SÉANCE

du jeudi 24 juin 2010

120e séance de la session ordinaire 2009-2010

présidence de Mme Monique Papon,vice-présidente

Secrétaires : M. Jean-Pierre Godefroy, M. Marc Massion.

La séance est ouverte à 9 heures.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Prise illégale d'intérêt des élus locaux

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à réformer le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêt des élus locaux.

Discussion générale

M. Bernard Saugey, auteur de la proposition de loi.  - Actuellement, la loi vise « tout élu ayant un intérêt quelconque ». Ce dernier mot nous gêne, car il rend la formulation trop vague.

Contrairement à ce que pourraient penser certains, ma proposition de loi ne tend pas à protéger les élus, mais à éviter aux élus honnêtes d'être importunés ; les autres -ils sont peu nombreux, mais ils existent- pourront toujours être poursuivis et condamnés.

Je veux associer à cette proposition de loi mon ami Collombat : nous avons eu la même idée lors de la discussion de la loi de simplification administrative.

Nous voulons mieux réprimer l'abus d'intérêts personnels et maintenir l'interdiction de la prise illégale d'intérêt, contrairement à ce que d'aucuns prétendent.

Prenons l'exemple d'un maire accordant une subvention à un club de sport dans lequel joue son petit-fils : un magistrat appliquant la loi au pied de la lettre -ça existe- peut le condamner pour prise illégale d'intérêt. Un cas rare ? Il y avait 44 cas en 2005, 51 en 2006 et 49 en 2007, débouchant sur treize condamnations avec sursis, vingt amendes et cinq dispenses de peine.

Suffit-il de ne pas prendre part à un vote pour échapper aux ennuis ? Non, car ce sont le risque de poursuite et le harcèlement moral qui posent problème, et non la condamnation.

Il semble que la Chancellerie ait eu des réticences face à cette proposition de loi...

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État à la justice.  - Elle les a toujours !

M. Bernard Saugey, auteur de la proposition de loi.  - C'est que l'on gouverne aujourd'hui en fonction des sondages et sous le regard des médias. Avec ce raisonnement, la loi Fauchon n'aurait jamais été votée, alors qu'elle est très appréciée des élus et qu'elle n'a donné lieu à aucun débordement.

Cerise sur le gâteau, la chambre criminelle de la Cour de cassation a condamné en octobre 2008 des élus locaux « coupables » d'avoir accordé des subventions à des associations municipales qu'ils présidaient ès qualités, sans en avoir retiré le moindre bénéfice personnel !

Je propose donc de remplacer « tout élu ayant un intérêt quelconque » par « tout élu ayant un intérêt personnel distinct de l'intérêt général ». Je précise enfin que Mme la garde des sceaux m'a fait part verbalement de son soutien. (Applaudissements au centre, à droite et sur les bancs socialistes)

Mme Anne-Marie Escoffier, rapporteur de la commission des lois.  - L'actualité de la jurisprudence donne raison à M. Saugey, qui veut mieux définir la prise illégale d'intérêt, car l'arrêt « Ville de Bagneux » rendu le 22 octobre 2008 par la Cour de cassation fait planer une menace sur des comportements nullement délictueux.

La proposition de loi, loin d'affaiblir le droit et de protéger les élus, veut sanctuariser le devoir de probité ; elle tend à conforter la neutralité des agents publics, en leur apportant la sécurité qui leur est due.

Le délit de prise illégale d'intérêt, autrefois délit d'ingérence, remonte au droit romain ; elle figure dans notre droit depuis Saint Louis et Charles VI. D'après le code pénal, ce délit est conditionné par l'existence d'un « intérêt quelconque » d'un élu dans une opération ou une entreprise dont il a assuré « la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ». En pratique, de simples préparations de décisions peuvent suffire, d'après la Cour de cassation. L'intérêt quelconque s'apprécie de façon très large, même sans profit personnel ni contradiction avec l'intérêt général.

Dans ces conditions, une épée de Damoclès pèse sur la tête des agents publics, avec des sanctions particulièrement lourdes : emprisonnement, amendes, interdiction des droits civiques, confiscation, incapacité électorale...

Certes, le nombre de condamnations plafonne à une cinquantaine par an, dont une dizaine à l'encontre d'élus, et des atténuations ont été introduites mais pour les seules communes de 3 500 habitants au moins. Il reste que les condamnations ont de graves conséquences sur les agents publics.

