III. UNE ÉCONOMIE PALESTINIENNE SOUS CONTRAINTE

M. Pierre DUQUESNE , ancien Ambassadeur chargé des questions économiques de reconstruction et de développement au ministère des Affaires étrangères et du développement international (actuel Ambassadeur auprès de l'OCDE)

M. Benjamin Sèze : Bienvenue à tous. Nous allons poursuivre nos travaux en commençant avec de M. Pierre Duquesne. Monsieur l'Ambassadeur, nous allons aborder avec vous les particularités de l'économie palestinienne et les défis que l'occupation fait peser sur elle. Cette intervention est sans lien avec vos fonctions actuelles puisque vous êtes aujourd'hui Ambassadeur auprès de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Mais c'est un sujet que vous connaissez bien eu égard à vos anciennes fonctions : vous avez été Ambassadeur chargé des questions économiques de reconstruction et de développement au ministère des Affaires étrangères et du Développement international.

M. Pierre Duquesne : Je vous remercie et vous prie d'accepter mes excuses : il était prévu que j'intervienne plus tôt dans la journée, mais j'étais ce matin aux obsèques de M. Denis Pietton, qui fut notamment Consul général à Jérusalem et Ambassadeur à Beyrouth.

Comme cela vient d'être dit, jusqu'à l'automne 2014, j'étais en charge des pays en difficulté, et notamment, pendant sept ans, de la Palestine. J'ai effectué d'innombrables voyages sur place. Cela m'autorisera à placer le sujet dans une perspective longue. Mon propos visera à montrer que ce qui est fait en matière économique a un fort lien avec ce qui est fait en matière politique. Je m'appuierai pour cela sur plusieurs dates : d'abord le 29 novembre 2012, puis le 17 décembre 2007, le 13 avril 2011, le 12 octobre 2014 et enfin le 30 septembre 2015.

L'économie palestinienne n'est certes pas celle d'Adam Smith, puisqu'il n'y a pas en Palestine de liberté de circulation des hommes ni des biens et services ni des capitaux. Mais bien qu'elle ne soit pas un exemple d'économie classique, elle existe, ce qui suscite toujours un peu d'étonnement.

La première date sur laquelle je m'attarderai est celle du 29 novembre 2012, que vous avez tous en tête : c'est le jour de la reconnaissance de la Palestine comme État observateur non membre des Nations Unies. Il est intéressant de noter c'est que c'est bien un « État », non pas à l'instar du Vatican comme cela a pu être dit, mais un État avec le même statut que celui qu'avaient l'Autriche, le Japon et la Suisse avant de devenir pleinement membres des Nations Unies. Le vote a été acquis à une très large majorité et si Israël et les États-Unis ont voté contre, ils n'ont à aucun moment dit que les Palestiniens étaient incompétents ou corrompus, comme ils l'auraient peut-être dit il y a cinq ou dix ans. Ils ont critiqué « l'unilatéralisme » de cette décision, ce qui est un peu cocasse s'agissant de l'entrée dans une institution multilatérale. Le vote de reconnaissance de la Palestine a traduit juridiquement ce qui était déjà incontestable et constatable dans les faits. Je prétends qu'il y a plus d'État -au sens d'institutions étatiques- en Palestine que dans bien des « États » du monde, et certainement plus que dans le dernier État qui a rejoint les Nations Unies, le Sud Soudan. Je qualifie la situation palestinienne « d'État sans l'État », c'est-à-dire qu'il y a les institutions de l'État sans la pleine souveraineté.

