- Mercredi
12 novembre 2025
- Audition de Mme Anne-Marie Descôtes, secrétaire générale du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (sera publié ultérieurement)
- Audition de M. Volker Türk, Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme
- Proposition de résolution européenne visant à demander au gouvernement français de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour empêcher la ratification de l'accord avec le Mercosur - Désignation de rapporteurs
Mercredi 12 novembre 2025
- Présidence de Mme Catherine Dumas, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Audition de Mme Anne-Marie Descôtes, secrétaire générale du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (sera publié ultérieurement)
Le compte rendu sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.
Audition de M. Volker Türk, Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme
Mme Catherine Dumas, présidente. - Mes chers collègues, nous avons maintenant le plaisir et l'honneur de recevoir M. Volker Türk, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'Homme.
Monsieur le haut-commissaire, je vous souhaite la bienvenue devant notre commission. Il n'est sans doute pas exagéré de dire que le monde où nous vivons aujourd'hui n'est plus celui de 2022, année où vous avez pris vos fonctions.
En effet, la guerre en Ukraine, après la sidération initiale, s'est en quelque sorte installée dans le paysage. Les massacres du 7 octobre ont provoqué une offensive israélienne d'une ampleur sans précédent, pendant laquelle la préservation de la vie des civils s'est effacée devant l'objectif stratégique d'éradication du Hamas, lequel n'est du reste toujours pas atteint. La violence se déchaîne au Soudan, en République démocratique du Congo, dans des conflits qui semblent sans issue.
Dans ces circonstances, le retour au pouvoir de Donald Trump semble entériner l'entrée dans une ère marquée par l'expression brutale de la puissance. Le droit ou les institutions internationales n'y apportent plus aucun frein. Il est symptomatique que la première puissance mondiale, qui se réclamait jusqu'à présent des droits de l'Homme - non sans parfois une certaine hypocrisie, sans doute - pour justifier son hégémonie mondiale, ait complètement tourné le dos à ce discours. Désormais, les États-Unis agissent au nom des seuls intérêts américains. Vous avez déploré ce nouveau cours des choses, cette « nouvelle normalité », selon vos propres mots, en dénonçant les frappes menées par les États-Unis contre des embarcations transportant des trafiquants de drogue vénézuéliens, sans cadre légal ni élément de preuve. La force, sur le plan international, ne se pare plus des oripeaux du droit.
Ce comportement débridé se double d'attaques en règle contre les institutions internationales, dont la fonction première était de réguler le recours à la force, ainsi que contre le multilatéralisme. Les États-Unis ont ainsi cessé de financer l'ONU, ses actions de maintien de la paix et la plupart de ses organismes, dont l'institution que vous dirigez.
Il est vrai que ces organismes n'étaient pas exempts de tout reproche. Depuis longtemps, la présence de dictatures comme l'Iran au sein de certaines instances, dont le Conseil des droits de l'Homme - ce pays a même pu y présider certaines réunions -, soulève des critiques. D'autres pays, comme Israël, s'estiment systématiquement ciblés par l'ONU et victimes d'un « deux poids, deux mesures », alors que d'autres dénoncent au contraire l'impunité dont bénéficierait l'État hébreu.
Tous ces bouleversements ne montrent-ils pas que, au fond, des notions prétendument universelles ne le sont pas, ou qu'elles peuvent du moins faire l'objet d'interprétations radicalement divergentes ? Les réalistes avaient-ils raison d'avancer que les relations internationales sont une jungle où les États ne sont guidés que par la recherche de la puissance et de la sécurité ? En d'autres termes, comment, dans ce monde, défendre les droits de l'homme ? Sur quelles valeurs se fonde votre action, selon quelles modalités se déploie-t-elle, et avec quels moyens ?
Après votre exposé liminaire, j'inviterai mes collègues à vous poser leurs questions.
J'indique pour finir que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat ainsi que sur les réseaux sociaux.
M. Volker Türk, Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme. - Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation à discuter de la situation des droits de l'homme dans le monde. Avant toute chose, à quelques jours du dixième anniversaire des attentats terroristes de Paris, je tiens à rendre hommage aux victimes et à exprimer ma profonde solidarité à l'égard de leurs familles et de tout le peuple français.
Comme sans doute jamais depuis la création des Nations unies, les droits de l'homme se trouvent à la croisée des chemins. D'un côté, dans toutes les régions du monde, les populations continuent d'exiger le respect de la dignité, de l'égalité et de la justice, et donc de les soutenir ; de l'autre, ces mêmes droits sont de plus en plus menacés tandis que l'ordre international établi pour les protéger est effectivement sous pression.
Je commencerai par mentionner les guerres et les conflits violents dans le déclenchement desquels le non-respect des droits humains et du droit international et humanitaire n'a jamais été aussi important.
Au Soudan, la chute d'El Fasher est absolument dévastatrice, aggravée par dix-huit mois de siège et une famine persistante, qui atteint la phase 5, selon le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC). Mon bureau reçoit des informations alarmantes selon lesquelles, depuis que les Forces de soutien rapide ont pris le contrôle d'El Fasher, elles commettent des atrocités, y compris des exécutions sommaires, des violences sexuelles et d'autres violations graves. Dans la région du Kordofan, on assiste clairement aux préparatifs en vue d'une intensification des hostilités, alors que les meurtres et les destructions se multiplient. Tous les pays doivent respecter l'embargo sur la vente d'armes au Darfour décrété par le Conseil de sécurité des Nations unies, mais il est clair que cette mesure doit être étendue à l'ensemble du pays, ainsi que nous l'avons toujours demandé. La protection des civils, l'accès humanitaire complet, la fin du conflit et le retour à un gouvernement civil sont les priorités absolues. Une session extraordinaire du Conseil des droits de l'homme des Nations unies se tiendra sur ce sujet à Genève vendredi prochain.
