Lutte contre le terrorisme (Procédure accélérée - Suite)

Discussion générale (Suite)

Mme Éliane Assassi .  - À cette heure, j'ai une pensée particulière pour la famille d'Hervé Gourdel. Le groupe CRC condamne toute attaque envers notre République. Face à cette barbarie, nous devons faire bloc. Mais, une fois de plus, je regrette le recours, devenu systématique en matière de terrorisme, à la procédure accélérée, au mépris du débat démocratique.

M. Jacques Mézard.  - Très bien.

Mme Éliane Assassi.  - Le dernier texte en la matière n'a que dix-huit mois... Un tel sujet mérite le temps de la réflexion car il s'agit de mesures attentatoires aux libertés individuelles et souvent dérogatoires au droit commun. Faut-il y revenir au motif que la menace a changé ?

M. Michel Mercier.  - Bien sûr !

Mme Éliane Assassi.  - Le terrorisme interpelle les capacités de résistance politique et sociétale d'une démocratie ; le respect des libertés fondamentales n'est pas un luxe réservé aux temps de paix et de prospérité. La Cour européenne des droits de l'homme, dès 1978, précisait que les États ne sauraient prendre n'importe quelle mesure au nom de la lutte contre l'espionnage. La démocratie n'est pas un acquis ; c'est un ensemble de libertés et de droits qui fondent la sécurité humaine.

Loin de tout angélisme, je me refuse à céder au tout sécuritaire. Le développement de procédures d'exception appelle à une vigilance toute particulière. La législation anti-terroriste n'a cessé de grossir, a-t-elle aidé à limiter le phénomène ? Nombre d'experts considèrent qu'elle est aujourd'hui suffisante ; c'est ce qui ressort des travaux de la commission sénatoriale sur l'application des lois.

Les actes de terrorisme doivent être combattus avec force. Quels moyens déployer pour l'éradiquer ? Le projet de loi n'est pas sans lacunes... Les réseaux terroristes sont au fait des nouvelles technologies de l'information et de la communication ; ils savent tirer parti de la mondialisation. Je regrette que l'on ne s'en prenne pas aux réseaux de financement du terrorisme, que l'on ne fasse rien contre les États qui les soutiennent.

La prévention doit s'opérer sur le plan sécuritaire, certes, mais aussi sur le plan social, économique, humain. La lutte contre la menace terroriste fonctionne comme un argument d'autorité, forçant l'adhésion. Le syndicat de la magistrature l'a dénoncé. Et le Gouvernement porte aujourd'hui des mesures diamétralement opposées à ce que disait la gauche hier, oubliant sa saisine du Conseil constitutionnel et persistant dans la logique de surenchère sécuritaire.

L'article premier restreint la liberté d'aller et de venir dans une formulation bien vague. Présumera-t-on la culpabilité d'une personne avant même son départ pour l'étranger ? Aucune intervention du magistrat du siège avant l'interdiction administrative, s'inquiète la présidente de la Commission consultative des droits de l'homme, Christine Lazerges. Le syndicat de la magistrature craint des dérives discriminatoires ; l'Union syndicale de la magistrature s'inquiète elle aussi. D'où notre amendement de suppression.

Même si la commission des lois a amélioré la rédaction du texte concernant le blocage administratif des sites, le dispositif reste éminemment critiquable. Le Conseil du numérique, dans un avis du 25 juin 2014, l'a jugé inefficace et inadapté. L'intervention d'une personnalité nommée par la Cnil ne suffit pas à rendre légitime une procédure qui rend l'autorité administrative toute puissante pour déterminer ce qui relève de l'apologie du terrorisme et ce qui relève de la contestation de l'ordre social.

Le régime de la loi de 1881 sur la presse est remis en cause. Ne va-t-on pas considérer tous les écrits radicaux de contestation sociale -vous voyez où je veux en venir- comme apologie du terrorisme ? Le délit d'opinion se profile...

Le délit d'entreprise terroriste individuelle s'accompagne d'éléments matériels détaillés ; j'y reviendrai lors de la discussion des amendements. Mon groupe est opposé à la création de ce délit, comme aux mesures qui ont plus à voir avec la délinquance en général ou la gestion des migrations, voire des mouvements sociaux contestataires, qu'avec le terrorisme.

Nous ne minimisons en rien la réalité du terrorisme. Commençons par nous pencher sur les facteurs psychologiques et sociaux qui le nourrissent. Nous nous prononcerons en fonction du sort réservé à nos amendements. (Applaudissements sur les bancs CRC)

M. Jacques Mézard .  - Le terrorisme n'est pas une nouveauté. Ce qui change, ce sont les modalités de préparation, d'exécution, l'utilisation médiatique. Interrogeons-nous sur la politique des occidentaux en Irak, en Syrie, en Lybie. Fallait-il exécuter le seul parti laïc ? C'est un autre débat.

Nous regrettons, comme Mme Assassi, que ce projet de loi fasse l'objet d'une procédure accélérée. Cela ne permet pas de bien travailler.

Mme Éliane Assassi.  - C'est vrai !

M. Jacques Mézard.  - Notre droit souffre aussi de l'avènement de l'ère numérique. La loi de 1881 n'est plus adaptée ; il faut un véritable débat prospectif. Face à la cybercriminalité, le rapport Robert souligne l'hésitation constante entre la réponse administrative et la réponse judiciaire. Quel est le bon moment pour intervenir ? En amont ? Un loup solitaire, potentiellement dangereux, qui n'a encore commis aucune infraction, n'encourt que des peines faibles. A contrario, intervenir en aval est bien risqué. Là réside le noeud gardien d'une lutte efficace contre le terrorisme. Le développement d'internet a rendu nos schémas d'appréhension de la criminalité désuets. J'ai eu à intervenir, dans ma communauté d'agglomération, pour des consultations depuis la médiathèque de sites terroristes par des Tchétchènes : tous les départements sont touchés. D'après la presse, une adolescente de 15 ans a pu sans difficulté, dans une famille athée, soudée, être embrigadée en visionnant des vidéos sur internet.

Ce volet de la lutte contre le terrorisme est nécessaire mais doit aller de pair avec le renforcement des moyens d'investigation des services de police. D'où nos amendements. La prévention est trop absente de ce texte. Le terrorisme est malheureusement endogène ; il faut mieux comprendre le phénomène pour empêcher l'émergence d'une nouvelle génération de terroristes. L'école de la République doit être sensibilisée. La création d'un numéro vert et d'une plate-forme d'assistance va dans le bon sens.

