Transparence financière des entreprises à vocation internationale

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale, présentée par M. Éric Bocquet et plusieurs de ses collègues.

Discussion générale

M. Éric Bocquet, auteur de la proposition de loi .  - Cette proposition de loi vise à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale.

Vaste programme, aurait dit le général de Gaulle. Elle est d'une actualité criante : Panama papers, Luxleaks... Depuis la crise de 2007-2008 surtout, la transparence financière est devenue incontournable dans le débat public. Le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), Oxfam, Attac, le Secours catholique et de nombreux autres syndicats et organisations en ont fait un cheval de bataille.

Que serait une concurrence libre et non faussée si certains parvenaient à s'exonérer des règles qui s'imposent à tous ? Quand un joueur triche, c'est la partie elle-même qui est faussée.

Si le reporting pays par pays devenait la règle, bien des fraudes seraient évitées : c'est ce que propose notre texte. Les activités économiques n'auraient rien à craindre et nous distinguons bien sûr la situation des PME, à l'origine de fraudes modestes, et les grands groupes. Alors que le seuil de 750 millions d'euros, souvent évoqué, exclurait près de 90 % des entreprises multinationales selon l'OCDE,  tel est le sens du seuil de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires annuels, qui correspond à la définition, selon la Commission européenne, de la grande entreprise, à partir duquel les informations suivantes seraient demandées : l'implantation dans chaque territoire, la nature de leurs activités et leur localisation géographique ; leur chiffre d'affaires ; le nombre de leurs salariés sur une base équivalent à temps plein ; la valeur de leurs actifs et coût annuel de la conservation desdits actifs ; les ventes et achats ; le résultat d'exploitation avant impôt ; les impôts payés sur le résultat et les subventions publiques reçues.

Dix régions françaises (sur 22) avaient exigé dès 2011 des banques avec lesquelles elles travaillaient de publier des informations pays par pays, suivies par une vingtaine de villes. À partir de 2013, la France est à la pointe de l'Europe sur le sujet, l'ancien maire de Londres M. Boris Johnson, qualifierait sans doute la France de Nation de « sans culottes ».

Nous avons été le premier pays européen à introduire cette obligation pour les établissements financiers dans la loi bancaire du 26 juillet 2013. Nous avons oeuvré également à jouer un rôle essentiel dans l'introduction d'une obligation similaire pour les banques européennes, dans la directive CRD IV en juin 2013.

Malheureusement, la proposition de reporting pays par pays avancée dans le cadre du projet BEPS (Base erosion and profit shifting) et adoptée par le G20 d'Antalya est insuffisante puisque confidentielle et limitée à des échanges entre administrations fiscales. Investisseurs et salariés des entreprises concernées sont aussi intéressées par de telles informations !

Les députés européens se sont prononcés très largement, le 8 juillet dernier, sur la directive sur les droits des actionnaires, pour le reporting pays par pays. La Commission européenne a lancé une étude d'impact sur le reporting public.

La France enverrait un signal fort à la communauté internationale en adoptant la démarche que nous préconisons. Elle s'est déjà engagée dans cette voie, en accroissant les obligations de reporting des banques - sans grand effet à ce stade.

Le reporting à grande échelle joue sur le risque d'image des entreprises. Voyez cette grande marque de café poursuivie au Royaume-Uni pour avoir minoré les impôts dus à Sa Majesté. On avance souvent l'argument du coût pour l'entreprise. Or il est minime et le secret des affaires n'est pas menacé.

Tant qu'un reporting public, pays par pays, ne sera pas adopté, des citoyens continueront à faire les frais de la confidentialité à l'instar d'Antoine Deltour, le lanceur d'alerte du Luxleaks dont le procès vient de s'achever.

Les conséquences concrètes de l'absence de transparence, au contraire, sont désastreuses. McDonald's a fait l'objet de deux enquêtes de l'administration fiscale en 2014 : 2,2 milliards d'euros avaient été soustraits au fisc français, transférés directement au Luxembourg et en Suisse, à cause d'un système interne qui place chaque franchise en déficit, ce qui prive également les salariés de toute participation au bénéfice. Ainsi, les 1 000 salariés des 18 restaurants de l'Ouest parisien doivent savoir que le total des redevances versées au groupe atteint 19 % à 24 % du chiffre d'affaires, au titre des loyers et de l'utilisation de la marque.