À Gaza, toutes les parties doivent faire preuve de bonne foi dans la mise en oeuvre du cessez-le-feu. J'exhorte tous les États qui disposent d'une certaine influence à faire tout ce qu'ils peuvent pour faire garantir le respect de cet accord. Israël doit assurer l'acheminement de l'aide humanitaire à grande échelle, conformément à ses obligations, garantir l'accès aux médias indépendants et aux observateurs des droits humains.
En Cisjordanie occupée, je suis inquiet des violences commises par Israël et les colons, notamment en lien avec l'expansion des colonies. Plus de mille Palestiniens ont été tués au cours des deux dernières années, en grande majorité par les forces de sécurité israéliennes. Les droits humains doivent être au coeur de toute solution durable. Notre bureau, qui existe depuis plus de trente ans, examine comment il peut contribuer à améliorer la situation et à bâtir de la confiance entre les communautés. La réconciliation passe par la reconnaissance des décennies de souffrance et de division ; les auteurs de toutes les violations commises le 7 octobre 2023 et ensuite doivent rendre des comptes.
La guerre en Ukraine est de plus en plus meurtrière pour les civils. Les écoles, les hôpitaux, les maisons et les abris sont constamment bombardés. Les attaques de la Fédération de Russie contre les infrastructures énergétiques essentielles sont particulièrement préoccupantes à l'approche de l'hiver. Je le sais pour m'être rendu en Ukraine en décembre 2022, et vous pouvez imaginer à quel point la population, surtout les personnes âgées et vulnérables, souffre de l'absence d'électricité lorsqu'il fait -20 degrés dehors. Nous avons besoin de la paix, comme cela est indiqué dans la Charte des Nations unies.
Dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC), les parties au conflit continuent de commettre de graves abus et violations contre les civils. Les efforts de paix doivent conduire à des améliorations sur le terrain, à commencer par un véritable cessez-le-feu. Les auteurs des violations doivent rendre des comptes. Le procès de l'ancien chef de guerre Roger Lumbala, poursuivi pour des crimes contre l'humanité commis en RDC il y a plus de vingt ans, commence aujourd'hui à Paris : c'est la preuve que, même si cela prend du temps, la justice finit toujours par être rendue. C'est pour cela que, depuis des années, notre bureau recueille des documents sur toutes les situations de guerre ; nous sommes présents en Ukraine et à Gaza, et nous réunissons une documentation que nous remettrons peut-être un jour à la justice.
Le conflit en Birmanie a une fois de plus disparu des gros titres des journaux internationaux, mais les civils, en particulier les Rohingyas, continuent de payer le prix le plus cruel ; ils gardent néanmoins leurs aspirations démocratiques, veulent un avenir viable dans lequel toutes les communautés peuvent vivre en paix et sans discrimination.
En Haïti, la crise continue de dégénérer. J'exhorte les États à soutenir la Force de répression des gangs mandatée par le Conseil de sécurité des Nations unies. Notre travail est d'accompagner le processus, de travailler avec la police et les forces internationales pour assurer le respect des droits humains.
Nous devons faire beaucoup plus pour prévenir les conflits et les crises ; les droits humains nous montrent le chemin à suivre. Prenons l'exemple d'El Fasher : je suis intervenu plus de dix-huit fois dans la presse pour sonner l'alarme, y compris en septembre dernier. Nous souhaitons développer davantage la coopération avec le Conseil de sécurité et le Conseil des droits de l'homme, afin d'améliorer la réaction à nos sonnettes d'alarme. Il faut que la documentation que nous réunissons ait plus d'effet sur la réalité. Nous le savons, les violations des droits humains sont un signal qui indique de possibles tensions, lesquelles peuvent ensuite dégénérer. Les discriminations contre les minorités, les discours de haine, la répression des manifestations pacifiques, le recours excessif à la force par la police, l'impunité, le refus persistant de donner accès à la nourriture et aux soins de santé, sont tous des signes de tensions sociales et de possibles conflits violents.
Le respect de tous les droits humains - ce qui inclut les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, ainsi que les droits relatifs à l'environnement - est un facteur de stabilité, de prospérité et de paix. De plus en plus souvent, les États tentent d'avancer l'argument de la souveraineté nationale pour dissimuler, voire justifier des violations horribles. Les situations que j'ai mentionnées nous rappellent que les droits humains sont une question d'intérêt international, au vu des conséquences des conflits. L'intensification des menaces contre les droits humains s'explique aussi par le fait que ceux-ci sont un concept puissant, concret, qui représente un rejet total de l'exceptionnalisme. Que les droits humains soient une cible conforte leur statut pour l'humanité. Je suis préoccupé par le fait que ceux qui cherchent à les attaquer sont de plus en plus coordonnés et financés, et qu'ils opèrent à travers les frontières. Le Forum parlementaire européen pour les droits sexuels et reproductifs a révélé que près de 1,2 milliard de dollars américains avaient été mobilisés par des groupes « anti-droits » à travers l'Europe entre 2019 et 2023. Des tendances similaires s'observent probablement dans d'autres régions. L'impact se fait déjà ressentir, notamment pour les femmes victimes de violences, les personnes LGBTQ+, les migrants et les réfugiés. Des attaques, des menaces et des pratiques de harcèlement ont lieu dans toutes les régions du monde contre les médias indépendants, la société civile, ainsi que contre les institutions internationales et leur personnel. Ces mouvements ne feront que nuire à l'ensemble de nos sociétés, approfondir les inégalités et les divisions, et éroder la confiance.
