Mercredi 17 décembre 2025

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

« Le biomimétisme, s'inspirer du vivant pour innover durablement ? » - Audition de M. Tarik Chekchak, directeur du pôle Stratégies inspirées du vivant à l'Institut des Futurs souhaitables, Mmes Patricia Ricard, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental (Cese), présidente de l'Institut océanographique Paul-Ricard, Geneviève Sengissen, directrice de la formation tout au long de la vie à l'École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI-les Ateliers), administratrice du Centre d'études et d'expertises en biomimétisme (Ceebios)

M. Jean-François Longeot, président. - Nous allons consacrer notre dernière réunion de l'année 2025 à une thématique liée à la compétence de notre commission en matière de biodiversité et de développement durable : le biomimétisme.

Le biomimétisme est, pour reprendre la définition figurant sur le site de l'Ademe (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), « une stratégie d'innovation qui consiste à s'inspirer des organismes et processus du vivant pour faire évoluer les technologies, les organisations, l'économie et la société vers plus de sobriété (énergie et matière), d'efficience et de durabilité ».

Quand le biomimétisme est évoqué, il est souvent fait référence à l'exemple du « velcro », système de fixation auto-agrippant créé en 1941 en s'inspirant des fleurs de la bardane, ou encore à celui du train à grande vitesse japonais, le Shinkansen, dont l'avant a été dessiné par référence au bec et à la tête du martin-pêcheur.

Mais le biomimétisme englobe des réalités très variées et bien plus larges que ces deux exemples, comme nous le diront nos intervenants de ce matin, et soulève des enjeux majeurs au carrefour de la biodiversité, de l'innovation et de l'économie.

Cette thématique peu connue du grand public n'a pas été absente des réflexions ayant inspiré nos politiques publiques au cours de la dernière décennie. En 2015, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a ainsi publié un avis sur le sujet ; nous avons d'ailleurs choisi de reprendre le titre de cet avis pour intituler notre table ronde de ce matin. La même année, le biomimétisme a été promu dans la stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable. En décembre 2021, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a publié une note scientifique sur le sujet.

Nous avons convié ce matin des intervenants aux parcours et aux points de vue complémentaires permettant d'éclairer notre commission. Je les remercie vivement d'avoir accepté notre invitation.

Nous avons donc le plaisir d'accueillir ce matin : M. Tarik Chekchak, directeur du pôle stratégies inspirées du vivant à l'Institut des Futurs souhaitables, qui pourra notamment nous présenter l'historique et les enjeux scientifiques du biomimétisme, une approche ancienne dont la conceptualisation scientifique est récente ; Mme Patricia Ricard, présidente de l'Institut océanographique Paul-Ricard, autrice de l'avis du Cese - dont elle a été membre de 2010 à 2015 - relatif au biomimétisme. Nous comptons sur vous, madame, pour nous présenter cet avis et les propositions qu'il comprenait, mais aussi pour évoquer les initiatives prises dans la dernière décennie. Enfin, nous accueillons Mme Geneviève Sengissen, directrice de la formation tout au long de la vie à l'École nationale supérieure de création industrielle (Ensci) mais également administratrice du Centre d'études et d'expertise en biomimétisme (Ceebios). Mme Sengissen pourra nous présenter le Ceebios, son rôle d'interface entre les mondes industriel, académique et institutionnel, mais aussi les enjeux spécifiques en termes de formation.

Nous regrettons enfin l'absence de M. Emmanuel Druon, président de l'entreprise Pocheco, engagée dans une démarche de biomimétisme, qui ne peut finalement être présent ce matin.

M. Tarik Chekchak, directeur du pôle Stratégies inspirées du vivant à l'Institut des Futurs souhaitables - (M. Tarik Chekchak projette un diaporama.) Résumer le potentiel du biomimétisme en une dizaine de minutes est un véritable défi, car il est possible de puiser de l'inspiration parmi le vivant à toutes les échelles, de la cellule à l'écosystème.

L'art de s'inspirer de la nature pour innover est aussi vieux que l'humanité. Il est probable que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs observaient les espèces chasser ou les termites construire leur termitière pour inventer des techniques et des armes. Il n'est pas impossible qu'ils se soient inspirés du vivant pour mettre au point des techniques agricoles, telles que l'élevage. Nous savons, par exemple, que certaines fourmis élèvent des pucerons. En Occident, Léonard de Vinci disait : « Apprenez de la nature, vous y trouverez votre futur. »

Cette pratique ancestrale est, récemment, investie d'une intention particulière : celle de répondre aux grands enjeux environnementaux de notre époque, que l'Américaine Janine Benyus a, en 1997, qualifiée la première de « biomimétisme ». Pour le formuler très simplement, le biomimétisme est une philosophie de la conception, inspirée de la nature, qui intègre intrinsèquement les objectifs de réponse aux enjeux du dérèglement climatique et à l'érosion de la biodiversité, ainsi qu'à des enjeux humanistes. Une norme ISO existe désormais pour définir ces différents termes : la TC-266.

Dans le grand public, il arrive que plusieurs termes comme la « bio-inspiration » ou la « bionique », qui ont eux-mêmes évolué dans le passé, soient mélangés. « Bionique », dans les années 1970, signifiait « bio-inspiration », puis la série L'homme qui valait trois milliards a associé le terme à la robotique et aux prothèses.

Le biomimétisme, qui se traduit en anglais par « biomimicry » est en outre outillé par des méthodes. Nous pouvons, par exemple, nous inspirer d'un modèle biologique existant. Permettez-moi d'illustrer mon propos. Georges de Mestral, lors d'une promenade avec son chien, a remarqué que la fleur de bardane s'accrochait au poil de celui-ci. C'est ainsi que le « velcro » est apparu, par l'observation d'un modèle déjà existant.

Je pourrais également citer une peinture qui imite la surface autonettoyante de la feuille de lotus. Nous avons déjà la feuille de lotus ; il suffit de comprendre comment la surface de la feuille lui donne ses propriétés déperlantes, qui permettent d'autonettoyer les poussières et les incrustations.

L'autre cas de figure présente plus de difficultés : nous avons un problème à résoudre, mais nous ne disposons pas a priori du modèle vivant dont nous inspirer. Il nous faut alors partir en quête d'une solution, comme cela a été fait pour le Shinkansen, mais également pour les winglets au bout des ailes de certains avions. Celles-ci ont été conçues en imitant les plumes de certains rapaces afin de casser les turbulences et d'améliorer la pénétration de l'avion dans l'air.

Peu de gens le savent, y compris en France, notre célèbre tour Eiffel est elle-même indirectement bio-inspirée. Gustave Eiffel a en effet collaboré avec un ingénieur allemand qui avait étudié la répartition de la matière - située principalement sur les lignes de force - sur une coupe sagittale de l'os du fémur humain, afin de concevoir une structure à la fois résistante et légère.

