ANNEXES 6 ( * )

Annexe 1 - La "question indienne" en Bolivie... et au-delà

Il semble paradoxal de s'interroger sur l'existence d'une "question indienne" en Bolivie, alors que 62 % (31 % quechuas, 25 % aymaras, 6 % de trente groupes ethniques amazoniens) des 9 millions de Boliviens se sont déclarés "indiens" lors du dernier recensement de 2001. Il a pourtant existé au sein du gouvernement bolivien, depuis 1994, un "ministère des Affaires indigènes et des peuples d'origine". Ce qui a amené un des militants indiens les plus en pointe, Felipe QUISPE, à remarquer que tout le monde serait choqué si de la même manière était créé un "ministère des Affaires des Blancs et des Métis". Au-delà de l'anecdote, la dimension indigène ou indienne est essentielle dans la compréhension de la vie politique sociale, économique et culturelle de la Bolivie.

1. Une histoire douloureuse.

Les populations d'origine, aymaras, quechuas, guaranis et une trentaine d'autres ethnies de la forêt amazonienne étaient une simple main d'oeuvre taillable et corvéable à merci. La mise en exploitation des mines d'argent de Potosi dans les dernières décennies du 16 ème siècle se fit grâce au système de la "mita", qui consistait à réquisitionner les communautés à tour de rôle pour travailler à la mine. Les historiens estiment que le coût humain de cette exploitation sur deux siècles se compte en millions de morts. En même temps, les témoignages des cultures locales ancestrales furent systématiquement pillés ou saccagés : les pierres de la cité de Tihuanaco furent utilisées comme remblai des lignes de chemin de fer acheminant l'étain qui avait pris le relais de l'argent.

Depuis quatre siècles, l'histoire du Alto Peru puis de la Bolivie est parsemée de révoltes noyées dans le sang, dont celle de 1949 à la mine d'étain de Siglo XX où, par balles et baïonnettes, l'armée tua plus de quatre cents mineurs d'une manifestation qui demandait le paiement d'arriérés de salaires.

Le système électoral de la Bolivie indépendante (1835) était censitaire et posait tellement de conditions - éducation, être marié, ressources... - que seuls 2.500 électeurs pour 1,5 million d'habitants aux termes de la Constitution bolivarienne de 1826 pouvaient prendre part aux élections... C'est en 1945 que prend fin le système de corvée due, sans contrepartie, par les Indiens aux propriétaires des latifundias et à l'armée.

Ainsi les peuples indigènes, mais aussi les métis, durent attendre la révolution de 1952 pour avoir le droit de vote et 1953 pour que la réforme agraire amène à la redistribution des terres de la plaine orientale (Santa Cruz) au profit des Indiens sans terre et que soit instaurée la réforme de l'éducation en instituant l'enseignement primaire obligatoire et gratuit.

Cette histoire nourrit l'imaginaire des populations indiennes qui ont le sentiment que l'histoire de la Bolivie s'est écrite sans eux et qu'ils n'ont été qu'une main-d'oeuvre gratuite qui a vu se succéder les cycles économiques liés à l'exploitation des richesses naturelles dont ils n'ont jamais profité : cycle de l'argent depuis le seizième siècle, achevé il y a plus d'un siècle, du quinquina (1847-1864), du caoutchouc (1880-1914), de l'étain surtout (1880-1985), sans parler de la cocaïne (depuis 1975), ainsi que du pétrole et du gaz en plein développement depuis quinze ans.

Les termes du débat actuel sur la propriété des ressources gazières et pétrolifères sont incompréhensibles si l'on fait l'impasse sur ce vécu collectif indien.