Mon bureau, vous le savez, est un partenaire fiable qui a pour mission d'appuyer l'universalité des droits humains et de réagir d'une seule voix. Dans les situations de conflit, nous surveillons, documentons et signalons les violations et les abus, en recueillant les preuves qui peuvent servir à tenir pour responsables les auteurs des violations. L'année dernière, mon bureau a mené quelque 11 000 missions de surveillance des droits humains dans 92 pays. Au fil des années, la France a apporté une contribution très importante à ce travail, en Haïti, dans les territoires palestiniens occupés ou en Ukraine notamment, mais également en Syrie, où je me suis rendu au début de cette année. Jusque-là, nous n'avions jamais été acceptés dans ce pays, et nous devions travailler depuis Beyrouth ; nous établissons une présence sur place, en essayant de soutenir les efforts nationaux, pour renforcer les capacités des autorités et de la commission pour la justice transitionnelle à l'égard de la protection des droits humains. Rien n'est parfait, mais la logique, très importante, est engagée.
En Haïti, nous avons aidé des groupes de travail judiciaires spécialisés dans la lutte contre l'impunité, la corruption et les violences sexuelles. Nous travaillons également avec l'Union africaine et les missions de paix régionales pour développer les pratiques respectant les droits humains. En 2024, notre plaidoyer a permis la libération de plus de 3 000 personnes détenues arbitrairement dans le monde. Nous ne communiquons pas beaucoup sur ce sujet, car il implique des démarches très confidentielles, mais nous sommes en discussion avec les autorités de plusieurs pays, pour toute personne subissant une détention arbitraire ; je salue à cet égard la récente libération de deux Français détenus en Iran.
Nous développons également une nouvelle base de données qui fournira des informations actualisées sur les crises et renforcera la protection des défenseurs des droits de l'homme.
Comme vous le savez, nous sommes au coeur du plaidoyer pour l'abolition universelle de la peine de mort. Nous voyons les conséquences de nos démarches, notamment grâce à l'aide de la France. Nous gagnons du terrain : malgré la recrudescence du nombre d'exécutions dans quelques pays, de plus en plus d'États sont en train d'abolir la peine de mort. Je salue l'engagement de la France, qui s'apprête à accueillir le neuvième congrès mondial contre la peine de mort l'année prochaine. J'ai eu la chance de rencontrer Élisabeth Badinter l'année dernière ; le récit de la lutte de son mari était très émouvant. Il s'agit d'un exemple de portée mondiale, et je suis heureux d'avoir pu consulter le manuscrit du fameux discours prononcé devant l'Assemblée nationale.
Nous travaillons avec les États, les parlementaires et les magistrats, mais aussi avec la société civile, pour améliorer la situation des droits humains en développant la formation. Dans le cadre de la lutte contre les inégalités, nous plaidons en faveur d'une économie respectueuse des droits humains, surtout à l'égard de toutes les politiques financières ; je pourrai développer ce point si vous le souhaitez. Nous travaillons avec plusieurs États, du Chili au Rwanda en passant par le Népal, pour intégrer les droits humains, économiques et sociaux dans l'élaboration de leurs budgets et pour renforcer leurs lois en matière de travail, de santé et de sécurité sociale. Ces actions ont un impact direct sur les intérêts économiques de la France : plus de stabilité sur ces sujets a des conséquences positives sur le commerce.
Nous constatons que l'espace civique se réduit dans toutes les régions, y compris durant les périodes électorales. Nous effectuons un suivi pour identifier les premiers signes de menaces qui pèsent sur la population, tirer la sonnette d'alarme et contribuer à atténuer les dommages.
Mon bureau soutient les réseaux de femmes, qui sont exposées à un plus grand risque de violence et à des déficits de financements dans de nombreux pays. Nous analysons le recul en matière d'égalité des genres dans la société civile pour trouver des solutions. Je salue l'adoption de la déclaration politique pour défendre les droits des femmes et des filles et l'égalité de genre adoptée par la France et trente autres États, qui s'engagent à adopter des approches féministes en matière de politique étrangère.
Madame la présidente, nous coopérons avec les États, les entreprises des réseaux sociaux et la société civile pour que les lois et les politiques relatives aux technologies émergentes, notamment l'intelligence artificielle, respectent les droits humains. Nous continuons de soutenir le travail du Conseil des droits de l'homme et celui des organes prévus par les traités, essentiels à l'écosystème des droits humains. En guise de clarification, je tiens à préciser que les rapporteurs spéciaux sont indépendants de mon bureau ; ils émanent du Conseil, dont je respecte l'indépendance autant que je souhaite que la mienne soit respectée. Dans la discussion publique, il y a parfois une confusion entre les rapporteurs spéciaux et le Haut-Commissariat aux droits de l'homme.
