SÉANCE

du mercredi 29 mai 2019

96e séance de la session ordinaire 2018-2019

présidence de Mme Hélène Conway-Mouret, vice-présidente

Secrétaires : Mme Françoise Gatel, M. Dominique de Legge.

La séance est ouverte à 14 h 35.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle un débat sur le thème : « La lutte contre la fraude à la TVA transfrontalière », à la demande du groupe RDSE.

M. Yvon Collin, pour le groupe RDSE .  - Au sein de l'Union européenne, la souveraineté fiscale des États, confortée par la règle de l'unanimité, conduit les États membres à pratiquer le chacun pour soi. Le projet de taxe sur les GAFA en est une illustration.

Je salue toutefois l'ouverture par le Conseil européen de janvier d'un débat sur la transition progressive vers la majorité qualifiée en matière fiscale.

En attendant, le fléau de la fraude transfrontalière à la TVA entraîne un manque à gagner colossal, estimé à 50 milliards d'euros par la Commission européenne, sur un total de fraude à la TVA de 147 milliards d'euros pour l'Union européenne, dont 20 milliards d'euros pour la France. En tout, c'est près d'un tiers du budget de l'Union européenne qui lui est soustrait. L'ampleur des pertes varie toutefois selon les pays : elles ne sont « que » de l'ordre de 1 % des recettes théoriques en Suède ou en Croatie, pour atteindre respectivement 25 % en Italie et 30 % en Grèce. La France se situe dans une position médiane, de l'ordre de 12 %, relativement stable en pourcentage, mais le montant de la fraude a tendance à augmenter. La fraude de type carrousel est la plus importante : cette technique assez futée repose sur les failles du système de collecte de la TVA transfrontalière, et implique plusieurs entreprises d'une même chaîne commerciale, présentes dans au moins deux États membres de l'Union, réalisant entre elles des acquisitions et des livraisons intra-communautaires, pour lesquelles les intermédiaires disparaissent, rendant impossible le recouvrement de la taxe. Certaines de ces sociétés écrans ou taxis couvrent des pratiques criminelles, voire terroristes, mais aussi anticoncurrentielles, qui perturbent le fonctionnement normal des marchés, avec des produits proposés à des prix très bas, alimentés par la fraude.

La fraude au carrousel n'est ni nouvelle ni isolée : citons les fausses factures créant artificiellement de la TVA déductible, la fraude aux véhicules soi-disant d'occasion, et la fraude sur les produits importés qui circulent dans toute l'Union.

Il y a donc urgence à agir. L'existence de 28 régimes différents favorise évidemment la fraude. Le régime actuel de la TVA sur les échanges entre États membres remonte à 1993. Il n'est pas inutile de rappeler à l'Union européenne sa responsabilité dans ce domaine. La Commission européenne est mobilisée depuis 2016. En 2017, elle avait présenté un programme de réforme susceptible selon elle de réduire de 80 % le montant de la fraude.

La majorité de notre groupe prône la mise en place d'un espace de TVA unique à l'échelle européenne. En attendant, des mesures techniques simples sont de nature à écarter la fraude, comme le prélèvement direct ou le guichet unique en ligne, qui simplifie les déclarations des entreprises.

De même, le Conseil avait appelé le 22 juin 2018 à un renforcement de la coopération administrative et du réseau Eurofisc. C'est un début... Où en est-on monsieur le ministre ?

À l'heure où nos concitoyens, partout en Europe, réclament plus de justice fiscale, et que les gouvernements s'attachent à alléger les impôts sur les ménages, l'Union européenne doit se montrer plus volontaire pour lutter contre la fraude, ce qui ne dispense pas, bien entendu chaque État d'améliorer ses propres dispositifs nationaux. Monsieur le ministre, vous enrichirez ce débat de vos éclairages, voire de vos annonces. (« Très bien ! » et applaudissements sur les bancs des groupes RDSE et UC)

M. Jean-François Husson.  - Où sont les marcheurs ?

M. Gérald Darmanin, ministre de l'action et des comptes publics .  - Merci au groupe RDSE et à M. Collin d'avoir pris l'initiative de ce débat, amplement justifié par les enjeux pour les finances publiques. Il sera utile dans la perspective du prochain projet de loi de finances, où nous débattrons de fiscalité locale, mais qui comportera aussi un volet de lutte contre la fraude.