Il n'aura échappé à personne que la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2010 conforte ma position et celle de M. Collombat.

Cette convergence des demandes montre l'intérêt du texte soumis. Il faut concilier le point de vue de la loi et celui du juge, afin d'éviter le blocage de toute action administrative.

Je suis conseiller général, et je suis donc amené à voter des subventions aux entreprises de transport scolaire et aux associations sportives : Heureusement, mes petits-enfants n'utilisent pas les transports scolaires ; heureusement, ils ne jouent pas au foot ou au basket dans un club de mon canton ; sinon, je pourrais être poursuivi pour prise illégale d'intérêt !

Chacun de nous connaît les abus liés à l'application de la loi. C'est pourquoi la commission, intransigeante sur le respect de la probité, ne veut stigmatiser que les actes délictuels.

Dans leur grande majorité, les élus sont exemplaires. Prouvons leur notre confiance, affirmons notre volonté de faire fonctionner harmonieusement nos institutions et de ne pas paralyser l'action administrative, surtout au moment où se développe l'intercommunalité

Le texte de M. Saugey est équilibré et raisonnable. Seul son intitulé a été modifié avant son adoption unanime par la commission : je vous propose de la suivre. (Applaudissements unanimes)

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État à la justice.  - Les auditions de membres du Gouvernement en commission des lois ont leur utilité ; c'est tout autre chose que des coups de téléphone ou des échanges de couloir.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois.  - A condition que le ministre écoute la commission !

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État.  - C'est ce que j'ai fait. J'ai été assez longtemps parlementaire pour cela !

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission.  - Puissent tous les ministres avoir la même attitude !

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État.  - Je ne regrette pas d'être venu en commission le 2 juin. Cela dit, je répéterai ici certaines réserves formulées en commission.

Les termes « quelque intérêt que ce soit » sont bien connus des praticiens du droit. Vous invoquez certaines décisions qui illustrent l'insécurité juridique induite, mais la modification proposée n'apporte pas grand-chose au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.

Partant l'un et l'autre du faible nombre de condamnations, nous aboutissons à des conclusions différentes : vous jugez nécessaire de régler le problème, j'estime qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer.

Depuis longtemps, la participation au vote ne suffit pas à engager la responsabilité des élus, bien que certaines décisions affaiblissent la portée de cette observation. La situation est donc complexe.

La suppression des mots « un intérêt quelconque » doit être comprise par nos concitoyens, à qui nous devons des explications. Il faudra peut-être donner des exemples. En parlementaires chevronnés, vous savez qu'il n'est pas toujours facile de nous faire entendre de nos concitoyens, et que les médias commenteront nos décisions.

Nous pouvons nous retrouver sur l'obligation de désintéressement faite aux élus, que vous maintenez.

A la suite de nos discussions en commission, j'ai fait valoir à la Chancellerie l'incertitude juridique des élus.

Si nous parvenons à un bon texte, nous conforterons aussi notre démarche européenne et internationale en matière de probité. L'image de la France est aussi en cause, avec celle de ses conceptions juridiques.

Au nom de tous ces éléments, après le dialogue amorcé en commission, je suis mandaté pour dire que le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Sénat. (Applaudissements sur le banc de la commission)

M. Yves Détraigne.  - On ne peut dénoncer la désaffection pour la politique et rendre impossible l'exercice des mandats.

En 2000, M. Fauchon a déposé une proposition de loi, qualifiée alors d'autoamnistie des élus ; tout le monde convient aujourd'hui qu'elle a abouti à un certain équilibre. Je ne doute pas que le texte en discussion parviendra au même résultat.

Cette proposition de loi, en recadrant la prise illégale d'intérêt, rétablit l'équilibre entre la sanction du délit et l'exercice normal du mandat. L'article 432-12 du code pénal définit très largement ce délit, au point que l'on se demande ce que l'élu peut faire... Or, les juges ont parfois appliqué des interprétations très problématiques, condamnant des élus n'ayant perçu aucun profit individuel. Tout cela vient de l'adjectif « quelconque », puisqu'aucun avantage personnel n'est recherché !

Les élus sont ainsi dans une situation absurde, les exposant à une sanction pénale du seul fait de l'exercice de leur mandat !