En Espagne, Antoni Gaudi mélangeait esthétisme du vivant et analyse structurelle.

De plus en plus d'acteurs, dans le biomimétisme, l'architecture et l'urbanisme, s'inspirent de ces exemples historiques.

Permettez-moi désormais de vous détailler quelques exemples français, parmi une large sélection.

Les fondateurs de la start-up française FinX, qui s'est illustrée lors des jeux Olympiques de Paris, sont partis du constat que ni les poissons ni les mammifères marins ne nagent grâce une hélice. Son ingénieur principal, M. Jean-Baptiste Drevet, a observé que des millions d'années d'évolution ont conduit, par des chemins différents, au même type de solution pour se déplacer dans un milieu liquide, c'est-à-dire une membrane ondulante. C'est ainsi que le moteur FinX, basé sur l'ondulation, a été mis au point et présente de nombreux avantages : moins de stress mécanique et des réglages de rythme beaucoup plus fins. Ce concept a également permis de concevoir des valves cardiaques. FinX a pu prouver l'efficacité de son concept de moteur de 250 chevaux à l'occasion d'une descente en bateau de la Seine de Serena Williams et Rafael Nadal, lors de la cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques de Paris.

Au-delà de la forme, les matériaux, que l'on retrouve partout dans le vivant, peuvent être une source d'inspiration. Il y a des structurations à différentes échelles, de la nanométrique à la macroscopique. Certaines ont des propriétés absolument remarquables : la coquille d'ormeau, à épaisseur égale, est plus performante que la cuirasse d'un char Leclerc tandis que la soie d'araignée est beaucoup plus performante que l'acier et beaucoup plus souple ; elle peut ainsi retrouver sa forme initiale sans se déformer.

Les os d'oiseaux peuvent également constituer des modèles extraordinaires pour le design paramétrique - c'est-à-dire la conception de structures légères, sans matériau inutile -des matériaux appliqués, par exemple, à l'automobile électrique ou au déplacement d'équipement, grâce à leur résistance optimale pour un minimum de poids.

Enfin, nous pouvons nous intéresser au processus de fabrication. Une feuille, par exemple, est un panneau solaire absolument remarquable, fabriqué à température ambiante, dans de l'eau, avec des ressources disponibles autour de la plante. Nous fabriquons, de notre côté, des panneaux solaires techniques à haute pression et haute température, qui nécessitent des matériaux issus de terres rares situées à l'autre bout du monde. Évidemment, la feuille est bien plus qu'un panneau solaire : elle capte aussi le carbone, avant de le rejeter en oxygène à l'issue de la photosynthèse. Comment peut-on s'inspirer de la photosynthèse pour inventer un processus de photosynthèse artificielle ? Plusieurs équipes, y compris en France, travaillent sur ce sujet.

La coquille de l'ormeau, que j'évoquais tout à l'heure, présente une alternance de couche dure et de couche tendre. À partir de matériaux au départ plutôt fragiles, nous obtenons une extrême solidité en les agençant de façon complexe. Une grande quantité de feuilles de papier, par exemple, pliées d'une certaine façon, peuvent servir de sommier, alors que la feuille est au départ très fragile. Avec l'apparition de technologies comme l'impression 3D, nous commençons à ouvrir un champ des possibles permis par des agencements complexes qui permettent des propriétés émergentes, encore très peu envisageables jusque dans les années 1980-1990.

Il existe aussi des matériaux capables de réagir à l'environnement sans avoir besoin d'énergie. Une pomme de pin va s'ouvrir ou se fermer en fonction de la température et de l'humidité par la propriété de ses matériaux, constitués de fibres qui vont plus ou moins réagir aux conditions extérieures. Dès lors, nous pouvons concevoir des enveloppes de bâtiments capables de s'autoaérer et de s'ouvrir passivement, simplement par les propriétés des matériaux employés. C'est un autre exemple d'application à l'échelle du bâti.

Enfin, il existe aussi des phénomènes extraordinaires à l'échelle du micro et du nano. Les ailes du papillon morpho paraissent bleues, mais sa couleur n'est pas due à un pigment ; elle s'explique, à l'échelle nanométrique, par de petits peignes qui ne laissent passer que la longueur d'onde bleue. C'est ce qu'on appelle une couleur structurelle. Il est donc possible de créer des effets avec un minimum d'énergie, simplement en maîtrisant à cette échelle l'agencement complexe des matériaux.

Je voudrais vous partager un autre exemple, en partie français, qui m'a particulièrement frappé il y a quelques années. Certaines éponges, des diatomées - micro-organismes cellulaires - qu'on appelle les corbeilles de Vénus et que l'on retrouve autour de l'Antarctique et dans de nombreuses zones à travers le monde, dans les grandes profondeurs en général, sont constituées de verre fabriqué dans de l'eau à 2 °C. Or, lorsque nous fabriquons du verre, nous avons besoin de plus de 1 000 °C. Vous en imaginez l'empreinte carbone. Sommes-nous capables, nous, homo sapiens sapiens autoproclamés, de faire aussi bien qu'une éponge ou que des diatomées qui ont des millions d'années, et de fabriquer du verre dans de l'eau ? La réponse est oui. Le procédé sol-gel, mis au point par Jacques Livage - celui-ci, qui vient de nous quitter, a largement promu le biomimétisme au Collège de France - et par Clément Sanchez, lui aussi associé au Collège de France, ne nous permet pas encore de faire des doubles vitrages, mais des bains dans lesquels on peut faire des dépôts de verre. Cela ouvre un champ de possibles qui était inimaginable à 1 000°C. Nous avons la possibilité de faire des dépôts de verre sur des matériaux qui, autrement, brûleraient, tels que le lin par exemple, ou d'injecter des bactéries intéressantes pour la peau ou pour la dépollution dans des microbilles de verre, etc.

Je conclurai en vous partageant les conclusions d'une étude qui a été réalisée au sein de l'université de Bath à la fin des années 1990, début 2000. Des chercheurs ont cherché à déterminer le facteur explicatif dominant de la performance : est-ce la matière, l'énergie, ou bien l'information ? Ces chercheurs ont d'abord étudié des milliers de brevets, puis les systèmes vivants. Or le vivant est extrêmement sobre en matière et en énergie grâce à un design intelligent de l'information. Une fleur, par exemple, est un marketing intelligent qui dit à un insecte ou à un oiseau : « Ne perds pas ton temps à aller au hasard, il y a de la ressource pour toi ici, tu vas me rendre un service et trouver, simultanément, quelque chose qui t'intéresse. » ; les hormones et les phéromones diffusées par les insectes jouent le même rôle. Les GPS que nous avons dans nos voitures sont basés sur l'algorithme qui optimise les déplacements des fourmis.