La fraude à la TVA est un phénomène ancien, dangereux pour les recettes de l'État, et protéiforme. La TVA a été mise en place en 1950 et la fraude s'est développée à la faveur de la mise en place du marché unique, puis accentuée avec l'augmentation du volume des importations, ainsi que l'essor du commerce électronique et des plateformes numériques.

La TVA est la première ressource de l'État, avec quelque 160 milliards d'euros, représentant la moitié des recettes fiscales nettes et le deuxième prélèvement obligatoire derrière les cotisations sociales, mais devant la CSG, l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés.

La Commission européenne estime le manque à gagner pour la France à 20 milliards d'euros, soit 12 % des recettes potentielles.

Il existe deux grandes familles de fraude à la TVA : une fraude sophistiquée, de type carrousel, très organisée, pratiquée par de grands délinquants, et les petites fraudes liées à des sous-déclarations, de moindre ampleur, mais qui, mises bout à bout, totalisent un montant important de recettes fiscales qui nous échappent, et n'en constituent pas moins des fraudes.

Le président de la République, le Gouvernement, le Parlement et le Sénat en particulier ne s'en désintéressent pas. La fraude à la TVA doit être notre préoccupation première. Certes, ce sujet n'est pas très médiatique, en tout cas moins que l'évasion fiscale ou l'optimisation agressive de grandes entreprises. Il n'en est pas moins important et la Cour des comptes nous confirmera bientôt l'estimation de la masse financière. S'occuper de l'une ne veut pas dire ne pas s'occuper de l'autre : il faut le faire en même temps !

Le Gouvernement entend agir dès le projet de loi de finances pour 2020. La Commission européenne est très active depuis 2015. Depuis cette date, les services numériques sont imposés à la TVA dans le pays du consommateur, selon le groupe dit du « pays de destination ». La réforme a été efficace, rapportant près de 600 millions d'euros de recettes supplémentaires pour la France. La Commission a publié aussi le 5 décembre 2017 une nouvelle directive sur la TVA, applicable au 1er janvier 2021.

Le Conseil a été saisi en mai 2018 d'un nouveau projet de directive sur les flux intracommunautaires de marchandises, mettant fin au régime en vigueur depuis le 1er janvier 1993, afin d'éradiquer les schémas de fraudes carrousel les plus importants. Mais les négociations seront longues pour parvenir à l'unanimité. Le Gouvernement est mobilisé. Le nouveau Parlement européen et la prochaine Commission devront y être particulièrement attentifs. La France fera tout pour parvenir à un accord rapidement.

Ce n'est pas parce qu'obtenir l'unanimité européenne prend du temps qu'il ne faut pas avancer au niveau national. Chaque mois, je réunis tous les services de Bercy et des autres ministères, y compris les services d'enquête, concernés par la lutte contre cette fraude protéiforme, importante dans le bâtiment, les véhicules d'occasion, le transport de personnes, les logiciels de caisse programmés pour éluder une part du chiffre d'affaires, la location saisonnière, la vente à distance... À ceux qui se plaignent de contrôles administratifs tatillons, je rappelle qu'il s'agit avant tout de protéger les entreprises honnêtes, en rétablissant les conditions d'une juste concurrence.

Nos services ont fait 350 demandes de suspension de numéro de TVA intracommunautaire, 22 enquêtes ont été ouvertes et 213 personnes physiques et morales mises en cause. La DGFiP conduira un plan de contrôle ciblé et coordonné sur la fraude intercommunautaire.

Pour éviter les fraudes liées à de fausses déclarations sur les produits importés, nous améliorons les échanges entre les services du ministère qui ne travaillaient pas forcément ensemble à mon arrivée, comme les Douanes et la DGFiP.

Mme la présidente.  - Veuillez conclure. Il reste une quinzaine de questions et autant de réponses.

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Je ferai aussi des propositions sur la fraude dans le e-commerce.

