La perte de puissance économique de la France et ses conséquences sur la situation sociale et le pouvoir d'achat

Mme le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « La perte de puissance économique de la France -  notamment en termes de compétitivité, d'innovation et de recherche  - et ses conséquences sur la situation sociale et le pouvoir d'achat ».

M. Daniel Salmon .  - La puissance est la capacité d'un acteur à imposer ses choix à d'autres acteurs. Ainsi définie, la puissance s'est toujours déclinée en termes de croissance.

Je souscris à la citation de Kenneth Boulding : « celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Il faudrait ajouter : soit un politique...

Toutes nos politiques publiques sont tournées vers la croissance du PIB, y compris la protection sociale qui y est adossée.

La croissance des pays développés est corrélée au prix de l'énergie, qui ne reviendra jamais au niveau des Trente glorieuses. On nous vend l'espoir d'un découplage entre cette croissance économique et ses conséquences écologiques, mais c'est une illusion : il va falloir vivre sans cette croissance.

La croissance n'a pas non plus permis de réduire les inégalités. Pire, elle les a creusées.

Une autre voie est possible : il faut penser une économie sobre avant de se la voir imposer par une succession de catastrophes.

Avec la pandémie, nous avons découvert que nos sociétés étaient vulnérables, que l'argent ne pouvait pas tout, que sans organisation au service d'un but clair la puissance économique n'est rien.

Nous allons devoir simplifier et ralentir, mais nous aurons aussi besoin de plus de têtes et de bras.

Une économie plus sobre n'est pas forcément synonyme de serrage de ceinture pour les plus modestes : ceux-ci peuvent bénéficier des économies d'énergie et de matière, ainsi que de nouvelles opportunités de travail et de revenu.

La fiscalité a également son rôle à jouer : suppression des niches fiscales, accroissement de la progressivité de l'impôt, imposition plus forte du capital et du patrimoine. Il faut planifier ce cercle vertueux.

Face aux faits, aux limites planétaires, le mythe du retour à une puissance économique prédatrice n'est plus souhaitable, ni même réaliste.

Nous devons passer le cap de l'ère industrielle et aller vers une économie économe. Un nouveau chemin de progrès est possible. Notre puissance réside dans notre souveraineté et notre survie dans la coopération, en particulier européenne. (Applaudissements sur les travées du GEST ; M. Franck Montaugé applaudit également.)

Mme Cathy Apourceau-Poly .  - Depuis trente ans, les gouvernements libéraux diminuent les cotisations sociales et la fiscalité des entreprises et imposent des sacrifices aux salariés au nom de la compétitivité. Pour quel résultat ? Les entreprises délocalisent, les dividendes explosent et les salaires stagnent, alors qu'Emmanuel Macron annonce un nouveau durcissement des allocations chômage et continue ses cadeaux fiscaux aux plus riches.

Les parlementaires communistes proposent un contre-projet avec des emplois stables, des services publics de qualité, une industrie au service des besoins de la société. Il faut réorienter les richesses vers la satisfaction des besoins des personnes plutôt que du capital et confier de vrais pouvoirs de décision aux citoyens et au monde du travail.

Quelque 358 000 familles ont été exonérées d'impôt sur la fortune (ISF) alors que leurs 1 000 milliards d'euros de patrimoine représentent la moitié du PIB de la France...

Le Président de la République a exonéré les entreprises de cotisations sociales tout en aggravant la précarité. Le soi-disant coût du travail n'existe pas : le travail crée des richesses.

Mettons l'économie au service de l'humain. Entre 2008 et 2017, l'Union européenne a apporté 1 500 milliards d'euros au système financier sans effet sur le chômage...

Face aux défaitistes, nous proposons les jours heureux : augmentons les salaires, réduisons la durée hebdomadaire du travail à 32 heures, recrutons massivement dans la fonction publique...

M. Laurent Duplomb.  - Mais bien sûr !

Mme Cathy Apourceau-Poly.  - ... augmentons le SMIC de 200 euros nets par mois, revalorisons les pensions et les minima sociaux, faisons l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, rétablissons les cotisations sociales du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), modulons l'impôt sur les sociétés en fonction des politiques d'emploi et d'investissement des entreprises, taxons les 10 milliards de profits annuels des compagnies pétrolières, baissons les prix des carburants et réduisons de 30 % les taxes sur le gaz et l'électricité !

Il est encore temps d'inverser la tendance : investissement et humain plutôt qu'austérité et marché.

M. Michel Canévet.  - Vive l'austérité !

Mme Anne-Catherine Loisier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Les inquiétudes quant à la dégradation de la compétitivité française sont malheureusement fondées. La crise a touché tous les pays européens, mais la France a particulièrement souffert. La part des exportations françaises de biens dans la zone euro est passée de 13,9 % en 2019 à 12,7 % en 2020 et le déficit commercial s'est creusé de plus de 7 milliards d'euros en 2020, atteignant 65 milliards d'euros. Les exportations françaises de biens et services ont plongé de 19 % en 2020, plus que les 13 % de la zone euro. Italie et Espagne ont pris des mesures sanitaires plus strictes sans perte de parts de marché. Il y avait donc bien une fragilité générale de l'appareil productif français en 2020.

Des économistes craignent une nouvelle phase de désindustrialisation. Le plan France 2030, trop compliqué et confus, ne suscite aucun engouement chez les acteurs économiques.

Comment renouer avec la compétitivité et le pouvoir d'achat ? Quelle croissance durable permettra d'éviter un éventuel ajustement brutal des salaires et des dépenses publiques après les présidentielles ?

