Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne

23 mai 2000


Justice et Affaires intérieures

Communication et proposition de résolution de M. Paul Masson sur le texte E 1396 relatif au droit au regroupement familial

Communication de M. Paul Masson sur le projet de budget 2001 d'Europol

Institutions communautaires

Communication de M. Hubert Haenel sur le discours de M. Joschka Fischer, ministre allemand des affaires étrangères, relatif à l'avenir de l'intégration européenne

- vous pouvez lire et téléchagrer l'intégralité du discours de Joschka Fischer en cliquant 1


Justice et Affaires intérieures

Communication et proposition de résolution de M. Paul Masson sur le texte E 1396 relatif au droit au regroupement familial

Le Parlement français a été saisi sous le n° E 1396 par le Gouvernement d'une proposition de directive du Conseil (COM (1999) 638 final) qui a pour objet d'instituer un droit au regroupement familial au profit de certains ressortissants de pays tiers résidant légalement sur le territoire des Etats membres de l'Union européenne.

Cette directive est la première qui est proposée par la Commission européenne en application du traité d'Amsterdam sur la politique de l'immigration. En effet, l'article 63, paragraphes 3 et 4 du traité, a communautarisé, à compter de l'entrée en vigueur du nouveau traité qui est intervenue le 1er mai 1999, les conditions d'entrée et de séjour, ainsi que la délivrance de visas et de titres de séjour de longue durée par les Etats membres, l'immigration et le séjour irrégulier, y compris le rapatriement des personnes en séjour irrégulier ainsi que les droits des ressortissants de pays tiers en situation légale de séjour dans un Etat membre.

Le Conseil européen tenu à Tampere (Finlande), les 15 et 16 octobre 1999, a reconnu la nécessité d'un rapprochement des législations nationales relatives aux conditions d'admission et de séjour des ressortissants de pays tiers et a demandé au Conseil des ministres d'arrêter des décisions sur la base de propositions de la Commission, décisions " qui devraient tenir compte de la capacité d'accueil de chaque Etat membre et de leurs liens historiques et culturels avec les pays d'origine de l'immigration ".

Au cours du Conseil des ministres de la Justice et des Affaires intérieures du 27 mai 1999, le ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, avait cependant souligné que " le droit d'entrée et de séjour des étrangers, y compris des demandeurs d'asile, appartient à la souveraineté des Etats et que leurs opinions publiques y sont particulièrement sensibles ". Certes, ajoutait-il, " au-delà des modèles nationaux d'intégration des étrangers que montre l'histoire de l'immigration en Europe, il y a place aujourd'hui pour un travail d'harmonisation des politiques d'intégration et des règles qui les expriment ". Mais " la libre circulation des ressortissants européens ne saurait être la liberté d'installation des ressortissants des pays tiers, et la maîtrise des flux migratoires doit s'organiser à partir d'une notion de capacité d'intégration, résultat des politiques d'intégration certes harmonisées, mais aussi de données historiques et géographiques encore très différentes entre les Etats membres, ainsi que d'une sensibilité politique propre à chaque nation européenne ".

L'examen du contenu de la proposition de directive et des problèmes qu'elle soulève dans sa version actuelle doit permettre au Sénat d'arrêter une position au regard d'un texte qui, lorsqu'il sera adopté, pourrait avoir des conséquences majeures sur la politique française de l'immigration. Ces conséquences seraient d'autant plus importantes qu'un certain nombre d'Etats membres ont proposé, au sein du groupe préparatoire à la nouvelle Conférence intergouvernementale de révision du traité, de verser, dès l'adoption du prochain Traité et non à compter du 1er mai 2004, comme l'avait prévu le traité d'Amsterdam, les matières du titre IV (visas, asile, immigration) sous le régime de la majorité au Conseil et du droit de codécision du Parlement européen. Il s'agirait en particulier des mesures relatives à l'asile, aux réfugiés, aux personnes déplacées et à la politique d'immigration, ainsi qu'à la coopération judiciaire civile dans les matières ayant une incidence transfrontalière et à la coopération administrative entre les Etats membres et la Commission.

1. Le contenu de la proposition de directive

Grâce aux dispositions du traité d'Amsterdam, la Commission dispose d'une base juridique pour proposer les actes nécessaires à la fondation d'une politique commune d'immigration
. La directive est destinée à établir, dans le droit communautaire, des règles communes en matière de droit au regroupement familial. Pour l'instant, ce droit est seulement reconnu par des instruments juridiques internationaux, notamment la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950.

Selon la Commission, le regroupement familial permet de protéger l'unité familiale et il facilite l'intégration des ressortissants de pays tiers dans les États membres. Il doit donc constituer un droit reconnu sur tout le territoire de l'Union.

Les demandeurs du regroupement familial seraient :

- les ressortissants de pays tiers titulaires d'un titre de séjour d'au moins un an ;

- toute personne qui a obtenu le statut de réfugié ou qui est bénéficiaire d'une protection temporaire, quelle que soit la validité de son titre de séjour.

Les bénéficiaires du regroupement familial pourraient être :

- le conjoint du demandeur ou le partenaire non marié si l'Etat membre concerné reconnaît ces couples ;

- les enfants mineurs du couple, ou de l'un des deux, y compris les enfants adoptés ;

- les ascendants et les enfants majeurs à charge.

Un réfugié pourrait demander le regroupement avec d'autres membres de sa famille s'ils sont à sa charge. Pour les enfants mineurs non accompagnés bénéficiant du statut de réfugié, leurs ascendants pourraient être autorisés à les rejoindre ou, à défaut, tout autre membre de leur famille.

Le mariage polygame ne serait pas reconnu et une femme seulement pourrait bénéficier du droit de regroupement. De même, les enfants des épouses non admises seraient exclus du droit au regroupement, à moins que l'intérêt supérieur de l'enfant ne l'exige.

Le citoyen de l'Union européenne qui n'exerce pas son droit à la libre circulation, -c'est-à-dire qui réside dans le pays dont il a la nationalité- pourrait également demander à bénéficier du regroupement familial pour les membres de sa famille ressortissants de pays tiers.

La demande de regroupement familial se ferait auprès de l'Etat membre où le demandeur réside. Sauf cas particulier, le membre de la famille visé par le regroupement se trouverait à l'extérieur de l'Union européenne pendant la procédure.

L'Etat membre aurait un maximum de six mois pour examiner la demande. Un certain nombre de pièces justificatives seraient demandées. Toutefois, les exigences seraient plus souples pour les réfugiés et les personnes bénéficiant d'une protection temporaire lorsqu'ils ne possèdent pas de documents prouvant les liens familiaux.

L'entrée et le séjour d'un membre de la famille pourraient être refusés pour des raisons d'ordre public, de sécurité intérieure et de santé publique. Ce refus se baserait uniquement sur le comportement et l'état de la personne.

Il pourrait être demandé au regroupant de disposer d'un logement adéquat, d'une assurance maladie et/ou de ressources stables et suffisantes. Un séjour minimal, d'un an au plus, dans l'Etat membre concerné pourrait également lui être nécessaire.

Outre un titre de séjour de la même durée que celui du regroupant, les membres de sa famille obtiendraient un accès à l'éducation, à un emploi et à la formation professionnelle. Après quatre ans de résidence au plus, le conjoint ou le partenaire non marié ainsi que l'enfant devenu majeur, auraient droit à un titre de séjour autonome si le lien familial était maintenu. Ce titre de séjour pourrait être accordé plus tôt si une situation difficile l'exigeait.

Pour tout rejet, les personnes concernées auraient accès à un recours juridictionnel. En cas de fraude (falsification de documents, mariage blanc...), la demande serait rejetée et des sanctions pourraient être prises par l'Etat membre.

La proposition est actuellement soumise pour avis au Parlement européen qui pourrait se prononcer en juillet prochain. Le groupe " Migration et éloignement " du Conseil a commencé l'examen de la proposition de directive. Cette proposition est accueillie avec une extrême prudence par les délégations. L'Autriche a déposé une réserve générale sur l'ensemble du texte. Cinq réunions du groupe ont déjà eu lieu et il ne semble pas que la proposition puisse être inscrite à l'ordre du jour du Conseil Justice et Affaires intérieures avant la présidence française de l'Union.

Le titre IV du traité CE sur l'Union européenne relatif à la libre circulation des personnes ne s'applique pas pour l'instant au Royaume-Uni, à l'Irlande et au Danemark. Ils ne participeront donc pas à la mise en oeuvre de cette directive.

2. Les problèmes soulevés par la proposition de directive

a) La proposition de la Commission diverge sérieusement des législations nationales existantes

A juste titre, le Conseil, à l'initiative de la délégation française, a demandé à la Commission une étude comparative sur les régimes nationaux actuels concernant le regroupement familial. Ce travail est en cours par des consultants extérieurs et pourrait être disponible cette année. La Commission a néanmoins déposé sa proposition sans attendre la disponibilité de cette étude, pourtant indispensable dans un travail d'harmonisation des dispositions existantes.