Mme Nathalie Goulet .  - Merci pour votre excellent choix pour la mission sur la fraude sociale et merci d'avoir tenu parole. Nous essaierons d'être à la hauteur.

Vous nous avez indiqué la mise en place d'un nouveau logiciel de détection précoce des données. Où en est-on ? Comment harmoniser les procédures en Europe ? Comment améliorer la coordination avec nos voisins, au sein d'Eurofisc notamment ? La TVA, en effet, a une forte dimension européenne.

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Oui la TVA est un impôt européen, mais il est perçu nationalement. Sachez que la multiplication des taux de TVA, ou des taux différenciés, facilite la fraude. Ici on a réduit, par exemple, la TVA sur les parcs animaliers touristiques, pour de bonnes raisons - il y a toujours de bonnes raisons !

Nous travaillons sur le logiciel avec les Douanes, la DGFiP. Certaines sociétés privées se sont émues dans la presse que nous ne travaillions pas avec elles. Mais il en va aussi de la sécurité des données sensibles, relevant du secret fiscal ou du secret des affaires, détenues par les services de l'État qui enquêtent.

Nous renforçons aussi l'échange d'informations et la coopération avec nos partenaires européens.

Mme Nathalie Goulet.  - Merci pour ces précisions. La tâche est immense. La coopération judiciaire est aussi cruciale. La création d'un parquet européen permettra d'améliorer la lutte contre la fraude, et de faciliter les procédures au titre de l'article 40.

M. Emmanuel Capus .  - L'invention de Maurice Lauré est devenue la première ressource fiscale, mais aussi, en raison des fraudes dont elle fait l'objet, du crime en Europe, devant le trafic de drogue. Le marché unique a permis notamment à la fraude de type carrousel de se développer.

En 2016, c'est 147 milliards d'euros qui ont échappé aux États membres. C'est un manque à gagner monumental pour les États membres, donc les contribuables, parfois recyclé par des réseaux mafieux, voire terroristes. Des fraudes à la TVA organisées en Scandinavie ont ainsi contribué à financer des activités terroristes d'Al-Qaeda.

Il est urgent de réagir, mais les États européens peinent à se mobiliser sur un sujet qui requiert l'unanimité. L'Union a fait un premier pas avec la mise en place de l'outil d'analyse des réseaux de transactions, dit TNA. Réduira-t-il significativement la fraude et permettra-t-il d'appréhender les auteurs de la fraude ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Il s'agit à nouveau du data mining et des data scientists qui les exploitent, soit une trentaine d'équivalents temps plein qui n'existaient pas il y a deux ans.

La directive européenne prévoit que son application n'aura pas lieu avant 2021 et pour des montants de moins de 150 euros. Je vous proposerai des mesures dans le projet de loi de finances, dès l'an prochain et pour tous les montants. La mise en place de la facturation électronique permettra de récupérer toutes les données, les numéros de SIRET, les échanges de facturation, les prête-noms ; ainsi pourra être repéré en un seul clic ce que des agents mettent parfois des mois à traquer, et qui échappe aux contrôles fiscaux.

Nous mettons aussi en place une liste noire des opérateurs qui ne respectent pas les règles applicables aux plateformes européennes ou françaises, avec des amendes très importantes.

Les entrepôts de distribution de colis devront en outre tenir un registre électronique afin de faciliter le travail des douanes.

M. Jean-François Husson .  - (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains) La TVA, inventée en France au milieu du siècle dernier, a prospéré partout dans le monde, et la fraude est devenue partout un vrai sujet. La fraude carrousel, qui représente 50 milliards d'euros en Europe, se poursuit. Libération, qui fait partie des 34 journaux ayant dénoncé le phénomène, a révélé, en se fondant sur une étude d'Europol, que seul 1 % des produits des affaires criminelles, était perçu.

Le président de la République se targuait en 2017 de pouvoir changer l'Europe ; que ferez-vous pour, aboutir enfin à une harmonisation des différents régimes de TVA, monsieur le ministre ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Vous avez raison. En dépit des avancées de la Commission, nous déplorons tous la lenteur en la matière, liée à la règle de l'unanimité, qui présente des avantages pour la souveraineté fiscale de chaque pays, et des inconvénients, si l'on veut mener une politique fiscale cohérente.

