens logistiques, les flottes de camions de transport seront modernisées pour remplacer les GBC vieillissants. Nous recevrons les premiers wagons de transport polyvalent interarmées, et 145 nouvelles commandes seront passées en 2026 pour densifier nos moyens logistiques.
En complément de ces transformations de structures et de cette modernisation par les équipements, en 2026, l'effort sera encore accru en termes d'innovation, tant « par le haut » et que « par le bas », mêlant évolutions techniques et doctrinales.
L'innovation par le haut porte principalement sur les programmes d'équipements majeurs et les capacités différenciantes. Le moteur en est le Commandement du combat futur (CCF), dont la mission est d'éclairer l'avenir, en lien avec la base industrielle et technologique de défense (BITD). Un des exemples de réalisations en 2026 est le Data Hub de l'Avant (DHA) : il s'agit d'un cloud tactique déployé au niveau des postes de commandement, conçu pour agréger, traiter et distribuer des données issues de capteurs, de systèmes de combat et de renseignement, en temps réel, vers les éléments de contact, en exploitant notamment des outils d'intelligence artificielle. Les livraisons en 2026 des postes Contact, des postes pour véhicules, des kits d'hybridation et des moyens de guerre électronique seront exploités dans cette démarche de DHA.
L'innovation par le bas, elle, repose sur l'initiative des soldats, leur connaissance du terrain et l'expérimentation. C'est le bouillonnement de « l'esprit pionnier » : les unités cherchent, détournent, manipulent, adaptent et proposent des solutions ; certains disent « bricolent », mais cela me paraît positif. Cette dynamique permet de capter les idées des utilisateurs. Elle porte ses fruits depuis deux ans. Nous accroîtrons encore l'élan en 2026 en donnant encore plus de subsidiarité aux unités, via les enveloppes dédiées, et en déconcentrant une part des crédits consacrés aux autres opérations d'armement. En la matière, la subsidiarité a un effet multiplicateur.
La rencontre entre innovation par le haut et par le bas trouvera en 2026 un point d'application à travers les pôles exploratoires. J'ai donné à chaque brigade un mandat pour innover dans un domaine particulier. Par exemple : la furtivité et la protection anti-drones à la 2e brigade blindée ; le ravitaillement à la brigade logistique. L'incitation à l'esprit pionnier a bien fonctionné. Il s'agit aujourd'hui de canaliser cette innovation, de l'organiser et de la mettre en cohérence, de l'industrialiser au contact des entreprises et des chercheurs, en lien avec la direction générale de l'armement (DGA), et sous l'égide du CCF.
Innover, c'est enfin anticiper les ruptures à venir. Les quatre dernières années ont vu l'essor des drones aériens de combat et leurs conséquences sur la manoeuvre tactique et opérative. J'ai la conviction que les prochaines années verront la maturation des drones terrestres. C'est le sens de l'initiative Pendragon, avec l'Agence ministérielle de l'intelligence artificielle de défense (Amiad). Son objet est de doter l'armée de Terre d'une première unité robotisée d'ici à l'été 2026. La robotisation terrestre sera une révolution culturelle et tactique que l'armée de Terre entend anticiper et exploiter.
Cette armée de Terre stratégique et innovante est et doit demeurer soudée.
Le troisième axe d'effort de l'armée de Terre pour se tenir prête et le faire savoir sera de consolider son socle d'armée d'emploi soudée par la fraternité d'armes.
En 2025, l'effort a porté sur l'esprit de corps, l'unité autour des valeurs rappelées par le code du soldat, la considération et la complémentarité, dont la mixité, qui cimentent la cohésion opérationnelle et la force morale des unités. Des progrès sensibles ont été réalisés, notamment dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.
Pour 2026, j'ai choisi le mot d'ordre « Servir » : il témoigne de la relation entre la Nation et ceux qui s'engagent pour la défendre. Pour les soldats de l'armée de Terre, il s'agira d'un effort de considération, cette fraternité d'armes verticale du chef envers ses subordonnés et des subordonnés envers leurs chefs. Il s'agira également de la pratique d'un commandement par intention, plus subsidiaire, sans en rabattre sur la culture du résultat et la maîtrise du risque, un commandement qui oblige autant le chef qu'il responsabilise le subordonné.
Servir, c'est aussi permettre à davantage de jeunes Français de contribuer à la défense, pour quelques jours ou quelques mois, même s'ils n'en font pas leur métier. En 2026, nous poursuivrons la montée en puissance de la réserve, selon le plan de la LPM, passant de 29 000 à près de 32 000 réservistes.
Nous constituerons cette année une première brigade de défense du territoire national, composée en majorité de cadres et de soldats de réserve. Elle illustrera la marche vers un modèle hybride, combinant active, réserve et toutes les formes de volontariat ; un modèle qui offre à l'armée de Terre une combinaison de masse et de compétences pour remplir ses missions. Les ressources prévues par le projet de loi de finances pour 2026 permettront de poursuivre la mise en oeuvre du plan de Fidélisation 360, en particulier les volets hébergement et logement, en soutien à la condition de vie des soldats et de leur famille. Nos soldats restent notre préoccupation la plus importante.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le plan est bon. Le contexte commande de l'accélérer et de l'amplifier.
En 2026, nous poserons les jalons décisifs qui permettront, en 2027, de disposer d'une division modernisée « bonne de guerre » déployable en trente jours et d'atteindre, en 2030, un niveau de corps d'armée pleinement apte à commander en coalition.
Nous avançons avec lucidité et détermination dans la transformation de l'armée de Terre. Nous le faisons grâce à l'effort de la Nation et au professionnalisme des hommes et des femmes qui servent aujourd'hui. Ils sont prêts. En 2026, ils se tiendront prêts.
Monsieur le président, je vous réponds sur les surmarches. Il y a un effet d'accélération. Sur les seuls crédits pour l'armée de Terre, ce sont 160 millions d'euros de surmarche.
Concrètement, ce seront 450 missiles moyenne portée supplémentaire, 20 millions d'euros de roquettes de 68 millimètres, 50 000 obus de 155 millimètres, 10 millions d'euros d'obus de mortier de 120 millimètres, des munitions diverses et des mines pour une dizaine de millions d'euros, des études techniques pour le char du futur et une première capacité de brouillage forte puissance.
La surmarche permettra de commander 3 500 munitions téléopérées, 30 SDTL (système de drone tactique léger) et jusqu'à 1 000 drones du combattant et spécialisés. Nous commanderons aussi 300 vecteurs logistiques. En outre, en termes de protection, nous commanderons 44 Proteus, ces canons de 20 millimètres placés à l'arrière d'un camion avec une assistance d'intelligence artificielle pour lutter contre les drones, plus de 300 000 Mistral, 16 radars bande X et des kits de protection antidrone pour les Leclerc.
La surmarche doit enfin nous permettre de commander de l'hybridation OneWeb, avec à peu près 500 terminaux pour connecter 5 000 objets, des chiffreurs haut débit et près de 2 000 postes Contact supplémentaires.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Le domaine terrestre nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC) et santé verra ses crédits d'études amont progresser de 26 % l'an prochain, pour atteindre 126 millions d'euros. Ces moyens permettront notamment le financement du plan char lourd. Pourriez-vous nous présenter ce plan et nous indiquer comment il s'articule avec le programme MGCS (Main Ground combat system) et l'évolution, voire la succession du Leclerc ?
Le projet de loi de finances pour 2026 prévoit une enveloppe de 6 millions d'euros destinée au financement d'un démonstrateur de robots tactiques terrestres polyvalents armés. Pourriez-vous nous préciser les contours de ce projet ? Je souhaiterais en outre - et cela est lié - que vous nous présentiez le projet Pendragon, mené par l'Amiad et le CCF, qui vise à créer la première unité robotique de combat fonctionnant avec de l'intelligence artificielle. Quels en seront les cas d'usage opérationnel ? À quelle échéance les capacités qui en découleront pourraient-elles être déployées dans les forces ?
Général d'armée Pierre Schill. - Sur le NRBC et la santé, il est clair que l'articulation et le calibrage de nos moyens correspondaient jusqu'à présent aux cas d'usage les plus répandus.
Il y a eu un sous-investissement dans les capacités NRBC, longtemps envisagées sous l'angle restreint de la pollution industrielle. En matière de santé, le dispositif reposait sur l'hypermédicalisation, la fameuse Golden hour, c'est-à-dire l'heure en-deça de laquelle il fallait qu'un blessé puisse rejoindre un poste de secours.
Dans les deux cas, le contexte a profondément évolué. Il est important que nous menions un certain nombre d'études et que nous acquérions rapidement des moyens.
Il faut revenir à des capacités de NRBC de combat. Cela fait partie des signaux que nous devons envoyer, à plus forte raison dans le contexte de menaces nucléaires agitées par la Russie. Il est indispensable d'envoyer le message que nous pourrions continuer de remplir des missions même si l'un de nos adversaires employait sur le champ de bataille une arme chimique, biologique voire nucléaire.
Dans un premier temps, cette remontée en puissance consiste à faire effort sur les moyens spécialisés. Nous avions des moyens de reconnaissance, notamment de véhicules de l'avant blindé (VAB), pour faire des délimitations de zones qui étaient onéreuses, avec des spectromètres de masse. Voilà un domaine qui bénéficiera de l'apport des drones qui décupleront l'efficacité des capacités actuelles.
Le deuxième temps sera consacré à la protection des forces, afin qu'elles puissent survivre à une ambiance NRBC et, à plus long terme, qu'elles soient équipées pour combattre dans ce cas de figure.
Dans le domaine de santé, la logique est un peu inversée. Il s'agit de passer d'une santé spécialisée, remarquablement efficace pour un faible nombre de blessés, à une véritable médecine de masse, quitte, le cas échéant, à passer en système de triage. Le retour d'expérience d'Ukraine est éclairant : les médecins et les postes de secours, souvent la première cible, s'éloignent du front ; les blessés demeurent donc plus longtemps sur la zone d'attaque, parfois vingt-quatre à quarante-huit heures en raison de la menace des drones. Nous envisageons de modifier les trousses de premiers secours et de première urgence. Par exemple, le garrot tourniquet, qui était l'élément clef de la lutte contre les hémorragies dans toutes nos opérations, peut désormais s'avérer mortifère. Il faut parvenir à arrêter les hémorragies sans compromettre le membre, un certain nombre de soldats ukrainiens ont desserré leur garrot et en sont morts, parce qu'ils ne voulaient pas perdre leur membre. Ces évolutions médicales sont directement liées à la massification et à la transformation du combat moderne. Il est donc important de mener des études.
Le sujet du MGCS est celui de la robotisation. Je suis persuadé que la robotisation terrestre sera structurante pour les années à venir. Les drones terrestres sont en retard sur les drones aériens, en raison de la complexité du milieu. Nous connaissons bien cette image : comment un robot terrestre distingue-t-il une plaque de feuilles mortes d'une surface d'eau recouverte de feuilles mortes identiques ? Evite-t-il de s'embourber ?
Par ailleurs, la robotisation civile, que l'on imaginait en plein essor, se heurte aujourd'hui aux contraintes réglementaires et aux questions de responsabilité en cas d'accident, constituant une forme de plafond de verre : aucun véhicule pleinement autonome ne circule encore sur nos routes. L'évolution de la technologie laisse présager une évolution très rapide. Nous avions dans l'idée que les questions du cloud de combat, de la robotisation et de l'automatisation, arriveraient plutôt dans la décennie 2030-2040, et nous envisagions de concevoir ces équipements « par le haut », comme nous l'avions fait pour Scorpion, à travers le programme Titan. Or il apparaît qu'une démarche « par le bas », progressive, de robotisation est tout à fait pertinente, soit en complément, soit en substitution de la démarche « par le haut » ; c'est précisément l'objet de nos travaux sur la robotisation du champ de bataille et sur Pendragon.