De nombreux exemples nous montrent que si nous ne sommes pas dans l'« info-obésité », mais dans une conception intelligente de l'information, nous pouvons mettre au point des processus extrêmement sobres en matière et en énergie. C'est également le cas de beaucoup de nos innovations qui sont en fait indirectement bio-inspirées : l'intelligence artificielle n'existerait pas sans une analyse des réseaux neuronaux et sans l'algorithme de la sélection naturelle. Le monde des algorithmes est un monde extrêmement riche en potentiel, qu'il régisse le fonctionnement d'un banc de poissons, le déplacement des fourmis ou le fonctionnement des neurones et des cerveaux de différentes espèces animales. Le potentiel est énorme.

Mme Patricia Ricard, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental, présidente de l'Institut océanographique Paul-Ricard. - Permettez-moi de revenir sur un rapport que nous avions commis avec la section Environnement du Cese. Je faisais partie du groupe de personnalités qualifiées au moment où le Cese a commencé à s'ouvrir aux sujets environnementaux et a changé de nom pour intégrer cette dimension. Ce rapport a été publié quelques mois avant la COP 21, dont on célèbre aujourd'hui les dix ans.

Il était difficile d'intéresser au biomimétisme à l'époque ; le rapport, qui n'était d'abord qu'une étude exploratoire, a été l'avant-dernier sujet de la mandature tant il a fallu faire le siège du bureau pour en expliquer les enjeux. Au fur et à mesure des auditions et de l'intérêt croissant de la section, nous avons décidé de transformer cette étude exploratoire en avis, ce qui nous a permis de formuler des propositions. Celles-ci étaient au nombre de quatre ; il serait intéressant d'en faire l'état des lieux.

Dans un premier temps, il était évident qu'il fallait donner de la visibilité au biomimétisme, une approche complexe et « indisciplinaire », qui n'est d'ailleurs toujours pas une discipline, puisqu'elle appelle, dans sa pratique, toutes les autres disciplines. Il fallait donc la définir et probablement l'ancrer. Il serait peut-être encore aujourd'hui difficile de rattacher le biomimétisme à un ministère, parce que le ministère de la recherche, le ministère de l'agriculture, le ministère de l'environnement et même le ministère de l'énergie pourraient aussi bien être concernés. Son approche, transverse, est difficile à inscrire dans un champ réglementaire, d'une part, et administratif, d'autre part.

Dans un deuxième temps, un travail d'inventaire du réseau d'acteurs liés au biomimétisme - mais qui ne se reconnaissent pas toujours comme tels - devait être réalisé, afin de montrer que la France est très bien placée à une échelle européenne et internationale. Les activités de certains laboratoires de recherche, par exemple, se rapprochent de la démarche biomimétique, mais ne s'en revendiquent pas. Le Ceebios participe à la structuration de ce paysage depuis une dizaine d'années.

J'insiste sur le fait que l'approche biomimétique est en mesure de répondre aux enjeux qu'on désigne sous le nom de « sciences de la durabilité ». Dans le cas de matériaux tels que le plastique et le verre, les partisans de l'un mettront respectivement en avant le coût carbone du verre, tandis que les partisans de l'autre souligneront la dimension polluante des microparticules de plastique, notamment dans les eaux et les océans. Avec le biomimétisme, nous aurions une réponse innovante permettant de répondre à ce double enjeu.

Parler aujourd'hui de durabilité signifie s'inscrire dans un nexus d'attentions au changement climatique, aux émissions de carbone, à la lutte contre l'érosion de la biodiversité et, bien sûr, à la prise en compte de l'océan, dans lequel j'inclus également tout le service hydrique, puisque la plupart des pollutions arrivent par les fleuves et les rivières. La nouvelle approche onusienne, qui s'ouvre avec le cycle « One Health » démontre la compréhension essentielle des enjeux communs de l'humanité et de la nature, la santé de l'un dépendant de la santé des autres. Du travail reste donc à accomplir sur la visibilité donnée au biomimétisme, notamment sur son intégration à un ministère de référence afin que cet enjeu soit plus perceptible et plus facile à utiliser et à promouvoir.

Dans un troisième temps, nous avons tenté d'identifier les obstacles à son développement. Comme Tarik Chekchak l'a expliqué, nous sommes face à des enjeux de complexité et de taille. Par exemple, il est très difficile, dans les règlements et les législations actuels, de trouver une place cohérente et efficace pour le biomimétisme. À l'époque de la rédaction du rapport du Cese, nous avions par exemple auditionné les gestionnaires de la ferme du Bec-Hellouin, en permaculture, de moins de 1 hectare. Malgré les avantages évidents de la permaculture qui permet d'obtenir des rendements tout à fait intéressants sur de petites surfaces, il était très difficile de présenter des propositions lorsque la surface agricole est aussi réduite. En architecture également, nous avions observé que des efforts avaient été faits en matière de durabilité grâce aux panneaux solaires ou à l'éolien, mais une lutte reste à livrer sur les enjeux thermiques - chauffage ou air conditionné - et les régimes climatiques et les températures que nous entrevoyons ne feront qu'accroître l'importance de ces sujets. Nous avions proposé que des études biomimétiques soient intégrées aux appels d'offres des marchés publics, ou au moins qu'une information sur le sujet soit délivrée aux acteurs concernés.

Nous avions également souhaité favoriser la recherche et le développement sur le sujet. Sur ce point, nous nous étions heurtés de plein fouet à la difficulté de rattacher ce domaine, car il est éminemment transdisciplinaire et transversal.

Enfin, dans un quatrième et dernier temps, il nous était apparu qu'il était temps de réintroduire un peu de science du vivant dans le paysage éducatif. Aujourd'hui, les enfants sont totalement bercés par la technologie - les réseaux sociaux, les téléphones portables ou l'ordinateur - et démontrent un engouement extraordinaire pour l'intelligence artificielle. Or celle-ci peut être un outil d'exploration du vivant, si on arrive à le présenter comme de l'information, de la data. Je songe notamment à la richesse de la biodiversité et des espèces endémiques des territoires d'outre-mer français. L'intérêt et l'importance du vivant - éclairés par l'approche biomimétique - pourraient à nouveau faire partie du paysage éducatif, en particulier dans les petites classes, non pas seulement comme un problème, mais comme une solution.

Nous avons renforcé l'enseignement supérieur sur le sujet. Dans un monde idéal, le biomimétisme devrait pouvoir être introduit dans chacun des cursus, du domaine réglementaire aux sciences de l'ingénieur, car le biomimétisme fait appel à toutes les disciplines qui structurent aujourd'hui nos compétences professionnelles et industrielles.

Ces quatre recommandations ont aujourd'hui trouvé leur chemin, notamment dans l'industrie. L'Oréal, par exemple, grande entreprise internationale qui fonde sa richesse économique sur une innovation remarquable, pratique depuis quelques années déjà cette approche biomimétique. Elle a même, au sein de son comité de direction un Green Science Officer, dont la responsabilité est d'explorer ces sciences du vivant pour y trouver de l'innovation produit, packaging ou marketing. Nous observons là une optimisation d'excellence de cette approche.

