Lutte contre le dumping social (Conclusions de la CMP)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle les conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi visant à lutter contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs et la concurrence déloyale.

Discussion générale

Mme Anne Emery-Dumas, rapporteure pour le Sénat de la commission mixte paritaire .  - Je suis heureuse que la CMP ait trouvé un accord le 4 juin dernier sur ce texte adopté par l'Assemblée nationale le 8 janvier 2014, sur proposition du groupe socialiste, républicain et citoyen, tout en retenant la presque totalité des apports du Sénat. Merci au député Gilles Savary qui a recherché le consensus, à Éric Bocquet et à la commission des affaires européennes pour leur rapport sur les travailleurs détachés qui a nourri notre réflexion.

Cette proposition de loi vise à lutter contre les abus lors du détachement de travailleurs, reprenant certaines décisions européennes récentes et une résolution de l'Assemblée nationale. Elle confie de nouvelles prérogatives aux agents de contrôle.

Au Sénat, la commission des affaires sociales a considérablement renforcé les règles sur la convention de détachement.

En premier lieu, elle a souhaité traiter à part entière la question de la déclaration préalable de détachement en la distinguant de la question de la solidarité financière en cas de non-paiement des salariés détachés. Pour nous, le renforcement des règles le plus en amont possible est la condition sine qua non pour lutter efficacement contre les fraudes et les abus. Nous avons élevé au niveau législatif l'obligation actuelle pour le prestataire étranger d'effectuer une déclaration préalable de détachement auprès de l'inspection du travail. Outre cette déclaration, l'employeur devra indiquer les coordonnées de son représentant en France, conformément à l'article 9 de la directive d'exécution adoptée le 16 avril 2014 par le Parlement européen.

Nous avons ensuite obligé le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage qui recourt à un prestataire étranger à vérifier que celui-ci s'est bien acquitté de son obligation de déclaration, quel que soit le montant de la prestation. Les particuliers sont dispensés de cette obligation.

Surtout, la commission a franchi un pas décisif en prévoyant que tout manquement à ces règles, de la part du prestataire étranger tout comme du donneur d'ordre ou du maître d'ouvrage français dans sa relation avec un cocontractant étranger, sera passible d'une sanction administrative. Le montant de l'amende sera d'au plus 2 000 euros par salarié détaché et d'au plus 4 000 euros en cas de réitération dans un délai d'un an à compter du jour de la notification de la première amende, tout en étant plafonné à 10 000 euros.

En outre, la commission a supprimé la création d'une déclaration spécifique en cas de sous-traitance imposée aux maîtres d'ouvrage ou donneurs d'ordre pour les contrats supérieurs à 500 000 euros, car celle-ci devenait superfétatoire du fait de l'obligation générale de vérification imposée au donneur d'ordre ou au maître d'ouvrage « dès le premier euro ».

En deuxième lieu, la commission a retenu un dispositif unique de solidarité financière, applicable au donneur d'ordre et au maître d'ouvrage, en cas de non-paiement du salaire minimum à un salarié d'un sous-traitant, qu'il soit détaché ou non. La commission a élargi le champ d'application de la solidarité financière prévue à l'article 2. Bien entendu, cette responsabilité solidaire étendue au cocontractant d'un sous-traitant est limitée à l'objet même du contrat initial conclu en amont entre le donneur d'ordre ou le maître d'ouvrage et l'entreprise principale.

En troisième lieu, la commission a procédé à divers aménagements pour renforcer la cohérence du texte. Elle a sécurisé les dispositions relatives à l'action en justice d'un syndicat pour défendre les droits d'un salarié détaché, sans mandat de sa part. Elle a donné la possibilité au juge de prononcer, à titre de peine complémentaire lorsqu'une personne est condamnée pour travail illégal, l'interdiction de recevoir une aide financière versée par une personne privée chargée d'une mission de service public. Pour nous, c'est une question de cohérence juridique.

Lors de l'examen du texte en séance publique, le 6 mai, trois modifications importantes ont été apportées à la proposition de loi, dont deux ont été retenues par la CMP. Le bilan social devra indiquer le nombre de salariés qu'une entreprise détache et le nombre de travailleurs détachés qu'elle accueille. Le seuil de 15 000 euros prévu pour la liste noire a été supprimé, vu le peu de cas dans lesquels il aurait eu un sens.

La CMP est, en revanche, revenue sur le remboursement des aides publiques des cinq dernières années : cette peine complémentaire, parce que rétroactive, posait un problème juridique et aurait eu des conséquences dangereuses ; le code du travail permet déjà d'imposer le remboursement des aides perçues au cours des douze derniers mois.