Le vote du 29 novembre 2012 a traduit le travail collectif de la communauté internationale et des Palestiniens depuis la conférence internationale des donateurs pour l'État palestinien qui s'est ouverte -c'est la deuxième date que je souhaite évoquer- le 17 décembre 2007, à Paris, et que j'avais eu l'honneur d'organiser. En dépit des vicissitudes des négociations de paix, cette étape a marqué le début d'un processus de construction de l'État par le bas, c'est-à-dire la création de l'État par les institutions. L'idée était de montrer, dans les faits, que les Palestiniens avaient les capacités de gérer un État, alors que d'aucuns pensaient que cela n'était pas nécessaire parce que les Palestiniens auraient un droit inaliénable à la construction d'un État. L'examen a été réussi : le vote l'a prouvé. Les Palestiniens ont fait, en matière économique, plus de réformes qu'ils n'avaient promis à Paris et ils ont reçu sur la période couverte par cette conférence (de 2008 à 2010) plus d'aides qu'anticipé, ce qui ne s'était jamais produit auparavant, ni pour la Palestine, ni pour aucun autre pays. Le processus de construction de l'État a permis à la fois de créer des institutions et de développer la croissance économique. Celle-ci a progressé, passant de 7% en 2008 à 12% en 2011. Les résultats sont visibles à l'oeil nu et les réformes se sont poursuivies après la fin de la période couverte par la conférence (2008 à 2010) en dépit d'un environnement économique, financier, politique, beaucoup moins favorable. En effet, l'aide versée par les pays donateurs (les États-Unis d'Amérique, les pays arabes, l'Europe) a diminué et Israël poursuit la rétention injustifiée et répétée des droits et taxes qu'il perçoit de l'Autorité palestinienne aux frontières de la quasi-union douanière entre les deux pays.

Il me semble indispensable de dire quelques mots de ce dernier problème. Comme dans une union douanière classique, Israël perçoit des droits et taxes, qui sont appelés des clearance revenues . À la différence de ce qui se passe dans une union douanière classique, cependant, Israël s'arroge le droit de ne pas reverser ces droits et taxes, en fonction de la situation politique du moment, comme cela a encore été le cas entre décembre 2014 et janvier 2015. Or il suffit que ces droits et taxes ne soient pas transférés à la bonne date chaque mois pour que l'Autorité palestinienne perde les deux-tiers de ses ressources internes. Par ailleurs, tout se passe comme si Israël gérait un second budget de la Palestine à côté du premier puisque quiconque en Israël a une créance sur l'Autorité palestinienne peut aller la présenter au Trésor israélien, qui la déduira du montant des droits et taxes qu'il transfère chaque mois. Cette déduction s'effectue sans une vérification absolument systématique, puisque les contrôles sont toujours un peu moins rigoureux lorsqu'il ne s'agit pas de payer.

Le contexte général a donc considérablement changé depuis le 17 décembre 2007, après que le test a été réussi et en dépit d'une aggravation nette de la situation économique et financière. Les réformes conduites par l'Autorité palestinienne se sont poursuivies, à un rythme certes ralenti, et tout se passe comme si, après la période d'euphorie des années 2008 à 2010, la Palestine s'était soumise à une sorte de « test de résistance » ( stress test ) permanent qui a permis de mettre à l'épreuve les capacités et la volonté politique palestinienne de maintenir le cap. Le test a été concluant, mais on ne peut pourtant pas encore dire que la situation actuelle est stable.

La troisième date que je voudrais aborder est probablement la moins connue et sans doute la plus importante. Le 13 avril 2011, lors d'une réunion semestrielle classique des donateurs au sein d'un  « comité de liaison ad hoc » que préside la Norvège et auquel participe Israël, sur la base de rapports du Fonds Monétaire International (FMI), de la Banque Mondiale et des Nations Unies, il a été collectivement jugé, pour la première fois, que l'Autorité palestinienne était « au-delà du seuil d'un État fonctionnel dans les secteurs clés ».

Et la Banque Mondiale avait même estimé que si l'Autorité palestinienne maintenait sa performance dans la construction des institutions et la fourniture des services publics, elle serait bien placée pour pouvoir établir un État à n'importe quel moment dans un avenir proche. Il s'agit d'abord de réformes emblématiques pas toujours réalisées dans les autres pays en développement, dans les secteurs de l'eau et de l'électricité, de la sécurité, de la fonction publique, du système des allocations sociales. Plus que d'autres pays de la région ne l'ont fait, elle a mené à bien ou initié des réformes dans le secteur de l'éducation, de la justice, de la gouvernance. Elle fournit des services publics. Sieyès affirmait qu'une société démocratique commençait avec des réverbères et des places publiques. J'aime assez cette citation, qui dit que la fourniture de services publics a aussi un impact sur la démocratie. L'Autorité palestinienne a donc fait des réformes qui ne sont pas toujours conduites dans des pays en développement, ni parfois dans les pays développés. Le déficit public était, en 2007, de 28 points de produit intérieur brut (PIB). De manière très soutenue jusqu'en 2011 puis plus lente, il a été ramené à 10 points de PIB aujourd'hui, ce qui reste évidemment trop élevé. Mais il faut saluer cette réduction de déficit ! Le budget de l'Autorité palestinienne est publié sur internet, tous les 15 du mois, en engagements et en décaissements, ce qui n'est pas le cas de la France par exemple. Les comptes publics sont certifiés, bien qu'avec retard actuellement. La corruption s'est réduite, de même que son pendant qu'est la bureaucratie.

