DEUXIÈME PARTIE - VIVRE EN TERRITOIRE OCCUPÉ

I. JÉRUSALEM, VILLE DIVISÉE ET OCCUPÉE

M. Daniel SEIDEMANN, fondateur et directeur de l'ONG Terrestrial Jerusalem

M. Benjamin Sèze : Merci, nous allons débuter cette deuxième table ronde avec M. Daniel Seidemann, fondateur et directeur de l'ONG israélienne Terrestrial Jerusalem , et surtout grand spécialiste de Jérusalem. M. Seidemann, merci d'être parmi nous ce matin, vous allez nous parler des spécificités de Jérusalem et de l'enjeu particulier que cette ville représente dans la recherche d'un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. Vous pourrez également nous expliquer le contexte général du cycle de violence qui s'est amorcé au mois d'octobre dans cette ville.

M. Daniel Seidemann : Merci d'avoir bien voulu organiser ce colloque et de nous y accueillir. J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt les approches générales qui ont été présentées par mes collègues et amis M. Imseis et Mme Ben Nun et je vais tenter pour ma part de présenter les choses un peu différemment. Je souhaiterais brosser le portrait de Jérusalem aujourd'hui car la ville est différente aujourd'hui de ce qu'elle était il y a 18 ou 24 mois. Jérusalem est l'épicentre, le paradigme du conflit. Si vous comprenez le conflit à Jérusalem, vous comprendrez mieux le douloureux conflit israélo-palestinien.

Je peux vous citer avec précision le jour où j'ai commencé à travailler sur la ville de Jérusalem. C'était au cours de la nuit du 9 octobre 1991, il y a 24 ans déjà, quand les colons sont pour la première fois entrés dans Silwan 3 ( * ) . En tant qu'avocat, je me suis dit que j'allais m'y opposer, notamment auprès des membres de la Knesset. Je suis entré alors dans un engagement donc je ne suis jamais ressorti. Depuis 24 ans, j'ai arpenté chaque jour Jérusalem-Est, sans aucune crainte. Mais ça, c'était jusqu'à il y a quatorze mois. Pendant la Seconde Intifada, dans un périmètre de 200 mètres autour de mes bureaux, il y a eu dix attentats-suicides à la bombe, Jérusalem Ouest était particulièrement dangereuse. Mais ça n'était pas dangereux pour un juif israélien à Jérusalem-Est. J'y étais bien accueilli. Pourtant, au cours des quatorze derniers mois, je n'ai pas pu visiter Jérusalem-Est sans, dans 90% des cas, être accompagné d'un collègue palestinien ou par un véhicule diplomatique. Je suis le bienvenu mais je suis accompagné, je ne suis jamais seul. Et ce témoignage ne doit pas être perçu comme le pleurnichage d'un Israélien qui vous raconte à quel point il est difficile d'être juif. À mes amis palestiniens qui travaillent à Jérusalem Ouest, on recommande de ne plus rentrer seul chez eux. Le serveur palestinien du café où je me rends chaque jour a été invité par son patron à ne même-plus sortir seul les poubelles dans la rue par crainte de représailles anti arabes gratuites. La haine est plus forte, plus endémique aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été depuis 1967. Vous allez peut-être croire que cette perception que je vous livre est très subjective, alors je vais vous donner quelques statistiques particulièrement intéressantes.