Nous pensons toutefois mettre en place sans attendre, dans le prochain projet de loi de finances, la règle selon laquelle c'est la plateforme numérique qui paiera la TVA. Cela rapatrierait un montant très important dans les caisses de l'État, même si cela exige un important travail logistique de la part des entrepôts. Cela rétablira en tout cas l'équilibre entre les plateformes françaises et étrangères ne jouant plus le jeu fiscal.

M. Jean-François Husson.  - Vous pourrez compter sur le soutien de la commission des finances du Sénat. Les choses n'avancent guère : faisons tout pour qu'elles ne ralentissent pas...

M. Georges Patient .  - La fraude à la TVA est un véritable enjeu public, qui se chiffre à 20 milliards d'euros de pertes pour le fisc français.

J'ai cherché à savoir si les territoires d'outre-mer étaient concernés ; je n'ai pu obtenir d'informations... Est-ce à dire que la fraude n'existe pas, en raison des vertus particulières de ces territoires ? C'est qu'ils sont considérés comme des territoires d'exportation par rapport à l'Union européenne. La TVA n'a pas été introduite à Mayotte ni en Guyane, et les territoires d'outre-mer ne font pas partie du territoire fiscal de la TVA. Les fraudes sont néanmoins importantes.

Le temps n'est-il pas venu d'instaurer des règles justes et proportionnées dans les départements d'outre-mer ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - La TVA ne s'applique pas partout. Les taux sont différenciés, et les territoires d'outre-mer perçoivent l'octroi de mer...

Tout régime fiscal donne lieu à de la fraude - qu'il est, par hypothèse, difficile de chiffrer.

Faire payer la plateforme à la source, traçage électronique dans les entrepôts, name and shame, tout cela concernera aussi, de toute façon les territoires d'outre-mer.

M. Pascal Savoldelli .  - Tout le monde sait que la fraude finance le terrorisme et détruit le petit commerce vertueux.

La stratégie qui doit être mise en place doit lutter contre l'insuffisance des moyens de la police et du parquet. Seules 30 % des fraudes financières donnent lieu à des poursuites pénales, a pointé la Cour des comptes dans un référé de 2018.

Le Parquet national financier (PNF) traite 54 affaires de fraude à la TVA pour un montant de 918 millions d'euros, indument détournés des caisses de l'État, alors que les pertes causées par la fraude sont estimées à 20 milliards d'euros. Le PNF, ce sont seulement 18 magistrats et 18 ETP d'appui ! En conséquence de quoi, les affaires traitées ne portent que sur des montants relativement modestes, de l'ordre de 300 000 euros en moyenne, qui laissent de côté les grands trafics internationaux.

Quels moyens supplémentaires, et quelle coopération internationale allez-vous mettre en place ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Je ne partage pas toute votre analyse. Ce n'est pas qu'une question de moyens supplémentaires pour la Justice. On a eu ce débat à propos du verrou de Bercy. Le sujet est technique.

La fiscalité est affaire de spécialistes et c'est pour cela que nous avons créé la police fiscale. Le service d'enquêtes douanières, spécialisé, a ainsi conduit à de grosses prises. Un des problèmes était par exemple de ne pouvoir, jusqu'à récemment, sanctionner les intermédiaires. C'est désormais le cas. Nous pouvons également bloquer les complices des montages de TVA frauduleux. Nous irons plus loin dans le projet de loi de finances, en permettant, par exemple, aux agents du fisc de faire des achats sous pseudonyme, comme les douaniers...

Mme Sophie Taillé-Polian .  - L'Europe s'est dotée d'outils de lutte contre la fraude, notamment la fraude à la TVA transfrontalière, depuis plus de 30 ans, mais 150 milliards d'euros restent perdus, à comparer aux 58 milliards de la PAC...

L'Office européen de lutte antifraude, doté de pouvoirs d'enquête indépendant, est doté de 60 millions d'euros. Les enquêtes portent sur des fraudes qui se chiffrent en milliards d'euros. Le modèle sera prolongé par la mise en oeuvre du parquet européen, opérationnel dans 22 pays.