Je sais que je ne vous aurai pas tous convaincus. Le vote d'aujourd'hui pourra retarder la mise en oeuvre d'une véritable transparence ; c'est pourtant le sens de l'histoire et comme l'écrivait Yasmina Khadra : « N'est jamais seul celui qui marche vers la lumière ». (Applaudissements sur les bancs des groupes communiste républicain et citoyen, socialiste et républicain et écologiste ; MM. Pierre-Yves Collombat et Marc Laménie applaudissent aussi)

M. Philippe Dominati, rapporteur de la commission des finances .  - Le manque à gagner lié à l'évasion fiscale est compris entre 50 milliards et 70 milliards d'euros par an. Sous l'impulsion du G20, l'OCDE, et notamment Pascal Saint-Amans que nous avons entendu le 9 mars dernier, a engagé une vaste réflexion sur la fiscalité.

Le projet BEPS comporte quinze mesures, dont, au titre de l'action n°13, un mécanisme de reporting confidentiel, à l'attention des administrations fiscales, pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros.

La France a anticipé, dans la loi de finances pour 2016, en imposant une déclaration des activités pays par pays selon les critères du BEPS. Les premières déclarations interviendront en conséquence fin 2017.

Deux secteurs sont déjà soumis à davantage de publicité : la banque, et les industries extractives ; mais le bilan de ces mécanismes est encore incertain.

Dans le projet de loi de finances pour 2015, puis celui pour 2016, des amendements avaient été adoptés puis supprimés, visant à élargir de telles dispositions.

Dans le cadre de son contrôle sur l'article de la loi de finances initiale pour 2016 introduisant les déclarations d'activités fiscales, le Conseil constitutionnel a écarté le grief invoqué sur le fondement du principe de liberté d'entreprendre. Dans la motivation de sa décision, il a relevé que les informations fournies ne pouvaient être rendues publiques. Un doute existe donc sur la constitutionnalité d'un dispositif de déclarations publiques.

Le 12 avril dernier, la Commission européenne a rendu publique une proposition obligeant les entreprises réalisant au moins 750 millions d'euros de chiffre d'affaires, à déclarer leurs activités pays par pays.

Cette proposition de loi, de son côté, retient le seuil de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel, et impose la communication d'informations contenues dans les déclarations fiscales.

Je vous proposerai de rejeter ses deux articles. Le seuil, d'abord, rompt avec le consensus trouvé au sein de l'OCDE et participerait d'une insécurité juridique nuisible au climat économique. Ces informations pourraient en outre surtout être analysées, avant la société civile, par les concurrents.

La transparence ne peut être accrue qu'à l'échelle européenne. Nous risquons en outre de négliger le fait que les pôles de consommation ont migré vers les pays émergents.

La France est le quatrième pays au monde de localisation de sièges de grandes entreprises multinationales et le premier en Europe. Dès lors, l'extension des déclarations d'activités pays par pays, fiscales comme publiques, conduirait notre pays à divulguer un nombre d'informations plus important que d'autres pays. C'est un enjeu que le législateur doit prendre en compte et qui mérite, à tout le moins, une étude d'impact précise, française et européenne. C'est pourquoi je vous demande de ne pas adopter les deux articles de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains ; M. Vincent Capo-Canellas applaudit aussi)

M. Christian Eckert, secrétaire d'État auprès du ministre des finances et des comptes publics, chargé du budget .  - Vous le savez, le reporting pays par pays, dont le sigle anglais est CBCR, depuis votre vote de la loi de finances pour 2016, existe bel et bien entre administrations, pour les sociétés de plus de 750 millions d'euros de chiffre d'affaires, tête ou filiale française d'un groupe. Les informations demandées sont les suivantes : agrégats économiques, comptables et fiscaux, ainsi que des informations sur la localisation et l'activité des entités le constituant.