Ce texte bref, mais efficace, rétablit l'équilibre. L'Union centriste le votera sans hésiter. (Applaudissements)

M. Pierre-Yves Collombat.  - Ce texte, auquel nous adhérons totalement, sécurise la conduite de l'action publique sans baisser la garde en matière de probité.

La prise illégale d'intérêt concerne peu de nos concitoyens, ce qui invalide les objections fondées sur le principe d'égalité des citoyens devant la loi, l'un des tantras habituellement récités lorsqu'on évoque la responsabilité des élus. (Sourires).

Inséparable de la fonction, la prise illégale d'intérêt doit être examinée en fonction des conditions effectives de l'action. Selon les cas, les élus ont aujourd'hui le choix entre le défaut de surveillance et la prise illégale d'intérêt.

L'arrêt « Ville de Bagneux » a condamné quatre élus municipaux pour avoir voté des subventions à des associations que certains présidaient ès qualités. Chacun devrait apprendre par coeur le dernier attendu de l'arrêt : il théorise le fait de marcher sur la tête !

Dans cet esprit, les membres d'un conseil intercommunal ou d'un conseil général pourraient être poursuivis en votant des subventions à leur commune. Aucun délire n'est exclu !

Le moyen le plus simple de s'en sortir était de préciser que l'intérêt personnel était distinct de l'intérêt général. Cette modification ne touche pas aux autres dispositions réprimant les manquements au devoir de probité, la concussion, le pantouflage ou le détournement de biens...

Comme maire d'une petite commune, je voulais louer un local municipal pour y établir mon bureau lorsque j'ai été élu sénateur ; le service central de prévention de la corruption me l'a déconseillé ! Bien entendu, j'y ai renoncé.

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État.  - Et vous avez bien fait !

M. Pierre-Yves Collombat.  - Paradoxalement, le « pantouflage à l'envers » est licite alors que le pantouflage est suspect même lorsqu'il ne constitue pas une infraction.

On ne peut se contenter de dire que la répression de la prise illégale d'intérêt est « mesurée » car les statistiques de la Chancellerie sont antérieures à l'arrêt Ville de Bagneux, qui change tout. Le ministre a dit que les condamnations prononcées rares, légères et parfois justifiées ; c'est reconnaître que les autres ne le sont pas !

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État.  - J'ai dit ça ?

M. Pierre-Yves Collombat.  - C'est dans le rapport !

Notre rapporteur est remonté à Saint-Louis et Charles VI, inoubliable auteur d'une ordonnance sur le blasphème dont je vous conseille la lecture et qui, pris ensuite de frénésie meurtrière, est resté dans l'Histoire sous le nom de Charles le Fol. J'y vois comme un signe pour le code pénal, sous-section « prise illégale d'intérêt » ! (Rires et applaudissements)

M. Jean-Pierre Vial.  - Chacun doit répondre de ses actes et de leurs conséquences. Son application aux personnes investies d'une autorité publique est aggravée, au point de criminaliser des faits délictuels en droit commun.

Des contrôles accrus de déontologie ont donc été mis en place, à juste titre, mais la règle doit être précise, d'autant plus que le caractère international est atténué.

Au Conseil d'État, Mme Chandernagor s'est inquiétée de l'incertitude juridique induite par la complexité du droit.

La plupart des élus locaux le sont dans de petites communes ; ils président ès qualités des organismes rendant des services irremplaçables.

Je ne reprendrai pas l'arrêt Ville de Bagneux de la Cour de cassation, sinon pour rappeler que la prise illégale d'intérêt n'est plus conditionnée par l'existence d'un intérêt personnel. La probité n'a donc rien à voir !

Cet arrêt risque de dissuader trop d'élus. Qui n'a entendu des élus demander à ne pas figurer au procès-verbal ? A ce compte, le quorum risque souvent de n'être plus atteint ! (Marques d'approbation) Est-ce cela l'application rigoureuse du droit ?

Nous devons prendre nos responsabilités. Je suis très sensible à l'ouverture d'esprit dont M. le ministre a finalement fait preuve.

Cette proposition de loi tend à définir plus précisément la prise illégale d'intérêt, conciliant la neutralité imposée aux agents publics et la sécurité juridique qui lui est due.

Ce texte n'amoindrirait pas la responsabilité des élus, tout en réprimant la priorité aux intérêts particuliers.

La commission est intransigeante en matière de probité. Elle a modifié l'intitulé du texte pour mieux correspondre à son objet.