La service des Affaires européennes du Sénat a publié de son côté une étude de droit comparé sur l'immigration et le droit d'asile qui fait apparaître le durcissement dans le temps, dans tous les Etats membres, des règles du regroupement familial, principale source d'immigration légale en Europe depuis les années soixante-dix.

Dans tous les pays étudiés, le regroupement familial est réservé aux membres de la famille d'un étranger titulaire d'un titre de séjour. De plus, l'étranger autour duquel s'effectue le regroupement doit justifier d'une durée minimale de résidence dans le pays. L'attribution de titres de séjour aux membres de la famille est toujours liée à la présence, dans le pays, de la personne à l'origine du regroupement. Elle est en outre subordonnée à la cohabitation de cette personne avec les bénéficiaires du regroupement. Ceci justifie l'existence de conditions de revenus et de logement. Ces dernières ne sont cependant pas applicables dans le cas des réfugiés titulaires du droit d'asile.

Tous les pays exigent que le chef de famille subvienne aux besoins de sa famille immigrée et que les conditions de logement soient acceptables. Si les situations sont appréciées individuellement, certains textes (la loi allemande, le projet de loi italien, la circulaire néerlandaise) contiennent des dispositions très détaillées dans chacun de ces deux domaines. Ils prévoient par exemple une estimation de la taille des logements des étrangers par rapport aux critères retenus pour les logements sociaux du secteur public dans le pays, et une évaluation des revenus par rapport à des planchers fixés par la législation sociale.

Le droit au regroupement familial concerne essentiellement le conjoint non séparé et les enfants mineurs. Les autres membres de la famille ne sont qu'exceptionnellement admis au titre du regroupement familial élargi.

·  Le conjoint

En règle générale, les couples non mariés ne peuvent pas bénéficier du regroupement familial. Les Pays-Bas prévoient cependant cette possibilité, de même qu'ils prévoient le regroupement des couples homosexuels. De même, au Royaume-Uni, depuis octobre 1997, le regroupement des couples non mariés, hétérosexuels ou homosexuels, est possible, mais il est soumis à des conditions extrêmement strictes.

Indépendamment des conditions de revenus et de logement, le regroupement des conjoints n'est pas automatique. D'autres conditions sont exigées, notamment pour prévenir les " mariages blancs ". Les pays les plus sévères à cet égard sont l'Allemagne, la Belgique et le Royaume-Uni.

Pour qu'il puisse faire venir son conjoint, l'étranger qui réside en Allemagne doit détenir un droit de séjour permanent ou, s'il n'a qu'un permis à durée limitée, avoir indiqué l'existence du lien conjugal lors de sa demande d'un titre de séjour. La Belgique exige que chacun des deux conjoints ait au moins dix-huit ans. Au Royaume-Uni, malgré l'abolition par le gouvernement travailliste de la " règle du but premier " (qui consistait à faire prouver, notamment grâce à un interrogatoire très précis portant sur toutes les habitudes du conjoint ou du futur conjoint, que le but premier du mariage n'était pas l'immigration), les époux, ou les futurs époux, doivent toujours apporter la preuve du caractère réel du mariage. Ceci suppose la conjonction de trois conditions : une rencontre préalable, l'intention de vivre ensemble de façon permanente et le non-recours aux fonds publics pour subvenir aux besoins du couple.

·  Les enfants

Seuls les enfants mineurs, à charge, et qui ne vivent pas de façon indépendante, peuvent bénéficier du regroupement familial. Le regroupement concerne généralement aussi bien les enfants naturels, issus du mariage ou nés hors mariage, que les enfants adoptifs. Cependant, certains pays exigent que l'adoption soit reconnue par leur législation.

L'Allemagne et le Royaume-Uni sont particulièrement stricts pour ce qui concerne le regroupement des enfants : les deux parents doivent en effet résider légalement dans le pays. De plus, en Allemagne, la limite d'âge au-delà de laquelle les enfants n'ont plus le droit d'immigrer pour raisons familiales est fixée à seize ans.

A l'opposé, les enfants majeurs peuvent, à titre exceptionnel, obtenir le droit de venir rejoindre leurs parents lorsqu'ils parviennent à établir leur dépendance financière et la nécessité du regroupement. Les Pays-Bas sont le pays le plus libéral à cet égard.

·  Les autres membres de la famille

Les possibilités de regroupement familial élargi sont très limitées. Elles concernent surtout les ascendants dans la mesure où, dépendant financièrement d'un enfant installé en Europe, ils sont seuls dans leur pays d'origine. L'Espagne, l'Italie et les Pays-Bas sont les trois pays qui admettent le plus volontiers l'immigration des ascendants.

Dans tous les pays, les règles du regroupement familial se sont compliquées et se sont durcies avec le temps. La Belgique en fournit un bon exemple. En 1984, elle a introduit deux règles particulièrement restrictives :

l'interdiction des regroupements familiaux en cascade, ce qui empêche un étranger qui aurait bénéficié du regroupement familial de faire venir sa famille ;

l'interdiction des regroupements familiaux répétés, ce qui oblige tout étranger à réaliser sur deux années civiles toutes les opérations de regroupement autour de sa personne.

b) La proposition de directive couvre un champ très large qui focalise l'hostilité de certains Etats membres

La proposition de directive est assez éloignée des législations nationales existantes. Tout d'abord, le champ d'application de la directive va très au-delà de ce que les législations nationales autorisent. C'est le cas notamment pour la prise en compte :

- des personnes bénéficiant d'une protection subsidiaire ;

des réfugiés pour lesquels la directive s'appliquerait indépendamment de la durée de validité du titre de séjour qui leur aurait été délivré par un Etat membre.

Il faut souligner que le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 avait nettement traité à part à la fois les formes subsidiaires de protectionoffrant un statut approprié à toute personne nécessitant une telle protection " (point 14) et la question de la protection temporaire des personnes déplacées (point 16).

L'exposé des motifs élargit en outre considérablement le champ d'application du texte même des articles de la proposition de directive, ouvrant par là d'autres voies possibles d'interprétation à la Cour de Justice. C'est le cas par exemple pour la définition des membres de la famille, telle qu'elle résulte de l'exposé des motifs de la proposition, qui pourrait concerner :

le partenaire non marié, y compris le partenaire du même sexe alors que le contenu même de l'article de la proposition n'évoque que " le conjoint du regroupant, ou le partenaire non marié qui a une relation durable avec le regroupant, si la législation de l'Etat membre concerné assimile la situation des couples non mariés à celle des couples mariés " ; cependant afin d'éviter d'éventuels abus, la proposition précise que " les partenaires non mariés doivent être liés par une relation durable, ce qui peut être démontré au moyen de la preuve de la cohabitation ou de témoignages dignes de foi " ;

les enfants des partenaires, nés hors mariage, nés de mariages antérieurs ou adoptés, ainsi que les enfants majeurs ; " leur regroupement est possible dans le but de venir à la rencontre de situations particulièrement difficiles " ;

l'épouse et ses enfants, les enfants d'une deuxième épouse dans le cadre d'un mariage polygame ;

les parents ou des collatéraux d'enfants mineurs non accompagnés.

Le groupe " Migration " du Conseil a procédé à une première lecture du texte lors de ses réunions des 26 janvier, 11 et 29 février, 1er et 30 mars 2000. Les questions, sur lesquelles les positions des Etats membres divergent et qui ne sont pas réglées au niveau technique des délégations, portent sur les points suivants :

- Doit-on considérer le regroupement familial comme un droit, dont l'exercice est soumis au respect de certaines conditions ?

Les réfugiés doivent-ils être inclus dans le champ d'application de la directive ?

La durée de validité du titre de séjour doit-elle être le critère régissant le droit au regroupement familial ou faut-il également examiner les raisons justifiant l'octroi de ce titre ?

- Que doit recouvrir la notion de famille aux fins de regroupement ? Faut-il considérer le partenaire non marié, les ascendants à charge et les enfants majeurs à charge comme des membres de la famille pouvant bénéficier du regroupement familial ?

Les ressortissants de pays tiers, membres de la famille de citoyens de l'Union européenne n'ayant pas exercé le droit à la libre circulation, doivent-ils bénéficier du droit communautaire en matière de libre circulation des personnes ?

Qui doit déposer la demande de regroupement familial : le ressortissant d'un pays tiers résidant légalement dans un Etat membre ou le membre de sa famille ?

- Les membres de la famille du demandeur doivent-ils avoir accès à un emploi salarié ou à une activité indépendante au même titre que les citoyens de l'Union européenne ?

En définitive, le droit au regroupement familial, que la présente proposition de directive tente d'harmoniser, pose de redoutables problèmes aux Etats membres, à l'Allemagne notamment, mais aussi à la France qui devrait, pour sa transposition, remettre vraisemblablement, une fois de plus, sur le chantier, l'ordonnance de 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers.

Il est de surcroît peu réaliste de négocier le contenu d'un texte sur le regroupement familial sans que, préalablement, l'Union européenne ait arrêté " une vision élargie et des bases cohérentes pour une politique d'asile et d'immigration " comme le suggérait le ministre français de l'intérieur le 27 mai 1999 devant le Conseil des ministres Justice et Affaires intérieures.