Toutefois, malgré tous les défis, l'espoir demeure. Nos nombreux sondages montrent que les populations du monde entier rejettent, en grande majorité, un monde cruel et haineux : la flamme de la liberté, de la justice et de la dignité ne peut être éteinte si facilement ; on a besoin de cette mobilisation et de cette inspiration.
Par exemple, si l'on considère les mouvements de jeunesse dits « génération Z », on constate que les jeunes sont animés par les questions des droits humains. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de problème dans ces mouvements, ce sont des sujets très complexes, mais il y a au fond une volonté de faire mieux, pour avoir un monde meilleur. Nous travaillons étroitement avec la société civile dans tous ces pays et le système multilatéral des Nations unies peut jouer un rôle très important à cet égard. Nous sommes en train de célébrer le quatre-vingtième anniversaire des Nations unies et le secrétaire général a lancé l'initiative intitulée ONU80. Pour ma part, au cours des trois premières années de mon mandat de haut-commissaire, j'ai conduit un processus de réforme au sein de mon bureau afin de rendre notre travail plus efficace.
Toutefois, nous ne pouvons pas accomplir cela sans financement et, à cet égard, je ne vous le cache pas, le Haut-Commissariat se trouve dans une situation financière très précaire. Vous l'avez indiqué, cela tient notamment au fait que le budget régulier des Nations unies n'est plus financé par les États-Unis, pour le moment - j'espère que les Américains reviendront un jour -, mais, en tout état de cause, nous prévoyons un déficit d'environ 100 millions de dollars cette année, ce qui représente 20 % du montant nécessaire pour mettre en oeuvre efficacement notre mandat. Je remercie la France, qui contribue depuis près de trente ans au financement de mes services ; j'espère qu'elle continuera de le faire, surtout pendant cette période très difficile.
À vrai dire, le sous-financement montre déjà ses effets négatifs. Par exemple, quatorze mécanismes d'enquête soutenus par mon bureau ne disposent aujourd'hui que de la moitié du personnel qui leur est normalement dévolu, et la commission d'enquête sur la situation d'urgence dans l'est de la RDC, mandatée par le Conseil des droits de l'homme, n'est actuellement pas du tout financée. Nos équipes travaillant en Colombie, en RDC, au Myanmar, en Tunisie et au Yémen ont dû être drastiquement réduites et aucun financement n'a été trouvé pour le déploiement de conseillers en droits humains dans douze pays, bien que ces derniers aient exprimé le souhait de les accueillir. Enfin, huit de nos missions ont dû être fermées cette année.
L'impact de cette situation sera bien entendu ressenti par les populations du monde entier et je crains que les dictateurs et les autocrates ne se réjouissent de cette moindre surveillance. Les premières victimes en seront les défenseurs des droits de l'homme issus de la société civile. En outre, dans le contexte des grands défis actuels - changement climatique, intelligence artificielle -, nous craignons une diminution des contraintes et des normes internationales. Or c'est un domaine où l'action nationale ne suffit pas ; un cadre international s'impose. Bien évidemment, nous travaillons étroitement avec nos partenaires au sein de l'ONU sur tous ces sujets et cette coopération revêt une importance capitale.
Plus que jamais, nous avons besoin d'une alliance mondiale pour les droits humains. Nous oeuvrons à la construction d'une alliance interrégionale qui associera les États membres, la société civile, les parlementaires - je l'espère -, des philanthropes, des entreprises, des jeunes et des universitaires, afin de placer la question des droits humains au coeur de la conscience publique et politique. En effet, ces questions paraissent parfois abstraites ; il faut au contraire les rendre concrètes, en les reliant à la vie quotidienne des citoyens et en montrant combien les actions menées au niveau mondial sont étroitement liées aux réalités des Français, par exemple. C'est un travail de communication qui reste à faire, car notre action produit des résultats positifs, y compris pour vos concitoyens, même si ces effets ne sont pas toujours immédiatement perceptibles.
M. Loïc Hervé. - Monsieur le haut-commissaire, je souhaite tout d'abord vous remercier de la compassion que vous avez exprimée à l'égard de nos compatriotes victimes du terrorisme en 2015.
Je souhaite également vous dire combien nous avons été touchés par vos paroles à l'égard de Robert Badinter, qui fut sénateur. En tant que garde des sceaux, il défendit l'abolition de la peine de mort au Sénat, lequel a d'ailleurs adopté conforme le texte de l'Assemblée nationale, ce qui a évité la réunion d'une commission mixte paritaire - c'est donc, formellement, le Sénat qui a adopté définitivement le texte. Notre ancien collègue a fait don au Sénat de son discours, à la fois dactylographié et manuscrit, en faveur de l'abolition, qui figure maintenant parmi les trésors de la bibliothèque du Sénat.
Je vous remercie enfin d'avoir répondu à l'invitation du président Perrin. Étienne Blanc et moi-même vous avons rencontré à la fin du mois de juillet dernier, en marge du sommet des présidents de parlement et, grâce à notre ambassadrice ici présente, nous avons pu engager avec vous des échanges importants sur deux sujets que nous pourrions poursuivre aujourd'hui.
