B. LA RÉGION AUTONOME DU TIBET, UNE RÉGION SOUS PERFUSION

Le poids très lourd de la construction dans le secteur secondaire et la sur-représentation de l'administration dans le tertiaire sont une singularité de la RAT. Si, en Chine, la croissance est liée à l'histoire politique et économique du capitalisme, au Tibet, tous les changements économiques sont liés à l'attribution de subventions et non à une création de richesse du point de vue local. Par ailleurs, les dépenses du gouvernement de la RAT ont toujours été d'un niveau plus élevé que celui des autres provinces chinoises, atteignant 50 % du PNB même en période de stagnation de l'économie, créant un état constant et artificiel de « mise sous perfusion » de la région. Des politiques de développement économique régional ont contribué à une hausse des dépenses essentiellement liées à la construction du chemin de fer. Après son achèvement en 2006, celles-ci ont atteint un niveau jamais égalé et, en 2012, elles se situaient presque à 130 % du PNB, signifiant que la RAT est constamment renflouée par le gouvernement central à tel point que ce dernier verse à la province des montants qui dépassent généralement la valeur monétaire de l'économie locale annuelle. La situation est soutenable tant que le gouvernement central est déterminé à maintenir un tel niveau de subventions, ce qui est possible dans la mesure où le montant des subventions reste limité au regard des revenus globaux du gouvernement central.

1. La politique de subventions après les manifestations de 2008

En 2008, les observateurs s'interrogeaient sur la réaction du gouvernement central après les manifestations de cette année-là. Il est difficile pour un observateur extérieur de deviner les options politiques du Parti communiste chinois mais on peut les comprendre indirectement à partir des données fiscales (c'est-à-dire revenus et dépenses). À partir de 2008, on a constaté une accélération de la politique de subventions. On peut penser qu'elle est probablement liée, entre autres, à une militarisation de la RAT. On a certes observé, après la crise financière mondiale de 2007-2009, une augmentation des dépenses dans l'ensemble de la Chine de l'ouest, mais le niveau atteint par ces augmentations au Tibet est exceptionnel.

L'argent dont dispose une province ou une région en Chine provient de deux sources : les transferts d'impôts et les subventions. Les impôts collectés dans une province sont répartis entre le gouvernement provincial et le gouvernement central, qui transfère ensuite au premier une partie de ce qui lui revient. Ainsi ces transferts ne sont pas des subventions proprement dites. Pour avoir une estimation plus exacte des subventions, il faut donc déduire au préalable ces transferts du déficit du gouvernement provincial. Les transferts ont augmenté partout en Chine de l'ouest, mais ce n'est pas nécessairement le cas des subventions.

Or, en RAT, la quasi-totalité des paiements en provenance du gouvernement central sont des subventions (plus de 90 % des dépenses relèvent de subventions et seulement 10 % sont donc des transferts). À cet égard, force est de considérer le caractère exceptionnel de la RAT. Rappelons que le taux des dépenses est de 130 % du PNB en 2012 en RAT. Les niveaux actuels des subventions pour la RAT ont donc atteint pratiquement 117% du PNB (soit 90 % de 130 %). Cela signifie une très forte dépendance envers les subventions et indique que la région vit sous perfusion de l'État et que les secteurs productifs locaux (agriculture, etc.) ne créent que très peu de richesse par rapport au PNB. Ces niveaux ont même dépassé ceux de la période maoïste en dépit du fait que cette époque est généralement considérée comme davantage dominée par l'État. C'est pourquoi j'ai qualifié, dans un article, cette situation de « revanche de la fiscalité maoïste au Tibet ».

Par ailleurs, outre le fait que la RAT vit principalement de subventions et ne crée que peu de richesses, il importe de savoir comment ces subventions sont dépensées et qui elles touchent. En RAT, les subventions en 2012 étaient équivalentes à 4,6 fois le revenu moyen des habitants des zones rurales. On observe cependant une augmentation du revenu des ménages, une augmentation, certes, très minime en comparaison de la quantité de ressources financières transférées à la province, mais qui ne peut être niée.