Compte rendu sommaire du débat
consécutif à la communication

M. Robert Badinter :

J'aimerais intervenir sur une question fondamentale. Cette proposition concerne le regroupement familial. Or, tout le monde est d'accord pour dire que le regroupement familial est un élément favorable à l'intégration. Il existe certes la crainte -qui est subsidiaire par rapport au principe- que, à l'occasion du regroupement familial, les règles nationales sur l'immigration ne soient contournées. Il s'agit donc, par cette directive, d'harmoniser les conditions du regroupement familial au sein de l'Union européenne car il est tout à fait fâcheux d'avoir, à l'heure actuelle, des systèmes différents avec lesquels on joue avec habileté.

Si le regroupement familial est un facteur d'intégration, et si on considère, par ailleurs, que le regroupement familial vaut pour ceux qui sont déjà légitimement et régulièrement présents dans les territoires de l'Union européenne et non des clandestins, alors les préoccupations concernant le détournement des règles du regroupement deviennent subsidiaires. Car on ne peut concevoir le regroupement familial en fonction d'une préoccupation sur un possible élargissement des conditions de fait de l'immigration irrégulière. Nous ne pouvons pas écrire qu'il faut penser la totalité de la politique d'immigration pour pouvoir définir les conditions du regroupement familial. Subordonner le regroupement familial à la définition d'une politique européenne de l'immigration, c'est en réalité dire non à une directive sur le regroupement familial.

M. Hubert Haenel :

Notre rapporteur, M. Masson, nous explique par cette proposition de résolution que le regroupement familial est un sujet délicat, pour lequel il est souhaitable que s'instaure un débat au-delà de notre délégation, au sein de la commission des Lois, ou plus largement au sein du Sénat. Nous ne pouvons pas nous en tenir à une simple consultation écrite sur ce sujet.

M. Paul Masson :

Nous ne débattons pas du fond avec cette proposition de résolution. Nous prenons seulement une position qui sera utile à la commission des Lois qui est seule compétente pour instruire la résolution. Nous pourrions choisir de ne pas déposer de proposition de résolution, jugeant qu'elle est peut-être prématurée. Mais il me semble que, s'agissant des nouvelles compétences de la Commission européenne, issues du traité d'Amsterdam, et du premier exercice de cette nouvelle compétence, la question que nous devons nous poser est double :

- première question : est-ce que la Commission fait bien de commencer par le regroupement familial plutôt que, par exemple, par l'immigration clandestine ou le droit d'asile, alors que la question du regroupement familial est un des aspects de la politique de l'immigration qui fonctionne le mieux. Les Etats ont en effet beaucoup avancé dans la réflexion et l'approfondissement des règles applicables, ce qui n'est pas le cas dans d'autres matières de l'immigration. Je ne juge pas au fond le contenu de la proposition de directive. Mais je m'interroge sur les procédures dans lesquelles nous nous engageons à partir d'une initiative de la Commission européenne. Le débat est là, et non sur le fond.

- deuxième question : pourquoi, commençant par le regroupement familial, la Commission ne s'est-elle pas livrée à un inventaire complet des règlements et dispositions régissant la matière dans l'ensemble des quinze Etats membres ? Subsidiairement, je suis obligé de constater que la Commission a élargi le débat, c'est-à-dire qu'elle a accru la difficulté, dans une matière qui exige l'unanimité, en prenant le risque de froisser la susceptibilité d'un certain nombre d'Etats membres. Le débat est moins sur le contenu, que sur la procédure et le choix de ce sujet, alors que le mandat donné par les chefs d'Etat et de gouvernement, à Tampere, était plus large et ne portait pas prioritairement sur le regroupement familial.

M. Xavier de Villepin :

Il est vrai que le regroupement familial est un facteur d'intégration. Pour autant, le rapporteur a raison d'aborder les limites du regroupement familial. Je partage entièrement son avis quand il nous propose de ne pas inclure dans le regroupement les ascendants, les enfants majeurs ou issus de mariages polygames, les partenaires du même sexe. Le regroupement familial est certainement un facteur d'intégration, mais c'est aussi un sujet très sensible pour nos compatriotes. C'est pourquoi il convient d'attirer l'attention de la Commission sur les limites du regroupement familial, qui ne doit pas être ouvert exagérément.

M. Robert Badinter :

Je n'ai pas abordé jusqu'ici la question de l'étendue du regroupement familial. Je ne me suis pas exprimé sur l'entrée ou la non entrée, au titre du regroupement familial, des familles polygames par exemple, car il s'agit d'autres aspects de la proposition de résolution qui nous est soumise. En revanche, la proposition de notre rapporteur de subordonner l'adoption de la proposition de directive à la définition d'une politique de l'immigration aurait comme conséquence de repousser de fait l'adoption de cette directive.

M. Xavier de Villepin :

Je souhaite, comme notre collègue Paul Masson, que soit dressé par la Commission, à la demande du Conseil, un tableau comparatif des différentes législations actuellement en vigueur dans les Etats membres. C'est essentiel pour comprendre le débat qui doit avoir lieu sur cette question, compte tenu des sensibilités diverses qui existent dans les Etats.

M. Hubert Haenel :

Ce débat confirme la nécessité pour la délégation d'adopter une proposition de résolution sur le regroupement familial, afin d'attirer l'attention du Gouvernement français et des institutions européennes sur nos besoins d'information dans un domaine où, à tort ou à raison, beaucoup de nos concitoyens voient un facteur de fraude. Il est nécessaire que les spécialistes de la commission des Lois du Sénat en débattent et que le Gouvernement puisse s'expliquer.

M. Paul Masson :

Je dois préciser, avant d'aborder l'examen du contenu de ma proposition de résolution, qu'il n'y a pas, en la matière, de vide juridique qui conduirait à nous prononcer dans l'urgence. Chaque Etat de l'Union européenne dispose d'une réglementation très détaillée en matière de regroupement familial. Je dois préciser à M. Badinter que l'expression " rapprochement " -et non " harmonisation "- des législations nationales que j'ai retenue dans mon proposition, résulte de l'exposé des motifs de la proposition de la Commission européenne.

M. Robert Badinter :

Faut-il écrire dans la proposition que " la maîtrise des flux migratoires doit s'organiser à partir d'une notion de capacité d'intégration, qui est le résultat de politiques harmonisées, mais aussi de données historiques et géographiques encore très différentes entre les Etats membres ainsi que d'une sensibilité politique propre à chaque nation européenne " ? Faut-il vraiment prendre dès maintenant une position négative par rapport au développement futur de l'immigration en Europe ?

M. Paul Masson :

Je ne fais que reprendre les propos du ministre de l'Intérieur du gouvernement français devant le Conseil des ministres " Justice et Affaires intérieures ", le 29 mai 1999. Il s'agit de la position officielle du Gouvernement français. Au cours d'une audition de notre délégation, il nous a d'ailleurs été indiqué que M. Jean-Pierre Chevènement s'exprimait alors bien au nom du Gouvernement et notamment de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la Justice.

M. Hubert Hamel :

Je ne comprends pas pourquoi notre éminent collègue, ancien président du Conseil constitutionnel, ne peut accepter cette vérité d'évidence que la maîtrise des flux migratoires doit s'organiser à partir d'une notion de capacité d'intégration.

(Le considérant 2 est alors adopté, les membres socialistes de la délégation votant contre).

M. Robert Badinter :

Qu'entendez-vous par l'expression : " l'exposé des motifs élargit le champ d'application du texte même des articles de la proposition de directive, ouvrant par là d'autres voies possibles à la Cour de Justice, notamment au regard de la notion de famille et de personnes à charge " ?

M. Paul Masson :

Un recours contre une décision négative de regroupement permettrait de saisir la Cour de Justice qui pourrait en juger autrement sur la base des travaux préparatoires et de l'exposé des motifs.

M. Robert Badinter :

La subordination de la directive à une politique européenne globale de l'immigration est une manière de s'opposer à la directive sur le regroupement familial, et j'aimerais que nous nous prononcions clairement.

M. Paul Masson :

C'est le débat central. Si la délégation prend la position selon laquelle la présente proposition de directive doit être subordonnée à la définition préalable d'une politique commune de l'immigration -répondant ainsi à un voeu général exprimé au cours de nos débats, ici au Sénat, et ailleurs-, alors ce sera sa position de principe au regard de toute autre proposition de directive ou de règlement qui viendrait de la Commission européenne et qui serait isolée, fragmentée, enfermée dans une logique de procédure et non dans une réflexion globale concernant l'immigration. Ce débat mérite réflexion car il s'agit d'une position de principe, comme le souligne très justement notre collègue Robert Badinter. Il convient, à l'occasion de l'examen de cette première proposition de directive, une fois pour toutes, d'affirmer clairement que nous demandons la définition d'une politique globale de l'immigration en Europe, politique d'ailleurs constamment réclamée par tous les ministres de l'Intérieur. Ce débat n'est pas subalterne. C'est une question de principe.