Le secteur financier a été totalement réformé et l'autorité monétaire de Palestine a été qualifiée par le FMI de « banque centrale sans monnaie » : il y a un système de règlement livraison, de registre de crédit, de garantie des dépôts, etc. -autant de dispositifs qui n'existent pas nécessairement tous dans les pays « développés »- mais le dollar, le shekel, le dinar jordanien et la livre sont utilisés dans les deux zones. Tout cela a conduit la Banque Mondiale à considérer, en 2011, que les réformes accomplies par l'Autorité palestinienne pouvaient être un modèle pour la zone dans son ensemble y compris en matière de droit des affaires et de lutte contre la corruption. Voilà donc la démonstration faite que les Palestiniens ne sont ni incompétents en matière économique et institutionnelle, ni corrompus financièrement, ni laxistes en matière de sécurité. Tout cela n'est d'ailleurs pas contesté par la très grande majorité des dirigeants israéliens. Mais la politique l'emporte souvent sur les autres considérations.

Cela m'amène à la date du 12 octobre 2014, qui est le jour de la conférence du Caire sur la reconstruction de Gaza. Je voudrais souligner que les réformes évoquées ne concernent pas seulement la Cisjordanie mais aussi Gaza. Il faut savoir que la moitié des 160 000 fonctionnaires de l'Autorité palestinienne sont en poste à Gaza, et ils sont payés par Ramallah au moyen de transferts bancaires électroniques. Le Hamas a sous son autorité ces agents payés par Ramallah, tout en entretenant parallèlement sa propre fonction publique, essentiellement pour le secteur sécuritaire. La fonction publique est ainsi pléthorique. L'autorité monétaire de Palestine contrôle les banques de Gaza : aucune des 45 succursales de banques installées à Gaza n'est infiltrée par le Hamas. Les transferts électroniques, comme je le disais, se font. L'Autorité palestinienne de l'eau travaille avec les collectivités locales notamment. Certains grands projets se réalisent, parfois soutenus par l'aide française à la Palestine, dont un tiers est dirigé vers Gaza.

Le blocus n'a pas eu d'effets politiques, mais il a eu des effets économiques considérables. En vérité, le blocus de Gaza a toujours été insupportable, mais il l'est devenu beaucoup, beaucoup, beaucoup plus encore depuis l'été 2013 et la fermeture des tunnels avec l'Égypte. Ce qui est fascinant, c'est que non seulement de nombreux produits sont interdits d'entrée, sous la crainte d'un double usage, mais surtout que les exportations sont également interdites. Si on peut comprendre l'obsession sécuritaire sur les importations, on peut s'interroger sur le danger qu'il y aurait à permettre l'exportation de meubles, de vêtements et de produits agricoles, qui étaient massivement vendus en Israël et en Cisjordanie. Le paradoxe, c'est qu'à la suite de fortes pressions de la communauté internationale, les exportations sont possibles vers le reste du monde. Une toute première expérience d'exportation de produits agricoles vers Israël est en cours, mais c'est parce que la Communauté internationale n'a cessé d'insister. Cela relève du simple bon sens : l'envoi de fleurs, de fruits, de légumes en Israël ne pose pas de problème sécuritaire. Par ailleurs, les marchés perdus par les agriculteurs gazaouis ont été repris par les agriculteurs israéliens.