Où en est sa création ? Le temps presse ! Est-il bien dimensionné ? Les choses iront-elles assez vite ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Votre question est à réserver à Mme la garde des Sceaux. Je ne suis pas un spécialiste de la date de mise en place du parquet européen...La France considère que les choses sont assez lentes, mais heureusement, elles évoluent. Il y a un décalage entre la volonté de la Commission et de certains États et celle d'autres États...

La France met en tout cas la pression sur ses partenaires dans ce sens. La collecte de la TVA à la source rapporterait des milliards d'euros. Nous réfléchissons en outre à la possibilité de scinder la TVA.

Bref, il y a beaucoup à faire. On peut avancer indépendamment de l'Europe. D'aucuns ont même proposé d'avancer par voie d'ordonnances - je privilégie pour ma part le projet de loi de finances.

M. Jean-Marc Gabouty .  - La dissociation des procédures pénales et fiscales ne pose pas de problème de principe, en raison de son effet dissuasif et lorsqu'elle permet de sanctionner des complicités avérées, à cause de responsabilités convergentes établies. Mais, une entreprise dont la responsabilité a entièrement été dégagée au pénal et dont la bonne foi a été reconnue à ce titre peut même être poursuivie par le fisc, si le fraudeur véritable a liquidé sa société, et qu'elle est le seul interlocuteur solvable de celui-ci...

C'est la double peine sur des sommes qui n'ont pas été encaissées ! Comment éviter de mettre en difficulté les entreprises dans ce cas de figure - minoritaire, certes ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Merci de relever l'efficacité de nos services.

Le Parlement a voté une loi reconnaissant le droit à l'erreur des administrés. Je n'ai pas connaissance de cas concrets tels que celui auquel vous faites allusion, mais nous sommes à votre disposition pour les examiner.

La jurisprudence du juge administratif et du juge pénal diffère. Le même problème s'était posé au sujet du verrou de Bercy. Respectons l'indépendance des juridictions et des procédures. Mieux vaut privilégier la cohérence plutôt que de les opposer.

M. Jean-Marc Gabouty.  - Le contribuable peut ne pas comprendre ce type de situations. L'indépendance des procédures peut conduire à des résultats absurdes.

M. Michel Canevet .  - Le groupe Union centriste se félicite de la tenue de ce débat et salue le travail de Nathalie Goulet en la matière.

La délégation aux entreprises du Sénat se trouvait récemment dans la région de Cognac, qui contribue positivement à la balance commerciale française. Attention à ne pas la pénaliser en modifiant le régime de TVA !

La France est-elle déterminée à porter le sujet de la coopération à l'international, à Bruxelles en particulier ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Nous recevrons les producteurs de Cognac quand vous le souhaitez. Votre territoire m'a porté chance : c'est là que nous avons expérimenté le prélèvement à la source.

Attendons que la Commission européenne s'installe. La France est en avance sur la taxation des GAFA, grâce à vous. Elle est aussi en avance sur la lutte contre la fraude à la TVA - à cela près que nous avons plus de moyens pour récupérer les recettes !

La proposition du Gouvernement de TVA à la source est innovante ; son exécution est prévue dès l'an prochain. Les plateformes étrangères sur lesquelles nos compatriotes consomment doivent afficher le taux de TVA. Cela révolutionnera notre façon de consommer et rapportera une recette bienvenue à l'État, de l'ordre de 2,8 milliards d'euros à 3 milliards d'euros à en juger par le précédent italien.

Mme Pascale Gruny .  - Chaque année, des milliards d'euros de fraude à la TVA finissent dans les poches de criminels. Cette fraude est européenne. La répression doit aussi être européenne. C'est le sens du futur parquet européen qui devra lutter contre la grande criminalité transfrontalière. Se pose la question de son budget, de son indépendance, de sa compétence.

On préfère pour l'instant à un parquet fédéral une structure hybride, à la fois centrale et décentralisée : le procureur européen déclenchera les poursuites et mènera l'enquête mais les personnes poursuivies seront déférées devant les juridictions nationales.

Il faudra préciser l'articulation avec notre droit interne.