Nous la retrouvons également au niveau de l'agriculture. L'agriculture régénérative - qui cherche à la fois à assurer une production agricole tout en régénérant les écosystèmes dont elle a besoin pour bien fonctionner - dont nous parlons désormais souvent, est inscrite dans la démarche de durabilité de la directive sur la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) du groupe Ricard.

En matière de souveraineté alimentaire enfin, il est évident que nous nous dirigeons vers de nouveaux régimes climatiques, et vers une érosion croissante des sols. Force est de constater que nous ne sommes pas dans une équation idéale pour produire plus de nourriture, de meilleure qualité, pour plus d'individus, alors que nous disposons de moins d'énergie et de moins d'eau. Le Sénégal, où l'Institut océanographique Paul-Ricard travaille beaucoup sur la pêche durable, la pisciculture et l'aquaculture, a dû réagir assez rapidement à l'effondrement des petites pêcheries côtières. Les hommes sont alors partis travailler dans les usines de farine de poisson. Aux côtés de la Fondation Veolia, nous avons remarqué que les femmes, qui s'occupaient auparavant du traitement et de la vente des poissons se sont retrouvées totalement démunies et se sont reconverties dans un maraîchage de fortune. Comme elles avaient accès, ce faisant, à de l'eau, nous leur avons proposé de devenir aquacultrices, c'est-à-dire piscicultrices. Nous avons alors utilisé l'eau fraîche et oxygénée qui sort du pompage afin de créer des bassins entre le pompage et l'irrigation. Ces poissons l'enrichissent alors naturellement par leurs fèces et leurs urines et apportent une réponse naturelle à la problématique des engrais, trop chers pour ces femmes. Nous avons identifié qu'en réinstaurant une chaîne alimentaire, avec des productions primaires, nous étions en mesure de résoudre des problématiques qui, à l'avenir, vont devenir de plus en plus sensibles.

Ce projet a reçu le prix du Conseil mondial de l'eau. Dans une dernière étude sur les sciences de la durabilité, il a été montré que ce projet, grâce à l'observation de la nature, remplit dix objectifs de développement durable sur un total de dix-sept.

Alors que nous faisons face à des enjeux qui opposent économie et écologie, développement durable et rentabilité, la nature propose des solutions que nous ne pouvons peut-être pas toujours percevoir, car nos domaines de compétences et d'expertise sont souvent monodisciplinaires. L'un de nos plus grands défis à ce jour est peut-être de mettre en relation le monde industriel, le monde de la recherche et le monde de la biologie afin d'explorer les success story de la biomimétique - c'est notre recommandation la plus urgente. Ces innovations servent l'adaptation et la mitigation du changement climatique, mais relèvent aussi d'enjeux économiques et, si vous me permettez, ouvrent des parts de marché. S'il y a vraiment un endroit où la nature rime avec la rentabilité et la durabilité, c'est bien cette approche biomimétique.

Mme Geneviève Sengissen, directrice de la formation tout au long de la vie à l'École nationale supérieure de création industrielle, administratrice du Centre d'études et d'expertises en biomimétisme. - Je m'adresse à vous aujourd'hui à double titre - d'une part en tant qu'administratrice du Ceebios, et d'autre part en tant que responsable de la formation pour les adultes de l'Ensci-Les Ateliers.

Le Ceebios, centre européen d'excellence en biomimétisme, a été créé à Senlis dans les années 2010 afin de porter l'ambition nationale de promotion du biomimétisme. L'Europe, en pointe dans ce domaine, est à l'origine de près de 40 % des publications mondiales. La création du Ceebios a été soutenue à tous les niveaux du pouvoir public : du Cese aux services du Premier ministre et du Président de la République. Plusieurs régions s'en saisissent désormais avec des impacts territoriaux intéressants, notamment la Nouvelle-Aquitaine, la Bourgogne-Franche-Comté, l'Île-de-France, la région Sud et la Guyane. D'ailleurs, les moyens dont disposent les projets de biomimétisme et les innovations en outre-mer mériteraient d'être abondés au niveau de ceux dont disposent nos collègues européens.

Nos missions consistent principalement à produire du savoir et des outils. Notre première mission, importante, est de rendre ces sujets plus accessibles et manipulables par l'industrie et par les organisations, et de travailler à la structuration des démarches de biomimétisme, afin de les rendre plus pragmatiques et aisées à mettre en oeuvre. Nous accompagnons par ailleurs les organisations - entreprises, politiques publiques, démarches d'innovation afin de faire évoluer tout ce qui relève de l'innovation, des start-up et des entreprises, ou d'intégrer l'approche biomimétique aux pratiques des entreprises.

Le biomimétisme est pour nous un véritable levier de renouveau industriel et de conservation de la biodiversité. C'est une promesse de mieux vivre pour chacun. Toutes les transitions que nous subissons ou que nous vivons aujourd'hui - numériques, écologiques, industrielles - sont concernées par cette démarche. Les nouvelles idées qu'elle apporte sont susceptibles d'améliorer le quotidien des entreprises, mais aussi des industries, de nos agriculteurs, de nos citoyens et de nos enfants, et enfin de tout l'environnement dans lequel nous vivons.

Ces initiatives sont néanmoins encore limitées. Les efforts et les soutiens publics et privés doivent s'accélérer pour avoir un impact. Comme le soulignait Patricia Ricard, le sujet doit être intégré à une tutelle - cela pourrait être le Commissariat général au développement durable (CGDD), l'Ademe ou le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'espace. L'idée serait de sortir de la logique de silo, car nombre de sujets requièrent une vision transversale et holistique, capable d'embrasser la complexité d'un sujet. Ces démarches s'inscrivent ainsi dans une temporalité différente de celle dont nous avons l'habitude, proche de celles que l'on observe en matière d'innovation de rupture ou technologique.

En outre, il nous semble important de travailler sur un financement structurant, car nous avons besoin de développer des actions d'utilité publique, des plateformes qui soient accessibles au plus grand nombre de nos entrepreneurs, mais aussi de nos enseignants, de nos organisations et de nos territoires publics afin que ceux-ci soient en mesure d'envisager des perspectives plus désirables - je salue, à cet égard, le travail que nous menons avec le Muséum national d'histoire naturelle et l'Institut des Futurs souhaitables.

Nous souhaitons aussi replacer la France en position de chef de file en Europe et travailler sur la maturation de nos start-up, car nos ressources intellectuelles et entrepreneuriales, nombreuses, ne demandent qu'à être accompagnées.