Le Shin Bet, notre service de sécurité, a publié une étude en 2008 sur l'implication des Palestiniens de Jérusalem-Est dans des actes de violence durant la Seconde Intifada (2001-2008). Pendant les sept années pleines de la Seconde Intifada, les forces de sécurité israéliennes ont arrêté 270 Palestiniens pour des infractions liées à la sécurité. Cette année, depuis la veille de Rosh Hashana (le nouvel an juif) le 13 septembre, et jusqu'au 31 octobre, il y a eu 797 arrestations de Palestiniens de Jérusalem-Est pour des infractions liées à la sécurité. En sept semaines, trois fois plus de personnes ont été détenues qu'en sept années d'Intifada. Et ça n'a pas débuté en octobre 2015. Cela s'est déclenché dès le mois de juillet 2014, mais n'a commencé à intéresser le grand public que lorsque cela a commencé à déborder sur la partie occidentale de Jérusalem. Les quartiers de Jérusalem-Est se sont embrasés quasiment chaque soir depuis le 2 juillet 2014. Nous sommes au coeur d'un soulèvement populaire comme nous n'en avons jamais vu depuis 1967. Plus de la moitié des détenus sont des gamins. Nous avons arrêté près de 1% des jeunes garçons palestiniens de Jérusalem-Est de moins de dix-huit ans depuis le mois de juillet 2014. Ce taux est absolument stupéfiant. Et ce que je cherche à comprendre, c'est qui motive ces milliers de jeunes, qui ne sont pas incités à la violence par leurs familles, qui ne lisent pas la presse occidentale, ou qui ne sont pas entraînés dans leurs actes par un très charismatique Mahmoud Abbas ! Qu'est-ce qui leur donne envie d'affronter chaque soir la police ? Ce qui est saisissant, c'est que personne chez les officiels israéliens ne se pose la question. Oh, bien entendu, je suis certain que plusieurs personnes au sein de la police ou du Shin Bet se posent la question, secrètement, mais certainement personne au gouvernement, ni Netanyahou, ni le maire de Jérusalem, ne s'interroge ainsi. La raison c'est qu'ils sont engagés par un article de foi imperméable à la réalité empirique : « Jérusalem, la capitale indivisible d'Israël, qui ne sera jamais plus divisée », qu'ils doivent savoir répéter sept fois à la suite pour être certains que soit ensuite élu le candidat républicain à la présidence des États-Unis !

La croyance profonde que Jérusalem est telle qu'elle devrait être, à savoir sous seule souveraineté israélienne, crée une situation unique au monde de déni de la réalité empirique de la part du maire et du Premier ministre de la ville qu'ils prétendent gouverner. Car Jérusalem est en réalité une ville binationale. C'est une ville israélienne, la plus grande ville juive de l'histoire, 2,5 fois plus grande qu'à son apogée au temps de Jésus. Mais 37 à 38% de la population est palestinienne, et est privée de ses droits. Elle ne peut pas voter aux élections nationales. 35% du territoire privé de Jérusalem-Est a été exproprié par le gouvernement israélien pour y construire 55 000 logements pour des Israéliens. Israël a construit des logements pour les Palestiniens, bien sûr, mais 600, et les derniers le furent au milieu des années 1970. Mon ami et collègue Jeff Halper vous parlera également des démolitions de maisons un peu plus tard dans la journée. Nous avons une étrange théorie en Israël. Si nous souhaitons maintenir une majorité israélienne robuste sur ce territoire, nous devons alors artificiellement mettre une limite au développement palestinien. Par conséquent, nous ne laissons pas les Palestiniens construire légalement. Nous avons une seconde théorie étrange qui est que si on ne les laisse pas construire légalement, ils perdront alors l'envie de faire des enfants. Nous n'accordons donc pas de permis de construire aux Palestiniens et lorsqu'ils construisent, illégalement, nous détruisons leurs habitations.

Mais toutes ces observations ne répondent pas à ma question centrale : pourquoi ce soulèvement ? La réponse apportée par la communauté internationale est plutôt crédible et raisonnable, mais je la trouve inadéquate. Récemment, nous avons constaté une détérioration des relations entre chrétiens, juifs et musulmans, essentiellement entre juifs et musulmans d'ailleurs, et plus particulièrement autour de l'Esplanade des Mosquées - le Mont du Temple, où on a pu observer une radicalisation des positions et des actes de violence. L'extrémisme croît, et ceux que l'on appelle les Temple-mounters , une frange marginale d'illuminés souhaitant la reconstruction du Temple 4 ( * ) , deviennent dominants dans le débat public. Ils souhaitent changer le statu quo sur l'Esplanade des Mosquées - le Mont du Temple, et ne le cachent plus. Cela se produit avec une radicalisation religieuse en toile de fond, qui s'insinue à tous les niveaux : des colons motivés par des idées messianiques et des partisans de la reconstruction du Temple pour les juifs, aux chrétiens évangéliques qui considèrent Jérusalem comme le lieu de l'Apocalypse à venir (marginalisant par là même les églises traditionnelles), jusqu'aux pires branches des Frères musulmans qui ont leurs propres raisons d'espérer une guerre religieuse.