Cet ensemble permet de suivre la répartition de la valeur dans les groupes. Ce travail a été concrétisé par la signature par plus de 30 pays le 27 janvier à Paris d'un accord multilatéral rendant possible l'échange automatique entre les administrations fiscales. Le seuil de 750 millions d'euros concerne 200 entreprises ayant un siège en France, et environ 1 200 filiales de groupes étrangers.

Vous abaissez le seuil de chiffre d'affaires à 40 millions d'euros, ce qui élargit considérablement le périmètre du dispositif, soit.

Vous avez cité un cas précis. Des procédures sont en cours. Le secret fiscal m'empêche d'en dire plus. Sachez toutefois qu'en 2015, cinq grandes entreprises multinationales ont donné lieu à des notifications de redressements s'élevant à 3,3 milliards d'euros : c'est dire l'ampleur des enjeux !

L'administration fiscale s'attache à examiner les flux financiers intragroupes et l'établissement stable des entreprises. L'impôt n'est pas toujours payé, dit-on. Je réponds : les procédures sont rigoureuses, précises, elles s'appliquent.

Vous voulez aller plus loin, donc. Avant-même les Panama papers qui ont créé une émotion légitime dans l'opinion publique, nous avions publiquement annoncé, avec Michel Sapin, que nous étions favorables à un reporting public dans un cadre européen. Je regrette la confusion qu'a entraînée le débat à l'Assemblée nationale, sur le projet de loi de finances rectificative 2015, quelques semaines après l'adoption du CBCR entre administrations en projet de loi de finances 2016, sur un premier amendement en ce sens, en l'absence de toute initiative européenne.

Le Conseil constitutionnel a relevé un risque d'inconstitutionnalité du mécanisme proposé par les députés, heureusement retiré à temps. Il ne s'est jamais agi de couvrir les fraudeurs, contrairement à ce qu'on a pu lire.

Dans sa décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a bâti une jurisprudence très stricte sur la transposition des directives européennes.

Son considérant est très clair : en substance, il consiste à marquer que le juge constitutionnel français n'a pas à juger de la constitutionnalité des directives européennes, considérant que la directive est déjà passée au crible du droit fondamental européen, donc des traités auxquels la France est partie - sauf à ce que la directive contredise « l'identité constitutionnelle de la France », par exemple le principe de laïcité ; mais je ne pense pas que le principe de libre entreprise fasse partie de ce bloc. Dès lors, le contrôle de constitutionnalité se contente de vérifier que la loi ne contredise pas ouvertement la directive ; mais une fois que l'on se situe dans ce cadre européen, on peut avancer, et c'est bien l'intention du Gouvernement, qui rejoint la vôtre.

Seulement, votre proposition de loi ne transpose pas la directive. Les informations sont étendues à la valeur des actifs et aux subventions publiques reçues.

Le Gouvernement n'y est pas favorable en l'état mais nous pourrions y revenir dans le cadre de la loi Sapin II. M. Sapin, dont je vous prie d'excuser l'absence, en raison de son départ pour le Japon, plaide pour plus de transparence auprès de ses homologues, et le commissaire Pierre Moscovici semble acquis à cette cause.

Une directive européenne étant en cours d'élaboration, le Gouvernement considère que vous ne sauriez adopter ce texte sans encourir un risque constitutionnel. Nous vous demandons par conséquent de ne pas l'adopter en l'état. Vous comprenez toutefois que nous partageons le même objectif. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

M. Thierry Foucaud .  - Les arguments du ministre sont donc techniques et d'opportunité. Ne pas imposer de charges nouvelles aux entreprises, dites-vous...

D'abord la cible serait trop large ? Tout de même, 5 000 entreprises sur 3,5 millions, c'est assez peu... Les Panama papers, après les LuxLeaks, Wikileaks et autres listes révélées par les lanceurs d'alerte, ont suffisamment montré la nécessité d'agir.

Invoquer le secret des affaires, pour tenter de démontrer l'inopportunité de la proposition de loi, c'est presque faire de l'optimisation fiscale, sinon de la fraude, un secret industriel !