2. La prise de conscience identitaire et la création d'organisations indiennes

Quelques Indiens aymaras fondent en 1972 le mouvement Katari -du nom d'un chef aymara qui s'opposa aux conquistadores- parti "indigéniste" et "ethnique" ouvertement opposé aux "Blancs" et visant à restaurer une "République inca de Kollasuyo" sur l'Altiplano. C'est de ce mouvement extrémiste qu'est issue une frange modérée, le mouvement révolutionnaire Tupac Katari libre, avec Victor Hugo CARDENAS qui deviendra Vice-Président de la République bolivienne, le premier Indien à accéder à ce poste. En 1973, le manifeste de Tihuanaco revendique la diversité linguistique et culturelle et en 1983 la confédération syndicale unie des travailleurs boliviens, CSUTCB, avance l'idée de la construction d'un État plurinational, plurilingue.

En 1989 est créée la Confédération des peuples indigènes du Beni qui organise une marche de 700 kilomètres de Trinidad, capitale de cette province amazonienne, vers La Paz, obligeant le président PAZ ZAMORA à signer le décret suprême reconnaissant le droit des Indiens sur leurs terres traditionnelles. Les Guaranis fondent en 1987 l'Assemblée du peuple guarani (APG) qui commémore avec éclat en 1992 le centenaire de la bataille de Kuruyuky où l'armée bolivienne tua au canon plus de 2700 guerriers guaranis armés de lances et de flèches.

3. Le tournant des années 90

Cette prise de conscience identitaire suscite les grandes "marches pour la terre et la dignité" en 1990 qui provoquent une inflexion radicale de la politique bolivienne : la loi du 11 juillet 1991 permet la ratification de la Convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail "sur les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants".

En 1994, une réforme constitutionnelle rompt radicalement avec près de 170 ans d'une construction constitutionnelle fondée sur "le rêve d'un pays unitariste, centralisé et homogène culturellement et linguistiquement". La réforme d'août 1994 reconnaît pour la première fois des droits spécifiques aux indigènes, "la nature multiéthnique et multiculturelle" de la Bolivie, le caractère de "peuple indigène" des populations indiennes dotées de la personnalité juridique, ce qui leur donne le droit de contracter sans médiation étatique, de mobiliser des financements publics ou la coopération internationale, de se protéger contre les autorités ou de bénéficier de droits collectifs sur les territoires communautaires d'origine avec application du droit coutumier. Une loi de réforme éducative du 7 juillet reconnaît également le caractère interculturel et bilingue de l'éducation bolivienne et rend obligatoire l'enseignement des langues vernaculaires, aymara, quechua et guarani surtout.

Ce changement complet d'orientation de la politique bolivienne s'est effectué sous la pression des organisations syndicales et "culturelles" indiennes ainsi que, petit à petit, des principaux partis politiques traditionnels (MNR, MIR...), sans qu'il y ait eu de création d'un véritable parti politique indien / indigène : le MIP, Mouvement Indigène Pachakuti de Felipe QUISPE revendique, comme le mouvement Katari, une révolution anti-libérale destinée à porter au pouvoir une élite indigène qui organiserait le pays selon le mode communautaire ancestral idéalisé. Ce mouvement ethniciste n'a jamais atteint 5 % des suffrages.

Deuxième parti indigène, le MAS, Mouvement vers le socialisme, dirigé par Evo MORALES, s'appuie sur les cocaleros, les classes populaires et moyennes indigènes mais sans mettre en avant une dimension indienne en opposition à la population métisse, "criolla", ou "blanche". Aux élections générales de 2002, Evo MORALES est arrivé avec 20,9 % des voix juste derrière le candidat libéral, donnant pour la première fois la respectabilité du suffrage universel à un parti "indien". Le 18 décembre 2005, Evo MORALES a été élu Président de la République bolivienne dès le premier tour de scrutin avec plus de 53 % des voix.

4. L'avenir de la "question indienne" ?

La notion même d'identité induit une lecture -Indiens contre le reste de la société bolivienne- qui est fausse. Les populations indiennes s'urbanisent de plus en plus et, tout en conservant ou en développant leurs cultures et leurs langues vernaculaires, deviennent également hispanophones. Le castillan est la lingua franca du pays et le vecteur de la modernité et de l'ascension sociale. Des familles aymara et quechua disent clairement qu'elles souhaitent que l'éducation de leurs enfants se fasse en espagnol d'abord et dans les langues indiennes en appoint seulement, de façon à pouvoir ensuite leur faire suivre des études supérieures.