Nous assistons à la militarisation de la foi par des groupes de croyants. Jérusalem doit donc être considérée non pas comme l'explosif mais comme son détonateur. Et ce qui se passe autour de l'Esplanade des Mosquées - le Mont du Temple alimente cette situation. Mais ce n'est pas la seule explication à ce cycle de violence, à ce soulèvement. Car la situation dans les lieux saints de Jérusalem s'est, temporairement probablement, un peu apaisée. Malgré tout, le soulèvement à Jérusalem se poursuit, et il nous faut donc en chercher les raisons profondes.

La réponse m'est venue comme une révélation quand j'ai réalisé qu'il n'y avait pas un seul soulèvement à Jérusalem mais deux. L'un se passe dans la rue, il est l'oeuvre de gamins, et se coordonne sur Twitter et Facebook, et non pas par un quelconque ordre qui viendrait de Ramallah. Le second se déroule sur l'Esplanade des Mosquées - le Mont du Temple, et est largement l'oeuvre des femmes. C'est fascinant car la société civile palestinienne est dynamique et bouillonnante mais elle demeure encore très largement patriarcale. L'homme est le chef du foyer, de la famille. Il y a donc un message quand on observe qu'un soulèvement vient d'enfants et de femmes. Ce message c'est celui de la faillite des pères à remplir leur devoir, celle de permettre à la famille d'entrevoir un futur. Or la perception des femmes et des enfants est celle de l'échec, de ne pas avoir de futur. C'est cette rage, précisément, qui alimente le conflit. Je connais ces gamins et leurs parents, et ce sont des gens bien. Notre gouvernement soutient le contraire et prône la répression. Il soutient que la vie est assez bonne pour eux, que leur volonté d'obtenir une partie de Jérusalem est un rêve, et que seuls des gens intrinsèquement mauvais se comportent ainsi. Or ces gamins savent très bien qu'ils ne font pas partie intégrante de la Palestine, qu'ils en sont séparés par le Mur, qu'ils ne sont pas considérés par une Autorité palestinienne dysfonctionnelle qui les utilise. Ils savent qu'ils ne sont pas israéliens, et ne le seront jamais, qu'ils n'ont aucun pouvoir politique et nulle part où aller. Ces quinze dernières années, Israël a écrasé toute forme d'expression politique à Jérusalem-Est, jusqu'aux rassemblements scouts !

Alors est-ce que ce soulèvement va continuer indéfiniment ? Je ne le pense pas. Nous assistons au lent déclin de ce cycle de violence, non pas grâce aux politiques menées par Israël, ou parce que certains problèmes auraient été réglés. Les cycles de violence ont leur propre dynamique et s'essoufflent, mais nous ne reviendrons plus jamais à la situation qui préexistait à celui-ci. Si les Palestiniens de Jérusalem-Est que je connais se sont impliqués dans ce mouvement, avec le sentiment d'être une population marginalisée, étrangère chez elle, c'est qu'il s'est passé quelque chose de fondamental au cours des douze à dix-huit mois passés, et qui ne sera pas oublié.

Je souhaite l'illustrer par trois événements qui à eux seuls résument tout ceci. Tout d'abord, voici un mois, Israël a détruit la maison de deux familles de deux terroristes palestiniens impliqués dans l'horrible massacre dans une synagogue à Jérusalem Ouest. Les terroristes ont été tués sur place, les familles n'étaient pas complices de leurs actes, mais leurs maisons ont tout de même été démolies ou emmurées. Les Israéliens considèrent cela comme mérité mais la communauté internationale elle, parle de crimes de guerre. Les Palestiniens que je connais à Jérusalem-Est, eux, pensent différemment. En effet, le 2 juillet 2014, un jeune Palestinien de 15 ans, Mohamed Abou Khdeir, a été enlevé puis brûlé vivant, et a ensuite succombé à ses blessures. Ses ravisseurs ont été arrêtés et sont sur le point d'être inculpés. Tous les Palestiniens que je connais posent la même question : quand est-ce que les maisons de ces terroristes juifs vont être démolies ? La différence de traitement entre Palestiniens et Israéliens alimente une rage et l'impression que le sang israélien est sang quand le sang palestinien n'est qu'eau.

Le deuxième exemple est fourni par Nir Barkat, le maire de Jérusalem, qui a appelé voici six semaines ses administrés à porter des armes pour se défendre. C`est un signal puissant car les Israéliens ont droit au port d'une arme alors que les Palestiniens non. Donc le maire d'une ville binationale appelle la majorité, c'est-à-dire 63% de ses administrés qui sont déjà en position de force, à porter leurs armes pour se protéger d'une minorité désarmée.