M. Hubert Haenel :

Je rappelle que nous ne faisons que proposer à la commission des Lois un dispositif de proposition de résolution.

M. Robert Badinter :

Mais la commission des Lois est sensible, quand il s'agit de problèmes européens, à l'avis de la délégation...

(L'alinéa 8 proposé par le rapporteur est alors adopté, les membres socialistes de la délégation votant contre).

M. Robert Badinter :

La logique voudrait que, après avoir pris cette position de principe, la délégation ne se prononce pas sur les questions subsidiaires que constituent les demandes portant sur certains aspects de la proposition de directive.

M. Paul Masson :

Il y a la logique, mais il y a aussi l'efficacité. Nous devons inciter notre commission des Lois à exprimer ses souhaits pratiques sur le regroupement familial, au cas où le Conseil ne suivrait pas notre position de principe. Nous devons donc suggérer des dispositions simples et pratiques pour la poursuite de la négociation de la directive. Je propose donc de retenir la formule avancée par M. Badinter selon laquelle le Sénat demande " subsidiairement " au Gouvernement de s'opposer, dans le cadre de l'actuelle directive, à certains aspects du regroupement familial proposé par la Commission européenne.

M. Robert Badinter :

Concernant les enfants issus de mariages polygames, nous savons tous que nous allons aller vers une identité de condition entre les enfants adultérins et les enfants légitimes. Je demande à voir quelle différence il peut y avoir entre un enfant adultérin et un enfant issu d'une seconde épouse. On ne peut pas faire de discrimination entre les enfants légitimes et les enfants adultérins. Ce n'est pas la femme que vous mettez en cause, mais l'enfant.

M. Paul Masson :

A ma connaissance, le droit français, comme le droit européen, ne reconnaît pas le mariage polygame, à la différence du droit musulman. La question est donc celle du statut de l'enfant au regard des règles portant sur le regroupement familial, et non celle de son statut dans le droit interne des Etats de l'Union. L'ordonnance de 1945 traite d'ailleurs de ce cas.

M. Robert Badinter :

En ce qui concerne les partenaires du même sexe, j'insiste sur le fait que l'article 13 du traité d'Amsterdam interdit la discrimination fondée sur les orientations sexuelles. C'est pourquoi je m'oppose au texte proposé par M. Masson sur l'interdiction du regroupement familial de partenaires du même sexe, ainsi que des personnes déplacées et des réfugiés. Si je suis enfin favorable à l'interdiction des regroupements familiaux en cascade, en revanche, je suis opposé à l'interdiction des regroupements familiaux répétés.

A l'issue de ce débat, et compte tenu des modifications retenues en fonction des remarques formulées par les différents intervenants, la délégation a conclu au dépôt de la proposition de résolution dans le texte suivant :

Proposition de résolution

Le Sénat,

Vu l'article 88 alinéa 4 de la Constitution,

Vu la proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial,

1 - Considérant que la proposition de directive s'inscrit dans les conclusions du Conseil européen de Tampere, au cours duquel les chefs d'Etat et de gouvernement ont reconnu la nécessité d'un rapprochement des législations nationales relatives aux conditions d'admission et de séjour des ressortissants de pays tiers ;

2 - Considérant que la maîtrise des flux migratoires doit s'organiser à partir d'une notion de capacité d'intégration, qui est le résultat de politiques harmonisées, mais aussi de données historiques et géographiques encore très différentes entre les Etats membres ainsi que d'une sensibilité politique propre à chaque nation européenne ;

3 - Considérant que la Commission européenne et le Conseil n'ont, préalablement au dépôt de la proposition de directive, fournit aucune information comparative sur l'état des législations nationales existantes, ni proposé un cadre global pour une politique européenne de l'immigration ;

4 - Considérant que l'exposé des motifs élargit le champ d'application du texte même des articles de la proposition de directive, ouvrant par là d'autres voies possibles à la Cour de Justice, notamment au regard de la notion de famille et de personnes à charges ;

5 - Considérant que le regroupement de parents ou de collatéraux d'enfants non accompagnés risquerait de mettre en place des filières d'immigration clandestines spécialisées dans les trafics d'enfants ;

6 - Regrette l'absence d'informations comparatives - juridiques, statistiques et historiques - sur les politiques nationales de regroupement familial ;

7 - S'interroge sur la possibilité de traiter du regroupement familial sans que ne soit préalablement définie une politique globale de l'immigration en Europe ;

8 -Demande au Gouvernement de proposer au Conseil :

- la définition d'une politique européenne globale de l'immigration qui soit le préalable à l'adoption de toutes mesures particulières relatives au droit de séjour des étrangers non communautaires ;

- la subordination de la présente proposition de directive à la définition préalable de cette politique commune de l'immigration.

9 - Demande subsidiairement au Gouvernement de s'opposer, dans le cadre de l'actuelle proposition de directive, au regroupement :

- des ascendants à charge du regroupant ;

- des enfants majeurs non à charge ;

- de partenaires du même sexe ;

- des parents et collatéraux des enfants non accompagnés ;

10 - Demande d'une manière générale au Gouvernement de s'opposer aux dispositions qui pourraient être en contradiction avec le droit actuel du regroupement familial en France.

11 - Demande enfin au Gouvernement d'obtenir le principe de l'interdiction des regroupements familiaux en cascade.

La proposition de résolution de M. Paul Masson a été publiée sous le n° 360 (1999-2000).

*   *   *

A la suite de son audition par la délégation le 15 juin 2000, M. Vitorino, commissaire européen en charge de la justice et des affaires intérieures,  a adressé des informations complémentaires sur la question du regroupement familial à M. Paul Masson en réponse à ses travaux sur le sujet. On trouvera ci-après le texte de la lettre.

" Cher Monsieur le Sénateur,

C'est avec plaisir que j'ai accepté l'invitation du Président de la Délégation du Sénat pour l'Union européenne pour discuter de la création de l'espace de liberté, de sécurité et de justice et, notamment, des questions liées à la Charte des droits fondamentaux, à l'espace judiciaire européen et aux questions touchant à l'immigration.

Parmi les questions liées à l'immigration, j'aurais voulu aborder en détail la proposition de directive sur le droit au regroupement familial, à la lumière de votre Rapport sur la base duquel la Délégation a adopté une proposition de résolution. Lors de notre rencontre du 15 juin, par manque de temps, ce thème n'a pas pu être traité avec l'attention qu'il mérite. Pour cette raison, je souhaite vous faire part par écrit de mes réactions à votre rapport et au projet de résolution.

Au moment même de présenter mon programme d'action dans le domaine de l'immigration, en septembre 1999, j'avais pris l'engagement politique d'entamer et de poursuivre les travaux en matière d'immigration légale et d'exploiter toutes les possibilités qui sont offertes par le Titre IV du Traité établissant la Communauté européenne. Cela comporte de viser toutes les catégories d'admission des ressortissants de pays tiers afin d'opérer un rapprochement des législations nationales relatives aux conditions d'admission et de séjour des ressortissants de pays tiers.

C'est justement à cette tâche que la Commission s'est attelée, sur la base des orientations politiques fixées par les Chefs d'Etats et de gouvernement lors du Conseil européen extraordinaire de Tampere. Les Conclusions de Tampere demandent en effet que l'Union européenne assure un traitement équitable aux ressortissants de pays tiers qui résident légalement sur le territoire des Etats membres. Dans ces mêmes Conclusions il est souligné qu'une politique plus énergique en matière d'intégration devrait avoir pour ambition d'offrir aux ressortissants de pays tiers des droits et obligations comparables à ceux des citoyens de l'Union européenne.

Je sais que vous vous êtes posé la question de savoir si la Commission a bien fait de commencer le rapprochement des législations nationales en matière d'immigration par le regroupement familial plutôt que par d'autres sujets.

Le choix fait par la Commission repose sur plusieurs considérations factuelles. Il s'agit d'abord du fait que le regroupement familial constitue un thème d'importance primordiale pour l'intégration des ressortissants de pays tiers ; il s'agit ensuite de l'ampleur des textes de droit international qui traitent du regroupement familial ; il s'agit enfin de l'importance en termes quantitatifs des flux d'immigration dus au regroupement familial.

Si la Commission a décidé de commencer par ce sujet c'est également parce que, au fil des années, le Conseil lui a réservé une attention constante. En 1993, une Résolution a été adoptée par les Ministres en charge de l'Immigration. Depuis, des discussions, des échanges de vues, des notes de réflexion se sont succédé pendant les Présidences des Pays-Bas, du Luxembourg et du Royaume-Uni. Ceci témoigne du fait que les Etats membres ressentent l'opportunité d'échanger leurs expériences et de faire des progrès vers un rapprochement dans ce domaine.

La proposition de directive sur le droit au regroupement familial constitue pour la Commission la première proposition en matière d'immigration légale. Elle sera suivie par d'autres initiatives.