Enfin, nous développons des outils stratégiques tels que la plateforme Asteria, qui permet de faciliter l'accès aux données biologiques afin de travailler sur des solutions bio-inspirées. Cette plateforme travaille avec des intelligences artificielles conçues pour oeuvrer au service du bien commun et de la transformation de nos techniques, de nos pratiques et de nos usages de conception.

Cela me conduit à évoquer les liens entre le Ceebios et l'ENSCI-Les Ateliers.

L'école fait partie des dix premières écoles européennes ; elle est première en France. C'est un fleuron du ministère de la culture et de celui de l'industrie, qui se sont réunis pour dépasser la logique de silo, au profit d'une logique transversale. Nous travaillons sur tout ce qui relève de la création industrielle, du design et de l'innovation, dont, depuis 2012, les sujets de biomimétisme.

Il est important de souligner que les premières formations diplômantes en biomimétisme en France sont apparues uniquement vers 2020. Jusqu'alors, les formations étaient souvent saupoudrées sous forme de modules, de sensibilisations, et uniquement pour des professions très ciblées comme les ingénieurs et les architectes.

Le Ceebios a sollicité l'Ensci - Les Ateliers dès 2019. Certains, parmi les effectifs de l'école, exploraient déjà de façon avancée les manières d'innover grâce au biomimétisme. Dans l'école, nous couplons une approche biomimétique à notre enseignement du design afin de former de nouveaux professionnels : des concepteurs, des designers, des ingénieurs et des architectes, mais aussi tous les autres métiers de chargés de projets. L'école accueille des chargés de production dans le bâtiment, dans l'industrie, mais aussi des responsables des ressources humaines, des élus, des personnes qui s'occupent de politique publique et qui travaillent à la transformation de leurs pratiques. Notre approche du biomimétisme est ainsi très technique : nous avons parlé notamment des recherches aérodynamiques sur les plumes d'oiseaux appliquées aux projets de la SNCF. Les changements de manière de travailler et de concevoir qu'appelle la transition écologique passent aussi par nos usages, notre culture, nos envies, par les expériences des utilisateurs et surtout par la proposition d'un futur qui soit effectivement désirable : c'est le travail des designers, des concepteurs et des architectes.

Nous avons, par exemple, collaboré avec l'Office national des forêts (ONF) dans la lutte contre la prolifération des tiques en milieu forestier, en travaillant sur des réponses basées sur l'étude de la vie des tiques, plutôt qu'un recours à des solutions chimiques. En quelques années, nous avons formé de façon approfondie environ 550 designers et concepteurs - un nombre modeste. J'adresse, à ce sujet, mes remerciements au ministère du travail et des solidarités et à France Compétences, grâce auxquels un diplôme d'expert en accompagnement à la transition par la bio-inspiration et le design a été certifié cette année, et qui va former toutes sortes de professionnels à ce métier.

Permettez-moi enfin de citer quelques travaux que nous avons pu mener, qui vous donneront une idée de la largeur de l'éventail d'applications. Avec le Centre national d'études spatiales (Cnes), nous avons travaillé sur les sujets de la gouvernance dans l'espace - sujet d'actualité - et sur le nettoyage de l'espace ; avec Saint-Gobain, nous avons élaboré des scénarios sur le futur industriel - comment fabriquer du verre dans un monde dont le sable disparaît ? - ; avec les élus de la ville de Caen, nous avons collaboré sur la requalification d'une friche industrielle ; avec le groupe industriel NEHS, nous avons échangé sur la prévention en santé, tandis qu'avec l'Institut Pasteur, nous avons travaillé sur les sujets épidémiques, notamment sur la lutte contre les moustiques. Les équipes de l'Institut Pasteur, constituées d'ingénieurs, de scientifiques et de designers, ont d'ailleurs remporté trois années de suite des médailles d'or au concours sur la biologie de synthèse du Massachussets Institute of Technology (MIT), l'iGEM. Nous avons aussi travaillé avec l'agence de l'innovation de défense (AID) et avec les sapeurs-pompiers sur une lutte plus efficace contre les feux de forêt - ces travaux sont en cours - ou encore avec le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) sur des politiques publiques relatives au territoire et à l'habitat.

Le biomimétisme, allié au design, permet de transformer nos matières, de concevoir vers plus d'autonomie, de souveraineté, d'améliorer la soutenabilité de nos modèles de vie et de nos économies, et d'aller vers des futurs souhaitables, que nous aurons désirés plutôt que subis. Au sein du Ceebios comme de l'Ensci-Les Ateliers, nous jugeons essentiel de poursuivre la formation de tous les professionnels, à toutes les échelles et dans tous les domaines. Les formations actuelles et les démarches soutenues sont encore trop modestes par rapport aux enjeux de santé, de vitalité de nos productions agricoles et industrielles et aux enjeux de nos territoires. L'accès de tous les publics, au-delà des professionnels, à ces formations doit être facilité et financé.

Si tout cela est mis en place, les professionnels formés pourront gagner en visibilité. Actuellement, l'actualité dirige notre focale. Mais les sujets de transformation de nos pratiques, afin de les rendre plus résilientes et soutenables, doivent être envisagés dès aujourd'hui.

M. Stéphane Demilly. - Monsieur Chekchak, vous avez cité tout à l'heure l'architecte catalan Antoni Gaudi. Je le citerai également, puisqu'il disait à la fin du XIXe siècle : « L'architecte du futur construira en imitant la nature, parce que c'est la plus rationnelle, la plus durable et la plus économique des méthodes. » La nature n'est effectivement pas qu'un décor, c'est un ingénieur de presque 3,8 milliards d'années. Emmanuelle Pouydebat, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et au Muséum national d'histoire naturelle a écrit des choses absolument passionnantes sur le sujet.

En ce qui me concerne, je m'intéresse tout particulièrement à l'aéronautique, qui elle-même est née d'un regard posé sur le vivant. Bien avant les calculateurs et les composites, ce sont les oiseaux qui ont montré la voie, qui ont inspiré la finesse des ailes et la conception des matériaux. Léonard de Vinci avait d'ailleurs déjà commencé à travailler sur le sujet. Aujourd'hui, cette source d'inspiration est plus actuelle que jamais, puisque l'aéronautique réapprend à observer la nature pour consommer moins.

Je citerai un autre exemple, celui de la capacité exceptionnelle de l'albatros, qui parcourt des milliers de kilomètres en exploitant les vents, quasiment sans battre des ailes et qui a nourri la recherche sur les trajectoires de vol et l'optimisation énergétique. Avec ses ailes longues et fines, il a aussi influencé la conception d'ailes à fort allongement. L'aéronautique s'inspire aussi des insectes pour concevoir des structures plus légères pour les appareils et de l'optimisation énergétique des trajectoires de vol. En somme, le biomimétisme nous rappelle que l'innovation la plus performante n'est pas toujours celle qui domine la nature, mais bien celle qui s'en inspire avec humilité et intelligence.