Je voudrais évoquer sous l'angle économique trois autres zones de Palestine. Les colonies sont, sur le plan du droit fiscal et du droit social, des exceptions au fonctionnement normal de l'économie : on n'y paye pas d'impôts, et le droit fiscal et social israélien ne s'y applique pas. Depuis quelques années, les relations commerciales entre la Cisjordanie et Jérusalem-Est, qui étaient restées possibles même après 1967, le sont de moins en moins, et ce pour des raisons que l'on qualifie en Israël de « phytosanitaires ». Donc la viande et les produits laitiers de Cisjordanie qui entraient sans difficultés à Jérusalem-Est en sont désormais empêchés. En ce qui concerne enfin la zone C, c'est-à-dire 60% de la Cisjordanie, un rapport de la Banque mondiale d'il y a deux ans a montré que sans évacuer les colonies, donc avec un système politique « inchangé », le simple fait de donner les autorisations de construction longtemps attendues pour tel ou tel projet et d'autoriser l'accès à la mer Morte permettrait au PIB palestinien, qui s'élève à environ 12 milliards de dollars, de s'accroître d'à peu près un tiers. Les recettes fiscales s'élèvent à 800 millions de dollars, c'est-à-dire environ une année d'aide budgétaire à la Palestine. Il n'y a plus de place en zone A et B pour un développement économique, donc il faut absolument permettre le développement de la zone C.

Le conflit qui a frappé Gaza à l'été 2014 a conduit à la récession ; en 2015, on a ainsi enregistré une baisse du PIB de 15%. Une modeste reprise technique est attendue cette année. L'ensemble de la Palestine était en récession (- 0.4%) l'an dernier, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps. Les promesses d'aides faites au Caire ont été servies pour un tiers, ce qui est peu aux yeux de la Banque Mondiale et du FMI mais plus que ce à quoi je me serais attendu dans ces conditions. La zone est cependant maintenant en état de « dé-développement ». Le taux de pauvreté atteint 40% ; 25% des Gazaouis sont dépendants de l'aide internationale.

J'en termine donc avec la date du 30 septembre 2015, qui est celle de la réunion semestrielle des donateurs, qui s'est tenue à New York. Comme vous l'aurez compris, j'avais déjà quitté mes fonctions antérieures, je n'y participais donc pas. Il y a été dit que l'Autorité palestinienne reste un État en devenir, et qu'elle rencontre toujours des problèmes. L'aide budgétaire, qui finance non pas des projets mais directement le budget de l'Autorité palestinienne, est en forte diminution : il manque, en ce moment, 400 à 500 millions de dollars à la Palestine pour boucler son budget, d'où un développement des arriérés à l'égard des fournisseurs et un effet récessif. Pour les institutions financières internationales, les 8% de croissance en moyenne qu'a connus la Palestine de 2007 à 2011 seraient atteignables -une fois encore, sans changer le statut actuel- à la condition que les restrictions de mouvements et d'accès aux libertés économiques de base soient levées. Il n'en demeure pas moins que, côté palestinien, il faut poursuivre les réformes, notamment dans le secteur administratif. L'Autorité s'est remise à embaucher, or elle a déjà une fonction publique assez nombreuse et a augmenté les salaires. Les niches fiscales se multiplient, les dépenses de santé ne sont pas vraiment sous contrôle.

Côté israélien, deux types de réponses sont mis en avant : ou bien des mesures de facilitation ponctuelles (augmentation du nombre de permis pour les Palestiniens qui travaillent en Israël, accord sur les exportations ou les importations, etc.), ou bien la mise en valeur de grands projets emblématiques, tels que l'exploitation des gisements de gaz en Méditerranée. Une véritable « paix économique », si cette expression peut et doit avoir un sens, consisterait non pas en un tel « saupoudrage » de mesures, en fonction de l'humeur du moment, mais en une stratégie conjointe israélo-palestinienne. Les économies israélienne et palestinienne sont toutes deux de petite taille et largement liées l'une à l'autre, notamment dans les secteurs de l'eau, de l'électricité, du tourisme, etc. L'objectif d'une « paix économique » serait atteignable au travers d'une libéralisation en zone C, d'une diminution des difficultés de circulation à l'intérieur même de la Cisjordanie, c'est-à-dire par la mise en place de ce que j'appelle l'économie d'Adam Smith, et bien entendu la fin du blocus de Gaza. Tout cela ne saurait certes pas remplacer la négociation pour l'établissement de l'État de Palestine, mais constituerait déjà une avancée appréciable.

En guise de conclusion, je sortirai du cadre de mon sujet pour dire qu'il n'y a de solution que dans la création d'un État palestinien viable indépendant qui est, faut-il le répéter, la seule garantie de long terme à la sécurité d'État d'Israël, sécurité qui, pour la France, n'est pas négociable. Je vous remercie.