A l'automne, la Commission produira une Communication qui traitera de la politique de la Communauté en matière de migrations à la lumière des changements démographiques, de la situation du marché de l'emploi, ainsi que des pressions migratoires des pays et des régions d'origine.

Plus tard, la Commission prendra une initiative sur le statut juridique des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée dans les Etats membres. Une étude a été effectuée et la Commission souhaite également prendre en compte les résultats d'un important séminaire sur l'intégration des ressortissants de pays tiers durablement installés, qui aura lieu sous Présidence française les 5 et 6 octobre prochain.

Pendant le premier semestre 2001, la Commission déposera des propositions législatives dans le domaine de l'admission aux fins d'emploi salarié et d'activité économique indépendante, ainsi qu'aux fins d'études et de formation professionnelle sur le territoire des Etats membres. Dans ces domaines également les services de la Commission ont financé des études qui servent de base pour la réflexion en vue de l'élaboration d'initiatives législatives.

En abordant le sujet du regroupement familial, la Commission était consciente de la sensibilité du sujet, comme d'ailleurs de la sensibilité de tous les dossiers en matière d'asile et d'immigration. Elle a mené des travaux préparatoires basés sur les résultats d'un questionnaire diffusé à toutes les délégations nationales par le Conseil sous Présidence britannique. Le travail préparatoire a été basé également sur des rencontres bilatérales avec les Etats membres, des organisations internationales et des organisations non gouvernementales.

Le résultat est une proposition équilibrée qui reconnaît la spécificité du regroupement familial parmi les autres catégories d'entrée et de séjour des ressortissants de pays tiers et qui opère un rapprochement tout en laissant aux Etats membres la possibilité de faire des choix sur certaines questions.

Vous avez manifesté des doutes quant à l'étendue de la notion de famille et vous avez suggéré que seuls les membres de la famille nucléaire puissent bénéficier du droit au regroupement familial.

Concernant le partenaire non marié du même sexe, je dois attirer votre attention sur le fait que leur admission sur base du regroupement familial est déjà une réalité dans un certain nombre d'Etats membres : cette admission est en effet possible aux Pays-Bas, en Suède, en Finlande, au Danemark et en Belgique. Mais, ce qui me semble encore plus important, c'est que la proposition de la Commission opère dans ce domaine selon le principe de subsidiarité. En effet, l'assimilation des couples non mariés aux couples mariés ne relève pas des compétences communautaires ; la Commission ne souhaite pas entrer dans ce débat. La proposition prévoit que si un Etat membre assimile, dans sa propre législation nationale, la situation des couples non mariés à celle des couples mariés, alors il doit prévoir également le regroupement familial des partenaires non mariés des ressortissants de pays tiers.

La proposition n'ouvre pas de manière exagérée le regroupement familial, car elle prévoit l'admission des partenaires non mariés lorsqu'il s'agit de relations durables. De plus, les règles pour lutter contre les fraudes s'appliquent. Concernant les ascendants et les enfants majeurs à charge, je souhaite souligner que notre proposition prévoit une définition très stricte des catégories des personnes concernées.

Pour les ascendants, sont visées uniquement des personnes qui sont dépendantes du regroupant et qui n'ont pas d'autre soutien dans le pays d'origine ; pour les enfants majeurs, il s'agit uniquement des enfants qui ne peuvent pas subvenir seuls à leurs besoins et cela à cause de leur état de santé. Il n'est donc pas question de permettre le regroupement de tous les enfants majeurs, qui seraient dépendants de leurs parents en raison de leur manque de travail ou du fait qu'ils mènent des études. Ne sont donc concernées que deux catégories de personnes strictement définies et nettement qualifiables de " cas humanitaires ".

Enfin, votre rapport suggère que les parents et les collatéraux des enfants non accompagnés ne soient pas visés par la proposition, car il y aurait un risque que cela favorise la formation de filières d'immigration clandestine spécialisées dans le trafic d'enfants. Or, la proposition ne vise pas le regroupement familial de tous les mineurs non accompagnés qui sont présents sur le territoire des Etats membres à un titre ou à un autre. Elle traite uniquement de la situation des mineurs non accompagnés auxquels un Etat membre aurait déjà accordé le statut de réfugié en vertu de la Convention de Genève ou de ses propres dispositions constitutionnelles. Non seulement il s'agit d'une catégorie étroite, mais, en plus, je souligne que la proposition ne prévoit pas une obligation pour les Etats membres de permettre le regroupement familial dans ce cas. Il s'agit seulement d'une possibilité.

J'espère, avec ces remarques, avoir mieux éclairé la position de la Commission dans ce domaine et certains aspects du contenu de la proposition sur le regroupement familial. J'envoie copie de cette lettre à M. Jacques Larché, Président de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation, du suffrage universel, du règlement et de l'administration générale, car je comprends que cette Commission sera appelée à se prononcer sur la proposition de résolution adoptée par la Délégation pour l'Union européenne.

La discussion de la proposition de directive va continuer sous Présidence française, qui en a fait une de ses priorités. La Commission est prête à coopérer avec la future Présidence pour parvenir à des solutions acceptables par toutes les délégations, car une adoption rapide de ce texte est souhaitable. Toutefois, je suis d'avis que ceci ne devrait pas se faire au prix d'un texte qui se limiterait à énoncer le plus petit dénominateur commun."


Justice et Affaires intérieures

Communication de M. Paul Masson sur le projet de budget 2001 d'Europol

Dans le cadre de l'article 88-4, le Gouvernement vient de transmettre au Parlement, sous le numéro E 1452, le projet de budget d'Europol pour 2001, tel qu'il a été arrêté par son Conseil d'administration lors de sa réunion des 4 et 5 avril 2000.

Europol est une organisation européenne de police, créée par le traité sur l'Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992, qui a prévu l'amélioration de la coopération entre les Etats membres dans les domaines du trafic de drogue, du terrorisme et d'autres formes graves de criminalité internationale. Installé à La Haye, Europol a commencé ses activités le 3 janvier 1994. La convention Europol, ratifiée par tous les Etats membres, est entrée en vigueur au 1er octobre 1998. Le démarrage effectif de l'ensemble des activités de l'Office a eu lieu le 1er juillet 1999.

Le mandat actuel d'Europol, qui a été peu à peu élargi par des décisions successives du Conseil, couvre les domaines suivants :

- trafic illicite de stupéfiants ;

- trafic illicite de matières nucléaires et radioactives ;

- filières d'immigration clandestine ;

- trafic de véhicules volés ;

- traite des êtres humains, y compris la pornographie enfantine ;

- terrorisme ;

- faux monnayage et falsification d'autres moyens de paiement, et notamment de l'euro ;

- blanchiment de l'argent lié à ces formes de criminalité.

Europol assiste les polices des Etats membres :

- en facilitant l'échange de données à caractère personnel ou non personnel, par l'intermédiaire des quarante-quatre officiers de liaison Europol qui sont détachés auprès de l'Office par les Etats membres en tant que représentants des différents services répressifs nationaux ;

- en fournissant des analyses opérationnelles pour les opérations menées par les Etats membres, des rapports de type stratégique et des analyses d'activités criminelles réalisées à partir d'informations et de renseignements communiqués par les Etats membres, recueillis par Europol ou issus d'autres sources ;

- en fournissant son expertise et son assistance technique aux enquêtes et opérations en cours menées par les services répressifs compétents des Etats membres, sous le contrôle et la responsabilité juridique des Etats membres concernés.

Europol est responsable devant le Conseil des ministres " Justice et Affaires intérieures ". L'unanimité est requise pour l'adoption des décisions concernant les orientations d'Europol. Le Conseil d'administration est composé d'un représentant de chaque Etat membre ; la France y est représentée par le directeur central de la police judiciaire. Elle dispose de plus d'un poste de directeur-adjoint.

Le projet de budget détermine les dépenses d'Europol et les contributions correspondantes des Etats membres. Pour 2001, il prévoit une augmentation de près de 29 %, portant les crédits de 27,446 millions d'euros en 2000 à 35,391 millions d'euros, soit 232,15 millions de francs, en 2001, et la création de 45 nouveaux postes, faisant ainsi progresser les effectifs de 185 en 2000 à 230 en 2001.

Cette augmentation importante intervient après une progression déjà forte, en 1999, des moyens mis à la disposition d'Europol, puisque quarante-six postes avaient déjà été créés en 1999 (les crédits étant alors passés de 15,9 millions d'euros à 27,4 millions d'euros, soit une progression de 42 %). En deux ans, le budget aura ainsi progressé de 55 %.

L'année dernière, le Gouvernement français s'était, dans un premier temps, opposé à un budget qui lui semblait croître de manière excessive et manquer de lisibilité. Les négociations avaient alors permis à la France d'obtenir que, en échange de son accord sur la création de quarante-six postes nouveaux (contre cinquante-quatre initialement prévus), une évaluation soit menée sur l'ensemble du budget. Cet audit devait dégager une méthode qui devrait permettre, pour l'établissement des budgets futurs (notamment celui pour 2001), de répondre au souci de rigueur et de transparence exprimé par la France.