L'interdiction de sortie du territoire est une mesure forte, qui peut être dangereuse pour les libertés publiques. Elle doit être motivée et n'être utilisée que par défaut. L'arbre ne doit pas cacher la forêt. Le retrait de la carte nationale d'identité n'arrêtera pas la mobilité au sein de l'espace Schengen. L'Europe des libertés est devenue exportatrice de terroristes.

La domiciliation des hébergeurs à l'étranger obère toute action. Le texte propose une solution simple, peut-être simpliste. Faire l'économie du juge résonne comme un signe d'impuissance de l'État de droit. La commission des lois du Sénat a estimé que le régime spécial de la loi de 1881 devait continuer à s'appliquer. Les liens entre le terrorisme et les technologies numériques sont de plus en plus étroits. La loi de 1881 ne répond pas à cette problématique et M. Mercier a émis des propositions qui méritent d'être étudiées.

Nous sommes sans doute trop réactifs, au lieu d'être prospectifs. La stratégie, c'est d'avoir toujours un coup d'avance. Prenons un peu plus de temps pour être prospectifs, nous en serons plus efficaces pour la protection des libertés. C'est sous cette réserve prospective que mon groupe apportera son soutien unanime à ce texte. (Applaudissements sur les bancs RDSE et sur quelques socialistes, UDI-UC et UMP).

M. Michel Mercier .  - Le principal apport de votre texte, monsieur le ministre, est qu'il existe. Réagir au terrorisme est nécessaire mais votre texte marque une évolution profonde des esprits. Souvenez-vous de la position de la commission d'application des lois il y a deux ans. Les esprits ont bien évolué ! Je m'en réjouis car il faut agir ensemble contre le terrorisme. Que le ministre propose de nouvelles incriminations pénales est intéressant. Cela montre que si les terroristes sont parfois les plus forts, ils ne doivent pas l'emporter.

Vous réagissez, c'est bien, car le terrorisme est intelligent, il évolue. Au législateur d'adopter les articles juridiques nécessaire pour protéger nos concitoyens.

Le nombre de départs pour le djihad ne cesse d'augmenter, de 200 à 350 depuis 2014. On sait les menaces bien réelles que fait peser leur retour potentiel en France. Face à cette menace, le texte respecte-t-il l'équilibre fondamental entre libertés et protection des citoyens ? Pour ma part, je réponds oui, sans hésitation.

L'interdiction de sortie du territoire est une mesure importante qui vient combler une lacune dans notre arsenal de lutte contre le terrorisme. Ce type de disposition existe déjà en Allemagne et au Royaume-Uni.

Le blocage administratif des sites a suscité de longs débats à l'Assemblée nationale. Il est ciblé, s'effectue sous le contrôle d'une personnalité qualifiée de la Cnil et sera soumis au contrôle du juge administratif, toujours protecteur des libertés individuelles.

M. Alain Richard, co-rapporteur.  - Très bien !

M. Michel Mercier.  - La puissance publique doit avoir les moyens de faire cesser au plus vite les comportements dangereux.

La création du délit d'entreprise terroriste individuelle répond au phénomène croissant des « loups solitaires ». L'apologie d'actes terroristes et la provocation au terrorisme deviennent un délit pénal ; c'est bien. Je suis attaché à la grande loi de 1881, qui fait partie des grands textes qui fondent notre droit public, nos libertés publiques. Mais ce qui compte, dans une telle loi, c'est la liberté ! Quand le terrorisme a triomphé, que reste-t-il de la liberté de la presse ? Depuis Saint-Just, on peut se poser la question... Mais la loi de 1881 ne peut pas nous aider dans la lutte contre le terrorisme : il faut sortir la punition des actions liées au terrorisme de cette loi, si l'on veut préserver la liberté de la presse. La commission des lois du Sénat devra s'y pencher.

J'en viens à l'Agence de gestion de recouvrement des avoirs confisqués (AGRASC). Les moyens délégués par l'Agence devraient aussi bénéficier au ministère de la justice... Laissez-lui quelques sous pour équiper ses services, monsieur le ministre de l'intérieur ! (Sourires)

Pour conclure, je tiens à féliciter pour leur action les policiers et les magistrats, notamment ceux du parquet antiterroriste de Paris, et à les remercier pour la lutte sans relâche qu'ils mènent contre ce fléau. La lutte contre le terrorisme est un grand défi. Il ne doit leur manquer aucun outil législatif. L'excellent travail de nos co-rapporteurs a encore amélioré le texte, que le groupe UDI-UC votera unanimement. (Applaudissements)

Mme Esther Benbassa .  - Le projet de loi de 2012 avait été présenté au Parlement à la suite de l'effroyable affaire Merah et de l'attaque à la grenade contre une épicerie juive de Sarcelles. Le contexte actuel est plus lourd encore, avec l'implantation de « l'État islamique », État « islamiste », plutôt. Nos compatriotes ont peur, à raison. Nous avons tous été touchés par le meurtre d'Hervé Gourdel et la décapitation d'autres occidentaux. Tout cela nous impose d'agir vite, efficacement, mais pas sous l'emprise de la peur : rien ne justifie que l'on brade nos libertés.

Notre objectif doit être de prévenir autant que de réprimer. Il ne suffit pas de légiférer, encore faut-il appliquer les textes votés, dégager les moyens suffisants. Pourquoi ces jeunes, y compris de nouveaux convertis, se découvrent-ils une vocation de djihadiste ? À voir leurs parents et grands-parents humiliés pendant des générations, ils ne se sentent plus d'avenir dans notre pays. L'école de la République a échoué dans sa mission d'inclusion pour ne s'intéresser qu'aux élèves qui réussissent.

M. Alain Richard, co-rapporteur.  - Inacceptable ! Stupide et inacceptable.

Mme Esther Benbassa.  - Je vous demande la courtoisie.

M. Alain Richard, co-rapporteur.  - Je vous demande la mesure !

Mme Esther Benbassa.  - Cet échec est celui de la France, celui de l'Europe, incapables de donner une vie décente à leurs immigrés et à leurs descendants. Hier, on partait en Espagne soutenir les Républicains, en Amérique latine faire la révolution. Aujourd'hui, quelle perspective, pour une jeunesse à l'énergie bridée et sans repère ? Le djihad, hélas !

