COMMISSION DE LA COOPÉRATION ET DU DÉVELOPPEMENT

Ho Chi Minh Ville (Vietnam) 15 - 19 mars 1999

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La Commission de la Coopération et du Développement s'est réunie à Ho Chi Minh Ville, à l'invitation de la section vietnamienne, du 15 au 19 mars 1999, sous la présidence de M. Guy Ningata, Président de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale centrafricaine. Seize sections de l'APF ont participé à ses travaux.

La Commission a désigné au poste de vice-présidente Mme Monique Gagnon-Tremblay, députée du Québec, en remplacement de M. Marcel Parent.

M. Jacques Brunhes, député (C) des Hauts-de-Seine, représentant la section française, a présenté un rapport sur « l'économie informelle » dont il a souligné le rôle crucial dans la résorption du chômage et la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement. Le débat qui s'en est suivi a permis de mesurer la grande diversité de situation selon les différentes régions du monde francophone.

Au titre du Comité de suivi sur la Zone franc, institué lors de la réunion de la commission à Genève en mars 1998, M. Jacques Brunhes a dressé un bilan, avec ses collègues malien et camerounais, des conditions et des conséquences du rattachement du franc CFA à l'euro, effectif depuis le 1 er janvier 1999. De fortes interrogations demeurent sur la capacité du franc CFA à maintenir sa parité dans le long terme. Certains délégués ont évoqué l'éventualité de constituer les pays de la Zone franc en une union monétaire indépendante.

La commission a également examiné plusieurs autres rapports, portant sur le « micro-crédit », « la coopération Sud-Sud », « la problématique de la mobilisation des fonds », ainsi que « jeunesse, emploi et développement », ce dernier thème constituant la contribution de la commission à l'Avis de l'APF qui sera présenté au Sommet de la Francophonie de Moncton en septembre 1999.

Les participants ont enfin adopté un « Avis sur le commerce et 1'investissement dans 1'espace francophone de coopération économique » dans la perspective de la Conférence des ministres de l'Économie et des finances de la francophonie qui se tiendra à Monaco les 14 et 15 avril 1999.

L'ÉCONOMIE INFORMELLE DANS LES
PAYS FRANCOPHONES

Rapport de M. Jacques Brunhes

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La notion de secteur informel a fait son apparition dans la théorie économique du développement à l'occasion du lancement du Programme mondial de l'Emploi par le Bureau International du Travail au début des années 70.

C'est notamment le rapport du BIT sur le Kenya (1972) qui a vulgarisé le concept et en a proposé une définition reposant sur sept critères : facilité d'entrée, marchés de concurrence non réglementés, utilisation de ressources locales, propriété familiale des entreprises, petite échelle des activités, technologies à forte intensité de main d'oeuvre, formations acquises en dehors du système scolaire.

Dans le "Système de comptabilité nationale" publié par les Nations Unies en 1993, qui constitue la référence la plus couramment utilisée au niveau mondial, l'économie informelle (ou "souterraine" selon la terminologie des Nations Unies) est ainsi présentée :

"Certaines activités peuvent être à la fois productives du point de vue économique et tout à fait légales (à condition qu'elles respectent certaines normes ou réglementations), mais délibérément soustraites au regard des pouvoirs publics pour différents types de raisons :

a) Pour éviter le paiement de l'impôt sur le revenu, de la taxe sur la valeur ajoutée ou d'autres impôts;

b) Pour éviter le paiement des cotisations de sécurité sociale;

c) Pour ne pas avoir à respecter certaines normes légales : salaire minimal, horaire maximal, normes en matière de sécurité ou de santé, etc.;

d) Pour se soustraire à certaines procédures administratives, comme le fait de remplir des questionnaires statistiques ou d'autres formulaires administratifs."

L'économie informelle existe dans l'ensemble de l'espace francophone. Toutefois son ampleur et ses caractéristiques varient considérablement selon les zones géographiques concernées.

1. Afrique

Les activités informelles sont une réalité très ancienne en Afrique, bien que l'étude du concept et sa prise en compte dans la réflexion socio-économique soit assez récente. Dès la période coloniale les petits métiers s'étaient multipliés et les villes africaines étaient déjà approvisionnées majoritairement par les circuits vivriers informels. Les difficultés contemporaines du développement africain n'ont donc fait qu'amplifier un phénomène profondément ancré dans la tradition économique de ce continent.

En Afrique, d'une manière générale, le poids du secteur informel est d'autant plus important que le niveau de PNB par tête du pays concerné est faible. Ainsi, l'emploi dans le secteur informel en Afrique francophone subsaharienne dépasse couramment 70 % de la population active, alors qu'il se situe plutôt en dessous de 50 % dans les pays du Maghreb, plus industrialisés et où le niveau de vie est plus élevé.