2. L'utilisation des subventions

En ce qui concerne les investissements, à la fin des années 1990 et au début des années 2000 , le taux d'investissement par rapport au PNB en Région autonome du Tibet (RAT) et dans le Qinghai était exceptionnel par rapport à la moyenne chinoise alors qu'il se situait déjà à un niveau élevé par rapport aux autres pays. Ce taux d'investissement était presque intégralement lié à la construction du chemin de fer, ce qui signifie là encore que les investissements ne touchaient que peu les Tibétains eux-mêmes , le chemin de fer étant surtout destiné aux touristes, aux personnes en déplacement pour affaires, et aux transports des biens de marchandise destinés à être vendus au Tibet. L'impact du chemin de fer dans l'économie n'est pas nécessairement de stimuler la production locale mais plutôt d'accroître les importations d'autres régions de Chine, ce à quoi sont destinées une grande part des subventions (une indication donc de leur inefficacité).

Ce caractère exceptionnel de la RAT est apparu aussi au milieu des années 2000. Après la crise financière internationale, la Chine a augmenté ses investissements dans tout le pays, mais surtout à l'ouest, pour atteindre des niveaux spectaculaires. Certaines provinces, comme le Qinghai, ont maintenant des niveaux d'investissement plus élevés que la RAT. En ce sens , la région ne présente plus de caractère exceptionnel, mais il reste remarquable que les investissements y sont beaucoup plus subventionnés que dans les autres provinces. Les entreprises d'État restent dominantes alors qu'ailleurs elles sont plutôt minoritaires. On doit noter que, en RAT, les dépenses en faveur de l'éducation des Tibétains sont aussi en forte croissance même si, en comparaison avec d'autres secteurs, elles sont proportionnellement moins importantes. De fait, une grande partie des dépenses et des subventions est orientée vers la construction.

Donc, le taux de croissance du PNB n'est pas surprenant compte tenu du montant des subventions qui représente désormais 117 % du PNB , et cette croissance, qui ne bénéficie que marginalement à la population tibétaine, concerne surtout les entreprises et travailleurs dans la construction ainsi que les entreprises d'État où travaillent principalement des personnes urbaines et dont le niveau de chinois est bon, excluant de facto la grand majorité de Tibétains, pauvres et moins pauvres, avec un faible niveau de chinois.

L'inefficacité de cette situation s'explique principalement par le fait qu'une grande partie des subventions finance , en effet , les importations du reste de la Chine ou du monde. Par exemple, la balance commerciale étant incluse dans le PNB , la RAT connaît un déficit commercial important qui s'explique par le fait que les grands projets nécessitent d'importer des biens en provenance de pays étrangers, du Canada par exemple. Le poids financier de ces importations est considérable. En 2004, la balance commerciale est descendue à moins 70 % du PNB, de même en 2010 où elle a chuté à moins 75 % du PNB. Nombre de subventions permettent seulement de financer les importations, mais elles sont déduites du calcul du PNB (comme il se doit).

On ne connaît pas le déficit commercial du PNB avec le reste de la Chine, ce qui veut dire qu'en fait, on ne connaît même pas le niveau exact du PNB - une grande partie pouvant être une illusion résultant des omissions de la comptabilité.

Ceci dit, même si une partie du PNB était illusoire, le changement économique a néanmoins des répercussions sociales importantes qui se retrouvent dans la structure de la population active. Dans les années 1990, la population de la RAT était rurale à plus de 80 %, et environ 80 % de la main d'oeuvre tibétaine travaillait encore dans l'agro-pastoralisme. Aujourd'hui, elle est proche de la norme d'autres provinces : la main d'oeuvre agricole n'y représentait plus, en 2012, qu'environ 50 % du total. Ce transfert de la population hors du secteur agricole est particulièrement rapide si on le compare au reste de la Chine et au monde puisqu'il a eu lieu en l'espace de vingt ans. On peut donc affirmer qu'on assiste à un phénomène d'urbanisation en RAT .