Dès le début, nous avions prévu qu'à la fin de la LPM, il y aurait des robots dans toutes les unités d'infanterie. Ce qui est en train de changer aujourd'hui, c'est la vitesse à laquelle cette technologie évolue. Nous constatons qu'elle pourrait arriver rapidement à maturité. C'est le sens du projet Pendragon : l'Amiad, en lien avec les industriels et le CCF, va étudier la structuration progressive de ces robots, avec l'objectif de disposer d'une première unité opérationnelle à l'été 2026.
À l'été 2026, nous devrions disposer d'une combinaison d'une dizaine de robots terrestres et aériens. Le fait que des robots aériens pourront reconnaître un itinéraire pour des robots terrestres et servir de relais sera dimensionnant. Ils pourraient recevoir un ordre exprimé exactement comme s'il était donné à une unité, l'exécuter de manière automatique et rendre compte de la mission accomplie.
Les premières missions seront plutôt des missions de surveillance, de reconnaissance, d'établissement de relais plutôt que des missions de combat stricto sensu. L'évolution est rapide, mais concernera d'abord des unités de petite taille.
Quand aurons-nous des unités opérationnelles robotisées ? Si je devais m'avancer, je dirais : avant le terme de la LPM.
Nous travaillons actuellement sur l'escadron de reconnaissance de drones du 1er régiment d'infanterie de marine. Cet escadron blindé, chargée d'expérimenter l'emploi des drones, a constaté qu'il devait s'y consacrer pleinement. Il a donc abandonné ses chars, et s'est transformé en unité de drones avec un front de reconnaissance et une profondeur spécifiques. Nous envisageons plusieurs de tels escadrons dès 2026.
M. Hugues Saury, rapporteur pour avis du programme 146 « Équipement des forces ». - Le MGCS a pris du retard, et l'on peut craindre une rupture dans la disponibilité du segment blindé lourd à la charnière 2030-2040. Pouvez-vous confirmer cette rupture de disponibilité ? Savez-vous si une réflexion est effectivement engagée sur la possibilité d'une capacité de transition qui prendrait la forme d'un char dérivé de l'Enhanced Main Battle Tank (EMBT) Ascalon ou, éventuellement, d'un Leclerc nouvelle génération ? L'actualisation de la LPM pourrait-elle prévoir cette capacité de transition ?
En outre, alors que deux groupements d'entreprises françaises ont été constitués pour proposer, dans le cadre d'un partenariat d'innovation, une solution de feu dans la profondeur, avec une portée de 80 kilomètres à 150 kilomètres, il y a, semble-t-il, un intérêt pour le système indien Pinaka, qui ne présente pas - c'est le moins que l'on puisse dire - les mêmes capacités. Comment expliquer cet intérêt ? Est-il envisageable que Pinaka soit préféré à la solution française, qui devrait normalement être disponible au printemps 2026 ?
Enfin, un programme de missiles balistiques terrestres d'une portée de 2 000 kilomètres, avec une vitesse d'environ 20 000 kilomètres-heure à 25 000 kilomètres-heure, a été confié à Ariane Group. Il devrait aboutir en 2030. Comment ce projet est-il né ? Alors qu'un rapport de l'Institut français des relations internationales (Ifri) vient de rappeler cette semaine la vulnérabilité de l'Europe face à la Russie, quel pourrait être le rôle de ce missile dans le cas d'un engagement de haute intensité ? Et quel nombre de missiles faudrait-il commander pour être crédibles ?
Général d'armée Pierre Schill. - Sur le MGCS, je serai moins affirmatif cette fois que je ne l'ai été les fois précédentes.
Ce que je sais, c'est qu'il faut une brigade blindée à l'armée de Terre française pour remplir les missions qui lui sont confiées aujourd'hui. Ce sera encore vrai demain. La brigade blindée, est celle qui est capable de gagner le duel et de percer le dispositif ennemi et d'exploiter dans la profondeur : nous aurons donc besoin d'environ 200 chars. Aujourd'hui, j'ai des Leclerc. Dans un temps x, ce seront des systèmes robotisés qui seront nés dans l'environnement d'un cloud de combat. Autrement dit, ce ne sera pas une Mercedes améliorée ; ce sera une Tesla d'emblée. Un système conçu nativement pour la robotisation et le cloud de combat, afin d'en exploiter toutes les potentialités.
Actuellement, j'ai 200 chars ; demain, il faudra à peu près 200 MGCS ou équivalents. Comment faire la transition ? Nous l'avons engagée en modernisant les Leclerc. À un moment donné, j'aurai les 200 engins du système futur. Entre les deux, comment faire ? L'option idéale, que j'appelle de mes voeux, est que ce char futur robotisé cloud arrive suffisamment tôt pour prendre la suite des Leclerc rénovés. Mais si cela n'est pas possible, il faudra une solution intermédiaire. Et cette solution, je vous le dis clairement, ne peut pas consister en l'achat de 200 chars de transition.. Le coût de 200 chars intermédiaires empêcherait d'emblée de prendre la marche de la robotisation ! Avons-nous les éléments en main pour répondre à une telle problématique ? Non. Je ne sais pas quel sera l'équilibre industriel entre Rheinmetall et KNDS, en particulier avec le critère, que je peux entendre, de souveraineté : garder les canons en France. Mais je crois qu'un jour prochain naîtra un système robotisé qui est autre chose qu'un char actuel en mieux. Il ne faut pas tomber dans le piège d'une solution intermédiaire, coûteuse et rapidement obsolète.
Sur les feux longue portée, lors de la construction de la LPM, l'armée de Terre a exprimé un besoin urgent, impératif : il nous fallait trois bataillons de feux longue portée. Depuis, la progression des drones et des munitions téléopérées a été spectaculaire. Mais elle n'élimine pas l'intérêt des roquettes : les deux présentent des avantages complémentaires.
Il y a urgence. Comme je l'ai indiqué, je préfère une solution perfectible mais disponible immédiatement. Je veux un premier bataillon de feux longue portée en 2026 ou 2027. A terme, il nous en faudra trois. Si ces trois bataillons de feux longue portée sont français, tant mieux. Si le premier doit être étranger, Pinaka par exemple, pour tenir les délais, ce sera peut-être une solution de transition.
Aujourd'hui, le sujet du MBT est en étude. Je pense qu'il est pertinent d'avoir distingué deux niveaux : le LRU pour la profondeur tactique terrestre jusqu'à 200 kilomètres, et la plus longue portée, qui porte une autre dimension. Pour ce deuxième segment, le CEMA a souligné la nécessité impérieuse d'évaluer les implications stratégiques de la détention de telles armes, les stocks de munitions nécessaires etc.
M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Mon général, dans l'attente de disposer de nouveaux équipements, il faut procéder à l'entretien de ceux qui sont actuellement en dotation.
À ce titre, je souhaitais vous interroger sur l'entretien programmé des matériels (EPM), qui progresse, entre 2023 et 2026, de manière significative, et nous ne pouvons que nous en réjouir : les sommes consacrées atteignent désormais plus de 1,6 milliard d'euros. Cela se justifie pleinement, avec l'exigence de la haute intensité.
Dans ce domaine, l'armée de Terre possède des spécificités par rapport aux autres composantes, avec un très grand nombre de matériels, souvent utilisés dans des conditions très abrasives, et qui doivent pouvoir être remis d'un point de vue opérationnel très rapidement.
Vous avez fait le choix de mettre en place un programme intitulé Ambition MCO-T 2030, qui vise à implémenter une logique de soutien hybride et revient donc en partie sur la verticalisation des contrats engagés dans les autres forces. Pourriez-vous nous dire ce que vous en attendez ? Et quelles seraient pour vous les conséquences concrètes d'un point de vue opérationnel ?
Le décalage de la livraison de certains véhicules du programme Scorpion entraîne le maintien d'un certain nombre de matériels plus anciens, donc un surcoût en termes de MCO. Avez-vous fait une estimation des coûts par rapport à ce décalage ? Et quelles en sont, selon vous, les conséquences d'un point de vue opérationnel ?
Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Général, en complément de mon collègue, je souhaiterais vous interroger sur le degré de préparation des forces. Présente à la présentation de l'armée de Terre, j'ai pu mesurer la complexité de l'organisation que vous dirigez, avec une multitude de fonctions toutes indispensables, qui vont du repérage et de l'identification des menaces à la décontamination des sols.
Dans le projet de loi de finances pour 2026, 178 millions d'euros sont prévus pour l'activité et l'entraînement des forces, soit une progression de 5 %.
Existe-t-il des standards d'entraînement des hommes ? Dans le cas inverse, comment estimez-vous la quantité et la nature des entraînements nécessaires pour être pleinement opérationnels ?
Le montant inscrit dans le projet de loi de finances vous paraît-il suffisant pour mener à bien l'entraînement des troupes dans la perspective de la haute intensité ?
Quel regard portez-vous sur le recrutement et les conditions d'accueil des engagés à tous les étages de l'armée de Terre ?
Général d'armée Pierre Schill. - Monsieur le sénateur Olivier Cigolotti, je salue l'initiative Ambition MCO-Terre 2030. Ce sont le général Jouslin de Noray et, désormais, le général Ohnet qui ont élaboré ce plan et qui l'exécutent. Il s'agit d'une réussite majeure.
Nous avons pu sanctuariser les crédits d'EPM. Les bénéfices liés à ce programme ont permis, notamment, de créer des stocks de pièces. Cette réforme peut être menée à ressources constantes, voire croissantes. Son effet de levier pour l'ensemble de la chaîne est déterminant.
Au cours des dernières décennies, nous avons adopté un modèle de marché verticalisé, pour des questions de rentabilité économique. En effet, une partie de la charge de rentabilité reposait sur l'industrie, qui avait intérêt à en assurer la rentabilité pour son propre profit. Ce schéma s'accordait relativement bien avec la logique générale de flux et de libre circulation des biens dans le monde.
Le premier coup de semonce de la pandémie de covid et surtout le début de l'offensive en Ukraine ont montré que cette fluidité du commerce était moins assurée qu'on ne l'imaginait. Cela a redonné de la pertinence à la notion de stocks.
Un facteur plus structurel s'y rajoute. Je n'ai plus seulement besoin de générer un niveau d'activité moyen pour des phases d'entraînement, mais d'atteindre si nécessaire un niveau de disponibilité réelle, c'est-à-dire de mettre en ligne le maximum de véhicules et d'hélicoptères susceptibles d'être engagés dans un engagement majeur. Dès lors, la logique de contrats verticalisés n'apparaissait plus ni suffisamment sûre ni réellement rentable d'un point de vue opérationnel.
L'orientation a donc consisté à transformer ces contrats verticalisés en contrats hybrides, afin de reprendre la maîtrise d'une partie des stocks en constituant des stocks étatiques. La configuration idéale serait de disposer de trois années de stocks de pièces de rechange pour l'activité courante et d'être capables de les mobiliser pour soutenir six mois d'activité maximale. Cela demande une réinternalisation de l'ingénierie et de la logistique, aujourd'hui rendue possible par le programme Ambition MCO-Terre 2030.
