III - LES POLITIQUES DE RELOGEMENT SUR LE PLATEAU TIBÉTAIN 2006-2014

par M. Jean-Marie FARDEAU,
directeur France de Human Rights Watch

PRÉAMBULE

Human Rights Watch (HRW) est une organisation non gouvernementale (ONG) indépendante et impartiale ne recevant aucun fonds public, défendant les droits humains depuis 35 ans, et couvrant l'état des droits humains dans 90 pays. Les enquêtes de terrain méticuleuses de nos chercheurs nous permettent de dénoncer les abus dans les médias et d'obtenir des progrès durables grâce à une pression stratégique auprès des décideurs de premier plan dans les capitales clés.

S'agissant du statut politique du Tibet et des régions ethniquement tibétaines, HRW rappelle qu'elle ne prend pas position sur cette question car celle-ci va au-delà de son mandat.

En ce qui concerne la situation des droits humains au Tibet, les rapports HRW ont émis les constats suivants : les Tibétains vivant sous l'autorité de la Chine sont depuis longtemps confrontés au refus de Pékin de tenir compte de leurs revendications sociales, politiques, linguistiques, religieuses et économiques. Signe de l'ampleur des frustrations, l'auto-immolation d'un moine tibétain dans une préfecture autonome tibétaine du Sichuan en mars 2011 a provoqué une vague inédite d'actes similaires à travers la région. 13 ( * ) 135 Tibétains se sont à ce jour donné la mort par le feu à titre de protestation 14 ( * ).

Quant aux autorités chinoises, elles rejettent systématiquement toute remise en question dans les régions à majorité tibétaine, considérant qu'il s'agit de menaces pour l'intégrité territoriale de la Chine ainsi que pour  les   relations  inter-ethniques, faisant le jeu d'un mouvement sécessionniste soutenu par des puissances étrangères hostiles. Le gouvernement chinois insiste sur les développements politiques, sociaux et économiques depuis plus de cinquante ans .

Concernant les abus contre les Tibétains, HRW a enquêté, au cours des dernières années, sur les violations graves et systématiques des droits humains, tels que la répression religieuse, les actes de torture, les disparitions forcées, les procès politiques et le recours disproportionné à la force armée.

Ainsi le rapport HRW de juillet 2010, intitulé « I Saw It With My Own Eyes : Abuses by Chinese Security Forces in Tibet, 2008-2010 » 15 ( * ) détaille l'ampleur de la répression par les forces de sécurité chinoises pendant et après le mouvement de protestation de mars 2008 qui s'est soldé par des milliers d'arrestations, des dizaines de condamnations et la présence permanente des forces de police armées à travers la région.

En outre, un rapport HRW, en date de juin 2013, intitulé « Ils disent que nous devrions être reconnaissants » 16 ( * ) observe que si les politiques de relogement de masse ne sont pas spécifiques à la Chine (d'autres pays comme l'Éthiopie ou le Rwanda ayant eu recours à de tels programmes), celles chinoises se distinguent par l'ampleur de l'échelle de cette politique conduite au Tibet.

Il convient de souligner que ce rapport sur les politiques de relogement et de déplacement de masse a été réalisé grâce aux entretiens réalisés hors de Chine avec 114 Tibétains entre mars 2005 et juin 2012. Les témoignages ont été recueillis aussi vite que possible après le départ de ces personnes du plateau tibétain (Région autonome du Tibet (RAT) ainsi que les zones autonomes tibétaines des provinces du Qinghai, Gansu, Sichuan et Yunnan), en utilisant des questions ouvertes. Ces témoignages ont ensuite été confrontés à des informations ne venant pas de réfugiés afin de garantir l'absence de biais dû à l'échantillon de population. HRW a enfin consulté le plus grand nombre possible de documents officiels et d'articles scientifiques en langue chinoise.

A. LA NOUVELLE CAMPAGNE RURALE SOCIALISTE

Depuis le début des années 1950, le gouvernement chinois a mis en oeuvre de nombreuses politiques dites de modernisation visant à transformer la société rurale tibétaine et à encourager ou imposer la sédentarisation des populations nomades ou semi-nomades.