C'est précisément pour protéger nos groupes et entreprises de la concurrence déloyale que nous avons besoin de ce reporting fiscal. La France fut pionnière de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises et de nombreux chefs d'entreprises s'engagent dans cette démarche éthique.

Pervenche Bérès a rappelé que les socialistes et radicaux européens bataillaient depuis longtemps en ce sens.

Que craint-on véritablement dans cette affaire ? Venons-en donc au seuil. À 750 millions d'euros, 90 % des multinationales sont exemptées de toute obligation.

Le seuil de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires, cela correspond à la définition européenne d'une « grande entreprise ». Nous retenons également un seuil de 250 salariés : nous sommes loin des structures supportant des charges administratives insurmontables.

Le dernier argument technique, relatif au secret des affaires, ne tient pas : ces entreprises publient déjà largement ces informations dans leurs comptes, les banques font déjà du reporting depuis 2013. De nombreux chefs d'entreprises, je l'ai dit, tiennent à l'éthique ; de nombreux salariés publient des rapports détaillés sur leur responsabilité sociale. Les entreprises qui trichent bénéficient de l'honnêteté de celles qui paient. Moins d'argent public, c'est moins d'écoles, moins d'hôpitaux...

Le reporting public, transparent, pays par pays peut contribuer à rendre plus efficace la lutte contre la fraude fiscale, pratique sans merci et sans faux-semblant, comme l'a rappelé l'affaire des Panama papers. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur plusieurs bancs des groupes socialiste et républicain et écologiste)

M. Jacques Chiron .  - Faire de la lutte contre l'évasion fiscale une priorité s'impose : tous les grands maux de notre société en procèdent plus ou moins directement. Cette conclusion est celle qui ressort des nombreux travaux du Sénat, comme de ceux de l'OCDE. Nous savons comment lutter contre. Par la convergence d'une part : faire en sorte qu'aucune législation ne soit assez permissive pour autoriser ces pratiques. Par la transparence ensuite, en mettant de la lumière là où les fraudeurs croient trouver de l'ombre.

Comment procéder ? Le débat est déplacé sur le terrain des relations entre États souverains. D'aucuns proposent de partir seul en espérant que les autres nous suivront. D'autres misent sur la coopération en amont. « Si tu veux aller vite, marche seul ; si tu veux aller loin, marchons ensemble », dit un proverbe africain. Partisans de cette seconde méthode, nous ne voterons pas ce texte. Créons une puissante dynamique internationale. Certes, cela prend du temps. Mais c'est une nécessité.

Mesurons les progrès accomplis depuis 2012 : des initiatives nationales ont d'abord amélioré la coopération administrative. Puis nous sommes passés d'une concurrence d'États souverains à une communauté d'intérêts, au sein de laquelle les informations s'échangent automatiquement.

Dans le processus, le premier retard était technique - la connaissance de l'impôt, le second juridique et le troisième informatique. En a résulté un partage des tâches, en particulier avec les lanceurs d'alerte. Tous les acteurs jouent désormais leur rôle. Depuis 2012, 70 mesures de lutte contre la fraude fiscale ont été adoptées et les stratégies des grands groupes dénoncées. Le reporting pays par pays est déjà en vigueur pour les banques et les industries extractives. Le projet de loi Sapin, de son côté, améliore la protection des lanceurs d'alerte.

Une directive européenne étant en préparation, nous ne voterons pas ce texte. J'espère que les parlementaires européens sauront faire bouger les lignes, en particulier pour abaisser le seuil de déclenchement de la mesure : comme les socialistes européens, je suis personnellement favorable à un seuil de chiffre d'affaires de 40 millions d'euros.

Mais prenons quelques instants pour nous réjouir : si le principe de reporting pays par pays est validé à l'échelle européenne, nous aurons mis le pied dans la porte.