En outre, le propre d'une force terrestre est d'être déployée. Nous devons donc acquérir les moyens de déployer le MCO, y compris sur le terrain, au plus près des véhicules, dans un environnement où la transparence du champ de bataille imposera une forte dispersion des unités. Il faudra multiplier les capacités de MCO déployées, et enfin, et c'est un point qui me semble primordial, le plan Ambition MCO-Terre 2030 opère aussi une jonction entre l'industrie étatique et l'industrie privée. Le plan inclut ainsi la question de la logistique amont, c'est-à-dire ce qui se déroule en France jusqu'au théâtre d'opérations, où la logistique opérationnelle prend le relais. Ce sont des effets très concrets, très opérationnels.
Le décalage des livraisons de Scorpion nous conduit à maintenir certains matériels plus anciens. Nous avons décidé de prolonger la durée de vie des AMX-10 RC en attendant l'arrivée des Jaguar au standard R3, attendus incessamment. Cela représente un coût, davantage en stocks supplémentaires qu'en activité stricto sensu : chaque euro investi dans le MCO terrestre est en partie absorbé par ce stock intermédiaire qui sert de tampon.
Madame la sénatrice Gréaume, une norme d'activité avait été définie lors de l'élaboration de la LPM précédente, représentant le niveau optimal d'activité pour le modèle d'armée que nous visions.
Nous avons retenu des indicateurs tels que les heures d'activité pour certains parcs ou le nombre de coups tirés pour les canons d'artillerie. Pour un char Leclerc, la norme annuelle est de 120 heures par équipage. Mais d'autres paramètres interviennent : les munitions, les indemnités de vie en campagne, le coût des wagons ou du transport des véhicules entrent en ligne de compte. L'objectif de la LPM 2024-2030 est d'atteindre 100 % de cette norme en 2030. Dans les années 2023, 2024, 2025, nous réalisions autour de 70 % de cette norme. L'année prochaine, grâce aux crédits supplémentaires, nous visons 73 %. Est-ce suffisant ? Non, il faudrait atteindre immédiatement les 100 % qui seront atteints en fin de LPM! Mais la progression est réelle.
Au-delà de ce résultat quantitatif, l'enjeu est d'accroître la qualité de cette préparation opérationnelle, notamment en participant aux très grands exercices qui contribuent au signalement stratégique, sans sacrifier l'activité élémentaire en garnison. Le passage d'un bataillon à une brigade en Roumanie génère un coût important en activité, notamment en raison du doublement du nombre de chars Leclerc, et ce n'est pas l'exercice le plus rentable pour les équipages. Mais le signal envoyé est important. Il en va de même pour Orion 2026, qui consommera beaucoup d'activité mais représentera un équilibre utile entre efficacité opérationnelle et entraînement de haut niveau.
Les conditions d'hébergement de mes soldats demeurent une préoccupation constante. Des améliorations interviendront encore l'an prochain. Mais nous ne sommes toujours pas aux standards auxquels nous devrions être. Nous devons poursuivre le plan Fidélisation 360.
M. Jean-Pierre Grand, rapporteur pour avis sur le programme 212 « Soutien de la politique de la défense ». - Mon général, vous avez signé le 16 octobre dernier avec le président de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) une convention de partenariat, afin de renforcer le lien armée-Nation et la résilience territoriale. Pouvez-vous nous présenter ses objectifs, son contenu et les effets que vous en attendez ? Comment voyez-vous le rôle des élus locaux dans la résilience territoriale de demain ? Comment les élus locaux peuvent-ils participer à resserrer le lien entre les armées et la Nation ? Cette convention sera-t-elle suivie d'autres partenariats analogues, avec d'autres acteurs de la société civile ?
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure pour avis sur le programme 212 « Soutien de la politique de la défense ». - Que pensez-vous du service militaire volontaire (SMV) ? Le Gouvernement y travaille ; on ne sait pas très bien d'ailleurs quelles sont ses pistes. Je trouve regrettable que la représentation nationale ne soit pas informée. Quels sont les besoins de l'armée de Terre en matière de SMV ? Comment voyez-vous un tel dispositif ? Serait-il utile sur le plan opérationnel ? Quel est l'état de votre réflexion à ce stade ?
Général d'armée Pierre Schill. - Monsieur le sénateur Grand, la convention signée avec l'AMF était une étape importante. Vous le savez mieux que moi, ce sont les maires et les élus locaux qui, au quotidien, rendent les choses possibles sur le terrain. Mais une impulsion donnée au niveau national ma paraissait importante pour une armée de Terre qui demeure une armée des territoires, ancrée dans les villes petites et moyennes. Il m'apparaissait nécessaire de revitaliser le lien entre les garnisons et leur environnement local. Je pense aux questions de logement, d'hébergement, à l'accompagnement des familles (scolarisation, emploi du conjoint, accès aux soins) ainsi qu'aux aspects sociaux au sens large. Il est sans doute plus important qu'autrefois de faire vivre ce lien et de favoriser la prise de conscience de ce que représente la présence d'une garnison sur un territoire. Nous avons mis en exergue la notion de « garnison de combat » : une garnison est aussi une des sources mêmes de la capacité opérationnelle. La question de la résilience est primordiale.
Pour ce qui est de la fidélisation, les chiffres sont bons. L'armée de Terre atteindra ses effectifs à la fin de l'année. Notre fidélisation s'est améliorée, notamment grâce à la mise en oeuvre de la nouvelle grille des sous-officiers. Un certain nombre de sous-officiers sont restés pour en bénéficier : 20 % de ceux dont nous pensions qu'ils allaient quitter nos rangs sont restés. L'effet est donc significatif.
Madame la sénatrice Carlotti, l'idée d'une armée hybride, combinant personnels d'active, de réserve et d'une forme de conscription, me semble une idée d'avenir.
En effet, j'ai besoin de masse le jour J, mais pas nécessairement de cette masse dans mes rangs en permanence. Disposer de réservistes et de conscrits pour compléter l'armée d'active peut donc constituer une solution pertinente. En outre, la classe d'âge des jeunes de vingt ans, ceux nés en 2005, représente 850 000 jeunes. Ceux nés en 2010 sont 50 000 de moins, et nous allons perdre environ 100 000 jeunes sur une décennie. Or chaque année, l'armée de Terre a besoin d'environ 20 000 jeunes, dont 4 000 réservistes. Il faut pouvoir nourrir ce recrutement pour les années à venir. Il y a, en outre, un enjeu de participation des jeunes Français à la défense. Nous pourrions donc envisager un contingent de conscrits, que je verrais plutôt comme « des réservistes présents tous les jours ». Le Président de la République a sollicité du Cema et de la ministre des Armées des études. Nous mettrons en oeuvre les décisions qui seront arrêtées.
M. Christian Cambon. - Vos déclarations récentes sur la possibilité de la présence de forces françaises d'interposition au cas où un cessez-le-feu interviendrait en Ukraine ne sont pas passées inaperçues. J'espère que le Parlement sera consulté sur le sujet.
Quelles orientations ont pu vous être fixées par le Président de la République pour préparer cette présence ? Quels effectifs imaginez-vous ? Quels moyens budgétaires souhaiteriez-vous y consacrer si ce cessez-le-feu intervenait en 2026 ? Cela serait-il sous mandat international des Nations unies ou bien de la grande coalition ? Le président Poutine ayant déclaré que jamais il ne tolérerait de présence de forces étrangères sur le territoire de l'Ukraine, envisagez-vous qu'il puisse y avoir des provocations avec les forces russes qui nous mettent en contact direct avec cette grande puissance ?
M. Philippe Folliot. - Mon général, le 8e régiment de parachutistes d'infanterie de marine (RPIMa) à Castres est particulièrement exemplaire sur le lien armée-Nation.
Voilà quelques semaines, j'ai rencontré un ingénieur français installé aux États-Unis qui a créé une start-up à San Francisco, notamment sur des éléments de kit d'adaptation pour des véhicules normaux pour les rendre autonomes. Il souhaitait développer ses activités en Europe et revenir en France, mais n'arrive pas à trouver d'interlocuteur. Cela a notamment été compliqué avec la DGA. Actuellement, il discute avec des Danois et des Ukrainiens. L'objectif est de rendre autonomes des matériels usagés qui pourraient être robotisés pour pas très cher et utiles pour assumer des missions ou de liens logistiques entre l'arrière et la ligne de front ou sur la ligne de front. Quelles sont les possibilités ?
Général d'armée Pierre Schill. - Monsieur le sénateur Cambon, j'ai dit publiquement que nous nous tiendrions prêts à déployer des forces dans le cadre de garanties de sécurité, le cas échéant, au profit de l'Ukraine. In ne me semble pas qu'il y ait une hypothèse à ce stade que ce soit sous forme de forces d'interposition.
Néanmoins, nous contribuons déjà à la coalition des volontaires, notamment en détachant des officiers, y compris de généraux, et des sous-officiers, qui participent aux travaux de planification. Je me tiens prêt à remplir les missions qui nous seraient assignées dans une optique de leadership français en Europe. Ce qui me semble prioritaire est de soutenir le rôle de la France au sein de la coalition des volontaires, en contribuant à la planification. Et, le cas échéant, nous serions prêts.
Monsieur le sénateur Folliot, s'agissant de l'innovation, nous assistons à une véritable révolution dans l'acquisition des capacités. Jusqu'à présent, les capacités structurantes relevaient plutôt de grandes entreprises, sous la forme de programmes de long terme sous l'égide de la DGA. Aujourd'hui, une part de l'innovation vient d'un bouillonnement de petites entreprises, de start-up, etc. d'évolution très rapide. La question est donc de savoir comment articuler ces deux mondes. Le général Burkhard avait parlé de « révolution dans les affaires capacitaires ». Nous devons identifier la bonne répartition des rôles entre les grands maîtres d'oeuvre et cet écosystème d'acteurs plus agiles. L'armée de Terre développe cette dynamique d'innovation au niveau des régiments, grâce notamment à des enveloppes de réactivité, avec l'appui du CCF, qui dispose de marges d'action plus importantes.
M. Olivier Cadic. - Vous avez évoqué la guerre hybride, la guerre informationnelle. Le Quai d'Orsay, dont nous avons reçu des représentants, se présente comme une force de réaction rapide dans la guerre informationnelle. C'est un peu perturbant : d'habitude, c'est l'armée qui mène la guerre.
Nous avons le sentiment d'une dispersion des moyens, d'une approche plus tactique que stratégique, d'une approche plus de réaction que d'anticipation.
Quel regard portez-vous sur l'organisation du commandement en matière de guerre informationnelle ? Selon vous, qui est « le chef » en la matière ? Comment êtes-vous impliqué, associé ou affecté par cette guerre informationnelle ?
M. Jean-Marc Vayssouze-Faure. - Depuis le déclenchement de la guerre, les forces militaires européennes regardent le ferroviaire avec un intérêt renouvelé. Pouvez-vous nous confirmer qu'il s'agit pour vous d'un enjeu stratégique ? Y a-t-il un enjeu important d'entretien du réseau, à la fois le réseau classique et les lignes qui vont sont spécifiquement attribuées ? Pouvez-vous nous confirmer qu'une commande de 250 nouveaux wagons a été faite ? Où en sont les délais de livraison ?
Général d'armée Pierre Schill. - J'entends pleinement l'interrogation soulevée à propos de la sémantique de la « guerre informationnelle ». Pour ma part, en tant que chef de l'armée de Terre, mon adversaire demeure avant tout l'armée adverse, et les moyens que je développe sont destinés à la combattre directement.