Troisième exemple, il y a un mois, Netanyahou, et d'autres « force de modération » israéliennes, ont appelé à l'exclusion de Jérusalem de 80 000 Palestiniens supplémentaires. En 1967, d'un coup de baguette magique, il avait été décidé que ces personnes seraient jérusalémites, et d'un coup d'un seul, on décide désormais de les exclure de ce statut. Personne ne s'est demandé si cela allait poser des problèmes économiques à ses nouveaux exclus. Où vont-ils aller travailler, prier, comment vont-ils ensuite rendre visite à leur famille ? On leur envoie un message très violent même si en réalité cette exclusion n'aura pas lieu.

Je suis en règle générale particulièrement réticent à établir des comparaisons entre la situation des noirs américains pendant la ségrégation et celle des Palestiniens aujourd'hui. Je trouve que ces analogies ont tendance à porter préjudice à ces causes. Mais le mouvement américain Black Lives Matter auquel nous assistons, pourrait être résumé côté israélien à Palestinian Lives don't Matter .

Maintenant que va-t-il se passer ? Ce soulèvement va s'essouffler mais la rage va perdurer. Depuis 1967, il y a eu des périodes durant lesquelles l'occupation était un « cancer en rémission ». Ce n'était pas une situation optimale mais elle était supportable. Aujourd'hui l'occupation est comme un cancer très agressif et qui métastase. Le soulèvement auquel nous assistons a détruit dans tous les esprits le mythe d'une ville de Jérusalem unie, excepté pour ceux qui sont aveuglés par l'idéologie. Et la réponse israélienne à ce soulèvement a détruit le mythe d'une occupation bénigne.

Il est donc probable que les périodes de calme entre deux soulèvements se réduisent, et que les niveaux de violence de ces soulèvements s'accroissent. Et en tout état de cause ça ne cessera pas, donc il faut réfléchir à comment en finir avec ces situations de violence. Cela ne prendra pas fin par des mesures punitives, en bouclant les quartiers palestiniens ou en détruisant plus de maisons. Cela ne prendra pas fin non plus en traitant mieux les Palestiniens, en leur construisant des égouts ou des écoles. Cela prendra fin lorsque l'occupation cessera et l'occupation ne prendra fin que par l'établissement d'une frontière. Sur ce sujet, je suis en désaccord avec mon ami Jeff Halper que vous entendrez un peu plus tard. Je crois profondément à la solution à deux États et l'occupation ne peut cesser que par un divorce : que les Israéliens se gouvernent et que les Palestiniens fassent de même. C'est brutal mais c'est ainsi. Je ne parviens pas à imaginer une alternative, que ce soit une confédération ou un seul État. La réconciliation ne pourra commencer qu'après le divorce, matérialisé par une frontière. Et cette frontière passera par Jérusalem, je peux même vous montrer précisément à quel endroit.

J'en termine par un propos très personnel et un sentiment d'urgence que je souhaite partager. Hier j'ai eu mon père au téléphone à l'occasion de son anniversaire, de ses 91 ans. C'est un juif de Manhattan qui a vécu son adolescence dans l'Allemagne nazie de 1933 à 1940 puis l'a quittée via Moscou, Pékin, Tokyo, Seattle et enfin Washington. Il est arrivé aux États-Unis en 1941, a obtenu son diplôme d'université en 1943 et est revenu en Allemagne en 1944, mais cette fois sous l'uniforme de l'armée américaine. C'est ça mon sionisme. Le monde est un endroit dangereux, et plus dangereux encore pour les juifs, comme pour les Palestiniens. Que je vienne d'une famille de réfugiés ne fait pas de mes amis réfugiés palestiniens de Dheisheh 5 ( * ) des sous-réfugiés. Les tragédies de la Shoah et de la Nakba se regardent en miroir et cela rend les choses particulièrement compliquées. Si je suis autorisé à chercher un refuge dans ce monde dangereux, les Palestiniens devraient aussi y avoir droit. Donc si tout ceci doit prendre fin, ce sera par l'établissement d'une frontière et par la création de deux États. Et sachez que nous sommes face au grand danger, très proche, de perdre cette solution. Détruire cette solution ne fera pas, selon moi, naître une alternative sur ses cendres.