Le premier concerne les droits des parlementaires. En effet, Étienne Blanc préside, au sein de l'Union interparlementaire, la commission chargée de suivre la situation des mille parlementaires incarcérés, assignés à résidence, empêchés d'exercer leurs fonctions, voire disparus.
Le second porte sur la situation des minorités en Orient, notamment celle des chrétiens, un autre thème sur lequel Étienne Blanc travaille activement.
Pour ce qui concerne la situation budgétaire de votre bureau, je vous remercie de votre franchise et de votre clarté. Nous partageons avec Mme Jurgensen une préoccupation : la volonté de défendre la place diplomatique de Genève, qui constitue, en Europe, un pôle majeur de l'Organisation des Nations unies ; l'ONU en Europe, c'est Genève. Votre bureau contribue à cette position éminente et nous devons, au nom du multilatéralisme, rester attentifs à la préservation de cette place genevoise. La localisation choisie, voilà près d'un siècle, pour le siège de la Société des Nations a valeur historique considérable. Nous devons la préserver.
M. Volker Türk. - Je me rappelle bien notre rencontre à Genève en juillet dernier.
La question des droits des parlementaires est évidemment au coeur de notre action. Nous travaillons en étroite collaboration avec l'Union interparlementaire, qui est toujours rapidement informée des problèmes qui se font jour en cette matière et nous entreprenons, de notre côté, les démarches nécessaires, cela fait pleinement partie de notre mandat. Nous suivons en particulier les périodes électorales, qui sont des moments critiques. J'ai ainsi dû prendre la parole hier au sujet de la Tanzanie, où certains opposants ont disparu ou sont empêchés de faire campagne.
Ce phénomène constitue l'une des manifestations les plus emblématiques du rétrécissement de l'espace civique, car il concerne les parlementaires. Nous observons une tendance croissante à remettre en cause les immunités, qui devraient pourtant être garanties dans tout État membre de l'ONU. Sur ce sujet, nous menons à la fois des démarches individuelles et des actions à l'échelle globale. Vous avez eu raison d'en souligner l'importance ; les parlementaires, à bien des égards, se trouvent aujourd'hui dans une situation comparable à celle des journalistes.
Quant aux minorités, chrétiennes ou autres, leur protection constitue pour nous un point d'attention, notamment en Syrie, mais aussi dans de nombreux autres pays.
Permettez-moi enfin d'évoquer le Palais Wilson, siège de mon administration. Avant d'être au Palais des Nations, le siège de la SDN a été au Palais Wilson, d'ailleurs pendant la majeure partie de son existence. Genève est la ville des droits de l'homme pour le monde entier, mais la crise budgétaire à laquelle nous sommes confrontés nous contraint à des mesures extrêmement difficiles ; nous risquons de perdre environ trois cents postes cette année.
Mme Michelle Gréaume. - Monsieur le Haut-commissaire, j'interviens au nom de mon collègue Robert Wienie Xowie, qui est Kanak, dont je vous prie d'excuser l'absence.
Votre prédécesseure, Michelle Bachelet, avait publiquement exprimé son inquiétude face aux violences policières en France, notamment lors des mouvements des « gilets jaunes ». Elle avait alors appelé les autorités françaises à diligenter des enquêtes impartiales sur les cas d'usage excessif de la force. Six ans plus tard, ces préoccupations demeurent : les révélations récentes de plusieurs médias sur les évènements de Sainte-Soline montrent des faits d'une extrême gravité - tirs tendus, propos haineux, satisfaction ressentie face aux blessures infligées -, filmés par les propres caméras des gendarmes.
Ce décalage pose la question de la capacité de nos mécanismes internes à garantir des enquêtes réellement indépendantes et rejoint les alertes déjà formulées par vos services. Le rapporteur spécial sur les défenseurs et défenseuses de l'environnement, Michel Forst, a d'ailleurs souligné que ces violences n'étaient pas de simples dérapages mais relevaient d'une stratégie de maintien de l'ordre particulièrement brutale.
Dans le même temps, la situation récente en Kanaky-Nouvelle-Calédonie a soulevé de nouvelles inquiétudes, avec des témoignages de violence et d'usage disproportionné de la force, dans un territoire qui figure encore sur la liste onusienne des territoires non autonomes.
Monsieur le Haut-commissaire, dans la continuité du mandat de Mme Bachelet, entendez-vous rappeler à la France la nécessité de faire toute la lumière sur ces affaires, en métropole comme en Kanaky, par le biais d'enquêtes véritablement indépendantes, y compris sur la chaîne de commandement ? Plus largement, estimez-vous que la doctrine actuelle du maintien de l'ordre en France reste conforme aux standards internationaux que promeut votre office ? Enfin, comment comptez-vous transformer vos recommandations et rapports en résultats mesurables ?
M. Volker Türk. - C'est un sujet que nous continuons d'aborder avec les autorités françaises. L'usage excessif de la force demeure en effet une préoccupation majeure en matière de droits humains.
Cela étant dit, la France dispose d'un véritable État de droit, elle est dotée d'un système judiciaire, de checks and balances - de contre-pouvoirs - qui jouent un rôle essentiel dans la préservation des libertés fondamentales ; il y a en outre la Cour européenne des droits de l'homme, sise à Strasbourg. L'existence d'un cadre normatif contraignant incarne l'un des acquis les plus précieux de l'après-Seconde Guerre mondiale. Bien évidemment, si nous pouvons jouer un rôle à cet égard, nous continuerons de le faire.