Les pays en surplus commercial de la zone euro doivent accepter de relancer la demande, mais l'Allemagne fait la sourde oreille.

Selon l'Insee, en 2019, une personne sur cinq était en situation de pauvreté en France. Le nombre de repas servis par les Restos du coeur a été multiplié par 16 depuis 1986 et un bénéficiaire sur deux a moins de 25 ans...

Je crains que la stratégie « From farm to fork » n'impacte une nouvelle fois la compétitivité de nos agriculteurs. (Applaudissements sur les travées du groupe UC)

M. Henri Cabanel .  - Le déclin économique de la France et ses inévitables conséquences sociales - illustrées par les gilets jaunes - s'expliquent sur plusieurs décennies.

Jusqu'à la fin des années 2000, la France pointait encore au 4e ou 5e rang des puissances économiques mondiales. Depuis dix ans, le déclassement s'est accéléré, avec la crise de 2008-2010 en Europe et l'irruption de nouveaux acteurs comme la Chine.

Il s'agit donc d'une perte de puissance relative. Le leadership technologique américain se poursuit, la puissance allemande en Europe s'est renforcée et la Chine a émergé de façon spectaculaire depuis son adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) il y a vingt ans. D'autres pays et régions du monde émergent en Asie, en Amérique latine, au Moyen-Orient...

Cette désoccidentalisation du monde est la conséquence ultime de la mondialisation, un contrepoint à l'économiste Serge Latouche.

De pays exportateur net jusqu'au début des années 2000, nous sommes devenus massivement importateurs depuis. Notre croissance fondée sur la consommation se paie comptant, et la pandémie conforte cette réalité avec un déficit commercial de plus de 60 milliards d'euros en 2020.

Cela fait des années que certains experts nous alertent sur la dégradation de la position économique de la France. Des efforts ont été faits pour valoriser le « made in France », défendu en son temps par Arnaud Montebourg.

Le coût de notre dépendance est élevé. Nous devons retrouver notre souveraineté industrielle, même si cela doit coûter un peu plus cher au consommateur. Pour cela, il faut augmenter les salaires les plus bas, revoir la réglementation des marchés publics, instaurer une taxe carbone et des exigences sociales et environnementales aux frontières - le « juste échange ». Il faut également produire chez nous ou près de chez nous : réindustrialiser nos territoires et développer des pays plus proches, comme ceux du Maghreb. Enfin, il faut investir dans des secteurs d'avenir : les microprocesseurs, les médicaments, la recherche publique. Il y va de notre position sur l'échiquier international.

Voilà une feuille de route claire pour les candidats à la prochaine élection présidentielle. (Applaudissements sur les travées du RDSE ; Mmes Marie-Noëlle Lienemann et Florence Blatrix Contat applaudissent également.)

M. Franck Montaugé .  - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, Albert Camus disait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Cette phrase de 1957 conserve toute sa force.

Quelle place pour la France dans la fin de la civilisation du carbone ? Il s'agit d'abord d'une transition de modèle : la France ne peut ignorer « l'irruption de la terre dans notre histoire », comme le dit Bruno Latour.

Cependant, malgré les dégâts et les crises, les prises de conscience sont lentes. De COP en COP, les constats désabusés se succèdent. Pour autant, ne dénigrons pas les efforts des industries françaises.

La France doit devenir plus attractive et pourvoyeuse d'emplois utiles et bénéfiques à l'écoumène. Éducation générale et populaire, enseignement supérieur et recherche, accueil des étudiants étrangers, souveraineté numérique, formation générale et professionnelle tout au long de la vie, culture, voilà les domaines dont dépend notre place dans le monde de demain.

Après les révolutions néolithique et industrielle, l'anthropocène nous plonge dans la révolution de la durabilité. L'avenir de la France dépendra de notre capacité à changer de référentiel, comme l'écrit Pierre Caye dans son dernier ouvrage. Il faut mettre le patrimoine et le capital au service de la durée, transformer la richesse comptable en biens institutionnels et symboliques, constituer un patrimoine social pour l'ensemble de la société.

La République accumule le patrimoine matériel et symbolique pour mieux le gérer et le conserver. Les richesses matérielles et financières doivent être transformées en biens juridiques, sociaux, culturels et symboliques. Or, aujourd'hui, on galvaude ce patrimoine et la croissance passe par la désinstitutionnalisation de la société.

Pour la Directrice des Comptes rendus du Sénat,

Rosalie Delpech

Chef de publication

Ordre du jour du mercredi 1er décembre 2021

Séance publique

À 15 heures, 16 h 30 et le soir

Présidence : M. Gérard Larcher, président,

Mme Valérie Létard, vice-présidente, M. Vincent Delahaye, vice-président

Secrétaires : M. Joël Guerriau - Mme Françoise Férat

1Questions d'actualité

2. Désignation des vingt-trois membres de la mission d'information sur le thème : « La judiciarisation de la vie publique : une chance pour l'État de droit  ? Une mise en question de la démocratie représentative ? Quelles conséquences sur la manière de produire des normes et leur hiérarchie » (droit de tirage du groupe UC)

3. Désignation des dix-neuf membres de la commission d'enquête sur le thème : « La santé et la situation de l'hôpital en France » (droit de tirage du groupe Les Républicains)

4. Débat sur le thème : « La situation économique, sociale et sanitaire dans les outre-mer »

5. Débat sur le thème : « Éducation, jeunesse : quelles politiques ? »