Nous n'avons ni vocation ni légitimité à mener une guerre informationnelle visant les opinions publiques. Le sujet de l'information est intrinsèquement hybride, à la fois civil et militaire. Il ne me paraît donc pas illogique qu'existe une dimension politique pour répondre aux attaques informationnelles dirigées contre notre société, et que des mécanismes spécifiques soient conçus pour cela.
Il faut une gouvernance qui soit distincte, même si les moyens des armées qui sont à la jonction entre le cyber et l'information peuvent venir en appui des moyens civils. Pour autant, nous devons, au sein des armées, monter en gamme dans ce domaine.
La logistique au sens large, dont fait partie la voie ferrée, est l'une des dimensions que nous devons réapprendre, redécouvrir, réinvestir. Dans le cadre de l'exercice Brigade expansion (passage d'un bataillon de 1 300 hommes à une brigade de 3 500 hommes) en Roumanie que nous sommes en train de conduire, nous avons délibérément choisi d'employer le maximum d'axes routiers, mais aussi de sillons ferroviaires, afin d'en identifier les éventuelles difficultés.
De quels matériels roulants avons-nous besoin ? Quels sont ceux que nous pourrons commander à la SNCF ? Ce sont des questions opérationnelles sur lesquelles nous travaillons activement.
Les membres européens de l'OTAN ont conclu un accord pour consacrer, à terme, 5 % de leur PIB à la défense, dont 3,5 % de dépenses militaires classiques et, 1,5 % éventuellement pour des infrastructures nécessaires aux besoins de défense ; cela inclut, par exemple, l'adaptation d'ouvrages d'art routiers ou ferroviaires au passage des véhicules militaires.
M. Cédric Perrin, président. - Mon général, nous vous remercions de ces propos francs et clairs.
Projet de loi n° 853 (2024-2025), adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, autorisant la ratification de plusieurs conventions-cadres relatives aux bureaux à contrôles nationaux juxtaposés, aux contrôles en cours de route et aux gares communes ou d'échange - Désignation d'un rapporteur
La commission désigne M. Loïc Hervé, rapporteur sur le projet de loi n° 853 (2024-2025), adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, autorisant la ratification de plusieurs conventions-cadres relatives aux bureaux à contrôles nationaux juxtaposés, aux contrôles en cours de route et aux gares communes ou d'échange.
La réunion est close à 12 h 35.
- Présidence de M. Cédric Perrin, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de l'amiral Nicolas Vaujour, chef d'état-major de la Marine (à huis clos)
M. Cédric Perrin, président. - Nous achevons notre cycle d'auditions budgétaires relatives à la mission « Défense » en recevant l'amiral Nicolas Vaujour, chef d'état-major de la Marine. Amiral, je vous souhaite la bienvenue devant notre commission.
L'année 2025 a été marquée par une activité particulièrement intense pour la Marine nationale, qui fêtera ses 400 ans l'an prochain ; quelques exemples en témoignent.
Du 9 mai au 15 juin 2025, la Marine a conduit l'exercice interarmées et interalliés Polaris 25, consacré à la préparation au combat de haute intensité. Vous pourrez nous indiquer quels enseignements ont été tirés de cet exercice, qui a mobilisé 8 000 militaires français et étrangers, 20 bâtiments de surface, un sous-marin nucléaire d'attaque et de nombreux aéronefs.
La Marine nationale est également fortement engagée dans la lutte contre les trafics, notamment le narcotrafic. Récemment, dans la nuit du 17 au 18 octobre, une opération menée dans le cadre de la mission Galgo, au large de Madère, a permis la saisie de 2,4 tonnes de cocaïne. Cette opération a fait l'objet de fausses informations relayées par un média régional espagnol, GaliciaPress, qui accusait - évidemment à tort - un navire français d'être impliqué dans un trafic de stupéfiants. Vous nous direz si la Marine est fréquemment la cible de telles campagnes de désinformation, et comment elle s'organise pour y répondre.
La Marine nationale est présente sur tous les océans du monde : dans le Grand Nord et en mer Baltique, aux côtés de nos alliés de l'Otan ; en mer Rouge, dans le cadre de l'opération Aspides ; dans la région indo-pacifique ; et aussi à proximité de nos côtes, en métropole comme en outre-mer.
Le projet de loi de finances pour 2026 prévoit un budget de 57,1 milliards d'euros, hors pensions, conformément à la trajectoire fixée par la loi de programmation militaire (LPM), à laquelle s'ajoute une « surmarche » de 3,5 milliards d'euros annoncée par le Président de la République le 13 juillet dernier.
Cet effort, que notre commission appelait de ses voeux, confirme la justesse de l'évaluation des besoins des armées formulée lors de l'examen de la LPM. Vous nous préciserez dans quelle mesure ce budget permet à la Marine nationale de disposer des moyens nécessaires à l'accomplissement de ses missions ; quelle part reviendra à la Marine, et pour quelles priorités.
Plusieurs livraisons majeures sont prévues : de nouveaux patrouilleurs, un sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) Barracuda, un ATL2 rénové, ainsi que des missiles Aster. Les commandes concernent notamment une frégate de défense et d'intervention (FDI), des drones sous-marins et de surface, ainsi que des systèmes de décontamination.
Lors d'une audition à l'Assemblée nationale au mois de mai dernier, vous avez estimé que dix-huit frégates et dix-huit avions de patrouille maritime constituaient « un format cohérent pour opérer efficacement sur l'ensemble des théâtres mondiaux ». Or la LPM retient un format de quinze frégates, ce qui, je continue de vous citer, limite votre « capacité à répondre à de nouvelles crises sans compromettre les missions existantes ». Les « surmarches » budgétaires et, plus généralement, l'actualisation annoncée de la LPM permettront-elles un ajustement du format de la Marine ? Notre commission avait demandé en 2023, sans succès à l'époque, que la LPM soit l'occasion d'aborder cette question du format de nos armées, étant entendu que l'actuel format de la flotte découle du livre blanc de 2013 ; le monde a sans doute un peu changé depuis douze ans...
Si le projet de loi de finances ne pouvait être voté, ou si cette « surmarche » n'était pas validée dans la loi adoptée, quelles seraient les conséquences immédiates pour la Marine nationale ?
Je conclurai en rappelant que plusieurs de nos collègues ont eu la chance de se rendre à bord du porte-avions Charles-de-Gaulle, au large de Toulon, le 21 septembre dernier, pour assister à des exercices aéronavals engageant des Rafale et un E-2C Hawkeye. Ils ont ainsi pu mesurer la place centrale du porte-avions dans notre dispositif naval et le rôle stratégique du groupe aéronaval dans les nouvelles formes de conflit. En leur nom, je tiens à vous remercier, ainsi que l'équipage du Charles-de-Gaulle, pour l'accueil qui leur a été réservé.
Après votre propos liminaire, nos rapporteurs pour avis sur la mission « Défense », puis l'ensemble des commissaires, auront l'occasion de vous poser des questions plus précises.
Amiral Nicolas Vaujour, chef d'état-major de la Marine nationale. - Il est essentiel pour moi de venir rendre compte de l'état de nos forces devant les représentants de la Nation. Je m'exprime sous le regard des presque 4 000 marins qui, déployés aujourd'hui sur plus d'une trentaine de bateaux partout dans le monde, protègent la France, les Français et leurs intérêts.
Nous évoluons dans un contexte très exigeant pour la Marine nationale sur l'ensemble des théâtres d'opération, contexte que je décrirai en parlant de rapports de forces désinhibés.
Pour chaque conflit, nous faisons un retour d'expérience ; nous avons notamment travaillé sur le conflit en Ukraine et sur la guerre des 12 jours entre l'Iran, d'un côté, et, de l'autre, Israël et les États-Unis. Ces retours alimentent le projet de loi de finances (PLF) pour 2026, notamment les « surmarches » qui doivent permettre de renforcer la cohérence, la résilience et la létalité de la Marine. Tout cela s'inscrit dans un plan stratégique dont je donnerai quelques détails.
Pour ce qui est de l'exigence opérationnelle, on observe un continuum de tensions avec la Russie du Grand Nord, de l'océan Arctique à l'océan Atlantique en passant par la mer Baltique. Nous nous surveillons mutuellement - nous sommes les yeux dans les yeux, si je puis dire, avec la marine russe -, et les Russes nous testent régulièrement : depuis l'invasion de l'Ukraine, la mobilisation de nos unités va croissant sur ce théâtre.
Nous étions déjà déployés en mer Baltique et en mer du Nord. En mer Baltique, nous sommes investis de manière permanente avec les forces de l'Otan, afin d'empêcher les actions hybrides de la marine russe et de ses proxys ; ce sont par exemple des bateaux de la flotte fantôme, et non la marine russe elle-même, qui décrochent les câbles sous-marins. Cet investissement est donc absolument nécessaire. Depuis que l'opération Baltic Sentry a été lancée avec les forces de l'Otan, on observe une certaine diminution des actes de sabotage en mer Baltique.
Nous agissons également en mer Noire depuis la Roumanie, où nous déployons des avions de patrouille maritime et des forces de guerre des mines qui viennent aider les forces roumaines et celles de l'Otan à déminer les mines dérivantes liées au conflit en Ukraine, et présentes notamment dans la région d'Odessa.
Nous travaillons également en Méditerranée orientale, où nous surveillons la recomposition des équilibres géopolitiques entre Israël, le Liban, la Syrie et la bande de Gaza, en sorte de comprendre la situation et d'anticiper les besoins.
En mer Rouge et dans l'océan Indien, nous poursuivons la mission Aspides. Si l'on note une baisse des actes d'agression menés par les Houthis - je nuance immédiatement mon propos : une attaque a eu lieu le 23 septembre -, nous ne faisons pas encore le pari d'une stabilisation. Nos armateurs, et notamment le premier d'entre eux - CMA CGM -, nous demandent de continuer à les accompagner dans le détroit de Bab el-Mandeb.
Au-delà de ces théâtres de combat, nous protégeons nos territoires, en métropole et outre-mer, contre l'ensemble des trafics. Cette année, nous avons déjà intercepté 64 tonnes de drogue ; en deux ans, ce chiffre a doublé. Au-delà de la lutte contre le narcotrafic, il est important que nous continuions de protéger nos droits souverains et économiques sur l'ensemble de nos zones économiques exclusives (ZEE) : je pense à la pêche illicite, par exemple. Mais nous intervenons aussi sur les désastres climatiques - un de nos bateaux, par exemple, est arrivé avant-hier à Kingston pour y apporter de l'aide humanitaire.
Je l'ai dit, nous sommes testés par la Russie. On observe une recrudescence d'opérations de signalement et de harcèlement. La Marine doit à la fois conserver une grande maîtrise en mer Baltique, pour éviter l'escalade avec les forces russes, et se montrer hyper-réactive en mer Rouge lorsqu'il s'agit de faire face à un missile balistique. Le curseur de réactions de nos marins doit s'adapter en permanence ; cela nécessite de la formation et de nombreux entraînements.
Nous nous efforçons de tirer les leçons de ces conflits. L'expérience du conflit en Ukraine nous montre que, sans supériorité aérienne, les combats s'enlisent. La Russie et l'Ukraine sont cantonnées sur une ligne de front, comme durant la Première Guerre mondiale : à l'époque, la zone était minée ; aujourd'hui, elle est « dronisée ».