Dans les zones tibétaines (Région autonome du Tibet et Préfectures autonomes tibétaines des provinces adjacentes), ces efforts ont toujours été liés à des objectifs économiques et politiques de long terme : développer l'économie de la région, intensifier l'exploitation des ressources naturelles du plateau tibétain, et garantir le contrôle politique sur un groupe ethnique dans une région où l'autorité chinoise reste contestée.

Les programmes de déplacement et de relogement de masse conduits sur le plateau tibétain trouvent leur origine dans le Troisième Forum de Travail sur le Tibet de 1994 qui a inauguré une stratégie combinant croissance économique rapide avec répression politique et religieuse accrue pour contrer l'influence du dalaï-lama. Cette stratégie a depuis servi de base aux plans quinquennaux successifs adoptés par le gouvernement central.

1. Les plans quinquennaux à l'origine des politiques de déplacement et relogement

Le « Grand développement de l'Ouest » a été officiellement lancé en 2000 dans le but « d'éliminer les inégalités régionales » entre les territoires riches et en développement rapide à l'est de la RPC et les provinces et régions rurales, souvent situées à l'ouest, qui connaissaient un retard de développement, à travers une combinaison d'investissements massifs dans les infrastructures, à commencer par les transports et l'énergie, les efforts pour attirer l'investissement et le resserrement des liens avec les régions plus développées de l'est chinois.

La campagne de 2000 a surtout introduit une stratégie radicale de « migration environnementale » dans des régions jugées écologiquement fragiles , au travers de deux programmes encore en place aujourd'hui : « Rendre les champs à la forêt », exigeant des agriculteurs de fournir main-d'oeuvre et terres, moyennant subventions publiques initiales, à des fins de reforestation, ce qui les contraint à abandonner certains champs et à se replier sur d'autres, et « Rendre les pâtures à la prairie », imposant des interdictions totales, temporaires ou saisonnières du pâturage.

Les autorités ont adopté en 2005 une initiative nationale pour construire une « Nouvelle campagne rurale socialiste » (depuis 2005) qui s'est traduite, sur le plan régional, par la transformation radicale de l'habitat rural tibétain dans la Région autonome du Tibet afin, selon les autorités, d'améliorer « la production et les conditions de vie des agriculteurs et éleveurs, et augmenter leurs revenus ».

De surcroît, la campagne pour des « Logements confortables » a été lancée en 2006 pour mener à bien la reconstruction et la rénovation de foyers individuels dans le cadre de la politique des « Nouveaux villages socialistes » afin qu'ils soient « proches des moyens de communication, des transports et de l'activité économique ».

Enfin, la stratégie pour « L'accélération du développement » a été mise en oeuvre (2010). En effet, en janvier 2010, le Cinquième Forum de travail sur le Tibet, réuni en réaction au mouvement de contestation de 2008, a introduit la nouvelle stratégie du gouvernement pour « accélérer le développement », à grand renfort d'investissements pour réorganiser les zones rurales tibétaines. Les arguments avancés insistaient sur la nécessité de contourner ce qui constituait traditionnellement des obstacles au développement des zones rurales, en réorganisant des populations dispersées vivant sur des territoires difficiles d'accès.

La poursuite des politiques de déplacement et de relogement de masse des « Nouveaux villages socialistes » fait partie intégrante de la « stratégie pour accélérer le développement » . Pour la première fois, cette stratégie a inclus les régions tibétaines situées en dehors de la Région autonome du Tibet, avec pour objectif d'élever le revenu des agriculteurs et éleveurs tibétains à un niveau proche de celui de la moyenne nationale d'ici 2020.

2. La politique de rénovation et de relogement de masse : les « Logements confortables »

Le premier volet de création d'une « Nouvelle campagne rurale socialiste » est composé de différents programmes regroupés dans la « Campagne pour des logements confortables », principalement à l'oeuvre dans la Région autonome du Tibet où elle a vu le jour en 2006, bien qu'étendue par la suite aux régions orientales du plateau tibétain.