El Alto est aussi souvent décrite comme "la ville indienne" opposée à La Paz, la ville des métis et de l'oligarchie "blanche". Ce n'est que très partiellement exact. A El Alto se développe une bourgeoisie -petite et moyenne- aymara et quechua qui peu à peu entre dans le jeu économique et social bolivien. Il est d'ailleurs symptomatique de constater le plafonnement des partis politiques "ethniques" et la réussite d'Evo MORALES qui a gommé presque toute mention de l'indianité de son mouvement pour mettre l'accent sur des problèmes économiques et sociaux concrets : le niveau de vie, l'éducation, la couverture sociale, les retraites, l'utilisation des ressources financières générées par l'exportation de gaz et de pétrole, les services publics... le MAS est conscient du fait qu'un discours indigéniste conduirait à la marginalisation.

5. La rencontre continentale des peuples et nationalités de « L'ABYA YALA ».

Venus en Bolivie à l'invitation du Président MORALES, environ 400 responsables indigènes du continent ont participé, du 8 au 12 octobre, à la rencontre des peuples de « L'ABYA YALA » (Amérique). Outre les représentants des 33 ethnies boliviennes, Quechua et Aymara en particulier, la rencontre a réuni des Mapuches, Kunas, Mayas, Dakotas, Manitobas, Mazahua, Macheneri, Guaranis... venus de 16 pays.

Les participants ont affirmé leur volonté de « reconstituer » leurs peuples avec le soutien des leaders indigènes. Le représentant du conseil indigène d'Amérique centrale a ainsi souhaité voir s'unir prochainement les vols « du condor, de l'aigle et du quetzal ».

Tout en affirmant une ambition nouvelle dans l'exercice des responsabilités publiques, les indigènes des Amériques ont réitéré leurs demandes politiques et sociales.

Les délégués ont en effet traité des thèmes suivants : souveraineté et gouvernement, droits internationaux indigènes, identité, cultures, éducation et langues, organisation et perspective économique, dettes historiques, sociales et écologiques, jeunesse, rapports hommes/femmes, alliances stratégiques, communication indigène.

La discrimination a été dénoncée, notamment dans ses manifestations racistes. Pour Blanca CHANCOSO (Equateur), par exemple, la citoyenneté ne peut s'établir dans des pays « où l'on n'accepte pas les droits des indiens ». Autre revendication, la révision de la gestion des ressources naturelles a été réclamée afin de mettre fin à leur « usage irrationnel ». Plus généralement, la présence des entreprises « transnationales » a été rejetée comme cause « de pauvreté, de migrations et de pollution des terres ancestrales ».

Intitulée « de la résistance au pouvoir », la rencontre continentale se voulait l'affirmation de la capacité indigène à occuper les plus hautes responsabilités, suivant l'exemple du Président MORALES.

Revenant sur les demandes fondamentales des peuples originaires, elle a débouché sur une déclaration politique articulée autour des points suivants :

- affirmation d'une ère nouvelle pour les peuples originaires,

- projets de « mécanismes de résistance contre les transnationales »,

- demande de transfert de ressources de l'État vers les communautés pour une gestion autonome,

- refus de la privatisation des ressources naturelles,

- demande de reconnaissance de la plurinationalité et des us et coutumes indigènes,

- objectif d'unité des peuples de l'Abya Yala,

- recherche de l'harmonie entre hommes et nature,

- fin de la « résistance pour la résistance » et début de construction d'un projet politique coordonné.

Cette rencontre a également été l'occasion d'apporter un appui important à Evo MORALES. Au cours des débats, son accession à la présidence a été saluée comme « un exemple pour parvenir au pouvoir dans tout le continent », grâce à des « processus politiques et organisationnels centrés sur l'identité indigène ».

* 6 Source : Ministère des Affaires étrangères

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