Il y a trois dangers qui pèsent sur cette solution à deux États. Le premier est territorial, car la balkanisation de la Palestine, démontrée avant mon propos par Ardi Imseis et Anat Ben Nun, rend à peu près impossible le tracé d'une frontière. Le second est la situation autour de l'Esplanade des Mosquées, Mont du Temple, qui voit ce conflit, un conflit politique, et donc solvable par des êtres humains rationnels, se transformer peu à peu en un conflit religieux insoluble. Le troisième est que ce soulèvement va s'éteindre mais ce sera une affaire de mois avant qu'il ne renaisse. Et nous risquons désormais à tout moment de faire face à une seconde catastrophe, comme l'effondrement de l'Autorité palestinienne, où les forces palestiniennes pourraient retourner leurs armes contre les forces israéliennes ; ou l'on pourrait également assister en Cisjordanie à une répression sanglante semblable au massacre de Sharpeville 6 ( * ) . Et nous ne sommes vraiment plus très loin d'une telle catastrophe.

Le conflit israélo-palestinien que le président Obama léguera à son successeur ressemblera fort à l'Irak dont il avait hérité de son prédécesseur : une situation hémorragique, et non soluble. Mon père a fait face dans sa jeunesse à la remise en cause même de l'existence du peuple juif. Il fut une victime du nazisme et un combattant contre ce régime. Je considère que je fais à mon tour face au défi du peuple juif de cette génération qui se recoupe avec le défi des Palestiniens, c'est-à-dire de mettre fin à l'occupation. Il n'y a pas de plus grande menace à l'existence d'Israël que cette occupation. Perdre la solution à deux États, c'est condamner mes amis palestiniens à vivre sous mon occupation et cela me condamne à vivre dans un pays occupant perpétuel, qui n'y survivra pas. Voici ce qui est en jeu. Je vous remercie.

M. Benjamin Sèze : Merci pour ces éclairages qui ont permis d'aborder un grand nombre de problématiques. Je passe maintenant la parole à celles et ceux qui souhaitent intervenir dans la salle.

M. Naji Owdah : Bonjour, je suis un Palestinien du camp de réfugiés de Dheisheh, proche de Bethléem. Ce que j'entends aujourd'hui me touche car, généralement, lors de tels événements, on n'aborde pas la réalité vécue sur le terrain par les Palestiniens. Pour ma part, je suis opposé à la création d'un seul État, qui serait un État juif, colonial, d'apartheid. Ce qui se passe aujourd'hui en Palestine, c'est l'accaparement des terres et des punitions croissantes pour les Palestiniens. Et je puis vous dire que nous ne voyons pas de différence entre la gauche et la droite lorsqu'elles gouvernent en Israël.

M. Daniel Seidemann : J'ai bien précisé qu'Israéliens et Palestiniens avaient tous deux un droit à l'autodétermination. Vous ne m'avez pas entendu parler d'État juif. Bien sûr je me pose des questions sur ce terme, ce concept, mais la façon dont le Premier ministre d'Israël l'emploie est inacceptable. Cela crée un Israël qui serait non seulement néfaste aux Palestiniens mais également aux Israéliens. Je comprends très bien pourquoi les Palestiniens s'opposent à la reconnaissance d'un État juif d'Israël. Dans aucun cas la terminologie qui désigne cet État ne devrait être un obstacle à une égalité totale en droits de tous les Israéliens, y compris ceux membres de la minorité arabe d'Israël. Le terme « État juif » est utilisé comme une arme, un prétexte, et ceci est indéfendable.

M. Ardi Imseis : Daniel Seidemann se demande pourquoi ce soulèvement a lieu ? Il vous a exposé ses explications, son sentiment. Selon moi, si on observe ce qui se passe aujourd'hui non seulement à Jérusalem-Est, mais également en Cisjordanie, à Gaza et en Israël même, tout découle d'un seul élément à savoir la folie d'une volonté de suprématie juive sur un territoire rempli de non juifs. Naji, vous qui venez de nous interpeler, vous avez évoqué la question des réfugiés. Daniel tu as évoqué la question de Jérusalem comme le point central, le noeud gordien du conflit. Pour moi qui ai servi les réfugiés pendant douze ans, je pense que le coeur du problème est qu'en 18 mois, de novembre 1947 à avril 1948, quelques 80% des habitants de la Palestine mandataire ont subi une forme de nettoyage ethnique, et ont dû quitter leurs terres. Et que vous pensiez qu'Israël ait fait ceci délibérément ou non, ce qui est clair c'est que depuis lors, Israël a délibérément refusé le retour de cette population, et ce sur la seule base de leur non judéité. Cela reste ancré au coeur de la question palestinienne, même quatre générations plus tard. C'est cette rage que les jeunes Palestiniens dénués de droits, vivant à Jérusalem, que Daniel a si bien décrits, ont au fond de leur coeur. Cette quête de la suprématie juive sur une terre arabe a motivé toutes les politiques israéliennes depuis 1947. Je pose donc la question à Daniel : que penses-tu de la folie de cette volonté de suprématie ?