Quelle ambition la France nourrit-elle pour ce futur parquet européen ? Comment envisagez-vous la coopération de nos services avec ce nouveau parquet ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - La garde des Sceaux serait mieux à même de vous répondre.

Dans la fraude fiscale, il y a une part administrative et une part pénale. Le phénomène, transnational, appelle une réponse européenne ; les douanes ont l'habitude de travailler à cette échelle. La fraude prive l'État français de recettes, nous ne pouvons donc nous en désintéresser.

Les grands fraudeurs et la criminalité organisée se jouent des frontières et profitent des lacunes du marché commun. Le crime organisé est lui aussi international. Nous devons travailler en lien avec le parquet européen et avec les services de renseignement. Je suis confiant.

Je ferai part de vos interrogations à Mme Belloubet.

Mme Pascale Gruny.  - Il faut le plus de coordination possible, à tous les niveaux. Les différences de taux favorisent la fraude, et les interprétations diffèrent selon les juridictions.

M. Vincent Éblé .  - Ce très bon sujet mobilise bien au-delà des membres de la commission des finances. C'est heureux.

Au-delà des fraudes de type carrousel, il y a aussi les fraudes à la TVA due par les vendeurs étrangers sur les plateformes en ligne. Le groupe de travail de la commission des finances sur la fiscalité et le recouvrement de l'impôt à l'heure du numérique a mis en évidence l'ampleur de cette fraude. Nous faisions déjà des propositions en septembre 2015... Le plan d'action de la Commission européenne adopté en décembre 2017 a reconnu le problème mais aucune mesure n'a été prise. D'où l'introduction par le Sénat dans le projet de loi relative à la lutte contre la fraude de l'article 11 qui prévoit une responsabilité solidaire des plateformes en s'inspirant de l'exemple britannique. Comment l'administration fiscale prépare-t-elle sa mise en oeuvre ?

La directive du 5 décembre 2017 a créé un régime particulier, qui entre en vigueur en 2021, pour les ventes à distance de biens importés de pays tiers d'une valeur maximale de 150 euros. Qu'en est-il des envois d'une valeur supérieure ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - La directive s'appliquera en 2021 aux envois de moins de 150 euros ; notre dispositif, à tous les envois, dès 2020. Nous sur-transposons dans le bon sens !

L'arrêté d'application concernant la responsabilité solidaire des plateformes sera publié au mois d'août. Tout sera prêt d'ici le projet de loi de finances.

M. Marc Laménie .  - Merci au groupe RDSE de nous proposer ce débat essentiel. La commission des finances avait organisé à l'aéroport Charles-de-Gaulle une visite qui nous avait permis de mesurer l'ampleur du travail mené par les services des douanes notamment pour lutter contre la contrefaçon.

Élu des Ardennes, département frontalier, je suis préoccupé par la situation des buralistes car le paquet de cigarettes coûte beaucoup moins cher en Belgique. Il en va de même du carburant. Peut-on évaluer les sommes qui échappent ainsi à l'État ? Comment lutter contre ces méthodes ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Vaste question que celle des variations de fiscalité au sein d'un même ensemble... Le prix du tabac est décidé souverainement par chacun des États. Notre politique en matière de prix du tabac s'inscrit, depuis plusieurs années, dans une politique de lutte contre le tabagisme. Les taxes sur le tabac ne couvrent qu'un quart des dépenses de santé liées au tabagisme ! Nos prédécesseurs ont imposé le paquet neutre, l'interdiction de fumer dans les lieux publics ; nous poursuivons en mettant l'accent sur la prévention, les substituts nicotiniques.

Les territoires transfrontaliers comme les Ardennes ou le Nord connaissent une situation absurde puisqu'il suffit de traverser la frontière pour acheter des cigarettes moins chères, ou d'acheter sur internet.

Le tabac n'est pas un sujet fiscal, mais de santé publique. Fixer un prix unique du tabac en Europe irait dans le bon sens ; c'était une des propositions portée par la liste Renaissance...

M. Marc Laménie.  - Le combat est important. La tâche reste immense. Il faut y croire.

M. Alain Duran .  - Les mécanismes de fraudes à la TVA privent le fisc de dizaines de milliards d'euros. Or nous cherchons à défendre une fiscalité équitable, fondement de l'État social. Le mouvement des gilets jaunes a révélé le sentiment d'injustice fiscale, la crainte de voir le pacte social dévoyé par des pratiques frauduleuses.