Part de l'emploi du secteur informel

dans la main d'oeuvre non agricole

et contribution au PIB - Afrique francophone

(Source : Guide de la Comptabilité nationale

édité par les Nations-Unies, 1997)

PAYS

Année la plus récente disponible

Part du secteur informel dans la main-d'oeuvre non agricole

Part du secteur informel dans le PIB non agricole

Part du secteur informel dans le PIB total

Algérie

1985

25,4

ND

ND

Bénin

1993

92,8

57,0

36,5

Burkina Faso

1992

77,0

40,0

24,5

Égypte

1986

65,3

ND

ND

Guinée

1991

74,9

ND

ND

Mali

1989

78,6

41,7

23,0

Maroc

1982

56,9

ND

ND

Maroc

1986

ND

30,7

24,9

Mauritanie

1989

75,3

14,4

10,2

Niger

1977

62,9

58,5

37,6

Sénégal

1991

76,0

40,9

33,0

Tchad

1993

74,2

44,7

31,0

Tunisie

1995

48,7

22,9

20,3

Zaïre

1983

59,6

ND

ND

Compte tenu des tendances démographiques actuelles, la croissance de la population active va continuer à s'accélérer en Afrique dans les années à venir, cependant que la part de l'emploi agricole poursuivra son processus de décroissance relative. Ces évolutions, confrontées aux faibles taux de création d'emplois dans les secteurs moderne et public au cours des années récentes, ne peuvent qu'inciter à conclure que le secteur informel peut contribuer à contrecarrer l'augmentation du chômage et à absorber une proportion de plus en plus importante des nouveaux entrants sur le marché du travail.

Le secteur informel joue également en Afrique un rôle essentiel de régulateur des revenus et des dépenses des ménages. Parce qu'il est d'un accès facile, il permet à de nombreux ménages d'en retirer leur revenu principal, mais également d'y obtenir des revenus complémentaires (notamment pour compenser la faiblesse des salaires des fonctionnaires). Dans le même temps, il assure l'approvisionnement de ces ménages à des conditions de prix adaptées à leur pouvoir d'achat et à leur équipement. Beaucoup d'activités sont assurées par des petites unités marchandes informelles en Afrique. Par exemple, il est fréquent d'avoir recours aux préparateurs de repas, aux blanchisseurs et aux photographes des rues.

Dans les pays africains, le secteur informel peut également constituer un complément utile aux services publics dans des domaines comme la santé ou les transports, par exemple.

La réussite du secteur informel s'explique avant tout par son aptitude à concilier l'activité économique avec les valeurs sociales et culturelles traditionnelles de l'Afrique. La société africaine se singularise en effet par son caractère communautaire, l'individu n'existant qu'en tant que membre d'un groupe (ethnie, village ou quartier, "famille" au sens large). Au sein de ces différents groupes s'exerce une très forte solidarité qui permet à chacun, sinon de lui fournir un emploi fixe, du moins un moyen de subsistance. Il en résulte que l'embauche dans les unités informelles est réservée en priorité aux parents, amis ou connaissances originaires d'un même village, quel que soit par ailleurs leur niveau de compétence. Ainsi l'unité de production n'est pas nettement séparée de l'univers familial et social comme c'est habituellement le cas dans les pays développés.

Grâce à son extrême souplesse, l'informel a pu s'adapter de manière très rapide à la couverture des besoins nouveaux. Ainsi, au fil du temps, des activités informelles nouvelles sont apparues. La lente élévation des niveaux de vie a permis aux classes aisées de s'équiper en matériels électriques (téléviseurs, climatiseurs, ...), ce qui a entraîné l'apparition d'une multitude d'artisans informels spécialisés dans la réparation de ce type de produit, tandis qu'un marché de l'occasion, également informel, s'organisait parallèlement. Outre l'adaptation aux évolutions du marché, la souplesse du secteur informel s'exerce également en matière de gestion, ce qui constitue souvent un atout pour la survie des unités. Le système de rémunérations en constitue un bon exemple. Il se caractérise en effet par une totale flexibilité. Le salaire est fonction de la bonne marche des affaires à un moment donné. Lorsque celles-ci deviennent difficiles, il n'y a pas de licenciement car les règles communautaires africaines s'y opposent. On attendra donc que la conjoncture s'améliore et que la caisse se remplisse à nouveau pour être rémunéré. Cette spécificité permet à l'unité informelle d'avoir un point mort très bas et d'encaisser des baisses de volume d'activité qui seraient fatales à une entreprise du secteur formel compte tenu de ses obligations vis à vis de son personnel.