Durant la guerre des 12 jours, Israël a été en mesure de frapper l'Iran après avoir conquis la supériorité aérienne et détruit les défenses adverses. Si Israël a pu réaliser cette opération, c'est également qu'il était en mesure de se protéger grâce à l'Iron Dome. L'escalade était maîtrisée du fait de la présence de deux groupes aéronavals américains ; ceux-ci garantissaient une réponse très ferme dans l'hypothèse où la réponse iranienne aurait été plus forte que ce qu'elle a été. Pour être clair, les Iraniens ne pouvaient répondre davantage, car c'eût été l'assurance de subir des représailles très dures.
Le PLF pour 2026 tient compte de ces retours d'expérience, selon différents axes.
Un premier axe vise au renforcement des stocks de munitions - les munitions complexes notamment -, afin de retrouver de la résilience et de l'« épaisseur ». Un certain nombre de ces hausses de stocks étaient déjà prévues en LPM, le reste relevant des « surmarches ». Pour certains missiles, par exemple, l'augmentation est portée pour moitié par la LPM, pour moitié par les « surmarches » ; pour d'autres, le partage est différent : 90 % de la hausse était inscrite dans la LPM, les 10 % restants étant portés par les « surmarches ».
Un deuxième axe a trait à l'autodéfense de nos unités. Nous tenons compte notamment du retour d'expérience en mer Rouge : nos conduites de tir d'ancienne génération se sont avérées insuffisamment performantes, et elles seront remplacées par celles des FDI, grâce à l'apport de boules optroniques, qui permettent de mieux voir et de distinguer les drones d'autres menaces plus lointaines ; cette évolution est portée par les « surmarches ». S'y ajoutent les systèmes de lutte contre les drones - les « brouilleurs » - que nous avons testés pendant les exercices Wildfire, et que nous allons installer sur nos bateaux, ainsi que des armes supplémentaires de courte portée.
Lors des précédentes LPM, le choix était de limiter la défense des bateaux à deux couches : celle des canons et celle des missiles. Nous n'avions plus la couche intermédiaire des petits missiles, les Mistral; les « surmarches » vont nous permettre de retrouver cette couche, qui doit faire diminuer le coût par interception et nous rendre plus efficaces.
Enfin, ces retours d'expérience concernent les munitions télé-opérées. On observe un foisonnement d'innovations dans les différents laboratoires de la Marine et des Armées. Nous utilisons des drones téléopérés en FPV (first person view), comme les Ukrainiens, avec un peu d'intelligence artificielle et beaucoup de débrouillardise ; je salue ces équipes « McGyver » de la Marine, qui reçoivent notamment l'aide de jeunes alternants. Sur un grand nombre d'innovations, nous sommes prêts à passer à l'échelle ; la direction générale de l'armement (DGA) nous y aide.
Mon « motto » est : « droniser » partout où c'est possible et maintenir « habité » ce qui est nécessaire. Je pense au système de lutte anti-mines marines futur (Slamf) à Brest : nous venons de recevoir les deux premiers systèmes « dronisés » de l'industriel Thales, et nous ferons, probablement au semestre prochain, une démonstration complète de surveillance de la rade de Brest. Ces systèmes, téléopérés depuis la terre, vont remplacer les plateformes habitées et scanner les fonds de la mer pour garantir la sûreté de l'appareillage de nos sous-marins.
Vous avez évoqué les exercices Polaris et Orion. Pour nous, ces entraînements au plus près du réel sont essentiels. Dans le cadre de Polaris, la seule règle est qu'il n'y a pas de règle : si l'on doit faire face à un ennemi, il n'y aura pas de règles, et c'est comme cela qu'il faut s'entraîner. Dans le cadre de l'exercice Wildfire, les unités ont notamment dû affronter des essaims de drones - quatre-vingts drones aériens et cinquante drones de surface. Elles ont répondu avec leurs propres équipements et avec ceux que les industriels nous ont prêtés . Il y a un an, lorsque nous avons commencé ces exercices, nous éprouvions des difficultés dans la défense contre les drones aériens ; aujourd'hui, nous sommes beaucoup plus performants. Contre les drones de surface, nous savons quelles sont les options ; à nous, désormais, de les mettre en place.
La LPM et les « surmarches » comprennent aussi les grands programmes. Vous avez évoqué le porte-avions. Il s'agit de lancer sa réalisation d'ici à la fin de l'année. Cela fait un an que nous travaillons sur le sujet avec la DGA et les industriels. Nous sommes prêts : il s'agit maintenant d'entrer en phase de « comitologie » sous les ordres de la ministre pour aller vers la décision politique de lancement.
En 2010, il y avait 27 porte-avions dans le monde ; en 2030, il y en aura 37. On assiste à une prolifération dans ce domaine : les Turcs veulent en construire ; les Espagnols veulent en obtenir ; les Italiens veulent construire un porte-avions nucléaire ; les Indiens veulent passer au porte-avions à catapulte ; les Chinois ont reçu leur troisième en construisent leur quatrième et veulent aller à six ; les Américains en sont toujours à onze. Seuls les Russes n'en ont pas, c'est une de leurs faiblesses, qu'il nous faut exploiter : ils n'ont jamais réussi à mettre en oeuvre durablement cet outil de supériorité aéromaritime.
Le PLF pour 2026 a également pour objet de renforcer la résilience de la base arrière, ce qui signifie continuer les travaux d'infrastructures et maintenir notre écosystème. À Toulon, par exemple, grâce au service d'infrastructure de la défense (SID), qui fait un travail remarquable, la zone Missiessy, celle des bassins, est en train d'être reconstruite, ce qui n'avait pas été fait depuis 100 ans. Nous menons aussi des travaux à l'île Longue. La force de notre marine, ce n'est pas seulement le savoir-faire de nos marins : c'est aussi le tissu industriel - grands industriels, PME, ETI - qui nous soutient au quotidien.
Cet écosystème reste fragile, comme en témoigne le cas des Britanniques. Notre taux de disponibilité est de 80 % pour nos frégates, contre 40 % seulement pour la marine britannique. Cela s'explique, du côté britannique, par un sous-investissement dans les infrastructures, un manque de soutien des industriels et une difficulté à conserver les savoir-faire en interne.
Le maintien en condition opérationnelle (MCO) de nos sous-marins est également plus efficace que celui des Britanniques. Eux sont contraints de faire patrouiller leurs sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) plus de 200 jours d'affilée, contre 70 à 90 jours dans la Marine nationale. Conséquence : les marins britanniques se posent la question de rester, ce qui n'est pas le cas des marins français.
Mon plan stratégique est pleinement intégré dans le PLF pour 2026 : il s'agit de marier l'agilité du temps court - la capacité de répondre aux menaces les plus immédiates - et la détermination du temps long - je pense notamment à la réalisation du porte-avions, qui devrait être admis au service actif en 2038 : ce programme demande une détermination continue.
L'agilité prévaut également dans le domaine des ressources humaines. Nous avons lancé, avec l'Education nationale, de nombreuses formations qui fonctionnent très bien ; je pense aux brevets de technicien supérieur (BTS) créés dans nos centres d'instruction - dont le BTS nucléaire à Cherbourg. Mais aussi des bachelors universitaires de technologie (BUT) - le BUT nucléaire récemment ouvert à Cherbourg, où l'on a recensé 200 candidats pour 30 postes, taux de sélectivité inégalé - et encore aux classes de Bac Pro.
Toujours au chapitre de l'agilité, cette fois sur le volet de l'action de l'État en mer, je veux citer un exemple récent : le préfet maritime a fait dérouter par la Marine le pétrolier Boracay, au large de Saint-Nazaire, pour défaut de pavillon. Le capitaine du navire et son second ont été déférés devant le procureur de la République. Ce continuum entre les actions militaire et judiciaire est unique en Europe. Nous avons sollicité nos partenaires européens pour voir s'ils souhaitaient travailler ce mode d'action avec nous. In fine, très peu sont capables d'agir. Notre système d'action de l'État en mer - sous l'autorité du Premier ministre, du secrétaire général de la mer, et des préfets maritimes - permet de coordonner l'action de l'ensemble des administrations,
La lutte contre les trafics est une de nos forces, toujours dans le cadre du droit international. Les Américains ont plus de difficulté que nous à lutter en mer contre les trafiquants, notamment les trafiquants de drogue au large de Venezuela, qu'ils qualifient de « narcoterroristes ». Cette désignation leur permet d'employer la force armée, dans un cadre légal qui leur est propre mais qui nous est étranger.
J'ai évoqué le sujet capacitaire ; mais la prise en compte du temps long signifie aussi qu'il ne faut pas manquer les ruptures technologiques. Ainsi, une unité complète - le centre d'interprétation et de reconnaissance acoustique (Cira) de la Marine - utilise pleinement l'intelligence artificielle. Cela nous a permis de multiplier par quarante la quantité de données analysées par le centre, sans accroître ses effectifs. La puissance de ces outils est indubitable. Il convient également de regarder ce qui se passe dans le domaine du quantique.
Je souhaite une Marine forte de ses savoir-faire, respectée, rassembleuse de ses partenaires et redoutée par ses adversaires. Voilà ce qui m'empêche de dormir : que nous ayons la bonne solution technologique mais que nous ne soyons pas capable de la mettre en oeuvre rapidement sur nos unités. Je demande aux marins, quel que soient leurs fonctions et leur niveau d'emploi, de prendre des risques. À observer l'engagement de notre jeunesse, les raisons d'être optimiste sont nombreuses. Je pense par exemple à l'École des mousses, dont la dernière promotion était parrainée par l'amiral Rogel.
M. Cédric Perrin, président. - Pourquoi les Russes ne sont-ils pas capables de réaliser un porte-avions ?
Amiral Nicolas Vaujour. - Jusqu'en 2018, le porte-avions Kouznetsov a navigué en mer Méditerranée, puis il a été mis en cale sèche pour réparation. Les Russes avaient dû faire face à de nombreux accidents et crashs d'avions lors de ses déploiements. J'ignore pourquoi ils ne sont pas parvenus à maîtriser sa réparation ; bien qu'ils en aient a priori la capacité technique, force est de constater qu'ils ont échoué.
Les porte-avions perturbent les Russes. Pour contrer la supériorité aéromaritime des forces occidentales, de la Chine et de l'Inde, ils ont cherché à améliorer leur trame sous-marine et à développer ce qu'on appelle les « armes du Manège », notamment les missiles Kinjal, ainsi que d'autres armes comme le missile à propulsion nucléaire.
M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis de la mission « Défense » sur le programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Je souhaite vous interroger sur le format de la flotte, et notamment sur les frégates de premier rang. Elles sont déployées sur toutes les mers et sur tous les océans afin de protéger les intérêts de notre pays. Leur nombre et leur disponibilité vous paraissent-ils suffisants ?
Conformément à la LPM, sept patrouilleurs hauturiers doivent être livrés d'ici à 2030. Ce nombre et ce calendrier vous conviennent-ils pour tenir notre rang de puissance maritime mondiale ?
Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis de la mission « Défense » sur le programme 178. - Ma question porte sur l'activité du service de soutien de la flotte (SSF). Depuis 2013, il est responsable du MCO des équipements de la Marine et des autres forces. Dans la mesure où il concerne des armées aux traditions différentes et aux calendriers distincts, cet entretien des équipements se déroule-t-il dans de bonnes conditions ?
Pouvez-vous nous expliquer le concept de MCO en continu pour les navires de la flotte, ainsi que la manière dont sont planifiés les pics d'activité ?
Vous avez évoqué des difficultés pour mettre en application les solutions trouvées. Comment pouvons-nous vous aider ?
Amiral Nicolas Vaujour. - Comme je vous l'avais expliqué l'an dernier, pour optimiser le nombre de jours de mer avec quinze frégates, nous agissons selon deux axes forts : augmenter la disponibilité et doubler un certain nombre d'équipages. Actuellement, nous sommes au maximum de ce que nous pouvons faire.