L'Ariège est confrontée à la différence des taux de TVA appliqués par ses voisins : l'Andorre voisine pratique ainsi un taux unique de 4,5 %, ce qui pénalise nos entreprises.

La TVA, impôt moderne lors de sa création, n'a pas su s'adapter aux changements des modes de consommation et à la dématérialisation des flux économiques.

Comment comptez-vous lutter contre le dumping social pratiqué par des pays voisins non-membres de l'Union européenne ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Oui, il faut moderniser cet impôt, créé dans les années 50, qui constitue la première recette de l'État. Il ne s'est pas adapté, dites-vous ? On peut dire la même chose de tous nos impôts : prix de transfert, impôt sur les sociétés...

L'économie évolue vite et notre fiscalité doit s'adapter aux grands défis écologiques et numériques. Comment taxer la logistique, qui prend une place croissante dans l'économie ? Une réponse européenne est souhaitable pour mieux contrôler les flux de marchandises. Il faut aussi mieux contrôler les fraudeurs, attraper les tricheurs. Cela suppose que la voiture du gendarme soit aussi rapide que celle du voleur !

M. Alain Duran.  - Nos entreprises frontalières font face à une concurrence déloyale et sont parfois en grand danger.

Mme Marie-Christine Chauvin .  - La perte liée à la fraude à la TVA - 147 milliards d'euros pour l'Union européenne - représente trente fois la recette attendue de la taxation des GAFA...

Si la Suède et la Croatie ne perdent que 1 % de leurs recettes théoriques, en France, l'écart est de 12 % et atteint 21 milliards d'euros. Vus nos déficits abyssaux et notre fiscalité galopante, ces sommes seraient mieux dans les caisses de l'État !

Outre ses conséquences financières, le fléau de la fraude nuit aussi à l'image de nos entreprises exportatrices vertueuses.

La nécessaire réponse européenne butte sur la règle de l'unanimité en matière fiscale.

Monsieur le ministre, êtes-vous prêt à développer des moyens informatiques performants, à revoir les modalités d'encaissement de la TVA et à sanctionner plus fortement les fraudeurs ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Le prochain projet de loi de finances fera une large place d'une part à la fiscalité locale, d'autre part à la lutte contre la fraude, notamment à la TVA, car nous manquons d'outils juridiques.

Imposition à la source, achats sous pseudonymes, sanction des opérateurs dans la fraude, TVA scindée, tels sont quelques-uns des points sur lesquels nous travaillons. Ce sera une révolution fiscale !

Dans le montant que vous mentionnez, il n'y a pas seulement le produit des fraudes, mais aussi celui d'erreurs commises par les entreprises.

Plus on multiplie les taux réduits et les niches, plus on crée des opportunités de fraudes. Rappelez-vous des distorsions entre TVA sur la quiche chaude et TVA sur la quiche froide... Nous créons des monstres fiscaux ! La simplicité de la loi fiscale réduit la fraude.

Mme Marie-Christine Chauvin.  - Merci pour vos réponses. Ces mesures vont dans le bon sens. Cependant, nous avons beaucoup de retard et les pertes fiscales retombent sur le contribuable français. Il est urgent d'agir.

M. Yves Bouloux .  - La lutte contre la fraude doit être une priorité pour des raisons à la fois morales et financières.

La fraude à la TVA transfrontalière est un problème commun à tous les États membres, dans des proportions variables. Le mécanisme d'auto-liquidation ne peut pas être mis en oeuvre par la France qui n'atteint pas le seuil de 25 % requis - elle est à 12 % des pertes fiscales.

Bercy souhaite renforcer la lutte contre la fraude à la TVA. La fraude transfrontalière justifie-t-elle des mesures et méthodes spécifiques ? Quel sera leur coût, pour les finances publiques et pour les entreprises ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Le Gouvernement propose tout un arsenal de mesures. La Commission européenne estime à 20 milliards d'euros les pertes pour la France, soit 12 % de nos recettes fiscales ; la moyenne européenne est de 13 %. Nous nous inspirons des mesures prises au Royaume-Uni, en Italie ou en Espagne.