L'informel joue également un rôle important dans le domaine de l'apprentissage. Dans la plupart des pays africains, la démocratisation de l'enseignement primaire et secondaire ne s'est pas accompagnée d'une démocratisation parallèle du système de formation professionnelle assuré par les pouvoirs publics. Les moyens mis en place ne peuvent guère se développer en raison du coût relativement élevé des équipements. Par le biais de l'apprentissage, le secteur informel compense dans une large mesure les carences du système public. Les petites unités informelles emploient en effet de nombreux apprentis. Une enquête sur le secteur informel, réalisée en 1990 à Dakar par le BIT, indique que 80 % des unités de celui-ci avaient des apprentis, qui constituaient 81 % de la main d'oeuvre totale employée par l'informel. Traditionnellement, l'apprentissage est considéré en Afrique comme le mode normal de transmission des connaissances. C'est pourquoi plus de 85 % des responsables d'unités du secteur informel ont eux-mêmes acquis leurs qualifications par l'apprentissage dans le secteur informel. La faible rémunération des apprentis, souvent compensée par des avantages en nature (repas, logement, cadeaux), permet à l'entreprise de survivre même avec une productivité très faible. Par ailleurs, l'offre de postes d'apprentissage émanant du secteur informel s'avère indispensable pour employer et former le nombre croissant de jeunes migrants issus de l'exode rural.

Toutefois, le secteur informel n'a pas que des effets bénéfiques pour l'Afrique. Le principal élément à retenir est sans doute l'impact négatif sur les finances publiques. Dans une période où les recettes liées au commerce extérieur ont décru (en raison notamment de la dégradation des termes de l'échange), l'informel a contribué à la création d'activités qui n'apportent aucune recette fiscale complémentaire. Plus grave, il en vient parfois à accréditer l'idée que la fraude et l'exemption fiscales sont devenues des comportements normaux. Leur permanence et leur généralisation risqueraient d'aboutir à une paralysie progressive de l'État. De même, l'informel ne peut contribuer à la solution des déséquilibres extérieurs. Il est en effet à titre principal un secteur interne, qui ne s'intéresse aux échanges extérieurs qu'à l'occasion de trafics frauduleux. S'il contribue parfois à substituer une production interne à des importations inutiles, il peut difficilement augmenter le potentiel exportateur du pays. Mais la critique la plus grave concerne l'incapacité de l'informel à fonder une véritable dynamique de développement. En l'absence de véritable politique de gestion de ces activités informelles, qui ne disposent souvent d'aucun indicateur leur permettant de juger de leurs résultats, les études de terrain montrent que la productivité du capital utilisé y est faible. Les capacités d'investissement trop réduites ne permettent pas de répondre aux problèmes posés par les évolutions technologiques, d'autant que le système de formation dans l'informel est essentiellement reproductif. L'artisan forme son apprenti à refaire ce qu'il a lui-même appris à faire. Il existe une certaine créativité dans l'informel, mais elle ne remet pas en cause le système technologique et les pratiques antérieures.

Après les indépendances, le secteur informel fut considéré par les jeunes États africains comme un moindre mal dans la mesure où il avait au moins le mérite d'éviter un chômage trop important et socialement insupportable. Dans l'optique d'alors, il était voué à disparaître puisque les théories et politiques de développement économique prévoyaient son absorption progressive par un secteur moderne dont l'expansion devait être rapide et durable. Les programmes de développement mis en oeuvre ont toutefois été compromis essentiellement par les iniquités de l'ordre économique mondial, tant dénoncées par les pays du Sud dès la décennie 1970, et par les "plans d'ajustement structurel" imposés par les bailleurs de fonds multilatéraux, qui ont entraîné des politiques de réduction des capacités productives impliquant des dégraissages d'effectifs et des liquidations d'entreprises. Alors que les pays africains procédaient à ces révisions déchirantes, socialement et politiquement difficiles, le secteur informel, par son dynamisme et son adaptabilité, est apparu porteur d'un réel potentiel, au point que la tentation est devenue grande de le prendre pour modèle. Il en est résulté un paradoxe difficile à résoudre pour les pays africains. En effet, si la priorité est donnée aux recettes budgétaires, la question se pose de savoir s'il faut imposer les unités informelles au même titre que les autres, afin qu'elles contribuent au financement des dépenses publiques. En revanche, si l'objectif premier est d'ordre économique et social, on peut se demander s'il ne faut pas imposer le moins possible ces activités afin de préserver leur potentiel et leur dynamisme. Cette question fait l'objet d'une controverse qu'il appartient aux États africains de trancher eux-mêmes.

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