Le meilleur moyen de lutter contre la fraude, c'est l'harmonisation des règles sociales en Europe. Mais celle-ci sera lente, trop lente. La nouvelle directive d'exécution du Parlement européen d'avril 2014 constitue un verrou bienvenu ; à nous de renforcer la répression pénale des abus en droit interne.

Je vous invite à adopter les conclusions de la CMP. (Applaudissements à gauche)

M. François Rebsamen, ministre du travail, de l'emploi et du dialogue social .  - Ce texte est l'aboutissement d'un long travail collectif, issu du rapport d'avril 2013 de M. Bocquet sur les progrès du détachement de travailleurs étrangers en France avec des conséquences désastreuses dans l'opinion publique. L'exploitation de la misère des autres, la concurrence sans foi ni loi, sont inacceptables, mauvaises pour l'économie, mauvaises pour l'Europe et la cohésion sociale. La directive Bolkestein - c'est bien son nom, n'est-ce pas ? - n'était pas assortie de contrôles suffisants. La déréglementation est plutôt en vogue chez la plupart de nos partenaires européens, mais notre cause était juste, et nous avons été entendus. La France a pris le risque de refuser le mauvais compromis du 25 octobre 2013 ; elle s'était donné un mois et demi pour convaincre. Nous avons finalement arraché un accord le 9 décembre.

M. Jean Desessard.  - Bravo !

M. François Rebsamen, ministre.  - Il prévoit une liste ouverte, fixée par chaque pays, de documents exigibles auprès des donneurs d'ordre, astreints à une responsabilité solidaire. Oui, nous pouvons lutter contre la concurrence déloyale pourvu que nous y soyons déterminés. En deux ans, la gauche a réussi là où la droite avait échoué en dix ans.

M. Jean Desessard.  - Voilà !

M. François Rebsamen, ministre.  - Plusieurs députés, socialistes et centristes, ont immédiatement déposé une proposition de loi. Responsabilisation des donneurs d'ordre, renforcement des pouvoirs des syndicats et des autorités de contrôle, encadrement spécifique des entreprises de transport : voilà les principaux progrès de ce texte euro-compatible.

Tous les secteurs concernés par le détachement sont visés : BTP, transport, agroalimentaire... Une liste noire est créée, où figureront les entreprises condamnées. La CMP a retenu un dispositif unique de solidarité financière entre donneurs d'ordre et sous-traitants, c'est tout à l'honneur du Sénat.

Avec ce texte, la France montre la voie. D'autres pays européens suivront, la Belgique entre autres.

En même temps, le Parlement européen travaille au renforcement de la réglementation européenne - je veux citer les efforts de Pervenche Berès.

Difficile, pour les inspecteurs du travail, de contrôler un bulletin de paie rédigé dans une langue étrangère. C'est pourquoi la réforme de l'inspection du travail prévoit la formation d'unités spécialisées contre le travail illégal, aptes à déceler les montages illégaux.

Déloyauté, exploitation de l'homme par des réseaux souvent mafieux : voilà l'ennemi, qui nuit également aux entreprises (M. Jean Desessard approuve) qui respectent les règles - et ce sont les plus nombreuses. Dans le bâtiment, entre 2004 et 2011, la concurrence structurellement moins chère a crû de 1 000 %... Ce n'est plus tenable.

Grâce à vous, des mesures concrètes vont être prises. L'Assemblée nationale se prononcera avant la fin juin. (Applaudissements à gauche)

M. Gilbert Barbier .  - Concilier liberté de circulation et protection des salariés, tel était l'objectif affiché de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs. En réalité, sa mise en oeuvre ainsi que la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne ont provoqué des abus : non-respect des règles d'hygiène et de sécurité et du temps légal de travail, salariés sous-payés... Le rapport de M. Bocquet nous a alertés.

Les auteurs de la proposition de loi nous invitent à transposer la directive d'application d'avril 2013 : il faut s'en féliciter. Ce texte entérine la responsabilité solidaire des donneurs d'ordre, qui ne pourront plus fermer les yeux sur ce qui se passe sur leurs chantiers.

Le Sénat a sensiblement enrichi le texte en le clarifiant sans remettre en cause sa philosophie. L'amende administrative sera plus dissuasive que l'ancienne amende contraventionnelle de 750 euros. Il est bon également de laisser le juge décider de l'inscription de l'entreprise sur la liste noire. La CMP est raisonnablement revenue sur la possibilité d'imposer aux entreprises fautives le remboursement des aides publiques reçues depuis cinq ans, cela aurait nui aux salariés.