Les bateaux à simple équipage et les bateaux à double équipage ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients. Dans la deuxième catégorie, le besoin de prévisibilité d'activité est plus facilement comblé, ce qui est apprécié par les familles des marins. Notre capacité à proposer ces deux possibilités aux marins permet de fidéliser le personnel, notamment féminin.
Pour maintenir une permanence sur un théâtre d'opérations, il faut trois frégates ; un peu plus en réalité, sachant que l'on compte un peu plus de 100 jours d'activité par frégate. Pour trois théâtres, il faut donc neuf unités. Nous avons également besoin d'une permanence d'alerte à Brest et à Toulon afin de protéger nos approches maritimes : ce sont deux bateaux supplémentaires par façade. Si l'on ajoute les trois bateaux en entretien, on arrive à un total de quinze.
Si l'on veut intervenir sur un nouveau théâtre, il faut trois bateaux supplémentaires ; voilà pourquoi le ministre a mentionné le chiffre de dix-huit frégates, dans l'hypothèse où nous devrions opérer en permanence en mer Noire. Actuellement, nous sommes déployés en permanence dans l'Atlantique Nord et la mer Baltique, en mer Méditerranée, dans l'océan Indien. Nous pourrions fusionner un déploiement en mer Méditerranée et un déploiement en mer Noire, mais sans permanence. Le format à dix-huit frégates s'avère donc justifié et cohérent.
Aujourd'hui, pour durer en opération, nous faisons appel à nos partenaires. Ainsi, dans l'océan Indien, nous nous appuyons sur les Grecs et les Italiens, et les autres nations européennes qui agissent dans ASPIDES. Cette coordination existe également en mer Baltique, dans le cadre de l'Otan. Quand nous déployons notre porte-avions, nous associons à notre coeur souverain - le ravitailleur, la frégate de défense aérienne, une à deux frégates de défense sous-marine - les forces de nos partenaires, qui viennent accroître nos capacités.
Comme vous l'avez précisé, sept patrouilleurs hauturiers sont attendus d'ici 2030. Dans la prochaine LPM, nous souhaiterions porter ce nombre à neuf. Nous attendons donc avec impatience la livraison du premier de ces nouveaux bâtiments - le Trolley-de-Prévaux, qui devrait intervenir en 2027, les deux suivants - le D'Estienne-d'Orves et le Jeanne-Bohec - étant livrés en 2028 et 2029. Nous avons pris le parti, avec la DGA, de faire construire sur trois chantiers différents - Piriou, CMN et Socarenam -, qui doivent travailler ensemble, en sorte d'accélérer la production. Ce choix a en outre le double mérite de donner à nos territoires de l'activité et aux petits chantiers concernés des compétences et des savoir-faire.
Le Service de Soutien de la Flotte (SSF), qui est l'une de nos pépites, nous permet d'atteindre 80 % de disponibilité. Il a réussi à résoudre une équation difficile : « challenger » nos industriels pour faire baisser les coûts, donc les mettre en compétition quand c'est nécessaire, mais se garder de le faire lorsque cela risque de mettre en péril nos savoir-faire.
Nous devons également maintenir la capacité en interne de pallier les déficiences des industriels. Quand les entreprises n'arrivent plus à suivre, le service logistique de la Marine (SLM) permet de reprendre, au besoin, des travaux de niveau industriel. Les Britanniques n'ont pas cette faculté. J'ajoute que nos marins sont également des maintenanciers, capables de réparer par eux-mêmes et de projeter cette capacité en opération, par exemple pendant le déploiement du Charles-de-Gaulle ; c'est le Maintien en Conditions Opérationnelles (MCO) en continu.
Il y a le savoir-faire technique des marins et il y a l'organisation de la maintenance. Nous essayons de réduire les pics d'activité de réparation grâce au MCO en continu, avec des périodes de disponibilité opérationnelle à dix jours (PDO 10).. Ainsi, nous réduisons le nombre de lignes de travaux, et notre entretien s'avère plus efficace sur le long terme. Pour l'entretien d'un porte-avions américain, il faut compter quatre ans ; l'arrêt technique du Charles-de-Gaulle, avec remplacement des coeurs, prend moins de deux ans : nous divisons par deux le temps d'entretien, car notre modèle est basé sur un mixte entre entretien continu et programmé..
Je vous donne un exemple de notre agilité interne : nous avons besoin de compétences nucléaires complémentaires pour le troisième arrêt technique du porte-avions Charles-de-Gaulle, prévu en 2027. Pour réaliser cette opération, nous allons embaucher pour deux ans des personnels civils d'EDF, qui travailleront sous le statut de réservistes opérationnels de la Marine. Nous l'avons planifié dès 2023...
M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis de la mission « Défense » sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Les crédits consacrés aux études amont dans le domaine naval vont progresser de 25 % l'an prochain, pour atteindre 70 millions d'euros ; c'est un beau chiffre. Force est néanmoins de constater que le domaine naval demeure un « petit poucet » comparé à la masse des crédits disponibles en matière d'innovation.
Même si vos dépenses d'innovation peuvent émarger à d'autres budgets, ces crédits vous semblent-ils suffisants pour couvrir les besoins de prospective dans le domaine naval ?
Par ailleurs, 17 millions d'euros sont prévus pour le financement d'un démonstrateur de drone sous-marin océanique. Pourriez-vous nous préciser à quelle date celui-ci pourrait être mis à disposition de la Marine et quelles en seraient les missions ?
Mme Gisèle Jourda, rapportrice pour avis de la mission « Défense » sur le programme 144. - Je souhaite revenir sur les drones navals. Le projet Danae, qui doit permettre le développement d'un drone naval de surface armé, a fait l'objet d'un partenariat d'innovation lancé en septembre 2024. Où en sommes-nous ? Quelles seront les missions de ce drone ?
Par ailleurs, il nous a été indiqué que le développement d'un drone pouvant être déployé depuis un sous-marin mériterait d'être étudié. Ce projet est-il défendu par la Marine auprès de l'Agence de l'innovation de défense (AID) ? Des crédits sont-ils prévus à ce titre ? Quels en seront les cas d'usage opérationnels ? À quelle échéance les capacités afférentes pourront-elles être déployées ?
Amiral Nicolas Vaujour. - Concernant les études amont, nous « cotisons » également à celles qui concernent le domaine aérien, car, pour certaines, nous en bénéficions directement. Je pense aux études sur les satellites, cas type d'études transverses : la Marine est le premier utilisateur du flux de données dans l'espace. De même, c'est l'armée de Terre qui concentre la masse des munitions téléopérées, mais ce sujet nous intéresse directement. Nous avons testé en mer des drones conçus pour l'armée de Terre : pour ce qui est des drones, en effet, les zones maritimes sont beaucoup plus faciles d'accès que les zones terrestres. Prenez les essais du drone One-Way Effector de MBDA : ils ont été réalisés au profit de l'armée de Terre, mais à partir d'un porte-hélicoptères amphibie (PHA).
Nous profitons donc de toutes ces études pour avancer.
Je veux dire un mot de l'agilité : nos crédits d'innovation sont portés soit par l'AID soit par les forces armées. La Marine a délégué dans les forces la quasi-totalité - 90 % - des crédits d'innovation qui lui sont alloués - contre 30 % quand j'ai commencé ma carrière, à l'époque où prévalait un système extrêmement jacobin de vérification, de validation, de sur-spécification du moindre achat.
Ce changement d'orientation a permis une extraordinaire démultiplication de l'innovation, qui relève directement désormais de laboratoires tels que le fameux FANLab de la Force d'action navale. Autrement dit, l'agilité, ça marche !
Nous avons travaillé avec la DGA pour accélérer les processus de passage à l'échelle, via le label Perséus de l'AID, créé par mon prédécesseur. Dès qu'une innovation est validée, elle peut être embarquée sur les bateaux : ainsi on va beaucoup plus vite.
Ce qui m'importe aujourd'hui, au chapitre des études amont, ce sont les ruptures technologiques, qu'il ne faut pas rater. Nous avons parlé un peu d'intelligence artificielle tout à l'heure. Dans ce domaine, nous sommes en train de passer à l'échelle ; des data hubs ont par exemple été embarqués, lors du déploiement opérationnel Clemenceau 25, sur le porte-avions, sur les frégates d'accompagnement, sur l'avion de patrouille maritime d'accompagnement et sur le sous-marin nucléaire d'attaque. Ainsi nous bénéficions du retour d'expérience des industriels : dix-huit d'entre eux ont été embarqués à bord de nos unités, un mois chacun, comme réservistes opérationnels. De cette façon, le besoin était exprimé directement: cette distance réduite à zéro entre l'ingénieur et l'opérationnel permet d'accélérer.
Ce qui m'inquiète, disais-je, ce sont les ruptures de demain. Je pense au quantique : que va-t-il nous apporter ? En un sens, dans la Marine, nous y sommes déjà : nous avons développé ce qu'on appelle le gravimètre quantique à atomes froids. Il s'agit d'observer la chute d'un atome à travers un laser pour mesurer la gravimétrie. C'est évidemment extrêmement technique ; mais, à condition de disposer d'une carte gravimétrique de la terre, la maîtrise de cette technologie signifie que vous saurez vous positionner, où que vous soyez, sans GPS. Voilà une rupture technologique majeure : être capable de se positionner sans GPS, sans système satellite, c'est probablement ce qu'il faudra savoir faire le jour où une guerre éclatera, car les satellites de positionnement seront d'emblée neutralisés.
Qu'est-ce que les capteurs quantiques vont nous apporter dans le domaine des sonars, dans celui des radars, etc. ? C'est cela que nous devons savoir. Voilà pourquoi les études amont sont indispensables : les industriels ne sont pas capables de travailler tout seuls sur ces ruptures-là - la furtivité ou l'hyper-vélocité, par exemple. Sommes-nous capables d'aller vers ces ruptures ?
Le dialogue que nous entretenons avec la DGA à cet égard est un bon dialogue.
Vous avez parlé du drone sous-marin de grande taille Ucuv (Unmanned Combat Underwater Vehicle) que Naval Group a exposé lors du salon Euronaval ; il a été payé par les études amont de la DGA, à la suite de l'abandon contrat de sous-marins entre la France et l'Australie..
Cela étant, nous ne l'avons pas encore vu vraiment fonctionner. Évaluer un système de drones, c'est apprécier leur résistance et leur employabilité opérationnelle. Les drones aériens actuels tiennent sans problème vingt-quatre heures : technologiquement, la robustesse opérationnelle est acquise. Les drones sous-marins, en revanche, n'ont pas encore cette robustesse... Or un drone sous-marin doit pouvoir tenir longtemps en mer - un jour, deux jours, trois jours. Sommes-nous capables d'aller plus loin ?
À l'heure actuelle, on trouve beaucoup de démonstrateurs ; mais il doivent encore être maturés.
Le même problème se pose à propos des drones de surface : employer un tel drone pour quelques heures, c'est facile ; certains tiennent même plusieurs jours. Mais un drone d'escorte est-il capable de naviguer en autonomie plusieurs mois ? Non. Peut-il tenir plusieurs semaines ? Non plus. Une semaine ? Peut-être. Mais si le drone s'arrête de fonctionner au bout d'une semaine, comment procède-t-on ? La capacité d'autonomie est un véritable problème.