Les travaux sur le biomimétisme, notamment en matière d'aéronautique, s'inscrivent-ils exclusivement dans l'objectif d'une application industrielle ?

Le biomimétisme, sur le territoire national, doit-il être soutenu par une augmentation des formations, des démonstrateurs nationaux, ou des incitations économiques ?

M. Michaël Weber. - Aborder l'aéronautique sous l'angle du biomimétisme est en effet intéressant.

Il y a, néanmoins, un biomimétisme d'ancienne génération, avec un impact sur l'environnement, et un biomimétisme à inventer, qui se doit de limiter cet impact. Si nous voulons réussir la transition écologique, nous devons en faire un usage cohérent avec nos objectifs. Comment envisagez-vous l'apport potentiel de l'approche biomimétique pour la transition écologique ?

Je souhaiterais par ailleurs apporter mon témoignage de président de la Fédération des parcs naturels régionaux de France, avec laquelle j'ai pu travailler sur les enjeux bioclimatiques de rénovation du bâti ancien, d'utilisation et d'occupation de l'espace. Nous avons souvent des débats sur les questions d'urbanisme et du fameux principe de « zéro artificialisation nette » (ZAN) des sols. Le biomimétisme peut-il être, selon vous, un outil dans la rénovation des bâtiments ? Nous redécouvrons, par exemple, des matériaux qui ont des vertus bioclimatiques.

S'agissant de l'agriculture, l'approche biomimétique peut-elle apporter des innovations, notamment en matière de santé des sols ? Des expérimentations sont menées actuellement, par exemple, sur les « microfermes ».

M. Jean Bacci. - S'agissant de la production de verre, peut-on envisager de produire des bouteilles à un coût raisonnable qui remplaceraient nos bouteilles plastiques ? Seront-elles recyclables ?

Pouvez-vous développer le travail que le Ceebios a réalisé avec le Cerema et avec les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) autour de la protection de la forêt contre les incendies ?

M. Tarek Chekchak. - Effectivement, l'ingénieur Clément Ader et Léonard de Vinci se sont inspirés des oiseaux et des chauves-souris dans leurs travaux sur l'aéronautique, domaine qui est très lié à la bio-inspiration. « Bio-inspiré », d'ailleurs, ne signifie pas soutenable et durable. C'est pourquoi « biomimétisme » a été défini et normé, en tant que forme de bio-inspiration s'inscrivant dans l'ensemble « écoconception ».

Une fois que l'intention d'écoconception est posée, en aéronautique comme ailleurs, nous pouvons avancer, en fonction du contexte dans lequel nous nous trouvons, pas à pas vers une durabilité superficielle ou profonde - cela peut commencer par une réduction de l'empreinte énergétique, en agissant sur la propriété de surface des avions, et évoluer vers une durabilité beaucoup plus profonde. Une start-up aura souvent plus de marge de manoeuvre qu'une industrie avec une longue histoire. Au sein de l'Institut des Futurs souhaitables, nous répétons souvent que les solutions du XXe siècle sont devenues le problème du XXIe siècle.

J'essaye, avec mes clients, de vérifier que cette intention d'écoconception est présente, et que nous nous inspirons du vivant pour nous diriger vers des productions compatibles avec celui-ci et circulaires, plutôt que créer de nouvelles externalités négatives.

Airbus, par exemple, expérimente des cloisons à l'intérieur des avions conçus selon un design paramétrique, qui optimise l'usage de matière sans sacrifier les propriétés structurelles. La peau de requin, très efficace pour faciliter les écoulements laminaires, a aussi inspiré une surface. Les vols en formation, comme ceux des oies, sont également étudiés pour leur économie d'énergie collective - c'est une piste explorée dans le domaine militaire.

Permettez-moi de vous citer un oiseau extraordinaire du point de vue de ses performances, la barge rousse, que mon ami Gauthier Chapelle m'a fait découvrir. Elle est capable d'effectuer une migration extrêmement longue et digère une partie de ses muscles lorsqu'elle n'a plus d'énergie, comme si un avion pouvait consommer une partie de son moteur, et que celui-ci se reconstituait ensuite. Il y a là matière à creuser pour imaginer des systèmes qui s'approchent de performances métaboliques. Le métabolisme des chevaux inspire aussi la recherche, en automobile, sur des moteurs qui minimiseraient la production de déchets. C'est l'exploit de notre organisme, qui réussit à atteindre un maximum de performance avec un minimum de déchets organiques.

Du point de vue de la bio-inspiration, les « solutions fondées sur la nature » de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) me paraissent particulièrement intéressantes. Si l'on lutte, par exemple, contre les îlots de chaleur dans les agglomérations - ou si l'on conçoit des sites industriels comme Emmanuel Druon, de Pocheco, l'a fait - c'est avec le souci d'une santé commune globale : de la gouvernance, des parties prenantes, et des écosystèmes. Des assurances commencent même à s'intéresser à ces démarches. Dans le cas des îlots de chaleur, il convient donc de s'interroger : quelle proportion de haies existe d'ores et déjà dans l'agglomération concernée ? Subsiste-t-il encore des zones humides qui peuvent servir de tampon lors d'événements climatiques extrêmes ? Le projet « zone Libellule » de Suez Environnement, assumé comme biomimétique, consiste ainsi à recréer les différentes zones fonctionnelles d'un marais en sortie de station d'épuration afin de permettre l'épuration de micropolluants.

Mme Patricia Ricard. - La problématique du ZAN est assez symptomatique de la façon dont nous concevons, aujourd'hui, nos règlements. D'une part, nous ne concevons jamais un projet à l'aune de ce que nous ne savons pas encore et, d'autre part, nous recherchons des solutions consensuelles. Or le consensus n'est, souvent, pas un accélérateur d'innovation.

La démarche du ZAN avait pour objet de laisser sa place à la nature dans les territoires urbains. Et si nous inversions le problème, et tentions d'aménager les villes de façon à reproduire les services écosystémiques que la ville a, dans un premier temps, détruit ? Si nous réalisions des audits d'impacts sur l'adaptation, l'économie de l'eau, la toxicité ou la gestion des déchets, nous pourrions voir la ville comme un territoire, comme un écosystème, et la faire entrer dans cette fameuse économie circulaire dont nous avons parlé.

En effet, limiter ou cesser le développement urbain ne rend pas forcément une ville plus verte. En revanche, réaliser un inventaire des améliorations qui peuvent être accomplies en termes de gestion de l'eau ou des flux est essentiel. Les calories, par exemple, des réfrigérateurs des supermarchés pourraient être réutilisées dans la pisciculture ou de l'aquaponie. Chaque ville, chaque lotissement, chaque immeuble devraient être perçus comme un écosystème à part entière, pour lequel devrait être établi un inventaire des innovations et des améliorations qui peuvent lui être apportées. Alors, cette notion d'artificialisation des sols deviendrait obsolète.