Je rappelle notre rejet de toute forme de violence, de toute forme de terrorisme aveugle, notre attachement inconditionnel aux valeurs humanistes. Inventons des solutions pour qu'à l'école, en prison, dans la vie de tous les jours, la laïcité prenne tout son sens. Il faut remédier sans délai à la panne de l'ascenseur social, à l'abandon des quartiers populaires. Sans une prise de conscience de ces questions, notre combat contre le terrorisme pourrait bien être perdu d'avance.

Comme l'affirme avec force la Commission nationale consultative des droits de l'homme dans son avis du 14 septembre dernier : « les États ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre le terrorisme, n'importe quelle mesure jugée par eux appropriée dès lors que cela aboutirait à saper, voire détruire la démocratie au motif de la défendre. » Le texte proposé atteint-il le juste équilibre entre efficacité de la lutte contre le terrorisme et protection des libertés individuelles ? Pour lutter contre le départ de personnes isolées pour le djihad, l'article premier crée une interdiction de sortie du territoire pour une durée de six mois renouvelable ; elle implique le retrait immédiat des pièces d'identité contre récépissé. Cette mesure constitue une atteinte à la liberté d'aller et venir...

M. Jean-Jacques Hyest, co-rapporteur.  - C'est dur !

Mme Esther Benbassa.  - ...sans contrôle du juge judiciaire ni respect du débat contradictoire.

L'article 5 crée une infraction d'entreprise individuelle terroriste, passible de dix ans d'emprisonnement. Loups solitaires, dites-vous ? Peut-on partir au djihad sans s'y être préparé, avoir noué des liens, intégré un réseau ? Le dispositif pénalise l'intention, en contradiction avec nos principes puisque notre droit pénal exige un commencement d'exécution pour caractériser une infraction.

L'article 4 détache les délits de provocation directe et d'apologie d'actes terroristes de la loi de 1881 pour les intégrer au code pénal. Un site qui loue les exploits du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak aura-t-il encore le droit de le faire, quand ce droit resterait reconnu à des journaux papier ? Tout cela nécessite de grandes précautions.

A l'article 9, le blocage des sites internet faisant l'apologie du terrorisme a fait l'unanimité contre lui. Elle doit être envisagée avec prudence... Cette disposition, en l'absence d'intervention du juge judiciaire...

M. Jean-Jacques Hyest, co-rapporteur.  - Ah !

Mme Esther Benbassa.  - ...ne répondant pas à l'objectif d'efficacité -le contournement est aisé- et n'offrant aucune garantie de proportionnalité, ne peut être conservée en l'état.

Je ne suis pas plus convaincue qu'il y a deux ans que cela nous protégera contre les Mohamed Merah et Mehdi Nemmouche de demain. Monsieur le ministre, vous avez voté contre la loi Loppsi 2 de MM. Sarkozy et Hortefeux avec l'ensemble des parlementaires socialistes et qualifié la mesure de blocage des sites internet de liberticide. Nous ne pouvons, en cohérence avec ce que nous défendons depuis longtemps, voter ce texte. (Applaudissements sur les bancs CRC et écologistes)

M. Jean-Patrick Courtois .  - Oui, la lutte contre le terrorisme est un impératif permanent des pouvoirs publics. Le contexte international nous presse de répondre aux nouvelles menaces, de durcir notre arsenal pénal mais surtout d'adapter notre législation aux nouveaux risques. Ayant été plusieurs fois rapporteurs de textes relatifs à la lutte contre le terrorisme, je sais que le phénomène a évolué. L'affaire Merah a tragiquement inauguré l'ère nouvelle des loups solitaires ; ces individus, difficilement prévisibles, doivent être empêchés de sévir sur notre territoire, notamment après leur retour de camps d'entraînement à l'étranger.

Nous approuvons l'esprit général du texte. Le renforcement de notre arsenal pénal comme des moyens de police judiciaire était nécessaire. La justice pourra agir plus efficacement. L'extension aux mandats d'arrêt européens et aux demandes d'extradition des compétences du pôle anti-terrorisme et de la Cour d'appel de Paris vont dans le bon sens. Nous approuvons l'excellent travail des rapporteurs. La commission des lois a judicieusement modifié le texte sur leur proposition. L'usage de moyens d'enquête plus performants est indispensable pour adapter la répression à la menace sur internet, limitant la loi de 1881 aux supports traditionnels et améliorant les conditions de conversation des données de sécurité. Que de temps perdu, cependant, puisque la nouvelle majorité a travaillé a minima sur la loi que Nicolas Sarkozy avait présentée en 2012. Nous voulons aujourd'hui un travail législatif constructif, la sécurité des Français est en jeu.

Les services français pourront-ils encore longtemps compter sur leur chance ? Il y a quelques semaines, la DGSI s'est trouvée dans une situation inconfortable lorsque trois djihadistes présumés ont échappé à sa vigilance suite à un changement de vol que les services turcs avaient oublié de signaler, passant les contrôles à Marseille sans encombre en raison des carences, dénoncées depuis des années par les syndicats de police, de dispositifs informatiques fondamentaux pour la sécurité de notre pays.

Jusqu'ici, notre dispositif antiterroriste a plutôt été efficace ; aucun attentat islamiste n'est à déplorer entre 1996 et 2012, il faut s'en féliciter, mais force est de constater que la menace se rapproche lorsqu'on considère le nombre de jeunes attirés par la guerre en Syrie et en Irak.

Je m'interroge sur le contrôle aux frontières de l'espace Schengen. Dans cet espace, le contrôle systématique des ressortissants de l'Union européenne est interdit. Il a dans les faits une vocation migratoire et non policière.

Le système de contrôle des passagers du transport aérien est intéressant mais pose des problèmes à la Cnil et à son homologue européen. La lutte contre le terrorisme doit prendre place dans le respect des libertés publiques mais il n'est pas inintelligent de réfléchir collectivement au niveau européen pour faire disparaître les cloisonnements et la culture du secret.

Quid du budget du Centre national des écoutes ? Il faut vous féliciter, monsieur le ministre, de l'ouverture du numéro vert destiné à l'assistance aux familles et à la prévention de la radicalisation violente.