M. Benjamin Sèze : Merci, Monsieur l'Ambassadeur. Quels sont les principaux secteurs porteurs de l'économie palestinienne, est-ce une économie agricole, manufacturière ?

M. Pierre Duquesne : L'économie est largement agricole. En ce qui concerne l'industrie, des médicaments génériques sont produits, mais pas uniquement ; la France soutient d'ailleurs ce secteur. Il y a également une activité de service, notamment informatique. Le secteur touristique, fort de ses 120 000 visiteurs en 2014, pourrait aussi être une composante importante de l'économie palestinienne. Enfin, il faut citer le secteur du bâtiment.

Ce qui m'a vraiment fasciné, pendant ces sept années durant lesquelles j'ai eu le bonheur de m'occuper de la Palestine, d'aller là-bas tous les trois mois et n'ai pas cessé de rencontrer des chefs d'entreprise, y compris à Gaza, c'était de voir que dans un système de contraintes absolument infernales, les Palestiniens arrivaient à maintenir une économie. Il y a le potentiel d'une économie non pas totalement développée ni en développement mais de « pays de revenu intermédiaire ».

En ce qui concerne plus spécifiquement Gaza, trois secteurs sont à citer : agriculture, petit textile, petit mobilier. Il va sans dire que les chefs d'entreprise palestiniens et israéliens ont mille points communs.

Question de la salle : Les Palestiniens devraient-ils obtenir leur souveraineté monétaire ?

M. Pierre Duquesne : Au cours de ma carrière professionnelle, j'ai eu le bonheur d'être le négociateur français du Traité de l'Union économique et monétaire, qui a donc conduit à l'abandon de la souveraineté monétaire de notre pays. Bien que j'en mesure la portée symbolique, je ne pense pas que cette dernière soit dans l'intérêt des Palestiniens, et ce pour des raisons économiques.

Question de la salle : Merci beaucoup pour votre intervention. Vous avez parlé de paix économique. Pensez-vous que celle-ci soit vraiment possible à partir du moment où le Hamas a tant d'autorité à Gaza ?

M. Pierre Duquesne : L'expression de « paix économique » n'est plus utilisée par les autorités israéliennes. Même lorsqu'elle l'était, elle ne consistait qu'en des mesures ponctuelles. C'était là le défaut du système.

La relation économique avec Gaza implique nécessairement des contacts avec le Hamas, par les canaux les plus divers, y compris le système des Nations Unies. Il en va de même pour le versement de l'aide après la Conférence du Caire.

Il y a un fort lien économique entre la Cisjordanie et Gaza, qui se distend depuis la mise en place du blocus. Il faudrait maintenir ce lien, et j'espère que l'Autorité palestinienne (qui, je le répète, n'est pas totalement absente de Gaza) et le Hamas s'en rendent compte.

Question de la salle : Peut-on avoir un peu plus d'informations sur l'impact de l'occupation sur cette économie palestinienne très dynamique ?

M. Pierre Duquesne : J'ai tout à l'heure essayé de quantifier cet impact pour la zone C, évalué à un tiers du PIB. La non-délivrance d'autorisations (toute activité y est soumise à autorisation) a une incidence majeure. Il est cependant difficile de tout quantifier, de tout additionner, de tout mesurer des effets de stocks et de flux, des lenteurs bureaucratiques, des retenues et transferts de droits et taxes, etc.

Question de la salle : J'ai moi-même effectué une vingtaine de déplacement en Palestine et je partage votre sentiment sur le dynamisme qui y règne. Vous avez cité un taux de croissance de 8%, or on estime que le niveau de sortie de la pauvreté s'établit à 7 à 8%. Si effectivement la Palestine a atteint ce niveau, c'est qu'il y a un système éducatif relativement performant.

En dehors du contexte économique, la France, tout du moins la diplomatie française et tout particulièrement le Consulat général de France à Jérusalem, a toujours manifesté une très grande compréhension de ce qui se passe en Palestine. À cet égard nous devrions observer une minute de silence à la mémoire de M. Denis Pietton, ancien Consul général à Jérusalem, qui a joué un rôle extrêmement important sur place. N'y a-t-il cependant pas certaines dissonances entre la diplomatie française d'un côté, et le Premier ministre et le Président de la République de l'autre ?