Il me semble enfin important d'aborder un point qui n'a pas été évoqué jusqu'à présent. Aujourd'hui, l'économie fonctionne selon un principe de concurrence entre des entreprises plus ou moins compétitives, à l'échelle régionale, nationale et mondiale. Or l'actualité ne cesse de nous montrer des exemples qui ne vont pas vers plus de durabilité, de santé ou de respect des normes sociales. Si nous parvenions à faire travailler ensemble des concurrents - dans les secteurs de la construction ou de l'énergie, par exemple -, des universités et des entreprises du secteur public, c'est-à-dire les entreprises privées et le secteur public, dans le cadre de plateformes d'innovation, les résultats pourraient être significatifs.

En guise de conclusion, je voudrais attirer votre attention sur les groupes d'action locaux pour la pêche et l'aquaculture (Galpa), que nous animons à l'Institut océanographique Paul-Ricard. Il s'agit d'un système de redistribution des fonds issus du Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (Feampa) jusqu'aux acteurs du territoire, en passant par les régions. Il est aujourd'hui, paradoxalement, plus difficile de trouver de petites sommes pour lancer des études et des démonstrateurs sur des innovations que de financer de grandes structures.

J'ai en tout cas la conviction que le territoire est la meilleure échelle pour mettre en place ces solutions biodynamiques et biomimétiques, et que l'artificialisation constitue, in fine, une impasse qui empêcherait de se servir du territoire comme un démonstrateur d'excellence et d'adaptation avec des solutions inspirées par la nature.

Mme Geneviève Sengissen. - S'agissant de l'inspiration biomimétique de l'aéronautique, nous avons travaillé avec l'École nationale de l'aviation civile (Enac) sur l'avenir de l'aviation, d'un point de vue technique, mais aussi sur les questions humaines et de responsabilité que se posent leurs étudiants et leurs professeurs.

En ce qui concerne les applications industrielles du biomimétisme, le Ceebios a accompagné plus de 150 projets en recherche et développement ces dernières années. Une petite start-up, notamment, a travaillé sur l'allégement de matériaux à partir de l'analyse des structures osseuses, et a développé un brevet qui permettrait d'appliquer ce principe à tous les matériaux employés dans les secteurs du bâtiment. Il y aurait là des applications industrielles et pragmatiques très précises.

Ensuite, la formation doit en effet être améliorée, notamment en sortant d'une logique de silos qui considère séparément des disciplines telles que la biologie, la science ou la technique. Rapprocher les gens de la nature procure en outre un grand niveau de satisfaction et d'ouverture et ne devrait susciter aucune résistance.

S'agissant de la protection des forêts, deux projets ont été menés. D'une part, nous avons collaboré avec l'ONF sur un projet de protection des forestiers contre la prolifération des tiques - liée au changement climatique -, car celles-ci transportent des maladies extrêmement dangereuses pour l'humain et les animaux. Nous avons donc travaillé sur des parcours d'utilisateurs afin d'identifier des moyens de protection avant, pendant et après l'intervention des forestiers, en nous inspirant de systèmes biomimétiques pour décourager l'accrochage des tiques et pour les identifier.

D'autre part, nous réfléchissons avec l'Agence de l'innovation de défense et les sapeurs-pompiers sur les moyens d'améliorer l'efficacité de la lutte contre les incendies, qui concernent tous les théâtres d'opération. Ce projet s'intéresse en particulier aux tuyaux, qui ont un énorme coefficient de frottement et épuisent les personnels. Les ingénieurs travaillent donc sur une solution inspirée des escargots et des serpents pour concevoir des tuyaux plus faciles à déployer et à manier sur le terrain.

M. Tarik Chekchak. - L'échelle TRL, mise au point par la Nasa, évalue le niveau de maturité d'une technologie. Un niveau de TRL bas signifie que celle-ci est encore au laboratoire, tandis qu'un TRL haut correspond à des objets ou des services déjà mis sur le marché, qu'il convient d'améliorer. S'agissant du procédé sol-gel que j'ai évoqué, qui permet de produire du verre à basse température, quelques applications existent, telles que des semelles de fer à repasser, ou le toit de l'opéra de Pékin, dont les propriétés déperlantes ont été facilitées. Jacques Livage avait réalisé quelques explorations autour de bactéries enfermées dans des microbilles, mais il n'y a pas, à ma connaissance, de bouteilles de verre fabriquées en procédé sol-gel. Je pousse les acteurs à entreprendre des expériences en ce sens, mais la filière n'en est pas là. Ce n'est ni le même procédé de fabrication ni le même procédé de récupération. La solution pourrait être celle du réemploi, et non du recyclage. Reste qu'un chemin important demeure à parcourir avant d'accomplir ce changement de paradigme dans la façon de gérer l'énergie et la matière engagée dans la production.

Permettez-moi de le préciser : le Ceebios est une société coopérative d'intérêt collectif (SCIC), qui peut collaborer avec des grands groupes aussi bien qu'avec des collectivités. En tant qu'actionnaire, l'Institut des Futurs souhaitables en fait partie. Une estimation faite en 2023 par NewCorp Conseil, également actionnaire du Ceebios, estime que 620 millions d'euros de capitaux ont été levés en faveur de projets biomimétiques, qu'il s'agisse des moteurs FinX, des valves cardiaques CoreWave, d'applications biomédicale ou agricoles - un projet, par exemple, entend lutter contre les ravageurs en imitant des hormones qui vont susciter de la confusion et limiter leur activité.

M. Olivier Hamant, chercheur au sein de l'Institut Michel-Serres, observe que, dans la sphère du vivant, on prend du temps afin de préserver de la matière et de l'énergie. Notre société, actuellement, cherche au contraire à gagner du temps à grand renfort de matière et d'énergie. Le biomimétisme implique donc aussi de concevoir la performance et la manière de produire en termes d'empreinte matière - celle-ci est actuellement de 14 tonnes par Français en moyenne. Le vivant est sobre en matière et en énergie. Comme l'a indiqué un certain Président de la République - mais je ne veux pas faire de politique ici -, nous ne prônons pas le retour à la lanterne des Amish, bien au contraire, mais l'arrêt des gaspillages que nous permettons encore. Si nous ne nous en chargeons pas, la sélection naturelle s'en chargera.

Mme Patricia Ricard. - Deux petites phrases me paraissent résumer l'intérêt du biomimétisme : « L'âge de pierre ne s'est pas arrêté faute de pierre » - l'innovation a, en effet, toujours été dans le principe même de l'évolution de l'être humain - et « Ce n'est pas en essayant d'améliorer la bougie que l'on a inventé l'ampoule », qui illustre la notion de rupture qu'implique le biomimétisme. Nous pouvons nous acharner à refaire des bouteilles, avec de nouveaux plastiques. Mais le biomimétisme nous invite à nous interroger : comment la nature transporte-t-elle du liquide ?