M. Daniel Seidemann : J'y suis opposé ! Je suis contre cette suprématie. Mais parlons clairement, est-ce que ce conflit entrera dans un nouvel équilibre une fois que l'occupation aura pris fin, ou quand Israël aura disparu ?

M. Ardi Imseis : Dans aucun des deux cas !

M. Daniel Seidemann : Donc si tu me soutiens que l'occupation a encouragé des tendances sous-jacentes en Israël, et que tu les appelles « suprématie juive », je suis d'accord avec toi. Je ne crois pas que la société israélienne pansera ses plaies jusqu'à ce que l'occupation ait pris fin. La fin de l'occupation ce n'est bien sûr pas la fin de ce conflit, mais ce sera un renouveau. Soyons directs, les Palestiniens et les Israéliens n'ont pas vraiment des tempéraments de type scandinave, cherchant le compromis ! Nous ne serons dès lors pas transformés en tant que peuples par un accord politique. Mais nous commencerons à nous reconstruire. Je ne me trompe pas, je ne considère pas que l'occupant et l'occupé sont deux victimes. L'occupé est bien le seul à être la victime. Et je suis, en tant qu'israélien, ton occupant. Mais mettre fin à l'occupation libérera non seulement la Palestine mais également Israël. Peut-être que nous allons, nous Israéliens, tirer très mal partie de cette libération ! Mais les Palestiniens vont alors aussi découvrir que la souveraineté c'est la liberté, y compris celle de prendre de mauvais chemins, plutôt que de pouvoir imputer ces erreurs à l'occupant.

Question de la salle : Je suis médecin d'origine palestinienne, à la tête d'une association médicale. Je comprends les critiques contre la politique de Netanyahou, mais selon moi c'est un rideau de fumée, car si on parle depuis plus de vingt ans d'un État palestinien sans que rien n'arrive, le peuple palestinien, lui, voit chaque jour ses droits violés sans que rien ne change. Le droit d'être un homme libre devrait supplanter tous les droits, même celui d'un État. Le 10 décembre nous avons fêté l'anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme qui fut votée en 1948 par les Nations Unies. Cette déclaration, dans son article premier, dit que tous les êtres humains naissent et demeurent égaux en droit. Un autre article dit que chacun peut quitter son pays et y revenir quand il le souhaite. Nous les Palestiniens, nous sommes partis, nous avons été chassés en 1948 et nous ne pouvons plus revenir dans notre pays. Nous proposer ce que Peace Now propose, c'est-à-dire de rentrer ailleurs, je ne l'ai pas lu dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme ; ni que je n'ai pas le droit au retour chez moi, dans mon village de Silwan, à côté de Jérusalem, parce que je menacerais le caractère juif de l'État d'Israël. Ce droit à un État « pur » sur le plan racial ou religieux, je ne l'ai pas non plus trouvé dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Dire que les réfugiés palestiniens pourront rentrer dans l'État palestinien naissant, c'est nier aux Palestiniens le droit de rentrer chez eux. Nelson Mandela en Afrique du Sud ne prônait pas le droit des noirs à avoir leur propre Etat, mais simplement leur droit à être les égaux des blancs, c'est-à-dire one man one vote . Le droit au retour et à la sortie de chez soi devrait être reconnu, notamment pour les Gazaouis, pour pouvoir se soigner.