Conformément à cette politique, les Tibétains vivant dans des habitats jugés inadéquats par les autorités doivent détruire puis reconstruire leurs foyers, selon des critères officiels stricts, sur place ou sur de nouveaux terrains situés souvent au bord de nouvelles routes. Les travaux nécessaires sont censés être financés par une combinaison de subventions publiques, de prêts bancaires, d'épargne préexistante ou d'autres capitaux du foyer, plongeant, en réalité, de nombreux foyers tibétains dans l'endettement.

Avec le temps, le terme de « logements confortables » a servi à désigner l'ensemble des politiques visant officiellement à améliorer les conditions de vie des populations tibétaines, notamment en ce qui concerne le transport, l'électrification ou l'accès à la santé. Selon le 11 ème plan quinquennal (2006-2010), la « Campagne pour des logements confortables » devait permettre à 80 % des agriculteurs et pasteurs-nomades tibétains de la Région autonome du Tibet, soit 1,4 million de personnes, de vivre dans des « logements sûrs et convenables d'ici cinq ans ».

L'ampleur et la vitesse d'exécution de la campagne est sans précédent : fin 2012 , le gouvernement de la Région autonome du Tibet a affirmé avoir atteint ses objectifs pour la période 2006-2012 en relogeant 2,1 millions d'agriculteurs et d'éleveurs sédentaires. Environ 20 % d'entre eux, soit 280 000 personnes, ont été déplacés entre 2006 et 2010 (les chiffres ne sont plus disponibles après 2010). Le gouvernement de la RAT a annoncé vouloir reloger et déplacer 185 000 foyers ruraux entre 2012 et 2015, soit environ 900 000 personnes. 17 ( * )

3. La sédentarisation des pasteurs-nomades : les « migrations environnementales »

Le second volet de création d'une « nouvelle campagne rurale socialiste » regroupe, sous le nom de « migrations environnementales », différentes politiques de sédentarisation et de déplacement visant les communautés pastorales nomades. Conformément à ce programme, les communautés tibétaines de pasteurs-nomades vivant de l'élevage se retrouvent contraintes à quitter les pâtures pour de nouveaux habitats permanents et à réduire ou vendre une partie de leur bétail.

Ces politiques sont principalement conduites dans la région tibétaine traditionnelle de l'Amdo incluse en grande partie dans la province chinoise du Qinghai. HRW n'a pas connaissance de politiques contraignant à la sédentarisation des communautés pastorales de la RAT ou celles des régions tibétaines du Sichuan, bien que le gouvernement les y encourage pourtant par la construction de nouveaux habitats permanents.

Le gouvernement du Qinghai avait annoncé en 2009 sa volonté de sédentariser l'ensemble des pasteurs-nomades tibétains de la province, soit plus d'un demi-million de personnes, d'ici 2014. Entre le début des années 2000 et 2013 il avait déplacé et sédentarisé plus de 300 000 pasteurs-nomades, et prévoyait d'en sédentariser 113 000 autres d'ici fin 2013. Si ces statistiques officielles sont fiables, cela signifierait que 90 % des communautés pastorales nomades de la région ont été sédentarisées.


* 13 La première immolation d'un Tibétain au Tibet est celle d'un moine du monastère de Kirti (Amdo) en février 2009.

* 14 Il est difficile d'établir avec certitude le nombre exact de Tibétains qui se sont immolés du fait des difficultés à recouper l'information.

* 15 Le rapport « Je l'ai vu de mes propres yeux : Abus des Forces de Sécurité Chinoises, 2008-2010 » est disponible sur le site de Human Rights Watch à l'adresse suivante : http://www.hrw.org/reports/2010/07/22/i-saw-it-my-own-eyes-0

* 16 Le rapport est disponible sur le site de Human Rights Watch à l'adresse suivante : http://www.hrw.org/reports/2013/06/27/they-say-we-should-be-grateful-0

* 17 Les sources statistiques sont disponibles dans le rapport de Human Rights Watch : «They Say We Should Be Grateful: Mass Rehousing and Relocation in Tibetan Areas of China» http://www.hrw.org/reports/2013/06/27/they-say-we-should-be-grateful-0

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