Après l'affaire Merah, l'UMP avait souhaité un débat de fond sur la lutte contre le terrorisme. Ce ne fut hélas pas possible. Nous n'avons plus de temps à perdre. Nos débats doivent conduire à adapter notre dispositif aux réalités nouvelles pour le rendre efficace. Sous ces réserves, le groupe UMP votera ce texte. (Applaudissements sur les bancs socialistes, RDSE, UDI-UC et UMP)

M. Jean-Pierre Sueur .  - Tout a été dit sur la barbarie, l'horreur, la négation de l'humanité, en quoi consiste le terrorisme. Mille ressortissants français sont aujourd'hui impliqués dans des filières djihadistes en Syrie et en Irak. Des jeunes sont manipulés, la religion est instrumentalisée. Il importe que les autorités de l'islam en France aient dit avec force que le terrorisme est contraire à leur religion.

La plus grande victoire du terrorisme serait qu'en voulant lutter contre lui, nous renoncions à nos libertés. Mais laisser faire, c'est porter atteinte à la liberté de vivre, d'échapper aux crucifixions et décapitations. Nous devons dès lors écrire un texte équilibré, efficace dans la lutte contre le terrorisme et conforme à notre attachement aux libertés. J'ai été membre de la délégation parlementaire au renseignement. Depuis trois ans, j'ai eu l'occasion de rencontrer des membres des services. Je tiens à dire mon admiration et mon respect pour ces hommes et ces femmes qui mènent une mission extrêmement difficile avec beaucoup d'abnégation.

À l'Assemblée nationale et ici, en commission, des propositions ont été faites pour améliorer le texte et prendre en compte la nécessaire précaution quant à la défense des libertés publiques.

Les députés ont mieux défini l'entreprise terroriste individuelle ; au moins deux éléments, qui doivent donner lieu à des preuves, seront nécessaires pour caractériser l'infraction.

Sur l'interdiction de sortie du territoire, le groupe socialiste a présenté plusieurs amendements ; l'un d'entre eux fait référence à des faits précis et circonstanciés. Un autre porte sur les modalités du récépissé, qui ne doit pas avoir d'autre conséquence que ce pourquoi il existe. Dès lors que le juge administratif est saisi, nos rapporteurs ont préconisé que les délais dans lesquels il devra statuer soient précisés par la loi. Un amendement socialiste précise qu'en cas de prolongation de la mesure, il faudra donner place au principe du contradictoire. Le rapporteur m'a répondu ce matin que cet amendement est inutile au regard des textes. Nous allons le vérifier. Nous pourrons alors le retirer.

Un mot de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, que le président Hyest connait bien. Nos rapporteurs proposent sagement d'en rester à dix jours de conservation des données et non plus trente. La prolongation ne doit être en aucun cas systématique. C'est une mesure positive, qui témoigne encore une fois de notre attachement aux libertés et au bon exercice du droit.

La loi de 1881 est l'une des grandes lois de la République, souvent évoquée au Sénat. Ne transférer dans le code pénal que ce qui relève de l'apologie ou de la provocation du terrorisme sur internet me paraît judicieux.

Les députés ont eu l'idée de donner un pouvoir à une personne compétente désignée par la Cnil. Nous ajoutons que celle-ci doit en être membre. J'espère d'ailleurs que la proposition de loi Gélard sur les autorités administratives indépendantes viendra bientôt devant nous.

Je pense utile qu'une commission d'enquête parlementaire, telle que celle dont la création a été demandée par le groupe UDI-UC, continue à travailler sur ces sujets.

Sur l'interdiction administrative des sites internet, je précise que toute décision de cette nature peut être contestée devant le juge administratif et la priorité reste le retrait, non le blocage ; il faudra que le décret paraisse vite -celui sur l'interdiction des sites pédopornographiques n'est pas encore publié...

J'ai bien entendu certains arguments. On dit que le dispositif sera sans effet, qu'on ne peut pas bloquer, que les sites renaîtront... Je n'accepte pas cette résignation. C'est désespérer de l'intelligence que de considérer qu'il y aurait une sphère où le droit ne s'appliquerait pas, ni le droit d'auteur, ni la propriété intellectuelle, ni la lutte contre le racisme, l'antisémitisme, l'apologie du terrorisme. Il faut inlassablement se battre au niveau européen, mondial aussi bien sûr, pour qu'internet soit un espace de droit. Ne renonçons pas ! (Applaudissements sur les bancs socialistes, RDSE, UDI-UC et sur plusieurs bancs UMP)

Mme Joëlle Garriaud-Maylam .  - Si l'actualité des dernières semaines renforce l'urgence en la matière, le défi est antérieur à l'aggravation de la situation au Moyen-Orient. L'Assemblée parlementaire de l'Otan m'a confié un rapport sur la nécessaire adaptation aux nouveaux visages du terrorisme. Nous combattons aujourd'hui des mouvements protéiformes. Il y a plus d'un an, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale concluait à l'insuffisance des moyens de lutte humains, matériels et juridiques. Je tiens d'emblée à appeler au déblocage de moyens importants pour accompagner ce texte. Nous serons vigilants.

La pénalisation nouvelle ouvre de nouvelles possibilités d'investigation. Et avec l'article 4, les enquêteurs disposent de moyens d'enquête renforcés. Je suis, à l'inverse, un peu sceptique sur l'efficacité du blocage administratif des sites internet. Ne vaut-il pas mieux surveiller les visiteurs de ces sites ? Cette mesure est une atteinte disproportionnée à la liberté d'information et d'expression ; elle crée un précédent fâcheux, comme le souligne la Quadrature du net. Un contrôle démocratique est indispensable. Renier nos valeurs fondamentales, c'est déjà donner la victoire aux terroristes.

Internet est davantage une chambre de résonance pour individus déjà radicalisés plutôt qu'une porte d'entrée vers le terrorisme.

L'exemple chinois illustre les difficultés, même par un État, de maîtriser la diffusion sur les réseaux sociaux.

La création d'un délit d'entreprise individuelle terroriste est bienvenue mais potentiellement dangereuse en cas d'arrestation en amont. La présomption d'innocence est un fondement de notre état de droit. Renforcer la surveillance est plus efficace qu'une répression préventive. Voyez ce qui se passe au Royaume-Unis avec les imams modérés...

MM. Alain Richard et Jean-Jacques Hyest, co-rapporteurs.  - Curieuse expression !

Mme Joëlle Garriaud-Maylam.  - Je m'interroge sur la nécessité de retirer physiquement les pièces d'identité. J'appelle de la retenue dans l'application de l'interdiction de sortie du territoire. Attention à ne pas freiner les échanges avec des zones où les Français ne sont pas assez présents et à ne pas fragiliser les économies de pays largement dépendant du tourisme.

En droit international, il est impossible d'empêcher un Français de rentrer en France et la déchéance de nationalité envisagée par certains n'est pas à l'ordre du jour chez nous.