La délégation, qui avait été pour la première fois saisie en 1999 par le Gouvernement du budget d'Europol en raison de l'entrée en vigueur, au 1er mai 1999, du traité d'Amsterdam, avait alors estimé que la transmission de ce budget lui ouvrait " la possibilité de demander des compléments d'information ou d'émettre des suggestions sur les orientations que pourra prendre Europol, surtout si le rapport de la Commission d'évaluation faisait apparaître des dépenses budgétaires mal contrôlées ".

La Commission d'évaluation était composée de représentants suédois, français, portugais et finlandais ; elle a récemment rendu son rapport. L'audit contient des recommandations sur la rationalisation des choix, les économies souhaitables, le recrutement et propose une réorganisation fonctionnelle d'Europol.

En complément de cet audit, dont les conclusions commencent à être mises en oeuvre, la direction d'Europol a accepté qu'un Conseil d'administration se tienne, sous présidence française, à Paris et non à La Haye. L'ordre du jour devrait permettre de mettre au point un code de bonnes pratiques entre les Etats et Europol.

La progression des moyens d'Europol s'expliquerait :

- d'une part, par la montée en puissance de l'organisation, qui implique notamment un recrutement important en personnel ;

- d'autre part, par les investissements informatiques lourds que nécessite la mise en place d'un triple système d'information, d'analyse et d'index des renseignements fournis par les Etats-membres, et d'un fichier de lutte contre la contrefaçon de l'euro. Les systèmes d'analyse et d'index fonctionnent. Le système d'information et le système relatif à la contrefaçon de l'euro devraient être opérationnels d'ici à 2001.

Ces explications ne me semblent pas complètement satisfaisantes. C'est pourquoi je vous propose de réserver notre position jusqu'à l'obtention de renseignements plus complets de la part du ministère de l'Intérieur qui est en charge de la dotation d'Europol, le budget d'Europol n'étant pas un budget communautaire géré par la Commission européenne. Je souligne que la participation de la France, sur les crédits du ministère français de l'Intérieur, devrait être de l'ordre de 3,45 millions d'euros pour le budget commun, et de 1,63 million d'euros pour le système informatique (soit au total 5,08 millions d'euros, équivalent à 33,3 millions de francs).

La délégation a alors approuvé la suggestion de son rapporteur.


Institutions communautaires

Communication de M. Hubert Haenel sur le discours de M. Joschka Fischer, ministre allemand des affaires étrangères, relatif à l'avenir de l'intégration européenne

M. Joschka Fischer, ministre allemand des affaires étrangères, a prononcé le 12 mai dernier, un discours sur la finalité de l'intégration européenne.

Ce discours me paraît d'une importance toute particulière parce que, en dessinant les contours de l'avenir à long terme de l'Europe, il montre une évolution sensible de la vision allemande des futures institutions européennes.

La presse s'est fait l'écho des nombreuses réactions suscitées par ce discours. Mais je dois vous dire que j'ai été quelque peu déçu de la teneur de ces réactions.

En effet, la plupart de ceux qui se sont exprimés à propos de ce discours ne semblent en avoir retenu que le mot " fédération " et l'évocation d'un texte " constitutionnel ", tandis que d'autres n'y voyaient que le spectre de la création d'Etats Unis d'Europe. De fait, il y a eu peu de déclarations fondées sur une analyse véritable des propos tenus par M. Fischer et, tenant compte de la construction institutionnelle originale qu'il propose.

C'est pourquoi il m'a semblé utile que nous ayons, au sein de la délégation, un échange de vues à ce propos.

*

Le discours de M. Fischer se présente comme une réflexion de long terme sur la finalité de l'Europe. Il propose la mise en place d'une Fédération européenne, fondée sur un " traité constitutionnel ", et dotée d'un Gouvernement et d'un Parlement. Les Etats-nations n'étant pas appelés à disparaître, leurs rapports avec la Fédération seraient régis par un " partage de souveraineté ", c'est-à-dire que le Parlement et le Gouvernement de la Fédération seraient des organes mixtes, garantissant la représentation et l'association des Etats-nations au sein du Législatif comme de l'Exécutif.

Le Parlement serait donc bicaméral : il comprendrait une Chambre représentant les Parlements nationaux et une Chambre directement élue (que M. Fischer semble concevoir sur un modèle très différent de l'actuel Parlement européen, puisqu'il évoque comme référence possible le Sénat américain).

En ce qui concerne l'Exécutif, la proposition est plus vague : le Gouvernement de la Fédération pourrait se constituer " à partir des gouvernements nationaux " ou être confié à un président directement élu, mais des " formes intermédiaires " seraient également envisageables.

Enfin, le traité constitutionnel contiendrait " une délimitation précise des domaines régis par l'Europe ou par les Etats-nations " et garantirait le respect du principe de subsidiarité ; ce meilleur partage des compétences n'aurait pour autant " rien à voir avec une renationalisation ".

Après avoir présenté sa vision de long terme de l'organisation de l'Europe, M. Fischer aborde la question de sa réalisation par étapes.

La première étape serait le développement de coopérations renforcées entre les Etats membres décidés à poursuivre ensemble l'approfondissement de l'intégration européenne. Ainsi apparaîtrait un " centre de gravité " de l'Union, qui, dans une deuxième étape, se doterait d'une organisation fédérale. Dans une troisième étape, cette " petite " Fédération s'étendrait progressivement aux autres Etats membres pour aboutir à une Union fédérale.

Le passage au fédéralisme, souligne M. Fischer, ne naîtra pas de la " méthode Monnet " qui a atteint ses limites historiques : il ne pourra résulter que d'" un acte de refondation politique délibéré de l'Europe " impliquant une réflexion de fond sur les institutions européennes.

*

Je voudrais, pour introduire notre échange de vues, formuler un certain nombre de remarques sur ce discours afin d'en faire ressortir les traits qui me paraissent les plus originaux et les plus novateurs.

1. D'après M. Fischer, la méthode de Jean Monnet n'est plus pertinente aujourd'hui pour aller plus avant dans la construction européenne. Cette intégration progressive, cette communautarisation continuelle des politiques et des institutions s'est avérée efficace pour l'intégration économique d'un petit groupe de pays. Mais elle a trouvé ses limites dès lors que l'on a recherché l'intégration politique et la démocratisation de l'Europe.

M. Fischer met ainsi l'accent sur le fait que la méthode que l'on caractérisait comme un " engrenage " a trouvé ses limites aujourd'hui. Il fait aussi ressortir que les institutions actuelles de la Communauté européenne ne sont plus pertinentes pour aller plus loin, et cela tout à la fois pour des raisons d'efficacité et pour des raisons de démocratie.

Il me semble que l'évolution de l'Union européenne au cours de la dernière décennie confirme pleinement les observations du ministre allemand.

En effet, si le traité de Maastricht a mis en place trois piliers, c'est bien parce qu'il est alors apparu qu'il n'était pas possible de faire traiter, par le triangle communautaire, des affaires considérées comme sensibles par les Etats membres, comme celles qui touchent à la sécurité intérieure ou à la sécurité extérieure.

Certes, le traité d'Amsterdam a tenté de poursuivre dans la voie de l'intégration au sein du triangle institutionnel, mais on voit bien aujourd'hui les limites d'un tel processus. Dans le domaine de la défense européenne, par exemple, il est clair qu'aucun Etat membre ne souhaite réellement aujourd'hui que la Commission et le Parlement européen jouent le même rôle que pour la législation relative au marché unique.

De même, pour ce qui concerne la fiscalité, nous constatons la très grande sensibilité des Parlements nationaux et des Etats qui les retient d'envisager une pure et simple communautarisation de l'ensemble de la politique fiscale. Et, si pour définir les droits fondamentaux de l'Union européenne, le Conseil européen a fait appel notamment à des parlementaires nationaux, c'est bien parce que le seul triangle communautaire ne lui paraissait pas suffisant pour un texte aussi symbolique.

2. Aux yeux de M. Fischer, la seule formule institutionnelle concevable pour la finalité de la construction européenne, c'est la Fédération.

Certes, la notion est extrêmement sensible et provoque des débats aigus. Pourtant, si l'on raisonne en termes purement juridiques, il apparaît qu'il n'existe rien d'autre pour réunir durablement et efficacement un certain nombre d'Etats entre eux.

Tout le débat, en revanche, tient au contenu de cette fédération qui peut être très respectueuse des Etats membres ou au contraire très centralisée.

Lorsqu'une notion entraîne des passions, je crois qu'il n'est pas inutile de faire appel aux auteurs anciens qui ont pu en faire une analyse réfléchie et éloignée des débats enfiévrés de notre époque.

Je me suis référé, pour ma part, à Carré de Malberg et plus précisément à la " Contribution à la théorie générale de l'Etat " qu'il a publiée en 1920.