Le Premier président de la Cour des comptes remettra un rapport sur les montages et la nature de la fraude avant l'examen du projet de loi de finances ; cela nous permettra d'objectiver les choses.

L'évasion fiscale est un coup de canif dans le pacte républicain. La fraude à la TVA induit des pertes encore plus importantes. Merci au groupe RDSE de nous donner l'occasion de défricher le sujet avant le projet de loi de finances.

M. Yves Bouloux.  - Merci.

M. Daniel Gremillet .  - « Casse du siècle », « arnaque au carbone », « mafia du CO2 », la révélation de la fraude à la TVA sur les quotas carbone a provoqué une onde de choc.

Au-delà du préjudice financier - 1,8 milliard d'euros pour la France, jusqu'à 5 milliards d'euros pour l'Union européenne - cette vaste escroquerie a révélé les failles d'un système censé être vertueux.

La fraude à la TVA sur les quotas carbone a été favorisée par le caractère immatériel des transactions et le peu de contrôle. Touchant un domaine essentiel pour l'Union européenne, la lutte contre le réchauffement climatique, elle a fragilisé cette politique.

Comment la France entend-elle articuler la réforme de la TVA avec celle des quotas carbone, qui doit intervenir en 2021 ?

M. Gérald Darmanin, ministre.  - Je ne suis pas certain d'avoir bien compris votre question. La TVA sur les quotas carbone a déjà été supprimée. Une autre fraude a été combattue, celle sur les certificats, qui a mobilisé Tracfin, la DGFiP et les services de Nicolas Hulot à l'époque.

Plus généralement, les niches fiscales peuvent profiter à des passages clandestins. Plus les incitations fiscales sont généreuses, plus les fraudeurs s'y engouffrent !

Sur les quotas comme sur les certificats, nous avons eu une réaction très forte qui se traduira par des recettes supplémentaires pour l'État.

M. Jean-Claude Requier, pour le groupe RDSE .  - Je remercie Yvon Collin, vice-président de la commission des finances, qui est à l'initiative de ce débat. Je me félicite de l'intérêt qu'il a suscité, malgré son caractère aride.

Monsieur le ministre, notez que l'on ne vous réclame pas de dépenses nouvelles, pour une fois, mais des recettes supplémentaires - 20 milliards d'euros, ce n'est pas rien !

M. Yvon Collin.  - Très bien !

M. Jean-Claude Requier.  - La fraude au carrousel, parfois liée à la criminalité organisée, entraîne à la fois un manque à gagner colossal pour les budgets nationaux et une concurrence indue pour les entreprises vertueuses.

L'Union européenne devra avancer vers l'harmonisation fiscale, ce qui suppose de revenir sur la règle de l'unanimité en la matière.

Il est inacceptable que 65 % des envois en provenance des pays tiers ne respectent pas les règles de l'Union et je salue la suppression du seuil sur les produits importés.

Alors qu'Amazon ou Alibaba pourraient échapper à la taxe sur les services numériques, qu'elles s'acquittent au moins de la TVA !

Le Gouvernement a déjà agi, avec la mise en place de la police fiscale de Bercy notamment. Certaines mesures restent toutefois en suspens, comme la responsabilité solidaire des plateformes en matière de TVA due par les vendeurs ou le paiement scindé de la TVA.

L'Europe doit agir et en finir avec ses 28 régimes nationaux. Suivons l'exemple de l'Inde qui a réduit le nombre de taux de TVA applicable, passé de quatorze à un seul en 2017.

La fraude diffuse, bénigne au niveau individuel, finit par avoir des conséquences importantes. Sensibilisons davantage nos concitoyens.

Ce débat aura illustré les valeurs, chères au Sénat, de sagesse et de réflexion, symbolisées par le serpent et le miroir figurant sur les dossiers des sièges de la Chambre des Pairs. Elles siéent bien à notre Haute Assemblée ! (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE et UC)

M. Yvon Collin.  - Bravo !

La séance, suspendue à 16 h 10, reprend à 16 h 15.