M. Jean-Luc Ruelle. - Monsieur le Haut-commissaire, une récente campagne de communication portée par une agence de l'ONU a choisi de représenter l'émancipation féminine à travers l'image d'une femme voilée, non d'un simple voile, mais d'un niqab ; et il ne s'agit pas de n'importe quelle agence, c'était l'UN Women Agency.
Ce choix a suscité une incompréhension profonde. Le voilement intégral du corps des femmes n'est pas un symbole de liberté, c'est la manifestation d'un contrôle social, d'une contrainte, d'un effacement imposé à des millions de femmes, souvent au détriment de leurs droits les plus élémentaires. Accoler à cette image le slogan « When women lead, peace follows » relève au mieux d'une naïveté confondante quant à la place réellement laissée aux femmes dans les sociétés où le voilement intégral est imposé, au pire d'une validation implicite d'idéologies et de normes qui les privent de leur voix et de leur autonomie.
Comment l'ONU peut-elle justifier l'usage de codes visuels qui entrent en contradiction avec l'objectif même qu'elle entend défendre ?
M. Volker Türk. - Je n'ai pas connaissance de cette campagne, mais, du point de vue des droits humains, l'autonomie constitue évidemment un principe fondamental. Dans la défense des droits des femmes, nous tâchons de faire en sorte que cette autonomie inclue l'intégrité du corps, qui doit être absolument respectée.
Il existe un comité, le comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes, dans lequel ont siégé d'éminentes Françaises. Il a joué un rôle essentiel dans l'élaboration de la doctrine relative à ces droits, en y intégrant expressément la notion d'autonomie.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Notre collègue Ruelle soulève là une question majeure.
M. Mickaël Vallet. - Tout d'abord, je souhaite souligner à quel point nous sommes honorés de pouvoir échanger directement avec vous ce matin, monsieur le Haut-commissaire. C'est un moment important pour le Sénat et pour notre commission.
Certains responsables politiques français, y compris dans notre commission, et une partie de l'opinion publique estiment que l'ONU serait désormais majoritairement composée de dictatures ou de régimes autocratiques. Je regrette que les collègues qui tiennent ce discours ne soient pas parmi nous aujourd'hui pour vous exposer leurs arguments, car, selon moi, il s'agit d'arguments faciles, destinés à éviter de parler du fond des choses et des difficultés des diplomates à faire vivre le multilatéralisme. En effet, comme le dit un grand diplomate français, Maurice Gourdault-Montagne, « les autres ne pensent pas comme nous ». Il faut donc composer avec cette réalité et ne pas se limiter à une vision autocentrée, selon laquelle la France serait la patrie des droits de l'homme, alors qu'elle est la patrie de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Cela ne doit pas nous exonérer d'étudier certains sujets ; au contraire, cela nous oblige. D'où la question de Mme Gréaume : la France est-elle exempte de tout reproche ? Elle peut progresser sur certains sujets, par exemple en matière de reconnaissance faciale, de liberté syndicale, de maintien de l'ordre.
Mme la présidente a évoqué le poids croissant des autocraties dans les instances de l'ONU. Pourriez-vous nous parler, monsieur le haut-commissaire, de votre action dans ce contexte ? Comment fait-on appliquer les principes de l'ONU dans un environnement où l'idéal démocratique pèse moins lourd ? Votre réponse nous éclairera sans doute sur la réalité, la difficulté, mais aussi la beauté de votre mission.
Je souhaite également vous interroger sur l'espace méditerranéen. Considérez-vous que le respect du droit international, notamment du droit de la mer et du devoir de secours aux naufragés, sans considération des raisons pour lesquelles une personne est en train de se noyer - quand on se noie, on se noie, on ne peut pas répondre à une enquête administrative sur son embarquement, sa destination ou son visa -, relève de votre action ou qu'il relève du droit maritime ? Ce sujet n'est pas mineur, on compte plus de 40 000 morts en dix ans. Quels sont les États qui coopèrent réellement ? ceux qui ne coopèrent pas ? ceux qui font semblant ?
Enfin, lors de son déplacement à l'Assemblée générale des Nations unies il y a deux ou trois ans, la délégation du Sénat avait été très favorablement impressionnée par le travail de l'organisme chargé du recueil des preuves des exactions de Daech en Irak. Ce fut un moment marquant pour nous et nous avons ensuite reçu en audition une responsable française de cette équipe. Cette mission souffrait de difficultés de financement et risquait de ne pas pouvoir se poursuivre, en raison notamment du risque de veto de certaines puissances. Où en est aujourd'hui ce travail ? A-t-il pu être mené à bien ? Quels en sont les apports ?
M. Volker Türk. - Je pense que c'est presque devenu une mode de critiquer le multilatéralisme et les Nations unies. Je ne dis pas qu'il ne faut pas porter de critique, mais il faut le faire en ayant conscience de la complexité des choses.
Le grand atout dont le monde a bénéficié après la Seconde Guerre mondiale, l'Holocauste, les atrocités, la grande dépression économique, a été la création d'un ordre juridique normatif clair en matière de droits de l'homme. Et ce cadre ne peut être supprimé du jour au lendemain, même si certains tentent de le faire. L'affaiblissement actuel du système onusien dans le domaine des droits humains le démontre : si l'on ne nous donne plus de financements, cela fragilisera énormément le Haut-Commissariat, mais cela prouve la valeur de ce cadre normatif.