Carré de Malberg y écrit que " Une fédération entre Etats peut se réaliser sous deux formes : la confédération d'Etats et l'Etat fédéral. Dans les deux cas, il y a une formation et un lien fédératifs : dans les deux cas aussi, les Etats confédérés concourent à la création de la volonté centrale ".

Cette référence me paraît intéressante car on a sans doute trop tendance à opposer aujourd'hui fédération et confédération comme s'il s'agissait de deux modèles antithétiques alors qu'il est possible de considérer au contraire qu'il s'agit de deux expressions du modèle fédératif et qu'il y a, entre ces deux modèles, un continuum de variantes empruntant à l'un et à l'autre. L'Union européenne actuelle comporte d'ailleurs tout à la fois des traits de la confédération et des traits de l'Etat fédéral.

Toutefois, Carré de Malberg apporte un autre éclairage important en soulignant que la confédération est " une société entre Etats qui se sentent unis pour gérer en commun certaines affaires auxquelles ils sont intéressés d'une façon commune " tandis que l'Etat fédéral " réalise au-dessus des Etats confédérés une unité étatique distincte, d'où naît un Etat nouveau, l'Etat fédéral ".

Or, M. Fischer insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas aujourd'hui de réaliser les Etats-Unis d'Europe. Les Etats-nations demeurent des réalités indispensables qui doivent trouver toute leur place au sein de cette fédération. Il y a là une notion de Fédération qui apparaît donc comme totalement différente de ce qu'elle était dans les visions prospectives allemandes traditionnelles où l'on décrivait les Etats-nations comme des coquilles vides dont la souveraineté devait être transférée à la Fédération.

3.
 Cette fédération exige un nouveau traité et ce nouveau traité doit, d'une part, définir les compétences respectives de la fédération et des Etats-nations qui y sont rassemblés et, d'autre part, définir l'organisation des pouvoirs publics au sein de la fédération.

Le traité que M. Fischer appelle de ses voeux doit être un " traité constitutionnel ". L'expression est ambiguë ; elle est même vraisemblablement volontairement ambiguë. Il me semble toutefois nécessaire, là encore, d'essayer de cerner cette notion en essayant d'approfondir un peu l'analyse. Je m'inspirerai ici d'un remarquable article qui a été publié récemment par le jurisconsulte du Conseil, M. Jean-Claude Piris, sous le titre " L'union européenne a-t-elle une Constitution ? Lui en faut-il une ? "

M. Piris fait valoir d'abord que les traités actuels de l'Union européenne vont bien au-delà des traités internationaux classiques et que, déjà aujourd'hui, il comportent certains éléments importants qui correspondent à ceux qui servent généralement à définir une Constitution.

D'une certaine manière, on pourrait dire en effet que l'Union européenne a déjà aujourd'hui une constitution au sens matériel du terme.

M. Piris ajoute que, cependant, la Charte constitutionnelle de l'Union européenne n'est pas comparable à la Constitution d'un Etat pour la raison toute simple que l'Union européenne n'est pas un Etat et qu'elle tire ses pouvoirs de ses Etats membres.

S'interrogeant ensuite sur la manière dont la Charte constitutionnelle de l'Union européenne pourrait être transformée en une Constitution analogue à celle d'un Etat, il fait valoir qu'il faudrait pour cela :

- une répartition plus claire des compétences entre l'Union européenne et ses Etats membres ;

- l'organisation d'un gouvernement de l'Union européenne.

Ces deux éléments figurent bien dans les propositions de M. Fischer.

Mais M. Piris ajoute qu'il faudrait sans doute encore que cette Constitution soit adoptée directement par " le peuple ou les peuples " de l'Union européenne. Ceci permettrait en effet l'affirmation d'une sorte de souveraineté européenne, distincte de la souveraineté des Etats membres.

Nous aurions alors l'ébauche d'une fédération européenne ne dépendant plus des Etats membres ou du moins dépendant moins des Etats membres.

Ce point ne figure pas dans les propositions de M. Fischer et je ne puis croire qu'il s'agit là d'un hasard. Il me semble en effet que M. Fischer prône une Fédération rassemblant les Etats qui le souhaitent et non un Etat fédéral, qui serait distinct des Etats membres et qui s'imposerait à eux en quelque sorte de manière autonome. Là encore, les propositions de M. Fischer révèlent une évolution notable par rapport aux visions allemandes traditionnelles.

4. M. Joschka Fischer précise que la fédération ne devra traiter que des domaines de souveraineté essentiels et uniquement des questions demandant à être réglées impérativement au niveau européen.

Les autres compétences resteront du domaine des Etats-nations.

Nous avons souvent fait remarquer que la construction européenne s'était faite en quelque sorte à l'envers. L'Europe était amenée à s'occuper des questions de détail telles que la chasse, les foires et marchés, les fromages au lait cru. En revanche, elle était impuissante et incompétente dans les domaines de la défense, de la sécurité intérieure ou de la justice.

M. Fischer propose de remettre les choses à l'endroit.

5. Enfin, le ministre des Affaires étrangères allemand esquisse les institutions de la Fédération.

Il s'agit d'abord d'un Parlement doté du pouvoir législatif. Mais ce Parlement est d'un modèle nouveau à bien des égards. D'abord, parce qu'il doit être bicaméral. Ensuite, en raison de la composition des deux assemblées qui le composeront.

Une des deux Chambres sera composée de députés appartenant aux Parlements nationaux. Je pense que nous serons nombreux ici à nous réjouir de cette proposition.

L'autre chambre pourra être composée, soit sur le modèle du Sénat américain, soit sur le modèle du Bundesrat. Il me semble que le modèle américain ne peut être sérieusement envisagé pour l'Union européenne car on imagine mal une chambre dans laquelle il y aurait autant de parlementaires luxembourgeois que de parlementaires allemands. C'est précisément le reproche majeur que l'Allemagne formule à l'égard de la COSAC qui comporte six parlementaires pour chacun des Etats membres, quelles que soient la taille et la composition de ces Etats. On peut en déduire que la préférence de M. Fischer va vers une seconde Chambre comparable au Bundesrat allemand, c'est-à-dire une chambre comportant une certaine modulation du nombre des représentants de chaque Etat membre.

Pour ce qui est du gouvernement, M. Fischer retient deux options :

- soit un gouvernement résultant de l'actuel Conseil européen, c'est-à-dire constitué à partir des gouvernements nationaux ;

- soit un gouvernement fondé sur l'actuel Commission européenne, mais dont le Président serait élu au suffrage universel direct et doté de pouvoirs exécutifs importants.

C'est donc un total changement des perspectives par rapport aux institutions actuelles de la Communauté européenne qui apparaît dans le schéma proposé par M. Fischer. En effet, le Parlement qu'il propose ne comporte pas de Chambre élue comme l'est actuellement le Parlement européen.

Quant au gouvernement qu'il propose, il ne comporte plus de dualité entre un Conseil et une Commission.
L'originalité du système communautaire qui tenait à une Commission ayant l'initiative de la proposition, mais ne décidant pas elle-même de la législation, disparaît.

Si l'on pousse plus avant l'analyse du dispositif institutionnel qu'il propose, on constate qu'il envisage de mettre en place un régime de type présidentiel et non pas un régime de type parlementaire, tel que celui qui préside à certains mécanismes actuels à la Communauté (investiture du Président de la Commission par le Parlement européen, motion de censure du Parlement européen à l'égard de la Commission). Dès lors que l'exécutif est constitué à partir des gouvernements nationaux, il ne peut en effet être responsable devant le Parlement. Et il en va de même s'il est élu au suffrage direct.

De fait, le système envisagé par M. Fischer est plutôt un système de " checks and balances " à l'américaine. Ceci peut paraître logique dans la mesure où un régime de type parlementaire tend naturellement à la concentration et à la centralisation du pouvoir, tandis qu'un régime de type présidentiel tend davantage vers la limitation du pouvoir et le dialogue entre exécutif et législatif.

Un régime présidentiel apparaît donc davantage comme un régime respectueux des Etats-nations.

6. Il est intéressant de faire apparaître les rapprochements que l'on peut faire entre les propositions de M. Fischer et celles qui ont été formulées par ailleurs.

Je remarque que Jacques Delors, lorsqu'il réclame un traité dans le traité, me paraît proche des propositions de Joschka Fischer. Je note d'ailleurs que Jacques Delors faisait valoir clairement que la " fédération d'Etats-nations " qu'il appelait de ses voeux ne pourrait pas avoir comme moteur le même triangle institutionnel que celui qui anime les traités actuels.

De même, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, lorsqu'ils suggéraient une nouvelle voie, fondée " sur la base d'une approche fédérative ", soulignaient la nécessité d'institutions nouvelles distinctes des institutions actuelles, et ils évoquaient " un Conseil, une structure parlementaire qui pourraient avoir des liens opérationnels avec les Parlements nationaux, mais sans doute pas une Commission ".

Enfin, je vous rappelle que le président Vaclav Havel, lors de son allocution devant le Sénat, avait appelé de ses voeux une transformation des institutions européennes et notamment un Parlement composé de deux Chambres, dont l'une serait composée de parlementaires nationaux.