J'approuve la recommandation de la Commission nationale consultative des droits de l'homme d'accompagner, au titre de l'enfance en danger ou de l'enfance délinquante...

M. Jean-Jacques Hyest, co-rapporteur.  - Ce n'est pas là même chose !

Mme Joëlle Garriaud-Maylam.  - ...les mineurs qui rentrent en France.

Mineurs ou majeurs, le travail de déradicalisation, de contre-propagande est essentiel. En a matière, nous avons encore beaucoup à apprendre de nos partenaires britanniques ou américains.

Le Conseil européen de juin dernier a montré l'importance de la coordination intra-européenne et du partenariat avec les pays tiers. Aucun pays ne peut lutter seul : une stratégie concertée est indispensable. Chacun de nos États a ses traditions mais le cloisonnement actuel n'est plus de mise. Certains organismes internationaux sont redondants. J'appelle de mes voeux le développement de procédures inter-gouvernementales et la création d'un observatoire pérenne ou d'une mission internationale d'assistance technique judiciaire et administrative aux États qui en ont besoin. (Applaudissements sur les bancs UMP)

La séance suspendue à 17 heures 15 reprend à 17 heures 30.

M. Jean-Yves Leconte .  - Ce texte n'est pas la première loi de ce type. Toutes touchent aux libertés individuelles, ce qui rend leur examen délicat. Il ne faudrait pas sacrifier ces libertés essentielles pour un sentiment temporaire de sécurité. Je salue le travail des députés et de nos rapporteurs pour trouver un équilibre.

Nous devons nous poser des questions sur notre société. Beaucoup de jeunes européens quittent leur pays pour commettre des actes violents en Syrie et en Irak. Les dispositions de ce projet de loi sont curatives, parent au plus pressé, mais il faut se poser plus fondamentalement la question de savoir ce qui entretient ce phénomène. Quelle est cette société qui provoque l'exclusion, la violence, dont les valeurs sont en décalage avec la parole publique ? Quelles sont les motivations de ces départs ? Où en est notre contrat social ? Attention également à ne pas légitimer la thèse du choc des civilisations : le Maroc, la Tunisie, l'Égypte, l'Algérie font face aux mêmes difficultés que nous. Avec internet, chacun vit dans sa bulle, la capacité des États à être un cadre de vie sociale s'amenuise. Cela nous oblige à favoriser le développement d'une citoyenneté numérique et force à la coopération internationale. Outre les acteurs du net, nous devons mobiliser toutes les composantes de nos civilisations : familles, partis, syndicats, religions, associations, etc.

Le Conseil constitutionnel ne sera peut-être pas saisi de ce projet de loi ; nous ne sommes pas à l'abri de questions prioritaires de constitutionnalité ultérieures. En effet, l'article premier heurte les conventions internationales auxquelles la France est partie car elle limite la liberté d'aller et venir. Cela posé, l'interdiction de sortie du territoire vise à protéger des familles et s'inscrit dans le droit fil de la résolution des Nations Unies du 24 septembre dernier. La notion de Français résidant en France pose question -nous y reviendrons.

L'Europe est la solution, c'est vrai, monsieur le ministre. Il faudra revoir les outils existants, notamment le système d'information Schengen (SIS) et le système VIS.

S'il est indispensable de créer une nouvelle infraction, il n'est pas nécessaire de sortir l'ensemble des dispositions relatives à l'apologie du terrorisme du régime de la loi de 1881. Il aurait mieux valu tout y maintenir et définir plus précisément le délit de menace -j'ai déposé un amendement dans ce sens. Avec la création du délit d'entreprise individuelle, on peut se satisfaire néanmoins de l'introduction dans le code pénal d'un tel principe de précaution.

Monsieur Sueur, on ne peut légiférer contre la réalité. Renforcer le pouvoir des États face à internet ne contraindra pas ce dernier à filer droit. C'est pourquoi je suis hostile au blocage. J'y reviendrai lors de la défense des amendements.

Porter le délai de vingt-quatre à quarante-huit heures est utile et permettra d'expliquer les raisons d'une censure. Reste qu'il est impossible de bloquer des sites.

Je rends hommage à mon tour à tous les consulats et ambassades en Irak, en Syrie, au Liban qui assistent nos compatriotes et reçoivent les demandes de visas.

Sécurité et liberté, opposition classique de la philosophie politique, concilier les deux est plus que jamais d'actualité. Il ne peut y avoir de contrat social sans responsabilité citoyenne.

Le terrorisme, c'est le gouvernement de la peur, qui peut conduire à l'absolutisme.

M. Roland Courteau.  - Très bien !

M. Jean-Yves Leconte.  - Ce projet de loi fait évoluer le droit -il le fallait- mais il ne règle pas tout. Il faudra plus de coopération et s'appuyer sur les citoyens partout dans le monde. Sans mobilisation citoyenne, pas de lutte efficace contre le terrorisme. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. François Bonhomme .  - Élu du Tarn-et-Garonne, de Montauban, où Mohamed Merah a commis son sinistre forfait, je mesure l'importance de la création du nouveau délit d'entreprise terroriste individuelle.

Fiché à la suite de son séjour en Afghanistan, Mohamed Merah a été surveillé et même convoqué par la DCRI en janvier 2011. Pourtant, il a pu agir. Cela pose la question des moyens alloués aux services et de la coopération police-justice.

L'interdiction de sortie du territoire est à saluer mais pose la question de la coopération internationale.

Contrôler internet, certes, mais il faut veiller à l'applicabilité de telles mesures. La plupart des arrestations pour actes de terrorisme en France ont lieu grâce aux preuves collectées sur internet : que fera-t-on si les preuves sont effacées ? De plus, les sites peuvent être dupliqués, sans parler du recours au dark web qui échappe aux moteurs traditionnels.

Je me réjouis que chacun appelle à lutter contre le terrorisme alors que les dispositions en ce sens de la loi sur la sécurité intérieure n'avaient pas fait l'unanimité dans cet hémicycle. Tout le monde a le droit de s'amender... Ce projet de loi est équilibré. Les outils de lutte sont améliorés, les libertés protégées.

Pourtant, les ligues de vertu n'ont pas manqué de ressasser la litanie habituelle de l'obsession sécuritaire de l'État, dont nous serions les complices consentants... Je crois plutôt que ce sont eux des obsédés de l'obsession sécuritaire... D'aucuns ont convoqué Michel Foucault à l'appui de leurs préjugés : laissons les philosophes à leur place... À chaque avancée de la lutte anti-terroriste, on entend les mêmes réactions. Pour certains, le risque n'est jamais suffisamment avéré, suffisamment important...