Je m'adresse trois fois par an au Conseil des droits de l'homme pour présenter un panorama général des droits de l'homme dans le monde. Ce moment fait l'objet d'une attention particulière ; souvent, durant la semaine qui précède, les ambassadeurs des pays qui connaissent une tendance autoritaire ou une restriction des libertés demandent à me rencontrer, car ils craignent d'être publiquement mentionnés. Or ces échanges préalables - c'est de la diplomatie silencieuse - permettent d'obtenir des engagements concrets. Avant de faire des déclarations publiques, je cherche à obtenir des engagements de la part de ces pays, et l'on obtient souvent des changements de pratiques grâce à ces engagements. Si je n'obtiens pas de tels engagements, alors je prends publiquement la parole. Cette dimension, plus discrète, est fondamentale.
Prenons l'exemple du Sri Lanka. La situation de ce pays est complexe, le gouvernement semble vouloir oeuvrer à la réconciliation, notamment avec la population tamoule ; il y a un espoir. Lorsque je me suis rendu sur place en juin dernier, des centaines de victimes et de proches de disparus ont demandé à me voir. Ils voulaient témoigner mais ils exprimaient également une attente immense, l'espoir que les Nations unies mettent la pression sur les autorités afin que le gouvernement agisse pour retrouver les personnes disparues et diligente des enquêtes médico-légales. Cela montre l'espoir que représente l'ONU, en particulier pour les sociétés sorties de la guerre ou soumises à des régimes répressifs.
J'ai vu le même espoir chez les défenseurs des droits de l'homme au Venezuela, au Nicaragua, en Biélorussie ou même en Russie. Vladimir Kara-Mourza m'a raconté que, lorsque j'ai fait une déclaration à la presse sur son cas, son avocat lui en a montré la copie dans sa cellule et cela lui a donné une immense force morale ; « On ne m'oublie pas », s'est-il dit.
C'est dans ces circonstances extrêmement difficiles que nous devons disposer de tous les outils requis pour faire notre travail. Il y a deux volets : le plaidoyer public, bien sûr, mais aussi un travail diplomatique patient, avec les gouvernements, la société civile et les autorités judiciaires. Nous menons de plus en plus d'actions en tant qu'amicus curiæ, nous fournissons des mémoires devant les juridictions nationales et internationales. C'est un travail inestimable.
Sans cette action, le monde deviendrait plus chaotique, anarchique, et les régimes autoritaires et dictatoriaux en profiteraient. C'est un travail qui est parfois difficile à expliquer, car on ne voit que les plaidoyers publics.
C'est vrai, monsieur le sénateur, il n'y a pas d'exceptions, aucun pays n'est parfait, y compris en Europe, en France ou dans mon propre pays, l'Autriche. C'est tout le sens de l'examen périodique universel, au cours duquel tous les États membres sont placés au même niveau pour être évalués par les autres États membres. Cet exercice est indispensable à la protection effective des droits humains.
Enfin, en ce qui concerne les liens entre droits humains et droit maritime, nous travaillons en étroite coopération avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l'Organisation maritime internationale (OMI). Nous avons élaboré des lignes directrices sur le sauvetage des personnes en mer, sur le fondement de l'obligation coutumière de secours aux personnes en détresse. Ce dispositif combine plusieurs régimes juridiques : le droit maritime, les droits humains et les droits des réfugiés.
En ce qui concerne le travail d'enquête sur les exactions de Daech en Irak, que j'ai suivi dans mes fonctions antérieures, je n'ai pas connaissance des derniers développements. Je vous transmettrai des informations plus récentes à ce sujet.
M. Philippe Folliot. - Je partage l'opinion de Loïc Hervé sur la place de Genève. Voltaire lui-même, dès le XVIIIe siècle, ne s'y était pas trompé...
Vous avez évoqué la notion d'État de droit, à laquelle nous sommes attachés comme à la prunelle de nos yeux. Bien entendu, tout est perfectible, et la France n'est sans doute pas exempte de tout reproche, mais laisser penser qu'elle manquerait à ses obligations en matière de maintien de l'ordre n'est pas acceptable.
Prenons un exemple concret. Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs et défenseuses de l'environnement, s'est rendu dans le Tarn. Il y a dans ce département, dont je suis élu, un projet de construction d'une autoroute, l'A69, reliant Toulouse à Castres. Ce chantier a suscité des manifestations très violentes et des opérations illégales d'occupation de sites. Or, lors de sa visite, le rapporteur spécial s'est concentré exclusivement sur les aspects liés au maintien de l'ordre, sans chercher le moindre équilibre dans son analyse ; pas un mot sur les élus agressés, sur les riverains gênés par ces occupations illégales, pas un mot de compassion pour les gendarmes blessés lors de ces évènements. Cette absence d'équilibre nous heurte, car elle donne une image de partialité aux institutions de l'ONU, qui ne correspond pas du tout à l'opinion que j'ai de votre action. La question se pose de la même manière à propos de la Nouvelle-Calédonie, qui a subi également des actions d'une grande violence ayant entraîné de nombreuses victimes.
L'État de droit exige le maintien d'un minimum d'ordre, lorsque certains individus choisissent des moyens illégaux pour exprimer ou imposer leurs opinions.