Donnons sa chance au débat parlementaire européen. Ne soyons toutefois pas naïfs : méfions-nous des lobbies et des pays à la position ambiguë comme le Royaume-Uni, l'Irlande ou encore le Luxembourg qui pratiquent une fiscalité agressive, voire à la carte. Un peu plus loin, les États-Unis sont intraitables avec leurs citoyens installés à l'étranger mais abritent en leur propre sein un véritable paradis fiscal, le Delaware.

Fixer unilatéralement, hors mouvement européen, un seuil de 40 millions d'euros pour le reporting aurait des effets pervers et jetterait la confusion. Alimentons plutôt la dynamique européenne, il sera toujours temps de trouver un plan B si elle échoue. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain ; M. François Fortassin applaudit aussi)

M. André Gattolin .  - Longtemps, les paradis fiscaux ont été considérés comme des astuces exotiques, presque sans portée ; puis, avec la crise de 2008, la mansuétude a laissé place à l'effarement devant les égoïsmes de la ploutocratie : après la prise de conscience de l'opinion publique, les politiques se sont saisis du sujet ; huit ans après, l'OCDE produit enfin des normes... Que d'atermoiements... Comment ne pas désespérer de la chronique des départs répétés de membres de cabinets ministériels vers la finance privée ? Comment croire à la volonté de régulation quand on voit la collusion des milieux financiers avec leurs régulateurs ? La nomination de M. Juncker a envoyé un signal désastreux.

La complexité des données n'est pas un argument pour en refuser la publication ; voter aussi est compliqué... Chacun est légitime à être informé. Les LuxLeaks ont démontré que la compréhension, pour être collective, nécessitait de la transparence. En ce sens, cette proposition de loi s'inscrit dans le sens de l'histoire.

La compétitivité des entreprises serait mise en danger ? Au contraire, la réputation se nourrit de transparence ; et celle-ci, qui donne un avantage d'image aux entreprises vertueuses, ne remet en cause ni le libéralisme ni l'esprit d'initiative. Pour répondre à l'exemple donné par le rapporteur, des exceptions peuvent toujours être apportées.

La France ne saurait avancer toute seule ? Certes, l'Union européenne serait un échelon plus pertinent... mais à condition d'avancer ; or la proposition de la Commission européenne est un leurre dangereux, qui ne s'intéresse qu'aux activités intra-européennes et agrège les données hors Union. Autant dire que toute ambition est enterrée... La transparence n'est pas la panacée, mais elle est utile pour bousculer la tiédeur des décideurs.

Cette proposition de loi pourrait certes être améliorée, le seuil, un mécanisme d'exception... Mais nous n'en sommes qu'à la première lecture, le volontarisme doit s'affirmer. Le groupe écologiste votera pour ! (Applaudissements sur les bancs des groupes communiste républicain et citoyen et écologiste ; MM. François Fortassin et Pierre-Yves Collombat applaudissent aussi)

M. Jean-Claude Requier .  - La transparence financière et fiscale des multinationales est assurément un sujet d'actualité : l'optimisation fiscale représente 50 à 70 milliards d'euros par an à l'échelle européenne, alors que le déficit public de la France s'élève à 77 milliards d'euros - c'est un enjeu pour les finances publiques comme pour la cohésion sociale. L'optimisation fiscale est injuste socialement en ce qu'elle est contraire au principe d'égalité devant l'impôt, et nuisible économiquement en ce qu'elle fausse la concurrence.

Cette proposition de loi oblige certaines entreprises à publier des informations pays par pays ; et elle élargit le champ des personnes à agir devant le tribunal de commerce en cas de refus de publication. Le seuil de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires me paraît trop bas : ne grevons pas la compétitivité de nos PME ; et la publication d'informations sensibles, stratégiques, pourraient favoriser la concurrence.

Enfin, une action seulement nationale ne saurait être efficace : réglons-nous plutôt sur la directive en cours d'élaboration. Pourquoi ne pas étendre le dispositif prévalant pour les banques et les industries extractives aux entreprises du numérique avant de s'attaquer à nos champions nationaux ?

Si l'unanimité du groupe du RDSE s'accorde sur le principe de ce texte, sa majorité en désapprouve les dispositions.