Mme Éliane Assassi.  - Vraiment n'importe quoi !

M. François Bonhomme.  - Pourtant, tous les experts s'accordent pour affirmer que notre pays sera frappé. Seul le moment est inconnu...

Mme Éliane Assassi.  - Ça, c'est une information !

M. François Bonhomme.  - Le risque est avéré. Les candidats au djihad n'ont jamais été aussi nombreux.

Ce texte respecte l'exigence de proportionnalité des peines. Sans irénisme ni rodomontades, regardons froidement le terrorisme dans ses formes nouvelles pour y faire face. (Applaudissements sur les bancs UMP)

M. Jacques Bigot .  - J'ai souhaité, le quinzième jour de ma présence dans cette assemblée, m'exprimer sur ce texte car j'ai eu à connaître, en tant que président de la communauté urbaine de Strasbourg, du drame qu'a constitué la radicalisation de six jeunes et dû faire face aux risques d'amalgames visant la communauté musulmane de la ville.

Ce projet de loi équilibre parfaitement les moyens de la lutte contre le terrorisme et la protection des libertés. L'interdiction de sortie du territoire répondra à la détresse des familles. Les garanties sont là : contrôle du juge, débat contradictoire. Je vois dans cette mesure le moyen de protéger nos concitoyens comme les familles de jeunes radicalisés.

Il faut enrayer l'embrigadement de notre jeunesse. La mondialisation, l'ouverture des frontières, internet rendent la chose plus facile. Le dispositif de blocage des sites n'est pas parfaitement satisfaisant, c'est vrai, mais ce n'est pas une raison pour y renoncer. Il nous faut plus largement réfléchir à la liberté de la presse.

Le juge judiciaire a un rôle répressif, le juge administratif celui de contrôler l'administration.

Le juge des libertés est, à la lettre, celui qui met ou non en détention ; ce n'en est pas moins le juge administratif qui est le garant de l'exercice des libertés. L'équilibre trouvé entre les deux est bon. Nous sommes passés de Gutenberg à la télévision, puis à internet ; il faut en tirer les conséquences. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Pierre Charon .  - Ce texte incite à dépasser les clivages pour nous intéresser à la sécurité des Français, seul sujet qui vaille.

Le problème n'est pas franco-français, on l'a dit : notre ennemi est un groupe international dont les ressources financières ridiculisent les budgets nationaux : riche du pétrole, le trésor de guerre de l'État islamiste de l'Irak et du Levant (EIL), estimé à un milliard de dollars, lui permet de recruter des mercenaires et de continuer à bafouer la dignité humaine. Que faire pour lutter contre la menace que font peser les jeunes partis faire le djihad qui, passés par les camps d'entraînement du Yémen, d'Afghanistan ou du Pakistan, deviennent de véritables bombes à retardement ? Nous avons une guerre de retard. Il faut l'aborder doublement.

D'abord, prendre acte que la guerre est d'un nouveau type, qui n'oppose plus sunnites et chiites et qui prospère sur l'affaiblissement des États et la porosité des frontières.

Les groupuscules terroristes profitent des faibles et des jeunes ; la radicalisation de masse ne se fait pas dans les mosquées salafistes mais sur internet. Les réseaux ont remplacé les imaginaires nationaux et se servent d'internet pour propager la haine.

Ensuite, vous êtes ministre de l'intérieur. La France est malade de l'intérieur, et le problème dépasse nos frontières. Je vous souhaite d'obtenir le soutien de vos collègues ministres de la justice et de l'éducation nationale et des moyens à la hauteur du défi. (Applaudissements sur les bancs UMP)

M. Gaëtan Gorce .  - Je me bornerai à commenter l'article 9 du projet de loi. Le blocage des sites internet sera inefficace. Contourner un tel blocage est un jeu d'enfant, nous l'avons vu pour les jeux en ligne.

Pour autant, ce blocage partiel pourra être exercé et il est légitime que les délinquants ne soient pas impunis. Reste la question des modalités du contrôle d'internet, qui ne peut rester une zone de non-droit, bien qu'il soit un espace d'expression. À propos de la loi sur la confiance dans l'économie numérique, le statut des hébergeurs et des éditeurs étant assez libéral, leur responsabilité a été atténuée : on ne peut imposer aux hébergeurs une obligation de surveillance générale des sites. La Cour européenne des droits de l'homme a mis en garde contre le risque du surblocage. Le recours contre de telles décisions de blocage restera possible devant le juge administratif. Pourquoi ne pas en appeler au juge judiciaire, comme l'a fait le législateur avec les lois de 2004 et 2007, avec l'exception de la pédopornographie ? C'est ce que prônait la mission de l'Assemblée nationale en 2011.

Pourquoi cette incohérence? Le Conseil constitutionnel a estimé qu'il revenait au législateur de prendre ses responsabilités. Dans le cas de la pédopornographie, le délai est constitué par la simple mise en circulation des images, mais pour le terrorisme ? Comment apprécier le soutien au Hamas ou la participation de ressortissants français aux combats en Ukraine aux côtés de milices pro-russes? La loi a vocation à s'appliquer à tous...

L'intervention de la Cnil pose problème s'il faut faciliter la rapidité des prises de décision. En outre, le texte modifie le rôle de la Cnil, en l'étendant à tout ce qui concerne internet et en la chargeant de se prononcer sur les contenus. C'est pour le moins maladroit d'improviser ainsi.

L'article 9 ne me semble donc guère convaincant. Je soutiens toutefois l'ensemble du texte. (Applaudissements sur les bancs socialistes ; Mme Nathalie Goulet applaudit aussi)

M. Bernard Cazeneuve, ministre .  - Je salue le travail remarquable et le souci d'équilibre de Jean-Jacques Hyest et Alain Richard. Je remercie les orateurs de tous les groupes.

Nous sommes tous soucieux de lutter contre le terrorisme, dans le respect des libertés individuelles. Il n'y a pas d'un côté les liberticides, de l'autre les défenseurs des libertés : le texte issu de l'Assemblée nationale ne menace nullement nos libertés.