* *   *

Enfin, pour conclure, je voudrais souligner que les propositions de M. Fischer sont très différentes de celles qu'avaient formulées MM. Lamers et Schäuble en 1994.

D'abord, parce que ceux-ci partaient du postulat que la souveraineté de l'Etat-nation " ne constitue plus depuis longtemps qu'une enveloppe vide " et qu'ils prônaient un Etat fédéral au sein duquel la Commission exercerait les attributs d'un gouvernement européen tandis que le Conseil jouerait le rôle de seconde Chambre, c'est-à-dire de chambre des Etats, aux côtés du Parlement européen actuel.

Les propositions de M. Fischer montrent un infléchissement considérable, en fait un changement total, par rapport à la vision développée en 1994. Et il est pour le moins singulier que le ministre de l'Intérieur français ait cru y voir " une tendance de l'Allemagne à imaginer pour l'Europe une structure fédérale qui correspond à son modèle " alors que, précisément, le discours de M. Joschka Fischer présente un modèle qui, pour la première fois, rompt avec le modèle institutionnel de l'Allemagne fédérale.

La seconde différence entre les propositions de M. Fischer et celles de MM. Lamers et Schäuble tient au fait que ceux-ci suggéraient alors de transformer les actuelles institutions en une Fédération et de constituer un noyau dur sur une base intergouvernementale.

Aujourd'hui, la perspective est inverse puisqu'il s'agit de créer un centre de gravité sur la base d'une Fédération. Pour M. Fischer, c'est en effet l'Europe restreinte qui doit avoir une vocation fédérative et non plus l'Europe large.

Enfin, la Fédération prônée en 1994 devait être parlementaire et comporter, au centre du système, un Parlement européen concentrant l'essentiel des décisions. Aujourd'hui, nous sommes davantage dans un système respectueux des Etats membres et limitant les compétences de la Fédération européenne afin de sauvegarder celle des Etats-nations.

En revanche, une constante demeure de 1994 à 2000, c'est l'importance de la relation franco-allemande. Dans les propositions de M. Joschka Fischer, comme dans celles de MM. Lamers et Schäuble, tout doit se faire à partir de nos deux pays.

Compte rendu sommaire du débat
consécutif à la communication

M. Xavier de Villepin :

Engager ce débat est une bonne initiative, et je souhaite qu'il se poursuive au sein du Sénat. Toutefois, nous devons avoir une appréciation exacte de la situation : peut-être en raison de la date à laquelle il a été prononcé, le discours de M. Fischer est apparu comme une position allemande. Or, ce n'est pas le cas. Ce discours est très discuté en Allemagne même. M. Fischer est isolé dans son propre parti. La CDU, dans l'opposition, est en train d'évoluer. Je ne crois donc pas qu'il faille voir dans ce discours une vraie relance franco-allemande.

Surtout, ce débat ne doit pas se substituer à celui portant sur la Conférence intergouvernementale (CIG). Ce ne sont ni le même exercice, ni les mêmes enjeux. La CIG doit combler les lacunes du traité d'Amsterdam ; elle n'a pas pour but de refonder les institutions.

Le grand mérite du discours de M. Fischer, c'est de redonner un souffle à l'Europe et d'ouvrir de nouvelles pistes. Par exemple, l'idée d'un Parlement bicaméral est un thème que nous évoquons depuis longtemps ; ce serait en effet bien plus satisfaisant que le système actuel.

M. Hubert Durand-Chastel :

Ce discours contient des éléments très positifs, et il ne faut rien négliger de ce qui peut relancer le couple franco-allemand. Nous avons maintenant l'euro, même si ses effets sur les citoyens ne se feront vraiment sentir que lorsqu'il sera utilisé en pratique. Sa baisse -qui a d'ailleurs des avantages, car nous lui devons en partie le retour à la croissance- vient notamment d'un déficit d'intégration politique. Nous devons donc aller plus loin dans l'intégration, et les propositions intéressantes et audacieuses de M. Fischer peuvent y contribuer. C'est pourquoi les propos du ministre de l'Intérieur m'ont choqué.

M. Paul Masson :

Est-on bien certain que ce discours n'est pas une position allemande ? On imagine mal que le Chancelier n'ait pas été consulté.

M. Xavier de Villepin :

Il a bien sûr été informé ; M. Védrine aussi ; mais on ne doit pas en tirer la conséquence qu'il y aurait là une position allemande, ou une approche franco-allemande.

M. Paul Masson :

En tout cas, il y a du grain à moudre dans cette affaire. On ne doit pas traiter ce discours comme un texte de circonstance. Pour la première fois, un haut responsable allemand reconnaît que la vérité de l'Europe n'est pas dans le système organisé autour de la Commission européenne, que la " méthode Monnet " est obsolète. Mon propos n'est pas celui d'un doctrinaire. Je vais régulièrement à Bruxelles. C'est de mon expérience que je tire la conclusion qu'un vrai gouvernement européen ne peut être fondé sur les bureaux. Gouverner, ce n'est pas suivre la pente des administrations, mais au contraire utiliser celles-ci comme des instruments d'une politique. On reconnaît enfin, au plus haut niveau, que le système européen actuel va dans le mur. C'est un acte majeur, qui plus est de la part d'un Allemand, alors que l'Allemagne avait jusqu'à présent des vues très conservatrices sur les institutions européennes. Il est vrai que la Commission, aujourd'hui, est confrontée à la montée du Parlement européen, et que cette situation nouvelle est propice à la réflexion. Quoi qu'il en soit, il y a beaucoup à explorer dans le discours de M. Fischer.

M. Robert Del Picchia :

Je crois aussi que ce discours est important. En Allemagne, certains de ses aspects sont certes critiqués, mais chacun convient qu'il faut relancer le débat sur les institutions.

S'il est exact que M. Védrine a été consulté, ne doit-on pas considérer qu'il y a là l'ébauche d'une initiative franco-allemande ? Qu'en est-il alors de la position du Président de la République dans cette affaire ?

Ce que je crains, c'est que la tâche de la présidence française ne s'en trouve compliquée. Ce nouveau débat risque de peser sur la CIG.

M. Robert Badinter :

Je ne le crois pas. Tout d'abord, il est clair que non seulement le ministre des Affaires étrangères, mais aussi la Présidence de la République, ont été préalablement informés de ce discours : il s'agit là de la pratique normale. Cela ne donne pas pour autant une portée officielle au propos de M. Fischer.

Ensuite, l'objectif que doit poursuivre la présidence française, pour la CIG, est bien circonscrit et très différent. Il n'y a pas de concurrence possible avec la démarche d'ensemble, étalée dans le temps, que suggère M. Fischer.

On retrouve dans ce texte beaucoup des idées de Jacques Delors, qui a lui aussi proposé la démarche allant des coopérations renforcées vers une Fédération d'Etats-Nations, de telle sorte que les pays réticents n'entravent pas la marche des autres. Je regrette que Jacques Delors n'ait pas été davantage écouté et que l'on n'ait pas donné un plus grand retentissement à son propos. De ce fait, c'est d'une voix allemande que vient la relance du débat, avec l'avantage que donne le fait de prendre l'initiative.

Le discours de M. Fischer est très intéressant. Il n'est pas provocateur : il souligne que l'Europe ne se fera pas contre les institutions démocratiques nationales, mais en les associant, en les intégrant. Il dit très clairement qu'un Etat fédéral remplaçant les Etats actuels serait une construction artificielle, étrangère aux réalités européennes, et qu'il faut au contraire arriver à un partage des souverainetés. Effectivement, il est important qu'un Allemand fasse cette analyse.

Je crois également qu'il ne faut pas supprimer la notion d'Etat souverain, mais qu'on peut cependant créer une Fédération européenne avec des attributs de souveraineté. Malgré toute l'autorité de Carré de Malberg, je fais bien de la différence entre Fédération et Confédération !

En tout cas, la réflexion est lancée, car cette initiative n'a pu être prise sans l'accord du Chancelier. Je regrette encore une fois que l'initiative ne soit pas venue de la France, où il y a tant de participants au concours Lépine de l'ingénierie constitutionnelle !

M. Robert Del Picchia :

Il n'empêche que tout le monde aura dans l'esprit le discours de M. Fischer durant les travaux de la CIG.

M. Robert Badinter :

On ne peut confondre le travail de ravaudage qui incombe à la CIG avec un effort pour repenser les institutions.

M. Emmanuel Hamel :

Ce que propose en réalité M. Fischer, c'est d'aggraver encore les abandons de souveraineté résultant des traités de Maastricht et d'Amsterdam. Entrer dans cette logique, c'est accepter que l'Etat-Nation disparaisse, que la France se retrouve sans pouvoir politique propre, ravalée au rang d'une collectivité locale. Partager sa souveraineté, c'est la perdre. Si, comme on le propose, les affaires essentielles sont attribuées à la Fédération, que reste-t-il pour les Etats ? Cela me paraît d'une extrême gravité : nous allons vers une situation où il n'y aura tout simplement plus de France.