M. Pierre Duquesne : Je voudrais souligner que le 29 novembre 2012, la France a annoncé à l'avance qu'elle voterait pour la reconnaissance de l'État de Palestine et nous avons battu le rappel, fait des démarches diplomatiques, etc. Pour honorer de nouveau la mémoire de M. Denis Pietton, je peux vous dire que le ministre M. Laurent Fabius a, ce matin, lors des obsèques, fait un peu de politique dans l'hommage qu'il a rendu à Denis, en disant qu'il s'était occupé du processus de paix, avant d'ajouter immédiatement qu'il n'y avait aujourd'hui ni processus ni paix.

Le processus d'étiquetage des produits des colonies, quant à lui, poursuit son chemin. Il n'y a pas de raison que des produits qui ne viennent pas d'Israël bénéficient du traitement favorable accordé aux produits israéliens en matière commerciale. Si votre question est de demander si on sait faire la paix, si la France sait imposer la paix au Proche Orient, je crains que la réponse ne soit négative. Je ne pense néanmoins pas qu'on puisse distinguer la position de notre diplomatie de celle du gouvernement et de l'Élysée. Le Président de la République précédent avait fait voter l'entrée de la Palestine comme membre plein à l'UNESCO en novembre 2011. À la conférence de Charm-El-Cheikh de mars 2009, à laquelle j'ai assisté, Gaza a été publiquement qualifiée de prison à ciel ouvert. Ce terme a été repris depuis par l'actuel Président de la République. Il me semble qu'il est trop facile de dire qu'il y a une distinction entre le Quai d'Orsay et le reste de l'État.

Question de la salle : Je voulais avoir votre sentiment, en tant que diplomate, concernant l'accord entre l'Union européenne et Israël. On dit parfois que suspendre ou corréler le maintien des traités commerciaux entre l'UE et Israël à son respect du droit international pourrait servir de moyen de pression sur nos amis israéliens. Est-ce que cette option est évoquée dans les sphères du pouvoir ?

Je voulais également savoir si, dans les accords de coopération et dans les échanges autour des questions économiques qu'il peut y avoir entre la France et l'État naissant de Palestine, Israël demandait à avoir son mot à dire, et si Israël s'invitait automatiquement à la table des négociations.

Enfin, avez-vous réfléchi à quantifier l'impact sur l'économie palestinienne d'un éventuel boycott des produits israéliens ? Est-ce que celui-ci pourrait avoir un impact sur la société palestinienne en termes économiques ? On entend souvent en Israël qu'il toucherait les travailleurs palestiniens en premier lieu. Est-ce de la rhétorique ou y a-t-il des arguments économiques ?

M. Pierre Duquesne : Je commence par la dernière question. Comme je suis ici le seul représentant officiel de la diplomatie française, et alors même que ce ne sont plus mes compétences, je vais redonner la position de la France. Nous sommes totalement hostiles au boycott d'Israël. C'est clair. En revanche, nous ne considérons pas, contrairement à Israël, qu'étiqueter les produits des colonies comme venant des colonies, c'est boycotter les produits israéliens.

Les économies israélienne et palestinienne sont fortement interpénétrées. Il y a effectivement des travailleurs palestiniens légaux. Leur nombre a augmenté. Des illégaux, dont on ne sait pas, par hypothèse, combien ils sont, travaillent aussi en Israël. Je ne parle même pas là des Palestiniens qui travaillent dans les colonies. Sur un strict plan économique, je pense donc que ce boycott aurait des conséquences pour les Palestiniens. Mais je répète, encore une fois, pour qu'il n'y ait absolument aucun doute sur ce point, que la France est hostile au boycott d'Israël.

En ce qui concerne votre question relative à la coopération franco-palestinienne et à la position israélienne vis-à-vis de celle-ci, la réponse varie selon qu'on se trouve en zone A, B ou C : en zone A, il n'y a aucune intervention d'Israël ; en zone C, la mise en oeuvre de projets se heurte à des problèmes majeurs, et les réalisations peuvent finalement être détruites par Israël ; enfin, en zone B, il faut négocier.