Autrement dit, nous sommes tiraillés entre la volonté d'avancer et la réalité de la robustesse des systèmes de drones en nombre d'heures de fonctionnement entre deux pannes. Un drone aérien est comparable à un avion: le pilote décolle, active le pilotage automatique, puis reprend le manche pour atterrir - il peut même atterrir en mode automatique. On sait qu'un drone aérien réussit sans problème un vol de quinze heures.
Les drones de surface, c'est une autre affaire. La robustesse n'est pas encore complètement au rendez-vous. Le projet Danae est donc crucial . Je veux néanmoins que nous testions ces objets, car nous devons être certains de ce que nous faisons : il ne faut pas dépenser l'argent inutilement. Il faut donc avancer sur ce terrain si nous voulons pouvoir employer de tels drones dans les opérations de surveillance et de renseignement, en complément d'autres ressources - patrouilleur, drone de surface, drone sous-marin de type glider - et améliorer notre protection des approches maritimes.
Autrement dit, nous faisons feu de tout bois, nous testons, nous testons, nous testons ; dès que quelque chose fonctionne, nous organisons le passage à l'échelle.
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D'où nos exercices de test Wildfire : nous évaluons le potentiel opérationnel de chaque drone et, le cas échéant, le passage à l'échelle se fait extrêmement rapidement.
En revanche, je suis prêt à assumer beaucoup de risques. Je vous ai parlé tout à l'heure du One-Way Effector de MBDA, présenté au salon Euronaval. Ce drone, je le précise, pourra emporter une charge importante à plusieurs centaines de kilomètres de portée. C'est une très bonne nouvelle.
Présidence de M. Pascal Allizard, Vice-président
M. Hugues Saury, rapporteur pour avis de la mission « Défense » sur le programme 146 « Équipement des forces ». - J'interviendrai en mon nom et en celui de ma collègue Hélène Conway-Mouret, dont je vous prie d'excuser l'absence aujourd'hui.
Je souhaite vous interroger sur l'armement des frégates de défense et d'intervention : nous avons appris que les FDI nos 4 et 5 pourraient être dotées de trente-deux cellules Sylver (système de lancement vertical) pour lancer des missiles Aster 30, au lieu des seize actuellement prévues pour les frégates destinées à la France, ce qui permettrait de revenir au standard retenu pour les frégates livrées à nos alliés grecs.
Pourquoi ne pas avoir décidé de compléter dès maintenant l'armement des FDI nos 1, 2 et 3, afin qu'elles soient dotées elles aussi de trente-deux cellules ? Ce sont ces trois premières frégates qui risquent d'être engagées dans des affrontements de haute intensité, les FDI nos 4 et 5 étant attendues respectivement en 2031 et 2032 ?
Par ailleurs, confirmez-vous un intérêt pour le projet italien de croiseur lourd DDX doté de quatre-vingts cellules permettant de lancer à la fois des Aster et des missiles de croisière ?
Un autre projet semble aujourd'hui remis en cause, celui de corvette européenne (EPC, European Patrol Corvette, devenu MMPC, Multi Modal Patrol Corvette). Ce projet bénéficie pourtant d'un soutien du Fonds européen de la défense et de l'Agence européenne de défense (AED). Il s'agit d'une nouvelle classe de navire dits « modulaires », affichant un déplacement d'environ 3 000 tonnes.
Or vous avez indiqué récemment que les six frégates de surveillance de la classe Floréal, que devait remplacer la corvette européenne, seraient prolongées malgré leur usure prononcée et leur faible niveau d'armement. Naval Group évalue à 20 millions d'euros la quote-part que verserait la France pour poursuivre sa participation à ce projet de corvette européenne aujourd'hui soutenu principalement par l'Italie et par l'Espagne.
La sortie de la France du programme EPC ne risque-t-elle pas de porter un coup à cette coopération européenne et de mettre en péril le renouvellement de notre capacité outre-mer, indispensable à notre souveraineté maritime ?
Concernant le porte-avions de nouvelle génération (PANG) et les besoins de la Marine, le chef d'état-major des armées a rappelé son souci d'assurer une permanence à la mer, ce qui conduit à s'interroger sur l'intérêt de disposer d'un seul porte-avions. A contrario, le retour d'expérience de la mission Clemenceau 2025 dans l'océan Indien a mis en évidence la nécessité d'un navire plus lourd et plus long pour affronter la haute mer, le porte-avions Charles-de-Gaulle ayant été conçu avant tout pour opérer vers la terre dans le cadre de conflits asymétriques.
Pouvez-vous partager avec nous votre analyse sur les besoins et donc sur les spécifications du futur porte-avions, dont la construction a déjà commencé, tant en ce qui concerne les coeurs des réacteurs nucléaires que la découpe des premières tôles ?
Par ailleurs, les Rafale Marine du porte-avions Charles-de-Gaulle commencent à être anciens. Une version navale du standard F5 du Rafale est-elle envisagée pour les remplacer en cas de besoin ?
Amiral Nicolas Vaujour. - Vous avez raison sur les FDI : tel est bien le retour d'expérience de la mer Rouge.- Les limites budgétaires avait imposé de ne mettre que seize lanceurs au lieu de trente-deux sur les frégates FDI. Nous avions néanmoins réservé de la place sur les FDI pour nous laisser la possibilité d'installer de nouvelles cellules le moment venu.
Tirant les conclusions de ce qui s'est passé en mer Rouge, nous avons donc décidé de doubler les capacités de nos frégates pour renforcer leur « épaisseur » et donc notre résilience. Nous ne pouvions pas le faire pour les FDI nos 1, 2 et 3, car cela aurait réduit leur disponibilité : il faudra rééquiper ces frégates-là en phase d'arrêt technique, en anticipant la commande. J'ai en effet besoin, pour être certain de conserver quinze frégates opérationnelles , et que les FDI nos 1, 2 et 3 soient livrées rapidement.
Jusqu'à présent, aucun bateau de la Marine ne s'est retrouvé à court de munitions en opération ; tant mieux.
Irons-nous vers les croiseurs ? Nous divergeons sur la stratégie de construction, avec la marine italienne. Nous avions coopéré sur un programme commun, celui de la frégate Horizon. Sur le programme de frégates multimissions (Fremm), nous avons un peu divergé sur les radars. Leur ambition est désormais de construire beaucoup plus gros : un croiseur de bataille de 10 000 tonnes, puis de 14 000 tonnes, quand nous optons pour une unité plus compact - la FDI de 4 500 tonnes.
Qui a raison ? La marine italienne a raison si l'on considère le nombre de missiles : mettre le plus possible d'armes à bord est intéressant, à condition de pouvoir financer ces équipements. Mais je ne suis pas un partisan des gros croiseurs. Je préfère l'agilité. Si l'on regarde l'équation économique : très peu de marines pourront se payer de tels navires, quand la frégate de 5 000 tonnes paraît beaucoup plus accessible. D'ailleurs, la FDI intéresse beaucoup, bien qu'elle n'ait pas remporté le contrat norvégien : elle correspond aux besoins. Nous aurons besoin aussi de frégates plus lourdes : le remplacement des frégates Horizon se fera, à plus long terme, mais probablement par des bateaux de la même gamme - 7 000 tonnes.
Quid des corvettes européennes ? Nous avons décidé la prolongation des frégates de surveillance, car il faut faire des choix. Quand vous décidez de « droniser » rapidement vos forces et d'augmenter vos stocks de munitions, il vous faut trouver des marges. Avec le SSF, nous avons analysé l'état des bateaux : oui, ils commencent à être usés, mais oui, il est encore possible de les prolonger, s'agissant de frégates assez robustes et adaptées au niveau des menaces présentes aujourd'hui là où elles opèrent. Aux îles Saint-Paul et Amsterdam notamment, on rencontre peu de bateaux de guerre, mais plutôt des pêcheurs illicites. Néanmoins, si la situation devait se complexifier demain dans nos territoires d'outre-mer, il est vrai qu'il faudrait y déployer d'autres frégates.
En tout état de cause, nous avançons sur la « corvette hauturière », projet porté en partie par le programme EPC.
Nos besoins ne sont pas exactement les mêmes que ceux de nos partenaires : nous avons besoin, nous, de capacités défensives, de qualité hauturière et d'endurance, pour aller - et retour - de La Réunion aux Terres australes et antarctiques, avec de la marge. Ce besoin vaut aussi à Papeete comme à Nouméa et dans l'océan Indien, un peu moins aux Antilles, où les points de ravitaillement sont plus nombreux.
J'en viens au PANG : le chef d'état-major des armées a posé la question de la permanence, comme le Sénat l'avait fait en l'inscrivant par amendement dans la loi de programmation militaire (LPM), fixant l'échéance d'une étude à 2028.
Que veut dire la permanence ? Un porte-avions, situation actuelle, c'est 65 % de taux de disponibilité sur alerte. Avec deux bateaux, ce taux passe à 100 %. Trois bateaux, cela signifie une capacité à être en mer en zone proche de la métropole. Quatre bateaux, c'est la permanence lointaine - c'est d'ailleurs pourquoi nous avons quatre sous-marins nucléaires lanceurs d'engins.
C'est d'une permanence d'alerte qu'il est question : il ne s'agit pas de vouloir quatre porte-avions.
Comment répondre à cette exigence de permanence ?
Si vous privilégiez la rapidité, car vous estimez qu'il faut à notre pays cet outil souverain de puissance et de supériorité aéromaritime, il convient de prolonger le Charles-de-Gaulle et d'avancer le plus vite possible sur le PANG. Le cas échéant, la France serait dotée de deux porte-avions en 2038. Encore faut-il que le Charles-de-Gaulle soit capable d'être prolongé ; nous le saurons en 2029, au moment de l'arrêt technique : a-t-il les « artères » pour cela ? Faudra-t-il « rebooster » son coeur nucléaire ?
Deuxième manière de répondre, la plus cohérente et la plus efficiente : acquérir un deuxième PANG - le même que le premier -, pour atteindre la permanence en 2042-2043. L'optimum, du point de vue de l'outil industriel, consisterait à commander un deuxième porte-avions quatre ans après la première commande, soit en 2029.
Troisième manière - non souveraine, cette fois - d'assurer notre permanence à la mer : traiter avec nos partenaires européens. Le porte-avions européen, je n'y crois pas, car il sera impossible de partager la décision d'emploi. En revanche, une permanence opérationnelle, c'est-à-dire une synchronisation à haut niveau de l'emploi de nos porte-avions, me paraît une perspective plus crédible : il s'agit de garantir qu'un porte-avions européen soit toujours disponible. Nous avons déjà commencé à explorer cette piste, au niveau militaire. Quand nous avons envoyé le Charles-de-Gaulle dans l'Indo-Pacifique, nous avons succédé à un porte-avions italien et un porte-avions britannique nous a suivis. Cette synchronisation n'était pas le fruit du hasard : elle était le résultat d'une coopération trilatérale entre le First Sea Lord, le chef d'état-major de la marine italienne et moi-même. Ce que nous avons fait au niveau militaire, il est possible de le faire, en cas de crise majeure, au niveau politique. Les choses sont plutôt bien faites : le calendrier d'entretien de la marine britannique et le nôtre sont désynchronisés. La marine française a synchronisé les arrêts techniques du Charles-de-Gaulle, qui ont lieu l'été, avec les permissions ; les Britanniques, eux, naviguent toujours l'été : tant mieux, c'est précisément ce que nous recherchons.
Voulons-nous une permanence souveraine ou européenne ? En tout état de cause, nous travaillons au quotidien avec les Italiens, les Britanniques, les Espagnols, les Américains.