M. Vincent Capo-Canellas .  - Les révélations des Panama papers comme de l'affaire Luxleaks ont mis à jour la vulnérabilité de nos systèmes fiscaux et l'ampleur considérable de certaines pratiques aux conséquences éthiques et économiques importantes. L'OCDE puis l'Union européenne ont évolué, pris des engagements - M. le ministre nous annonce une transposition de la directive à venir dans la loi Sapin II. Bien avant, le Sénat avait pris des initiatives, grâce notamment à la commission d'enquête rapportée par M. Bocquet, à laquelle Mme Goulet a pris une part active.

Deux familles d'instrument juridiques sont opérantes contre les pratiques frauduleuses : l'échange d'informations entre États, qui est l'affaire de l'administration, et le reporting qui est davantage celle des citoyens. L'OCDE a privilégié la première, qui s'étend et produit des résultats mais il faut sans doute aller plus loin. On peut comprendre l'impatience de l'opinion publique devant la lenteur de la prise de décision au niveau international comme devant les délais de transcription...

Le reporting a contre lui d'être antiéconomique ; il présente en outre un risque constitutionnel rappelé par le ministre et le rapporteur, et le seuil fait débat.

La coopération internationale, l'échange d'informations pourraient donc être la voie la plus fructueuse ; nos concitoyens ne cesseront pas d'utiliser des IPhones, de commander sur Amazon ou de consulter Google parce que ces entreprises sont en délicatesse avec les services fiscaux...

Nous partageons l'objectif de cette proposition de loi mais non les moyens proposés pour l'atteindre. Le groupe UDI-UC ne la votera pas. (Applaudissements au centre et à droite)

Mme Patricia Morhet-Richaud .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) Membre de la délégation sénatoriale aux entreprises, je suis particulièrement heureuse de m'exprimer sur cette proposition de loi.

La crise de 2008 a poussé de nombreux États, en particulier au sein de l'Union européenne, à se saisir du problème de l'optimisation fiscale. De grands groupes ont fait de celle-ci un outil de développement, mais entre elle et la fraude, la frontière est ténue ; et les PME ne sont guère concernées, elles qui ne disposent pas de bataillons de comptables et d'experts fiscalistes. Elles s'inquiètent surtout de la conformité de leurs déclarations. Les PME ne sont pas en position de pratiquer le chantage à l'emploi...

La concurrence joue à l'échelle mondiale. Vouloir, seuls, laver plus blanc que blanc est contreproductif. Une directive est en cours d'élaboration, mieux vaudrait s'y raccrocher plutôt que d'alourdir les contraintes pour nos seules entreprises. Le risque constitutionnel n'est en outre pas négligeable. Le groupe Les Républicains votera contre ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Joëlle Garriaud-Maylam .  - L'évasion fiscale coûterait six fois le déficit de la sécurité sociale... En 2010, les pays en développement ont vu partir 850 milliards vers les paradis fiscaux, soit dix fois le montant de l'aide internationale au développement. L'évasion fiscale pèse sur la capacité de la communauté internationale à résoudre les grands problèmes de l'heure, outre qu'elle va souvent de pair avec ces fléaux que sont le blanchiment d'argent et la corruption - c'est ce que montre l'Organisation internationale parlementaire contre la corruption dont je promeus le développement en France.

Outre l'éthique, c'est la loyauté de la concurrence que l'évasion fiscale met à mal. Il y beaucoup d'hypocrisie : d'un côté, tout expatrié est assimilé à un exilé fiscal, de l'autre, on épargne les grands groupes internationaux... Le Gouvernement n'a pas toujours été exemplaire, comme lorsqu'il renouvelle le contrat du ministère de la défense avec Microsoft... Et mettre un État sur la liste noire peut avoir des retombées diplomatiques graves pour une efficacité proche de zéro.

La meilleure arme reste la transparence ; je suis favorable, à titre personnel, à ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen ; exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains). S'abriter derrière la directive en préparation pour le refuser n'est pas un service à rendre à l'idée européenne.