Mesdames Assassi et Benbassa, votre détermination à lutter contre le terrorisme ne fait pas de doute mais la précision même du texte ne vous satisfait pas. Pour vous, l'interdiction de sortie du territoire, pour empêcher des jeunes d'aller se faire tuer, attente à la liberté d'aller et venir, le blocage des sites à la liberté d'expression comme la pénalisation de l'apologie du terrorisme sur internet et l'infraction nouvelle d'entreprise individuelle terroriste est inutile. Que reste-t-il du texte, dès lors ? Rien. Et que proposez-vous donc pour lutter contre le terrorisme ?

Le problème est de fond, philosophique. Mme Benbassa considère que les jeunes partent faire le djihad du fait de leur relégation sur notre territoire et de l'impuissance de l'école à les maintenir dans le sein de la République. Curieuse manière de remercier les enseignants qui cherchent à leur transmettre des connaissances et des valeurs et qui méritent considération et respect ! Vous expliquez par la relégation leur engagement dans le terrorisme ; comme forme de stigmatisation, il n'y a pas mieux !

Les musulmans de notre pays, comme je l'ai encore constaté à la fête de l'Aîd à Carpentras, refusent qu'on les assimile aux auteurs de ces actes de barbarie. Ils pratiquent un islam d'apaisement et s'opposent absolument à cette barbarie. Toutes les explications du monde ne peuvent justifier l'injustifiable. (Applaudissements sur les bancs socialistes, UDI-UC et UMP) Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas mettre en place une politique préventive, et nous le faisons par toutes les mesures administratives qui ne figurent pas dans la loi. Ce n'est pas convenable de ne pas le mentionner à la tribune. Dans ce débat, il faut faire preuve de rigueur et de sincérité. (Mme Esther Benbassa s'exclame)

L'arbitrage constant entre libertés publiques et sécurité est un vrai sujet. Sur l'interdiction de sortie du territoire, c'est toutefois un faux débat : il n'y a pas un bon juge -le juge judiciaire- et le juge administratif qui serait le bras armé de l'état policier. Le juge administratif s'est toujours dressé contre les gouvernements pour protéger les libertés. Sa jurisprudence en témoigne. Voyez l'arrêt Canal en 1962 ou l'arrêt Benjamin en 1933. Au reste, certaines décisions du juge judiciaire ont été contestées. Pourquoi opposez-vous ainsi les deux ordres de juridictions ?

Monsieur Gorce, vous dites que ce nous voulons faire sur internet n'est pas convenable.

M. Gaëtan Gorce.  - Non : pas cohérent !

Mme Esther Benbassa.  - Monsieur le ministre, un peu de bonne foi !

M. Bernard Cazeneuve, ministre.  - Le blocage pourra être contourné, je ne le nie pas. Toutefois, dire que ce sera un jeu d'enfant de le contourner n'est pas exact : les experts considèrent que 20 % à 30 % du trafic sur ces sites pourraient être empêchés, ce qui est considérable.

M. Gaëtan Gorce.  - Dont acte.

M. Bernard Cazeneuve, ministre.  - Restent les modalités techniques du blocage. Un mécanisme plus efficace est souvent plus intrusif. J'ai pris l'engagement de ne pas recourir à des procédés intrusifs pour ne pas porter atteinte aux libertés.

Les opérateurs ont déjà pris l'initiative de retirer des vidéos : celle que j'évoquais en début d'après-midi a été retirée à cette heure. Quand les opérateurs agissent ainsi, ils ne sont pas des censeurs mais j'en serai un quand j'interviens pour faire cesser un trouble à l'ordre public ? Le projet de loi se borne à les appeler à la responsabilité, les décisions administratives étant à nouveau prises sous le contrôle du juge administratif.

Je ne peux pas donner d'instruction à un procureur de la République -il y va de la séparation des pouvoirs. Si le juge ne le fait pas lui-même, je ne peux pas le faire, hormis dans le cas où mon administration serait elle-même concernée en tant que telle. Pour laisser le juge judiciaire agir, je n'ai pas de solution. (Mme Esther Benbassa s'exclame) D'où ma proposition : appeler moi-même l'attention des hébergeurs sous le contrôle du juge administratif ; grâce à quoi, le juge judiciaire pourra s'autosaisir plus facilement. Ce n'est pas une lubie ou une tocade mais une impossibilité technique qui la motive ! Si vous avez d'autres propositions, je suis tout ouïe.

Mme Éliane Assassi.  - C'est incroyable !

M. Bernard Cazeneuve, ministre.  - Il n'y a pas d'un côté des parlementaires soucieux des libertés publiques et de l'autre un Gouvernement liberticide.

Mme Éliane Assassi.  - Mais un Gouvernement qui dit le contraire de ce qu'il disait il y a deux ans !

M. Bernard Cazeneuve, ministre.  - Sauf à renoncer à la judiciarisation des individus isolés, je ne vois pas d'autre solution que l'incrimination d'entreprise terroriste individuelle. Là aussi, s'il y en a d'autre, je suis preneur !

M. Courtois a évoqué l'affaire du retour des djihadistes. Elle pose une question franco-turque qui a fait l'objet d'un déplacement à Ankara, mais aussi des questions franco-françaises. Les trois djihadistes sont arrivés à Marseille alors qu'ils étaient attendus à Paris parce qu'ils ont été changés d'avion, après que le pilote de la compagnie turque Pegasus eût refusé de les embarquer à destination de Paris, sans que les autorités françaises aient été prévenues. Au moment de leur arrivée en France, à Marseille, aucun mandat d'arrêt international ne pèse sur eux. En l'absence de commission rogatoire, la police de l'air et des frontières ne pouvait les interpeller ni les retenir. Seuls les agents de la DGSI auraient pu le faire mais ils n'avaient pas été prévenus.

Il y a aussi un problème avec Kheops ; c'est un système informatique obsolète, qui date des années 1990 et n'a fait l'objet d'aucun investissement depuis dix ans... Je souhaite y remédier. Il est un peu fort que ceux-là mêmes qui n'ont rien fait contre son obsolescence m'en fassent aujourd'hui grief.

On a donc injustement mis en cause les services du ministère de l'intérieur dans cette affaire, alors qu'ils ont fait leur travail, je tenais à le dire. Ils font un travail remarquable, en prenant des risques, en s'exposant, en s'adaptant en continu à une situation inédite. Je veux leur rendre hommage, remercier pour leur travail nos policiers, nos gendarmes, nos magistrats et tous les services de l'État qui participent à la lutte contre le terrorisme. (Applaudissements sur les bancs socialistes, Mme Nathalie Goulet applaudit aussi)

La discussion générale est close.