L'ensemble du RDSE votera ce texte. (Applaudissements à gauche)

M. Jean Desessard .  - Les écologistes se félicitent de cette proposition de loi et des choix de la CMP. On ne parle plus de dumping social, je crois...

Mme Anne Emery-Dumas, rapporteure.  - Non, de concurrence sociale déloyale : c'est la traduction...

M. Jean Desessard.  - Grâce à cette proposition de loi, nous pourrons enfin sanctionner les donneurs d'ordre qui ferment les yeux sur les pratiques de leurs prestataires. La liste noire sera dissuasive. Les pouvoirs donnés aux syndicats vont également dans le bon sens, car les travailleurs étrangers n'ont pas toujours les moyens de se défendre ; certains ne parlent pas français, beaucoup ont du mal à s'y retrouver dans les arcanes de nos procédures.

Nous voterons le texte qui correspond à nos valeurs. La lutte contre le dumping social doit cependant être menée de manière globale. Les écarts salariaux, entre la France et la Pologne par exemple, favorisent cette concurrence déloyale. La solution, c'est l'alignement vers le haut des règles sociales.

Toutefois... les avancées récentes sont menacées par le traité transatlantique dont les pourparlers sont tenus secrets. Ce qui a filtré dans la presse nous inquiète...

M. François Rebsamen, ministre.  - Ne vous y fiez pas !

M. Jean Desessard.  - Comment parler d'harmonisation à la hausse quand le libre-échange absolu sera la règle ? Quand une multinationale pourra attaquer les législations nationales devant une juridiction ad hoc ? Comment parler d'Europe sociale quand le droit du travail sera considéré comme un frein à la liberté d'entreprendre ? Alors, monsieur le ministre, prenez garde, oui, prenez garde !

En attendant, nous voterons ce texte avec enthousiasme. (Applaudissements à gauche)

Mme Catherine Deroche .  - Face aux progrès du détachement des travailleurs, la majorité a décidé de légiférer avant d'attendre la conclusion des travaux de la Commission européenne en 2016. On ne peut lui en faire grief.

Le groupe UMP est cependant partagé sur cette proposition de loi. La responsabilité partagée du donneur d'ordre et du prestataire est, dans son principe, une bonne chose. En revanche, nous sommes opposés à l'extension de cette responsabilité solidaire à l'ensemble des obligations des employeurs à l'article premier ter. Comment le donneur d'ordre pourra-t-il s'assurer de leur respect ? Pour le versement des salaires, c'est facile, mais pour le reste...

Dans le secteur du transport, quel casse-tête d'avoir à vérifier le respect des règles sur tout le territoire européen ! Si les distorsions de concurrence font rage dans ce secteur, elles proviennent plutôt des fraudes organisées par les donneurs d'ordre eux-mêmes.

Sur la liste noire, la rédaction actuelle ne nous satisfait toujours pas, pas plus, à l'article 6, que l'amende administrative prévue. Espérons au moins que nos voisins européens nous suivront.

Nous sommes opposés aux articles 6 bis et 7, soit à la possibilité pour un syndicat de se constituer partie civile et d'agir aux prud'hommes même sans l'accord exprès du salarié. Ces dispositions se heurtent au principe selon lequel nul ne peut plaider par procuration.

De nouvelles peines sont prévues à l'encontre des entreprises condamnées pour travail dissimulé. Fort bien, mais le remboursement des aides publiques perçues au cours des cinq dernières années était excessif : une subvention est accordée à une entreprise de transport dans un but d'aménagement du territoire.

Le groupe UMP soutient le principe de cette proposition de loi tout en considérant certaines de ses mesures totalement inapplicables. C'est pourquoi, comme en première lecture, nous nous abstiendrons.

Mme Isabelle Pasquet .  - En première lecture, notre collègue Watrin avait dit pourquoi le groupe CRC soutiendrait cette proposition de loi, malgré nos déceptions. Les déclarations de M. le ministre ne nous ont pas rassurés. Ainsi, un salarié français, employé en France par une entreprise étrangère, ne sera pas considéré comme un travailleur détaché, alors qu'il s'agit bien de dumping entre ressortissants d'un même pays. Les travailleurs français détachés en France constituent, selon Alternatives Economiques, et après les Polonais, la première communauté de travailleurs détachés en France !

La force de notre droit, de notre système juridique, de notre ordre social est d'apporter des réponses générales à des situations individuelles. Ainsi, notre droit positif interdit une rémunération inférieure au smic, même lorsqu'un travailleur est tenté de brader sa force de travail, tout simplement pour retrouver une activité professionnelle.