Nous nous réjouissons donc de ce texte rigoureux adopté à l'unanimité par la commission. J'ai compris que la seule réticence du ministre tenait aux médias. Notre société a besoin de clarté. Il faut montrer que la règle est porteuse de vertu et que les médias n'ont pas à toujours dénigrer les élus de la République -dont je suis, et fier de l'être ! (Applaudissements)

Mme Éliane Assassi.  - Cette proposition de loi n'a pas pour objet de revenir sur une incrimination nécessaire. Or, pour jouer son rôle de garde-fou, la loi pénale doit être parfaitement intelligible. La jurisprudence récente de la Cour de cassation montre qu'on en est loin. Sa chambre criminelle a donné une interprétation toujours plus extensive de la notion d'intérêt public. Où s'arrête le soupçon lorsqu'il n'est plus besoin d'établir l'intention ni le profit ?

Les premières victimes de cette dérive jurisprudentielle ont été les élus de Bagneux, condamnés pour avoir participé au vote de subventions à des associations qu'ils présidaient alors même qu'ils n'en ont retiré aucun profit personnel et que leur intérêt n'avait été en rien distinct de l'intérêt général.

Il fallait redonner son véritable sens à l'article 432-12 du code pénal. Nous voterons cette proposition de loi. (Applaudissements)

M. Daniel Marsin.  - Il appartient au législateur d'apprécier le texte de la loi au regard de l'interprétation qui en est faite. Nous sommes ce matin dans cette situation.

Le délit de prise illégale d'intérêt est classé dans le code pénal au chapitre des « manquements à la probité », dans un livre consacré à la défense de l'État, y compris contre le terrorisme ! C'est dire l'importance que lui a accordée le législateur. L'article 432-12 est si flou qu'on a pu en faire une interprétation excessivement large. Comme l'indiquait un conseiller d'État le 6 février 1810, tout ce qui peut conduire à altérer la confiance dans les fonctionnaires doit leur être interdit. Mais on en est venu à ce qu'une épée de Damoclès pèse sur la tête de tout élu ou fonctionnaire, avec le risque de voir l'action publique locale paralysée.

Certes, le juge sait faire la part de choses et ne prononce souvent que des peines symboliques quand la probité n'est pas en cause, mais une condamnation n'est jamais neutre.

Ne rien faire, ce serait accepter que tous les élus et fonctionnaires soient livrés à la vindicte publique, au nom du « tous pourris » ! On ne voit pas d'arguments juridiques contraires à cette proposition de loi, qui remplace la notion d'intérêt quelconque par celle d'intérêt personnel distinct de l'intérêt général ; elle apportera plus de sérénité à la gestion publique locale. Amener les élus à déserter les associations où ils sont présents ès qualités serait, en outre, restreindre la surveillance qu'ils peuvent exercer sur celles-ci.

Le RDSE votera ce texte, pour une fois à l'unanimité. (Applaudissements)

La discussion générale est close.

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État.  - J'ai bien entendu vos remarques à tous. Le Gouvernement a compris la démarche de votre commission des lois et note que les observations qu'il a faites ne sont pas incompatibles avec le texte en discussion. Il a conscience qu'il ne s'agit nullement de réduire le champ d'application de l'incrimination de prise illégale d'intérêt. Il s'en remet donc à votre sagesse.

Discussion de l'article unique

M. Alain Fouché.  - C'est un très bon texte, élaboré de manière très plurielle. La loi Fauchon a permis de guérir certains traumatismes, comme celui consécutif à cet accident sur un stade à La Rochelle. Au conseil général, nous entendons fréquemment des élus dire « Ne me faites pas figurer au vote ! ». Je voterai cette proposition de loi qui protège les élus honnêtes.

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté à l'unanimité.

M. Bernard Saugey, auteur de la proposition.  - Je remercie tous ceux qui ont participé à l'élaboration de la proposition de loi, en particulier le président Hyest, Mme Escoffier. Avec M. Collombat, nous sommes les deux pères spirituels du texte.

Sur tous les bancs, l'unanimité s'est faite pour reconnaître l'intérêt de ce texte. M. le ministre a pris le temps de faire évoluer la position du Gouvernement ; je l'en remercie aussi. Puissent les députés se souvenir qu'ils sont eux aussi concernés et inscrire rapidement ce texte à leur ordre du jour. (Applaudissements)