La transparence menacerait les entreprises ? Je n'y crois pas car on accède déjà à ces informations, que les plus petites des PME fournissent déjà au registre du commerce. À qui dévoiler, ensuite ? Si les scandales ont été mis à jour, c'est bien grâce à la persévérance de la société civile - l'administration, elle, n'a pas toujours les moyens d'agir.

Certains éléments de la proposition de loi mériteraient d'être retravaillés : le contenu des informations, le seuil... Je m'abstiendrai donc. J'espère que nos débats augurent d'avancées dans le projet de loi relatif à la transparence et à la modernisation de la vie économique. (Applaudissements sur les bancs des groupes communiste républicain et citoyen et écologiste)

Mme Nicole Duranton .  - Le scandale des Panama papers a renforcé l'idée dans l'opinion que l'évasion fiscale est un phénomène de grande ampleur. Voilà le contexte dans lequel nous débattons aujourd'hui d'une proposition de loi qui va plus loin que l'OCDE, plus loin que la Commission européenne. Le texte de loi abaisse le seuil de manière déraisonnable, obligeant quelque 5 000 entreprises à de nouvelles contraintes - toutes n'en ont pas les moyens. Si la France est en avance, comme avec le reporting des banques, le risque en termes de compétitivité impose de n'imposer les déclarations qu'au niveau européen - sans compter le risque constitutionnel. Pourquoi les entreprises françaises devraient-elles être plus contraintes, plus transparentes que leurs concurrentes ? Ne faisons pas de la transparence et de la morale l'affaire d'un seul pays. Je ne suis pas favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains)

M. Christian Eckert, secrétaire d'État .  - Merci pour vos propos de responsabilité, nous avons un devoir de précision et de pédagogie car la situation n'est pas aussi binaire que certains l'affirment et que certains de nos concitoyens l'entendent.

Les différences d'appréciation sur les seuils ne doivent pas masquer notre effort collectif, souvent à l'initiative du Parlement, contre l'évasion fiscale. Notre objectif est bien le même, celui de la justice fiscale, il faut le dire à nos concitoyens pour les réconcilier avec le politique.

Il y a eu des excès par le passé qui ont jeté la suspicion, nous avons désormais des conventions fiscales avec nombre de pays, qui fonctionnent à merveille et pour des montants qui en surprendraient plus d'un ici...

Aujourd'hui, les administrations fiscales ont accès aux rulings... Certains voudraient aller plus loin sur les seuils, mais ce n'est pas le principal. L'obstacle constitutionnel est bien plus sérieux. Si nous avons pu transcrire la directive pour les banques avec un peu d'avance, c'est qu'elle était sur le point d'être achevée ; nous n'en sommes pas là aujourd'hui avec le reporting...

Sur le montant de la fraude, prudence : les chiffres varient et, par nature, la fraude est dissimulée... Et ses limites avec l'optimisation agressive et l'optimisation tout court sont poreuses...

Il est donc d'attendre la directive, que nous transcrirons immédiatement ; les choses auront peut-être suffisamment avancé au moment de l'examen de la loi Sapin. Mais n'accréditons pas l'idée que le rejet de cette proposition de loi serait un signe de faiblesse ou de complaisance ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

La discussion générale est close.

Discussion des articles

ARTICLE PREMIER

Mme Marie-Noëlle Lienemann .  - Je voterai ce texte, le reporting public est souhaitable - je l'avais dit en loi de finances. Des progrès ont été faits, c'est vrai, mais il faut aller plus vite et plus loin. Nos amendements en faveur du reporting des banques avaient été acceptés parce qu'ils apportaient du poids dans la négociation européenne, c'est la même démarche aujourd'hui - c'est particulièrement utile en ces temps où la transparence est devenue une exigence démocratique.