3. Les secteurs secondaire et tertiaire dans la Région autonome du Tibet

Le secteur secondaire est très limité, comparé à d'autres provinces. Ainsi, le Qinghai, qui est la province la plus similaire à la RAT en termes démographiques et topographiques, connaît une croissance davantage basée sur la production manufacturière, ce qui se reflète dans la structure de la population active où il y a une forte augmentation de la main d'oeuvre dans le secteur secondaire. Une croissance marginale de ce type existait en RAT dans les années 2002-2003 lorsque le gouvernement chinois avait souhaité répondre à la faible progression des revenus des ruraux. Avec l'injection de subventions, de nombreux emplois, occupés par des Tibétains, ont été créés dans le secteur de la construction dans les zones rurales. Cette augmentation explique un quart du transfert de la main d'oeuvre hors de l'agriculture ; les trois autres quarts ont basculé vers le secteur tertiaire. En effet, si à la fin des années 1990, le taux de main d'oeuvre employée par le secteur tertiaire était très bas, il a augmenté rapidement. Maintenant, il est plus élevé en RAT qu'en Chine.

Toutefois, le tertiaire se distingue du reste de la Chine. En effet, le secteur est très polarisé en RAT. Dans la Chine urbaine, il existe le secteur de l'État, le secteur formel mais qui ne dépend pas de l'État (des grosses entreprises privées), et les secteurs dits « privés » et « indépendants », qui n'offrent pas aux employés les mêmes avantages que les deux premiers (en matière de sécurité, retraite, logement ou santé) et sont donc plus précaires. Il y a également une main d'oeuvre informelle. Les emplois recherchés par la minorité de jeunes Tibétains ayant un niveau de scolarité universitaire se concentrent dans les deux premiers secteurs : les secteurs formels étatisés et non-étatisés. En Chine, la main d'oeuvre urbaine déclarée (qui n'inclut pas les travailleurs purement informels) se répartit ainsi : près de 28 % dans le secteur de l'État, près de 28 % dans les entreprises non-étatisées, et près de 45 % dans le secteur dit privé ou indépendant. En RAT, l'emploi urbain se situe à 39 % dans le secteur étatisé. En 2010, les entreprises non étatisées employaient seulement 3 % de la main d'oeuvre urbaine, et le privé et indépendant comprenait 58 %.

Il y a donc un « maillon manquant » dans le marché de l'emploi urbain: les entreprises non étatisées, avec une surreprésentation du secteur à risque et précaire qu'est le secteur privé et indépendant. Or, on considère que seuls ceux qui travaillent pour l'État sont privilégiés. De ce fait, de plus en plus de Tibétains qui possèdent un bon niveau d'éducation espèrent trouver un emploi dans le secteur étatisé. Dans les villes (et dans d'autres régions du Tibet où les conditions sont très similaires), le marché du travail est dominé par le secteur public. Or, la politique dominante d'emplois préférentiels soutenue par le système d'affectation des postes est achevée depuis dix ans, ce qui signifie que, alors que les diplômés tibétains se voyaient attribuer des postes quasiment automatiquement dans l'appareil d'État à leur sortie de l'université, ce n'est plus le cas maintenant. Tous les diplômés sont mis en concurrence et ce système désavantage les Tibétains, même ceux ayant un bon niveau d'éducation, puisque les examens se déroulent pour l'essentiel en langue chinoise et que le tibétain n'est presque jamais requis dans les profils de poste. En dépit des améliorations et des subventions octroyées, se crée donc une forme de marginalisation qui affecte les Tibétains les plus mobilisés politiquement : les manifestations sont plutôt le fait des nouvelles générations de jeunes Tibétains bien éduqués et qui ont des attentes en rapport avec leur niveau d'éducation. On peut donc qualifier la situation de « cocotte-minute ».

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