III. « L'ESPRIT DE SARAJEVO » COMME RÉPONSE À LA PARALYSIE ?

« Nos vies ne valent la peine d'être vécues qu'à la condition d'accepter nos rêves et de plonger une fois pour toutes dans l'exubérance et les contradictions de notre époque »

Pierre Courtin

La crispation d'une partie du pays sur son passé ne saurait occulter quelques motifs d'espoir décelés ça et là lors des rencontres de la délégation avec des personnalités du monde culturel. La culture semble être un véritable laboratoire d'idées en vue de faire émerger une réelle identité bosnienne, pour partie introuvable dans le discours politique.

Le groupe interparlementaire se félicite, à cet égard, de l'action de Français dans ce domaine. La coopération culturelle doit être envisagée, une fois que les armes se sont tues, comme un relais indispensable à notre action militaire et diplomatique.

A. SARAJEVO, MYTHES ET RÉALITÉ

Sarajevo a longtemps été considérée comme le symbole d'une Yougoslavie apaisée, où coexistent pacifiquement toutes les communautés, sa diversité harmonieuse étant largement mise en avant à l'occasion des Jeux olympiques de 1984 organisés dans la ville. La structure même du centre-ville où l'on retrouve dans un périmètre restreint, la cathédrale catholique, une église orthodoxe et une mosquée venait illustrer un « esprit de Sarajevo », issu des XVIe et XVIIe siècles ottomans.

Cette époque a, en effet, vu la multiplication des bibliothèques et des écoles dans la vieille ville, Sarajevo accueillant par ailleurs une importante communauté orthodoxe ainsi que des juifs séfarades expulsés d'Andalousie. Une synagogue est construite en 1580, la ville comporte alors 91 quartiers musulmans, deux chrétiens et un juif. Le mythe d'une « Jérusalem balkanique » naît à cette époque. Le passage sous tutelle austro-hongroise à compter de 1878 contribuera à modifier cet équilibre en favorisant l'installation dans la ville de nombreux catholiques. La ville sera dès lors le terreau d'une culture diverse et ouverte, préfiguration de cette identité bosnienne qu'il conviendrait de faire émerger.

Vouloir faire de Sarajevo une ville d'ores et déjà ouverte, avant-garde d'une Bosnie-Herzégovine qui prend progressivement conscience d'elle-même et s'affranchit dans un même temps de ses démons communautaires n'a pourtant pas vraiment de sens au regard de l'actualité récente. Si la capitale possède en son sein un certain nombre d'intellectuels et de forces vives aptes à imaginer les contours d'une Bosnie post-Dayton, elle n'est pas totalement en décalage avec les crispations observées ailleurs. Elle est en tous les cas à rebours de l'image cosmopolite qui lui est traditionnellement attachée.

La ville est désormais à une large majorité bosniaque. Là où le recensement de 1991 comptabilisait 49 % de musulmans, contre 30 % de bosno-serbes et 7 % de croates, le reste se déclarant « Yougoslaves », les dernières estimations indiquent que 77 % des 300 000 habitants de la ville se considèrent désormais comme musulmans, la qualification de « yougoslave » ayant disparue. Une telle modification de la sociologie locale est à relier à la guerre et à l'afflux de réfugiés du Sandjak serbe voisin. L'échec des mesures prises par la communauté internationale en faveur du retour des minorités dans Sarajevo (déclaration de Sarajevo signée le 3 février 1998) est révélateur du tournant pris par la ville à la sortie du conflit.

A ce bouleversement ethnique s'ajoute une profonde révision de sa composition sociale. La guerre a poussé vers la ville nombre de ruraux, peu en phase avec la tradition tolérante de Sarajevo. Les rites urbains réunissant toutes les communautés ont été progressivement abandonnés ou ont perdu de leur intensité, à l'image des rassemblements du 1 er mai organisés aux sources de la Bosna.

Au-delà de la progression du nombre de femmes voilées dans les rues de Sarajevo, les foulards utilisés demeurant encore loin de la burqa voire du tchador traditionnel, il convient de s'attarder sur les violences observées le 26 septembre 2008 à l'occasion de la tenue du premier festival homosexuel dans la capitale. Celles-ci traduisent en effet la montée en puissance du wahhabisme au sein de l'ancienne Jérusalem balkanique et l'effacement concomitant d'un islam urbain et traditionnellement tolérant.

La crispation identitaire n'est donc pas un vain mot au sein même de la capitale bosnienne. Pourtant, là plus qu'ailleurs peut-être, la culture tend à générer de nouvelles formes d'espoir et combler de la sorte l'atonie d'une partie des élites politiques locales. S'il apparaît indispensable de ne pas céder à la tentation du mythe de la Sarajevo cosmopolite, il convient néanmoins de s'attarder sur ses ambitions culturelles qu'illustrent le Festival du film ou le Jazz Fest Sarajevo. La reconnaissance internationale accordée à ces événements confère à la ville une forme de légitimité culturelle et renforce indirectement sa position de capitale d'État, quand bien même cet État n'existerait pas encore totalement.

Ces festivals et la pratique des arts auxquels ils sont dédiés soulignent assez bien la réalité d'une culture bosnienne, principalement issue de Sarajevo, seule cité du pays aux traditions esthétiques mêlées. C'est à partir de cette culture que la Bosnie-Herzégovine peut véritablement devenir une nation. L'enjeu est de taille. Le succès d'une telle entreprise demeure de surcroît fragile comme le souligne les nombreux débats autour de la réouverture sans cesse ajournée de la Bibliothèque de Sarajevo, la Vijecnica, symbole de la diversité culturelle de la ville d'avant-guerre.

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