Monsieur le ministre, saisissez ce soutien parlementaire qui vous sera précieux dans les négociations européennes, nous avons besoin d'un front large face à des pays qui n'ont pas intérêt à la transparence. Et, une fois que la directive aura fixé un seuil, il sera difficile d'y revenir. Je dois dire enfin ma perplexité : ce qui serait inconstitutionnel en France deviendrait constitutionnel si la décision est prise au niveau de l'Union. Voilà qui est incompréhensible pour nos concitoyens et source de fragilité pour nos institutions. (Applaudissements sur les bancs des groupes communiste républicain et citoyen et écologiste)

M. Marc Laménie .  - L'évasion fiscale, voilà ce contre quoi nous voulons lutter. Fixer le seuil à 40 millions d'euros de chiffre d'affaires, ce serait élargir excessivement le nombre d'entreprises contraintes, il faut faire attention. Je me rallie à la position de notre rapporteur.

M. Pierre-Yves Collombat .  - L'hémisphère droit de notre assemblée ignore ce que fait l'hémisphère gauche, c'est un phénomène habituel... Nous déplorons tous la fraude fiscale, qui équivaut au montant du déficit du pays... Ce texte demande un peu de lumière, il ne va pas supprimer les paradis fiscaux, mais on nous dit que l'Union européenne ne nous le permet pas... Du côté droit, on nous explique qu'il n'y a pas d'urgence, qu'il faut être plusieurs pour agir et, mieux, que la proposition est inconstitutionnelle - je n'ai toujours pas compris pourquoi. Comme si le politique n'existait plus...

M. Christian Eckert, secrétaire d'État.  - Il vaut mieux comprendre quand on fait la loi...

M. Pierre-Yves Collombat.  - Faire la loi ? J'aimerais bien ! (Rires sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen) Il semblerait qu'elle est plutôt faite par le Conseil constitutionnel, le Conseil d'État et Bruxelles ! Je voterai ce texte. (Applaudissements sur les bancs des groupes écologiste, communiste républicain et citoyen)

M. Philippe Dominati .  - Le seuil me préoccupe, car je me soucie des capacités exportatrices de nos entreprises : à 40 millions d'euros, on est encore petit à l'échelle mondiale. Nous avons auditionné une entreprise sous-traitante de l'automobile qui a peu de produits et veut s'implanter en Europe centrale : si elle devait fournir les informations demandées, sa stratégie serait compromise...

Ensuite, il semble que nous n'ayons pas convaincu tous nos partenaires européens sur les données publiques : attention à ne pas aller plus loin que nos concurrents - c'est encore plus vrai vis-à-vis de l'Amérique du Nord et de l'Asie.

M. Éric Bocquet .  - Merci à tous pour vos interventions, qui démontrent bien l'importance du sujet - je rappelle que le rapport de notre commission d'enquête avait été adopté à l'unanimité. L'affaire des Panama papers ne concerne qu'un cabinet d'avocats, il y a 20 000 avocats fiscalistes à Chypre... C'est dire qu'il reste beaucoup à faire.

Ce matin, le procureur national financier Mme Houlette, personne de grande qualité, a évoqué une coopération chaotique et lente avec certains pays ; nous avons demandé des noms : la Russie, l'Ile Maurice et la Suisse... Si l'on ne force pas un peu la marche, on risque d'attendre très longtemps ! (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen)

À la demande du groupe communiste républicain et citoyen, l'article premier est mis aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°225 :

Nombre de votants3 39
Nombre de suffrages exprimés33 7
Pour l'adoption  3 2
Contre 305

Le Sénat n'a pas adopté.

ARTICLE 2

M. le président.  - Si l'article 2 n'était pas adopté, il n'y aurait pas lieu de voter sur l'ensemble du texte. De ce fait, il n'y aurait pas d'explications de vote non plus.

M. Christian Eckert, secrétaire d'État .  - Il est surprenant d'entendre tourner en dérision les arguments constitutionnels. Le Conseil constitutionnel a validé le reporting sous la réserve qu'il ne soit pas public, ce qui porterait atteinte à la liberté d'entreprendre.

M. Pierre-Yves Collombat.  - C'est un scandale de dire ça !

M. Christian Eckert, secrétaire d'État.  - C'est le garant de notre Constitution qui le dit... On pourra lui opposer, dès lors qu'il existera une directive européenne, que nous aurons l'obligation, constitutionnelle elle aussi, de la transcrire.

L'article 2 n'est pas adopté.

En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.