Au mois de novembre dernier, s'est tenu le premier « séminaire intergouvernemental » franco-palestinien. Des projets communs ont été évoqués. En septembre, M. Emmanuel Macron, ministre de l'Économie, a inauguré un projet de zone industrielle à Bethléem, à l'initiative duquel j'avais été associé en 2007. En dépit de l'enchevêtrement des compétences des collectivités territoriales et de la nécessité permanente d'une négociation avec Israël, la construction de cette zone industrielle n'aura finalement pas été plus longue que celle d'une zone industrielle en périphérie de ville française. On y est arrivé. Et des industries s'y sont installées.

La France mène aussi des projets à Gaza : un projet d'aide à la confection de jeux électroniques, qui n'a pas posé de problèmes physiques, des projets d'écoles, qui marchent plutôt bien, y compris au Sud de la bande, ... Il y a aussi un projet ancien de station d'épuration, absolument indispensable à Israël, dont l'objet était de remplacer une station au Nord. Cette usine est dans l'intérêt absolu d'Israël, puisque le bassin aquifère et la mer sont pollués. Le site a parfois été bombardé.

J'en viens à votre première question, sur les relations commerciales entre l'Union européenne et Israël. On ne peut pas se mettre à suspendre des accords commerciaux sur la base de raisonnements politiques. Il est commun de dire que l'Union Européenne se contente de payer, mais ce n'est pas vrai. Par exemple, le concept de « Jérusalem, capitale de deux États », que l'on doit à la France, a été repris dans les conclusions du Conseil des Affaires Étrangères de décembre 2008.

Il est long et compliqué de faire quoi que ce soit à 28, et a fortiori au sujet d'Israël, parce que les positions des uns et des autres sont effectivement assez marquées et peuvent varier considérablement selon la couleur politique du moment dans l'État membre considéré. En tout état de cause, il est absolument faux de dire que l'UE signe des chèques sans se préoccuper de ce qui se passe sur le terrain. L'étiquetage des produits des colonies est là pour en témoigner puisque c'est l'application d'un accord. Les préférences tarifaires qui sont octroyées à Israël ne sont pas octroyées aux colonies en Palestine, c'est très clair.

Question de la salle : Certains rapports récents de l'ONU, notamment du Conseil des Droits de l'Homme, évoquent l'existence d'un « système d'apartheid » dans les Territoires palestiniens occupés. Je cite, à titre d'exemple, les rapports du professeur Richard Falk, qui parle « d'apartheid pratiqué par Israël ». En prenant la définition juridique de l'apartheid, on peut identifier deux éléments principaux : la domination et l'oppression. Je laisse de côté l'oppression, pour évoquer la domination. Pensez-vous que l'occupation continue en Territoires palestiniens maintient en place un système de domination économique en faveur d'une partie de la population ? Je vous remercie.

M. Pierre Duquesne : Je ne veux pas me prononcer sur le terme « apartheid ». Je crois que je vous ai bien décrit comment cette économie palestinienne fonctionne. Quand une bonne partie des recettes fiscalo-douanières sont dans les mains d'un tiers, on ne peut pas parler d'un système complètement libre. Si vous voulez me faire dire qu'effectivement Israël exerce un certain nombre de contraintes de fonctionnement sur l'économie palestinienne, je crois que c'est déjà fait, mais je peux le répéter.

Israël argue que tout cela est fait pour sa sécurité. Quand cela est en effet le cas, nous le comprenons, nous l'acceptons. Quand il s'agit d'interdire l'exportation de tomates cerises de Gaza, nous le comprenons moins. Je pense avoir été assez clair.

Mais dans le même temps, je crois très sincèrement qu'en fonctionnement normal, ces deux économies devraient avoir des liens forts. L'économie palestinienne ne pourrait pas fonctionner sur le modèle de l'Albanie d'Enver Hoxha donc il ne faudrait pas croire qu'elle pourrait fermer les frontières. Cela ne fonctionnerait pas, et d'ailleurs, ce n'était pas le cas avant. C'est une économie qui a toujours eu des liens commerciaux forts avec Israël.

M. Benjamin Sèze : Merci beaucoup, Monsieur l'Ambassadeur, pour ces éclairages très intéressants.

M. Pierre Duquesne et MM. Jehad Abu Hassan et Gaël Leopold

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