Une certaine complexité disciplinaire est sans doute nécessaire pour atteindre un TRL opérationnel sur ces innovations.

Pour ce faire, je recommande d'avoir des plateformes collaboratives d'innovation fondées sur ce que nous appelons le « carré magique » et qui comporte quatre piliers. Un premier pilier académique, car sans la science, on ne peut plus rien faire. Un deuxième pilier d'acteurs économiques et financiers qui vont transformer cette connaissance en rentabilité économique. Le troisième pilier, essentiel, est constitué d'acteurs de la société civile - incluant les ONG, les médias, les syndicats et tous ceux qui travaillent à pousser ou à empêcher l'acceptabilité sociétale d'une innovation - ; et enfin, le quatrième pilier est l'institution, pouvant aller du territoire à l'ONU, en passant par l'État et par l'Europe.

Si vous mettez en place des coalitions avec des représentants de chacun de ces piliers, la réglementation pourra évoluer en même temps que l'innovation, et l'acceptabilité sociale sera garantie. Combien d'innovations, en effet, se sont heurtées à des manques de compréhension ou à un défaut d'acculturation des acteurs qui auraient dû accompagner ces processus, mais les ont freinés ?

Enfin, il est certain que l'innovation va toujours beaucoup plus vite que la réglementation. Parmi ses recommandations, notre rapport du Cese préconisait la création de lieux d'expérimentation - des « zones d'innovation prioritaires » (ZIP) - dans lesquels l'innovation soit permise, par décret préfectoral ou par une autre voie dérogatoire.

Mme Geneviève Sengissen. - Nous devons changer les scénarios d'usage des objets et des services, et même les scénarios de vie. C'est pourquoi nous formons les concepteurs de demain : designers, architectes, urbanistes et même scientifiques. En effet, aujourd'hui, une réponse technologique ne suffit pas ; elle doit être implémentée dans les usages et les scénarios de travail, par exemple dans le cadre des processus de production, pour une entreprise, ou pour ce qui concerne le rapport tactile et usuel à l'objet, pour les individus.

Plutôt que d'interdire, nous souhaitons inventer un futur enthousiasmant en changeant de paradigme et de manière de travailler. Permettez-moi d'abonder dans le sens des propos de Patricia Ricard : le jour où l'on a inventé l'ampoule, personne n'a regretté la bougie. Nous devons donc conduire les acteurs des sciences humaines, des sciences dures et les acteurs économiques à travailler ensemble à implémenter effectivement le biomimétisme.

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Permettez-moi de rappeler qu'un autre Président de la République, il y a quelques années, a souligné l'importance de « donner du temps au temps ». J'invite tout le monde à y réfléchir.

Est-on capable de comprendre et de reproduire la façon qu'a une mouche de se poser au plafond ?

M. Tarik Chekchak. - Le gecko sert de modèle sur la façon d'adhérer aux surfaces. Le sujet serait trop vaste, je vous invite donc à lire un livre magnifique écrit par un journaliste scientifique américain, et qui vient d'être traduit en français, intitulé Un monde immense : comment les animaux perçoivent le monde. Il parle entre autres de la mouche et de sa capacité à percevoir des choses que nous ne percevons pas, ainsi que de la pieuvre. La robotique a exploré ce domaine plus que le biomimétisme.

Par ailleurs, je fais partie de ceux, au sein de l'Institut des Futurs souhaitables, qui pensent que la biologie contemporaine contient les germes d'une révolution équivalente à celle que fut, en son temps, la révolution copernicienne. Cela se produit avec l'intelligence artificielle, mais nous n'en avons pas encore pris conscience. Le langage des organisations qui venait de la révolution industrielle - l'on parlait alors de « boite » et de « rouages » d'une entreprise - se « biologise » déjà : nous parlons « d'ADN » d'un écosystème ou d'acteurs. Cela révèle quelque chose d'assez profond sur notre besoin de retrouver notre connexion au vivant.

La France a un rôle extraordinaire à jouer. Grâce au Ceebios, nous avons pris un temps d'avance, qui reste très loin de notre potentiel. J'ai pu constater moi-même l'engagement et l'enthousiasme des équipes et des étudiants. Ce facteur d'engagement et de désirabilité n'est pas anodin.

Mme Patricia Ricard. - Le biomimétisme appelle à la réconciliation de la biologie et de la technologie, invitées à s'inspirer mutuellement. Au vu de l'essor des capacités de l'intelligence artificielle, on peut imaginer l'extraordinaire accélération qu'elle va apporter à nos connaissances biologiques.

Pour l'instant, c'est probablement le Muséum national d'histoire naturelle qui structure toutes ces connaissances. Or énormément de compétences biologiques mériteraient aussi d'être réunies dans tous les laboratoires, publics et privés, de France, ainsi que dans les universités et les écoles. Demain, la connaissance du vivant sera la valeur la plus importante. Actuellement, la France, à la fois high-tech et très « bio », est très bien placée grâce à ses laboratoires et ses territoires d'outre-mer. Nous disposons de tous les éléments nécessaires pour avancer et entraîner d'autres acteurs dans cette aventure.

M. Stéphane Demilly. - Nous nous inspirons des animaux. Les animaux s'inspirent-ils de nous ?

Mme Patricia Ricard. - Je crois qu'ils sont trop sages.

M. Tarik Chekchak. - Nous sommes nous-mêmes des animaux, Darwin le soulignait déjà.

J'ai la chance d'être aussi chef d'expédition polaire. J'ai pu observer des oiseaux, entre autres, s'inspirer de l'humain. Des collaborations inter-espèces existent d'ailleurs depuis très longtemps : les Imraguens, par exemple, pêchent avec les dauphins, grâce à une véritable interaction entre les deux ; certaines tribus utilisent quant à elle l'oiseau qu'on appelle « Grand indicateur », lequel émet un sifflement particulier lorsqu'il trouve du miel. Enfin, il a été démontré que les chats ne miaulent qu'en direction de l'humain, car ils reproduisent les pleurs des enfants.

M. Jean-François Longeot, président. - Permettez-moi de conclure en soulignant que vous avez mis en lumière et en valeur deux points majeurs, qui sont au coeur de l'expertise de notre commission : la formidable richesse de notre écosystème, et le fait que celle-ci doit inspirer notre société, notre économie, notre manière de vivre et d'anticiper les défis de demain.

Le caractère transversal de l'approche biomimétique fait écho au fait que le développement durable n'est pas une discipline en tant que telle, mais doit être pris en compte dans toutes les dimensions de l'action publique. Je vous remercie pour votre précieuse collaboration.

Vous avez évoqué un sujet qui me préoccupe énormément : celui du développement des tiques. Il s'agit d'un enjeu majeur dans nos territoires ruraux, pour nos forestiers et pour nos agriculteurs, sur lequel il faut alerter la médecine.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 h 50.