Discussion des articles

ARTICLE ADDITIONNEL AVANT L'ARTICLE PREMIER

M. le président.  - Amendement n°55, présenté par Mme Assassi et les membres du groupe CRC.

Avant l'article premier

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Le Gouvernement remet au Parlement, dans un délai de six mois après la promulgation de la présente loi, un rapport d'évaluation complet du droit en vigueur en matière de terrorisme.

Mme Éliane Assassi.  - Monsieur le ministre, souffrez que nous ne soyons pas d'accord avec vous, que nous ayons des interrogations, que nous fassions des propositions. Je n'ai pas apprécié le ton sur lequel vous nous avez répondu. Vous êtes plus élégant quand il s'agit de répondre à l'UMP ! (On s'amuse à droite)

M. Pierre Charon.  - Merci, monsieur le ministre !

Mme Éliane Assassi.  - La prolifération de textes législatifs en matière de terrorisme rend le droit imprécis, indéchiffrable et contradictoire. Comme le rappelle la Commission nationale consultative des droits de l'homme, l'empilement des réformes dans les domaines sécuritaire et pénal ne permet pas une véritable réflexion d'ensemble. L'étude d'impact accompagnant le projet de loi est particulièrement lacunaire.

Il est impératif qu'un bilan de la pertinence et de l'efficacité des mesures existantes soit présenté dans les plus brefs délais à la représentation nationale. L'intelligibilité de la loi et la sécurité juridique n'en seront que mieux garanties.

M. Alain Richard, co-rapporteur.  - Avis défavorable. De multiples rapports sur des sujets voisins sont en circulation. Le Parlement est au moins aussi bien armé que le Gouvernement pour mesurer la cohérence d'une législation.

M. Bernard Cazeneuve, ministre.  - Même avis.

L'amendement n°55 n'est pas adopté.

ARTICLE PREMIER

Mme Nathalie Goulet .  - Il n'y a pas de manichéisme, comme vous l'avez dit monsieur le ministre, entre d'un côté les tenants des libertés et de l'autre les apôtres de la lutte contre le terrorisme. Nous allons avoir un débat important. Internet est un vecteur essentiel des messages terroristes, c'est évident.

Il est tout aussi évident que nous n'avons pas la solution miracle. Je regrette l'absence dans ce texte de mesures financières ; les petits ruisseaux font les grandes rivières ! Nous avons en navette une convention d'assistance en matière de sécurité avec la Turquie ; il serait bien utile de la mettre enfin à l'ordre du jour ! J'en suis le rapporteur et, comme soeur Anne, je ne vois rien venir.

J'ai demandé depuis le mois de mai une commission d'enquête sur les réseaux djihadistes ; elle se met enfin en place. Elle apportera un éclairage utile et émettra des propositions.

Ce texte répond à une urgence ; il ne règlera pas tout mais c'est une première étape. Personne ici ne veut nuire à votre action, monsieur le ministre, au contraire !

M. Roland Courteau .  - Prendre le terrorisme à la légère relèverait de l'inconscience. Il faut réagir de la manière la plus ferme. C'est l'objet de ce texte. L'embrigadement de jeunes n'est pas un fantasme mais une réalité. L'interdiction de sortie de territoire me semble être une mesure adaptée à l'urgence de la situation. Liberticide, disent certains. Voire. Comment accepter que des jeunes gens partent pour apprendre à tuer auprès de groupes qui ont pour but de détruire nos valeurs ? La durée maximale de l'interdiction de sortie de territoire est limitée à six mois et renouvelable jusqu'à deux ans maximum.

Les organisations terroristes créent des assassins et promeuvent la barbarie. Près d'un millier de nos concitoyens seraient impliqués. Après réflexion, j'estime que l'interdiction de sortie de territoire se justifie : nous avons le devoir de protéger nos concitoyens mais aussi de protéger ces personnes d'elles-mêmes. L'interdiction de sortie de territoire pourra âtre contestée en référé. Cette mesure existe déjà en Grande-Bretagne et en Belgique sans que ces gouvernements soient qualifiés de liberticides.

Enfin, quid des ressortissants français possédant aussi un autre passeport ? (Applaudissements sur plusieurs bancs socialistes)

Mme Esther Benbassa .  - Je m'étonne du discours manichéen et réducteur du ministre qui est allé jusqu'à m'accuser de stigmatisation... On peut défendre les libertés et lutter contre le terrorisme à la fois. Pourquoi ces jeunes deviennent-ils djihadistes ? Ce n'est pas le cas de mes étudiants. Le djihadisme n'est pas sui generis ! Que faites-vous du désespoir de ces jeunes, des causes sociétales, économiques ? Il ne se lèvent pas un matin pour décider de devenir djihadistes. Vous nous mettez d'emblée dans le camp des « méchants » ; de l'autre, il y a les « bons », qui luttent contre le terrorisme. Naguère, pourtant, vous luttiez vous aussi contre la loi Loppsi II ! Vous considérez que tout va bien et fermez les yeux sur ce qui ne va pas, c'est pour cela que les choses vont mal.

M. Bernard Cazeneuve, ministre .  - Je n'ai pas dit que tout allait bien. Ne me faites pas dire des choses que je n'ai pas dites. J'ai parlé de politique préventive, j'ai aussi dit que rien de ce qui relève du contexte social ne peut excuser le terrorisme. Je n'ai pas dit qu'il y avait ici les bons qui s'en prenaient aux terroristes et les méchants défenseurs des libertés, d'autant moins que ce texte est équilibré et défend les libertés autant qu'il s?en prend au terrorisme. (Mme Éliane Assassi s'exclame vivement) Je suis prêt au débat, qui est loin d'être une souffrance pour moi, j'y prends même du plaisir et je me réjouis de poursuivre cette discussion utile. (Applaudissements sur les bancs socialistes ; sourires sur les bancs CRC)

Dépôt de documents

M. le président.  - M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre le sixième rapport d'évaluation de l'application de la loi du 27 juillet 1999 portant création d'une couverture maladie universelle, conformément à l'article 34 de cette même loi. Acte est donné du dépôt de ce rapport, qui a été transmis à la commission des affaires sociales.

Il a également reçu de M. le Premier ministre l'avenant n°4 à la convention du 23 septembre 2010 entre l'État et l'Agence nationale de la recherche relative au programme d'investissements d'avenir, action « Initiatives d'excellence ». Ce document a été transmis à la commission des finances et à la commission des affaires économiques.