En 2010, vingt-sept porte-avions étaient en service dans le monde ; en 2030, il y en aura trente-sept. Cette prolifération tire les tailles vers le haut, car le poids des avions augmente, tout simplement : la masse maximale au décollage d'un avion de combat NGF (New Generation Fighter) devrait être de l'ordre de 35 tonnes. Comment récupérer ou catapulter un avion de cette masse ? Il vous faut une piste oblique d'une certaine dimension, équipée de brins d'arrêt, une catapulte - nucléaire ou conventionnelle - assez puissante pour propulser à 27 noeuds, et un hangar de taille suffisante pour accueillir les avions, les drones et les aéronefs que vous souhaitez y embarquer. C'est loin d'être facile à concevoir : il y a plusieurs années d'études et d'ingénierie à la clé. Tout cela placera notre futur porte-avions, avec ses 77 000 tonnes, dans la gamme moyenne haute des porte-avions qui existeront dans le monde à l'horizon 2040 - les porte-avions américains et chinois, eux, feront entre 100 000 et 110 000 tonnes.
L'objectif est bien d'embarquer d'abord des Rafale F5 sur le porte-avions. Nous avions quarante-six avions Rafale Marine ; nous en avons perdu quatre par accident ou perte en mer , un est réservé pour la transformation : il nous en reste quarante et un.
Il faut travailler sur le vieillissement de nos Rafale : c'est le travail prioritaire que nous faisons aujourd'hui avec Dassault. Certains F1 ont été rétrofités F3, mais l'air salin corrode. Pouvons-nous prolonger la durée de vie de nos Rafale ? L'industriel nous donne des perspectives plutôt positives en matière de capacités de vieillissement. Pendant l'arrêt technique de 2027, nous allons commencer à intégrer au bateau les premières « briques » F5, les premiers éléments d'appontage automatique, qui vont nous permettre d'aller vers le groupe aérien hybride. L'appontage automatique, nous devrions l'avoir d'ici dix ans, ce qui simplifiera considérablement la formation.
Tout cela est décisif s'agissant de tenir la posture nucléaire de la force aéronavale nucléaire (Fanu) - le porte-avions, vous le savez tous, est capable de porter l'armement nucléaire -, en complément des forces aériennes stratégiques (FAS).
L'armée de l'Air et de l'Espace définit les besoins des forces aériennes et nous les déclinons pour la Marine, sans modifier les contraintes. Autrement dit, le porte-avions nouvelle génération ne contraint pas la masse de l'avion du futur - nous serons capables, grâce aux Emals (ElectroMagnetic Aircraft Launch System), de catapulter jusqu'à 40 tonnes.
Le président américain a récemment suggéré qu'il pourrait abandonner les catapultes électromagnétiques. C'est une assertion surprenante et il est peu probable qu'il le décide car le taux de disponibilité des Emals est de 97 %, ce qui est totalement inégalé...
Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure pour avis de la mission « Défense » sur le programme 212 « Soutien de la politique de la défense ». - La Marine nationale fêtera en 2026 ses 400 ans. C'est une occasion unique de faire mieux connaître ses métiers, son action, et de favoriser le recrutement.
Quels sont vos projets pour resserrer le lien armée-Nation ? Comment attirer les jeunes ? Comment susciter des vocations ? Comment associer à cet effort l'ensemble de nos territoires, y compris ceux qui n'ont pas de façade maritime ? La convention passée récemment entre l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) et l'armée de terre peut-elle servir d'inspiration à la Marine nationale ?
Amiral Nicolas Vaujour. - Vous avez peut-être écouté l'intervention du Président de la République aux Assises de l'économie de la mer, hier, à La Rochelle : pendant cinq minutes, il s'est exprimé sur les 400 ans de la Marine. C'est en 1626, en effet, que Richelieu rassemble les marines. Cet anniversaire s'organisera autour d'un axe très fort, « jeunesse et territoires ». L'idée est que la France connaisse et soit être fière de sa marine ; il s'agit de faire de ces célébrations une fête populaire, accessible à tous.
Il y aura trois événements principaux.
Le 8 mai, nous organiserons une démonstration navale au large de Marseille, sur le modèle de l'arrivée de la flamme olympique. Le choix de Marseille, au-delà de la beauté de la rade, permettra au public de venir nombreux.
Des évènements « jeunesse, Marine et territoires » auront lieu fin mai-début juin, sur quatre week-ends. La Marine sera présente dans quarante-six villes non côtières : petite cérémonie, stand d'embauche, présentation d'un film. Autrement dit, nous allons « brasser » beaucoup plus large que d'habitude. Tous les élèves de trois classes d'âge - CM2, collège, lycée - recevront un cours d'histoire-géographie sur la Marine en 2026 : nous créons les outils pédagogiques à cet effet avec l'Education nationale. L'enjeu, c'est la prise de conscience de l'apport de la Marine dans chaque territoire : pour ne donner qu'un exemple, le porte-avions représente 14 000 emplois, 90 % d'investissement dans nos territoires, des entreprises partout en France - les lingots d'acier destinés aux chaudières nucléaires dans le Puy-de-Dôme, les pompes nucléaires primaires à Maubeuge, la conversion énergie vapeur à Annecy, etc.
Troisième événement, parisien cette fois-ci: la commémoration de la bataille de la Chesapeake, sur l'esplanade du Trocadéro, permettra de fêter à la fois l'esprit combattant des marins!
Les 400 ans seront donc très marqués « Territoires ». L'essentiel est de faire prendre conscience que dans chaque région, il y a des entreprises, souvent méconnues, qui travaillent pour construire et entretenir la Marine. Mesdames, messieurs les sénateurs, nous avons besoin de votre soutien. Cet écosystème ne fonctionne pas sans les territoires, sans leurs compétences : nous profitons des 400 ans pour les remercier, et pour remercier nos élus.
M. Philippe Folliot. - Puisqu'il est question du lien Marine-Nation, je veux évoquer d'un mot les relations entre la ville d'Albi et le bâtiment de la Marine « Lapérouse », qui sont exceptionnelles.
J'en viens aux enjeux de souveraineté : parmi vos missions, vous avez cité comme essentielle la protection de la zone économique exclusive. Combien de jours de mer sur la ZEE de La Passion-Clipperton en 2025 ? Combien en 2026 ?
J'ai déjà souligné que le prépositionnement de frégates de premier rang dans l'Indo-Pacifique serait un signal fort. Un tel engagement fait-il partie de vos réflexions ?
Concernant les théâtres où une présence en mer est nécessaire mais où les enjeux ne sont pas de haute intensité, réfléchissez-vous à la possibilité de mutualisations avec d'autres ministères ou administrations ? Je pense aux douanes ou à la gendarmerie, ou à ce qui s'est fait pour L'Astrolabe, propriété des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf). Le même navire pourrait ainsi assumer, selon les besoins, des missions diverses.
M. Akli Mellouli. - Vous savez combien le climat est une préoccupation de mon groupe. Je ne citerai qu'un exemple : la pollution aux sargasses, dans les Caraïbes, est un enjeu international.
C'est un autre enjeu que je veux évoquer, celui du trafic d'armes, fléau terrible pour nos départements et territoires d'outre-mer, aux Antilles notamment. Quid d'une synergie avec nos partenaires internationaux ? Ce trafic qui transite par Haïti, la République dominicaine, etc., arrive chez nous par la Guadeloupe, par exemple, où l'on recense un blessé par balle chaque jour à l'hôpital de Pointe-à-Pitre.
Amiral Nicolas Vaujour. - À Clipperton, nous faisons une mission par an, dans le cadre de la mission « Passion ». Cela nous permet chaque année de réaffirmer notre souveraineté sur ce territoire et de constater que nous n'y sommes pas vraiment « challengés ». Nous profitons de chaque passage pour nettoyer l'île de ses déchets.
Vous avez raison, il nous faudrait de temps en temps placer une frégate de premier rang dans l'Indo-Pacifique. Trois théâtres permanents, c'est déjà tendu : je vous en ai fait la démonstration... Nous maintenons ces trois théâtres permanents tout en organisant des incursions régulières dans l'Indo-Pacifique - je pense à l'exercice « Rimpac » (Rim of the Pacific), réalisé tous les deux ans -, ainsi que des déploiements stratégiquement démonstratifs, ce que nous avons fait avec le Charles-de-Gaulle et des SNA.
Vous avez raison également, la mutualisation est un enjeu important, mais les choses sont loin d'être simples. J'ai présidé le groupement d'intérêt public associant la Marine et les Taaf autour de la construction de L'Astrolabe, dont nous sommes l'armateur : ce genre de partenariats, qui permet notamment de mutualiser les jours de mer, marche très bien. La tournée australe - le ravitaillement annuel de la base antarctique Dumont-d'Urville - s'en trouve notamment garantie.
Je citerai aussi notre partenariat avec l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) sur le Pourquoi pas ? : nous avons acheté un bateau en commun et nous nous répartissons les jours de mer. L'Ifremer possède des capacités que nous n'avons pas - le Nautile, des drones sous-marins. Grâce à la convention partenariale qui nous lie, je peux échanger l'emploi du Nautile contre des jours de mer sur le Pourquoi pas ? : tout cela marche très bien, à condition de pouvoir planifier, hors crise, des missions qui ne relèvent pas de l'urgence.
Dernier exemple : notre partenariat avec la direction du renseignement militaire (DRM) sur le Dupuy-de-Lôme. Ce navire appartient à la Marine, mais la charge utile et les missions sont décidées par la DRM
Le secrétariat général de la mer a travaillé sur cette question des mutualisations. Nous sommes d'ailleurs souvent sollicités : je pense aux échanges que nous avons eus avec le département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), qui se concrétiseront peut-être un jour.
Les Taaf nous sollicitent également à propos de leur autre bateau, le Marion Dufresne. La question de son renouvellement se pose, et nous sommes prêts à y travailler, mais la Marine ne paiera pas le bateau...
Je suis donc extrêmement ouvert sur le sujet, bien que l'on ne puisse pas tout mutualiser, en particulier la gestion des crises.
La pollution aux sargasses est un vrai sujet ; c'est à l'Ifremer davantage qu'à la Marine de caractériser le problème.
Pour ce qui est des trafics divers et variés, vous avez raison : le trafic de drogue reçoit plus d'attention que le trafic d'armes, même si, dans les faits, les deux sont souvent liés. Nous recueillons beaucoup de renseignements à propos du trafic d'armes dans l'océan Indien, entre Iran et Yémen, moins dans les Caraïbes. Nous interceptons régulièrement des bateaux chargés de tonnes de mitraillettes kalachnikovs, mais nous sommes certes moins performants qu'en matière de lutte contre le trafic de drogue, l'Office anti-stupéfiants (Ofast) étant particulièrement efficace dans l'échange d'informations avec nos partenaires.
Je prends l'exemple de la mission ECC (Enforcement Coordination Cell) dans le Pacifique, qui vise à faire appliquer les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies à l'encontre de la Corée du Nord - il s'agit notamment de prévenir le trafic d'armes entre la Chine et la Corée du Nord : faute de vecteurs juridiques, faute de renseignement et faute de capacité à caractériser les faits et à intercepter les trafiquants, la mission n'est pas suffisamment efficace.
Beaucoup de missions opérationnelles de lutte contre le narcotrafic sont organisées dans les Caraïbes - je pense à l'opération « Carib Royal ». En matière de lutte contre le trafic d'armes, en revanche, la coopération internationale a du mal à s'améliorer. Il s'agit d'un vrai fléau.
La réunion est close à 18 h 15.