Nos concitoyens ont envoyé un signal fort lors des dernières élections européennes ; ils ne veulent plus d'une Europe où les intérêts économiques prévalent sur l'humain, où la prétendue liberté des travailleurs masque celle des capitaux. Face à cette onde de choc, le président de la République a déclaré vouloir réorienter l'Europe. Nous l'avons écouté. Or, à ce moment même, la CMP revient sur le remboursement des aides publiques perçues par les entreprises condamnées. Si les aides publiques ne sont pas liées aux conditions d'emploi, comme le prétend Mme Deroche, à quoi servent-elles ?

Cette proposition de loi ne s'attaque pas aux vraies racines du dumping et ne correspond pas aux promesses du président de la République. Aussi ne la voterons-nous pas.

La discussion générale est close.

Discussion du texte élaboré par la CMP

M. le président.  - Je rappelle que seuls les amendements acceptés par le Gouvernement sont recevables. Le Sénat, saisi en premier, se prononcera sur les amendements puis, par un seul vote, sur l'ensemble du texte.

ARTICLE 7 TER

M. le président.  - Amendement n°1, présenté par le Gouvernement.

I.  -  Alinéas 11 et 12

Rédiger ainsi ces alinéas :

III.  -  Au VII de l'article 4 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, le mot : « avant-dernier » est remplacé par le mot : « huitième ».

IV.  -  Au second alinéa de l'article 323-5 du code des douanes, la référence : « avant-dernier alinéas de l'article 706-88 » est remplacée par la référence : « huitième alinéas de l'article 706-88 ».

II.  -  Alinéa 13

Supprimer cet alinéa.

M. François Rebsamen, ministre.  - Cet amendement corrige une erreur matérielle.

Mme Anne Emery-Dumas, rapporteure.  - La commission ne s'est pas prononcée, mais nous pouvons être favorables à cet amendement.

L'amendement n°1 est adopté.

Interventions sur l'ensemble

M. René-Paul Savary .  - D'après le ministre, la gauche a fait en deux ans ce que la droite n'a pas fait en dix ans. Je vous souhaite de réussir en vous donnant rendez-vous dans deux ans.

Je suis très inquiet par l'augmentation du recours aux travailleurs détachés. Dans mon département, le ressenti est qu'il n'y a plus un seul chantier où l'on parle principalement le français, que ces travailleurs étrangers sont recherchés pour leur travail minutieux et précis, à bas coût. Alors que faire ?

Un taux horaire de 16 euros toutes charges comprises si ce n'est l'hébergement, aucune formalité administrative, la possibilité de rompre le contrat à tout moment, un « délai de livraison » des salariés d'une semaine, la diminution du taux horaire à partir de quatre salariés... Voilà la publicité faite par une agence de Varsovie. C'est sidérant ! Pourquoi frauder quand on peut utiliser cette main-d'oeuvre jetable en toute légalité ? Ce texte ne règlera rien, même s'il faut l'adopter. Il faudra revoir les règles des marchés publics, faute de quoi nos entreprises ne survivront pas longtemps.

En tout cas, cet exemple interpelle !

M. Jean Desessard .  - Le groupe écologiste votera ce texte. Je ne suis pas certain que l'exemple que vous citez, monsieur Savary, soit tout à fait légal... Effectivement, l'harmonisation par le haut en Europe apportera seule une réponse définitive à cette concurrence sociale déloyale. Je ne doute pas que votre groupe politique y travaillera au sein du Parlement européen.

M. René-Paul Savary.  - Bien sûr !

M. François Rebsamen, ministre .  - Monsieur Savary, la situation que vous décrivez est précisément celle qui a poussé votre député homonyme à déposer cette proposition de loi. C'est un détournement du détachement, par l'intermédiaire du cocontractant - cas couvert par le texte grâce à votre rapporteure. En ce moment même, nous menons une opération coup de poing en Alsace contre le travail illégal. Nous allons renforcer l'inspection du travail, avec la formation d'unités spécialisées, selon nos traditions, quand dans d'autres pays, les contrôles sont effectués par la police, toutes sirènes hurlantes.

Ce texte, qui établit clairement la responsabilité du cocontractant permettra de sanctionner ceux qui fraudent.

Les conclusions de la CMP, modifiées, sont adoptées.

La séance est suspendue à 11 h 40.

présidence de M. Jean-Patrick Courtois, vice-président

La séance reprend à 15 heures.