M. Daniel Seidemann : Je suis un patriote israélien. La création de l'État que je chéris tant a eu un rôle majeur dans la tragédie nationale du peuple palestinien, la Nakba. Il n'y aura donc pas de règlement définitif du conflit sans la reconnaissance de la responsabilité d'Israël dans cette tragédie. Mais ce péché originel ne signifie pas qu'Israël est un péché en soi. Bien entendu, le conflit ne se réglera pas non plus sans régler la ô combien douloureuse question des réfugiés et de leur droit au retour. Ardi, je ne me suis sans doute pas bien fait comprendre, Jérusalem n'est pas l'épicentre du conflit, mais les questions brûlantes du conflit sont des questions identitaires : les réfugiés palestiniens, leur droit au retour et Jérusalem. Il n'y aura pas de résolution de ces questions sans se confronter à celle des réfugiés. Il faudra un droit au retour en Palestine, des restitutions, des compensations, la relocalisation de familles. Mais je ne vais pas vous décevoir, il n'y aura pas de droit au retour massif en Israël parce que cela mettrait alors en péril la logique qui sous-tend la création de deux États. Car des centaines de milliers de Palestiniens retournant en Israël, cela crée un État binational. Le droit au retour devra donc être mis en oeuvre en compatibilité avec la logique sous-tendant la création de deux États. Je mentirais si je prétendais le contraire.

Question de la salle : Je pense que la société civile en Israël a le pouvoir d'imposer une solution au conflit, et que d'elle seule viendra cette solution. Comment faites-vous, Monsieur Seidemann, Madame Ben Nun, pour le faire comprendre aux Israéliens ?

M. Daniel Seidemann : Pour être honnête nous ne nous débrouillons pas très bien ! Pour moi, il y a un plus grand obstacle encore à la résolution de ce conflit que les seules colonies : ce sont les cafés et les centres commerciaux de Tel Aviv. Les Israéliens boivent leur cappuccino au bord du cratère d'un volcan et ne s'en rendent pas compte. Si vous vous rendez à Ramallah, vous observerez alors un profond désespoir car la politique ne marche pas, et nous n'avons pas avancé d'un pas vers la fin de l'occupation. À ce désespoir palestinien, il faut opposer le déni à un stade clinique des Israéliens. Les Israéliens ont besoin de doses croissantes de réalité pour comprendre ce qui se passe chez eux. Et c'est pourquoi je soutiens pleinement l'étiquetage des produits des colonies. Nous, Israéliens, devrions écouter nos amis car nous sommes en train de nous engager sur la voie du suicide. Nous sommes en train de nous détruire, et nos amis ne nous rendent pas service en nous laissant faire. Les vrais amis ne laissent pas leurs amis prendre le volant ivres. Nous devons entendre que nous aurons des comptes à rendre si nous poursuivons l'occupation. Ce n'est pas en boycottant les produits de Ahava, de Sodastream, ou le sel de la mer Morte que cela fonctionnera. Toutes les organisations et sociétés israéliennes devraient être mises au pied du mur, en indiquant que si d'ici un ou deux ans (et cela inclut les banques Leumi et Hapolim) elles continuent à se rendre complices de l'occupation, elles ne pourront plus faire d'affaires en Israël. Nous avons besoin d'un processus politique crédible. Si les choses vont si mal, c'est qu'il n'y a plus d'horizon politique. Je suis engagé depuis 25 ans et c'est la première fois que nous sommes arrivés à ce stade de refus d'engagement de la communauté internationale, et des États-Unis en particulier. Quand je fais le tour des capitales européennes, je constate que les gouvernements s'en remettent à un leadership américain qui n'existe pourtant plus. Le centre de gravité se déplace vers l'Europe et nous avons besoin de votre engagement. Si vous prenez vos responsabilités, vous verrez alors que les forces modérées en Israël se relèveront. Nous sommes des gens bien, mais nous avons besoin d'un second souffle. Thomas Jefferson a dit un jour que l'esclavage était semblable à empoigner un loup par les oreilles : vous êtes terrifié de le tenir ainsi mais craignez de le relâcher. La plupart des Israéliens sont terrifiés face à la situation actuelle mais craignent de lâcher l'occupation. Nous ne pourrons nous en sortir seuls, nous agirons, nous agirons, mais avec de l'aide. Je vous remercie.

Allocution de Mme Asma Al Ghoul depuis Gaza


* 3 Silwan est un quartier de Jérusalem-Est.

* 4 Le Temple de Jérusalem, lieu saint du judaïsme, détruit en 70 par Titus.

* 5 Camp de réfugiés palestiniens au sud de Bethléem.

* 6 Répression policière le 21 mars 1960 à Sharpeville, un township sud-africain de la ville de Vereeniging qui fit 69 morts et 178 blessés.

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