Je souhaite également vous interroger sur un sujet spécifique, celui des disparitions forcées. Dans les dictatures et les régimes autoritaires, ce phénomène se développe de plus en plus, pour terroriser les populations. Lorsqu'une personne est arrêtée en raison de ses opinions politiques ou de son engagement, sa situation est déjà grave, mais lorsqu'elle disparaît, sans que sa famille sache qui l'a arrêtée ni pourquoi, la tragédie prend une dimension supplémentaire. C'est, si vous me permettez l'expression, une forme de double peine : on prive l'individu de sa liberté et l'on prive ses proches de sa présence, sans savoir qui l'a fait ni pourquoi.
Le haut-commissariat mène-t-il des actions spécifiques pour dénoncer ces pratiques et tenter d'y mettre un terme ?
M. Volker Türk. - Je vous l'ai dit, je n'ai aucune autorité sur les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'homme. Ils sont indépendants, je n'ai pas la possibilité de leur donner des instructions. Lorsque je me prononce sur des manifestations, j'insiste toujours sur le fait qu'elles doivent être pacifiques, dans le strict respect du principe de non-violence. Nous sommes toujours très clairs sur ce point. Comme je l'ai précisé, il y a d'une part le haut-commissariat et, d'autre part, les dispositifs du Conseil des droits de l'homme. Nous sommes deux entités distinctes et indépendantes l'une de l'autre.
En ce qui concerne les disparitions forcées, il s'agit en effet d'un sujet majeur dans de nombreux pays, qui s'étend d'ailleurs à la répression transnationale : on observe de plus en plus fréquemment des enlèvements commis à l'étranger, notamment en Asie du Sud-Est, mais aussi en Europe. Des opposants politiques ou des défenseurs des droits de l'homme disparaissent ainsi, sans laisser de trace.
Vous l'avez souligné, c'est une situation atroce. Je rencontre régulièrement des familles qui, même trente ans après les faits, continuent de souffrir d'ignorer ce qui est arrivé à leurs proches. Je recommande fortement, à cet égard, le film brésilien Je Suis toujours là, sorti en 2024, qui illustre avec force la douleur d'une famille dont le père, enlevé par les militaires, a disparu pendant des décennies, avant que la vérité ne soit enfin établie. Chaque fois que je rencontre des familles confrontées à de tels drames, je ressens profondément leur détresse.
Dans les pays où nous sommes présents, comme au Mexique, au Sri Lanka ou en Syrie, nous menons des actions de terrain. En Syrie, par exemple, nous étions derrière la création d'un mécanisme destiné à traiter la question des personnes disparues - on estime leur nombre à environ 200 000, mais on ne connaît pas le chiffre exact -, et c'est l'une des préoccupations les plus fréquemment exprimées par la population syrienne.
Nous tâchons en outre de développer des dispositifs de reddition de comptes, pour prévenir la répétition de tels actes. Deux organes travaillent spécifiquement sur ces questions : le groupe de travail sur les disparitions forcées et le comité institué par la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
Je souhaite enfin évoquer un signe d'espoir : au Bangladesh, où il y a de nombreuses disparitions forcées, que mon bureau dénonce depuis des années, plusieurs disparus ont été retrouvés ; certains avaient été emprisonnés sans voir la lumière du jour pendant huit ans. Par ailleurs, le gouvernement de transition a signé la Convention contre les disparitions forcées et a engagé un vaste processus de réforme pour éviter que de tels actes ne se reproduisent. Ce travail peut inspirer d'autres pays confrontés à des situations similaires.
Toutefois, je le répète, les disparitions forcées constituent une réalité affreuse. En Corée du Nord, cette pratique existe toujours.
M. Mickaël Vallet. - Je tiens à remercier M. le haut-commissaire de s'être exprimé en français. Vous n'y étiez pas obligé, monsieur le haut-commissaire, et lorsque l'on s'exprime dans une langue étrangère, même si on la maîtrise très bien, l'exercice est forcément plus difficile.
Mme Catherine Dumas, présidente. - Merci de cette remarque très pertinente, mon cher collègue.
Monsieur le haut-commissaire, je vous remercie d'être venu devant notre commission. Cette audition revêtait une grande importance pour nous, car elle nous a permis de vous entendre directement. Nous avons bien compris que les menaces qui pèsent sur les droits humains se multiplient et s'appuient désormais sur des moyens financiers considérables.
Votre intervention a également été précieuse, parce que vous avez replacé la question des droits humains dans le cadre de la conscience politique et de la conscience publique, en soulignant le lien profond entre les comportements collectifs et les comportements individuels.
Enfin, vous avez conclu en prononçant, à plusieurs reprises, le mot d'espoir. Nous choisirons donc, nous aussi, de clore cette audition sur cette note.
Je souhaite également saluer la présence parmi nous de Mme l'ambassadrice Jurgensen, représentante permanente de la France auprès des Nations unies à Genève.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo en ligne sur le site internet du Sénat.
Proposition de résolution européenne visant à demander au gouvernement français de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour empêcher la ratification de l'accord avec le Mercosur - Désignation de rapporteurs
La commission désigne M. Pascal Allizard et Mme Gisèle Jourda rapporteurs sur la proposition de résolution européenne n° 99 (2025-2026) visant à demander au gouvernement français de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour empêcher la ratification de l'accord avec le Mercosur.
La réunion est close à 11 h 55.